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Ezra Pound: un géant du siècle

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M. DOMINGO & J. M. INFIESTA :

Ezra Pound : Un géant du siècle

La gloire et la jeunesse du monde, qu'il avait découvertes dans le vieux continent, Ezra Pound ne voulait pas qu'elles fussent passées en vain, et ce poète qui aurait pu dire : "Magnificat anima mea historiam", entonnait très tôt, non pas certes un chant funèbre, mais le plus neuf, le plus imprévisible des chants incantatoires, où l'expression "magie du Verbe" prend tout son sens.

Poète digne du nom, c’est-à-dire homme de pouvoir, et non doux rêveur, et non décorateur-ensemblier, non artiste pour l'art, Pound va où l'appelle son devoir de poète : il descend aux enfers, traverse l'Achéron, et de partout, à son chant orphique, on voit les ombres accourir. Des éclairs, soudain, trouent la nuit, et tumultueuse, une procession que l'on croyait achevée s'ébranle à nouveau. Et sur les tréteaux, la revoici, l'humaine tragi-comédie. Mais cette fois, un poète est là qui observe. Mieux que cela : qui mène le jeu, projetant sur les événements un éclairage intense, partial. Qui officie. Acta est fabula ? Non, elle recommence.

Somme poétique, épopée lyrique, légende de la tribu, on a tout dit ou presque des Cantos, ce fruit prodigieux d'une existence (ils s'étalent sur à peu près un demi-siècle), où Ezra Pound, poète plus commenté que vraiment lu, confronte dans un immense palais verbal les figures Homère, de Dante, de Villon, les troubadours, les condottieri, les papes de la Renaissance, Éléonore d’Aquitaine, et aussi la Chine de Confucius (cantos LII à LXI), et aussi les Américains Jefferson et John Adams (cantos LXII à LXXI).

Quelle que soit l'abondance des gloses, des exégèses (parfois trop subtiles, trop savantes), la toute récente publication des Cantos par Flammarion (la préface est de Denis Roche), incite à s'interroger à propos de cet opus magnum, où beaucoup voient à juste titre une des réalisations majeures d'un siècle au souffle plutôt court.

Le refus d'une culture domestiquée

Exceptionnelle, hors du commun, l'œuvre l'est d'évidence. Elle l'est non pas grâce à l'obscurité, précision importante, mais malgré elle. Cette difficulté, qui est indéniable, mais que peu osent reconnaître, de peur de passer pour des béotiens, n'apparente nullement le poème à ces monuments d’incohérence que nous aura laissés le surréalisme. A aucun moment, ici, l'inconscient ne dicte sa loi, l’extrême lucidité de Pound, sa vigilance, ne se démentant au contraire jamais. Rien non plus de comparable au flou, à la fluidité impressionniste ou bien à l’hermétisme mallarméen. Pound, dont on sait l'importance qu'il attachait aux idéogrammes chinois, s'efforce de présenter des scènes, des faits concrets, qu'il faut se succéder de manière abrupte, provoquant des télescopages déconcertants. C'est ainsi, par ex., qu'à peine vient-on de quitter la Dogana, à Venise, que tout d'un coup le Cid campéador apparaît : Mon Cid s'en vint à Burgos.

Le vers est tout simple, sans doute tiré du romancero, mais il surgit avec une fraîcheur sans pareille. Et resurgit l'âge roman. Les effets de surprise, de dépaysement abondent, dus à une conception de l'image (le vorticisme), qui fait d'elle une sorte de centre radio-actif, à l'incorporation inopinée dans le poème de documents, de chiffres, de bribes de conversation. On a pu comparer cette technique aux collages cubistes, et ce que Bernard Dorival écrivait de ces derniers s'applique assez bien, il ne faut pas craindre de le dire, à certaines pages des Cantos. "Le peintre en arrive à créer un monde étrange, plein de signification pour l'artiste qui sait par quel processus il en est venu à cette recréation, mais qui ne représente rien pour le spectateur, étranger à sa démarche. L'univers cubiste a une valeur unilatérale." C'est qu'en littérature, de même que dans le domaine pictural, ce siècle outrancièrement bien que nécessairement critique, n'aura su dresser contre la déliquescence romantique, les brumes symbolistes, que le rempart de techniques rapidement ivres d’elles-mêmes.

Il fallait toute la vigueur poétique de Pound pour surmonter l'obstacle, pour donner le jour, malgré le recours à des techniques souvent desséchantes, à une œuvre véritablement organique, et, ce qui ne gâte rien, à maints égards attrayante. Car, hâtons-nous de le souligner, ces chants déroulent à nos yeux le plus bigarré, le plus mouvementé des convois. Tantôt saccadées, crépitantes, tantôt harmonieusement liées, les images fulgurent tout au long du poème, qui unit la netteté (dans l'évocation des lieux, des moments), au vertige (celui que provoque la brusque juxtaposition des siècles). Comme exemple de force plastique, ces vers :

Et nous voici assis
Sous le mur
Arena romana, de Dioclétien, les gradins
Quarante-trois rangées en calcaire.

D'incohérence (pour ce qui est de la forme), d'inhumanité (pour ce qui est du contenu), on n'a pas manqué de taxer Ezra Pound. Il est certain qu'il n'y a pas ici trace d'humanitarisme, et que le poème, à des yeux si souvent mouillés de larmes hypocrites, peut sembler sec. Mais vains sont ces reproches, partisanes ces accusations, auxquelles ne pouvait que prêter le flanc ce dissident viscéral qu'était Ezra Pound. Car on comprend ce qui le rendait suspect. Poète doté d'un regard d'aigle, il refusait de chausser les besicles universitaires. Avec Nietzsche et Lawrence, il refusait une culture qui n'est que domestication des esprits. D'où l'émotion, qui est loin d’être apaisée, des éternels mandarins.

"Une nation dégénère si son langage s’altère"

Pound vivait dans la conviction que le cœur du monde échappe à l'Occident, qu'il nous échappa toujours, sauf à certains moments privilégiés, voilé par des vérités dogmatiques, par un moralisme et un spiritualisme dont la gauche est la pieuse héritière, et que Nietzsche, dans Naissance de la tragédie, fait remonter au bonhomme Socrate. A cette culture désincarnée, déconnectée, à son provincialisme, Pound opposait l'Orient, et plus précisément la sagesse confucéenne. Au grouillement de nomades à quoi se réduisent les peuples "émancipés", il opposait une civilisation ancestrale où hommes, État, cosmos, liés entre eux par des liens vivants, faisaient partie d'un tout indivisible.

Si différents soient-ils, un parallèle s'impose, à mon sens, entre Henry Miller et Pound. Même soif boulimique de connaissance, même écœurement devant une Amérique infantilisée, même appel à ce qu'on a appelé la contre-culture, même goût des citations, qui fait parler les détracteurs d'étalage d'érudition. C'est justement l'abondance des références littéraires et historiques qui rendait peut-être nécessaire un index. L'index existe, qui figurait dans l'édition américaine de 1948, et on ne peut ici qu'en regretter l'absence. Redisons-le pourtant, le terme érudition ne convient pas aux Cantos. Pound fait sa substance de tout ce qu'il lit, de tout ce qu'il écoute et voit, mettant ce prodigieux acquis au service d'une vision orgueilleusement subjective.

De quoi avons-nous parlé
De litteris et armis
Praestantibusque ingéniis

Ces vers me réjouissent, sans doute parce qu'on les dira élitistes, ce qui me permet de rétorquer à l'avance que je ne sais pas d'humanisme qui ne soit aristocratique. Pound voulait protéger le langage, il écrivait ceci, que nous ferions bien de méditer : "Une nation dégénère si son langage s’altère." Il voulait transmettre le vaste patrimoine hérité de l'Antiquité, du Moyen Age, et de la Renaissance, "car la tradition culturelle, c'est la beauté qu'on sauvegarde, et non des chaînes contraignantes". Peut-être ne voulait-il rien de moins que l’anamnèse, les Cantos dans ce cas apparaissant comme un gigantesque effort pour recouvrer la mémoire (de ce monde-ci, s'entend, et non d'un au-delà platonicien).

Un mot me vient à l'esprit, que je me risque à tracer, parce que l'œuvre, tout à coup me le suggère, parce qu'elle me renvoie à cette autre ascèse qu'est le tantrisme. Les temps forts de l'Histoire qui retenaient Pound, ne joueraient-ils pas le rôle des chakras ? Ne s'agit-il pas à la fois de combattre l'usure des mots et celle du temps ? Si ambitieuse est l'entreprise, qu'on pense inévitablement à une quête, quelque nom qu'on lui donne, l'Histoire, avec ses fastes et ses écroulements, avec sa fantastique, sa quasi surnaturelle dramaturgie, pouvant peut-être conduire, si un poète audacieux la pénètre, à une subite et décisive illumination. Ses cent tableaux variés, je ne puis m’empêcher de croire qu'ils enivraient le poète, et que de cette ivresse naquit un jour le désir de clarifier, d'ordonner, de composer un auto-sacramental pour temps de crise. L'Histoire s'offrait comme une matière chaotique. Il fallait porter la torche dans ces ténèbres, et c'est ce que, fasciné par le grand théâtre du monde, tenta le poète des Cantos. Un tel désir de clarté, une telle passion pour les âges classiques ne pouvaient qu’impliquer le refus d’une société morcelée, dévitalisée, et Pound n’avait que mépris pour la civilisation mercantile, son philistinisme.

N’est pas fils d’usura Duccio
Ni Pier della Francesca ni Zuan Bellini
Ni le tableau "La Calunnia"
N’est pas œuvre d’usure Angelico ni
Ambrogio Praedis
Ni per usura Saint-Trophisme
Usura rouille le ciseau
Rouille l’art l’artiste
Une vision religieuse du gouvernement des hommes

À l’instar du grand Knut Hamsun, Pound détestait les Américains pour leur "inefficace imbécillité". Il détestait les chantres du Progrès, aveugles au déclin de l’Europe qui, lui, le hantait, et le déclenchement de la guerre, on n’en sera pas trop surpris, ne le trouva pas à leurs côtés. C’est ici le lieu de citer Waldo Frank qui, dénonçant l’impuissance des démocraties à introduire dans le gouvernement des hommes la vision religieuse et esthétique sans quoi la politique n’est et ne sera toujours qu’un chantier, constate : "Fascistes, nazis furent la réponse, jetée par l’âme étouffée, au rationalisme empirique et utilitaire du monde moderne, qui , niant les profondeurs de l’homme, les change en forces malignes." Et encore : "la République qui dresse le poète contre le politicien se détruit parce qu’elle est fausse."

En 1945, les causeries qu’il avait faites à la radio de Rome valaient à Pound d’être inculpé de haute trahison "pour avoir donné aide et réconfort à l’Italie fasciste dans sa lutte contre les États-Unis". Ce n’est qu’au terme de 12 années d’internement aux États-Unis qu’en 1958 il regagnait l’Italie, sa patrie d’élection. Il mourait à Venise le 1er novembre 1972. Dans l’un de ses derniers cantos, il avait écrit ces beaux vers limpides :

Ce que tu aimes bien demeure
Le reste est déchet
Ce que tu aimes bien est ton véritable héritage
Apprends du monde verdoyant quelle peut être ta place
Dans l’échelle de la découverte ou de l’art vrai
Rabaisse ta vanité

Ici-bas l’erreur est de n’avoir rien accompli. Le poète est désormais un fragment de Venise. Aucune cité au monde ne lui ressemblait davantage que cette fabuleuse cité-miroir où, depuis Barrès, nostalgiquement, l’Europe vient contempler son naufrage. L’œuvre accomplie, il repose dans l’île de San Michele, tout proche des Titien, des Tintoret, des Carpaccio…

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jeudi, 08 mars 2007 | Lien permanent

Recension: le livre de cécile Vanderpelen-Diagre sur la littérature catholique belge dans l’entre-deux-guerres

Recension: le livre de cécile Vanderpelen-Diagre sur la littérature catholique belge dans l’entre-deux-guerres

Script du présentation de l’ouvrage dans les Cercles de Bruxelles, Liège, Louvain, Metz, Lille et Genève

Recension : Cécile Vanderpelen-Diagre, Écrire en Belgique sous le regard de Dieu, éd. Complexe / CEGES, Bruxelles, 2004.

89714410.jpgDans son ouvrage majeur, qui dévoile à la communauté scientifique les thèmes principaux de la littérature catholique belge de l’entre-deux-guerres, Cécile Vanderpelen-Diagre aborde un continent jusqu’ici ignoré des historiens, plutôt refoulé depuis l’immédiat après-guerre, quand le monde catholique n’aimait plus se souvenir de son exigence d’éthique, dans le sillage du Cardinal Mercier ni surtout de ses liens, forts ou ténus, avec le rexisme qui avait choisi le camp des vaincus pendant la Seconde Guerre mondiale.

Pendant plusieurs décennies, la Belgique a vécu dans l’ignorance de ses propres productions littéraires et idéologiques, n’en a plus réactivé le contenu sous des formes actualisées et a, dès lors, sombré dans l’anomie totale et dans la déchéance politique : celle que nous vivons aujourd’hui. Plus aucune éthique ne structure l’action dans la Cité.

Le travail de C. Vanderpelen-Diagre pourrait s’envisager comme l’amorce d’une renaissance, comme une tentative de faire le tri, de rappeler des traditions culturelles oubliées ou refoulées, mais il nous semble qu’aucun optimisme ne soit de mise : le ressort est cassé, le peuple est avachi dans toutes ses composantes (à commencer par la tête...). Son travail risque bien de s’apparenter à celui de Schliemann : n’être qu’une belle œuvre d’archéologue. L’avenir nous dira si son livre réactivera la “virtù” politique, au sens que lui donnaient les Romains de l’antiquité ou celui qui entendait la réactiver, Nicolas Machiavel.

“Une littérature qui a déserté la mémoire collective”

Dès les premiers paragraphes de son livre, C. Vanderpelen-Diagre soulève le problème majeur : si la littérature catholique, qui exigeait un sens élevé de l’éthique entre 1890 et 1945, a cessé de mobiliser les volontés, c’est que ses thèmes “ont déserté la mémoire collective”. Le monde catholique belge (et surtout francophone) d’aujourd’hui s’est réduit comme une peau de chagrin et ce qu’il en reste se vautre dans la fange innommable d’un avatar lointain et dévoyé du maritainisme, d’un festivisme abject et d’un soixante-huitardisme d’une veulerie époustouflante. Aucun citoyen honnête, possédant un “trognon” éthique solide, ne peut se reconnaître dans ce pandémonium. Nous n’échappons pas à la règle : né au sein du pilier catholique parce que nos racines paysannes ne sont pas très loin et plongent, d’une part, dans le sol hesbignon-limbourgeois, et, d’autre part, dans ce bourg d’Aalter à cheval sur la Flandre occidentale et orientale et dans la région d’Ypres, comme d’autres naissent en Belgique dans le pilier socialiste, nous n’avons pas pu adhérer (un vrai “non possumus”), à l’adolescence, aux formes résiduaires et dévoyées du catholicisme des années 70 : c’est sans nul doute pourquoi, en quelque sorte orphelins, nous avons préféré le filon, alors en gestation, de la “nouvelle droite”.

L’époque de gloire du catholicisme belge (francophone) est oubliée, totalement oubliée, au profit du bric-à-brac gauchiste et pseudo-contestataire ou de parisianismes de diverses moutures (dont la “nouvelle droite” procédait, elle aussi, de son côté, nous devons bien en convenir, surtout quand elle a fini par se réduire à son seul gourou parisien et depuis que ses antennes intéressantes en dehors de la capitale française ont été normalisées, ignorées, marginalisées ou exclues). Cet oubli frappe essentiellement une “éthique” solide, reposant certes sur le thomisme, mais un thomisme ouvert à des innovations comme la doctrine de l’action de Maurice Blondel, le personnalisme dans ses aspects les plus positifs (avant les aggiornamenti de Maritain et Mounier), l’idéal de communauté. Cette “éthique” n’a plus pu ressusciter, malgré les efforts d’un Marcel De Corte, dans l’ambiance matérialiste, moderniste et américanisée des années 50, sous les assauts délétères du soixante-huitardisme des années 60 et 70 et, a fortiori, sous les coups du relativisme postmoderne et du néolibéralisme.

L’exigence éthique, pierre angulaire du pilier catholique de 1884 à 1945, n’a donc connu aucune résurgence. On ne la trouvait plus qu’en filigrane dans l’œuvre de Hergé, dans ses graphic novels, dans ses “romans graphiques” comme disent aujourd’hui les Anglais. Ce qui explique sans doute la rage des dévoyés sans éthique — viscéralement hostiles à toute forme d’exigence éthique — pour extirper les idéaux discrètement véhiculés par Tintin.

Les imitations serviles de modèles parisiens (ou anglo-saxons) ne sont finalement d’aucune utilité pour remodeler notre société malade. C. Vanderpelen-Diagre, qui fait œuvre d’historienne et non pas de guide spirituelle, a amorcé un véritable travail de bénédictin. Que nous allons immanquablement devoir poursuivre dans notre créneau, non pour jouer aux historiens mais pour appeler à la restauration d’une éthique, fût-elle inspirée d’autres sources (Mircea Eliade, Seyyed Hossein Nasr, Walter Otto, Karl Kerenyi, etc.). Il s’agit désormais d’analyser le contenu intellectuel des revues parues en nos provinces entre 1884 et 1945 au sein de toutes les familles politiques, de décortiquer la complexité idéologique qu’elles recèlent, de trouver en elles les joyaux, aussi modestes fussent-ils, qui relèvent de l’immortalité, de l’impassable, avec lesquels une “reconstruction” lente et tâtonnante sera possible au beau milieu des ruines (dirait Evola), en plein désert axiologique, où qui conforteront l’homme différencié (Evola) ou l’anarque (Jünger) pour (sur)vivre au milieu de l’horreur, dans le Château de Kafka, ou dans labyrinthe de son Procès.

Les travaux de Zeev Sternhell sur la France, surtout son Ni gauche, ni droite, nous induisaient à ne pas juger la complexité idéologique de cette période selon un schéma gauche/droite trop rigide et par là même inopérant. Dans le cadre de la Belgique, et à la suite de C. Vanderpelen-Diagre et de son homologue flamande Eva Schandervyl (cf. infra), c’est un mode de travail à appliquer : il donnera de bons résultats et contribuera à remettre en lumière ce qui, dans ce pays, a été refoulé pendant de trop nombreuses décennies.

La “Jeune Droite” d’Henry Carton de Wiart

de_wia10.jpgPour C. Vanderpelen-Diagre, les origines de la “révolution conservatrice” belge-francophone, essentiellement catholique, plus catholique que ses homologues dans la France républicaine, plus catholique que l’Action Française trop classiciste et pas assez baroque, se trouvent dans la Jeune Droite d’Henry Carton de Wiart (1869-1951), assisté de Paul Renkin et de l’historien arlonnais germanophile Godefroid Kurth, animateur du Deutscher Verein avant 1914 (le déclenchement de la Première Guerre mondiale et le viol de la neutralité belge l’ont forcé, dira-t-il, de « brûler ce qu’il a adoré » ; pour un historien qui s’est penché sur la figure de Clovis, cette parole a du poids...). La date de fondation de la Jeune Droite est 1891, 2 ans avant l’encyclique Rerum Novarum. La Jeune Droite n’est nullement un mouvement réactionnaire sur le plan social : il fait partie intégrante de la Ligue démocratique chrétienne. Il publie 2 revues : L’Avenir social et La Justice sociale. Les 2 publications s’opposent à la politique libéraliste extrême, prélude au néo-libéralisme actuel, préconisée par le ministre catholique Charles Woeste. Elles soutiennent aussi les revendications de l’Abbé Adolf Daens, héros d’un film belge homonyme qui a obtenu de nombreux prix et où l’Abbé, défenseur des pauvres, est incarné par le célèbre acteur flamand Jan Decleir.

Henry Carton de Wiart, alors jeune avocat, réclame une amélioration des conditions de travail, le repos dominical pour les ouvriers, s’insurge contre le travail des enfants, entend imposer une législation contre les accidents de travail. Il préconise également d’imiter les programmes sociaux post-bismarckiens, en versant des allocations familiales et défend l’existence des unions professionnelles. Très social, son programme n’est pourtant pas assimilable à celui des socialistes qui lui sont contemporains : Carton de Wiart ne réclame pas le suffrage universel pur et simple, et lui substitue la notion d’un suffrage proportionnel à partir de 25 ans, dans un système de représentation également proportionnelle.

En parallèle, Henry Carton de Wiart s’associe à d’autres figures oubliées de notre patrimoine littéraire et idéologique, Firmin Van den Bosch (1864-1949) et Maurice Dullaert (1865-1940). Le trio s’intéresse aux avant-gardes et réclame l’avènement, en Belgique, d’une littérature ouverte à la modernité. Deux autres revues serviront pour promouvoir cette politique littéraire : d’abord, en 1884, la jeune équipe tente de coloniser Le Magasin littéraire et artistique, ensuite, en 1894, 3 ans après la fondation de la Jeune Droite et un an après la proclamation de l’encyclique Rerum Novarum, nos 3 hommes fondent la revue Durandal qui paraîtra pendant 20 ans (jusqu’en 1914). Comme nous le verrons, le nom même de la revue fera date dans l’histoire du “mouvement éthique” (appellons-le ainsi...). Parmi les animateurs de cette nouvelle publication, citons, outre Henry Carton de Wiart lui-même, Pol Demade, médecin spécialisé en médecine sociale, et l’Abbé Henri Moeller (1852-1918). Ils seront vite rejoints par une solide équipe de talents : Firmin Van den Bosch, Pierre Nothomb (stagiaire auprès du cabinet d’avocat de Carton de Wiart), Victor Kinon (1873-1953), Maurice Dullaert, Georges Virrès (1869-1946), Arnold Goffin (1863-1934), Franz Ansel (1874-1937), Thomas Braun (1876-1961) et Adolphe Hardy (1868-1954).

Spiritualité et justice sociale

Leur but est de créer un “art pour Dieu” et leurs sources d’inspiration sont les auteurs et les artistes s’inspirant du “symbolisme wagnérien”, à l’instar des Français Léon Bloy, Villiers de l’Isle-Adam, Francis Jammes et Joris Karl Huysmans. Pour cette équipe, comme aussi pour Bloy, les catholiques sont une “minorité souffrante”, surtout en France à l’époque où sont édictées et appliquées les lois du “petit Père Combes”. Autres références françaises : les œuvres d’Ernest Psichari et de Paul Claudel. Le wagnérisme et le catholicisme doivent, en fusionnant dans les œuvres, générer une spiritualité offensive qui s’opposera au “matérialisme bourgeois” (dont celui de Woeste). La spiritualité et l’idée de justice sociale doivent donc marcher de concert. Le contexte belge est toutefois différent de celui de la France : les catholiques belges avaient gagné la bataille métapolitique, ils avaient engrangé une victoire électorale en 1884, à l’époque où Firmin Van den Bosch tentait de noyauter Le Magasin littéraire et artistique. Dans la guerre scolaire, les catholiques enregistrent également des victoires partielles : face aux libéraux, aux libéraux de gauche (alliés implicites des socialistes) et aux socialistes, il s’agit, pour la jeune équipe autour de Carton de Wiart et pour la rédaction de Durandal, de « gagner la bataille de la modernité ». À l’avant-garde socialiste (prestigieuse avec un architecte “Art Nouveau” comme Horta), il faut opposer une avant-garde catholique. La modernité ne doit pas être un apanage exclusif des libéraux et des socialistes. La différence entre ces catholiques qui se veulent modernistes (sûrement avec l’appui du Cardinal) et leurs homologues laïques, c’est qu’ils soutiennent la politique coloniale lancée par Léopold II en Afrique centrale. Le Congo est une terre de mission, une aire géographique où l’héroïsme pionnier ou missionnaire pourra donner le meilleur de lui-même.

Quelles valeurs va dès lors défendre Durandal ? Elle va essentiellement défendre ce que ses rédacteurs nommeront le “sentiment patrial”, présent au sein du peuple, toutes classes confondues. On retrouve cette idée dans le principal roman d’Henry Carton de Wiart, La Cité ardente, œuvre épique consacrée à la ville de Liège. La notion de “sentiment patrial”, nous la retrouvons surtout dans les textes annonciateurs de la “révolution conservatrice” dus à la plume de Hugo von Hofmannsthal, où l’écrivain allemand déplore la disparition des “liens” humains sous les assauts de la modernité et du libéralisme, qui brisent les communautés, forcent à l’exode rural, laissent l’individu totalement esseulé dans les nouveaux quartiers et faubourgs des grandes villes industrielles et engendrent des réflexes individualistes délétères dans la société, où les plaisirs hédonistes, furtifs ou constants selon la fortune matérielle, tiennent lieu d’Ersätze à la spiritualité et à la charité. Cette déchéance sociale appelle une “restauration créatrice”. Le sentiment d’Hofmannsthal sera partagé, mutatis mutandis, par des hommes comme Arthur Moeller van den Bruck et Max Hildebert Boehm.

L’idée “patriale” s’inscrit dans le projet du Chanoine Halflants, issu d’une famille tirlemontoise qui ava

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mardi, 12 juin 2012 | Lien permanent

Oswald Spengler et l’âge des “Césars”

Max OTTE:

Oswald Spengler et l’âge des “Césars”

 

Fonctionnaires globaux, négociants libre-échangistes, milliardaires: les questions essentielles posées par Spengler et ses sombres prophéties sont d’une étonnante actualité!

 

spenglerosw.jpgIl y a 75 ans, le 8 mai 1936, Oswald Spengler, philosophe des cultures et esprit universel, est mort. Si l’on lit aujourd’hui les pronostics qu’il a formulés en 1918 pour la fin du 20ème siècle, on est frappé de découvrir ce que ce penseur isolé a entrevu, seul, dans son cabinet d’études, alors que le siècle venait à peine de commencer et que l’Allemagne était encore un sujet souverain sur l’échiquier mondial et dans l’histoire vivante, qui était en train de se faire.

 

L’épopée monumentale de Spengler, son “Déclin de l’Occident”, dont le premier volume était paru en 1918, a fait d’edmblée de ce savant isolé et sans chaire une célébrité internationale. Malgré le titre du livre, qui est clair mais peut aisément induire en erreur, Spengler ne se préoccupait pas seulement du déclin de l’Occident. Plus précisément, il analysait les dernières étapes de la civilisation occidentale et réfléchissait à son “accomplissement”; selon lui, cet “accomplissement” aurait lieu dans le futur. C’est pourquoi il a développé une théorie grandiose sur le devenir de la culture, de l’histoire, de l’art et des sciences.

 

Pour élaborer cette théorie, il rompt avec le schéma classique qui divise le temps historique entre une antiquité, un moyen âge et des temps modernes et veut inaugurer rien moins qu’une “révolution copernicienne” dans les sciences historiques. Les cultures, pour Spengler, sont des organismes supra-personnels, nés d’idées matricielles et primordiales (“Urideen”) auxquelles ils demeurent fidèles dans toutes leurs formes et expressions, que ce soit en art, en diplomatie, en politique ou en économie. Mais lorsque le temps de ces organismes est révolu, ceux-ci se figent, se rigidifient et tombent en déliquescence.

 

Sur le plan de sa conception de la science, Spengler se réclame de Goethe: “Une forme forgée/façonnée (“geprägt”), qui se développe en vivant” (“Geprägte Form, die lebend sich entwickelt”). Dans le germe d’une plante se trouve déjà tout le devenir ultérieur de cette plante: selon la même analogie, l’ “Uridee” (l’idée matricielle et primordiale) de la culture occidentale a émergé il y a mille ans en Europe; celle de la culture antique, il y a environ trois mille ans dans l’espace méditerranéen. Toutes les cultures ont un passé ancien, primordial, qui est villageois et religieux, puis elle développent l’équivalent de notre gothique, de notre renaissance, de notre baroque et de nos époques tardives et (hyper)-urbanisées; ces dernières époques, Spengler les qualifie de “civilisation”. Le symbole originel (“Ursymbol”) de la culture occidentale est pour Spengler la dynamique illimitée des forces, des puissances et de l’espace, comme on le perçoit dans les cathédrales gothiques, dans le calcul différentiel, dans l’imprimerie, dans les symphonies de Beethoven, dans les armes capables de frapper loin et dans les explorations et conquêtes des Vikings. La culture chinoise a, elle aussi, construit des navires capables d’affronter la haute mer ainsi que la poudre à canon, mais elle avait une autre “âme”. L’idée matricielle et primordiale de la Chine, c’est pour Spengler, le “sentier” (“der Pfad”). Jamais la culture chinoise n’a imaginé de conquérir la planète.

 

Dans toutes les cultures, on trouve la juxtaposition d’une volonté de puissance et d’un espace spirituel et religieux, qui se repère d’abord dans l’opposition entre aristocratie et hiérocratie (entre la classe aristocratique et les prêtres), ensuite dans l’opposition politique/économie ou celle qu’il y a entre philosophie et sciences. Et, en fin de compte, au moment où elles atteignent leur point d’accomplissement, les civilisations sombrent dans ce que Spengler appelle la “Spätzeit”, l’ “ère tardive”, où règne une “seconde religiosité” (“eine zweite Religiosität”). Les masses sortent alors du flux de l’histoire et se vautrent dans le cycle répétitif et éternel de la nature: elles ne mènent plus qu’une existence simple.

 

La “Spätzeit” des masses scelle aussi la fin de la démocratie, elle-même phase tardive dans toutes les cultures. C’est à ce moment-là que commence l’ère du césarisme. Il n’y a alors “plus de problèmes politiques. On se débrouille avec les situations et les pouvoirs qui sont en place (...). Déjà au temps de César les strates convenables et honnêtes de la population ne se préoccupaient plus des élections. (...) A la place des armées permanentes, on a vu apparaître progressivement des armées de métier (...). A la place des millions, on a à nouveau eu affaire aux “centaines de milliers” (...)”. Pourtant, Spengler est très éloigné de toute position déterministe: “A la surface des événements mondiaux règne toutefois l’imprévu (...). Personne n’avait pu envisager l’émergence de Mohammed et le déferlement de l’islam et personne n’avait prévu, à la chute de Robespierre, l’avènement de Napoléon”.

 

La guerre dans la phase finale de la civilisation occidentale

 

La vie d’Oswald Spengler peut se raconter en peu de mots: né en 1880 à Blankenburg dans le Harz, il a eu une enfance malheureuse; le mariage de ses parents n’avait pas été un mariage heureux: il n’a généré que problèmes; trop de femmes difficiles dans une famille où il était le seul garçon; il a fréquenté les “Fondations Francke” à Halle; il n’avait pas d’amis: il lisait, il méditait, il élaborait ses visions. Il était loin du monde. Ses études couvrent un vaste champs d’investigation: il voulait devenir professeur et a abordé la physique, les sciences de la nature, la philosophie, l’histoire... Et était aussi un autodidacte accompli. “Il n’y avait aucune personnalité à laquelle je pouvais me référer”. Il ne fréquentait que rarement les salles de conférence ou de cours. Il a abandonné la carrière d’enseignant dès qu’un héritage lui a permis de mener une existence indépendante et modeste. Il n’eut que de très rares amis et levait de temps à autre une fille dans la rue. On ne s’étonnera dès lors pas que Spengler ait choisi comme deuxième mentor, après Goethe, ce célibataire ultra-sensible que fut Friedrich Nietzsche. Celui-ci exercera une profonde influence sur l’auteur du “déclin de l’Occident”: “De Goethe , j’ai repris la méthode; de Nietzsche, les questions”.

 

L’influence politique de Spengler ne s’est déployée que sur peu d’années. Dans “Preussentum und Sozialismus” (“Prussianité et socialisme”), un livre paru en 1919, il esquisse la différence qui existe entre l’esprit allemand et l’esprit anglais, une différence qui s’avère fondamentale pour comprendre la “phase tardive” du monde occidental. Pour Spengler, il faut le rappeler, les cultures n’ont rien d’homogène: partout, en leur sein, on repère une dialectique entre forces et contre-forces, lequelles sont toujours suscitées par la volonté de puissance que manifeste toute forme de vie. Pour Spengler, ce qui est spécifiquement allemand, ou prussien, ce sont les idées de communauté, de devoir et de solidarité, assorties du primat du politique; ces idées ont été façonnées, au fil du temps, par les Chevaliers de l’Ordre Teutonique, qui colonisèrent l’espace prussien au moyen âge. Ce qui est spécifiquement anglais, c’est le primat de la richesse matérielle, c’est la liberté de rafler du butin et c’est l’idéal du Non-Etat, inspiré par les Vikings et les pirates de la Manche.

 

“C’est ainsi que s’opposent aujourd’hui deux grands principes économiques: le Viking a donné à terme le libre-échangiste; le Chevalier teutonique a donné le fonctionnaire administratif. Il n’y a pas de réconciliation possible entre ces deux attitudes et toutes deux ne reconnaissent aucune limite à leur volonté, elles ne croiront avoir atteint leur but que lorsque le monde entier sera soumis à leur idée; il y aura donc la guerre jusqu’à ce que l’une de ces deux idées aura totalement vaincu”. Cette opposition irréconciliable implique de poser la question décisive: laquelle de ces deux idées dominera la phase finale de la civilisation occidentale? “L’économie planétaire prendra-t-elle la forme d’une exploitation générale et totale de la planète ou impliquera-t-elle l’organisation totale du monde? Les Césars de cet imperium futur seront-ils des milliardaires ou des fonctionnaires globaux? (...) la population du monde sera-t-elle l’objet de la politique de trusts ou l’objet de la politique d’hommes, tels qu’ils sont évoqués à la fin du second Faust de Goethe?”.

 

Lorsque, armés du savoir dont nous disposons aujourd’hui, nous jetons un regard rétrospectif sur ces questions soulevées jadis par Spengler, lorsque nous constatons que les lobbies imposent des lois, pour qu’elles servent leurs propres intérêts économiques, lorsque nous voyons les hommes politiques entrer au service de consortiums, lorsque des fonds quelconques, de pension ou de logement, avides comme des sauterelles affamées, ruinent des pans entiers de l’industrie, lorsque nous constatons que le patrimoine génétique se voit désormais privatisé et, enfin, lorsque toutes les initiatives publiques se réduisent comme peau de chagrin, les questions posées par Spengler regagnent une formidable pertinence et accusent une cruelle actualité. En effet, les nouveaux dominateurs du monde sont des milliardaires et les hommes politiques ne sont plus que des pions ou des figures marginalisées.

 

Spengler a rejeté les propositions de Goebbels

 

Spengler espérait que le Reich allemand allait retrouver sa vigueur et sa fonction, comme l’atteste son écrit de 1924, “Neubau des Deutschen Reiches” (= “Pour une reconstruction du Reich allemand”). Dans cet écrit, il exprimait son désir de voir “la partie la plus valable du monde allemand des travailleurs s’unir aux meilleurs porteurs du sentiment d’Etat vieux-prussien (...) pour réaliser ensemble une démocratisation au sens prussien du terme, en soudant leurs efforts communs par une adhésion déterminée au sentiment du devoir”. Spengler utilise souvent le terme “Rasse” (= “race”) dans cet écrit. Mais ce terme, chez lui, signifie “mode de comportement avéré, qui va de soi sans remise en question aucune”; en fait, c’est ce que nous appelerions aujourd’hui une “culture d’organisation” (“Organisationskultur”). Spengler rejetait nettement la théorie folciste (= “völkisch”) de la race. Lorsqu’il parlait de “race”, il entendait “la race que l’on possédait, et non pas la race à laquelle on appartient. La première relève de l’éthique, la seconde de la zoologie”.

 

A la fin des années 20, Spengler se retire du monde et adopte la vie du savant sans chaire. Il ne reprendra la parole qu’en 1933, en publiant “Jahre der Entscheidung” (= “Années décisives”). En quelques mois, le livre atteint les ventes exceptionnelles de 160.000 exemplaires. On le considère à juste titre comme le manifeste de la résistance conservatrice.

 

Spengler lance un avertissement: “Nous ne vivons pas une époque où il y a lieu de s’enthousiasmer ou de triompher (...). Des fanatiques exagèrent des idées justes au point de procéder à la propre annulation de celles-ci. Ce qui promettait grandeur au départ, se termine en tragédie ou en comédie”. Goebbels a demandé à Spengler de collaborer à ses publications: il refuse. Il s’enfonce dans la solitude. Il avait déjà conçu un second volume aux “Années décisives” mais il ne le couche pas sur le papier car, dit

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dimanche, 18 septembre 2011 | Lien permanent

Intervention de Robert Steuckers sur l'euro (décembre 2001)

Archives de "Synergies Européennes" (2001)

 

L'Euro ne sera une véritable monnaie que si l'Europe est forte et souveraine !

 

Intervention de Robert Steuckers lors du colloque sur l'Euro à Paris-Saint-Germain, 13 décembre 2001, et lors d'une réunion de “Renaissance Européenne", Bruxelles, 20 décembre 2001 

 

euro-money.jpgChers amis,

 

A moins de trois semaines de l'introduction officielle de l'Euro dans l'UE, à l'exception du Royaume-Uni, du Danemark et de la Suède, je voudrais rappeler trois faisceaux de faits, qui doivent encadrer toute pensée sur la nouvelle monnaie unique, que cette pensée lui soit hostile ou favorable. Je ne suis pas un économiste et Monsieur Chalumeau, ici présent, vous présentera le volet économique de l'introduction de l'Euro avec beaucoup plus de brio que moi. Mon propos sera donc de donner quelques idées cadres et de rappeler quelques faits historiques.

 

(1)     D'abord, l'Euro n'est pas la première monnaie à vocation européenne ou internationale. L'Union latine, de la fin du 19ième siècle à 1918, a introduit une monnaie supranationale partagée par la France, la Belgique, la Suisse, la Grèce, plus tard l'Espagne et le Portugal, suivis de la Russie et de certains pays d'Amérique latine. La première guerre mondiale, ayant créé des disparités énormes, a mis fin à ce projet d'unification monétaire, dont le moteur était la France avec son franc-or. L'Euro, dans cette perspective, n'est donc pas une nouveauté.

(2)     Sur base du souvenir de l'Union latine et sur base des volontés, à l'époque antagonistes, de créer l'Europe économique autour de la nouvelle puissance industrielle allemande, l'idée de créer une monnaie pour le continent européen tout entier n'est pas a priori une mauvaise idée, bien au contraire. Le principe est bon et pourrait favoriser les transactions à l'intérieur de l'aire civilisationnelle européenne. Mais si le principe est bon, la réalité politique actuelle rend l'Europe inapte, pour l'instant, à garantir la solidité d'une telle monnaie, contrairement à l'époque de l'Union latine, où la position militaire des nations européennes demeurait prépondérante dans le monde.

(3)     L'Europe est incapable de garantir la monnaie qu'elle se donne aujourd'hui parce qu'elle subit un terrible déficit de souveraineté. Dans son ensemble, l'Europe est un géant économique et un nain politique: on a répété cette comparaison à satiété et à juste titre. Quant aux Etats nationaux, même les deux principaux Etats du sous-continent européen, membres de l'UE, la France et l'Allemagne, ne peuvent prétendre à l'exercice d'une souveraineté capable de résister voire de battre la seule puissance véritablement souveraine du monde unipolaire actuel, c'est-à-dire les Etats-Unis d'Amérique. Les dimensions territoriales somme toute réduites de ces pays, le nombre restreint de leur population ne permettent pas la levée d'impôts suffisants pour se doter des éléments techniques qui seraient en mesure d'asseoir une telle souveraineté. Car aujourd'hui, comme hier, est souverain qui peut décider de l'état d'urgence et de la guerre, comme nous l'enseignait Carl Schmitt. Mais pour être souverain, il faut disposer de moyens techniques et militaires supérieurs (ou au moins égaux) à ses adversaires potentiels. A l'heure actuelle, ces moyens sont un système de surveillance électronique planétaire, comme le réseau ECHELON, né des accords UKUSA (Royaume-Uni et Etats-Unis), qui englobent aussi le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande, anciens dominions britanniques. La maîtrise de l'espace circumterrestre par les puissances navales anglo-saxonnes découle d'une stratégie longuement éprouvée: celle qui vise à maîtriser les "res nullius" (les "territoires" qui n'appartiennent, et ne peuvent appartenir, à personne, parce qu'ils ne sont pas telluriques mais marins ou spatiaux). La première "res nullius" maîtrisée par l'Empire britannique a été la mer, d'où ont été impitoyablement éliminés les Français, les Russes, les Allemands et les Japonais. Sous l'impulsion idéologique de l'Amiral Mahan et de la "Navy League" américaine, les Etats-Unis ont pris le relais. En 1922, le Traité de Washington consacre la suprématie navale anglo-saxonne et japonaise (le Japon ne sera éliminé qu'en 1945), réduisant à néant la flotte allemande construite par Tirpitz et à la portion congrue les flottes française et italienne. La France subit là une gifle particulièrement humiliante et scandaleuse, dans la mesure où elle avait sacrifié 1,5 million de soldats dans une guerre atroce dont les deux puissances navales anglo-saxonnes allaient tirer tous les bénéfices, avec des sacrifices proportionnellement moindres. La domination des mers, première res nullius, entraînera la maîtrise d'un autre espace englobant, dont la maîtrise permet d'étouffer les continents, selon la "stratégie de l'anaconda" (Karl Haushofer). Cet autre espace englobant, également res nullius, est l'espace circumterrestre, conquis par la NASA et désormais truffé de satellites de télécommunications et d'observation, qui donnent aux puissances qui les alignent et les pilotent une supériorité en matière de renseignement et de guidage des tirs balistiques. Les puissances qui ne sont ni marines ni spatiales sont alors littéralement étouffées et broyées par l'anaconda naval ou satellitaire. Français et Allemands ont toujours eu du mal à comprendre l'utilité des "res nullius" maritime et circumterrestre, malgré les avertissements d'un Ratzel, d'un Tirpitz ou d'un Castex. Les peuples rivés à la terre, soucieux de vivre selon les règles d'un droit bien solide et bien précis, évitant toute ambiguïté, admettent difficilement qu'un espace, fût-il impalpable comme l'eau ou l'éther atmosphérique ou stratosphérique, n'appartient à personne. Cette qualité paysanne, foncièrement honnête, héritée de Rome, s'avère une tare devant une approche contraire qui, elle, privilégie la mobilité incessante, la conquête de lignes de communication invisibles et non quantifiables par un géomètre ou un arpenteur.

 

Voilà donc les trois faisceaux de considérations que je voudrais que vous reteniez tous après cette soirée.

 

Avant de conclure, je me permettrais de vous faire part de quelques autres considérations, cette fois d'ordre historique et monétaire. L'Euro nous a été présenté comme la monnaie qui concurrencera le dollar et éventuellement l'éclipsera. Face à ce jeu de concurrence, l'Euro part perdant, car le dollar américain, lui, dispose d'une couverture militaire évidente, comme l'ont prouvé les trois derniers conflits du Golfe, des Balkans et de l'Afghanistan. L'incontestable souveraineté militaire américaine se voit consolidée par un appareil diplomatique bien rodé où l'on ne tergiverse et ne discute pas inutilement et où l'on dispose d'un savoir historique bien charpenté, d'une mémoire vive du temps et de l'espace, contrairement à l'anarchie conceptuelle qui règne dans tous les pays d'Europe, victimes d'histrions politiques écervelés, dans la mesure où ils ne se sentent plus du tout responsables d'une continuité historique; cette irresponsabilité débouche sur toutes les fantaisies budgétaires, toutes les capitulations, toutes les démissions. Attitudes qui interdisent l'éclosion d'une souveraineté, donc aussi le droit régalien de battre monnaie. La conquête par l'Amérique de l'espace circumterrestre donne un avantage énorme dans la course aux renseignements, comme nous allons le voir tout à l'heure. Or, depuis le Chinois de l'antiquité, Sun Tzu, n'importe quel débutant en études stratégiques, donc en études politiques, sait que la puissance provient de l'abondance et de la précision du renseignement:

◊ Sun Tzu: «Si tu connais l'ennemi et si tu te connais toi-même, tu ne connaîtras aucun danger dans cent batailles».

◊ Machiavel: «Quelles sont les ressources physiques et psychiques que je contrôle, quelles sont celles que contrôle mon concurrent?».

◊ Helmuth von Moltke: «Rassembler de manière continue et exploiter toutes les informations disponibles sur tous les adversaires potentiels».

◊ Liddell-Hart: «Observer et vérifier de manière durable, pour savoir où, comment et quand je pourrai déséquilibrer mon adversaire».

Depuis 2500 ans, la pensée stratégique est unanime; les officines stratégiques britanniques et américaines en appliquent les axiomes; le personnel politique européen, histrionique, n'en tient pas compte. Donc l'Euro restera faible, fragile devant un dollar, peut-être économiquement plus faible dans l'absolu ou en pure théorie économique, mais couvert par une armée et un système de renseignement redoutablement efficace.

 

Le seul atout de l'Euro est la quantité des échanges intérieurs de l'UE: 72%. Magnifique performance économique, mais qui nie les principes d'autarcie ou d'auto-suffisance, opte donc pour un type d'économie "pénétrée" (Grjébine) et ne protège pas le marché par des instruments étatiques ou impériaux efficaces. De telles inconséquences conduisent à l'échec, au déclin et à l'effondrement d'une civilisation.

 

Autre aspect de l'histoire monétaire du dollar: contrairement aux pays européens, dont les espaces sont réduits et densément peuplés, et exigent donc une organisation rationnelle stricte impliquant une dose plus forte d'Etat, le territoire américain, encore largement vierge au 19ième siècle, constituait à lui seul, par sa simple présence, un capital non négligeable, potentiellement colossal. Ces terres étaient à défricher et à organiser: elles formaient donc un capital potentiel et un appel naturel à des investissements destinés à devenir rentables dans tous les cas de figure. De surcroît, avec l'afflux d'immigrants et de nouvelles forces de travail, les exportations américaines en tabac, coton et céréales ne cessaient de croître et de consolider la monnaie. Le monde du 19ième siècle n'était pas clos, comme celui du 20ième et a fortiori du 21ième, et autorisait tout naturellement des croissances exponentielles continues, sans gros risques de ressacs. Aujourd'hui, le monde clos n'autorise pas autant d'espoir, même si les produits européens d'aujourd'hui sont parfaitement vendables sur tous les marchés du globe. Le patrimoine industriel européen et la production qui en découle sont indubitablement les atouts majeurs de l'Euro, mais, contrairement aux Etats-Unis, l'Europe souffre d'une absence d'autarcie alimentaire (seules la France, la Suède et la Hongrie bénéficient d'une autarcie alimentaire relative). Elle est donc extrêmement fragilisée à ce niveau, d'autant plus que son ancien "poumon céréalier" ukrainien a été ruiné par la gestion désastreuse du communisme soviétique. Les Américains sont très conscients de cette faiblesse et l'ancien ministre Eagleburger constatait avec la satisfaction du puissant que "les denrées alimentaires étaient la meilleure arme dans l'arsenal américain".

 

Le dollar, appuyé sur des réserves d'or provenant de la ruée de 1848 vers les filons de la Californie ou de l'Alaska, et sur d'autres sources (nous y revenons!), s'est consolidé également par une escroquerie retentissante, qu'il n'était possible de commettre que dans un monde où subsistaient des clôtures. Cette escroquerie a eu le Japon pour victime. Vers la moitié du 19ième siècle, désirant augmenter ses réserves d'or pour avoir une couverture suffisante pour entamer le processus de rentabilisation du territoire américain, depuis le Middle West jusqu'à la Californie, fraîchement conquise sur le Mexique, les Etats-Unis s'aperçoivent que le Japon, isolé volontairement du reste du monde, pratique un taux de conversion des métaux précieux différent du reste du monde: au Japon, en effet, on échange un lingot d'or pour trois lingots d'argent, alors que partout ailleurs la règle voulait que l'on échangeât un lingo

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vendredi, 27 mai 2011 | Lien permanent

LEAP: fin 2011 - Chute du ”Mur des pétrodollars” et choc monétaro-pétrolier majeur pour les Etats-Unis

LEAP : fin 2011 - Chute du «Mur des pétro-dollars» et choc monétaro-pétrolier majeur pour les Etats-Unis

Communiqué public du Laboratoire Européen d’Anticipation Politique (LEAP), du 15 février 2011

Ex: http://fortune.fdesouche.com/


 

Avec ce numéro 52 du GEAB, notre équipe célèbre deux anniversaires importants en terme d’anticipation. C’est en effet en Février 2006, il y a donc cinq ans exactement, que le GEAB N°2 a rencontré brusquement un succès mondial en annonçant le prochain « Déclenchement d’une crise mondiale majeure » caractérisée notamment par « La fin de l’Occident tel qu’on le connaît depuis 1945 ». Et c’est il y a deux ans exactement, en Février 2009, qu’avec le GEAB N°32, LEAP/E2020 anticipait le début de la phase de dislocation géopolitique mondiale pour la fin de cette même année.

Dans les deux cas, il est important de noter que l’intérêt indéniable suscité par ces anticipations au niveau international, mesurable notamment aux millions de lecteurs des communiqués publics concernés, n’a eu d’équivalent que le silence des principaux médias sur ces mêmes analyses et l’opposition farouche (sur Internet) de la très grande majorité des experts et spécialistes économiques, financiers ou géopolitiques.

Taux de chômage officiel (décembre 2010) - Source : BMGBullion, janvier 2011

Pourtant, en ce début 2011, plus grand monde ne doute que nous sommes bien engagés dans un processus d’ampleur historique qui voit le monde d’après 1945 s’effondrer sous nos yeux, Etats-Unis en tête, tandis que la communauté internationale se disloque chaque jour un peu plus, tout comme le tissu social et économique de la plupart des pays de la planète (1).

Mais cette évidence actuelle n’a bien entendu pas empêché « décideurs et experts » (2), en 2006, d’être certains qu’il n’y avait aucun risque de crise importante à l’horizon ; et, en 2009, qu’il était absurde d’imaginer le moindre risque de dislocation de l’ordre mondial en place et encore moins de l’ordre social. Hélas, aujourd’hui, la capacité intellectuelle de ces élites à faire face aux changements en cours ne semble pas s’être améliorée puisque les mêmes « décideurs et experts » n’imaginaient pas possible il y a seulement deux mois que la Tunisie, puis l’Egypte puissent voir leurs régimes être renversés prochainement.

Gouvernements et institutions internationales aveugles (3), experts et médias dépassés (4), … les élites occidentales, et leurs clones des différentes régions du monde, continuent à s’enfoncer sur les « holzweg » de l’Histoire, ces chemins forestiers qui ne mènent nulle part, ou plus exactement comme le soulignait Heidegger, qui ne mènent quelque part que si on a l’humilité d’être constamment à l’écoute de la forêt et de ses signaux (5).

Néanmoins, alors que les signaux deviennent de vraies sirènes d’alerte, nos élites semblent décider à tout faire pour les ignorer. Prenons un exemple très récent : la comparaison des évènements affectant le monde arabe avec la Chute du Mur de Berlin. Notre équipe a été très intéressée de constater que cette image que nous utilisons depuis 2006 pour aider à comprendre le processus en cours de désintégration de la puissance des Etats-Unis, est désormais reprise allègrement par des dirigeants politiques (Angela Merkel en-tête (6)) et des experts en tout genre.

Pourtant, à ce jour, ceux-là même qui font cette comparaison semblent s’interdire de poursuivre leur cheminement intellectuel jusqu’au bout, jusqu’au moment où il débouche sur une compréhension de la dynamique des évènements. Ils se contentent de décrire, sans analyser.

Taux de chômage par pays dans le monde arabe et en Iran - Source : Le Temps, 11 février 2011

Or ce « mur » qui s’effondre a bien été construit par quelqu’un, ou quelque chose, et dans un but précis.

Le « Mur de Berlin » avait été construit par le régime est-allemand, dans le contexte plus général du « Rideau de Fer », voulu par l’URSS, pour séparer le plus hermétiquement possible le bloc communiste de l’Occident. Et cela visait essentiellement à éviter toute remise en cause du pouvoir détenu par le parti unique dans chaque pays communiste afin de perpétuer le contrôle par Moscou des pays européens de l’Est ; en échange, Moscou assurait soutien sans faille et prébendes en tout genre aux dirigeants des pays d’Europe de l’Est.

L’effondrement du « Mur de Berlin », remettant en cause ces monopoles de pouvoir et donc les objectifs qu’ils servaient, a ainsi provoqué en quelques mois la chute successive de tous les régimes communistes d’Europe de l’Est pour se terminer deux ans plus tard par la dissolution de l’URSS et la fin de soixante-dix ans de pouvoir absolu du parti communiste russe.

Alors, si c’est aussi un « mur » qui est en train de tomber sous nos yeux dans le monde arabe, pour pouvoir espérer anticiper la suite des évènements, il est essentiel de pouvoir répondre à ces questions : qui l’a construit ? Dans quel but ? Et les réponses ne sont pas si difficiles à trouver pour qui ceux qui ne regardent pas l’actualité avec des œillères idéologiques :

  • ce « mur » a été construit par chacun des dictateurs (ou régimes) arabes de la région afin de s’assurer du maintien de leur monopole sur le pouvoir et les richesses du pays, en évitant tout risque de remise en cause de leur parti unique ou de leur légitimité dynastique (pour les royaumes). En ce sens, il y a très peu de différence entre les cliques au pouvoir dans les pays arabes et celles qui dirigeaient les pays communistes.
  • ce « mur » s’intégrait dans le dispositif plus général mis en place par Washington pour préserver son accès préférentiel (et en Dollars US) aux ressources pétrolières de la région et préserver les intérêts d’Israël. L’intégration poussée de l’appareil militaire et sécuritaire de ces pays (sauf la Syrie et la Lybie) avec le dispositif de défense des Etats-Unis assur(ait) un soutien américain sans faille et permet(tait) aux dirigeants arabes concernés de bénéficier de prébendes en tout genre sans risque de remise en cause par des forces intérieures ou extérieures.

Ainsi, en réfléchissant un peu plus à sa comparaison avec la Chute du Mur de Berlin lors de la Conférence sur la Sécurité de Munich, la chancelière allemande aurait pu se tourner vers sa voisine de débat, la Secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton, et lui demander : « Ne pensez-vous pas que les évènements actuels en Tunisie et en Egypte sont les premiers signes de la chute de tous les régimes qui dépendent de Washington pour leur survie ? Et qu’ils peuvent en particulier conduire à un effondrement rapide du système d’approvisionnement en pétrole des Etats-Unis tel qu’il a été mis en place il y a des décennies ? Et donc du système global de facturation du pétrole et du rôle central du Dollar en la matière ? (7) ».

Pendant que l’audience de la Conférence sur la Sécurité de Munich se serait soudain rendu compte qu’ils débattaient enfin de quelque chose de sérieux (8), Angela Merkel aurait pu ajouter : « Et concernant Israël, ne pensez-vous pas que cette chute de « mur » va impliquer très vite la nécessité de reconsidérer toute la politique américano-israélienne dans la région ? (9) ». Et là, miracle, la Conférence sur la Sécurité de Munich aurait repris pied dans le XXIe siècle et le débat euro-américain pouvait se ressourcer dans le monde réel au lieu de divaguer dans la virtualité transatlantique et la lutte contre le terrorisme.

Hélas, comme nous le savons tous, cet échange n’a pas eu lieu. Et les divagations de nos dirigeants risquent donc de continuer avec comme conséquence d’accentuer les chocs de l’année 2011 et de son caractère impitoyable comme anticipé dans le GEAB N°51.

Performance annuelle relative de 40 classes d'actifs (en %, valorisation en dollars US) (en vert : gain / en rouge : perte) - Source : Chris Martenson, 04 février 2011

Pourtant, LEAP/E2020 est convaincu que les évènements actuels dans le monde arabe, dont nous avions correctement anticipé les mécanismes, sont avant tout la traduction régionale des tendances de fond de la crise systémique globale, et en particulier de la dislocation géopolitique mondiale (10). A ce titre, ils sont les prémisses de chocs majeurs dans les trimestres à venir.

Nous estimons en particulier que la fin 2011 sera marquée par ce que notre équipe appelle la « Chute du Mur des pétro-dollars » (11) qui génèrera immédiatement un choc monétaro-pétrolier majeur pour les Etats-Unis.

C’est d’ailleurs l’un des sujets principaux de ce GEAB N°52 avec l’anticipation plus générale de l’évolution du monde arabe (y compris un indicateur précis du risque-pays dans la région). D’autre part notre équipe analyse l’accélération en cours du processus d’émergence de l’Euroland et ses conséquences pour l’Euro et la situation en Europe. Enfin, nous présentons nos recommandations concernant tous ces évènements.

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Notes :

(1) Même le FMI, à l’imagination pourtant peu développée, évoque désormais le spectre de guerres civiles à travers toute la planète comme le rapporte le Telegraph du 1er février 2011 ; tandis que The Onion du 24 janvier 2011 s’exerce avec succès à l’humour noir dans un article étonnant, mais révélateur de l’ambiance actuelle, qui évoque la désignation par la Fondation du Patrimoine Mondial, sponsorisée par Goldman Sachs, du « Fossé entre riches et pauvres de la planète » comme étant la 8° Merveille du Monde du fait de son ampleur désormais sans équivalent.

(2) Nous mettons des guillemets car à notre avis un décideur qui ne prévoit rien et un expert qui ne sait rien sont en fait des imposteurs.

(3) La CIA et le gouvernement français fournissent deux illustrations exemplaires de cette tendance générale : ils n’ont rien vu venir en Tunisie et en Egypte, alors même que les uns dépensent des dizaines de milliards de Dollars par an pour espionner le monde arabe et que les autres se promenaient au plus haut niveau (Premier Ministre et Ministre des Affaires étrangères) au cœur des pays concernés. La simple lecture de nos anticipations de 2008 (GEAB N°26) sur le sujet aurait pourtant pu les mettre sur la piste puisque ce sont exactement les tendances décrites alors qui ont abouti aux évènements tunisiens et égyptiens de ces dernières semaines. Comme le résume brutalement le Spiegel du 03 février 2011, « La révolution, ça n’est pas bon pour les affaires » … surtout quand on a rien vu venir pourrait-on ajouter.

(4) En la matière, les investisseurs et les acteurs économiques qui se sont contentés de ces analyses se retrouvent aujourd’hui dans des difficultés sérieuses puisque les « El Dorado » promus à coup de reportages et de commentaires « éclairés » se sont transformées brutalement en piège à capitaux, en zones instables, en prévisions incertaines. Les « fantastiques avantages compétitifs » sont quant à eux devenus en une nuit ou presque des « risques pays insupportables ». Délocalisation, sous-traitance, tourisme, construction d’infrastructures, … pour l’ensemble de ces activités, c’est en effet tout le contexte social, légal, économique, monétaire et financier des pays concernés qui est projeté dans l’inconnu.

(5) Petite remarque philosophique et méthodologique : sans aucune préméditation, notre équipe s’inscrit ici à nouveau dans une approche très franco-allemande puisque notre travail d’anticipation s’appuie non seulement sur cette notion d’ « écoute » et de dévoilement de réalité chère à Heidegger, mais également sur l’approche défendue par Descartes, à savoir, la définition d’

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jeudi, 17 février 2011 | Lien permanent

Croatie 1945: une nation décapitée

Christophe Dolbeau:

 

Croatie 1945: une nation décapitée

 

bleiburg.jpgParticulièrement impitoyable, la guerre à laquelle fut confronté l’État Indépendant Croate entre 1941 et 1945 s’est achevée, en mai 1945, par l’ignoble massacre de Bleiburg (1). Tueries massives de prisonniers civils et militaires, marches de la mort, camps de concentration (2), tortures, pillages, tout est alors mis en œuvre pour écraser la nation croate et la terroriser durablement. La victoire militaire étant acquise (3), les communistes entreprennent, en effet, d’annihiler le nationalisme croate : pour cela, il leur faut supprimer les gens qui pourraient prendre ou reprendre les armes contre eux, mais aussi éliminer les « éléments socialement dangereux », c’est à dire la bourgeoisie et son élite intellectuelle « réactionnaire ». Pour Tito et les siens, rétablir la Yougoslavie et y installer définitivement le marxisme-léninisme implique d’anéantir tous ceux qui pourraient un jour s’opposer à leurs plans (4). L’Épuration répond à cet impératif : au nom du commode alibi antifasciste, elle a clairement pour objectif de décapiter l’adversaire. Le plus souvent d’ailleurs, on ne punit pas des fautes ou des crimes réels mais on invente toutes sortes de pseudo délits pour se débarrasser de qui l’on veut. Ainsi accuse-t-on, une fois sur deux, les Croates de trahison alors que personne n’ayant jamais (démocratiquement) demandé au peuple croate s’il souhaitait appartenir à la Yougoslavie, rien n’obligeait ce dernier à lui être fidèle ! Parallèlement, on châtie sévèrement ceux qui ont loyalement défendu leur terre natale, la Croatie.   De nouvelles lois permettent de s’affranchir des habituelles lenteurs judiciaires : lorsqu’on n’assassine pas carrément les gens au coin d’un bois, on les défère devant des cours martiales qui sont d’autant plus expéditives que les accusés y sont généralement privés de défense et contraints de plaider coupable…

 

Émanant d’un pouvoir révolutionnaire, aussi illégal qu’illégitime, cette gigantesque purge n’est pas seulement une parodie de justice mais c’est aussi une véritable monstruosité : en fait, on liquide des milliers d’innocents, uniquement parce qu’ils sont croates ou parce qu’on les tient pour idéologiquement irrécupérables et politiquement gênants. Au démocide (5) aveugle et massif qu’incarnent bien Bleiburg et les Marches de la Mort s’ajoute un crime encore plus pervers, celui que le professeur Nathaniel Weyl a baptisé aristocide et qui consiste à délibérément priver une nation de son potentiel intellectuel, spirituel, technique et culturel (« J’ai utilisé ce terme (aristocide) », écrit l’universitaire américain, « pour évoquer l’extermination de ce que Thomas Jefferson appelait ‘l’aristocratie naturelle des hommes’, celle qui repose sur ‘la vertu et le talent’ et qui constitue ‘le bien le plus précieux de la nature pour l’instruction, l’exercice des responsabilités et le gouvernement d’une société’. Jefferson estimait que la conservation de cette élite était d’une importance capitale »)-(6). Dans cette perspective, les nouvelles autorités ont quatre cibles prioritaires, à savoir les chefs militaires, les leaders politiques, le clergé et les intellectuels.

 

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Delenda est Croatia

 

            Au plan militaire et contrairement à toutes les traditions de l’Europe civilisée, les communistes yougoslaves procèdent à l’élimination physique de leurs prisonniers, surtout s’ils sont officiers. Pour la plupart des cadres des Forces Armées Croates, il n’est pas question de détention dans des camps réservés aux captifs de leur rang, comme cela se fait un peu partout dans le monde (et comme le faisait le IIIe Reich…). Pour eux, ce sont des cachots sordides, des violences et des injures, des procédures sommaires et au bout du compte, le gibet ou le poteau d’exécution. Il n’y a pas de circonstances atténuantes, aucun rachat n’est offert et aucune réinsertion n’est envisagée. Près de 36 généraux (7) sont ainsi « officiellement » liquidés et une vingtaine d’autres disparaissent dans des circonstances encore plus obscures. Colonels, commandants, capitaines, lieutenants et même aspirants – soit des gens d’un niveau culturel plutôt plus élevé que la moyenne – font l’objet d’un traitement spécialement dur et le plus souvent funeste. De cette façon, plusieurs générations de gens robustes et éduqués sont purement et simplement supprimées. Leur dynamisme, leur courage et leurs capacités feront cruellement défaut…

 

            Vis-à-vis du personnel politique non-communiste, les méthodes d’élimination sont tout aussi radicales. Les anciens ministres ou secrétaires d’État de la Croatie indépendante, tout au moins ceux que les Anglo-Saxons veulent bien extrader (8), sont tous rapidement condamnés à mort et exécutés (9). Les « tribunaux » yougoslaves n’établissent pas d’échelle des responsabilités et n’appliquent qu’une seule peine. Disparaissent dans cette hécatombe de nombreux hommes cultivés et expérimentés, certains réputés brillants (comme les jeunes docteurs Julije Makanec, Mehmed Alajbegović et Vladimir Košak), et dont beaucoup, il faut bien le dire, n’ont pas grand-chose à se reprocher. Leur honneur est piétiné et la nation ne bénéficiera plus jamais de leur savoir-faire. (Remarquons, à titre de comparaison, qu’en France, la plupart des ministres du maréchal Pétain seront vite amnistiés ou dispensés de peine). La même vindicte frappe la haute fonction publique : 80% des maires, des préfets et des directeurs des grands services de l’État sont assassinés, ce qui prive ex abrupto le pays de compétences et de dévouements éprouvés. On les remplacera au pied levé par quelques partisans ignares et l’incurie s’installera pour longtemps.  Moins brutalement traités (encore que plusieurs d’entre eux se retrouvent derrière les barreaux, à l’instar d’August Košutić ou d’Ivan Bernardic) mais tenus pour de dangereux rivaux, les dirigeants du Parti Paysan sont eux aussi irrémédiablement exclus de la scène politique ; leur formation politique, la plus importante du pays, est dissoute, tout comme les dizaines de coopératives et d’associations, sociales, culturelles, syndicales ou professionnelles, qui en dépendent… Coupé de ses repères traditionnels, le monde rural est désormais mûr pour la socialisation des terres et pour les calamiteuses « zadrougas » que lui impose l’omnipotente bureaucratie titiste.

 

Mort aux « superstitions »   

 

            Convaincus en bons marxistes que la religion est une superstition et que c’est bien « l’opium du peuple », les nouveaux dirigeants yougoslaves témoignent à l’égard des églises d’une hargne morbide. Les deux chefs de l’Église Orthodoxe Croate, le métropolite Germogen et l’éparque Spiridon Mifka sont exécutés ; âgé de 84 ans, le premier paie peut-être le fait d’avoir été, autrefois, le grand aumônier des armées russes blanches du Don… Du côté des évangélistes, l’évêque Filip Popp est lui aussi assassiné ; proche des Souabes, il était devenu encombrant… Vis-à-vis des musulmans, la purge n’est pas moins implacable : le mufti de Zagreb, Ismet Muftić, est publiquement pendu devant la mosquée (10) de la ville, tandis que dans les villages de Bosnie-Herzégovine, de nombreux imams et hafiz subissent un sort tout aussi tragique. Mais le grand ennemi des communistes demeure sans conteste l’Église Catholique contre laquelle ils s’acharnent tout particulièrement (11). Au cours de la guerre, le clergé catholique avait déjà fait l’objet d’une campagne haineuse, tant de la part des tchetniks orthodoxes que des partisans athées. Des dizaines de prêtres avaient été tués, souvent dans des conditions atroces comme les Pères Juraj Gospodnetić et Pavao Gvozdanić, tous deux empalés et rôtis sur un feu, ou les Pères Josip Brajnović et Jakov Barišić qui furent écorchés vifs (12). À la « Libération », cette entreprise d’extermination se poursuit : désignés comme « ennemis du peuple » et « agents de la réaction étrangère », des centaines de religieux sont emprisonnés et liquidés (13), les biens de l’Église sont confisqués et la presse confessionnelle interdite. « Dieu n’existe pas » (Nema Boga) récitent désormais les écoliers tandis que de son côté, l’académicien Marko Konstrenčić proclame fièrement que « Dieu est mort » (14). Au cœur de cette tempête anticléricale, la haute hiérarchie n’échappe pas aux persécutions : deux évêques (NN.SS. Josip Marija Carević et Janko Šimrak) meurent aux mains de leurs geôliers ; deux autres (NN.SS. Ivan Šarić et Josip Garić) doivent se réfugier à l’étranger ; l’archevêque de Zagreb (Mgr Stepinac) est condamné à 16 ans de travaux forcés et l’évêque de Mostar (Mgr Petar Čule) à 11 ans de détention. D’autres prélats (NN.SS. Frane Franić, Lajčo Budanović, Josip Srebrnić, Ćiril Banić, Josip Pavlišić, Dragutin Čelik et Josip Lach) sont victimes de violentes agressions (coups et blessures, lapidation) et confrontés à un harcèlement administratif constant (15). En ordonnant ou en couvrant de son autorité ces dénis de justice et ces crimes, le régime communiste entend visiblement abolir la religion et anéantir le patrimoine spirituel du peuple croate. Odieuse en soi, cette démarche totalitaire n’agresse pas seulement les consciences mais elle participe en outre de l’aristocide que nous évoquions plus haut car elle prive, parfois définitivement, le pays de très nombreux talents et de beaucoup d’intelligence. Au nombre des prêtres sacrifiés sur l’autel de l’athéisme militant, beaucoup sont, en effet, des gens dont la contribution à la culture nationale est précieuse, voire irremplaçable (16).

 

Terreur culturelle

 

            Un quatrième groupe fait l’objet de toutes les « attentions » des épurateurs, celui des intellectuels. Pour avoir une idée de ce que les communistes purs et durs pensent alors de cette catégorie de citoyens, il suffit de se rappeler ce que Lénine lui-même en disait. À Maxime Gorki qui lui demandait, en 1919, de se montrer clément envers quelques savants, Vladimir Oulianov répondait brutalement que « ces petits intellectuels minables, laquais du capitalisme (…) se veulent le cerveau de la nation » mais « en réalité, ce n’est pas le cerveau, c’est de la merde » (17). Sur de tels présupposés, il est évident que les Croates qui n’ont pas fait le bon choix peuvent s’attendre au pire. Dès le 18 mai 1944, le poète Vladimir Nazor (un marxiste de très fraîche date)-(18) a d’ailleurs annoncé que ceux qui ont collaboré avec l’ennemi et fait de la propagande par la parole, le geste ou l’écrit, surtout en art en en littérature, seront désignés comme ennemis du peuple et punis de mort ou, pour quelques cas exceptionnels, de travaux forcés (19). La promesse a le mérite d’être claire et l’on comprend pourquoi le consul de France à Zagreb, M. André Gaillard, va bientôt qualifier la situation de « Terreur Rouge » (20)…

 

            Les intentions purificatoires du Conseil Antifasciste de Libération ne tardent pas à se concrétiser et leurs effets sont dévastateurs. À Bleiburg comme aux quatre coins de la Croatie, la chasse aux intellectuels mal-pensants est ouverte. Dans la tourmente disparaissent les écrivains Mile Budak, Ivan Softa, Jerko Skračić, Mustafa Busuladžić, Vladimir Jurčić, Gabrijel Cvitan, Marijan Matijašević, Albert Haller et Zdenka Smrekar, ainsi que les poètes Branko Klarić, Vinko Kos, Stanko Vitković et Ismet Žunić. Échappant à la mort, d’autres écopent de lourdes peines de prison à l’instar de Zvonimir Remeta (perpétuité), Petar Grgec (7 ans), Edhem Mulabdić, Alija Nametak (15 ans) ou Enver Čolaković. Bénéficiant d’une relative mansuétude, quelques-uns s’en sortent mieux comme les poètes Tin Ujević et Abdurezak Bjelevac ou encore l’historien Rudolf Horvat qui se voient simplement interdire de publier. Tenus pour spécialement nocifs, les journalistes subissent quant à eux une hécatombe : Josip Belošević, Franjo Bubanić, Boris Berković, Josip Baljkas, Mijo Bzik, Stjepan Frauenheim, Mijo Hans, Antun Jedvaj, Vjekoslav Kirin, Milivoj Magdić, Ivan Maronić, Tias Mortigjija, Vilim Peroš, Đuro Teufel, Danijel Uvanović et Vladimir Židovec sont assassinés, leur collègue Stanislav Polonijo disparaît à Bleiburg, tandis que Mladen Bošnjak, Krešimir Devčić, Milivoj Kern-Mačković, Antun Šenda, Savić-Marković Štedimlija, le Père Čedomil Čekada et Theodor Uzorinac sont incarcérés, parfois pour très longtemps (21).

 

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samedi, 21 mai 2011 | Lien permanent

Wilhelm Heinrich Riehl (1823-1897)

Archives 1994

 

Wilhelm Heinrich Riehl (1823-1897)

 

Jos VINKS

 

220px-Wilhelm_Heinrich_Riehl_01.jpgIl y a 170 ans, W. H. Riehl naissait, le 6 mai 1823, à Bieberich dans le pays de Hesse, aux environs de Giessen. Je m’étonne que son nom ne soit plus cité dans les publications conservatrices ou dextristes. Récemment, la très bonne revue allemande “Criticon” a consacré un article à Riehl. En 1976 était paru, dans une collection de livres publiés par l’éditeur Ullstein, le texte “Die bürgerliche Gesellschaft”, un des plus importants écrits socio-politiques de notre auteur, paru pour la première fois en 1851.

 

Avant de traiter de l’oeuvre de cet auteur zélé et fécond, nous retracerons en bref sa biographie, ce qui s’avère nécessaire pour la situer dans le temps et dans la société.

 

Riehl a suivi l’école primaire à Bieberich, le lieu de sa naissance, après quoi il fréquenta le Pedagogium de Wiesbaden. En 1837, il s’inscrit au Gymnasium de Weilheim. En 1839, son père se suicide, parce qu’il estimait être une victime de l’arbitraire bureaucratique. Riehl voulait étudier la théologie et devenir prédicateur évangélique, contre la volonté de son père, qui, en tant qu’homme de confiance des Ducs de Nassau et d’intendant de leur château, avait quelque connaissance du monde, grâce aux voyages qu’il avait entrepris. Riehl se trouvait tout à la fois sous l’influence des théories de son père, un rationaliste et un adepte des idées de 1789, et sous celles, traditionalistes, de son grand-père, Grand Maître de Maison auprès des Nassau. C’est ainsi que l’on peut expliquer la position intermédiaire qu’il prendra, entre l’ordre ancien d’une communauté d’états (Stände) et la problématique d’un dépassement révolutionnaire de ces vieilles structures, ce qui donnera un “conservatisme réflexif”. En 1841, il débarque à l’Université de Marbourg. Son intérêt pour l’histoire culturelle s’y éveille. De Marbourg, il ira à Giessen car l’université de cette ville se trouvait plus près de Bieberich; ce seront surtout des considérations financières qui le forceront à prendre cette décision. A Giessen, il se lie d’amitié avec Michael Carrière, un ami de Bettina von Arnim, égérie du “Cercle des Romantiques”. Le romantisme, avec la sympathie qu’il cultivait pour le moyen âge, avec sa vision artistique mais aussi sociale et économique sur l’histoire, sur le caractère national et sur la “populité”, va s’emparer de la pensée de notre auteur, même s’il s’était auparavant familiarisé avec les pensées de Kant et de Hegel, par l’intermédiaire de ses professeurs de Marbourg et de Giessen. Plus tard, il aurait dit qu’il avait des dispositions trop nettes pour le réalisme et ne pouvait dès lors pas s’enfermer dans un système philosophique.

 

Après Giessen, il s’en va à Tübingen, une université où les Jeunes Hégéliens donnent le ton. Dans les textes qu’il rédige à l’époque, il salue avec passion le succès de la Révolution de Juillet en France, en 1848. Sa position politique, à ce moment, n’est pas unilatéralement révolutionnaire, selon Geramb (Bibliographisches Jahrbuch, 1900) mais témoigne bel et bien d’une liberté de pensée et d’esprit, surtout dans le domaine religieux. L’influence des Jeunes Hégéliens et de l’esprit libéral de cette époque se perçoivent clairement chez lui ainsi qu’un sens résolument national, opposé à toutes les idées cosmopolites. A l’automne 1843, Riehl avait passé l’examen de théologie à Herborn et avait obtenu des subsides pour poursuivre ses études. Ce qu’il fera à Bonn, où, notamment, le fougueux nationaliste démocrate Ernst Moritz Arndt dispensait ses leçons. Finalement, il abandonnera les études de théologie pour se consacrer entièrement à l’étude du peuple et des structures que celui-ci génère, dans la continuité anthropologique qu’il représente. Il finit par admettre que l’Etat constitue le “peuple organisé” et qu’il existe “pour la volonté du peuple”. Pour gagner son pain, il se fait journaliste dans les colonnes du journal libéral-conservateur “Oberpostamts-Zeitung” de Francfort entre 1845 et 1847. A partir de 1847, il devient rédacteur auprès de la “Karlsruher Zeitung”, puis directeur du “Badische Landtagsbote”.

 

La révolution de 1848 impulse un tournant à son développement intellectuel. D’après lui-même, ce fut l’année où il devint conservateur en pleine conscience. Il quitte Bade et revient à Wiesbaden. Il y fonde la “Nassauische Allgemeine Zeitung” et devient aussi le cofondateur du Parti démocrate-monarchiste. Pendant un bref laps de temps, il dirigera le Théâtre de la Cour à Wiesbaden. La conséquence de tout cela fut une prise de distance avec la politique et avec le journalisme: il quitte son poste de rédacteur en 1850. Il commence alors les études qui le conduiront à rédiger “Die bürgerliche Gesellschaft”. Même s’il a quitté la politique, il y revient indirectement par le biais de ses études culturelles. Il publie dans un ouvrage en quatre volumes, “Naturgeschichte des Volkes”, les études qu’il avait fait paraître dans les journaux ainsi que quelques travaux de circonstances.

 

En 1851 parait la première édition de “De bürgerliche Gesellschaft” et, trois ans plus tard, “Land und Leute” (“Le pays et les gens”). “Die bürgerliche Gesellschaft” avait pour intention première de décrire le peuple dans tous les liens qu’il tisse, dans tous ses “états”, mais détaché de toute particularité locale. Dans “Land und Leute”, au contraire, il s’efforcera de pénétrer dans toutes les particularités et les différences locales et régionales du peuple. “Au départ des relations individuelles du pays et des hommes se développe l’abstraction culturelle/historique de la société bourgeoise/citoyenne”, écrit-il. Le Roi Maximilien II de Bavière est vivement impressionné par ce travail. Il appelle donc Riehl à ses côtés.

 

Riehl devient ainsi membre du “Cabinet littéraire” puis est admis dans le “Symposium”, sorte de table ronde autour de la personne du Roi, où siègent déjà, entre autres illustres personnages, Liebig, Bodenstedt, Geibel et Kaulbach. Au cours de cette même année 1853, il obtient un poste honoraire de professeur à l’Université de Munich. Il avait déjà été nommé responsable des relations avec la presse pour la Maison Royale et pour le Ministère bavarois des affaires étrangères. Son discours inaugural à l’Université était consacré à l’ethnographie: il y déclara que la richesse et la diversité de la nature, des paysages et des sols dans les Allemagnes d’alors dépendait de la formation individuelle au sein du peuple allemand et que, pour cette raison, l’Allemagne devait impérativement viser son unité politique, sans toutefois sombrer dans les affres d’un unitarisme centralisateur. Les activités de Riehl se mesurent au nombre de ses conférences et des lieux qu’il a visités —plus de cent— et au nombre de personnes qui sont venues l’écouter: environ 300.000.

 

En 1857, Riehl, avec Felix Dahn, prend en charge un important travail d’ethnographie et de topographie: les “Bavarica”. En 1860 parait le volume consacré à la Haute Bavière (Oberbayern) et en 1863 un volume sur le Haut Palatinat (Oberpfalz) et la Souabe. En 1873, il est promu recteur de l’Université de Munich et en 1883 il reçoit un titre de noblesse. En 1885, il est nommé directeur du Musée National Bavarois et conservateur général des bâtiments et monuments classés de Bavière. En 1894, l’année où meurt sa femme, il écrit son dernier livre, “Religiöse Studien”. Deux ans plus tard, notre philosophe, à moitié aveugle et fort affaibli, épouse Antonie Eckhardt, qui le soignera jusqu’à sa mort, le 16 novembre 1897.

 

Riehl est le père de l’ethnographie scientifique. Il nous a aussi laissé un testament politique. Ses critiques disent que ce testament, qui insiste sur le concept social d’état (Stand), ne tient pas compte des nouvelles formes d’organisation de la société industrielle. Selon Riehl, les peuples, dans leur diversité, sont un produit de différences et de caractéristiques de nature ethnique, historique ou naturelle/territoriale. Pour lui, les noyaux naturels (la famille, la tribu, le peuple/Volk) reçoivent une sorte de primauté. Ils revêtent une signification plus profonde que l’Etat. Les liens familiaux et tribaux sont plus anciens que la conscience individuelle ou la conscience d’appartenir à un Etat, c’est-à-dire plus anciens que les formes créées par les individus ou par les Etats. L’importance qu’il assigne à la famille se voit encore soulignée par le fait qu’il y consacre un volume entier de son oeuvre principale, “Naturgeschichte”.

 

Ses conceptions socio-politiques sont dominées par l’idée de deux forces qui influencent toute la vie sociale: la force de maintenir (Macht des Beharrens) et la force du mouvement; c’est-à-dire une force conservatrice et une force révolutionnaire. Les forces conservatrices sont représentées par la paysannerie et l’aristocratie. Les forces du mouvement par la bourgeoisie et par le quart-état. Parmi les forces du mouvement, Riehl compte aussi le prolétariat, à côté de la bourgeoisie. Mais son concept de prolétariat est totalement différent de celui de Marx. Il est “le stade de la chute” et “l’état d’absence d’appartenance à un état”. Les ressortissants du prolétariat sont ceux qui se sont détachés ou ont été exclus des groupes existants de la société. Ils se sont alors déclarés “véritable peuple” et c’est dans cette proclamation tacite qu’il faut voir l’origine de toutes les tentatives d’égalitarisme.

 

On peut certes rejeter la division de la société en “états”, que propose Riehl, comme étant en contradiction flagrante avec les réalités sociologiques de la société moderne. Mais on ne peut pas non plus considérer que Riehl est un théoricien borné, dont la pensée s’est figée sur les rapports sociaux préindustriels. Il s’est efforcé de partir du donné réel pour affronter une société en train de se moderniser et de comprendre celle-ci à l’aide de concepts conservateurs-sociaux (cf. Peter Steinbach, Introduction à “Die bürgerliche Gesellschaft”).

 

La tentative de classer les strates sociologiques de la société selon des forces fondamentales, telle les “états”, pour les opposer au concept de classe selon Marx, s’est manifestée également après Riehl. Ferdinand Tönnies a défini la société comme une “Communauté” (Gemeinschaft) et comme une “Société” (Gesellschaft) tout à la fois. La première consiste en un ordonnancement selon des caractéristiques et des liens naturels (famille, tribu, peuple); la seconde selon des appartenances changeantes et interchangeables (classe, parti, travail, profession, etc.). A côté du cosmos naturel de la vie du peuple, Riehl a placé la nature proprement dite sur un pied d’égalité avec la culture et a suggéré qu’il fallait la conserver, la défendre, car c’était une nécessité incontournable. Le mouvement de préservation de la nature, le mouvement pour la Heimat (en Allemagne et en Suisse, ndt), le mouvement de jeunesse Wandervogel, entre 1890 et 1914, ont trouvé chez Riehl des idées d’avant-garde (ainsi que nos mouvements verts, avec trois quarts de siècle de retard!). Ernst Rudolf se réclame de Riehl à plusieurs reprises, notamment dans “Heimatschutz” (Berlin, 1897). En dénonçant la destruction du patrimoine forestier allemand, il soulève une question éminemment conservatrice, en réclamant un droit propre à la nature. Sa critique de l’urbanisation outrancière doit également être lue à la lumière des travaux de Riehl.

 

Riehl avait ses défenseurs et ses critiques. Grimm se basait sur ses écrits, par exemple pour expliquer la différence essentielle entre Schiller et Goethe. Marx en revanche considérait que les conceptions sociales et politiques de Riehl constituaient “une injure au siècle du progrès”. Treitschke aussi s’attaqua à la conception organique du peuple chez Riehl et surtout contre sa vision de la société divisée en “états”: “il n’y a pas plus d’états naturels qu’il y a un état de nature”, écrivait-il dans sa thèse universitaire. Riehl eut un admirateur en la personne de Tolstoï. Leo Avenarius le nommait le “Altmeister der Wanderkunst” (“le vieux maître en

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samedi, 16 avril 2011 | Lien permanent

Réflexions sur les Accords Rex-VNV

DOCUMENT pour servir à une meilleure compréhension de notre histoire

Réflexions sur les Accords Rex-VNV

par José Streel (1941)

Il n'est pas trop tard pour parler encore de l'accord conclu la semaine dernière entre les organisations de Rex, du VNV et du Verdinaso et portant création du parti unique en Flandre et en Wallonie. Il en va de cet accord comme de tous les contrats: sa valeur réelle dépendra plus de l'application qui en sera faite que de ses clauses. C'est pourquoi plutôt qu'à un texte court et assez banal, il faut s'attacher à l'esprit dans lequel il a été négocié et signé. Dans la mesure où il est possible de définir des probabilités pour l'avenir, c'est dans l'atmosphère de l'accord et dans ses principes de base qu'on peut essayer de deviner les fruits qu'il portera.

 

Le patriotisme s'attache au peuple et non à l'Etat

 

Ce qui a triomphé et ne pourra être remis en question, c'est le principe de la primauté du peuple par rapport à l'Etat.Une des plus grave parmi les erreurs de l'ancien régime a consisté à considérer la formule étatique existante comme immuable et à identifier le patriotisme avec l'attachement à cette formule. En général, cette assimilation de l'Etat au peuple est utile à la paix publique et au développement de la communauté nationale. Seulement lorsque les fondements de la nationalité ne s'imposent pas avec la rigueur inéluctable d'une évidence, il est fatal que les périodes révolutionnaires remettent en question la forme et les limites de l'Etat. S'il en sort un Etat plus étroitement adapté à la réalité populaire, on regagnera dans l'avenir en stabilité et en harmonie les perturbations inséparables d'un aménagement.

 

Gesch9.jpgL'histoire récente de notre pays montrait que telle était notre situation. Le jour où sous la pression d'événements intérieurs ou extérieurs l'Etat libéral unitaire créé en 1830 par la bourgeoisie d'expression française s'écroulerait, l'organisation étatique appelée à lui succéder devrait non seulement posséder une nouvelle structure institutionnelle, mais intégrer le courant qui au cours d'un siècle a créé une conscience flamande nationale. Considérer la question flamande comme une simple "question linguistique" était l'expédient dont la démocratie pouvait se contenter, mais qui était depuis longtemps dépassé. Le phénomène flamand avait atteint un degré de complexité tel qu'il ne pouvait trouver sa place dans les cadres de l'Etat unitaire; s'il n'avait été qu'une simple querelle linguistique, il aurait été résorbé assez rapidement par la voie d'une législation assez satisfaisante sur l'emploi des langues. La surenchère électorale ne l'aurait pas empêché d'aller tout doucement en s'atténuant; il aurait perdu sinon en ampleur, au moins en virulence. Or, il n'en était rien. Chaque "concession" de l'Etat unitaire au mouvement flamand ne faisait que renforcer celui-ci au lieu de l'apaiser. Manifestement, on se trouvait en face d'un phénomène d'un dynamisme historique incoercible qui ne pouvait prendre place dans les limites d'une formule étatique conçue en d'autres temps et pour d'autres temps; fatalement, il devait faire craquer ces limites et créer une nouvelle forme d'Etat, conforme à son contenu populaire. Ceux qui, dès 1936, ou même avant, avaient reconnu la nature réelle de ce phénomène voyaient combien il était dangereux de solidariser le patriotisme ou le fait politique belge avec des formes étatiques désuètes et condamnées par l'évolution. De cette solidarité, il ne pouvait naître que des équivoques effroyables et lourdes de périls, que les efforts de quelques esprits lucides et authentiquement patriotes ne pouvaient réussir à conjurer.

 

Le patriotisme ne consiste pas dans la fidélité à une formule politique qui a fait son temps, mais dans l'amour concret et vivant du peuple au milieu duquel on est né et auquel on est lié par la communauté de destin; la patrie, ce n'est pas une création juridique plus ou moins arbitraire, c'est un ensemble d'hommes dont on partage le sort dans les bons comme dans les mauvais jours, et dont on défend le patrimoine spirituel, moral et matériel. La bourgeoisie dénationalisée de Flandre a cherché, comme il était naturel, à confondre la construction politique de 1830 avec la patrie; dans la partie romane du pays et à Bruxelles, l'électoralisme a joué dans le même sens. On n'a manqué aucune occasion d'exploiter les sentiments de la population ni de mettre en ligne les anciens combattants de 1914-1918, comme si la formule étatique ancienne était sacrée et comme si c'était pour elle que des hommes avaient affronté la mort pendant cinquante-deux mois. Ces manœuvres n'ont que trop bien réussi   -d'autant plus facilement qu'elles étaient liées à l'action pour maintenir notre politique extérieure dans une ligne favorable non pas aux Belges, mais à nos anciens alliés. Un régime perméable comme la démocratie aux influences étrangères ne pouvait manquer de commettre cette monstrueuse confusion.

 

Il est caractéristique que lors de la proclamation de la politique d'indépendance en octobre 1936, puis après la capitulation du 28 mai 1940, la presse française, dont l'ignorance des réalités belges est proverbiale, n'ait rien trouvé de plus fort ni, à son sens, de plus décisif que de parler du Roi "flamingant" ou de "l'entourage flamingant" de notre Souverain. Après cela, tout paraissait dit.

 

En Wallonie, nombreux étaient ceux qui, avec une candide bonne foi, ne discernaient dans le mouvement flamand, même dans sa forme la plus minimaliste, que de sombres machinations plus ou moins inspirées par une volonté de "trahison". Trahison envers qui et envers quoi? Envers le peuple? Non. Mais envers une forme de l'Etat dont les services rendus sont contestables et qui, de toute façon, se trouvait depuis longtemps dépassée par l'évolution de la réalité populaire. On ne trahit aucune valeur essentielle quand on se propose d'aménager autrement, fût-ce au détriment de quelques minorités fort peu soucieuses de leur propre peuple, les rapports entre les communautés culturelles dans un pays ayant une situation aussi complexe que le nôtre. L'Etat unitaire n'a rien de sacré, sauf pour ceux à qui son existence profitait.

 

Sacrifier l'unitarisme pour sauver l'unité

 

Il y a quelque chose qui, à notre sentiment, est sinon sacré  -ce mot n'ayant aucune signification politique-  au moins politiquement utile, nécessaire et donc désirable: c'est l'unité. Mais cette unité ne se confond nullement avec l'unitarisme: depuis longtemps déjà, il était évident pour les bons esprits, que le second devait être sacrifié à la première. Même ceux qui sont le moins suspects de sympathie personnelle envers M. Degrelle et qui naguère considéraient comme intangible l'édifice unitaire de 1830, ont reconnu la haute pertinence du passage de la communication du Chef de Rex exposant qu'il ne peut plus être question d'imposer une forme quelconque d'unité au peuple flamand, mais qu'il faut le laisser venir spontanément à cette unité que recommandent à la fois l'histoire, la géographie et l'économie. Ou bien on estime que cette unité, ayant subi les aménagements indispensables, répond vraiment aux exigences profondes de la vie politique de nos populations et dans ce cas, il faut faire confiance aux évidences: elles ne manqueront pas d'imposer cette unité. Les réalités sont toujours plus puissantes que la volonté bonne ou mauvaise des hommes. Ou bien  -ce que nous ne croyons pas-  cette unité n'a aucun fondement dans le réel et son désir ne procède que d'une sentimentalité assez vaine: dans cette hypothèse, il ne faudrait pas pleurer sa disparition, celle-ci apparaissant alors comme un bienfait libérant les forces populaires et orientant vers des voies nouvelles et plus sûres leur épanouissement.

 

Nous ne recommandons pas un fatalisme apathique: il faut aider la vérité politique à se manifester de la meilleure façon et avec le plus grand profit pour le peuple. Mais on se prépare de cruels déboires quand on prétend la violenter, soit dans un sens soit dans l'autre. Il faut maintenir le maximum de conditions favorables à une unité belge revue, corrigée et exprimée politiquement par un Etat de structure nouvelle. Cela non par fétichisme de l'unité ou de "l'idée belge" ni pour toute autre sentimentalité plus ou moins respectable, mais parce qu'on estime que nos provinces, celles du nord comme celles du sud, seraient condamnées à de pénibles vicissitudes historiques si l'on commettait l'erreur  -l'erreur politique insistons-y-  de les séparer.

 

Seulement, la meilleur façon de sauver cette unité, qui venant d'une libre adhésion, sera durable, c'est de la désolidariser très nettement d'avec l'ancien unitarisme.

 

L'accord et la stratégie révolutionnaire

 

C'est d'ailleurs là un des aspects inéluctables de la révolution du XXème siècle dans le coin d'Europe que nous habitons. Il était absurde d'imaginer que le régime ancien pourrait s'écrouler comme démocratie parlementaire, comme système ploutocratique, comme économie libérale, comme domination de l'argent sur le travail et que miraculeusement il resterait debout comme Etat unitaire. Dans ce domaine, comme dans les autres, la révolution ne pouvait être que totale. Il existait des forces jeunes, vigoureuses, populaires, dégagées par le seul développement historique des forces qui menaçaient la structure du vieil Etat. Elles étaient même beaucoup plus clairement manifestées et moins latentes que celles dont l'effort principal se portait contre la forme d'organisation politique ou contre la structure sociale de la société bourgeoise. Il fallait de toute manière leur faire une place dans la révolution. Tout est dans tout.

 

Le fameux accord Rex-VNV de 1936, tant critiqué, cible de tant de sottises et de tant de vilenies, répondait à une conception totalitaire et remarquablement réaliste de la stratégie révolutionnaire. Les rexistes savaient ou devinaient d'instinct que, pour écraser le système des partis et la puissance ploutocratique, dont ce système était le support, il fallait tout remettre en question, y compris la forme unitaire de l'Etat; les nationalistes flamands se rendaient compte, d'autre part, que l'Etat unitaire résisterait à leurs assauts aussi longtemps qu'il aurait son armature démocratique, économique et sociale.

 

Nous plaignons ceux qui n'ont vu dans cette opération qu'une banale coalition des oppositions; quant à ceux qui y voyaient nous ne savons quelle machination ténébreuse ou quelle "trahison" plus ou moins inspirée par l'Allemagne, leur cas relève soit de la vénalité, soit de l'ignorance la plus invincible des réalités populaires et politiques. En portant leur effort principal contre l'accord Rex-VNV, la bourgeoisie libérale, la caste politicienne et la maffia ploutocratique, galvanisées par le sourire doucereux de M. Van Zeeland, savaient ce qu'elles faisaient: elles sabotaient la conjonction des forces révolutionnaires dont la communauté d'action mettait en péril leur domination.

 

Par la fusion des diverses organisations politiques en Flandre, par la reconnaissance du nouveau parti comme parti unique flamand et de Rex  -d'un Rex ouvert à tous et extensible en tous sens-  comme parti unique dans le sud du pays, la nouvelle convention réédite ce regroupement des forces révolutionnaires organisées, à défaut duquel on voyait depuis un an les forces d'ancien régime consolider leurs positions, reconquérir celles qu'elles avaient perdues et renforcer une domination ploutocratique qui devenait plus lourde et plus menaçante que jamais.

 

L'ancien accord et le nouveau

 

Le nouvel accord se distingue cependant assez nettement de l'ancien par son contenu. En 1936, les parties contractantes énonçaient un programme commun d'aménagement de l'Etat; c'était le temps où l'on faisait encore des programmes et où chaque candidat disposait, au gré des préférences de ses électeurs, de l'avenir du pays.

 

Aujourd'hui, il s'agit de tout autre chose. Le nouveau pacte va plus loin, en ce sens par exemple que Rex renonce à toute action directe en Flandre, ce que M. Degrelle avait refusé de consentir il y a cinq ans, malgré le désir de ses alliés; c'est qu'aujourd'hui l'unification organique des forces politiques prime tout. La vieille anarchie libérale est éliminée, aussi bien en politique que dans l'économie.

 

Il était donc indispensable non pas de sacrifier les organisations flamandes de Rex, mais de les intégrer avec honneur et surtout avec efficacité dans le nouveau parti unique flamand.

 

En ce sens, l'accord de 1936 est dépassé. Par contre, le nouveau pacte ne dispose pas  -et n'a pas à disposer-  de l'avenir. Il ne trace pas de programme pour les constructions futures. Le moment n'est plus aux alignements de paragraphes et d'aliénas, puisque la guerre n'est pas terminée sur le plan juridique et que le Chef naturel du pays est réduit au silence. Ce qui est possible et ce qui a été fait, c'est une délimitation des sphères d'influence de chaque groupement. Faut-il dire que cette délimitation laisse prévoir l'avenir et que son principal intérêt à nos yeux est de sauvegarder "in spe" les intérêts des Wallons, menacés par l'impérialisme flamand et d'assurer l'intégrité romane de leurs provinces?

 

Mais ces aménagements sont l'œuvre de l'avenir. Pour l'instant, les organisations politiques n'ont qu'à renforcer leurs cadres, préparer les esprits et procéder au lent investissement de l'appareil étatique.

 

L'accord concerne donc principalement la stratégie révolutionnaire et non ses objectifs. Son seul contenu politique est le principe, que nous avons tenté de dégager plus haut, de la primauté du peuple sur l'Etat.

 

José STREEL.

in: Le Soir, jeudi 15 mai 1941.

 

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samedi, 06 mars 2010 | Lien permanent | Commentaires (1)

Une conspiration anglo-saxonne

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UNE CONSPIRATION ANGLO-SAXONNE

 

 

Aux Journées du Soleil 2009, dans le Jura, la leçon de la deuxième matinée a été dispensée par Jean-Patrick Arteault. Il  l’a intitulée ‘Le mondialisme de l’idée anglophone. Ce n’est en effet que dans sa première phase que l’impérialisme anglo-saxon se limite à fédérer au Royaume-Uni les dominions de l’Empire britannique, Nouvelle-Zélande, Australie, Canada, Afrique du Sud, qu’il convient de réunir naturellement aux Etats-Unis. Dans la phase suivante, le messianisme des protestants (leur surconsommation de la Bible les élève de fait au rang de Juifs de désir) a tôt fait de les investir de la mission d’étendre au monde entier le modèle indépassable de la démocratie anglaise.

 

Ils s’accommodent par ailleurs d’être des prédestinés, parmi un petit nombre d’élus, pour qui la réussite matérielle et sociale est le signe de l’approbation divine. Pragmatique, cette élite a la sagesse, pour éviter la révolte des masses, de prôner un socialisme non-marxiste. On se souviendra que c’est en observant la scandaleuse exploitation de leur prolétariat par les Anglais que Marx a pu prédire une irrésistible révolution. Pragmatique encore, le mouvement messianique anglo-saxon va s’ordonner à accélérer l’avènement de son règne mondial.

 

Le mouvement va éclore au XIXe siècle dans le compagnonnage amical d’étudiants des quatre collèges d’Oxford, Oriel, Balliol, New College et All Souls. Ils ont pour initiateur et père spirituel le poète, sociologue et historien d’art John Ruskin (1819-1900). Homme complet, celui-ci a fait le voyage de Rome et l’Italie et le passage des Alpes l’a marqué, lui inspirant une pensée profondément panthéiste. Il est sinon chrétien et socialiste, rattaché en fait dans un premier temps au mouvement chrétien socialiste, qui est un variante anglaise du socialisme non marxiste. Critique d’art, il est fort lié au peintre préraphaélite Dante Gabriel Rossetti. Ardent protecteur du patrimoine architectural, il est opposé à l’idée de Viollet-le-Duc de restituer l’ancien dans son état d’origine.

 

Professeur à Oxford, John Ruskin éduque des promotions de jeunes disciples, nés de la classe dirigeante, sélection naturellement destinée dans son esprit à gouverner suivant le modèle platonicien. A gouverner dans le souci de sauvegarder la haute culture anglo-saxonne, selon lui le summum de l’évolution humaine, en élevant le niveau de la masse laborieuse, afin d’éviter qu’elle ne détruise dans une révolution cette culture, en même temps que la classe dirigeante.

 

Le message de Ruskin a été particulièrement bien reçu par un de ses étudiants, un certain Cecil Rhodes (1853-1902), jeune homme attachant, d’autant plus dynamique que, se sachant de santé fragile, il agit toujours avec le sentiment qu’il peut mourir sous peu. Rongé d’asthme, il doit abandonner Oxford pour le climat plus salubre de l’Afrique du Sud, qui se révèlera effectivement excellent pour lui. Il y arrive au moment où on découvre des diamants dans la région et, très entreprenant en affaires, il se charge de fournir les chercheurs en matériel, équipements et subsistance. Alors qu’il n’a encore que dix-sept ans, il fait rapidement fortune. Sa santé s’est rétablie suffisamment pour qu’il reprenne ses études à Oriel College, tout en menant ses affaires minières, qui l’amèneront deux ans plus tard à fonder la De Beers et à contrôler la production du diamant. Il entre alors dans la franc-maçonnerie à Oxford.

 

A partir de condisciples choisis, avec lesquels il entretient des liens étroits d’amitié, il s’applique à constituer un groupe organisé. Il va bientôt donner à celui-ci la forme d’une société secrète, structurée sur le modèle de la Société jésuite, qu’il entend affecter au service de la Sainte Eglise que constitue pour lui l’Empire britannique. Il est bien sûr le Général de la Société. Assisté d’une Junte de Trois, il vise à réunir et organiser des sujets brillants à placer dans la politique, l’université et le journalisme. Parallèlement au cercle interne de sa Société des élus, il institue, au départ avec le soutien de Nathan Rothschild, un cercle externe, l’Association des bienfaiteurs. Seuls les Elus sont tenus au secret et à l’engagement. Ils sont les seuls à connaître tous les buts de la Société.

 

La junte est assez réservée à l’égard des rituels d’initiation et de fonctionnement auxquels Rhodes incline. Comme se montrera également réservé Nathan Rothschild, premier baron du noml, qui recommandera même la distance à son gendre, Lord Rosebery, ministre puis premier ministre, qui lui est des Elus. Dans le même temps, pour renforcer la fidélité de ceux-ci, la Société les encourage à créer entre eux des liens familiaux par mariage et elle obtient pour eux des titres nobiliaires. Elle suscite entre eux des activités de club, qui vont donner lieu à la mise en place à Chatham House (du nom de l’Hôtel de William Pitt où il se réunit) du club qui deviendra, en 1919, le RIIA (Royal Institute of International Affairs), avec son pendant américain le CFA (Council on Foreign Relations), organisations non-gouvernementales de politique étrangère. L’une comme l’autre applique, pour préserver la liberté de parole de chacun, la règle de confidentialité selon laquelle il est permis de révéler ce qui s’y est dit, mais pas qui l’a dit. La Société prend le contrôle du quotidien The Times, qui ne tire qu’à 50.000 exemplaires, mais est l’organe officieux du Foreign Office.

 

Cecil Rhodes, qui comme nombre d’autres personnages marquants de la Société des Elus considère l’argent comme un moyen et non comme un objectif, affectera une partie importante de sa fortune à constituer une fondation qui a comme objet d’accorder à de jeunes Anglais prometteurs, et à de jeunes Américains, une bourse pour étudier à Oxford. La fondation fonctionne toujours. Bill Clinton est un boursier Rhodes comme le Général Wesley Clark, comme le sont également six membres de l’équipe d’Obama.

 

La première Junte des Trois est constituée par trois personnalités remarquables : Stead, Milner et Brett. Rhodes avait dès l’abord éprouvé un coup de foudre pour le journaliste William T. Stead. Celui-ci, qui a un don évident de prémonition (Il va mourir sur le Titanic après avoir écrit un roman dont le héros est sauvé par le navire Titan d’un naufrage causé par un iceberg !), pense de Rhodes qu’il rêve d’être à la fois César et Ignace de Loyola. Il estime fort, par ailleurs, Milner qu’il juge capable de succéder à Rhodes.

Alfred Milner (1854-1925), qui est d’origine allemande, est pénétré de l’idée qu’il faut réorganiser l’Empire britannique aux fins de développer la vie spirituelle par l’éducation des masses à formater. Il aspire à réaliser l’Union anglo-américaine, avec au besoin sa capitale aux Etats-Unis, qui devra être le modèle d’une fédération mondiale qui regroupera la civilisation autour de la langue anglaise. L’Afrique du Sud servira de laboratoire d’essai de l’opération. Mais Rhodes, qui veut réaliser la liaison ferrée Le Cap-Le Caire, va trouver des Allemands encombrants dans son chemin, comme Milner trouve des Boers réfractaires. Les objectifs hautement moraux de l’un et l’autre viennent heureusement justifier l’immoralité des atrocités de la guerre, ce qui n’ira pas sans frictions internes. Pour réaliser les objectifs de la société, Milner recrute des jeunes gens à qui il confie très vite, avec succès, des postes à responsabilité. On appellera ‘affectueusement’ son groupe le Kindergarten ! Milner met en place une revue-laboratoire d’idées autour de groupes de réflexion : La Table Ronde. Idéologue, il veut installer une fraternité de type religieux unie autour du sens du devoir et du service de l’Etat. Il est significatif qu’il sera un des cinq membres du cabinet de guerre à partir de 1915.

Alfred Brett se charge du bon fonctionnement interne de la Société et de ses relations avec la Couronne. Tout comme Milner, il préfère son influence au sein de l’organisation, plutôt qu’un poste officiel (il déclinera l’offre de devenir Vice-Roi des Indes .

 

Mais l’idée d’une fédération mondiale est trop lente à percer. Aussi, dès avant 1914, Milner s’applique avec Lionel Curtis, le penseur de loin le plus profond du groupe, à lancer l’idée d’un Commonwealth des Nations, dont la Société des Nations (1919) sera un produit dérivé. L’objectif avoué de Curtis est rien moins que faire mourir l’Empire, pour qu’en renaisse un système mondial intégré, dont l’objet est d’éduquer aux libertés démocratiques et de porter la plupart des populations du globe au niveau de responsabilité de l’homme blanc.

 

Le groupe Milner va s’adjoindre Alfred Zimmern, un Juif allemand converti qui enseigne à Oxford et pour qui Athènes est le modèle de l’Occident. Mais Athènes a trahi le modèle athénien en devenant brutalement impérialiste, une voie que ne doit pas suivre l’Empire Britannique s’il veut ensemencer le monde avec ses idées démocratiques. Zimmern sera à l’origine de la mise en place du RIIA et de son correspondant américain le CFR, et bientôt par la suite de l’Unesco.

 

Philippe Kerr, 11e marquis de Lothian, succède à Milner. Ambassadeur du Royaume-Uni aux Etats-Unis, il y a préparé la Charte de l’Atlantique, qui consacre le transfert de l’influence à Washington. Il est l’auteur d’une étude, réalisée avant la guerre de 1914, sur les collectivités noires aux Etats-Unis censée applicable à l’Afrique du Sud.

 

Robert Henry Brand est l’économiste du Milners Kindergarten. Directeur du Times et de la Lloyd Bank, il rejoint finalement Lazard Brothers & Cy. Il est le beau-frère du financier américain Astor, qui sera fait vicomte. Il exerce une influence sur l’abandon de l’étalon-or. Il sera par ailleurs favorable à la politique d’apaisement avec le Reich.

 

Leo Amery (journaliste d’origine juive au Times) et Herbert Samuel (1er vicomte Samuel) s’attachent à concilier mondialisme WASP et sionisme, pour éduquer les Arabes à l’anglais. Ils interviendront (Amery surtout) dans la rédaction de la Déclaration Balfour, qui soutient les prétentions des Sionistes à un foyer national juif en Terre Sainte. Samuel sera Haut Commissaire en Palestine.

 

Walter Lippmann, Juif américain d’origine allemande, est journaliste au New York Herald Tribune. Il est en contact étroit avec Philippe Kerr et avec la Table Ronde dès le premier voyage de Kerr aux Etats-Unis. Il est secrétaire général de The Inquiry, qui est l’équivalent des groupes de réflexion de la Round Table britannique et qui débouchera sur la constitution du CFR. Bien qu’ayant soutenu le candidat Théodore Roosevelt, perdant contre Wilson, il anime le think tank de la politique extérieure américaine avant et durant la première guerre mondiale. Il intervient dans la rédaction des Quatorze Points de Wilson, lesquels sont l’écho des idées de la Round Table, et dans celle du Traité de Versailles. Il participe également à la mise en place de la Société des Nations, mais celle-ci est plutôt l’œuvre de Curtis, et le Traité de Versailles celle de Milner. Communicateur avant la lettre, Lippmann invente la notion de ‘fabrique du consentement’ et, à partir des réactions des soldats des tranchées de 14-18 aux pilonnages d’artillerie, introduit la terreur dans la manipulation des opinions publiques.

 

Les rejetons ultérieurs du RIIA et du CFR ont nom Groupe de Bilderberg, Commission Trilatérale, Forum de Davos.

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dimanche, 30 août 2009 | Lien permanent

Sur Rudolf Pannwitz

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Robert STEUCKERS:

 

Rudolf Pannwitz: «mort de la terre»,

Imperium Europæum et conservation créatrice

 

L'idéalisme du philosophe et poète allemand Rudolf Pannwitz constitue pour l'essentiel une rupture avec les idéaux positivistes de la «Belle Epoque»: il rejette l'Etat, le mercantilisme, la révolution, l'argent, le capitalisme et le lucre. Pourquoi? Parce que le concours de toutes ces forces négatives conduit à la “mort de la Terre”. Devant ce pandemonium, l'homme du XXième siècle, écrit Pannwitz, doit poser l'“acte salvateur”, qui consiste à ne plus penser à son seul profit, à prendre conscience du danger que court son âme, à  se rendre compte que l'histoire, en tant que jeu funeste, est toute relative, à vouer un culte mystique au Tout, au Cosmos.

 

Comment ce faisceau d'idéaux essentiellement poétiques a-t-il pu générer une idée d'Europe, surtout s'il rejette explicitement l'histoire? Et sur quels principes repose donc cette idée an-historique d'Europe? Elle repose sur une mystique et une pratique “telluriques”, où la Terre est le réceptacle du sacré, voire le Tabernacle du sacré. Ensuite, sur une critique de l'argent qui, par sa nature intrinsèquement vagabonde, arrache hommes et choses à la Terre, à leur lieu, m'arrache en tant que personne à mon lieu, au lieu où des forces qui me dépassent m'ont placé pour y jouer un rôle, y accomplir une mission.

 

Cette critique de l'argent vagabond s'accompagne d'un plaidoyer pour l'autarcie à tous les niveaux: domestique, communal, régional, impérial. Cette mystique tellurique et ce rejet radical du pan-vagabondage que généralise l'argent conduit à une vision pacifique de la politique et de l'Europe, qui est tout à la fois anti-nationaliste et napoléonienne, parce que l'aventure militaire napoléonienne a, par une sorte de ruse de l'histoire, éliminé de vieux antagonismes inter-européens, donc créer les conditions d'un imperium pacifique en Europe. Aux nationalismes qu'il juge bellogènes, Pannwitz oppose une vision continentale européenne pacifique et mystico-tellurique, opposée aux pratiques anglaises du libre-échangisme et du “divide ut impera” et au nationalisme allemand, auquel il reproche d'être né au moment où la Prusse se met au service de l'Angleterre pour combattre le projet continental napoléonien. Pannwitz, pourtant très allemand dans son tellurisme, reproche à la pensée allemande en général, de facture kantienne ou hégélienne, d'absoluiser les concepts, tout comme la Prusse a hissé au rang d'absolus les démarches de ses fonctionnaires et de ses administrateurs.

 

Selon Pannwitz, la renaissance culturelle de l'Europe passe nécessairement par une revalorisation des plus beaux legs du passé: l'Imperium Europæum sera cette Europe tournée vers la Beauté; il adviendra, pense Pannwitz, après la Grande Guerre civile européenne de 1914-18, où s'est perpétré le plus grand forfait de l'histoire des hommes: «le viol du corps sacré de la Terre».

 

L'Imperium Europæum ne pourra pas être un empire monolithique où habiterait l'union monstrueuse du vagabondage de l'argent (héritage anglais) et de la rigidité conceptuelle (héritage prussien). Cet Imperium Europæum sera pluri-perspectiviste: c'est là une voie que Pannwitz sait difficile, mais que l'Europe pourra suivre parce qu'elle est chargée d'histoire, parce qu'elle a accumulé un patrimoine culturel inégalé et incomparable. Cet Imperium Europæum sera écologique car il sera «le lieu d'accomplissement parfait du culte de la Terre, le champ où s'épanouit le pouvoir créateur de l'Homme et où se totalisent les plus hautes réalisations, dans la mesure et l'équilibre, au service de l'Homme. Cette Europe-là n'est pas essentiellement une puissance temporelle; elle est, la “balance de l'Olympe”».

 

La notion-clef de l'œuvre de Pannwitz est celle de “Terre” (Die Erde). Si la “Terre” est signe d'anti-transcendance chez Nietzsche, d'idylle dans la nature virginale, elle est aussi —et sur ce point Pannwitz insiste très fort—  géopolitique substantielle. Quand on décrypte la vision critique de Pannwitz sur l'histoire européenne de son temps, on constate qu'il admet: 1) que l'Allemagne se soit dotée d'une flotte, sous la double action de l'Amiral Tirpitz et de l'Empereur Guillaume II, car cette flotte était destinée à protéger l'Europe du “mobilisme” économique et monétaire anglais (et américain) et n'était pas a priori un instrument de domination; 2) l'Europe est une “Terre de culture” qui en aucun cas ne peut être dominée par la Mer (ou par une puissance qui tire sa force d'une domination de l'espace maritime) ou par ses anciennes colonies qui procéderaient ainsi à une Gegenkolonisation. On comprend tout de suite que les Etats-Unis sont directement visés quand Pannwitz dénonce cette “contre-colonisation”; 3) les thalassocraties sont un danger sinon le  danger car a) elles développent des pratiques politiques et économiques qui vident le sol de ses substances; b) elles imposent une fluidité qui dissoud les valeurs; c) elles sont des puissances du “non-être”, qui justement dissolvent l'Etre dans des relations et des relativités (remarques qui ont profondément influencé le Carl Schmitt de l'après-guerre qui écrivait dans son journal  —édité sous le titre de Glossarium—  que tout nos livres deviennent désormais des Logbücher, car le monde n'est plus terre mais océan, sans point d'ancrage possible, où tout quiconque arrête de se mouvoir coule); d) sous la domination des thalassocraties, tout devient “fonction” et même “fonctions de fonctionnement”; dans un tel contexte, les hommes sont constamment invités à fuir hors des concrétudes tangibles de la Terre.

 

Chez Pannwitz, comme chez le Schmitt d'après-guerre, la Terre est substance, gravité, intensité et cristallisation. L'Eau (et la mer) sont mobilités dissolvantes. “Continent”, dans cette géopolitique substantielle, signifie “substance” et l'Europe espérée par Pannwitz est la forme politique du culte de la Terre, elle est la dépositaire des cultures, issues de la glèbe, comme par définition et par force des choses toute culture est issue d'une glèbe.

 

L'état de l'Europe, à la suite de deux guerres mondiales ayant sanctionné la victoire de la Mer et de la mobilité incessante, postule une thérapie. Qui, bien entendu, est simultanément une démarche politique. Cette thérapie suggérée par Pannwitz demande: 1) de rétablir à tous niveaux le primat de la culture sur l'économie; 2) de promouvoir l'édification intérieure des hommes concrets (par une démarche qui s'appelle l'Einkehr, le retour à soi, à sa propre intériorité); 3) de lancer un appel à la “Guerre Sainte des Vivants” pour empêcher l'avènement de “Postumus”, figure emblématique de celui qui fuit l'histoire (réhabilitée par Pannwitz après 1945), qui capitule devant l'Autre (l'Américain), qui se résigne; 4) de donner enfin une forme à l'Homme qui, sans forme, se perd dans l'expansion conquérante et dans l'hyper-cinétisme de cette mobilité introduite puis imposée par les thalassocraties; sans forme, rappelle Pannwitz, l'homme se perd aussi dans les dédales d'une vie intérieure devenue incohérente (en ce sens notre poète-philosophe annonçait l'avènement d'un certain “New Age”).

 

Humanité et nationalisme

 

Pannwitz ne place aucun espoir dans l'«Humanité», c'est-à-dire dans une humanité qui serait homogénéisée à la suite d'un long processus d'unification mêlant coercition et eudémonisme. Il ne place pas davantage d'espoir dans un nationalisme qui signifierait repli sur soi, enfermement et répétition du même pour les mêmes. Le seul “nationalisme” qui trouve quelque grâce à ses yeux est celui de De Gaulle. Pour guérir l'Europe (et le monde) de ses maux, il faut créer des espaces de civilisation impériaux; la version européenne de cet espace de civilisation est l'«Imperium Europæum». Pour y parvenir, les élites vivant sur cet espace doivent pratiquer l'Einkehr, c'est-à-dire procéder à une «conservation créatrice»; de quoi s'agit-il? D'un plongeon dans le soi le plus profond, d'un retour aux racines. Les nations, les ethnies doivent aller au tréfond d'elles-mêmes. Car elles vont y découvrir des formes particulières, incomparables, intransmissibles, du sacré. Elles cultiveront ce sacré, offriront les créations de cette culture du sacré à leurs voisins, recevront celles que ceux-ci auront ciselées; les uns et les autres accepteront ces facettes diverses d'un même sacré fondamental, opèreront des “greffes goethéennes” pour obtenir en bout de parcours une Oberkultur der Kulturen.

 

Pannwitz était hostile au national-socialisme, héritier de ces formes de nationalisme allemand qu'il n'aimait pas. Mais il est resté discret sous le IIIième Reich. Il reprochait surtout au national-socialisme de ne pas être clair, d'être un fourre-tout idéologico-politique destiné surtout à acquérir des voix et à se maintenir au pouvoir. En 1933, Pannwitz quitte l'Académie Prussienne comme Ernst Jünger. Il choisit l'exil dans une splendide île dalmate, où il restera pendant toute la seconde guerre mondiale, sans subir aucune pression, ni des autorités occupantes italiennes, ni du nouveau pouvoir croate ni de l'administration militaire allemande; en 1948, il s'installe en Suisse. Pendant cet exil adriatique, il n'a pas formulé de critique charpentée du national-socialisme car, écrivait-il à l'un de ses nombreux correspondants, ce serait “perdre son temps”. En fait, en dépit de l'extrême cohérence de sa dialectique terre-mer, Pannwitz a été totalement incohérent quand il a jugé la politique européenne depuis son île dalmate. Il accumulait les contradictions quand il parlait de l'Angleterre puis des Etats-Unis dont il espérait la victoire contre les armes allemandes: par exemple, en pleine crise tchécoslovaque, il écrit que les Tchèques doivent s'appuyer sur les Anglais, mais à partir de septembre 1939, il répète que les Français sont “fous” de faire la politique des Anglais. Pourquoi les Tchèques auraient-ils été raisonnables de faire ce que les Français auraient eu la “folie” de faire quelques mois plus tard?

 

Il n'empêche: la dialectique terre-mer, que l'on retrouve solidement étayée dans l'œuvre de Carl Schmitt, demeure une matière de réflexion importante pour tous les européistes. De même, la nécessité de recourir aux tréfonds de soi-même, de pratiquer l'Einkehr.

 

Robert STEUCKERS.

(extrait d'une conférence prononcée lors de la 3ième université d'été de la FACE, juillet 1995).

 

Bibliographie:

- Rudolf PANNWITZ, Die Krisis der europäischen Kultur, Verlag Hans Carl, Nürnberg, 1947.

- Alfred GUTH, Rudolf Pannwitz. Un Européen, penseur et poète allemand en quête de totalité (1881-1969), Klincksieck, Paris, 1973.

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mercredi, 10 septembre 2008 | Lien permanent

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