samedi, 21 octobre 2023
Carl Schmitt: État, mouvement, peuple
Carl Schmitt: État, mouvement, peuple
par Franco Brogioli
Source: https://www.centrostudilaruna.it/stato-movimento-popolo.html
Ce volume comprend Staat, Bewegung, Volk, écrit par le célèbre juriste et philosophe du droit allemand Carl Schmitt (1888-1985), l'un des principaux représentants de la révolution dite conservatrice, publié à Hambourg en 1933 et traduit en italien pour le Centro Librario Occidente de Palerme sous le titre Stato, Movimento, Popolo en 2021. Pour la première fois, il est publié seul en Italie.
En 1935, la maison d'édition Sansoni de Florence l'avait publié pour le compte de la Regia Università di Pisa sous la forme d'un recueil de trois essais de Schmitt intitulé, de manière quelque peu trompeuse il est vrai, Principii politici del nazionalsocialismo et préfacé par Arnaldo Volpicelli, alors professeur de doctrine de l'État à l'université de Pise. Deux de ces essais ont été repris en 1972 par le politologue Gianfranco Miglio, qui les a réédités sous le titre Le categorie del Politico : saggi di teoria politica (Les catégories du politique : essais de théorie politique) pour il Mulino, mais le texte sur l'État, le Mouvement, le Peuple n'y a pas été inclus, car Miglio le considérait comme dépassé. Cette lacune est aujourd'hui comblée. Il faut cependant reconnaître à Miglio le mérite d'avoir été le premier en Italie à rendre sa dignité scientifique à ce grand intellectuel européen.
L'éditeur sicilien a voulu faire précéder l'essai de Schmitt par le texte intitulé Notes sur le national-socialisme de Delio Cantimori (photo), écrit en avril 1934, qui introduit le livre de Sansoni. Cantimori, alors âgé d'une trentaine d'années, était assistant à l'Institut d'études germaniques où il avait été appelé par Giovanni Gentile et rédacteur de la revue de l'Institut. Dans ces notes, il documente les origines et la montée au pouvoir du Parti national-socialiste des travailleurs allemands. Pour Schmitt, en effet, le mouvement est autant État que Peuple et le pouvoir est fondé sur le Führerprinzip, c'est-à-dire le principe du chef suprême - Adolf Hitler - dans lequel le Peuple allemand se reconnaît intégralement, en vertu de l'égalité de lignage qui existe entre les citoyens du Troisième Reich germanique. Le juriste postule ce que devaient être les trois membres du nouvel État né de la révolution nationale-socialiste, qui, en ces mois, renaissait des cendres de la République libérale-démocratique et bourgeoise de Weimar, mais aussi l'élément unificateur.
Schmitt est né dans une famille catholique nombreuse et modeste à Plettenberg, en Westphalie protestante prussienne. Diplômé en 1910, docteur en droit de l'université de Strasbourg (alors incluse dans l'Allemagne wilhelminienne) en 1915 et professeur en 1916, il publie en 1921 Die Diktatur (La dictature), sur la constitution de la République de Weimar, en 1922 Politische Theologie (Théologie politique), hostile à la philosophie du droit, jugée trop formaliste, sur le rôle de l'État de droit dans la société, de Hans Kelsen, en 1923 Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus (La situation historico-intellectuelle du parlementarisme actuel) sur l'incompatibilité du libéralisme et de la démocratie de masse, et en 1927 Der Begriff des Politischen (Le concept du politique), sur la relation ami-ennemi comme critère constitutif de la dimension du "politique". Les positions exprimées par Schmitt au cours de cette période, jusqu'au début des années 1930, sont parfois désignées par le concept de Révolution conservatrice (Konservative Revolution). En 1932, il collabore avec le chancelier Kurt von Schleicher. Après avoir enseigné dans diverses universités allemandes, il devient professeur à l'université Humboldt de Berlin en 1933, poste qu'il est contraint de quitter en 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il avait adhéré au parti national-socialiste le 1er mai 1933 et, en novembre de la même année, il devint président de la Vereinigung der nationalsozialistischen Juristen (Union des juristes nationaux-socialistes) ; en juin 1934, il devint rédacteur en chef de la Deutsche Juristen-Zeitung (Journal des juristes allemands).
Se référant à la promulgation des lois de Nuremberg de 1935, qui interdisaient les mariages et les relations extraconjugales entre Juifs et non-Juifs au nom du maintien de la "pureté du sang allemand", Schmitt observe : "Aujourd'hui, le peuple allemand est redevenu allemand, y compris d'un point de vue juridique. Après les lois du 15 septembre, le sang allemand et l'honneur allemand sont redevenus les concepts directeurs de notre droit. L'État est désormais un moyen de servir la force de l'unité völkisch. Le Reich allemand n'a qu'une seule bannière, le drapeau du mouvement national-socialiste; et ce drapeau n'est pas seulement composé de couleurs, mais aussi d'un grand et authentique symbole: le signe du serment du peuple de la croix à crochets" (C. Schmitt, "La Constitution de la liberté", 1935).
En décembre 1936, il est cependant accusé d'opportunisme dans la revue SS Das Schwarze Korps et doit renoncer à jouer un rôle de premier plan dans le régime. En 1937, des cercles du régime, dans un rapport confidentiel adressé à Alfred Rosenberg, critiquent Schmitt pour sa doctrine, accusée d'être imprégnée de "romanisme", pour ses relations avec l'Église catholique et pour son soutien au présidentialisme. Jusqu'à la fin du national-socialisme, Schmitt a surtout travaillé dans le domaine du droit international et s'est efforcé de fournir au régime des mots-clés dans ce domaine. C'est ainsi qu'il a forgé en 1939, au début de la Seconde Guerre mondiale, le concept de Völkerrechtliche Großraumordnung (ordre des grands espaces en droit international), une sorte de doctrine Monroe allemande, comme clé du nouveau droit international post-étatique et comme justification possible de la politique impérialiste d'Adolf Hitler. En outre, Carl Schmitt a participé à l'Aktion Ritterbusch, qui visait à soutenir l'effort de guerre de l'Allemagne nationale-socialiste par la participation active de personnalités du monde scientifique et culturel allemand, appelées à conseiller les politiques spatiales et démographiques du régime.
Capturé par les troupes alliées à la fin de la guerre, il risquait d'être jugé au procès de Nuremberg, mais il fut libéré en 1946 et retourna vivre dans sa ville natale, où il continua à travailler à titre privé et à publier dans le domaine du droit international. Cependant, il fut exclu de l'enseignement dans toutes les universités allemandes et aussi de l'Association des juristes allemands dans le cadre du programme de dénazification de l'Allemagne de l'après-guerre. Les expériences de cette période sont reflétées dans les essais Réponse à Nuremberg et Ex Captivitate Salus. Il est décédé en 1985, à l'âge de presque 97 ans.
En tant que juriste, Schmitt est l'un des théoriciens allemands du droit public et international les plus connus et les plus étudiés. Ses idées ont attiré et continuent d'attirer l'attention de spécialistes de la politique et du droit, notamment Walter Benjamin, Leo Strauss, Jacques Derrida, Chantal Mouffe et Slavoj Žižek, ainsi que, en Italie, Pierangelo Schiera, Carlo Galli, Mario Tronti, Massimo Cacciari, Gianfranco Miglio, Giacomo Marramao et Giorgio Agamben.
Sa pensée, qui plonge ses racines dans la religion catholique, s'articule autour des questions du pouvoir, de la violence et de la mise en œuvre du droit. Parmi ses concepts clés figurent, avec une formulation lapidaire, l'"état d'exception" (Ausnahmezustand), la "dictature" (Diktatur), la "souveraineté" (Souveranität), le katéchon et le "grand espace" (Großraum), et les définitions qu'il a inventées, telles que "théologie politique" (Politische Theologie), "gardien de la constitution" (Hüter der Verfassung), "dilatorischer Formelkompromiss" (dilatorischer Formelkompromiss), la "réalité constitutionnelle" (Verfassungswirklichkeit), le "décisionnisme" ou les oppositions dualistes telles que "légalité et légitimité" (Legalität und Legitimität), "loi et décret" (Gesetz und Maßnahme) et "hostis - inimicus" (la distinction entre ennemi et adversaire, la prémisse de la relation "ami-ennemi" comme critère constitutif de la sphère "politique").
Outre le droit public et international, ses travaux abordent d'autres disciplines, telles que la politologie, la sociologie, les sciences historiques, la théologie et la philosophie (en mettant l'accent sur les aspects ontologiques du droit). Schmitt est aujourd'hui décrit par ses détracteurs comme un "juriste criminel", un théoricien douteux hostile aux démocraties libérales, mais il est en même temps qualifié de "classique de la pensée politique" (Herfried Münkler), notamment en raison de son influence sur le droit public et la science juridique dans la première République fédérale allemande (par exemple en ce qui concerne le "vote de défiance constructif", les limites matérielles du pouvoir de révision constitutionnelle, la limitation des droits fondamentaux des sujets subversifs de l'ordre constitutionnel ou de la "démocratie militante").
En Italie, après une période de méfiance due à ses liens avec le national-socialisme, sa pensée fait aujourd'hui l'objet d'une attention récurrente, notamment en ce qui concerne les problèmes juridiques et philosophico-politiques de la mondialisation (Danilo Zolo, Carlo Galli, Giacomo Marramao), la crise des catégories juridiques modernes (Pietro Barcellona, Massimo Cacciari, Emanuele Castrucci), les processus de transition constitutionnelle et l'expérience paradigmatique de la République de Weimar (Gianfranco Miglio, Fulco Lanchester, Angelo Bolaffi).
Schmitt a été influencé de manière décisive dans la formation de sa pensée par des philosophes politiques et des théoriciens de l'État tels que Thomas Hobbes, Jean Bodin, Emmanuel Joseph Sieyès, Niccolò Machiavelli, Jean-Jacques Rousseau, Louis de Bonald, Joseph de Maistre, Juan Donoso Cortés, mais aussi par des contemporains tels que Georges Sorel, Ernst Jünger et Vilfredo Pareto. Schmitt considérait comme son maître le juriste français Maurice Hauriou, le plus grand représentant de l'institutionnalisme, qu'il cite à plusieurs reprises dans ses œuvres et qu'il décrit comme "le maître de notre discipline".
La compréhension que Schmitt a des concepts de la doctrine moderne de l'État est marquée par sa conviction que le système de la science juridique, en particulier le droit public, n'est pas autonome, mais plutôt imprégné, au cours de la sécularisation, d'une conceptualité théologique. Tous les concepts de la doctrine étatique sont des concepts théologiques sécularisés. Cette transposition ne concerne pas seulement le développement historique des concepts, mais aussi la composante métaphysique. La thèse de la sécularisation de Schmitt se reflète dans son concept de l'État. L'État est une instance absolue sécularisée et constitue la forme la plus intensive de l'unité politique. Cette unité s'est désintégrée au début du 20ème siècle avec l'avènement de la démocratie parlementaire, provoquée par l'antagonisme des classes et la confrontation entre les différents groupes d'intérêts économiques et sociaux, ce qui a rendu les décisions politiques unitaires difficiles ou impossibles. Le principe même de la majorité et de la minorité parlementaire n'est pas acceptable. L'unité ne peut être réalisée que s'il existe non seulement une égalité formelle, mais aussi une "uniformité substantielle de tout le peuple", qui peut être obtenue par l'exclusion ou l'anéantissement de tout élément étranger à l'uniformité. Un État dans lequel tous les citoyens sont égaux les uns aux autres est un "État total", qui représente le plus haut degré d'unité, puisque, par son ordre, il peut empêcher l'éclatement en groupes sociaux conflictuels et s'opposer à tout ce qui contredit l'uniformité substantielle. L'État exerce le monopole de la décision politique qui, pour Schmitt, coïncide avec la décision de savoir qui est l'ami et qui est l'ennemi : c'est pour Schmitt la distinction politique spécifique qui définit la sphère du "politique" et donc de l'État. L'ennemi n'est pas un adversaire en général, mais "essentiellement, dans un sens particulièrement intensif, quelque chose d'autre et d'étranger". L'État se caractérise donc par l'identification d'ennemis externes et internes à l'État : la détermination des premiers se fait par l'exercice du ius belli, celle des seconds par la neutralisation de ceux qui perturbent "la tranquillité, la sécurité et l'ordre" de l'État. Cette conception de "l'ennemi intérieur" a été largement invoquée lors de la conférence des juristes nationaux-socialistes allemands à Leipzig en 1933 pour justifier la politique raciale du régime : sans cette idée d'uniformité raciale, un État national-socialiste n'aurait pas pu exister. L'État de Schmitt est donc une unité politique suprême, fondée sur l'unité substantielle de tous ses membres, et montre sa force dans sa capacité à se débarrasser de ses ennemis intérieurs et extérieurs, jusqu'à les anéantir si nécessaire.
23:40 Publié dans Révolution conservatrice, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : révolutionconservatrice, carl schmitt, philosophie politique, politologie, sciences politiques, théorie politique | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
vendredi, 18 août 2023
Le Glossarium de Carl Schmitt: idées, mémoire et amitié avec Jünger et Mohler
Le Glossarium de Carl Schmitt: idées, mémoire et amitié avec Jünger et Mohler
par Antonio Chimisso
Source: https://www.barbadillo.it/110688-glossario-di-carl-schmitt-idee-memorie-e-amicizia-con-junger-e-mohler/
26 septembre 1945 : Carl Schmitt est arrêté par les Américains et reste en prison jusqu'au 10 octobre 1946. Le 19 mars 1947, il est à nouveau appréhendé et emprisonné par les troupes d'occupation, en tant que témoin potentiel, et avec la possibilité imminente de devenir un accusé devant le Tribunal allié de Nuremberg, créé par les vainqueurs pour juger les prétendus crimes commis par leur Ennemi.
Il ne sera libéré qu'à l'été 1947, et se retirera dans sa maison de Plettenberg dans des conditions de solitude absolue, après avoir été exclu de la Chambre allemande des juristes, privé de son poste de professeur à l'université de Berlin et même de sa bibliothèque personnelle, confisquée et mise au rencart dans des caisses abandonnées ensuite dans une usine désaffectée.
Ex captivitate salus et le Glossarium de Carl Schmitt, le Traité du rebelle d'Ernst Jünger en allemand.
Ayant retrouvé sa liberté, il reprend la rédaction de son journal. Mais il ne le fait pas comme à son habitude, en relatant la chronique de son quotidien en une écriture sténographique difficilement compréhensible. Il utilise désormais une écriture courante, en alphabet gothique, et couche sur le papier des réflexions, des questions, des conversations avec les auteurs qui lui sont les plus proches, Konrad Weiss, Ernst Jünger, Theodor Däubler, citant des textes de lettres envoyées à des personnes qui lui sont encore proches. Un journal qui remonte à 1951, délibérément écrit de manière compréhensible avec l'intention claire de le publier à l'avenir.
Il explique lui-même le sens de ce journal: "Mémoires... Mémoires d'outre tombe ; ou Mémoires de l'au-delà du dèluge (phonétique futuriste....) ; après nous le demontage... Ces mémoires ne sont que de la matière première, des esquisses de livre, des photocopies de palimpsestes... (1)".
C'est ainsi qu'est né le Glossarium. Aufzeichnungen der Jahre 1947/1951. Publié en Allemagne à titre posthume en 1991, il sera édité en Italie en 2011 par Giuffrè editore sous la houlette de Petra del Santo.
Il s'agit d'une œuvre grandiose, d'où émergent sa culture illimitée et la dynamique de sa recherche, orientée bien au-delà de la sphère étroite du droit, dans l'entrelacement continu avec la philosophie, la théologie et l'histoire. Il se confronte à Alberico Gentili, Bodin, Hobbes, de Tocqueville, Donoso Cortès, Kelsen, nous offrant ainsi une lecture parfois difficile en raison de l'ampleur et de la profondeur des références, mais éclairante de l'ensemble de son œuvre, révélant les raisons intimes de sa pensée, de ses convictions, de son être dans le monde de son temps. Et à partir de ces esquisses, notes et réflexions, les thèmes fondamentaux de sa recherche et de son œuvre se dessinent clairement.
Edition espagnole du Glossarium. Il n'existe pas encore de traduction française.
Ce journal confirme bel et bien la distance qu'il a toujours prises par rapport au positivisme juridique qui, avec Kelsen, prônait le rejet du "concept de souveraineté", c'est-à-dire d'une autorité placée en dehors de la norme et capable de légitimer la norme elle-même, l'activité de l'État étant réglée par des normes individuelles qui ne trouvent leur validité que dans l'horizon défini par la constitution. Comme l'explique très clairement Petra Del Santo, éditrice de l'édition italienne, dans l'introduction du livre, Schmitt rejette ces positions qui réduisent l'ordre juridique de l'État à un complexe de formules abstraites et formelles et affirme au contraire qu'une nouvelle norme trouve sa validité non pas dans une autre norme, mais dans une décision prise dans un état d'exception à partir duquel une nouvelle situation de normalité est produite de temps à autre par la décision elle-même.
Sur la guerre
Pour Schmitt, la décision politique et juridique est donc un acte de légitimité qui seul donne sens à la légalité de la simple norme dans un horizon territorial et épocal concret, afin que la communauté puisse l'accepter en y manifestant un consentement libre et spontané.
Schmitt se présente comme le dernier représentant du Jus Publicum Europaeum qui, depuis Albericus Gentili, en passant par Hobbes et Bodin jusqu'à son époque, voyait la guerre comme une activité légitime, une pure expression de la souveraineté de l'État, mais menée selon des règles précises reconnaissant l'ennemi comme égal en dignité. Et avec un ennemi d'égale dignité, on peut s'entendre et passer des accords.
Mais, de 1848 à 1918, le droit international démocratique anglo-saxon s'est immiscé dans les relations entre les États. Il considère la guerre dans une perspective pacifiste et la rejette donc, n'admettant que la guerre juste, menée contre un ennemi injuste. L'ennemi n'est donc plus représenté à travers les catégories de la politique, mais de la morale, devenant inévitablement un fou, un détraqué, un criminel avec lequel on ne peut s'accommoder, mais dont on ne peut que rechercher l'élimination radicale.
Schmitt esquisse et réaffirme ainsi le concept de guerre juste, de guerre humanitaire, cette guerre dans laquelle on retire à l'ennemi le concept d'humanité, pour le placer hors de l'humanité elle-même, se légitimant ainsi à le combattre avec des moyens absolument inhumains. La guerre cesse alors d'être une guerre entre États, pour revêtir sa forme la plus cruelle et la plus sanglante, celle de la guerre civile.
Dans la guerre juste, le vainqueur peut retirer tous les droits à l'ennemi vaincu et s'ériger en juge, transformant le vaincu en criminel, accusé de toutes les fautes et passible de tous les châtiments, comme l'ont montré les procès de Nuremberg et de Tokyo.
Schmitt décrit plastiquement l'horreur d'une telle guerre, fille du pacifisme anglo-saxon, dans la figure de Caton d'Utique, le stoïque défenseur acharné de la République et pour cette raison ennemi irréductible de César, qui préfère se donner la mort pour ne pas tomber entre les mains des hommes de César. Et ce dernier, après avoir vaincu Pompée, célèbre sa victoire en apportant la figure de Caton reproduite en effigie dans son triomphe à Rome: pas de pitié pour l'ennemi, pas de pitié pour l'ennemi qui s'est suicidé, mais, au contraire, l'horreur de ce suicide brandie et exhibée comme une manifestation et un signe de son propre triomphe et de sa propre gloire (2).
Les Dialogues
Le glossaire de Carl Schmitt
Dans sa solitude, Schmitt se sent rejeté et objet de haine : "Maintenant vous êtes nu, nu comme à la naissance, dans l'immensité désolée (3)". Et il se souvient, avec une affection souvent profonde, des personnes qu'il sent encore proches de lui. "Comme je suis seul, avec le pauvre Konrad Weiss" (4). Il dialogue avec les frères Jünger: il voit en Friedrich Georg un expert en mythes vivant "de restes et de rêves bien trop bon marché (5)", avec Ernst il se sent uni dans un même destin : "La colère qui se manifeste contre Le Travailleur d'Ernst Jünger, et peut-être plus encore contre mon Concept du politique, est la colère du directeur d'une station climatique contre le médecin qui diagnostique un cas de peste à cet endroit précis (6)". Il considère Ernst Jünger comme mûr pour le prix Nobel, mais réitère ses réserves à l'égard du Travailleur : "Le Travailleur de Jünger est une stylisation littéraire, non spéculative ; c'est une observation exacte, scientifique et entomologique, il n'y a aucune trace d'ontologie ; une morphologie entomologique des phénomènes historiques avec des résultats aphoristiques (7)".
Il souligne son affinité existentielle avec Vilfredo Pareto (8), il rappelle souvent Aldous Huxley, dont "dans chaque phrase [...] je me suis reconnu et j'ai reconnu ma façon de penser" (9).
Avec sérénité, il évoque la visite bienvenue que lui a rendue Armin Mohler, avec qui il dialogue pour déterminer la fin de la légitimité de la norme, expression de la souveraineté de l'État, désormais balayée par la seule légalité du système libéral. La légitimité ne survit que dans le système communiste à l'Est, mais ce n'est qu'une "légitimité révolutionnaire, capable de justifier toutes les cruautés, de conférer à tous les impérialismes le caractère d'une lutte de libération et à toutes les inhumanités celui d'une mesure au service d'une humanité supérieure, ainsi que de garantir à tout, aux guerres et aux guerres civiles, à la liquidation de classes entières et de populations entières, l'absolution par l'esprit du monde." (10)
"Quand les assassins du Christ vous poursuivront, ne vous imaginez pas que vous trouverez de l'aide auprès de ces intrigants au rictus subjugué" (11).
Parmi les persécuteurs, on trouve de nombreux "revenants" de l'après-guerre, comme Bernanos (un homme qui, ayant émigré à temps, n'ayant pas passé un seul jour en prison, n'ayant jamais connu de bombardement, revient maintenant nous fustiger, nous les Européens, avec ses principes (12)) et Thomas Mann (miracles du mark allemand : Thomas Mann fait à nouveau son apparition en Allemagne ! (13) - Le venin cadavérique de ce cadavre qui ne veut pas mourir me fait frémir, Thomas Mann ! (14)", puis du "vil Maritain" à Henry Miller, "qui a découvert et désigné un nouvel ennemi du genre humain : les amis de la culture classique, les amoureux du passé" (15).
La catégorie fallacieuse de "guerre d'agression"
Quelques lignes, des pensées exprimées dans une synthèse extrême, et Schmitt met une pierre tombale sur toute la rhétorique hypocrite qui condamne la guerre d'agression, rhétorique si bruyante et redondante aujourd'hui: "La meilleure défense, c'est l'attaque". Mais avec l'interdiction actuelle posée derechef contre tout agresseur, c'est plutôt le contraire qui se produit: la meilleure attaque est la défense; l'attaque met en mouvement le système de sanctions proscriptives de la sécurité collective: tout le monde est co-attaqué, et la guerre mondiale juste, globale, peut commencer: il est touchant d'appeler cela une garantie de paix. Orwell en parle déjà dans 1984" (16).
En effet, on oublie trop souvent que "la criminalisation de l'agresseur coïncide avec la légitimation du statu quo. Les anti-agresseurs doivent être d'une stupidité sans nom si même les révolutionnaires peuvent se permettre de participer à cette criminalisation. Qui voit qui, aujourd'hui, signifie : qui, à travers l'objectif, voit qui ; c'est une pure question de choix d'angle. Qui voit qui, c'est moi qui le détermine". (17)
Notes:
(1) Glossaire p. 184 19.4.1948
(2) Cité p. 61 16.11.1947
(3) Schmitt Ex Captivitate Salus p., 81 Glossarium p., 222
(4) Cit. p. 222 5.6.1948
(5) Cité p. 223 9.6.1948
(6) Cité p. 225 10.6.1948
(7) Cité le 3.7.49 p. 351
(8) Cité 23.7.48 p. 255
(9) Cité 1.12.1947 p. 80
(10) Cité 30.7.1948 p. 259-259
(11) Cité 23.4.49 p. 327
(12) Cité le 5.10.48 p. 282/283
(13) Cité 20.5.29 p. 342
(14) Cité 13.8.49 pap. 366
(15) Cité 18.10.48 p. 286
(16) Cité 3.7.49 p. 350/351
(17) Cité 29.5.50 p. 423
17:32 Publié dans Révolution conservatrice, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : carl schmitt, révolution conservatrice, livre, théorie politique, politologie, philosophie politique, sciences politiques | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
dimanche, 06 août 2023
Jünger et Schmitt, trop grands pour le panthéon de la droite fluide et pro-américaine
Jünger et Schmitt, trop grands pour le panthéon de la droite fluide et pro-américaine
Gennaro Malgieri
Source: https://electomagazine.it/junger-e-schmitt-troppo-grandi-per-il-pantheon-della-destra-fluida-e-filoamericana/
Parmi les intellectuels allemands de la première moitié du 20ème siècle, Ernst Jünger et Carl Schmitt occupent des positions centrales reconnues même à notre époque, ce qui semble témoigner de leurs diagnostics politiques et métapolitiques. Tous deux ont exprimé le malaise de la modernité face à l'avancée du nihilisme (pour le premier) et aux convulsions du pouvoir (pour le second).
Il ne fait aucun doute que ces deux positions se complètent de manière exemplaire pour comprendre les contradictions dramatiques du 20ème siècle qui nous ont amenés au nouveau siècle. Jünger et Schmitt, qui étaient d'ailleurs liés par une profonde estime qui n'a cependant jamais abouti à un lien idéologico-politique comme on aurait pu s'y attendre, ont tous deux tenté une voie "rebelle" à l'égard de la culture et de la vision du monde qui étaient en train de s'imposer. Tant en ce qui concerne les involutions de la démocratie que les résultats de la crise spirituelle européenne.
L'éblouissant totalitarisme matérialiste, déterministe et relativiste les a opposés, même si leur implication dans les événements qui ont marqué la première moitié du siècle dernier les a fait passer, stupidement et superficiellement, pour des apologistes de ce qu'ils tentaient d'endiguer: travailler de l'intérieur (Schmitt) dans la mesure du possible; imaginer une manière aristocratique et impersonnelle, explicitement individualiste (Jünger), de donner un sens à la pratique aristocratique de surmonter les "valeurs bourgeoises" qui minent la stabilité et l'ordre européens.
Parmi les intellectuels révolutionnaires-conservateurs, Carl Schmitt (1888-1985) occupe une place cruciale en tant qu'idéologue qui, plus que tout autre, a posé le problème du pouvoir, de ses transformations et de son impact sur la formation des nouveaux agrégats politiques issus de la Grande Guerre. Il a "travaillé" autant qu'il le pouvait au sein des institutions, apportant non seulement des contributions théoriques à la construction d'un nouvel État allemand dans les années 1930, mais aussi concrétisant un système de légitimité qui surmonte les tendances totalitaires, ce qu'il n'a pas réussi à faire, ce qui lui a valu d'être marginalisé par les milieux les plus radicaux du Troisième Reich, détail qui n'a heureusement pas échappé aux juges de Nuremberg qui l'ont acquitté avec un "permis de ne plus agir".
Un peu plus de trente ans après sa mort, l'itinéraire intellectuel de Schmitt est reproposé en Italie par la publication de deux livres. Le premier, un syllogue de certains de ses écrits, publié par Adelphi, Stato, grande spazio, nomos, édité par l'un de ses élèves les plus attentifs, Günter Maschke. Dans ce livre, qui résume certains des principaux concepts du savant, on peut retrouver les idées de Schmitt sur la "mondialisation". En effet, Schmitt avait vu, avec une clairvoyance exceptionnelle, comment "l'universalisme de l'hégémonie anglo-américaine" était destiné à effacer toutes les distinctions et la pluralité spatiale dans un "monde unitaire" totalement subjugué par la technologie et la financiarisation globale de l'économie et soumis à une sorte de "police internationale".
Un monde spatialement neutre, sans cloisons et sans contrastes - donc sans politique, comme nous l'avons noté dans l'introduction. Pour Schmitt, au contraire, il ne peut y avoir d'Ordnung (ordonnancement) sans Ortung (localisation, ancrage en un lieu), c'est-à-dire sans une subdivision adéquate et différenciée de l'espace terrestre. Une subdivision qui, toutefois, dépasse l'étroitesse territoriale des anciens États nationaux fermés, pour aboutir au "principe des grands espaces" : le seul capable de créer un nouveau jus gentium, au centre idéal duquel devrait se trouver à nouveau l'ancienne terre d'Europe, un authentique katechon face à l'Antéchrist de l'uniformisation planétaire sous le signe d'un unique "seigneur du monde". Ce qui est certain, c'est que la perspective de Schmitt, notée dans l'édition des écrits, déjà esquissée il y a quatre-vingts ans, apparaît aujourd'hui plus pertinente que jamais, et sa pensée se confirme comme fondamentale pour comprendre notre époque.
Le second est un long entretien, au titre évocateur d'Imperium proposé par l'éditeur Quodlibet, qui se présente comme une véritable autobiographie, réalisée à l'âge de quatre-vingt-trois ans, en 1971, par l'historien Dieter Groh et le journaliste Klauss Figge pour la radio allemande, soutenu par un puissant appareil de notes préparé par les éditeurs qui rend la parabole de Schmitt encore plus compréhensible. Le long récit de sa vie montre que le savant n'a jamais cherché à s'éloigner du contexte historique dans lequel son travail théorique a pris forme dans la définition des catégories de la politique, de la critique de la nouvelle géopolitique qui a souffert de la fin du traité de Westphalie et de la décadence conséquente du Vieux Continent après l'annulation du jus publicum europaeum (le droit interétatique qui délimitait l'ordonnancement spatial de la res publica chrétienne médiévale). Et comment le problème de la souveraineté a été posé par un raisonnement autour de la figure du "décideur". Des thèmes aujourd'hui partagés par l'ensemble de la science politique la plus avancée, sans préjugés d'aucune sorte. Dans l'entretien biographique, truffé de détails extraordinairement intéressants sur son éducation et son environnement familial, il expose sans réticence les moments les plus problématiques de sa vie et notamment comment il est devenu malgré lui "juriste du Reich", une fonction qui lui permettrait de juger les hommes et les événements avec une grande lucidité, tout comme il avoue avec une sincérité éblouissante sa critique du progrès des Lumières et sa foi catholique soutenue par sa fréquentation des penseurs contre-révolutionnaires.
Vie publique et vie privée s'entremêlent dans cette intense "confession" d'où se dégage le sens d'une longue vie consacrée à la découverte des fondements réels de la politique et de la centralité de l'État comme "ordonnateur des ordres". D'où son "inimitié" totale à l'égard de la modernité, le révélateur de tous les principes régulateurs de l'existence humaine. Et l'aversion, jamais cachée, pour l'irréalisme utopique destructeur des structures "naturelles" qui a souvent ensemencé le sol sur lequel la graine totalitaire a germé.
Il en va de même - et cela les unit - pour Jünger (1895-1998) qui, un peu plus de cent vingt ans après sa naissance et dix-huit ans après sa mort, ne cesse de nous interpeller sur les questions posées par la catastrophe existentielle dans laquelle nous sommes plongés, rappelée par le dense volume Ernst Jünger, publié par Solfanelli, conçu et édité par Luigi Iannone, dans lequel pas moins de trente auteurs abordent les "nœuds" du dernier grand écrivain allemand que personne n'a jamais songé à nommer pour le prix Nobel (ce qui, comme l'a dit Alain de Benoist, qualifie d'une certaine manière le 20ème siècle).
Le parcours "rebelle" entrepris par Jünger dès son plus jeune âge et poussé à ses extrêmes conséquences dans sa maturité, pour aboutir à la définition de la figure existentielle, mais aussi mythopoétique, de l'Anarque, est aujourd'hui la ligne de partage des eaux entre ceux qui adhèrent à la névrose de la globalisation de la pensée et ceux qui, apparemment reclus, revendiquent la primauté de la diversité en adhérant à des valeurs qui s'écartent de l'homologation culturelle et la soumettent à une stricte dévalorisation. C'est ce que révèlent les contributions que Iannone a rassemblées et qui donnent à Jünger une connotation très actuelle. Et cela est d'autant plus vrai si on le met en relation avec les involutions de la démocratie et avec les résultats de la crise spirituelle européenne. L'éblouissant totalitarisme matérialiste, déterministe et relativiste auquel l'écrivain allemand s'est toujours opposé s'estompe à la lumière des fulgurantes intuitions de Jünger: de la conception du Travailleur à cette "mobilisation totale" qui a modifié substantiellement la considération de l'intervention existentielle, politique, métapolitique, guerrière et intellectuelle, de la classification de la guerre comme exaltation de l'esprit à la réinvention de la paix (dans un sens tout sauf kantien), des constructions oniriques de la décadence aux "radiations" (Strahlungen) qui illuminent son long travail et constituent les métaphores du dépassement de l'égalitarisme massifiant.
Iannone, à juste titre, rappelle la définition qui représente le mieux Jünger : "sismographe de l'âge de la technologie", dans la mesure où elle est liée à l'interprétation de la modernité dont il rejette les fantasmagories déclenchées par une "pensée négative" qui a liquidé les libertés substantielles pour les homologuer à un universalisme dans lequel les différences ont disparu et où se sont dissoutes les "formes", comme les appelait Gottfried Benn, qui enferment le concept décomposé d'"humanité" : le sacré, l'honneur, le courage, la communauté et ainsi de suite. La figure de l'Anarque, représentation extrême du refus de la modernité selon Jünger, est la seule habilitée à "traverser les bois", c'est-à-dire la crise.
Mais une préparation spirituelle adéquate est nécessaire. Jünger s'est fait passer pour elle. Et cela suffit à le considérer comme le partisan le plus lucide d'une renaissance possible, quel que soit le désespoir induit par le contexte.
19:46 Publié dans Littérature, Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ernst jünger, carl schmitt, révolution conservatrice, lettres, lettres allemandes, littérature, littérature allemande | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
samedi, 22 juillet 2023
Oswald Spengler et la stérilité du civilisé
Oswald Spengler et la stérilité du civilisé
Nicolas Bonnal
On va parler de Spengler mais je voudrais faire quelques rappels préalables et indispensables pour expliquer pourquoi les Européens sont certainement morts comme êtres depuis longtemps.
Dans mon recueil sur les penseurs allemands j’ai souligné cette haine et cette peur du monde moderne et de la catastrophe qu’il amène ; on les retrouve chez tous les grands penseurs allemands ou autrichiens, y compris les juifs.
Dans son petit texte sur la guerre, voici ce Freud écrit sur la culture :
« Et voici ce que j’ajoute : depuis des temps immémoriaux, l’humanité subit le phénomène du développement de la culture (d’aucuns préfèrent, je le sais, user ici du terme de civilisation). C’est à ce phénomène que nous devons le meilleur de ce dont nous sommes faits et une bonne part de ce dont nous souffrons. Ses causes et ses origines sont obscures, son aboutissement est incertain, et quelques-uns de ses caractères sont aisément discernables. »
Voici les conséquences de ce développement culturel si nocif à certains égards, et auxquelles nos élites actuelles se consacrent grandement :
« Peut-être conduit-il à l’extinction du genre humain, car il nuit par plus d’un côté à la fonction sexuelle, et actuellement déjà les races incultes et les couches arriérées de la population s’accroissent dans de plus fortes proportions que les catégories raffinées. »
Goethe lui rêvait déjà du paysan, pas encore trop pollué par la civilisation :
« Notre population des campagnes, en effet, répondit Goethe, s'est toujours conservée vigoureuse, et il faut espérer que pendant longtemps encore elle sera en état non seulement de nous fournir des cavaliers, mais aussi de nous préserver d'une décadence absolue ; elle est comme un dépôt où viennent sans cesse se refaire et se retremper les forces alanguies de l'humanité. Mais allez dans nos grandes villes, et vous aurez une autre impression… »
Et il insiste encore, au début du tome deuxième de ses entretiens avec Eckermann (voyez mes textes), sur l’affaiblissement des hommes modernes :
« Causez avec un nouveau Diable boiteux, ou liez-vous avec un médecin ayant une clientèle considérable - il vous racontera tout bas des histoires qui vous feront tressaillir en vous montrant de quelles misères, de quelles infirmités souffrent la nature humaine et la société… »
Venons-en au déclin de l’occident de Spengler. Dans le tome II et le chapitre sur les villes notre auteur écrit des lignes admirables sur la fin du tact cosmique. On écoute le maître :
« Ce qui rend le citadin de la ville mondiale incapable de vivre ailleurs que sur ce terrain artificiel, c'est la régression du tact cosmique de son être, tandis que les tensions de son être éveillé deviennent chaque jour plus dangereuses. N'oublions pas que le côté animal du microcosme, l'être éveillé, s'ajoute à l'être végétal, mais non inversement. Tact et tension, sang et esprit, destin et causalité sont entre eux comme la campagne fleurie et la ville pétrifiée, comme l'être et ce qui dépend de lui. La tension sans le tact cosmique qui l'anime est le passage au néant. »
Comme Mirbeau, Spengler se rend compte que dans les grandes villes « toutes les têtes se ressemblent » :
« L'intelligence est le substitut de l'expérience inconsciente de la vie, l'exercice magistral d'une pensée squelettique et décharnée. Les visages intelligents se ressemblent chez tous les peuples. C'est la race elle-même qui ·se retire d'eux. Moins l'être sent le nécessaire et l'évident, plus il s'habitue à vouloir tout« éclairer», plus l'être éveillé calme sa phobie par la causalité. D'où l'identification par l'homme du savoir et de la démonstration; d'où la substitution aussi du mythe causal ou théorie scientifique au mythe religieux; d'où enfin la notion d'argent abstrait, considéré comme pure causalité de la vie économique, par opposition au commerce d'échanges ruraux qui est tact et non système de tensions. »
Et comme je citais Mirbeau :
« …j’ai remarqué, à quelques exceptions près, que les villes, surtout les villes de travail et de richesses, qui, comme Anvers, sont des déversoirs de toutes les humanités, ont vite fait d’unifier, en un seul type, le caractère des visages… Il semble maintenant que, dans les grandes agglomérations, tous les riches se ressemblent, et aussi tous les pauvres. »
C’est dans La 628-E8, un livre prodigieux dont l’héroïne est une… automobile.
Maigre divertissement urbain (Spengler de nouveau) :
« La seule forme de récréation, spécifique à la ville mondiale, que connaisse la tension intellectuelle est la détente, la « distraction ». »
Et tout amène logiquement à la stérilité qui frappe toutes les races et tous les peuples du monde en ce vingt-et-unième épris de grands remplacements et d’inintelligence artificielle. Spengler :
« Et de ce déracinement croissant de l'être, de cette tension croissante de l'être éveillé il résulte, comme conséquence suprême, un phénomène préparé de longue date, sourdement, qui se manifeste soudain à la claire lumière de l'histoire pour mettre fin à tout ce spectacle : la stérilité du civilisé. »
Ce n’est pas la culture de mort du pape polonais, c’est « le tournant métaphysique vers la mort » qu’incrimine plus justement Spengler (cela explique pourquoi les renaissances chrétiennes envisagées depuis deux siècles ont toutes échoué) :
« Ce phénomène est impossible à comprendre par la causalité physiologique, comme l'a tenté, par exemple, journellement la science moderne. Car il implique absolument un tournant métaphysique vers la mort. Certes oui comme individu, mais comme type, comme collectivité, le dernier homme des villes mondiales ne veut plus vivre : la phobie de la mort est éteinte dans cet organisme collectif. La crainte profonde et obscure qui s'empare du paysan, l'idée de la mort de sa famille et de son nom, ont perdu leur sens. Dans la continuité du sang, proche parent du monde intérieur visible; on ne sent plus un devoir du sang, la condition dernière de l'être, une fatalité. »
Spengler sera rejoint par Freud sur ce point précis :
« Les enfants manquent non seulement parce que leur naissance devient impossible, mais parce que l'intelligence extrêmement avancée ne trouve plus de raisons pour sa propre existence. »
Problème auquel furent déjà exposés les grecs et les romains (voyez mon recueil sur leur décadence) et dont parla abondamment Ibn Khaldun. On voit bien du reste cette impossibilité – en Russie actuelle comme ailleurs – de repeupler. Les gens ne veulent/peuvent plus. Le dépeuplement venu de la civilisation nihiliste occidentale n’est pas ce besoin dont a parlé Hitler à Rauschning : c’est devenu un destin.
Sources :
https://www.dedefensa.org/article/goethe-et-les-entropies...
https://www.dedefensa.org/article/sigmund-freud-politique...
https://ia802903.us.archive.org/14/items/oswaldspenglerle...
https://lesakerfrancophone.fr/ibn-khaldun-et-notre-modern...
https://reseauinternational.net/pourquoi-ibn-khaldun-pref...
http://www.dedefensa.org/article/ibn-khaldun-et-le-modele...
https://www.amazon.fr/livre-noir-d%C3%A9cadence-romaine/d...
https://www.amazon.fr/GOETHE-GRANDS-ESPRITS-ALLEMANDS-MOD...
http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2021/03/12/g...
http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2018/09/28/g...
20:58 Publié dans Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nicolas bonnal, oswald spengler, révolution conservatrice, urbanisation, occidentalisation, zivilisation, philosophie | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
vendredi, 21 juillet 2023
Image incarnée du 20ème siècle: l'écrivain allemand Ernst von Salomon
Le Prussien mort
Image incarnée du 20ème siècle: l'écrivain allemand Ernst von Salomon
par Markus Klein
Trouvé sur : http://www.geocities.com/wbuecher/dertotepreusse.htm
"Trop humain pour Hitler" - c'est ainsi que Carl Zuckmayer caractérisait Ernst von Salomon dans son dossier sur les artistes et intellectuels allemands en exil pour les services secrets américains en 1943/44. "Trop humain" n'est certainement pas le terme approprié, mais comment Zuckmayer aurait-il pu illustrer autrement le nominalisme de Salomon aux universalistes américains ?
Selon la définition d'Armin Mohler, les universalistes et les nominalistes sont des types humains antagonistes. L'universaliste croit qu'il existe un ordre spirituel à la base de la réalité. Il peut non seulement le percevoir, mais aussi le définir et le formuler. Il peut donc également faire coïncider ses actions avec cet ordre universel, et donc les légitimer du point de vue de la philosophie de l'ordre et de l'histoire du salut. Le nominaliste, en revanche, se caractérise par le fait que pour lui, les concepts généraux n'ont été conférés au réel qu'après coup par l'homme. De plus, il ne considère pas le combat comme toujours évitable, ne le craint pas et n'hésite pas à détruire son adversaire - qu'il peut tout à fait apprécier - dans le cas décisif. Mais en aucun cas (contrairement à l'universaliste) il ne détruirait un adversaire simplement parce qu'il croit en un ordre spirituel différent.
La guerre contre le "mal" dans le monde montre aujourd'hui plus clairement que jamais à quel point les Américains sont des universalistes. Mais ceux qui le souhaitaient pouvaient déjà s'en rendre compte après la Seconde Guerre mondiale. Ernst von Salomon était l'un de ceux qui le voyaient déjà à l'époque: "J'écris maintenant parce que je veux passer le temps jusqu'à ce qu'il soit à nouveau possible de faire des films décents, et parce que j'ai quelque chose contre les Américains, et cela doit sortir, sinon j'éclate".
La patrie ne signifiait rien pour lui, l'identité tout
Ce qui en est ressorti, c'est Le questionnaire de 1951, et c'était un fanal. Ernst von Salomon y écrivit l'histoire des cinquante premières années du 20ème siècle, le "comment ça s'est passé", un "tapis noué de fils de toutes sortes", au sens de Theodor Lessing. Avec un cynisme amer, il a mené par l'absurde, par son exhaustivité, le questionnaire de dénazification des Américains, tout en engageant la lutte pour la nation après la deuxième défaite allemande de ce siècle, lutte qu'il avait déjà entamée avec tant de véhémence après la première.
A cette époque, Ernst von Salomon s'était déjà fait remarquer, d'abord par des actes dans les rangs des "fantaisistes de l'action", comme les a appelés Herbert Cysarz, et depuis 1930 par une trilogie de l'après-guerre allemande. Rien d'autre ne l'avait déjà poussé à écrire ici que ce qui l'avait contraint au "questionnaire" : la recherche de sa propre identité et de celle des Allemands, qui ne pouvait être trouvée qu'à travers le récit - pour l'opposer ensuite aux prétentions universalistes des puissances victorieuses.
Même ceux qui, à l'époque du "nouveau nationalisme", avaient réussi à éviter ses coups d'éclat littéraires, personne ne pouvait éviter le "questionnaire". En tant que monument de la revendication allemande souveraine, il s'opposait à toute écriture de l'histoire basée sur l'idéologie et la philosophie de l'histoire. Il démasquait les légitimations fondées sur l'histoire du salut et l'historiographie globale et causale qui en découlait et qui était fonctionnalisée par un changement de terminologie. Ernst von Salomon a ainsi revendiqué avec succès jusqu'à la fin de sa vie le droit de donner une voix aux "Allemands" et de revendiquer ainsi une existence propre: "Aujourd'hui, je suis un représentant de la cinquième zone, la zone allemande, des Allemands qui vivent dans la dispersion comme les Juifs. Vous voulez en savoir plus? La partie - ne nous trompons pas - bien plus importante des Allemands qui est aujourd'hui muette, dans l'expectative, méfiante, attaquée sans pouvoir se défendre, là où elle avait vraiment des responsabilités, ne peut pas être simplement considérée comme inexistante. J'ai la chance de ne pas en faire partie, et d'être entendu par eux".
Il y a maintenant cent ans, Ernst von Salomon naissait le 25 septembre 1902 à Kiel, alors en Prusse. Ce qui l'a marqué, c'est l'attitude prussienne, la rigueur envers soi-même, les vertus prussiennes, sans oublier le "socialisme prussien". Toute sa vie a tourné autour de cet esprit d'État de la Prusse ; c'était son père nourricier, son mythe, son but, et surtout son substitut à l'identité allemande détruite. La patrie ne signifiait rien pour lui, l'identité tout. Outre le foyer familial, c'est surtout son éducation dans le corps préparatoire des cadets royaux prussiens qui y a contribué. C'est là que les cadets ont appris les vertus de l'État, jusqu'à ce qu'ils soient jetés dans la guerre civile qui faisait rage fin 1918 par un décret des dirigeants alliés en Allemagne.
Aux côtés des sociaux-démocrates dans l'un des corps francs qu'ils avaient créés, il pensait protéger l'État contre les tentatives internationalistes sous leur mot d'ordre de "lutte contre le bolchevisme". Les tendances tout aussi dissolvantes de l'Etat libéral des partis n'ont tout d'abord pas été remarquées par les combattants des corps francs, et c'est ainsi qu'ils se sont laissés utiliser pour la première fois au cours de ce siècle à des fins qui n'étaient pas les leurs, et qui étaient carrément contraires à leur pensée étatique. Ils ont réprimé des insurrections communistes pour le compte du gouvernement autoproclamé, ont mené des actions de police et sont devenus, sans le savoir, les partisans d'un parti de guerre civile idéologiquement déterminé dans la lutte pour le pouvoir en Allemagne. Mais c'est à Weimar, dans le cadre de la protection de l'Assemblée nationale, que von Salomon se rendit compte pour la première fois qu'il n'était pas à sa place.
Il déserta et se rendit dans les pays baltes, où les troupes allemandes progressaient pour la première fois depuis la guerre. Il pensait trouver l'Allemagne sur le front, mais ce front n'était pas allemand: les troupes allemandes se battaient contre les bolcheviks pour le compte des Anglais afin d'assurer le statu quo d'après-guerre. Ils ne l'ont compris que lorsque les Anglais sont tombés dans leur piège et que le gouvernement allemand les a abandonnés et ostracisés. C'est alors que leur idéalisme s'est exacerbé jusqu'à l'excès. La reconnaissance de la paix de Versailles les a libérés intérieurement. Ils se crurent les derniers Allemands, devinrent irréguliers, se battirent et tuèrent sans idée et sans but, jusqu'à ce qu'ils soient obligés de se retirer dans le Reich, vaincus et amers, au tournant des années 1919 et 1920. Mais là, l'ingratitude, la méfiance, la haine idéologique et la dissolution les attendaient. C'est ainsi qu'ils se mirent à la disposition de Kapp, qui tenta un coup d'État sans préparation et totalement insuffisant. Lorsque, suite à l'échec inévitable de ce putsch, les syndicats tentèrent à nouveau de prendre le pouvoir en Allemagne sous le slogan communiste et internationaliste, le lieutenant von Salomon se laissa à nouveau abuser comme volontaire temporaire dans les rangs de la Reichswehr qui "nettoyait" la Ruhr.
Il pensait trouver l'Allemagne sur le front
Il a ensuite été poussé vers l'"Organisation Consul", qui n'a jamais existé dans le cadre qu'on lui avait attribué, croyant à tort que cette organisation secrète de résistance et de terreur contre l'occupant français et les collaborateurs allemands sapait la République. Interrompus seulement par les combats de l'été 1921 pour la Haute-Silésie, où les Français tentaient d'affaiblir l'Allemagne par l'Est en soutenant la Pologne du Congrès, ces résistants devinrent de plus en plus autonomes et échappèrent à la Reichswehr. Déçus et désabusés par l'insuffisance de l'État libéral, ils s'enferment dans l'idée de déstabiliser la République par des assassinats politiques et de jeter les bases d'une "révolution nationale".
Leurs actions ont culminé le 24 juin 1922 avec l'assassinat de Walther Rathenau. Ils avaient cru reconnaître dans le juif Rathenau, qui se trouvait en fait "dès le départ du côté de ses adversaires" (Harry Graf Kessler), et ils étaient soutenus en cela par des politiciens de parti sans scrupules et pour la plupart germanophiles, le seul représentant doué du libéralisme qui pourrait apporter la stabilité à la République et en abuser au détriment des Allemands et au profit de l'impérialisme économique international. Mais en fait, ils ne faisaient que se convaincre de quelque chose : "C'était la démocratie, c'était la justification politique que nous cherchions. Nous en cherchions une - il y avait, par exemple, une politique d'accomplissement. Pour nous, la guerre n'était pas finie, pour nous, la révolution n'était pas terminée".
Au moment où Ernst von Salomon a compris qu'il ne s'agissait pas seulement d'une erreur fatale et criminelle, mais qu'en tuant, il avait également enfreint sa propre loi, le prussianisme, il était trop tard. Condamné à la prison et à la perte de l'honneur pour complicité, la cellule avait néanmoins été fructueuse pour lui. C'est là qu'il s'était détaché des illusions völkisch et idéologiques, qu'il avait commencé à se trouver lui-même. Libéré à Noël 1927 à la suite d'une amnistie, il s'est retrouvé immédiatement à Berlin dans les cercles du "Nouveau nationalisme" et, par l'intermédiaire de son frère Bruno, dans le mouvement révolutionnaire et romantique du Schleswig-Holstein, auquel Hans Fallada a rendu hommage dans son roman Bauern, Bonzen und Bomben.
Emprisonné à Moabit de septembre à décembre 1929 pour cette raison, Ernst von Salomon écrivit son premier livre: Die Geächtete (Les réprouvés), sous l'insistance d'Ernst Rowohlt, qui sentait en Salomon le futur auteur à succès. Cette autobiographie, "qui est en même temps quelque chose comme une auto-biographie de toute l'époque" (Paul Fechter), méritait d'être lue, comme l'écrivit Ernst Jünger dans un compte-rendu, ne serait-ce que "parce qu'elle saisissait le destin de la couche la plus précieuse de cette jeunesse qui grandissait en Allemagne pendant la guerre".
La deuxième partie de cette trilogie d'après-guerre, La Ville, presque illisible et pourtant d'un intérêt explosif, a été écrite en 1932 : "La Ville était une tentative, un inventaire, un exercice de type littéraire, dans lequel je me suis intéressé à certains problèmes d'écriture très particuliers. La matière est certes intéressante, mais sans engagement pour moi ; elle ne m'a servi qu'à aiguiser toutes les questions". Et la troisième partie, la conclusion de son "Nouveau nationalisme", qui devait être en même temps sa plus belle œuvre littéraire, Les Cadets, avait été écrite dans l'atmosphère si différente de Vienne. C'est là qu'au cours de l'hiver 1932-1933, invité par Othmar Spann, von Salomon découvrit l'austro-universalisme de ce dernier, et n'en devint que plus conscient de ses origines prussiennes et de son propre nominalisme: "Tous les grands mouvements du monde, le christianisme comme l'humanisme, comme le marxisme, sont atteints d'une sorte de maladie, une maladie divine, la peste sublime de la prétention à la totalité. C'est ce qui rend les choses si simples pour celui qui veut se confesser et si difficiles pour celui qui les regarde. Moi, je ne suis pas un confesseur, je suis un observateur passionné. C'est ainsi que je ne suis pas devenu national-socialiste, et c'est ainsi que j'ai dû me séparer d'Othmar Spann".
Von Salomon représente les troubles de son époque
De retour à Berlin, où le NSDAP s'efforçait de trouver un terrain d'entente entre lui-même et les corps francs, la préoccupation première de von Salomon était à nouveau de contrer les falsifications dans l'historiographie de l'après-guerre. C'est ainsi que ses deux livres Nahe Geschichte (Histoire proche) et le monumental Buch vom deutschen Freikorpskämpfer (Livre du combattant allemand des Corps Francs) ont vu le jour en tant que correctifs de la déformation de l'histoire nationale-socialiste. Cependant, lorsque de sérieuses difficultés surgirent avec le NSDAP, il se retira de tous les cercles compromettants, y compris du cercle de Harro Schulze-Boysen, par égard pour sa compagne juive qu'il fit passer pour son épouse pendant le Troisième Reich, et "émigra" à la UFA en tant que scénariste.
Le national-socialisme était pour lui - et Hitler en tête - "le plus grand falsificateur de l'histoire allemande". Le dilemme de Salomon et des Allemands était que la guerre était aussi une lutte pour l'existence de l'Allemagne et qu'elle n'avait pas seulement des caractéristiques idéologiques raciales. Ils devaient donc inévitablement rejoindre la phalange de la communauté de destin allemande falsifiée par le national-socialisme. Ce n'est qu'en 1944 que cette alliance devait définitivement éclater.
Mais le fait que les vainqueurs de la guerre mondiale n'aient que trop volontiers repris cette falsification de la nation allemande et de sa revendication d'existence, et qu'ils aient ainsi cherché à détruire l'identité allemande, devait immédiatement pousser Ernst von Salomon, après son "arrestation automatique" de mai 1945 à septembre 1946, à lutter pour la conscience du sujet allemand. Déjà en captivité aux États-Unis, il s'était rendu compte que les mesures prises par les forces d'occupation et leurs hommes de main allemands "n'étaient pas dirigées contre un accusé, mais contre un peuple à qui l'on voulait prouver qu'il n'était pas capable de produire des hommes décents et que le servir était en tout cas indécent". Mais ce système, il le ressentait comme ayant "une ressemblance fatale avec celui que ces gens sont venus combattre dans ce pays dans l'uniforme vestimentaire des vainqueurs". En effet, les vainqueurs dépassaient plus que jamais les limites morales qu'ils imposaient aux Allemands. La réaction de Salomon était claire : "... personne ne peut être blâmé de se garder de s'associer à une puissance si grande qu'elle peut supporter de faire exploser les bombes atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki au son du chœur 'En avant, Soldats Chrétiens!' sans éclater elle-même".
A partir de juin 1947, Ernst von Salomon mûrit le projet d'écrire son histoire et celle des Allemands au 20ème siècle et de la présenter aux Allemands en tant que lecteurs comme dans un miroir. Au-delà du "questionnaire", il s'est efforcé de surmonter les fronts idéologiques de la guerre civile mondiale qui divisaient si directement les Allemands. Son engagement, notamment dans les rangs du mouvement pacifiste naissant, qui n'était pas encore clairement orienté vers la politique sociale, au sein du Demokratischer Kulturbund Deutschland et pour la Deutsche Friedens-Union, lui valut cependant des jugements et des condamnations qui débordaient d'incompréhension. De "national-bolchevisme" à "German enemy of Germany" en passant par "incorrigibilité", l'éventail des jugements s'étendait, et l'un ou l'autre parti le prenait toujours à partie, se réclamant de lui comme témoin et compagnon de lutte, tandis que l'autre le condamnait.
Seule son identité réelle en tant qu'Allemand non idéologiquement déterminé ne voulait ou ne devait pas parvenir à la conscience. L'"objectivation" des Allemands par une rééducation à long terme couvrant tous les domaines avait été trop large, la disposition des individus vaincus et individualisés à changer d'identité trop grande pour suivre Ernst von Salomon. Son succès, y compris celui du "questionnaire", est resté littéraire.
Tolérance absolue envers toute idée politique
Sa tentative d'expliquer et de rendre plausible l'idée d'État de la Prusse dans son œuvre posthume Der tote Preuße (Le Prussien mort) fut un échec en raison du fait que le torse n'était achevé qu'à un tiers. On lui reprocha également d'avoir dû gagner sa vie et celle de sa famille, fondée en 1948, en tant qu'écrivain et scénariste. Mais avec le vieillissement de la République fédérale, les publications liées à ses efforts d'affirmation de l'Allemagne ne lui rapportaient plus d'argent. Plus la génération née au tournant du siècle s'éloignait de la scène, plus le besoin et la compréhension de tels efforts diminuaient. Au plus tard en 1968, Ernst von Salomon était devenu un fossile vivant et incompris, même pour ses propres descendants. Il est mort le 9 août 1972 à Stöckte (Winsen/Luhe).
Ernst von Salomon est l'incarnation du 20ème siècle, il est le représentant d'une période de l'histoire allemande qui, avec un peu plus de recul, pourrait un jour être à nouveau appelée "le romantisme allemand". Passionnément impliqué dans les multiples aventures de son temps, il représente les bouleversements et les ruptures souvent fatales auxquels les Allemands ont été confrontés au cours de "son" siècle. Sa vie représente subjectivement et objectivement une continuité par procuration, celle des Allemands à cette même époque, si encombrée d'idéologies. Il permet de retracer l'histoire et l'échec inévitable, en raison de la falsification permanente, des Allemands de cette époque, qui n'étaient pas idéologiques au sens propre du terme - au nom de leur identité.
L'idéalisme de Salomon, qui remonte à Schiller, et son engagement pour une tolérance absolue contre toute idée/idéologie politique le rendent encore intéressant aujourd'hui. Après l'effondrement des identités idéologiques d'après-guerre qui ont si longtemps séparé les Allemands à travers tous les camps, une redécouverte de Salomon en Allemagne est plus que jamais bienvenue. Peut-être les Allemands pourraient-ils enfin trouver à travers lui une approche non idéologique de leur histoire et donc d'eux-mêmes.
15:15 Publié dans Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ernst von salomon, allemagne, prusse, idéal prussien, idée prussienne, révolution conservatrice, corps francs, république de weimar, weimar | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
mercredi, 19 juillet 2023
Ernst Jünger, méditateur en uniforme et maître de la liberté
Ernst Jünger, méditateur en uniforme et maître de la liberté
Ernst Jünger fut un maître inégalé de la contemplation, un mémorable exemple d'action, un théologien des temps nouveaux, un platonicien morose, un entomologiste compétent, un pédagogue de la liberté. Enfin, un amoureux de l'Italie, de la Dalmatie irrédente à la Sicile ensoleillée, de Naples à la plus aimée de toutes, cette Sardaigne à la "terre rouge, amère, virile, tissée d'un tapis d'étoiles, de tout temps fleurie à chaque printemps, berceau primordial".
par Alessio Mulas
Ex : http://www.lintelletualedissidente.it
Nous sommes en 1895. Röntgen est sur le point de découvrir les rayons X; l'affaire Dreyfus éclate en France. Ernst Jünger aimait évoquer ces deux événements. Ils ont tacitement traversé sa vie et ses réflexions, qui ne sont rien d'autre que le miroir d'un siècle: ce vingtième siècle aussi rapide et puissant que l'éclair d'Héraclite, cet éclair qui "gouverne toutes choses", comme il était écrit au-dessus du seuil de la cabane de Heidegger dans la Forêt-Noire. La découverte de Röntgen a ouvert le siècle de la technologie, permettant à l'homme de "voir l'invisible", d'observer ce qui était encore interdit par le microscope, de développer la recherche sur l'atome et la fission nucléaire. Cinquante ans séparent la découverte aussi fortuite qu'heureuse de 1895 du lancement de Little Boy, doux artifice américain, dont Hiroshima se souvient comme d'un feu céleste: moins modeste que le lumineux bagherino giottesque de saint François, plus furieux que le char enflammé du Livre des Rois, peint par Roerich dans de chaudes nuances de rouge. La bombe atomique n'a rien laissé derrière elle, pas plus que le manteau tombé sur Elie lors de l'ascension. Ceux qui ont vécu le 20ème siècle craignent plus l'homme que Dieu, dont les destructions racontées dans l'Ancien Testament semblent des grâces comparées aux massacres des deux guerres mondiales. L'affaire Dreyfus, en revanche, a inauguré la meilleure arme des démocraties occidentales: l'opinion publique, lame munie de la critique la plus acérée, a augmenté le degré d'incertitude politique, profitant d'une victoire sur les forces conservatrices "moustachues et poussiéreuses". Le siècle dernier a été aussi changeant que l'eau, aussi terrible que la foudre.
Ernst Jünger est né ainsi : avec une invitation à réfléchir sur la technologie et la politique, mais sans tomber dans la spirale de la simple contemplation. Le temps de l'homme est limité, l'éducation coûteuse. Il a combiné la contemplation et l'action, mais il l'a fait d'une manière plus harmonieuse et plus constante que le Japonais Mishima, autre équilibriste à mi-chemin entre la lumière nocturne de la pensée et la lumière diurne de l'action sans but. La beauté, nous rappelle-t-on, est un coucher de soleil : le moment où les forces lunaires et solaires divisent le champ, et où la contemplation et l'action ne font plus qu'un, dans l'ascension d'un pilote vers l'étoile la plus proche, sur une lame tranchante des cieux. Dans Soleil et acier, Mishima enseigne que "le corps et l'esprit ne se confondent jamais".
Jünger s'est battu contre de l'acier, celui de l'artillerie britannique et française, sur le front occidental. Et, comme le dit un adage militaire moqueur, le petit-déjeuner ne suffit pas à garder le corps et l'esprit unis: il faut plus que cela. Dès 1913, dès qu'il est majeur et qu'il s'échappe de l'environnement bourgeois de la maison familiale, il s'engage dans la Légion étrangère, un repaire d'aventuriers et de délinquants plutôt que de soldats disciplinés. L'expérience algérienne à Sidi-bel-Abbès, qu'il qualifie d'"événement bizarre comme un fantasme", est publiée sous la forme d'une confession fictive en 1936, sous le titre Afrikanische Spiele (Jeux africains). Mais Jünger est alors déjà connu pour ses exploits lors de la Première Guerre mondiale. Rapatrié d'Afrique grâce à l'intervention de son père Ernst Georg Jünger, un pharmacien plus familier avec la verrerie des laboratoires qu'avec les balles, il a volontiers accepté l'invitation de l'année 1914 et s'est engagé comme volontaire dans l'armée de l'empereur Guillaume II. Il vient de découvrir sur le papier ce qu'il s'apprête à voir sur le front. Les lectures de Friedrich Nietzsche l'ont jeté dans les bras de la guerre comme un veau qui, conduit à l'abattoir, se sent dans un palais royal. Mais la viande de Jünger n'était pas aussi tendre que celle d'un veau, et il survécut avec une extrême bravoure à pas moins de quatorze blessures, dont la dernière très grave, passant du statut de simple fantassin à celui de Strosstruppfüher (chef de commando d'assaut), à l'honneur de porter deux Croix de Fer sur la poitrine, une Croix de Chevalier de l'Ordre de Hohenzollern et une croix de l'Ordre Pour le Mérite, reconnaissance d'une volonté aussi dure que le fer de la médaille, privilège que seuls douze officiers subalternes de l'armée impériale avaient pu obtenir.
Dans une caserne de la Reichswehr (ancêtre de la Wehrmacht), entre 1918 et 1923, il écrit ses premiers livres, dont un titre incontournable pour ceux qui ont subi (et subissent) la fascination de la Grande Guerre : In Stahlgewittern (Orages d'acier), fruit du remaniement de notes de tranchées sous forme de mémoires de guerre, publié en 1920. Le destin de l'œuvre est différent de celui d'autres récits de guerre. Il ne s'agit pas du Feu de Barbusse, paru en plein conflit, mais pas non plus du célèbre A l'Ouest rien de nouveau de Remarque. Si le succès de ce dernier fut rapide et universel, In Stahlgewittern - publié assez tard en traduction italienne (1961) - circula dans les milieux de droite, parmi les cercles militaires, les associations d'anciens combattants, les groupes nationalistes et conservateurs, qui n'en comprirent que partiellement l'esprit. L'expérience de la guerre - décrite plus tard dans d'autres mémoires comme Le combat comme expérience intérieure (récemment publié par Piano B), Lieutenant Sturm, Le boqueteau 125, Feu et sang - avait non seulement capturé la jeunesse "comme une ivresse" et émancipé les nouvelles générations d'Allemands du "moindre doute que la guerre nous offrirait la grandeur, la force, la dignité", mais avait la saveur d'une "initiation qui non seulement ouvrait les chambres ardentes de la terreur, mais les traversait". Les explosions incessantes des shrapnels, anges du ciel qui, plus que de nouvelles billes de plomb, déchirent les chairs, ne sont qu'un des aspects les plus terribles de cette guerre technique et matérielle. Ce n'est pas la France peinte par les impressionnistes, la France des taches et des coups de pinceau juxtaposés, mais c'est le pays de la mutilation, des corps ensanglantés recouverts de neige fondue, d'un ciel de balles. C'est la guerre des tranchées. C'est le soldat "chantant sans souci sous une voûte ininterrompue de shrapnels", comme l'imaginait Marinetti avec une excitation futuriste. Et le jeune Jünger saisit tout cela avec un nihilisme esthétisant, cristallisé dans une prose magistrale. Le soldat et l'artiste célèbrent ici leur parenté intime, puisque la guerre est un art et vice versa.
Les mots concernant Aschenbach, le protagoniste de Mort à Venise de Thomas Mann, s'appliquent : "Lui aussi avait été un soldat et un homme de guerre comme certains de ses pairs ; car l'art est une guerre, c'est une bataille épuisante". Dans Stahlgewittern, on trouve une splendide glose de Novalis, esprit européen et chrétien, dans son exaltation du dynamisme poétique de la guerre. La notoriété que lui apporte le livre permet à Jünger de participer activement à des mouvements nationalistes et antidémocratiques et de collaborer à des journaux tels que Arminius, Der Vormarsch et Widerstand, une revue politique de son ami national bolchevique Ernst Niekisch. C'est au début de la période d'après-guerre qu'il a commencé à produire des ouvrages non romanesques, La mobilisation totale, Sur la douleur, Le Travailleur. Hans Blumenberg n'a pas tort lorsqu'il affirme que Jünger est le seul auteur allemand à nous avoir laissé la trace d'une confrontation longue de plusieurs décennies avec le nihilisme.
L'inévitabilité de cette confrontation et le défi qu'elle représente sont très présents dans son œuvre. Il a cherché le néant, l'anéantissement du vieux monde des bourgeois, des savants et des porteurs de perruques; il l'a poursuivi, inlassablement, dans le désert (Jeux africains), dans le mépris de la vie face à la guerre (Orages d'acier), dans l'ivresse (Approches. Drogues et ivresse), dans la douleur (Sur la douleur), "l'équivalent métaphysique du monde éclairé-hygiénique du bien-être" (Blumenberg, Der Mann vom Mond. Über Ernst Jünger). L'anéantissement de l'homme passe par son élévation, par la planification totale de la société "mobilisée" dans le travail et l'étude, par la réduction finale de la personne à la monade techno-biologique envisagée dans la métaphysique du Travailleur, livre fondamental dans les étapes de l'évolution intellectuelle du penseur allemand, texte étudié par deux grands philosophes comme Martin Heidegger, qui organisa des séminaires privés sur le sujet dans les années 1930, et Julius Evola, qui en fit un commentaire (Le Travailleur dans la pensée d'Ernst Jünger).
Mais il y a un événement au milieu du nôtre, aussi lumineux que cette comète de Halley que Jünger a contemplée à deux reprises (Sous le signe de Halley). Alors que l'état total de l'œuvre qu'il envisageait se réalisait, voici un "tournant imprévu, qui doit être compté parmi les événements les plus importants de l'histoire spirituelle allemande" (Blumenberg à nouveau) : Sur les falaises de marbre, le diamant précieux parmi les petites lames scintillantes de l'asphalte. Il est indispensable de s'y attarder. L'arrière-plan biographique du livre rend le tournant plus clair. Comme l'a dit Goebbels, ministre de la Propagande du Troisième Reich, "nous avons offert à Jünger des ponts d'or, mais il n'a pas voulu les franchir". L'intolérance de l'écrivain à l'égard des manières d'agir et de la vulgarité du parti national-socialiste lui vaut l'antipathie des hiérarques: la presse ne parle plus de ses livres et la Gestapo perquisitionne chez lui. Dans ce roman décisif pour sa vie, il décrit un pays - la Marina, où tous les éléments sociaux et politiques sont en harmonie - menacé par un peuple dangereux massé aux frontières, un peuple barbare, porteur de violence et de destruction, au style terrible et plébéien, dirigé par les Forestiers (une figure que beaucoup identifient à Hitler, d'autres à Staline).
Le marginal de la forêt s'oppose à la civilisation, l'anarchie nihiliste aux forces de la Tradition. Les deux protagonistes, deux frères (allusion à l'auteur lui-même et à son frère Friedrich Georg), sont soutenus par quatre personnages: le père Lampros, derrière lequel on peut entrevoir l'Église, ou du moins la force spirituelle de la religion; Belovar, un brave vieux barbu représentant l'ancien monde rural; de noble lignée, d'autre part, le prince Sunmyra, dont la tête coupée après un exploit héroïque est récupérée par le protagoniste et devient l'objet de rituels; enfin, Braquemart, compagnon belliqueux du prince et effigie de l'intellectuel nihiliste noble, qui interprète la vie comme un mécanisme dont les rouages sont la violence et la terreur, un homme à "l'intelligence froide, déracinée et encline à l'utopie".
Les familiers de la littérature jüngerienne se souviennent des mots qui ouvrent Sur les falaises de marbre: "Vous connaissez tous la tristesse sauvage que suscite le souvenir d'un temps heureux: il est irrémédiablement passé, et nous sommes plus impitoyablement divisés par lui que par l'éloignement des lieux". La recherche de la belle mort dans la guerre laisse place à "la vie dans nos petites communautés, dans un foyer où règne la paix, au milieu de bonnes conversations, accueillies par un salut affectueux le matin et le soir". Ceux qui vivent l'existence comme une poésie n'ont d'autre choix que de chercher asile dans les manoirs de leur propre intériorité, en faisant confiance à la résistance du noble contre le néant, à la sublimation de tout dans le feu cathartique du miroir nigromontanien.
C'est Hitler qui a sauvé Jünger d'une mort certaine. Il a apprécié la plume qui a saisi la guerre qu'il avait faite, lui aussi. Il l'a aussi sauvé après le 20 juillet 1944, date de la fameuse tentative d'assassinat du Führer. S'il est vrai qu'aucune preuve n'a été trouvée d'une collaboration entre les poseurs de bombe et Jünger (qui était responsable du bureau de la censure à Paris pendant la Seconde Guerre mondiale en tant qu'officier de l'état-major général), il est tout aussi vrai que les soupçons qui pesaient sur lui étaient plus que suffisants pour qu'il soit expulsé de l'armée pour Wehrunwürdigkeit (indignité militaire). Le temps du héros de guerre est définitivement révolu, celui du contemplateur solitaire commence.
Soumis à la censure pendant l'occupation alliée, sort qu'il partage avec ses amis Martin Heidegger et Carl Schmitt (qui fut, entre autres, le parrain du second fils d'Ernst, Alexander Jünger), il se retire dans le village de Wilflingen, d'abord dans le château des Stauffenberg (la famille de Claus Schenk von Stauffenberg, organisateur de l'attentat manqué contre Hitler), puis dans la maison du conservateur des eaux et forêts de la famille, bâtiment qui sera sa demeure jusqu'à sa mort. L'œuvre de ce grand écrivain allemand est vaste. Il fut le mémorialiste du 20ème siècle, l'interprète de son esprit. La constance avec laquelle il consignait faits et réflexions dans ses journaux est bien connue. Même dans son écriture, Ernst Jünger a fait preuve de courage : le journal est plus que toute autre forme stylistique par laquelle un penseur ou un écrivain se montre dans sa faiblesse intérieure d'homme, se soumettant à une dilapidation de la crédibilité ; le renoncement extrême à la plasticité de l'artiste en échange de l'authenticité de l'origine de sa pensée.
Les journaux intimes complètent les autres écrits, montrant que Jünger n'offrait pas des produits finis, mais indiquait des chemins. Il l'a fait dans toute la littérature qui a suivi Sur les falaises de marbre, d'Héliopolis à Eumeswil, du Traité du sablier au Mur du temps, du Nœud gordien (dialogue à deux voix avec Carl Schmitt) à Passage de la ligne (avec Martin Heidegger). C'est précisément dans ce dernier texte, composé de deux écrits qui rendent hommage au soixantième anniversaire de leur interlocuteur respectif, qu'a lieu l'affrontement sur le thème du nihilisme entre deux dioscures symboliques du crépuscule, vivants en une époque donnée, un duel où chacun, ça va sans dire, se complaît dans la maîtrise de l'autre. S'interroger sur le nihilisme, c'est, après la Seconde Guerre mondiale, chercher une réponse à la question : quelle poésie après Auschwitz?
Nous ne sommes pas d'accord avec l'évaluation qu'Evola fait du second Jünger. Ce n'était pas un "normalisé et rééduqué", comme le philosophe romain l'a marmonné lors d'une conversation avec Gianfranco de Turris, mais un penseur capable de réflexions profondes, d'analyses et de prédictions qui se sont révélées aussi justes que dérangeantes. Il est l'un des rares à avoir réussi à dévoiler, avec une tranquillité tourmentée, le vernis idéologique qui recouvre la réalité. Ici, les idéologies. Il ne les aimait pas, car "une erreur ne devient une faute que lorsqu'on persiste" (Sur les falaises de marbre) ; il rejetait tous les ismes, mais il revendiquait le droit de vivre la vie comme une expérience, et non comme un processus soumis à une logique contraignante. "Le suffixe isme a un sens restrictif : il valorise la volonté au détriment de la substance" (Eumeswil). Son écriture est "l'expression de ce qui est problématique, de l'ici et de l'ailleurs, du oui et du non", comme l'exprime Thomas Mann dans Considérations d'un apolitique. Ernst Jünger fut un maître inégalé de la contemplation, un mémorable exemple d'action, un théologien des temps nouveaux, un platonicien morose, un entomologiste compétent, un pédagogue de la liberté. Enfin, un amoureux de l'Italie, de la Dalmatie irrédente à la Sicile ensoleillée, de celle de Naples à la plus aimée de toutes, cette Sardaigne à la "terre rouge, âpre, virile, tissée d'un tapis d'étoiles, de tout temps fleurie à chaque printemps, berceau primordial". "Les îles, enseigne-t-il, sont des patries au sens le plus profond du terme, les derniers lieux terrestres avant l'envol vers le cosmos. Ce n'est pas le langage qui leur convient, mais plutôt le chant du destin qui se répercute sur la mer. Alors le marin laisse tomber la main de la barre ; on atterrit volontiers au hasard sur ces rivages" (Terra sarda). Et son œuvre fut un îlot de lumière loin de la bagarre littéraire du 20ème siècle, une oasis pour les esprits assoiffés de liberté.
22:50 Publié dans Littérature, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ernst jünger, littérature, lettres, lettres allemandes, littérature allemande, révolution conservatrice | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
mardi, 04 juillet 2023
Le déclin shivaïque de l'Occident selon Poe
Le déclin shivaïque de l'Occident selon Poe
Constantin von Hoffmeister
Source: https://www.eurosiberia.net/p/the-poesque-shiva-decline-of-the?utm_source=post-email-title&publication_id=1305515&post_id=126626115&isFreemail=true&utm_medium=email
Les tambours battants du temps ne cessent de sonner pour l'Occident, ce géant autrefois vigoureux aujourd'hui drapé dans le manteau du déclin. Le déclin de l'Occident est une oeuvre majeure, une élégie en prose composée par le sage et éclairé Oswald Spengler, qui lance un appel depuis les profondeurs du passé, et mon objectif est de mettre en exergue son spectre obsédant. "Tout ce que nous voyons ou semblons voir n'est qu'un rêve à l'intérieur d'un rêve", a écrit Edgar Allan Poe, illustrant la grandeur éphémère de l'Occident dans le rêve sans fin du temps.
Dans les salles autrefois resplendissantes de la culture occidentale, le silence règne désormais. Les échos du passé - les grandes philosophies, l'art, les gloires de Rome et d'Athènes - ne sont plus que des murmures noyés dans la course bruyante du temps et l'inévitable chute des civilisations. Comme l'observe avec sagacité Spengler, il existe dans le monde un rythme inéluctable, semblable au flux et au reflux des marées de l'océan. Toutes les cultures, comme si elles suivaient un chef d'orchestre céleste omnipotent, s'élèvent, atteignent des sommets, puis s'écrasent sur les rivages de l'obscurité. C'est ainsi que se dessine la trajectoire de l'Occident. "Au plus profond de ces ténèbres, je me suis longtemps tenu là, m'interrogeant, craignant, doutant, rêvant de rêves qu'aucun mortel n'avait jamais osé rêver auparavant", médite Poe dans Le Corbeau, ce qui est peut-être une réflexion appropriée sur la fin de la longue journée de la culture, suggérée par Spengler.
Une telle culture naît dans le ventre d'un paysage unique, d'un milieu singulier. Son enfance est une période de mysticisme et de proximité avec le sol. La progression du temps témoigne de la maturation de cet être en une culture. Les facultés intellectuelles se développent en même temps que le corps. La religion se transforme en philosophie ; l'art devient le miroir de l'âme ; l'âge des héros est supplanté par celui de la raison. Comme l'éclosion d'une rose, cela marque l'apogée de la croissance culturelle.
Cependant, tout comme chaque rose est destinée à se faner, il en va de même pour chaque culture. Les ravages du temps sont une réalité au même titre que la conception métaphysique de l'existence elle-même. C'est ainsi qu'apparaît la notion de civilisation, stade qui représente la sénescence, le grisonnement d'une culture. C'est là que la rose commence à perdre sa floraison. L'esprit et l'âme, qui ont fleuri si magnifiquement, commencent à se flétrir. L'esprit de l'Occident, autrefois personnifié par la vivacité de son art, la profondeur de sa pensée et la puissance de ses héros, commence à s'effacer dans les annales de l'histoire. "Les frontières qui séparent la vie de la mort sont au mieux ombragées et vagues. Qui dira où finit l'une et où commence l'autre?". Les mots de Poe dans son poème en prose Eureka résument le soir des cultures tel qu'observé par Spengler.
À travers le voile mystérieux d'Eureka, Poe déploie sa propre vision cosmologique, un mélange alchimique de science, de philosophie et de métaphysique. Dans sa contemplation, il s'interroge sur le flux rigide du cosmos, une danse sans fin de la genèse et de l'oubli, évoquant des images qui rappellent la progression cyclique de la vie et de la mort, de la floraison et de la décadence. Cette rumination, interprétée à la lumière ambiante des bougies de la métaphore, s'aligne de manière obsédante sur le concept de réincarnation - la naissance, la mort et la renaissance de l'âme dans la valse sans fin de l'existence.
Au fur et à mesure que la culture vieillit, la ville prend le pas sur la campagne. Les âmes, autrefois libres et ouvertes comme les plaines vallonnées, sont désormais confinées dans des murs de pierre et d'acier. Le matérialisme prend le pas sur le spirituel et le dynamisme de la société s'étiole. La richesse et le pouvoir deviennent les priorités, supplantant les quêtes intellectuelles et spirituelles. C'est là que se joue la tragédie de l'Occident, dans un tableau aussi sinistre que celui peint par la main macabre de la mort elle-même. "Je suis devenu fou, avec de longs intervalles d'horrible santé mentale", écrit Poe, symbolisant la désillusion culturelle qui marque le début du déclin.
Pourtant, dans cette triste narration, le désespoir n'est pas absolu. Car, comme l'a écrit Poe lui-même, "il n'y a pas de beauté exquise sans une certaine étrangeté dans les proportions". Le déclin de l'Occident, s'il est un récit d'appréhension et de désespoir, est aussi un récit d'inévitabilité et de transition, une danse cyclique de Shiva sur la mélodie de l'existence elle-même. Car des cendres de l'ancien surgira le nouveau, et le chant de la vie continuera à jouer, sans fin et éternel. "Le plaisir qui est à la fois le plus pur, le plus élevé et le plus intense provient, je le maintiens, de la contemplation du beau", nous rappelle Poe, qui nous exhorte à trouver la beauté même dans les édifices en ruine et de panoramas autrefois majestueux.
Dans le ballet spectral de Shiva, le célèbre "Seigneur de la danse", se déploie un panorama fantasmagorique de l'ondulation incessante de l'univers. Ce spectacle est un tableau gothique, illustrant la création par un tambour symbolique, la protection par une pose sereine et la destruction par une flamme brûlante. Simultanément, un pied en l'air signale la libération, tandis qu'un nain écrasé illustre la folie des mortels. Encapsulée dans un halo de lumière ardente, cette danse palpitante reflète la cadence incessante de l'existence. Ainsi, la danse de Shiva, empreinte d'une beauté mélancolique, est une symphonie intemporelle de naissance, de vie, de mort et de renaissance, un reflet vivant du rythme du cosmos.
La rose de l'Occident, autrefois resplendissante, n'est plus que l'ombre d'elle-même. Ses pétales, autrefois étincelants et grouillants de vie microscopique, sont aujourd'hui ratatinés et sans vie, témoignant du caractère éphémère de toute chose. Pourtant, cela n'inspire pas le désespoir, mais plutôt une acceptation rationnelle. Le rythme qui conduit le jeu des civilisations est hors de portée des mains des mortels. L'Occident n'est qu'un acteur dans ce grand opéra qu'est l'histoire, et il doit tirer sa révérence lorsque son rôle est terminé. "Même dans la tombe, tout n'est pas perdu", a dit un jour Poe, indiquant que même dans sa chute, l'esprit de l'Occident persiste.
Dans le grand spectacle de l'histoire, Spengler affirme que l'Occident est maintenant à son crépuscule. Lorsque le soleil se couche, on ne peut s'empêcher de pleurer le passage du jour. Pourtant, dans ce deuil, il y a aussi une résignation approbatrice, un respect pour la grandeur passée et la paix à venir. "Ceux qui rêvent le jour sont conscients de beaucoup de choses qui échappent à ceux qui ne rêvent que la nuit", écrivait Poe, réfléchissant aux braises déclinantes de la civilisation occidentale.
En fin de compte, l'histoire racontée n'est pas celle de la chute de l'Occident, mais celle de sa trajectoire à travers le temps - un voyage partagé par toutes les civilisations qui ont honoré cette Terre. Dans les ombres menaçantes de la déconstruction, il y a une beauté mélancolique, un sombre sacrifice pour Kali au rythme du battement de tambour persistant du temps. L'orchestre de l'histoire est incessant dans son rythme, et nous devons accueillir cette vérité. "C'est ainsi que, jeune et plongé dans la folie, je suis tombé amoureux de la mélancolie", a écrit Poe, une réflexion pertinente sur la mélancolie poétique qu'inspire le traité de Spengler.
Dans le grand théâtre cosmique, la danse de Kali apparaît comme une extension du tourbillon rythmique de Shiva. Souvent revêtue du manteau de la destruction, le rôle de Kali est néanmoins plus nuancé. Sa danse, bien que féroce, ne fait pas simplement écho à la danse de dissolution de Shiva. Au contraire, elle incarne également les aspects génératifs et nourriciers du divin. En tant que Shakti, l'énergie primaire du temps et de la transformation, la danse de Kali peut être considérée comme le maestro qui dirige les métamorphoses de l'univers à travers ses processus cycliques. Par essence, sa danse tempétueuse réalise le potentiel né de la danse de Shiva, en le guidant vers une maturation fructueuse.
La vie, enseigne Spengler, est un cycle - une chanson éternelle, et dans chaque note de cette mélodie, une culture naît, s'épanouit et puis se décompose. Pourtant, c'est cette désintégration même qui alimente la naissance de nouvelles vies, de nouvelles cultures et de nouvelles civilisations. Tout comme le crépuscule ouvre la voie à l'arrivée d'une nouvelle aube, la mort d'une civilisation annonce la naissance d'une autre. Le cycle de la naissance, de l'épanouissement, du déclin et de la mort fait autant partie des civilisations que des organismes vivants. "Il n'est pas du tout irrationnel de penser que, dans une existence future, nous considérerons ce que nous pensons être notre existence actuelle comme un rêve", a un jour songé Poe, sous-entendant la nature cyclique de l'existence et sa relation avec les civilisations.
L'âme de la population, autrefois pleine d'entrain et d'un lien primitif avec la nature et le divin, évolue et se transforme dans la monotonie mécanique de l'existence urbaine. Le matérialisme, la recherche du pouvoir, de la richesse et de la domination deviennent le centre d'intérêt, éclipsant les quêtes spirituelles et intellectuelles d'une culture à son apogée. Les villes s'élèvent alors que la nature recule, témoignage concret de la conquête arrogante de la terre par l'homme. Pourtant, sous ce triomphe se cache la tragédie de la perte - une perte de connexion, une perte d'esprit, une perte d'âme. "Nous avons aimé d'un amour qui était plus que de l'amour", le vers obsédant de Poe semble résonner avec l'amour perdu pour la nature et la spiritualité.
Dans ce récit morbide mais édifiant, Spengler, tel un élève érudit du calme Bouddha, dévoile la vérité du destin de l'Occident. Son brillant crescendo de progrès, de philosophie et d'art a commencé à faiblir, s'enfonçant dans une tonalité mineure. Le grand sonnet de l'Occident entre maintenant dans ses dernières strophes. Pourtant, il y a une reconnaissance des rythmes et des cycles du monde, une compréhension de l'éternelle récurrence de toutes les choses. Cependant, contrairement à la philosophie de Friedrich Nietzsche, ce qui revient prendra toujours une forme différente et ne sera jamais deux fois le même.
Imaginez un jeu incessant, où l'on passe continuellement du triomphe à la défaite, reflétant l'idée de Nietzsche d'une éternelle récurrence - une boucle sans fin des hauts et des bas de la vie. Pourtant, cette théorie, aussi étrange soit-elle, ne rend pas compte de la véritable essence de l'existence. En effet, dans la vie humaine et les civilisations, si l'âme, le noyau éternel, persiste, ses manifestations diffèrent à chaque itération, comme un acteur incarnant différents rôles, l'essence étant constante mais le caractère mutable. Nietzsche pose une question : "La répétition éternelle de votre vie vous inspirerait-elle de la terreur ou de la joie ?" Une réponse de peur, affirme-t-il, appellerait un changement jusqu'à ce que la pensée de la répétition sans fin devienne désirable. Mais c'est oublier que, malgré la constance de l'âme, chaque cycle de vie, chaque renaissance de civilisation, n'est pas une répétition monotone mais un spectacle nouveau, une nouvelle danse au rythme de la vie. Shiva sourit éternellement.
Nous sommes donc au bord du gouffre, témoins de la phase terminale de l'Occident. C'est un triste spectacle que celui de ce géant qui s'effondre, alors qu'il était autrefois si dynamique, si plein de vie. Pourtant, dans ce chagrin, il y a une véritable compréhension. C'est le propre de toutes les cultures, de toutes les civilisations, de s'élever et de s'effondrer. Alors que la morosité enveloppe l'Occident, nous nous recueillons en silence, honorant ce qui a été, pleurant ce qui a été perdu et anticipant ce qui est encore à venir. Le vers de Poe "Once upon a midnight dreary, while I pondered, weak and weary" résonne dans la conscience collective, incarnant l'introspection collective que la disparition de l'Occident rend nécessaire.
Le Déclin de l'Occident, ce requiem d'une civilisation, est ainsi compris. Ses échos se répercutent dans les couloirs du temps, mélodie lancinante qui murmure la réalité de notre existence. L'Occident, comme une bougie au bout de sa mèche, brille de mille feux avant de sombrer dans l'obscurité tranquille. Pourtant, dans ces ténèbres, il y a la promesse d'une nouvelle aube, d'une nouvelle civilisation qui s'élèvera des braises, poursuivant le cycle, l'éternelle procession de la vie. "C'est le battement de son cœur hideux", dit Poe dans "Le cœur révélateur", une métaphore du pouls persistant de la civilisation au milieu de son déclin, un testament de la propension tenace de la vie au renouvellement et à la continuité.
Merci d'avoir lu Eurosiberia ! Abonnez-vous gratuitement pour recevoir les nouveaux articles et soutenir mon travail.
Vous pouvez trouver Constantin sur Twitter, Telegram, et Substack. Pensez à le suivre et à vous abonner.
Twitter : @constantinvonh
Télégramme : https://t.me/eurosiberia1
Substack : https://eurosiberia.substack.com
Eurosiberia
17:17 Publié dans Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : shiva, edgar allan poe, oswald spengler, déclin de l'occident, déclin, décadence, philosophie, révolution conservatrice | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
lundi, 03 juillet 2023
Friedrich Georg Jünger et les mythes grecs: Apollon, Pan et Dionysos
Friedrich Georg Jünger et les mythes grecs: Apollon, Pan et Dionysos
Giovanni Sessa
Source: https://www.paginefilosofali.it/friedrich-gerog-junger-e-i-miti-greci-apollo-pan-e-dioniso-giovanni-sessa/
Un texte vient de sortir en librairie qui non seulement nous permet de saisir la grandeur spéculative et littéraire d'une des figures "secrètes", apparemment marginales, de la culture du 20ème siècle, mais qui nous confronte aussi à la pauvreté de notre temps, au "désastre" de la modernité, à l'isolement atomistique de l'homme face au cosmos. Nous nous référons au volume de Friedrich Georg Jünger, frère d'Ernst, plus connu, Apollo, Pan, Dionisio, publié par les éditions Le Lettere et édité par Mario Bosincu, germaniste à l'Université de Sassari (pp. 283, euro 18.00). En 1943, un petit opuscule a été publié sous le même titre, que l'auteur a fait suivre d'un essai intitulé I Titani (= Les Titans) en 1944. En 1947, les deux livres, auxquels ont été ajoutés deux chapitres consacrés aux Héros et à Pindare, ont été rassemblés dans le volume Mythes grecs. L'édition italienne que nous présentons est une traduction de ce livre. On doit à Bosincu une rédaction impeccable.
Ces pages représentent "l'un des trésors de ce continent submergé qu'est la littérature de l'émigration intérieure [...] dont les représentants sont restés dans l'Allemagne nazie, vivant comme des "exilés" dans leur patrie" (pp. 8-9). En effet, sous la République de Weimar, Friedrich Georg, avec son ouvrage Aufmarsch des Nationalismus, s'était fixé comme objectif de "faire de ses lecteurs [...] un nouveau sujet (de l'histoire) qui pourrait transformer la jeune république en une communitas totalitaire" (p. 110). Il participe ainsi au mouvement culturel hétérogène et vivant des intellectuels révolutionnaires-conservateurs, dont les idéaux ont été trahis par le national-socialisme au pouvoir. Dans l'essai introductif bien informé, vaste et organique, Bosincu présente les moments généalogiques de cette culture anti-moderne, une réponse à la crise induite par l'affirmation du Gestell, de l'implant techno-scientifique au service de la Forme-Capital. Il s'attarde notamment sur les figures de Schiller, Carlyle et Chateaubriand. Ce dernier, dans le Génie du Christianisme, en appelait, contre le présent historique dans lequel il était destiné à vivre, aux "intérêts du coeur" (p. 41).
Il fait appel, conformément à la sensibilité romane, à une connaissance autre que la raison calculatrice. Dans ses pages chargées d'émotion, se dessine : "après le sermo propheticus, le sermo mysticus et l'écriture ascétique [...] un style psychique alternatif à celui qui prévalait" (p. 41) à l'époque contemporaine, qui tendait à réaliser l'utile par la réduction de la nature à une res extensa à la disposition du maître de l'entité, l'homme. Les antimodernes, qui ont eu tant d'influence sur Friedrich Georg, n'ont pas cherché, sic et simpliciter, à explorer les traits d'une possible "autre subjectivité" que la moderne, mais ont visé à la réaliser en utilisant le trait démiurgique de leurs écrits.
Fondamentalement, explique Bosincu, en se référant à l'exégèse du gnosticisme par Eric Voegelin, ils étaient habités par une véritable horreur de l'existant et devenaient les porteurs d'un savoir sotériologique. Le gnostique : "connaît la matrice de la misère (temporaire) de l'homme [...] est en possession d'une sotériologie qui "donne à l'homme la conscience de sa déchéance et la certitude de la restauration de son être originel"" (p. 53). La fuite du moderne est centrée sur la "sotériologie de l'intériorité". Selon l'éditeur, Jünger a connu deux phases différentes de cette attitude néo-gnostique : dans sa jeunesse, il était proche du prométhéisme "wotaniste" du nazisme et de la "mobilisation totale".
Cette référence visait à construire une subjectivité "active", animée par la volonté de puissance, destinée à dépasser l'individu bourgeois. Dans la phase d'"émigration intérieure", dont témoignent de façon paradigmatique Apollon, Pan, Dionysos, par l'influence du monde spirituel hellénique médiatisé par les lectures de Walter Friedrich Otto, et anticipant la psychologie des profondeurs de Hillman, Jünger devient le porteur de l'"homme total" schillérien, dans la psyché duquel la puissance titanesque revient se réconcilier avec les potestats des trois dieux en question. Cette métamorphose a amené notre homme à mûrir : "Le respect de la vie dans sa nature élémentaire", car il a pris conscience que : "le présupposé de la modernisation technologique est [...] la désanimation de la nature" (p. 99). La physis est vécue comme transcendant l'horizon humain : il y a un fossé évident entre le flux du devenir et de l'histoire, accumulateur de ruines, et les rythmes éternels et cycliques de la nature.
Le paganisme jüngerien est un "paganisme de l'esprit" qui s'adresse à une dimension inclusive profonde : "le noumène d'où jaillissent l'histoire et l'expérience empirique" (p. 111). L'auteur montre qu'il adhère à une perspective mythique : il croit que dans chaque entité, dans l'intériorité de l'homme et dans ses activités, un dieu agit. Le divin palpite, il s'expérimente. La technique elle-même n'est pas une simple expression de la raison instrumentale, mais a des racines mythiques, titanesques, prométhéennes.
Pour échapper à sa domination réifiante, l'homme doit retrouver la dimension imaginaire : ce n'est qu'en elle, et non dans les concepts qui statisent le réel, qu'il est possible de retrouver le souffle d'Apollon, de Pan et de Dionysos, l'éternelle métamorphose animique de la physis. Ces dieux sont dans une relation d'"antithèse fraternelle" (p. 244). Pour en retrouver le sens, il faut se pencher sur la coincidentia oppositorum, sur la logique du troisième inclus: "Apollon est exalté comme l'archétype à la base d'un style cognitif et existentiel qui privilégie la raison contemplative et le sens de la mesure" (p. 135), antithétique à l'hybris prométhéenne du nazisme et du capitalisme cognitif de nos jours. Pan incarne le "principe de plaisir" par opposition au "principe de performance", la légèreté de vivre que l'on peut éprouver en se plaçant dans la nature sauvage, perçue comme étrangère par l'homme moderne. La nature se suffit à elle-même, ce dont Karl Löwith était également conscient. Dionysos, enfin, est le dieu qui libère des fixités identitaires, de la dimension téléologique de la vie. Sa potestas met en échec la "folie enveloppée dans l'apparence de la raison" (p. 139).
Le Jünger de l'"émigration intérieure", à notre avis, est porteur d'un contre-mouvement gnostique non néognostique (Gian Franco Lami), capable de ramener l'homme à la physis, à la vie éternellement jaillissante du cosmos. Le cosmos, dans les pages d'Apollon, Pan, Dionysos, n'est pas amendable, comme le croyaient les gnostiques, et avec eux les chrétiens et leurs substituts modernes (positivistes, marxistes, etc.) car, comme l'affirme Héraclite (fr. 30) : "Il est identique pour toutes choses, aucun des dieux ou des hommes ne l'a fait, mais il a toujours été, il est et il sera un feu éternellement vivant, qui selon la mesure s'allume et selon la mesure s'éteint". Apollon, Pan, Dionysos montre, comme l'a affirmé Calasso, que les dieux anciens ont trouvé refuge dans la littérature. C'est l'extraordinaire modernité des anti-modernes, dont parlait Antoine Compagnon.
20:18 Publié dans Littérature, Livre, Livre, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : friedrich-georg jünger, livre, dieux grecs, paganisme, lettres, lettres allemandes, littérature, littérature allemande, révolution conservatrice, allemagne | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
samedi, 17 juin 2023
L'esthétique de la guerre dans la pensée de Giovanni Gentile et de Carl Schmitt
L'esthétique de la guerre dans la pensée de Giovanni Gentile et de Carl Schmitt
par Flaminia Incecchi
(2018)
Source: https://legio-victrix.blogspot.com/2019/11/flaminia-incecchi-estetica-da-guerra-no.html
Introduction [1]
Cette note de recherche est une version préliminaire de ma recherche doctorale. Elle a pour objectif d'établir un dialogue entre Giovanni Gentile (1875-1944) et Carl Schmitt (1888-1985). Le dialogue que je souhaite présenter repose sur plusieurs points communs entre les deux penseurs, à la fois biographiques et intellectuels. Schmitt et Gentile ont tous deux été impliqués dans les régimes national-socialiste et fasciste, Schmitt en tant que juriste et Gentile en tant que réformateur et ministre de l'éducation. Sur le plan intellectuel, ils partagent plusieurs traits : affiliations et intérêts théoriques, ainsi que leurs critiques d'approches et de traditions similaires. Les deux penseurs mettent l'accent sur le concret et s'intéressent à l'histoire conceptuelle. Bien que pour des raisons différentes, Schmitt et Gentile ont vivement critiqué le positivisme, le libéralisme, le mécanisme, toutes les théories qui adoptent une approche intellectualiste (transcendantale) de la politique et du droit (Schmitt), ainsi que de la philosophie (Gentile). Le dialogue conduit à une comparaison de leurs interprétations de la guerre, que j'analyse à travers un cadre offert par l'esthétique. Dans ce qui suit, je présente brièvement Gentile, puis j'ébauche ma lecture des interprétations de la guerre de Schmitt et de Gentile, et les points sur lesquels je m'oriente dans leur utilisation de l'esthétique.
Commentaires introductifs
Gentile est l'une des plus grandes figures intellectuelles du 20ème siècle. Né en 1875 à Castelvetrano (Sicile), Gentile a reçu sa formation intellectuelle à la Scuola Normale Superiore de Pise. En 1893, il commence ses études universitaires à la faculté d'histoire sous la direction d'Alessandro D'Ancona, célèbre historien de la littérature italienne. Pendant son séjour à Pise, Gentile rencontre Donato Jaja, un penseur néo-hégélien qui suscitera chez le jeune Gentile une profonde fascination pour la philosophie, ce qui changera l'orientation de ses études: il passa alors de l'histoire à la philosophie (Turi, 1995, p. 19).
L'œuvre de Jaja s'inspire des études hégéliennes italiennes de la période du Risorgimento, en particulier celles de Bertrando Spaventa, un penseur pratiquement inconnu qui a tenté de réformer la dialectique hégélienne, tout en cherchant à utiliser la pensée de Hegel comme un manuel pour le programme politique italien (Piccone, 1977, p. 51).
Lorsque Gentile a commencé ses études universitaires, des personnalités comme Jaja étaient marginales dans le paysage intellectuel du début du siècle. Grâce à la domination hégémonique du positivisme en philosophie, le discours s'attachait principalement à mettre en évidence et à favoriser les liens entre les méthodes philosophiques et scientifiques, en marginalisant la métaphysique et surtout l'idéalisme.
En 1896, Gentile a entamé une correspondance avec Benedetto Croce, qui était à l'époque une jeune voix dissidente et couronnée de succès sur la scène intellectuelle. Gentile lit plusieurs articles dans lesquels Croce critique la méthodologie historique du positivisme [2]. La relation Croce-Gentile donnera naissance au mouvement néo-idéaliste, qui occupera la scène intellectuelle italienne pendant près d'un demi-siècle.
Bien que Gentile soit principalement connu pour son engagement politique et sa contribution à la philosophie, son œuvre reflète son parcours intellectuel. Ses œuvres sont une combinaison d'histoire conceptuelle et culturelle, de philosophie (métaphysique, esthétique, éthique), de philosophie du droit, de philosophie de l'histoire, de philosophie de l'éducation (pédagogie) et de philosophie politique. La carrière intellectuelle extrêmement prolifique de Gentile a commencé en 1896 et s'est poursuivie sans interruption jusqu'à son assassinat en 1944. Le corpus de Gentile comprend plus de 50 volumes [3].
En dehors du monde universitaire, l'engagement politique de Gentile était fondamentalement orienté vers la culture. Sous le régime fasciste, il a été ministre de l'éducation (1922-1924) et a entièrement réformé le système éducatif italien. Au cours de cette période, il a également écrit plusieurs articles pro-fascistes, ainsi que Origines et doctrine du fascisme (1928), un texte exposant la philosophie du fascisme. Pour ces activités, Gentile est toujours soumis à la damnatio memoriae, son rôle d'idéologue du fascisme, une "tache" difficilement oubliable, ternissant son nom jusqu'à aujourd'hui. En conséquence, les contributions intellectuelles de Gentile sont aujourd'hui essentiellement négligées dans tous les domaines où il a été actif.
Seuls quelques textes de Gentile sont disponibles dans d'autres langues [4], et à la lumière de la négligence des sources primaires, il n'est pas surprenant que les études sur Gentile soient peu nombreuses. La plupart des ouvrages récents visent à réintroduire sa pensée, ou plus précisément à sortir Gentile de l'oubli dans lequel il se trouve actuellement. Malgré l'étendue et la richesse de sa pensée, ainsi que son influence sur Collingwood, Gramsci et Croce, Gentile n'a pas encore été redécouvert.
Le destin de Schmitt aujourd'hui ne pourrait être plus différent: nous disposons de deux biographies (Bendersky, 1983 ; Mehring, 2014) ainsi que d'une biographie intellectuelle (Balakrishnan, 2002). Dans Controverses on Carl Schmitt : A Review of Recent Literature, Caldwell (2005) écrit: "The authors of the books under review here variously view him as an Eighteenth-century liberal, a fascist in the Italian line, as a revolutionary conservative, as a critic of Marx, as an anti-Semite, and as a brilliant theorist of democracy" ("Les auteurs des livres recencés ici présentent une variété de points de vue quant à Schmitt, le percevant tour à tour comme un libéral du 18ème siècle, un fasciste selon la ligne italienne, un révolutionnaire conservateur, un critique de Marx, un antisémite et un théoricien brillant de la démocratie") (p. 357).
Ce passage révèle la grande variété des lectures de l'œuvre de Schmitt et ne rend pas compte de la multiplicité des articles traitant des comparaisons entre Schmitt et d'autres penseurs, des tentatives d'utilisation de la pensée de Schmitt aujourd'hui et des efforts de la gauche pour utiliser Schmitt comme critique de la démocratie libérale, ainsi que de la réception de la pensée de Schmitt dans différentes parties du monde. Cela montre qu'en dépit de la nature controversée du personnage de Schmitt et de certaines de ses idées, Schmitt est aujourd'hui pleinement accepté dans les cercles académiques.
Un projet de dialogue entre Schmitt et Gentile est un exercice nouveau dans les milieux universitaires anglo-américains et italiens. A ma connaissance, le seul ouvrage dans lequel Schmitt et Gentile apparaissent dans le même paragraphe est un article co-écrit par Lacoue-Labarthe et Nancy (1990), ils écrivent: "Il faudrait ici montrer rigoureusement quels types de rapports l'idéologie, ainsi conçue comme Weltanschauung totale, entretient avec ce qu'Arendt appelle la "domination totale" (OT, p. 436), c'est-à-dire avec ce que Carl Schmitt - s'appuyant ici à la fois sur l'autorité du discours proprement fasciste (celui de Mussolini et de Giovanni Gentile) et sur le concept jüngerien de "mobilisation totale" (qui a fourni une première définition de la technique comme puissance mondiale totale) - appelle l'État total" (p. 293).
Malheureusement, rien ne prouve que Schmitt ait lu Gentile, et Lacoue-Labarthe et Nancy ne fournissent aucune référence indiquant le contraire. L'objectif de cette recherche est de simuler un dialogue entre Schmitt et Gentile, en mettant en lumière les similitudes et les connexions entre les deux. Ce faisant, ce projet comble plusieurs lacunes académiques. Premièrement, il contribue aux études sur Schmitt en fournissant une enquête sur son approche de la guerre et en l'explorant à travers une lentille esthétique. Deuxièmement, il met en lumière la profondeur de la pensée de Gentile, tant politique que philosophique. Enfin, dans le domaine de l'esthétique, il montre comment un concept (la guerre) peut conserver un qualificatif esthétique.
Il existe des différences disciplinaires entre Schmitt et Gentile, qui se traduisent dans les domaines auxquels ils ont contribué, ainsi que dans le mode de théorisation qu'ils emploient. Gentile, par exemple, n'a apporté aucune contribution à la théorie politique, tandis que les écrits de Schmitt n'ont jamais atteint la complexité et la rigueur philosophiques de ceux de Gentile. Malgré la nature et la portée distinctes de leurs contributions intellectuelles, Gentile et Schmitt partagent en fait certains fondements théoriques communs. L'un de ces points communs est l'accent mis sur le concret. À plusieurs reprises, Schmitt expose l'inefficacité d'une vision "scientifique" des concepts et suggère une approche concrète de leur analyse. La position philosophique de Gentile est la formulation d'un type d'idéalisme - idéalisme réel ou spiritualisme absolu - qui vise à réfuter le transcendantalisme des courants philosophiques précédents. Pour Gentile (1912), le positivisme, l'intellectualisme et les formes antérieures d'idéalisme impliquent l'existence d'une réalité antérieure à la pensée (p. 232). Cette réalité n'est pas touchée par la pensée humaine, qui ne joue qu'un rôle périphérique dans ces perspectives métaphysiques. Le rôle de la pensée dans ces perspectives est périphérique, elle est un "spectateur" plutôt qu'un "acteur", parce qu'elle reflète simplement ce qui a déjà été délimité (que ce soit par l'esprit de Dieu, les lois de la nature, ou la nécessité et la fatalité) (Gentile, 1922, p.6). Cette forme de pensée, Gentile (1922) la qualifie d'"abstraite" (43). À cela, il juxtapose les "pensées concrètes" - à savoir la pensée capable de façonner la réalité, avant laquelle rien n'existe (Gentile, 1922, p. 4). Le centre du système philosophique de Gentile est donc la pensée humaine et concrète. Le rôle central joué par la pensée concrète chez Gentile explique sa réfutation de toute théorie qui réduit les initiatives humaines (politiques, juridiques, historiques et philosophiques) à des mécanismes. Bien que de manière différente, Schmitt et Gentile théorisent avec une attention particulière au concret, ce qui les conduit à rechercher les origines, les définitions et les métamorphoses des concepts. Il y a donc un sens dans lequel Schmitt et Gentile sont tous deux concernés par l'idée de "rupture". La rupture de Schmitt est la foi en l'exception, et la rupture de Gentile est le sens dans lequel l'esprit humain peut - et doit - être situé au centre des discussions théoriques, brisant ainsi un discours qui, depuis son origine, soutenait l'existence d'une entité antérieure à la pensée.
Schmitt et Gentile sur la guerre
Un lecteur de Schmitt pourrait remarquer que sa pensée et, par conséquent, sa plume, semblent avoir deux visages. D'une part, nous sommes confrontés au Schmitt juriste, dont la prose analytique et synthétique est essentiellement orientée vers l'ordre et la politique étatique. D'autre part, nous rencontrons parfois une autre plume, qui semble abandonner momentanément la normativité de l'ordre qui caractérise son œuvre, au profit de tendances décisionnistes et quasi-irrationalistes, ainsi que d'une forme de foi en l'extraordinaire. Ce Schmitt abandonne le style lapidaire et froid au profit d'une prose métaphorique, obscure et parfois prophétique.
Dans ce projet, je souhaite montrer que les deux visages de Schmitt sont liés à sa profonde fascination pour la guerre. Dans La notion du politique (Schmitt, 1996, pp. 25-26), Schmitt explique à ses lecteurs qu'une définition du politique ne peut être donnée que si nous découvrons les "catégories politiques spécifiques". Celles-ci doivent être indépendantes des autres catégories d'activités humaines, telles que l'éthique, l'esthétique, etc. Pour Schmitt (1996), "la distinction politique spécifique à laquelle les actions et les motivations politiques peuvent être réduites est celle entre l'ami et l'ennemi" (26). Or, contrairement à d'autres antithèses (le beau et le laid en esthétique, le bien et le mal en éthique), seule la politique possède le "degré maximal d'intensité", ce qui signifie que "l'ennemi politique [...] est existentiellement quelque chose de différent, d'étranger et de divergeant". ("est existentiellement quelque chose de différent et d'étranger, de sorte que, dans le cas extrême, des conflits avec lui sont possibles") (p. 27). Le politique est donc la seule antithèse qui puisse conduire à un combat justifié, car l'ennemi menace notre existence et notre mode de vie. Ainsi, la distinction politique (ami/ennemi) implique essentiellement la possibilité de la guerre.
Deux passages de la Notion méritent d'être cités pour comprendre l'approche de la guerre par Schmitt. Le premier passage indique que la guerre est le résultat des antithèses politiques entre l'ami et l'ennemi: "La guerre découle de l'inimitié. La guerre procède de la négation existentielle de l'ennemi. Elle est la conséquence la plus extrême de l'inimitié. Elle ne doit pas être commune, normale, idéale ou souhaitable. Mais elle doit rester, néanmoins, une possibilité réelle tant que le concept d'ennemi reste valide (33)".
Le second passage développe la fonction de la guerre en tant que négation existentielle de l'ennemi et souligne le fait que la guerre n'est justifiable que dans la situation extrême de l'inimitié et à travers l'antithèse politique: "Il n'existe aucune finalité rationnelle, aucune norme aussi vraie soit-elle, aucun programme aussi exemplaire soit-il, aucun idéal social aussi beau soit-il, aucune légitimité, aucune légalité qui puisse justifier le massacre d'hommes par des hommes pour cette raison. Si la destruction physique d'une vie humaine n'est pas motivée par une menace existentielle sur le mode de vie, alors elle ne peut être justifiée (49)".
Schmitt réitère ici indirectement l'argument précédent selon lequel la distinction politique est la seule antithèse ou le seul motif qui motive légitimement le combat. Ces passages nous permettent de conclure, à juste titre, que Schmitt n'exalte ni n'encourage la guerre. En outre, il semble fournir une raison pour une guerre défensive plutôt qu'offensive, dans la mesure où le combat n'est justifié que dans le cas d'une négation existentielle.
En outre, dans La notion, il semble que la guerre représente un test final de la foi en l'entité politique et de sa validité. Schmitt nous dit que l'État est l'entité politique par excellence, parce qu'il est le seul à posséder "la possibilité réelle de décider dans une situation concrète de qui est l'ennemi et la capacité de le combattre avec le pouvoir émanant de l'entité" (45). En outre, le jus belli, pour Schmitt, "implique une double possibilité : le droit d'exiger de ses propres membres qu'ils soient prêts à mourir et à tuer des ennemis sans hésitation" (46).
Dans ce même texte, Schmitt rappelle également que si une autre entité décide de la distinction politique, alors cette entité deviendra l'entité politique, remplaçant l'Etat précisément parce que la nouvelle entité détient le pouvoir de décision. Cette mention de la décision politique nous amène au traitement de l'état d'exception par Schmitt. Dans Théologie politique, Schmitt (2006) écrit: "Dans l'exception, la puissance de la vie réelle perce la croûte d'un mécanisme rendu torpide par la répétition" (5). Ensuite, Schmitt (2006) affirme que "tous les concepts pertinents de la théorie moderne de l'État sont des concepts théologiques sécularisés... l'exception dans la jurisprudence est analogue au miracle dans la théologie" (36).
Les passages de La notion du politique et de Théologie politique montrent les deux Schmitt que j'ai illustrés plus haut. Alors que dans le premier texte, la guerre fait l'objet d'un traitement systématique et froid et est mentionnée parce qu'elle fait partie d'un phénomène inévitable, celui qu'est la distinction politique ami/ennemi, le second texte nous présente une image différente. L'approche de la situation extrême dans Théologie politique est agrémentée d'une métaphore puissante, qui donne au lecteur l'impression que Schmitt souhaite presque que l'état d'exception se matérialise.
L'agere nécessaire dans l'état d'exception semble mettre en échec le deliberare infinido libéral. A première vue, l'assimilation de l'exception à un miracle semble indiquer la matérialisation de l'exception en tant que miracle. Dans ce cas, nous lirions la matérialisation d'un miracle comme quelque chose de souhaitable, fruit de la Providence. Ce mouvement interprétatif, typique de la lecture majoritaire de Schmitt comme penseur irrationaliste dans l'esprit duquel les germes du nazisme ont toujours existé, n'est pas la seule lecture disponible.
La définition du miracle donnée par David Hume ouvre la voie à une seconde interprétation. Selon Hume, un "miracle est une violation des lois de la nature" (Hume, 2007, p.83). Le miracle est ainsi présenté comme une suspension temporelle des lois de la nature, tout comme l'exception exige une suspension temporelle des lois de l'État. Ce qui advient après un miracle et après une exception est la même chose: la normalité et l'ordre. Après avoir traité l'exception, l'État revient à son fonctionnement normal. A mon sens, la lecture de l'exception par Schmitt ne pourrait être plus éloignée du diagnostic benjaminien qu'Agamben fait de notre monde politique, où l'état d'exception serait devenu un paradigme de gouvernement (Agamben, 2005, p. 6-7).
Pour Schmitt, il s'agit de faire en sorte que nos structures politiques et juridiques puissent réagir de manière appropriée et opportune à l'état d'exception. Le fait que l'état d'exception ne puisse pas être codifié fait partie de sa nature, caractérisée par sa propre exceptionnalité qui le place en dehors du paradigme des règles établies. L'interprétation que j'ai proposée vise à montrer que Schmitt, loin de prôner un état d'exception perpétuel, a foi en ce moment en raison du pouvoir miraculeux dont il est porteur. Grâce à ce pouvoir, l'exception devient plus intéressante que la règle. Ainsi, même s'il n'est pas un défenseur de l'exception, Schmitt est fasciné par son pouvoir car face à l'exception, les désirs du libéralisme de l'effacer révèlent son insuffisance.
Pour Schmitt, la guerre ne serait jamais le point de la politique, "mais en tant que possibilité perpétuellement présente, elle est le présupposé principal qui détermine de manière caractéristique l'action et la pensée humaines et crée ainsi un comportement spécifiquement politique " (Schmitt, 1996, p. 34). Son affirmation descriptive selon laquelle la guerre pourrait se matérialiser, associée à l'affirmation normative selon laquelle elle ne devrait pas se matérialiser, est d'une importance vitale dans mon analyse de Schmitt en tant que penseur d'ordre. En affirmant que la guerre est une possibilité logique perpétuelle résultant d'une distinction politique nécessairement inévitable, Schmitt fournit un argument modal. Je veux dire par là que Schmitt souligne la possibilité que le conflit découle d'une condition nécessaire du monde politique. En reconnaissant cette situation de fait, Schmitt comprend alors que la guerre est un moment révélateur à plusieurs égards. Premièrement, la volonté de mourir est un aspect crucial du politique: "Si on lui ordonne d'aller à la guerre, l'agent schmittien obéira parce que sa fin ultime est la préservation de l'entité politique à laquelle il appartient" (Slomp, 2009, p. 164). Si l'État n'est plus en mesure de faire la distinction ami/ennemi, il se désintégrera et succombera devant une véritable entité politique émergeant d'ailleurs.
Par conséquent, au moment de la guerre, ou de la possibilité perpétuelle de guerre, la question de l'appartenance est fondamentale. Pour parler crûment, un agent ne risquera pas sa vie pour une entité politique dont il ne se sent pas membre, révélant ainsi sa loyauté envers un groupe politique. Ce fait (ou plutôt, le lieu des loyautés) ne se manifestera que dans l'antagonisme le plus extrême. Dans ma lecture de Schmitt, la question de la guerre est une question extrême mais révélatrice. Deuxièmement, si l'exception devait se concrétiser, l'Etat en tant qu'unité serait en danger, ce qui explique pourquoi Schmitt veut laisser carte blanche aux canaux qui permettent de traiter l'exception le plus rapidement possible. Cependant, en vertu de cette force potentiellement dévastatrice, l'exception a le pouvoir de mettre en échec un ordre inefficace.
Je fonde ma lecture de l'approche de la guerre par Schmitt en tant que "politique de la distance" sur les deux arguments susmentionnés. L'affirmation selon laquelle Schmitt propose une politique de la distance par rapport à la guerre est compatible à la fois avec le Schmitt normatif et irrationaliste et, plus important encore, rend compte de leur coexistence. Même si ses théories sont caractérisées par une normativité de l'ordre, Schmitt est fasciné par la guerre. Cette fascination est évidente dans le pouvoir révélateur que possède la guerre, ainsi que dans la capacité de l'exception à vaincre le mécanisme libéral. Schmitt contemple donc esthétiquement la guerre à distance, sans l'inviter directement dans ses images politiques et juridiques. Pourtant, sa propre contemplation esthétique peut générer un certain nombre de réponses et façonner le comportement politique dans son ensemble.
Les deux visages de Schmitt ont été détectés précédemment dans des études sur l'auteur. Par exemple, Wolin (1990) a suggéré une réconciliation par le biais de ce qu'il appelle l'existentialisme politique. Il écrit: "Il existe des préceptes "existentialistes" spécifiques qui lui permettent d'unir à la fois un décisionnisme radical et une philosophie concrète de l'ordre. Il ne fait guère de doute qu'il a perçu l'union parfaite de ces deux doctrines dans le Führerstaat d'Adolf Hitler" (394). Je souhaite éloigner mon interprétation de cette lecture. Ce que je propose, c'est une enquête sur les deux visages de Schmitt et une explication de l'attrait oscillant de la fascination de Schmitt pour la guerre en tant que fascination esthétique.
Plusieurs essais traitent de l'esthétique chez Schmitt. Certains se concentrent sur l'influence de Shakespeare sur Schmitt (Pan: 1987; Pye: 2009). Ces articles n'explorent pas la dimension esthétique d'un aspect de la pensée de Schmitt. D'autres contributions identifient un angle esthétique dans les théories de Schmitt. A ma connaissance, la première de ce type est celle de Wolin (1992), où l'auteur affirme que Schmitt donne à l'état d'urgence une "justification presque esthétisante" (434). L'exception perturbe nécessairement un état tranquille de normalité typique de la société bourgeoise, ce qui confère à l'état d'urgence un pouvoir esthétique en tant que subjugueur de la Lebensphilosophie libérale. Le traitement esthétique de l'exception par Schmitt est une "esthétique de l'horreur" (terme emprunté à Bohrer) dans laquelle il y a une tendance à "propager une sémantique temporelle de rupture, de discontinuité et de choc" (Wolin, 1992, p. 433). Le passage de Wolin illustre une tendance commune dans la littérature sur l'esthétique de Schmitt: la négligence de définir et donc d'occuper le terme "esthétique" avec une définition. Qu'est-ce que cela signifie que quelque chose - un concept, un moment ou une théorie - est esthétique? Dans Wolin (1992), il semble que "l'esthétique" soit considérée comme le pouvoir étonnamment violent de l'exception. Si ma modeste lecture de Wolin est correcte, il semblerait que l'on puisse remplacer "esthétique" par des mots proches de "mystifiant", "mystique", "troublant", montrant ainsi que l'attribut "esthétique" n'a rien de spécial. En d'autres termes, "esthétique" dans ce sens est utilisé comme un mot, plutôt que comme un concept.
Comme je l'ai mentionné précédemment, Gentile n'était pas un théoricien politique, de sorte que son traitement de la guerre est radicalement différent de celui de Schmitt en termes de portée et de nature. Les écrits de Gentile sur la guerre peuvent être répartis en trois segments théoriques et temporels. Premièrement, les Fondamenti della Filosofia del Diritto [Fondements de la philosophie du droit] (1916). Deuxièmement, les articles journalistiques écrits juste avant la Première Guerre mondiale, rassemblés dans Guerra e Fede (1919), et ceux écrits juste après la guerre, maintenant dans Dopo la Vittoria (1920). Troisièmement, dans les œuvres de la période fasciste, en particulier I Profeti del Risorgimento Italiano (1923) et Origines et doctrine du fascisme (1928). Je me concentrerai ici sur les premier et troisième segments.
Les "Principes fondamentaux" ont été conçus comme un cours de philosophie du droit donné en 1916 aux étudiants de la faculté de jurisprudence de l'université de Pise. Le texte est une analyse typiquement actualiste de la discipline, tant dans sa portée que dans sa téléologie. Dans un chapitre traitant du concept de dialectique en tant que développement et de la place de l'individu dans la société, Gentile (2003) écrit : "la guerre n'a pas sa fin en soi ; la guerre est l'établissement de la paix, la résolution d'une dualité ou d'une pluralité dans la volonté collective, dont la réalisation est immanente au conflit, représentant sa véritable raison d'être, et sa signification correcte" (72). Il poursuit en affirmant que la guerre est le résultat d'intérêts particuliers, qui doivent encore comprendre leur propre particularité - des intérêts qui ne peuvent être pacifiés que par l'ordre de la guerre. Il précise ensuite que le conflit doit être compris non pas comme une phase de transition entre l'individualisme et une substance universelle qui nie l'individualisme, mais comme un moment nécessaire dans la vie dialectique de l'esprit, car il ne peut y avoir de paix sans guerre (Gentile, 2003, p.73).
Ainsi, d'un point de vue philosophique, Gentile comprend la guerre comme un phénomène dialectique qui fait partie du processus d'unification de la multiplicité des volontés dans la société. En ce sens, la guerre est à la fois le signe d'un manque d'unité et le premier pas vers sa résolution. Sur le plan politique, Gentile est un fervent partisan de l'entrée de l'Italie dans la Première Guerre mondiale [5], ce qui suscite son intérêt pour les Fasci di Combattimento (Bedeschi, 2004, p.74). I Profeti traverse la tradition spécifiquement italienne du Risorgimento, avec ses principales figures (Giuseppe Mazzini et Vincenzo Gioberti dans la sphère théorique, Goffredo Mameli et Giuseppe Garibaldi dans la sphère pratique) et les aspects fondamentaux de leur pensée.
L'objectif de I Profeti est de ressusciter la philosophie et la conception de la vie du Risorgimento et de poursuivre son projet dans le nouveau moment historique de l'Italie: le fascisme. Étant donné que la guerre a été l'idée fondamentale des fascistes, Gentile (2004) montre comment la guerre et le conflit ont été au cœur de la pensée de Mazzini et de l'exemple vivant de Mameli. Gentile définit Mazzini comme "l'éducateur, l'apôtre: l'idée devenue personne" (212), ouvrant ainsi la voie à une exploration de sa pensée orientée vers son propre emploi en tant que source d'inspiration pour le peuple italien. Le plus intéressant est l'affirmation selon laquelle Mazzini est le prophète de l'Italie fasciste, qui partagerait tous les postulats de la philosophie de Mazzini (Gentile, 2004, p. 152). Le lecteur apprend rapidement que la philosophie de Mazzini forme une conception religieuse de la vie (Gentile, 2004, p. 17) qui englobe une conception de l'éthique selon laquelle les devoirs (le caractère sacré du devoir) précèdent toujours les droits et, par conséquent, où les droits ne peuvent être revendiqués que si les devoirs sont remplis.
Sur le plan politique, Mazzini utilise la primauté des devoirs pour défendre l'idée que les gens ont le devoir de former un peuple et, par conséquent, une nation. La construction d'une nation doit se faire "non par la solidarité, mais par la lutte et la guerre: cette guerre qui - comme l'écrivait Mazzini en 1855 - 'est sacrée comme la mort, et comme la mort, donne accès à une vie plus sacrée, et à un idéal plus élevé'" (Gentile, 2004, p. 22). L'idée que la nation est créée par le conflit et la guerre correspond à la croyance de Mazzini selon laquelle "la vie n'est ni un spectacle ni un loisir, mais une lutte, un sacrifice... les droits ne peuvent être obtenus d'en haut, ils doivent être gagnés par l'insurrection et le martyre" (Gentile, 2004, p. 26). Ainsi, pour Gentile, la foi dans le projet mazzinien du Risorgimento ne doit pas être abandonnée, mais ravivée dans le nouvel esprit italien.
Dans la pensée mazzinienne de Gentile, la guerre est la stratégie de l'unification. Une stratégie qui ne semble pas avoir été abandonnée même en temps de paix, car elle semble être l'essence même de la vie. En ce sens, Gentile (2004) inclut Mameli (gravure, ci-contre) dans la liste des "prophètes" en écrivant qu'"il est le martyr par excellence: le martyr dont la vie et la mort éclairent les origines de cette Italie" (158). Plus loin, Gentile (2004) cite Mazzini à propos de la mort de Mameli: "Mazzini a écrit qu'il ne fallait pas pleurer la mort de Mameli, car il est mort "d'une belle mort, en combattant au nom de Dieu et du peuple"" (163).
Dans l'ouvrage Origines de 1928, évoquant l'importance de la guerre pour les fascistes, il écrit: "La guerre était considérée comme un moyen de cimenter la nation comme seule la guerre peut le faire, en créant une pensée unique pour tous les citoyens, un sentiment unique, une passion unique et une espérance commune, une angoisse vécue par tous, jour après jour - avec l'espoir que la vie de l'individu puisse être vue et ressentie par tous - mais qui transcende les intérêts particuliers de chacun" (Gentile, 2009, p. 2).
Après l'intervention très contestée dans la guerre, lorsque la foi dans la restauration de la paix et de l'ordre dans l'État italien semblait vaine, Gentile (2009) a écrit que les fascistes n'ont jamais perdu espoir: "malgré les déceptions et l'angoisse qui ont accompagné la paix - ils ont continué à avoir foi dans la guerre et dans ce que la victoire dans cette guerre signifiait. Ils ont cherché à restaurer l'Italie en elle-même, en rétablissant la discipline et en réorganisant les forces politiques et sociales au sein de l'État" (18).
Par conséquent, dans Origines, Gentile plaide en faveur de la participation de l'Italie à la guerre parce qu'il pense (comme les Fasci) que la guerre est le seul moyen de restaurer un sentiment d'"italianité". En combattant dans la même guerre, le peuple italien, fragmenté, développerait un sens de la fraternité et de l'amitié qui n'existait pas à l'époque, malgré l'expérience du Risorgimento. La guerre devient ainsi le phénomène distinctif de la vie politique. Bien que cela semble, à première vue, similaire à ce que Schmitt écrit dans La notion, nous trouvons dans l'œuvre de Gentile un appel perpétuel aux armes, au martyre et à la guerre. De plus, cette guerre même est la réponse morale à une vie morale, à une conception de la politique qui est nécessairement religieuse et éthique. Ainsi, dans l'acte même de mourir pour sa nation, l'homme devient un héros et un martyr.
La guerre est donc au centre de cette conception de la vie politique et de la politique vivante, où les lignes de séparation entre le sens personnel de la vie et la téléologie nationale sont presque inexistantes. En plaçant la guerre au centre de cette image politique, Gentile pose la question de l'accomplissement moral et de l'unité esthétique. Alors que chez Schmitt, la guerre est toujours à distance, envisagée comme une possibilité perpétuelle pour une myriade de questions politiques et juridiques, mais jamais invitée dans la vie politique. En ce sens, j'ai qualifié la position de Schmitt à l'égard de la guerre de politique de la distance, et celle de Gentile de politique de la proximité. Dans les œuvres politiques de Gentile, la guerre apparaît de deux manières: d'un point de vue théorique, comme le moment dialectique nécessaire dans le conflit d'intérêts, qui, une fois matérialisé, réinitialise l'ordre politique, et d'un point de vue politique, comme la réponse morale au problème politico-existentiel de l'Italie, à savoir l'absence d'une nation.
La rencontre entre Schmitt et Gentile révèle plusieurs caractéristiques intrigantes de la guerre, indétectables chez les penseurs libéraux et dans la tradition libérale. Parmi ces caractéristiques: la destruction créatrice de la guerre - la création d'un nouvel ordre par la destruction violente de l'ancien; le pouvoir unificateur du combat - l'horreur, la violence et le traumatisme peuvent unifier un peuple d'une manière bien plus profonde que n'importe quel autre événement ou phénomène. Le dialogue entre Gentile et Schmitt fait apparaître une spatialité intéressante par rapport à la guerre: une politique de la distance (Schmitt) contre une politique de la proximité (Gentile).
Notes
[1] - J'aimerais exprimer mes sincères remerciements à mes superviseurs pour ce projet, le Dr Gabriella Slomp et le Dr Vassilios Paipais, pour leur soutien, leurs conseils et leurs encouragements.
[2] - Croce avait attaqué la tentative de Pasquale Villari de reléguer l'histoire à la science. En réponse à Villari, Croce publie "L'histoire placée sous le concept général de l'art" (1893), qui nie les similitudes entre l'histoire et la science, soulignant plutôt les caractéristiques communes entre l'art et l'histoire, tous deux préoccupés par la belle représentation des individus [3].
[3) La publication des œuvres complètes de Gentile a été tentée et interrompue par les maisons d'édition suivantes : Treves (Milan), Sansoni (Florence) en 1936 - dirigée par le fils de Gentile, Federico, qui, en 1946, a délégué la tâche à la Fondazione Giovanni Gentile per gli Studi Filosofici (Fondation Giovanni Gentile pour les études philosophiques), basée à Rome.) En 2001, Le Lettere (anciennement Sansoni) a réédité les œuvres complètes de Gentile en suivant la division conçue par Ugo Spirito et Vito Bellezza. La bibliographie complète des œuvres de Gentile a été compilée par Bellezza en 1950 et publiée dans le troisième volume de la série Giovanni Gentile. La Vita e Il Pensiero, sous la responsabilité de la Fondation Gentile.
[4] - Malheureusement, seuls trois de ces textes existent en anglais. Il s'agit de: Theory of Mind as Pure Act, traduit de la troisième édition par H. Wildon Carr. Genèse et structure de la société, traduit par H.S. Harris. Urbana, Ill. The Philosophy of Art, traduit par Giovanni Gullace, Ithaca, NY. Cornell University Press, 1972.
[5] - Contrairement à Croce
Bibliographie
Agamben, G. (2015) État d'exception. Trans. Attell, Kevin. Chicago. The University of Chicago Press.
Bedeschi, G. (2004) Gentile, l'attualismo e il totalitarismo. Dans Marcello Pera Editor, Giovanni Gentile Filosofo Italiano (71-76). Catanzaro : Rubettino.
Bendersky, J. W. (1983) Carl Schmitt : Theorist for the Reich. Princeton : Princeton University Press.
Caldwell, P. C. (2005) Controversies Over Carl Schmitt : A Review of Recent Literature. The Journal of Modern History, 77 (2), 357-87.
Gentile, G. (2009) Origines et doctrine du fascisme. Trans. Gregor, James. A. New Brunswick : Transaction Publishers.
Gentile, G. (2004) I Profeti del Risorgimento Italiano. Firenze : Le Lettere.
Gentile, G. (2003) I Fondamenti della Filosofia del Diritto. Giovanni Gentile Opere. Quinta edizione accresciuta ed. Vol. IV. Firenze : Le Lettere.
Gentile, G. (1922) La théorie de l'esprit comme acte pur. Trans. Carr, H. Wildon. Londres : MacMillian and Co. Limited.
Gentile, G. (1912) "Il Metodo dell'Immanenza" in La Riforma della Dialettica Hegeliana (1954). Terza Edizione Firenze : G.C. Sansoni. 196 - 232.
Lacoue-Labarthe, P. et Nancy, J. (1990). Le mythe nazi. Critical Inquiry 16 (2), 291-312.
Mehring, R. (2014) Carl Schmitt : A Biography. Cambridge : Polity Press.
Pan, D. (1987) Political Aesthetic : Carl Schmitt on Hamlet. Telos 72, 153-59.
Piccone, P. (1977) De Spaventa à Gramsci. Telos 31, 35-65.
Pye, C. (2009) Against Schmitt : Law, Aesthetics and Absolutism in Shakespeare's Winter's Tale. South Atlantic Quarterly 108 (1), 197-217.
Schmitt, C. (2006) Théologie politique : Quatre chapitres sur le concept de souveraineté. Trans. Schwab, George. Chicago : University of Chicago Press.
Schmitt, C. (1996) Le concept de politique. Trans. Schwab, George. Chicago : The University of Chicago Press.
Slomp, G. (2009) Thomas Hobbes, Carl Schmitt et l'événement de la conscription. Telos. 147 (été 2009), 149-65.
Turi, G. (1995) Giovanni Gentile : Una Biografia. Firenze : Giunti.
Wolin, R. (1990) Carl Schmitt, Political existentialism, and the total state. Theory and Society 19 (4), 389-416.
Wolin, R. (1992) Carl Schmitt : The Conservative Revolutionary Habitus and the Aesthetics of Horror. Political Theory 20 (3), 424-47.
12:37 Publié dans Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : carl schmitt, giovanni gentile, guerre, philosophie, philosophie politique, théorie politique, sciences politiques, politologie, fascisme, révolution conservatrice | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
samedi, 03 juin 2023
Werner Sombart et le nationalisme militaire
Werner Sombart et le nationalisme militaire
Constantin von Hoffmeister
Source: https://eurosiberia.substack.com/p/werner-sombart-and-military-nationalism?utm_source=post-email-title&publication_id=1305515&post_id=124005863&isFreemail=true&utm_medium=email
À l'instar des héros intrépides des récits de Robert E. Howard sur l'âge hyborien, nous nous aventurons dans le désert aride de l'intellectualité et nous nous trouvons aux prises avec les théories complexes de Werner Sombart. Cette exploration exigeante requiert un mélange de force d'âme et de curiosité intellectuelle qui rappelle l'esprit inflexible des rudes protagonistes de Robert E. Howard.
Nous nous lançons dans cette odyssée avec l'ouvrage fondateur de Sombart, Les Juifs et la vie économique. Sombart, par un examen rigoureux, dissèque la relation complexe entre la communauté juive et le capitalisme. Il décrit les rôles historiques des Juifs en tant que marchands, prêteurs et pionniers du commerce, et la manière dont ces rôles ont influencé l'évolution du système économique. Cette analyse novatrice nous incite à développer un nouveau modèle conceptuel, dans lequel le socialisme est parfaitement imbriqué dans un nationalisme militaire vigoureux. En nous tournant vers l'histoire, nous nous inspirons de la Rome antique, une civilisation qui a su allier prouesses militaires et patriotisme inflexible. Nous empruntons les descriptions historiques vivantes de Tite-Live, un historien romain d'une acuité inégalée, qui dépeint les débuts de l'histoire de Rome, lorsque le bien-être de la société et la force militaire étaient inséparables. Cette imagerie fascinante constitue la colonne vertébrale de notre modèle hypothétique, lui donnant de la crédibilité et l'enracinant dans des réalités historiques tangibles.
Enfonçons-nous donc dans le labyrinthe des théories de Sombart et découvrons son traité Amour, Luxe et capitalisme, qui incite à la réflexion. Sombart y examine les conditions sociales qui ont donné naissance à la consommation de produits de luxe et l'ont encouragée au cours du dix-neuvième et du début du vingtième siècle. Ses observations fines sur la manière dont la recherche du luxe alimente les entreprises capitalistes sont au diapason de la sagesse philosophique de Cicéron, homme d'État romain respecté et connu pour sa dénonciation de la décadence. S'inspirant de Cicéron, notre vision de la société fait sienne l'esprit de modération, remplaçant le luxe, tout de lascivité, par la prospérité partagée. Ce changement idéologique favorise l'unité et la camaraderie, des traits qui rappellent la vigoureuse fraternité qui prévaut dans les récits héroïques de Howard.
Notre quête intellectuelle nous conduit ensuite à Guerre et Capitalisme, une étude passionnante de Sombart qui dissèque le rôle de la guerre dans la formation et l'évolution du capitalisme. Sombart propose dans ce livre que les conflits militaires et les progrès économiques qui en découlent sont étroitement liés, leur interaction influençant la dynamique de la société. Son évaluation nuancée s'aligne étroitement sur les documents méticuleux de Tacite, chroniqueur sagace de Rome, connu pour sa documentation approfondie des transformations sociales déclenchées par les guerres. En nous inspirant des récits historiques de Tacite, nous envisageons que notre société théorique subit des changements monumentaux provoqués par l'union symbiotique du socialisme et du nationalisme militaire, un peu comme le pouvoir transformateur des guerres dans les récits de Howard.
Enfin, nous nous confrontons à l'évaluation de la bourgeoisie faite par Sombart dans Le Bourgeois. Dans cet ouvrage exhaustif, Sombart élucide l'origine, le développement et les attributs du caractère bourgeois, analysant son rôle crucial dans la formation du capitalisme moderne. Il présente la bourgeoisie non seulement comme une classe sociale, mais aussi comme un état d'esprit, une éthique qui définit un mode de vie et un ordre économique. Dans la société que nous proposons, nous envisageons que cette classe prenne une nouvelle forme, comparable à la classe patricienne de Rome. La bourgeoisie de notre société théorique équilibrerait l'autonomie individuelle et la solidarité collective, en maintenant un équilibre qui rappelle l'unité indéfectible qui lie la bande de guerriers d'Howard.
Ce voyage à travers les théories de Sombart et les annales de l'histoire romaine nous entraîne dans un voyage intellectuel d'une complexité sans précédent. En naviguant sur ce terrain théorique, nous sommes constamment mis au défi de démêler l'écheveau complexe des liens entre le socialisme et le nationalisme militaire, une tâche qui exige une détermination analogue à celle des héros imperturbables de Howard. La sagesse intemporelle des anciens érudits romains - Tite-Live, Cicéron et Tacite - éclaire notre chemin, nous guidant dans cette entreprise, leurs idées historiques s'entrelaçant avec les théories de Sombart, tout comme le motif complexe d'un nœud celtique qui orne la garde d'une lame cimmérienne.
Nous nous aventurons ensuite dans le domaine épineux du capitalisme moderne, l'opus magnum de Sombart, où il décrit l'évolution du capitalisme dans ses phases initiales, son apogée et ses phases tardives. Il dissèque la transformation des systèmes économiques et se penche sur les structures sociales et politiques qui ont favorisé la croissance du capitalisme. Tout comme l'historien romain Suétone a minutieusement consigné la vie des Césars, les chroniques de Sombart offrent un aperçu approfondi des mécanismes du capitalisme. En nous inspirant des descriptions détaillées de Suétone sur la manière dont les victoires militaires alimentaient la grandeur de Rome et le pouvoir des Césars, nous esquissons les contours d'une société où le nationalisme militaire propulse le moteur économique socialiste.
Notre société hypothétique, tout comme les champs de bataille épiques évoqués par Howard, est un creuset de changement, d'innovation et de courage. Elle reprend l'éthique de Pline l'Ancien, l'indomptable érudit et commandant militaire romain qui a beaucoup écrit sur la résilience et la capacité d'adaptation de l'homme. Au cœur du tissu social que nous envisageons, nous empruntons la sagesse de Pline, créant une société qui, bien que façonnée par les rigueurs du nationalisme militaire, évolue, s'adapte et prospère en permanence.
Ensuite, nous découvrons le point de vue de Sombart sur le socialisme et le mouvement social au 19ème siècle. Sombart jette ici un regard perspicace sur la progression du socialisme au cours d'une période de changements sociaux radicaux. Ses recherches méticuleuses entrent en résonance avec les travaux de Jules César, un génie militaire qui comprenait parfaitement le pouls de sa société et son désir de changement. Les réformes sociales de César trouvent un écho dans notre construction théorique, une société qui met autant l'accent sur la responsabilité de l'individu envers le bien commun que sur sa propre recherche d'épanouissement.
Alors que nous traversons le brouillard d'incertitude qui entoure notre quête intellectuelle, nous nous trouvons guidés par la lumière de l'exposé de Sombart sur le socialisme prolétarien. Il s'agit d'une version revisitée de son ouvrage précédent, dans lequel il fait subtilement allusion à sa transformation en partisan de la révolution conservatrice. Les souvenirs de Marc Aurèle, le philosophe empereur stoïcien, trouvent ainsi un écho dans notre nouveau modèle de société. Tout comme Marc Aurèle prônait le devoir, la discipline et la résilience, notre société socialiste alimentée par le nationalisme militaire honore ces vertus.
La recherche de la relation complexe entre le socialisme et le nationalisme militaire ressemble à un voyage dans un labyrinthe qui regorge d'une myriade de théories, de récits historiques et de défis intellectuels. La ténacité et le courage des personnages légendaires de Howard nous guident dans notre exploration du domaine des idées de Sombart. Les idées glanées auprès des érudits romains, bien qu'enfouies dans les annales de l'histoire, se révèlent intemporelles, guidant notre navire sur les mers houleuses de la découverte théorique. Ce voyage, aussi ardu qu'instructif, nous invite à continuer à naviguer vers l'inconnu, toujours à la poursuite de la connaissance et de l'intelligence des choses.
Merci d'avoir lu Eurosiberia !
Abonnez-vous gratuitement pour recevoir les nouveaux articles et soutenir mon travail.
Retrouvez Constantin sur Twitter, Telegram et Substack ! Suivez-le et abonnez-vous !
Twitter: @constantinvonh
Telegramm: https://t.me/eurosiberia1
Substack: https://eurosiberia.substack.com
Eurosiberia
19:41 Publié dans Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : werner sombart, socialisme, socialisme allemand, nationalisme militaire, rome antique, héritage romain, révolution conservatrice | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
vendredi, 26 mai 2023
Ernst Jünger et la créature des tranchées
Ernst Jünger et la créature des tranchées
Constantin von Hoffmeister
Source: https://eurosiberia.substack.com/p/ernst-junger-and-the-trench-creature?utm_source=post-email-title&publication_id=1305515&post_id=122083085&isFreemail=true&utm_medium=email
Alors que la folie de la Grande Guerre engloutit l'Europe, Ernst Jünger se retrouve dans les tranchées gorgées d'eau, l'odeur de la mort et de la boue se mêlant à l'air. C'est là, dans ces paysages cauchemardesques, qu'il affronte un adversaire d'origine nettement cosmique, une manifestation des horreurs indicibles de Lovecraft. Dans "L'appel de Cthulhu", Lovecraft écrit : "Nous vivons sur une île placide d'ignorance au milieu des mers noires de l'infini, et il n'était pas prévu que nous voyagions loin". Mais Jünger, en pleine bataille, était déjà à la dérive dans ces mers noires. "Nous venions de salles de cours, nous avions quitté nos bancs d'écoliers et nos établis d'usines et, au cours des brèves semaines d'entraînement, nous nous étions soudés en un groupe nombreux et enthousiaste", écrit-il dans Orages d'acier.
Une nuit glaciale, à la lueur fantomatique de la lune, il se retrouve engagé dans une lutte brutale avec un soldat français. Mais ce n'était pas un homme ordinaire. Au fur et à mesure que Jünger luttait contre son ennemi, le visage du soldat s'effaçait, révélant une créature qui faisait écho à l'effroi grotesque de l'Innsmouth de Lovecraft - un homme-grenouille, dont le corps était un mélange impie d'homme et d'amphibien, et dont les yeux ronds et globuleux scintillaient dans la faible luminosité. "Partout, la vie était vécue dans sa forme la plus extrême", se souvient Jünger.
Les mains de Jünger, enduites de la boue des tranchées et recouvertes des sécrétions gluantes de la bête, luttent pour maintenir leur prise autour de la gorge de la créature. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine, la terreur de sa situation se disputant à l'adrénaline du combat. Il pouvait sentir le pouls frénétique de la créature sous ses doigts, ses tortillements désespérés, ses croassements gutturaux de détresse se répercutant dans l'étroitesse de la tranchée. "Ici, dans les tranchées, c'est le camp qui se rétablit le premier qui l'emporte", se dit Jünger.
Ses doigts se crispent, les muscles de ses bras se tendent sous l'effet de l'effort. Les yeux de la créature commencèrent à s'écarter encore plus grotesquement de son visage, et le bruit humide et écœurant qu'ils firent en sortant de leurs orbites résonna aux oreilles de Jünger. Un liquide visqueux, d'encre, se répandit, coulant sur le visage de la créature comme des larmes de goudron. "La mort avait montré son visage ; il n'y avait pas d'échappatoire, et le calme de la nuit renforçait l'horreur de notre situation".
L'homme-grenouille se débat, ses griffes agrippent les bras de Jünger dans une tentative futile de se libérer. Mais Jünger tient bon, sa détermination étant alimentée par l'abomination qu'est son adversaire. La créature perdait de sa vitalité, ses efforts ralentissaient, ses croassements s'estompaient, jusqu'à ce qu'enfin, dans un dernier frémissement, elle tomba mollement. "Ironiquement, c'est notre expérience commune d'une telle inhumanité qui nous a permis de rester sains d'esprit au milieu du chaos", commente Jünger.
Dans la foulée, le corps de l'homme-grenouille se décompose rapidement, se fondant dans la boue de la tranchée, comme si la terre elle-même cherchait à cacher les preuves de cette monstruosité cosmique. Le seul témoignage de cette effroyable bataille est la puanteur persistante de la décomposition et le souvenir indélébile gravé dans l'esprit de Jünger, un rappel sinistre des horreurs indicibles cachées dans le chaos de la guerre. Il confie dans Orages d'acier : "La guerre nous a appris la diversité de la mort".
Merci d'avoir lu Eurosiberia !
Abonnez-vous gratuitement pour recevoir les nouveaux articles et soutenir mon travail.
On retrouvera Constantin sur Twitter, Telegram et Substack. Songez à la suivre et à vous abonner !
Twitter: @constantinvonh
Telegram: https://t.me/eurosiberia1
Substack: https://eurosiberia.substack.com
Eurosiberia
19:15 Publié dans Littérature, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ernst jünger, lettres, lettres allemandes, littérature, littérature allemande, révolution conservatrice, première guerre mondiale | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
dimanche, 30 avril 2023
Critique de "L'Europe : tradition, identité, empire et décadence"
Critique de "L'Europe : tradition, identité, empire et décadence"
Par Hyperbola Janus
Source: https://www.hiperbolajanus.com/posts/resena-europa-tradicion-identidad-imperio-decadencia/
Europe : Tradition, Identité, Empire et Décadence, par Armin Mohler, Carlos X. Blanco, Julius Evola, Matteo Luca, Robert Steuckers
★★★★★
EUROPA
TRADICIÓN, IDENTIDAD, IMPERIO y DECADENCIA
Editeur : EAS (https://editorialeas.com/producto/europa-2/ )
Année : 2022 | Pages : 136
ISBN : 978-8419359025
L'Europe : tradition, identité, empire et décadence est un ouvrage collectif qui nous présente une variété de thèmes vraiment attrayants qui, bien qu'a priori très différents les uns des autres, font partie de nos propres racines politico-culturelles et intellectuelles, et plus particulièrement de certaines, aux contours tranchés, de la pensée dissidente ou politiquement incorrecte. La pensée de Julius Evola et d'Oswald Spengler nous sert de guide et d'itinéraire et façonne l'idée de Tradition, d'Empire ou de technique. L'avant-propos de David Engels nous offre une série d'orientations pour nous situer dans le cadre de l'ouvrage, en insistant particulièrement sur l'idée de crise existentielle et la menace qui pèse sur l'avenir de notre civilisation. Il s'agit d'une défense implicite du véritable Occident, de ses valeurs transcendantes et héroïques, de ce que nous appelons souvent la "civilisation de l'être", par opposition à l'Europe d'aujourd'hui, que nous pouvons englober sous l'étiquette toujours trompeuse d'"Occident", en l'occurrence l'"Occident postmoderne", qui est la conséquence de développements ultérieurs dérivés de toute cette culture moderne et bourgeoise qui a ses racines dans les Lumières et la pensée des Lumières et qui brandit aujourd'hui les bannières du multiculturalisme, du transhumanisme, de la culture de masse et, en bref, de la déshumanisation de l'homme et de sa conversion en un simple produit sur le marché mondial.
Oswald Spengler et Julius Evola
Dans ces conditions et face à un horizon incertain, il n'y a pas d'autre choix que de défendre des principes anciens et pérennes, ceux qui ont fini par articuler "l'autre Europe", d'où la nécessité de défendre la valeur de la Tradition et des grands archétypes qui constituent son héritage et son patrimoine, comme le rappelle Carlos X Blanco d'un point de vue clairement spenglérien. Ce sentiment de continuité et d'appartenance, issu de processus historiques complexes et d'une ethnogenèse à la confluence de peuples divers tels que les Celtes, les Romains et les Germains, est ce qui a construit l'Europe et s'est nourri à son tour de sources traditionnelles de la plus haute antiquité, en particulier dans le bassin méditerranéen, carrefour de peuples et de civilisations depuis l'aube de la civilisation.
La crise de la Tradition, ou sa grande dissimulation, comme le souligne l'auteur asturien, se trouve dans l'aveuglement et le manque de perspective historique de l'époque actuelle, qui ignore la valeur d'une tradition ancestrale en propageant de fausses antithèses et dichotomies qui n'ont rien à voir avec nos racines et notre identité. La menace de devenir des peuples fellahisés (Spengler) en antithèse à l'homme faustien, véritable architecte de la culture européenne occidentale, et qui représente l'homme décadent et médiocre de notre époque, incapable de faire face aux défis à venir.
À partir d'une conception dualiste de l'inspiration évolutive, Blanco souligne l'importance décisive, dans le cadre de l'esprit faustien qui animait l'Europe d'autres temps, de la tradition celtique-nordique, expression du pôle viril et aristocratique de l'existence, solaire et guerrier, pour combattre l'esprit qui anime ce principe de civilisation sclérosé et sans vie du pôle lunaire et féminin qui représente le substrat méridional et afro-sémitique présent dans notre civilisation, qui a acquis une importance totale dans l'Occident post-moderne. C'est le modèle de civilisation qui trouve ses derniers échos au Moyen Âge sous la figure de l'archétype du guerrier et du chevalier, avec les symboles de l'Imperium et des luttes du Saint Empire contre l'Église, incarnant les pôles solaire et lunaire de l'existence représentés respectivement dans les catégories des Gibelins et des Guelfes. Julius Evola voyait dans le "conflit des investitures" bien plus qu'une lutte pour la suprématie dans le domaine du contingent afin de défendre la Tradition dans un sens pur et authentique, le sens primordial, celui des débuts, avec son unité primordiale régalienne/sacrée contre un christianisme d'inspiration sacerdotale et théocratique.
Les peuples barbares et nordiques-païens ont un impact positif sur la construction de l'ordre féodal qui caractérise l'ethos médiéval, et sur ce processus de transfiguration qui transforme le barbare en chevalier, et qui fait revivre dans le christianisme l'élément romain sous une nouvelle aura spirituelle et transcendante dans ce qu'Evola lui-même qualifierait de dernière des grandes étapes historiques dans lesquelles la Tradition, obéissant à sa signification primordiale, s'est transformée en une véritable tradition, obéissant à sa signification primordiale, s'est manifestée dans toute sa splendeur sous l'exemple paradigmatique du Saint Empire romain, et en même temps c'est l'ère de l'homme faustien spenglérien, animé d'une soif de conquête, bâtisseur des grands cycles historiques.
Le contraste se trouve dans l'Occident capitaliste moderne, véritable bourbier de dégénérescences et de perversions, sous l'empire d'une anthropologie libérale qui abaisse l'homme, le subordonne à la technique et le réduit à la servitude, à l'exploitation et le condamne finalement à sa propre autodestruction. D'où la nécessité de redécouvrir les archétypes anciens, et avec eux la Tradition dont ils sont porteurs, face au démonisme de l'économie et de la technologie auquel l'homme moderne s'est abandonné.
Le concept d'Empire, dont Rome est l'archétype universel, fait l'objet d'une analyse dans l'article suivant de l'auteur belge Robert Steuckers, L'idée impériale en Europe. Dans sa définition de base, l'empire apparaît comme l'incarnation d'une autorité transcendante, capable de s'imposer à des peuples divers et hétérogènes, en reconnaissant une hiérarchie qui va du général au particulier. Steuckers nous offre une synthèse historique du développement de l'empire, de Rome au Saint-Empire romain germanique en passant par le royaume franc, et avec lui l'idée d'Europe, qui est associée à une nouvelle vision du monde, une anthropologie traditionnelle dans laquelle prévalent le principe de subsidiarité et une conception organique du social, en contraste évident avec le centralisme jacobin d'inspiration libérale et toutes ses formules analogues. Face aux nouveaux défis auxquels l'homme et la société sont confrontés à partir de la seconde moitié du XXe siècle, il est nécessaire de revitaliser un corpus idéologique d'inspiration traditionnelle capable d'impliquer l'homme dans la construction de son avenir, d'en faire un acteur direct des formes de gouvernement, ce qui rappelle dans une large mesure le modèle espagnol traditionaliste avec l'implication des "corps intermédiaires" dans les tâches d'organisation et de gouvernement, au-delà du parlementarisme libéral et des oligarchies servies par la partitocratie.
La réflexion de Steuckers se poursuit en approfondissant l'idée impériale dans la section suivante, où il nous propose une vision de l'Empire à travers Charles Quint, et plus particulièrement à travers son médecin, Andrés Laguna, dont le témoignage permet de parfaitement contextualiser les difficultés et les menaces qui pèsent sur l'Empire : la réforme luthérienne et les guerres de religion qui ont détruit l'ordre œcuménique chrétien issu du Moyen Âge, les menaces de l'ennemi extérieur turco-ottoman et plus tard, à partir de Philippe II, l'hostilité résolue des papes romains. Tous ces facteurs ont contribué à affaiblir le projet impérial paneuropéen que l'empereur Charles Quint avait projeté sur une Europe déchirée par des conflits internes. L'héritage de ces siècles se projette également sur le carrefour actuel d'une Europe affaiblie et soumise à l'impérialisme anglo-saxon d'outre-Atlantique, face auquel, si elle veut encore s'affirmer comme un pôle géopolitique dans le monde, avec une voix et une influence, elle doit s'intéresser aux nouveaux blocs internationaux qui se forment dans un cadre plus large qui concerne les politiques eurasiatiques et la consolidation et la projection de l'héritage européen dont nous sommes les gardiens.
Dans le chapitre suivant, Evola et Spengler, également rédigé par Robert Steuckers, l'auteur analyse deux figures fondamentales qui servent de fil conducteur à l'ensemble du livre, afin d'exposer les différences entre l'Italien et l'Allemand. Bien qu'ils soient très proches, puisque dans leurs œuvres respectives ils ont tous deux entrepris une analyse morphologique de l'histoire, Révolte contre le monde moderne et Déclin de l'Occident (Vol. I et Vol. II), Evola a toujours considéré que l'historien allemand restait en quelque sorte prisonnier des schémas intellectuels de la modernité, avec l'absence de cette dualité et dichotomie marquée entre le monde traditionnel et le monde moderne, si caractéristique du traditionaliste romain. Comme Nietzsche, Evola reproche à Spengler d'être redevable aux idéologies modernes, en particulier à celles post-romantiques qui se nourrissent d'un activisme vitaliste qui caractérise l'homme faustien, dans la définition spenglérienne duquel il le voit représenté par un volontarisme immanent qui n'a pas la verticalité et la transcendance aristocratico-virile proposée par la pensée évolienne. La critique d'Evola est trop dure et il nie toute influence de l'auteur allemand sur sa propre œuvre, ce qu'Attilio Cucchi estime très nuancé, détectant des traces de cette pensée dans la critique du bolchevisme et de l'américanisme ainsi que dans le césarisme politique représenté par le fascisme.
À la suite de l'article de Steuckers, le présent ouvrage nous offre un texte très révélateur de Julius Evola, Le mythe et l'erreur de l'irrationalisme, inclus dans son ouvrage L'arc et la massue (1968), où il se concentre sur la critique de l'irrationalisme auquel adhèrent une multitude de courants de la pensée moderne, engendrés pour la plupart au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle, et qui, au lieu de prendre pour référence l'esprit et un principe supérieur d'objectivité transcendante, se concentrent sur le mysticisme au service de la vie, qui constituent un danger égal ou supérieur au rationalisme avec des mouvements comme l'existentialisme ou des auteurs comme Bergson ou Jung, qui définit une antithèse fausse et limitée entre le rationalisme et l'irrationalisme incapable d'opérer une synthèse supérieure de niveau ontologique-métaphysique capable d'agglutiner toute la connaissance de la réalité dans une théorie de l'Être qui nous renvoie au monde des principes et à l'unité primordiale des origines. Ainsi, la connaissance du monde moderne est réduite à des catégories purement humaines, à des spéculations philosophiques et à une connaissance abstraite incapable de connaître la substance profonde des choses. C'est la raison de l'incompréhension et des obstacles insurmontables qui existent entre le monde traditionnel et le monde moderne, et qui est intimement liée à un processus régressif de décadence et d'involution dans lequel la perte du sacré et la défiguration du principe intellectuel sont des clés fondamentales, et en ce sens les travaux de René Guénon et de Frithjof Schuon sont un complément indispensable. L'Occident post-moderne actuel n'est rien d'autre que la conséquence de ces processus de dissolution qu'Evola décrit parfaitement dans cet écrit de la fin des années 60 qui, rappelons-le, coïncide avec les années de ce que l'on appelle la contre-culture, où l'on retrouve nombre d'éléments idéologiques qui ont servi par la suite à cimenter ce que l'on appelle aujourd'hui l'idéologie woke (idéologies du genre, transhumanisme, destruction des valeurs traditionnelles...).
Deux écrits majeurs sur la figure d'Oswald Spengler occupent le devant de la scène dans la dernière partie de l'ouvrage, sous la plume de Robert Steuckers et Carlos X Blanco, Las matrices prehistóricas de civilizaciones antiguas en la obra posthumous de Spengler et Tecnicidad, biopolítica y decadencia : Commentaires sur le livre d'Oswald Spengler "L'homme et la technique", qui soulignent l'originalité de la classification morpho-psychologique de l'histoire de l'auteur allemand, au-delà des catégorisations progressives et linéaires habituelles de l'historiographie académique et officielle, en utilisant des analogies avec la vie naturelle et en mettant en évidence un type humain très particulier, dominé par un élan d'action volontariste applicable et élevé par la maîtrise de la technique appliquée à la guerre et à la conquête, qui donne un sens absolu à leur vie et trouve sa plus haute expression dans le char comme arme, et nous pouvons en trouver l'expression historique chez les Grecs, les Romains, les Indo-Aryens et les Chinois, ce qui, après la publication du Déclin de l'Occident, l'amène à s'interroger sur l'importance accordée à la civilisation faustienne, cela conduit Steuckers à émettre l'hypothèse d'une réorientation de la pensée spenglérienne vers des positions eurasiatiques et un rejet des peuples anglo-saxons et thalassocratiques, qui auraient trahi la solidarité germanique.
Dans le dernier grand chapitre de la dernière partie du livre, Carlos X Blanco analyse un sujet complexe, inspiré de L'homme et la technique de l'historien allemand. L'écriture est dense et couvre de nombreux aspects, d'un point de vue zoologique, naturaliste, dialectique et opérationnel dans une synthèse physico-biologique et historique de l'homme depuis les premiers temps de la préhistoire jusqu'à la culture et enfin à la décadence. Les positions de départ de Spengler sont résolument opposées aux positions bourgeoises et libérales des Lumières, aux philosophies égalitaires et à l'évolutionnisme qui en découlent. Pour Spengler, la technicité exprime quelque chose de profondément organique et lié à la vie, à la tactique de la vie, à l'action et à la lutte qui naît de la volonté de puissance nietzschéenne et qui s'inscrit dans une échelle cosmique qui concerne tous les êtres, qui dépasse les déterminismes classificatoires de la science, laquelle opère sur des concepts et des abstractions de l'humain. Notre condition biologique, d'"animal de proie" et de prédateur contre toute forme de vie végétative, fait partie de notre nature. En même temps, Spengler revendique une histoire des individus qui, en fin de compte, façonnent le cours des événements, par opposition à l'homme-masse, qui fait partie du troupeau et qui représente la régression vers les strates animales.
Blanco reproche également à Spengler les "préjugés anti-évolutionnistes" qui parlent de l'importance de l'œil et de la main dans le développement de la technicité humaine, qui apparaît soudainement, sans être liée à un processus d'évolution ou de développement biologique, graduel ou soudain, et croit que l'anthropologie évolutionniste peut l'expliquer "en termes de causalité circulaire et synergique". Spengler parle de la "pensée de la main" qui représente la double facette de la pensée humaine sur le plan cognitif, et qui différencie l'homme de l'animal, et par opposition à l'instinct de ce dernier, chez l'homme prime l'action créatrice et personnelle, qui définit différents types humains (théoriques et pratiques, hommes de faits et hommes de vérités) qui a provoqué une scission arbitraire entre le Moi et le monde sous un présupposé dualiste qui est l'expression de la divergence entre la nature et l'histoire par rapport à la même technicité. Enfin, cette technique qui a nourri les réalisations de la culture faustienne se retourne contre l'homme, contre la civilisation et contre l'Europe dans l'ordre postmoderne du machinisme et de l'automatisation, nous entraînant vers une dérive nihiliste et suicidaire. Le texte de Carlos Blanco contient une analyse profonde de la question qui invite à une relecture de l'œuvre de Spengler et à son contraste avec la réalité du présent.
Les derniers articles, plus courts, consistent en un hommage à la figure d'Oswald Spengler par Armin Mohler, corollaire de tout ce qu'a dit l'auteur, des lignes fondamentales de sa pensée, de sa conception anthropologique et de quelques notes biographiques marquantes. Cet article est suivi d'un texte consacré à Dominique Venner, par Luca Andriola, et à ses apports doctrinaux et au niveau des structures de formation et de militantisme dans la sphère nationale-révolutionnaire, notamment à travers sa Critique positive, avec la revendication d'un nationalisme ethnique et de l'idée communautaire face à l'idéologie libérale moderne, en ce sens l'influence sur des mouvements comme la Nouvelle Droite française et son organe métapolitique, le GRECE, est notable. On se souvient de l'interpellant suicide de Dominique Venner à Notre Dame en mai 2013, visant à éveiller les consciences sur les destructions qui menacent la survie de la civilisation européenne.
Le dernier article, pour compléter la liste variée des sujets et des auteurs abordés, est une brève synthèse du nationalisme russe, oscillant toujours entre slavophiles et occidentalophiles, entre l'idée d'une intégration dans l'espace civilisationnel euro-occidental et le rejet de ce modèle de civilisation moderne et libéral qui représente une abomination pour les valeurs traditionnelles du panslavisme russe. Parmi les différents courants du nationalisme russe, ceux qui se distinguent aujourd'hui sont l'eurasisme, avec des leaders comme Goumilev, Troubetzkoi, Savitsky et Vernadsky, dont la doctrine repose sur une conception impériale de la Russie, intégratrice des peuples périphériques, et qui sont également favorables à une alliance avec les peuples turcs ou avec l'Islam. Alexandre Douguine est actuellement le principal représentant de ce courant au sein du néo-eurasisme, avec une nouvelle dimension géopolitique qui, en liaison avec les événements internationaux de ces dernières années et la résurgence de la Russie en tant que puissance mondiale, est en train de prendre une place prépondérante. Aux côtés des néo-eurasianistes, on trouve des pan-eurasianistes, des national-communistes ou des nationalistes ethniques, dans ce qui constitue une mosaïque variée de positions et d'organisations sous un dénominateur commun qui est le rejet de l'Occident post-moderne et le renforcement de la position géopolitique de la Russie dans le monde en tant qu'empire continental.
14:48 Publié dans Livre, Livre, Nouvelle Droite, Révolution conservatrice, Synergies européennes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : europe, tradition, empire, saint-empire, décadence, identité, identité européenne, carlos x blanco, robert steuckers, juliues evola, oswald spengler, révolution conservatrice | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
mardi, 14 mars 2023
La discordante concordance Jünger-Schmitt
La discordante concordance Jünger-Schmitt
Giovanni Sessa
Source: https://www.paginefilosofali.it/la-discorde-concordia-junger-schmitt-giovanni-sessa/
La nouvelle version Adelphi du Nœud gordien
Un livre crucial et très actuel, Il nodo di Gordio (Le nœud gordien) d'Ernst Jünger et Carl Schmitt (pp. 238, euro 14.00), vient d'être réédité chez Adelphi, sous la houlette de Giovanni Gurisatti. Le livre réunit l'écrit de Jünger, publié pour la première fois en 1953, et la réponse du philosophe et juriste allemand, parue deux ans plus tard, en 1955. Le livre est donc un moment central de l'intense et longue conversation entre les deux penseurs. Le débat avait également un autre deutéragoniste, du moins en ce qui concerne le problème de la technique: Martin Heidegger. L'éditeur rappelle, à cet égard, que depuis la publication, dans les années 1930, du Travailleur de Jünger, Schmitt avait élaboré sa propre exégèse de la transformation de l'État libéral en un État "potentiellement total", se comparant, en "accord discordant", aux intuitions de Jünger. Ce dernier avait clairement indiqué que les changements introduits par la mobilisation totale poussaient à la constitution d'un espace mondial planétaire.
En arrière-plan, dans l'univers conceptuel de Jünger, l'idée de l'inévitabilité du Weltstaat, de l'État mondial, commençait à faire son chemin, puisque, explique Gurisatti: "C'est seulement en lui que se trouve l'unité de mesure d'une sécurité supérieure qui investit toutes les phases du travail en guerre et en paix" (p. 217). Le problème soulevé par Jünger était, à ce moment-là de l'histoire, au centre des réflexions de Schmitt. Schmitt lit l'État planétaire comme un organisme irrespectueux, note l'éditeur, "de la concrétude spatiale [...] l'ennemi principal du politique tout court" (p. 218). Un véritable destructeur des différences, du pluralisme et de la dimension polémologique qui caractérise le politique en tant que catégorie. En substance, le philosophe du droit juge la position de l'écrivain comme étant "naïvement dépolitisante" (p. 219). Au début des années 1940, Schmitt, s'opposant aux universalismes politiques du capitalisme occidental et du bolchevisme oriental réunis, s'est fait le porte-parole de la nécessité de défendre la substantialité politique de l'Europe, afin qu'elle devienne le propagateur d'un nouveau nomos de la terre, dans la contingence historique qui s'annonce avec la fin de la Seconde Guerre mondiale.
A l'unité mondiale, il commence à opposer l'idée d'un monde multipolaire, articulé dans une pluralité d'espaces concrets, chargés de sens, construits sur la tradition. Le nœud gordien, pour Schmitt, avait en son centre le binôme Europe-Allemagne (et continuait de l'avoir même après l'effondrement du Troisième Reich). Dans cette conjoncture, Jünger a également remis en question l'Europe. Le Vieux Continent devrait se refondre en termes d'unité géopolitique de multiples patries. Ce n'est qu'à cette condition que les Européens pourraient s'élever au rôle de garants des équilibres Est-Ouest. En tout état de cause, selon lui, l'État mondial restait le telos vers lequel tendait le destin de l'histoire. Cette thèse a été réitérée dans Über die Linie (= Passage de la ligne), qui a provoqué la réaction du juriste. De plus, Jünger interprétait la relation Est-Ouest de manière impolitique, la déroutant comme une polarité archétypale, élémentaire, marquant l'histoire et la conscience des individus ab initio. Ainsi, pour l'écrivain, ce n'est pas tant l'histoire et le politique qui comptent, mais la dimension destinale.
C'est là que réside la divergence la plus profonde entre les deux : Schmitt, contrairement à son ami, lit le nœud Est-Ouest en termes concrets, historico-dialectiques, comme l'opposition de la terre et de la mer. Cette dichotomie n'a rien à voir avec le "naturalisme" de Jünger. Pour Jünger, en effet, au pôle Est correspond le mythos. L'Orient est ainsi porteur de l'idée de la Terre-Mère, du destin et, dans la sphère politique, du prince-dieu. A l'inverse, l'Occident est éminemment ethos, liberté, histoire, prince-dieu. Hitler, dans cette perspective, était une figure marquée dans un sens "oriental". Pour Schmitt, du côté de la terre se tenait le monde continental, la Russie et l'Asie, du côté de la mer, au contraire, il plaçait l'Occident mercantile et libéral. Au milieu, entre les deux, se trouvait l'Europe. Au cours des siècles allant du XVIe au XIXe siècle, l'histoire européenne a oscillé entre deux configurations géopolitiques différentes : la première comprenait la France, l'Espagne et l'Allemagne "telluriques", la seconde était représentée par l'Angleterre, qui avait exprimé, de toute évidence, l'esprit maritime.
La Première Guerre mondiale a mis en échec le jus publicum europaeum. L'option entre les deux pôles constitue donc le véritable nœud gordien de la modernité. La terre est nomos, l'enracinement, les frontières et les traditions, la mer est techne, le déracinement errant. L'Europe est donc "prise entre le "foyer" et le "navire"" (p. 228). Trancher le nœud implique, aujourd'hui encore, de tenter de soumettre la techne, afin de réaffirmer le nomos : "La soumission de la techne déchaînée : ce serait [...] l'action d'un nouvel Hercule ! [...] le défi du présent" (p. 229).
Pour Jünger, seule l'éthique occidentale de la liberté aurait pu réussir une entreprise aussi titanesque. Le nœud, dans sa perspective, ne doit pas être tranché, mais dénoué par le "pacte" entre les prétendants. Au contraire, selon Schmitt, la solution se trouve dans l'affirmation historique de différents "grands espaces", capables de réaliser un équilibre géopolitique entre eux. Dans ce contexte, il assigne à l'Europe un rôle moteur, en s'appuyant sur l'émergence d'un patriotisme continental, centré sur la substance spirituelle des peuples qui l'habitent. Les positions des deux hommes sont discordantes car, malgré la référence au Weltstaat, l'écrivain allemand n'exclut pas la constitution de l'Europe en tant que patrie fondée sur un ethos : "En Europe, nous avons la capacité de respecter quelque chose qui se trouve en dehors de l'homme et qui détermine sa dignité" (p. 86), une sorte d'équivalent de la substance spirituelle dont Schmitt a parlé. Si cela est vrai, l'approche jüngerienne "archétypale" du problème montre son inadéquation en ayant dépolitisé le nœud, la relation Est-Ouest.
La situation actuelle le montre clairement : ce qui est en jeu pour nous, Européens, n'est pas seulement politique, mais historique. La prise en charge de la fonction de "grand espace" est la seule qui puisse garantir la survie du Vieux Continent. C'est seulement à cette condition, comme le souligne Gurisatti, qu'il sera encore possible de parler d'une Europe possible. La possibilité est le pouvoir, la récupération de la vocation politique et civile originelle de notre culture.
12:04 Publié dans Littérature, Livre, Livre, Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ernst jünger, carl schmitt, allemagne, europe, littérature, lettres, lettres allemandes, littérature allemande, révolution conservatrice, théorie politique, philosophie, philosophie politique | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
vendredi, 24 février 2023
Entretien avec Constantin von Hoffmeister - Discussions sur l'œuvre de Spengler et les traductions récentes
Le projet Oswald Spengler
Entretien avec Constantin von Hoffmeister
Discussions sur l'œuvre de Spengler et les traductions récentes
Source: https://spergler.substack.com/p/interview-with-constantin-von-hoffmeister?utm_source=cross-post&publication_id=1021314&post_id=104100913&isFreemail=true&utm_campaign=1305515&utm_medium=email
Je suis ravi de m'entretenir avec Constantin von Hoffmeister. Constantin a récemment produit un certain nombre de traductions des œuvres de Spengler. Il s'agit notamment d'une révision de la traduction de Charles Francis Atkinson de The Decline of the West et de deux traductions récentes Prussianism and Socialism de Spengler et de son œuvre Early Days of World History, qui n'avait jamais été traduite auparavant. Ce dernier ouvrage a suscité un vif intérêt sur Twitter, avec de nombreux fils de discussion qui ont permis d'introduire cet ouvrage dans l'anglosphère pour la première fois. Après l'avoir lu, j'ai décidé d'entrer en contact avec Constantin pour une interview. Nous avons discuté de l'œuvre de Spengler ainsi que des traductions de Constantin dans l'entretien qui suit ici. Les deux ouvrages Early Days of World History et Prussianism and Socialism peuvent être achetés auprès de Legend Books via Amazon.
Cliquez ici pour voir Early Days of World History sur Amazon: https://www.amazon.com/Early-Days-World-History-Reflections/dp/8367583027
Cliquez ici pour voir Prussianisme et socialisme sur Amazon:
https://www.amazon.com/Prussianism-Socialism-Oswald-Spengler/dp/8367583272
Acolyte de Spergler : Constantin, merci de vous joindre à moi sur The Oswald Spengler Project.
Constantin von Hoffmeister : C'est un plaisir d'être ici. Merci de me recevoir.
SA : Pouvez-vous parler un peu de vous aux lecteurs et leur expliquer comment vous vous êtes intéressé aux œuvres d'Oswald Spengler ?
CVH : J'ai étudié l'anglais et les sciences politiques à l'université de la Nouvelle-Orléans. J'ai vécu et travaillé dans divers pays, notamment en Inde, où j'ai écrit des articles pour des journaux indiens de langue anglaise, en Ouzbékistan, où j'ai enseigné dans une école primaire privée britannique, et en Russie, où j'ai dispensé des formations en anglais commercial aux directeurs et aux gestionnaires de diverses entreprises.
Mon exposition à différentes cultures et langues m'a donné une perspective unique et une capacité à naviguer avec aisance dans des situations interculturelles complexes. Ma fascination pour les œuvres d'Oswald Spengler a commencé lorsqu'un ami du lycée m'a offert une version abrégée de The Decline of the West. Cette expérience s'est avérée transformatrice, déclenchant une passion pour les idées de Spengler qui m'a poussé à rechercher et à dévorer toutes les éditions allemandes originales. Mon intérêt pour les œuvres de Spengler n'a cessé d'inspirer et d'éclairer ma réflexion, surtout lorsqu'il s'agit de questions concernant le destin de la civilisation occidentale.
SA : Qu'est-ce qui vous a motivé à vous lancer dans les traductions ?
CVH : En tant que perfectionniste dans l'âme, je me suis parfois trouvé insatisfait des traductions existantes de diverses œuvres, y compris celles d'Oswald Spengler et d'autres auteurs célèbres. Poussé par mon amour de la langue et mon désir de partager ces textes importants avec les lecteurs anglophones, j'ai décidé de me lancer dans la traduction.
Avec un sens aigu du détail, je me suis plongé dans le travail, déterminé à produire des traductions qui rendraient justice aux textes originaux. Mes efforts m'ont non seulement permis de satisfaire mes propres exigences, mais ont également contribué à faire connaître à un public plus large des œuvres jusqu'alors non traduites.
Je suis très fier de la qualité de mes traductions, et il est immensément gratifiant de savoir que mon travail a contribué à rendre ces œuvres importantes accessibles à une nouvelle génération de lecteurs. Pour moi, l'art de la traduction n'est pas seulement un travail, mais une passion qui me pousse à continuer à repousser les limites de ce qui est possible dans le domaine de la traduction littéraire.
SA : Charles Francis Atkinson (CFA) a longtemps été considéré comme la "référence" pour les traductions de Spengler. Grâce à votre travail avec Arktos, vous avez produit une traduction révisée de The Decline of the West. Quel genre de changements avez-vous apporté à la traduction de CFA ?
CVH : Je n'ai fait aucun changement. J'ai simplement corrigé des coquilles évidentes et d'autres erreurs, qui n'avaient apparemment jamais été corrigées depuis la première publication, il y a presque cent ans.
SA : J'ai remarqué que, dans la préface du traducteur, CFA mentionne combien la traduction de certains passages peut être difficile. Quelles sont certaines des difficultés à capturer le style de Spengler en anglais ?
CVH : Capturer le style de Spengler en anglais peut être un défi pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, Spengler était connu pour son style d'écriture dense et complexe, qui incorpore de nombreux termes techniques, néologismes ainsi que des métaphores difficiles à traduire directement en anglais. Son utilisation du vocabulaire philosophique et scientifique allemand ajoute également une couche supplémentaire de complexité à la tâche de traduction de ses œuvres. Trouver des termes et des phrases équivalents qui transmettent le même sens en anglais peut être une tâche difficile.
Deuxièmement, les écrits de Spengler emploient souvent un style hautement métaphorique et poétique, profondément ancré dans la culture et la littérature allemandes. Il est donc difficile de saisir tout le sens et les connotations de son langage dans la traduction, car nombre de ses métaphores et références culturelles sont propres à la langue et à la culture allemandes.
Troisièmement, les œuvres de Spengler intègrent souvent un style très idiosyncrasique et personnel, ce qui rend difficile pour les traducteurs de séparer la voix de l'auteur du contenu de ses idées. Cela exige une compréhension profonde des idées philosophiques et historiques de Spengler et une capacité à transmettre ces idées d'une manière qui préserve le sens et le ton voulus par l'auteur.
Dans l'ensemble, la traduction des œuvres de Spengler exige non seulement une connaissance approfondie de l'allemand et de l'anglais, mais aussi une compréhension profonde du style unique de Spengler, de sa philosophie et de son contexte culturel.
SA : Dans l'introduction, Spengler emploie la phrase de Goethe "exakte sinnliche Phantasie" pour décrire son approche de la détermination des formes historiques. La traduction de CFA rend cette expression par "flair intellectuel". Ce n'est que lorsque j'ai relu l'allemand que j'ai réalisé que Spengler citait directement les écrits scientifiques de Goethe en utilisant cette expression. Une traduction plus littérale pourrait être "imagination sensorielle exacte". Dans la préface du traducteur, Atkinson mentionne cette phrase particulière comme étant difficile à traduire. Je l'ai excusé car je me suis dit qu'il n'était pas trop familier avec les écrits philosophiques de Goethe et que, par conséquent, l'intention littérale de Goethe derrière cette phrase était un peu perdue pour Atkinson. Mais cela m'a fait me demander : la traduction de CFA a-t-elle d'autres rendus inhabituels ou même inexacts en anglais ?
CVH : Il est possible que la traduction de CFA de Spengler contienne d'autres interprétations anglaises inhabituelles ou même inexactes, car la traduction est un processus complexe et souvent subjectif. Dans toute traduction, il y a toujours le risque de perdre une partie du sens ou de la nuance d'origine, en particulier lorsqu'il s'agit d'idées complexes et de références culturelles.
Dans le cas de l'expression "exakte sinnliche Phantasie", il est clair que la traduction de CFA a choisi d'utiliser "flair intellectuel" comme une approximation de l'idée, tout en reconnaissant dans la préface du traducteur qu'une traduction plus littérale pourrait être difficile à réaliser. Même si cette traduction ne rend pas entièrement le sens de la phrase allemande originale, c'est au lecteur de décider si le rendu anglais est adéquat.
Comme pour toute traduction, il est important d'aborder la traduction de CFA des œuvres de Spengler avec un œil critique, et de consulter d'autres traductions ou le texte original allemand en cas de doute sur l'exactitude ou la pertinence d'un rendu particulier.
SA : Maintenant, je veux déplacer la conversation vers vos travaux plus récents. Vous avez récemment produit deux traductions de Spengler : Prussianism and Socialism et Early Days of World History. La publication de Early Days of World History a suscité beaucoup d'intérêt sur Twitter au cours des derniers mois. Pour ceux qui l'ignorent, Early Days of World History n'avait jamais été traduit en anglais auparavant. Votre traduction inaugure une ère nouvelle dans la recherche sur Spengler car c'est la première fois que le monde anglophone a pu se mettre sous la dent les enquêtes de Spengler sur la préhistoire. Pouvez-vous nous donner quelques informations sur le contexte de cette œuvre ? Dans quel état était-elle au moment de la mort de Spengler et comment a-t-elle été publiée à l'origine?
CVH : Early Days of World History était l'un des principaux ouvrages sur lesquels Oswald Spengler travaillait au moment de sa mort en 1936. C'est une œuvre fragmentaire, et de nombreuses sections consistent en des notes ou des phrases incomplètes. Spengler a laissé derrière lui de nombreuses notes et fragments pour le livre, mais il n'a pas eu l'occasion de les organiser et de les compléter avant sa mort. En conséquence, le texte est souvent difficile à lire et n'a pas la cohérence et la structure des autres œuvres de Spengler. Cependant, malgré sa nature fragmentaire, Early Days of World History reste une source importante des idées de Spengler sur la première période de l'histoire mondiale et de sa philosophie de l'histoire en général.
SA : Étant donné que l'œuvre a été laissée comme une série inachevée de notes, j'imagine qu'il a dû y avoir de nombreux défis associés à sa traduction. Pouvez-vous en décrire quelques-uns ?
CVH : Traduire une œuvre fragmentaire et inachevée comme Early Days of World History est un défi à plusieurs égards. Tout d'abord, le texte est lacunaire ou incomplet, ce qui peut rendre difficile la saisie du sens voulu. Deuxièmement, le manque de contexte dans certaines parties de l'œuvre rend difficile la traduction précise de certaines phrases ou passages. En outre, la nature inachevée de l'œuvre peut entraîner un manque de clarté ou de cohérence dans certaines sections, ce qui peut être difficile à transmettre dans la traduction. En outre, le style et le ton de l'écriture peuvent être non conventionnels, ce qui rend plus difficile la capture du ton et du sens voulus par l'auteur dans une autre langue. Enfin, en tant que traducteur, j'ai également dû effectuer des recherches approfondies sur les contextes historiques et culturels de l'œuvre afin d'exprimer avec précision le sens voulu pour le public cible.
SA : En tant que traducteur, comment décidez-vous quand et où apporter des changements susceptibles d'améliorer la lisibilité de l'œuvre tout en restant fidèle à l'état du matériau source ?
CVH : Les traducteurs sont souvent confrontés à un équilibre difficile entre rester fidèle au matériau source et apporter des changements qui améliorent la lisibilité de l'œuvre. S'il est important de transmettre avec précision le sens et le style voulus par l'auteur, il arrive que le matériau source soit difficile à comprendre ou à lire dans la langue cible en raison de différences de grammaire, de syntaxe ou de contexte culturel. Dans de tels cas, il peut être nécessaire d'apporter des modifications pour améliorer la lisibilité de l'œuvre, à condition que le traducteur ne modifie pas le sens ou l'intention du texte original. En fin de compte, l'objectif de toute traduction devrait être de rendre l'œuvre accessible à un public plus large sans sacrifier l'intégrité du matériau source. Si Spengler était peu clair ou vague dans l'original, j'ai reproduit cette ambiguïté dans la traduction. Si sa formulation est maladroite dans l'original, je voulais également montrer cette maladresse dans la traduction.
SA : Quelles sont les principales idées que Spengler présente dans Early Days of World History?
CVH : Dans Early Days of World History, Spengler présente un certain nombre d'idées sur les débuts de l'histoire de la civilisation humaine. Voici quelques-unes des principales idées :
1) Le concept de "culture-amibe". Spengler suggère que les civilisations sont comme des amibes : elles sont mobiles et ne sont pas ancrées en un endroit spécifique. Il identifie trois principales cultures-amibes : l'Atlantide (l'Ouest), le Kash (le Sud-Est), et le Turan (le Nord). Atlantis, Kash, et Turan sont des cultures morphologiquement distinctes dans la religion et les arts. L'Atlantide vénère les morts et met l'accent sur le domaine ultra-tellurique avec une relation obsessionnelle aux ancêtres. Son art est centré sur les constructions en pierre avec un sentiment de complaisance inerte. Kash a une religion tropicale et contenue, où les mathématiques du cosmos dominent et la vie après la mort est une question qui laisse indifférent. Le symbole central de Kash est le temple, où les prêtres scrutent les mathématiques célestes. Le Turan valorise le pouvoir des lignées royales et l'héroïsme individuel et a un amour pour la beauté et l'ornementation.
2) La notion de cultures "primitives" : Spengler suggère qu'il existe un certain stade dans le développement des cultures humaines qui se caractérise par une pensée primitive et magique, qui se distingue de la pensée plus rationnelle et scientifique des civilisations ultérieures.
3) Le rôle du mythe et de la religion dans les premières civilisations : Spengler affirme que le mythe et la religion ont joué un rôle crucial dans le façonnement des premières civilisations et qu'ils sont intimement liés à l'identité culturelle et spirituelle d'un peuple.
SA : Dans le monde anglophone, John Farrenkopf a soutenu que les idées présentées ici ainsi que celles contenues dans L'homme et la technique représentent une "métamorphose" de la philosophie de l'histoire de Spengler. Alors que Le Déclin de l'Occident met en avant une vision non linéaire de l'histoire, le dernier Spengler semble modifier quelque peu cette perspective. Comment la vision de l'histoire de ce dernier Spengler a-t-elle évolué ? Et en quoi est-elle restée la même ?
CVH : Dans Le Déclin de l'Occident, Spengler présentait une vision cyclique de l'histoire dans laquelle les cultures passent par un cycle de vie prévisible de naissance, de croissance, de maturité et de déclin. Cependant, dans ses œuvres ultérieures telles que L'homme et la technique et L'heure de la décision, Spengler semble s'écarter de cette vision cyclique de l'histoire et adopter une perspective plus linéaire.
En outre, les œuvres ultérieures de Spengler (ndt: aujourd'hui disponibles en anglais), notamment Man and Technics et Prussianism and Socialism, se concentrent davantage sur l'impact de la technologie et de la montée de la machine sur la civilisation humaine. Dans ces œuvres, Spengler soutenait que la machine n'était pas simplement un outil, mais une nouvelle forme de vie qui transformait le monde d'une manière sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Il croyait que la technologie ne changeait pas seulement les conditions matérielles de la vie, mais qu'elle transformait également la nature humaine elle-même.
Cependant, si les derniers travaux de Spengler se sont davantage concentrés sur l'impact de la technologie, ils n'ont pas complètement abandonné sa vision cyclique antérieure de l'histoire. Au lieu de cela, ils présentaient une sorte de synthèse entre les visions cyclique et linéaire de l'histoire, dans laquelle les cultures continuaient à passer par un cycle de vie de naissance, de croissance et de déclin, mais étaient également soumises à des forces externes telles que les changements technologiques qui pouvaient accélérer ou décélérer ce cycle de vie.
Dans l'ensemble, si la vision de l'histoire de Spengler a quelque peu évolué dans ses dernières œuvres, il est resté attaché à l'idée que les cultures passent par des cycles de vie prévisibles de naissance, de croissance et de déclin. Cependant, il a également reconnu l'importance des facteurs externes tels que les changements technologiques dans le façonnement du cours de l'histoire humaine.
SA : Les idées exprimées dans Early Days of World History ont-elles eu un impact direct sur les domaines de l'anthropologie, de l'archéologie et/ou de l'histoire ? Ou bien la mort prématurée de Spengler les a-t-elle laissées relativement inconnues et non étudiées ?
CVH : Il est difficile de savoir dans quelle mesure les idées de Spengler dans Early Days of World History ont eu un impact direct sur les domaines de l'anthropologie, de l'archéologie et de l'histoire. La mort prématurée de Spengler en 1936, avant l'achèvement du livre, peut avoir contribué à son obscurité relative par rapport à The Decline of the West. Cependant, certains chercheurs ont noté l'influence des idées de Spengler sur les penseurs ultérieurs dans ces domaines. Par exemple, certains ont suggéré que l'accent mis par Spengler sur l'unité de la culture et la nécessité de comprendre les cultures selon leurs propres termes a anticipé les tendances ultérieures de l'anthropologie et des études culturelles. Spengler était en fait un précurseur du relativisme culturel. En outre, l'accent mis par Spengler sur l'importance des cycles historiques et la nécessité de comprendre les phénomènes historiques dans leur contexte culturel et civilisationnel plus large a été considéré comme influent dans les études historiques et comparatives. Dans l'ensemble, bien que l'impact des idées de Spengler dans Early Days of World History puisse être difficile à mesurer, elles restent un sujet d'intérêt et de débat parmi les chercheurs en histoire, en anthropologie et en études culturelles.
SA : En plus de Early Days of World History, il existe un autre volume posthume de l'œuvre inachevée de Spengler intitulé Urfragen (= Primordial Questions). Celui-ci n'a pas encore été traduit en anglais. Prévoyez-vous de traduire cette œuvre ? Pouvez-vous nous dire quelque chose sur Urfragen ?
CVH : Oui, c'est sur ma liste de traductions futures. Le livre se compose de notes et d'essais que Spengler a écrits au cours de sa vie, mais qu'il n'a pas organisés en une œuvre cohérente. Le titre du livre fait référence aux questions fondamentales qui, selon Spengler, sont à la base de toutes les cultures humaines, telles que le sens de la vie et de la mort, la nature de l'existence et le but de l'histoire.
Urfragen est considéré par certains comme l'aboutissement de la pensée de Spengler, car cet ouvrage reflète ses idées les plus mûres et les plus développées sur ces questions fondamentales. Cependant, comme le livre est resté inachevé au moment de la mort de Spengler, on ne sait toujours pas comment il avait l'intention de développer davantage ces idées, ni comment il les aurait finalement synthétisées en un système philosophique cohérent.
SA : Vous avez également traduit récemment le tract politique de Spengler, Prussianité et Socialisme. Pouvez-vous nous donner un aperçu de certaines des idées contenues dans ce texte ?
CVH : Le prussianisme est un phénomène culturel et politique qui a émergé en Prusse au cours du 18ème siècle, caractérisé par un sens aigu du devoir, de la discipline et de l'ordre. Il met l'accent sur l'importance de l'État et la supériorité de la culture germanique. Le socialisme, tel qu'il s'est développé en Allemagne, a également été influencé par les valeurs prussiennes. Spengler affirme que le socialisme allemand n'était pas un mouvement prolétarien, mais plutôt un mouvement des classes moyennes et supérieures désillusionnées par la démocratie libérale de la République de Weimar.
Selon Spengler, le prussianisme et le socialisme font tous deux partie d'un phénomène historique plus vaste qu'il appelle "le socialisme prussien". Ce socialisme est enraciné dans l'expérience culturelle et historique unique de la Prusse et de l'Allemagne. Spengler soutient que l'avenir de l'Allemagne dépend de la réussite de la fusion du prussianisme et du socialisme. Il plaide pour un gouvernement fort et autoritaire, capable de mettre en œuvre des politiques socialistes pour atteindre les objectifs nationaux. Selon Spengler, cela nécessite un rejet de la démocratie libérale et la priorité de l'État sur les droits individuels. Il affirme que cette synthèse mènera à une Allemagne puissante et unifiée, capable de rivaliser sur la scène mondiale.
SA : Quel genre d'impact ce texte a-t-il eu dans les cercles intellectuels et politiques de l'Allemagne de Weimar ?
CVH : Prussianité et Socialisme a eu un impact significatif sur les cercles intellectuels et politiques de l'Allemagne de Weimar. Il a été largement lu et discuté parmi les intellectuels et les politiciens, et ses idées ont influencé le développement de la pensée conservatrice et nationaliste dans le pays.
Le texte était particulièrement influent parmi les groupes conservateurs et nationalistes qui étaient désillusionnés par la démocratie libérale de la République de Weimar et recherchaient une vision alternative pour l'avenir de l'Allemagne. L'appel de Spengler en faveur d'un gouvernement fort et autoritaire capable de mettre en œuvre des politiques socialistes a trouvé un écho auprès de nombre de ces groupes, et ses idées ont contribué à façonner le développement des mouvements politiques conservateurs et nationalistes dans le pays.
En même temps, les idées de Spengler étaient également controversées et contestées. Certains intellectuels et politiciens ont critiqué sa vision du socialisme prussien comme étant autoritaire et anti-démocratique et ont affirmé qu'elle représentait une menace pour les principes de la démocratie libérale et de la liberté individuelle.
SA : Il semble que ce texte soit l'un des nombreux produits de la révolution conservatrice dans la République de Weimar. En quoi les idées exprimées dans Prussianité et Socialisme diffèrent-elles de celles qui sont apparues plus tard avec le National Socialisme ? Je me souviens que la sœur de Friedrich Nietzsche a écrit une lettre à Spengler ne comprenant pas le désaccord de Spengler avec le national-socialisme. Elle écrit : "Notre Führer que nous honorons sincèrement n'a-t-il pas les mêmes idéaux et valeurs pour le Troisième Reich, que vous [Spengler] avez exprimés dans le Prussianité et socialisme ?". Comment lui répondriez-vous ?
CVH : Les idées exprimées dans Prussianité et Socialisme de Spengler sont souvent associées au mouvement intellectuel plus large de la Révolution conservatrice. Ce mouvement était caractérisé par un rejet de la démocratie libérale et des valeurs des Lumières, et une adhésion à l'autoritarisme, au traditionalisme et à un fort sentiment d'identité nationale.
S'il existe certainement des similitudes entre les idées exprimées dans Prussianité et socialisme et celles qui sont apparues plus tard avec le national-socialisme, il existe également des différences importantes. La vision de Spengler d'un gouvernement fort et autoritaire mettant en œuvre des politiques socialistes n'était pas nécessairement liée à l'idéologie raciale ou au type de militarisme agressif associé au national-socialisme.
Les idées de Spengler étaient ancrées dans une compréhension culturelle et historique plus large de la place de l'Allemagne dans le monde, alors que le national-socialisme s'appuyait fortement sur des théories raciales et une vision mythifiée du passé de l'Allemagne. En outre, Spengler était critique du type de politique de masse qui caractérisait le national-socialisme et croyait en l'importance d'un leadership fort et autoritaire plutôt qu'au type de mouvement populiste qui était au cœur de la montée des nazis.
En réponse à la lettre de la sœur de Nietzsche, il est important de noter que, bien qu'il ait pu y avoir un certain chevauchement en termes de certaines valeurs et objectifs, Spengler n'était pas un partisan du national-socialisme et ne le considérait pas comme une solution viable aux problèmes de l'Allemagne. Au lieu de cela, ses idées étaient plus étroitement alignées avec le mouvement intellectuel et politique plus large de la Révolution conservatrice, dont beaucoup de partisans étaient également opposés au national-socialisme.
SA : Il semble que la vision du monde du libéralisme anglais ait dominé le globe dans les années qui ont suivi la mort de Spengler. Pensez-vous qu'il existe un avenir dans lequel un "esprit prussien" pourrait revenir ?
CVH : Les idées et les valeurs des différentes périodes historiques et cultures sont souvent en constante évolution, et leur pertinence et leur attrait peuvent changer avec le temps. Si les idées de Prussianité et socialisme ont eu un impact significatif sur l'Allemagne de Weimar, elles ont également été confrontées aux critiques et à l'opposition d'autres mouvements intellectuels et politiques. Il est possible que ces idées refassent surface et gagnent en popularité à l'avenir, mais il est également possible qu'elles ne le fassent pas. En fin de compte, l'avenir est façonné par une interaction complexe de facteurs sociaux, politiques et culturels qu'il est difficile de prévoir avec certitude.
SA : Votre édition de Prussianité et Socialisme comprend également l'essai de Spengler "Le double visage de la Russie et les problèmes allemands à l'Est". Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cet essai et pourquoi il a été inclus dans cette édition ?
CVH : "Le double visage de la Russie et les problèmes allemands à l'Est" est un essai écrit par Spengler en 1922. Dans cet essai, Spengler examine la relation entre la Russie et l'Allemagne, ainsi que les problèmes politiques et culturels complexes qui existent entre les deux pays.
Spengler affirme que la Russie a un "double visage". D'une part, c'est une nation dotée d'un patrimoine culturel riche et unique, profondément liée à la terre et aux rythmes de la nature. D'autre part, il s'agit également d'une nation fortement autoritaire, avec une tendance à la centralisation bureaucratique et à l'ingénierie sociale.
Spengler explore également les questions historiques et géopolitiques qui ont conduit au conflit entre l'Allemagne et la Russie, notamment la compétition pour la domination de l'Europe centrale et orientale, ainsi que le choc entre les cultures des deux nations. Il soutient que l'Allemagne a historiquement été prise entre les deux pôles de la culture occidentale et orientale, et que cela a rendu difficile pour l'Allemagne de trouver une identité politique et culturelle stable.
Dans l'ensemble, "Le double visage de la Russie et les problèmes allemands à l'Est" est un document important pour comprendre la vision de Spengler sur la géopolitique et l'histoire culturelle, ainsi que ses idées sur les défis auxquels sont confrontées les nations modernes à la suite de l'effondrement des structures culturelles traditionnelles.
J'ai inclus cet essai en raison de sa pertinence dans le climat géopolitique actuel de tensions entre l'Occident et la Russie.
SA : Quel a été, selon vous, l'héritage à long terme des œuvres politiques de Spengler ?
CVH : L'héritage à long terme des travaux politiques de Spengler est complexe et controversé. D'une part, ses idées ont été adoptées par certains mouvements politiques au début du 20ème siècle, en particulier ceux associés à la Révolution conservatrice. Ces mouvements ont cherché à redéfinir le sens du conservatisme, rejetant les valeurs libérales des Lumières et prônant un retour aux valeurs traditionnelles et à un État fort et autoritaire.
Cependant, l'œuvre de Spengler a également été critiquée pour son pessimisme, son déterminisme culturel et son rejet de la démocratie. Nombre de ses idées ont ensuite été reprises par les nazis, qui prétendaient réaliser la prophétie de Spengler sur le "déclin de l'Occident" et la montée d'un nouvel ordre autoritaire.
Malgré ces critiques, l'œuvre de Spengler continue d'être étudiée et débattue par des chercheurs dans divers domaines, notamment la philosophie, l'histoire et les sciences politiques. Certains chercheurs ont affirmé que ses idées sur les cycles culturels, l'importance de la tradition et les limites de la raison sont toujours d'actualité, notamment face à la mondialisation et à l'érosion des valeurs traditionnelles. D'autres ont affirmé que son travail est trop profondément ancré dans le contexte historique spécifique de son époque, et que ses théories sont trop déterministes et essentialistes.
SA : Pour conclure, je voudrais vous poser quelques questions sur l'influence de Spengler aujourd'hui. Il semble qu'il y ait une nouvelle génération de personnes intéressées par les œuvres de Spengler. Ces dernières années, nous avons assisté à la naissance d'organisations comme la Oswald Spengler Society. Elles commencent à organiser des conférences qui présentent des analyses spengleriennes de l'histoire, de la culture et de la politique. De plus, j'ai remarqué que l'Internet s'intéresse de plus en plus aux idées de Spengler. Il semble y avoir beaucoup d'intérêt autour de Spengler. Pourquoi y a-t-il un tel regain d'intérêt pour Spengler ?
CVH : Il y a plusieurs raisons pour lesquelles il y a eu un regain d'intérêt pour Spengler ces dernières années. L'une d'entre elles est la crise perçue de la civilisation occidentale, notamment à la suite de la crise financière de 2008 et des changements politiques, économiques et sociaux en cours au XXIe siècle. Les vues pessimistes de Spengler sur le déclin de la civilisation occidentale et la nature cyclique de l'histoire ont trouvé un écho chez certains qui voient des parallèles entre la situation actuelle et le déclin des civilisations passées.
Une autre raison du regain d'intérêt pour Spengler est son analyse de la montée de l'autoritarisme et du rôle de la technologie dans la société moderne. Les œuvres de Spengler anticipent bon nombre des développements qui ont eu lieu aux 20ème et 21ème siècles, notamment la montée des régimes totalitaires, l'impact des médias de masse et des technologies de communication, ainsi que le déclin des valeurs et des institutions traditionnelles.
Enfin, on constate également un regain d'intérêt pour le style littéraire de Spengler et la manière dont il mêle l'analyse historique à la critique culturelle et à la réflexion philosophique. Certains chercheurs considèrent Spengler comme une figure importante dans le développement du modernisme littéraire et l'utilisation de techniques littéraires dans l'écriture de non-fiction. L'accent mis par Spengler sur la relativité des valeurs culturelles et son rejet des vérités universelles et des absolus anticipent dans une certaine mesure le postmodernisme.
SA : Quelle est l'importance de lire Spengler aujourd'hui ?
CVH : Lire Spengler aujourd'hui peut être important pour plusieurs raisons. Tout d'abord, son œuvre offre une perspective unique sur l'histoire et la culture qui remet en question les vues occidentales traditionnelles. La vision cyclique de l'histoire de Spengler, par exemple, remet en question l'idée de progrès et l'inévitabilité de la domination occidentale. Cela peut aider les lecteurs à réfléchir de manière plus critique à leurs propres hypothèses et à développer une compréhension plus nuancée du monde.
SA : Après avoir passé autant de temps à lire et à traduire Spengler, votre point de vue sur sa pensée a-t-il changé d'une quelconque manière ?
CVH : Pas du tout. Cela n'a fait que cimenter mon opinion sur sa philosophie. Après toutes ces années, il reste toujours l'homme du jour !
SA : Constantin, je tiens à vous remercier de vous être joint à moi pour The Oswald Spengler Project.
CVH : Merci de me laisser participer. Je l'apprécie énormément.
Si vous souhaitez lire ces traductions par vous-même, envisagez de les acheter auprès de Legend Books via Amazon. Les ayant achetées et lues moi-même, je peux personnellement attester de leur qualité et je suis heureux de leur donner mon cachet d'approbation. Toutes deux sont solides, joliment conçues et constituent les meilleures éditions disponibles à l'achat.
Site Web de Legend Books : https://legendbooks.org/
Vous pouvez trouver Constantin sur Twitter, Telegram, et Substack. Pensez à le suivre et à vous abonner.
Twitter : @constantinvonh
Télégramme : https://t.me/eurosiberia1
Substack : https://eurosiberia.substack.com
Eurosiberia
20:38 Publié dans Entretiens, Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : oswald spengler, constantin von hoffmeister, révolution conservatrice, philosophie, philosophie de l'histoire | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
vendredi, 03 février 2023
Oswald Spengler et le cycle des renaissances
Oswald Spengler et le cycle des renaissances
Constantin von Hoffmeister
Source: Eurosiberia / https://eurosiberia.substack.com
L'examen méticuleux des cultures par Oswald Spengler est d'ordre quasi pathologique. Il ouvre le cadavre d'une culture et le dissèque avec une telle précision qu'il trouve toujours la cause de la mort cachée au plus profond de ses entrailles complexes. Le coupable habituel est la décadence avec l'inertie et la stagnation qui l'accompagnent, communes à tous les organismes qui ont dépassé la fleur de l'âge et qui, par conséquent, dépassent la durée de leur vie.
Contrairement à ce que beaucoup de gens, sinon la plupart, croient, Spengler n'est pas un prophète de malheur. Il décrit la montée et la chute des cultures comme s'il s'agissait d'êtres vivants et respirants, qui naissent, vieillissent et finissent par mourir. La cause de la mort est presque toujours la même - la culture devient paresseuse et désintéressée. Elle ne peut que nourrir des passions pour les choses les plus basses de la vie: le sexe, la violence et le fait de regarder avec jubilation se dérouler des événements montés de toutes pièces ou des spectacles chorégraphiés. C'est ainsi que la culture devient primitive et monotone. Elle se transforme en une civilisation (alias une "société du spectacle"), qui répète mécaniquement des traditions périmées, vidées de toute vie et dépourvues de toute tendance à l'innovation.
Imaginons Spengler aux Enfers : Charon se tient raide devant lui, une rame dressée dans la main gauche et la main droite tendue, attendant ostensiblement que Spengler y dépose le prix requis. Mais hélas ! Spengler n'a pas d'argent car personne n'a pensé à mettre une pièce dans la bouche de son cadavre. Il sera maintenant forcé de marcher sans but pendant cent ans le long de la rive de l'Achéron, contemplant sans fin le concept de l'éternel retour de Nietzsche avec les ombres à sa gauche et à sa droite qui tirent constamment sur les manches de sa chemise, le suppliant de leur rappeler pourquoi, après la mort de chacune de leurs incarnations, elles se retrouvent sur la rive de l'Achéron sans argent. Spengler répond patiemment: "C'est parce que vous êtes morts dans une civilisation, et non pas dans une culture. Dans une culture, les gens sont religieux et croient, alors les proches mettent une pièce dans la bouche du parent mort. Dans une civilisation, les gens sont rationnels et ne croient pas, donc les proches ne voient pas l'intérêt de mettre une pièce dans la bouche du parent mort".
Lorsqu'une civilisation est vraiment morte, une nouvelle culture naîtra de ses cendres. La nature a horreur du vide, et selon la physique newtonienne, l'énergie n'est jamais perdue mais toujours constante. Spengler confirme ainsi le cycle sans fin des renaissances auquel les hindous croient depuis des millénaires. Tout comme l'âme d'un être vivant erre d'un vaisseau physique à un autre, les vestiges d'une civilisation peuvent être transportés dans la nouvelle culture et incorporés - comme le Zeus grec se transformant en Jupiter romain.
18:11 Publié dans Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : oswald spengler, révolution conservatrice, philosophie, philosophie de l'histoire, culture, civilisation | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
mercredi, 23 novembre 2022
L'Ecole de Sagesse du Comte Keyserling - Une leçon d'influence culturelle
L'Ecole de Sagesse du Comte Keyserling
Une leçon d'influence culturelle
Par Manuel Fernández Espinosa
Ex : http://movimientoraigambre.blogspot.com
Les généalogistes disent qu'il avait Genghis Khan comme ancêtre par l'intermédiaire d'une grand-mère et on sait qu'il était marié à la petite-fille d'Otto von Bismarck. Hermann Alexander Comte Keyserling (1880-1946) était un philosophe plutôt populaire selon les normes de sa profession ; aujourd'hui, on se souvient à peine de lui. Avec la révolution bolchevique, il a été contraint d'émigrer en Allemagne, abandonnant ses domaines dans la Livonie balte dont il était originaire. Sa curiosité philosophique l'a conduit à entreprendre une série de voyages, faisant de lui un véritable homme du monde. Son intérêt pour les philosophies et les religions d'Extrême-Orient et la connaissance qu'il a acquise de ces traditions au cours de ses voyages et de ses études lui ont valu le rôle d'interlocuteur européen en Asie, à tel point qu'Antonio Machado a pu écrire à son sujet : "il porte l'Orient dans son sac de voyage, prêt à ce que le soleil se lève là où on l'attend le moins" ("Juan de Mairena", Antonio Machado).
En 1920, le comte Keyserling fonde son "École de la sagesse" (Schule der Weisheit) à Darmstadt, sous le patronage du grand-duc Ernst Ludwig de Hesse. Avec la Schule der Weisheit, un centre de haute culture a été créé, qui avait deux dimensions : une dimension publique, en tant que centre d'éducation indépendant des églises et de l'université, organisant des conférences, et une autre dimension, moins connue, de nature occulte. Nous ne devrions pas être choqués par le fait de son "occultisme", puisque l'Allemagne de l'entre-deux-guerres (comme Thomas Mann et Ernst Jünger nous le relatent dans leurs romans...) était un terrain favorable aux sociétés secrètes et à leurs prétendues doctrines de salut.
Les intellectuels les plus remarquables de l'Allemagne de l'entre-deux-guerres sont passés par l'École de la Sagesse dans leurs activités publiques: le philosophe Max Scheler, le père de la psychologie des profondeurs Carl Gustav Jung, le sinologue Richard Wilhelm, le philosophe Leopold Ziegler, etc. Des scientifiques et des industriels allemands ont également été invités à donner des cours ou à assister à des conférences. L'École de la Sagesse a imprimé deux périodiques qui sont devenus ses organes de presse : Der Weg zur Vollendung. Mitteilungen der Schule der Weisheit ("Le chemin de la perfection. Communications de l'école de la sagesse") et Der Leuchter. Weltanschauung und Lebensgestaltung. Jahrbuch der Schule der Weisheit ("Le luminaire. Vision du monde et formation à la vie. Annuaire de l'école de la sagesse"). En 1920, la Keyserling-Gesellschaft für freie Philosophie (Société de Keyserling pour la philosophie libre) a également été fondée, qui a été relancée à Wiesbaden en 1948.
Les intellectuels les plus engagés dans le projet du comte Keyserling étaient tenus à une stricte observance de la philosophie keyserlingienne particulière et étaient sous la direction du comte ou de ses disciples de confiance. Parmi eux, le comte Kuno von Hardenberg (1871-1938), orientaliste et critique d'art, spécialiste de la franc-maçonnerie. Le scientifique qui, comme le comte von Keyserling lui-même, était d'origine balte : Karl Julius Richard Happich (1863-1923) (photo), l'un des pionniers du contrôle hygiénique, bactériologiste et vétérinaire, également oncologue.
Kuno von Hardenberg et Karl Happich écriront, avec Hermann von Keyserling, un livre au titre éloquent Das Okkulte (L'occulte) ; ce n'est pas pour rien que Federico Sciacca affirme que Keyserling "s'est donné à la magie et à l'occultisme dans une conception du génie comme véhicule de Dieu sur terre". Le psychologue Georg Groddeck (1866-1934), considéré comme l'un des pionniers de la médecine psychosomatique, a également joué un rôle dans l'École de la sagesse.
Mais quelle était la philosophie de Keyserling ? La philosophie de Keyserling est une cristallisation supplémentaire du pessimisme qui a suivi la Première Guerre mondiale, à l'instar du relativisme de Simmel, de la philosophie de l'histoire d'Oswald Spengler et d'autres courants contemporains : rien moins que les fondements de la civilisation occidentale étaient en jeu. Keyserling revendique le "Sens" et fait une critique grossière du rationalisme et de la civilisation technique dans lesquels l'Occident a sombré. "L'Occidental est un fanatique de l'exactitude. D'autre part, il ignore presque tout de la signification. Si jamais il pouvait la saisir, il l'aiderait à trouver son expression parfaite et à établir une harmonie complète entre l'essence des choses et les phénomènes" - nous dit le comte Keyserling dans Journal de voyage d'un philosophe (1919).
Pour Keyserling, il s'avère que le "sens", qui est - précisément - ce que l'Occidental ignore, est ce que l'Oriental n'a pas perdu. Le sens ne peut être découvert que par une intuition particulière et par l'interprétation des symboles et des mythes. C'est en tenant compte de cet élément que l'on peut comprendre que Keyserling tourne son regard vers l'Est, où le comte balte croit avoir trouvé la clé qui, convenablement greffée à l'Ouest, peut permettre à l'homme de découvrir sa véritable personnalité, falsifiée par la civilisation de la mesure et des machines. L'école de la sagesse n'était pas un centre conventionnel de philosophie académique, mais un chemin de connaissance dans un but précis : la plénitude. La rencontre avec le Sens - pour Keyserling - n'est pas seulement la rencontre avec la réalité qu'il y a, mais plutôt l'ouverture à la réalité qu'il peut y avoir. La philosophie de Keyserling était une autre expression de l'irrationalisme romantique allemand et son École de la Sagesse un retour aux approches anciennes d'une philosophie qui prétendait offrir une doctrine de salut, comme le pythagorisme et l'Académie de Platon.
Keyserling était très populaire en Espagne. L'intelligentsia espagnole et les classes sociales supérieures de l'époque étaient ravies de le recevoir et l'entretenaient avec des banquets, et attendaient la prédication du comte mystagogue avec intérêt et scepticisme. Indépendamment de leurs tendances, qui à l'époque ne s'étaient pas radicalisées jusqu'à la confrontation civile, José Ortega y Gasset, Eugenio d'Ors, les Machados, les Barojas, Ernesto Giménez Caballero, Rafael Alberti, Ramiro Ledesma Ramos, Ramón Menéndez Pidal, Américo Castro... ont partagé d'agréables soirées en Espagne avec le sage balte. Mais il y avait d'autres motivations pour les voyages du comte Keyserling en Espagne, en plus de son harmonie avec le monde hispanique. Keyserling avait envisagé la possibilité de créer une branche de son École de la Sagesse dans les Îles Baléares. Les journaux de l'époque ont rapporté que cette entreprise culturelle voulait créer un centre de formation pour les élites castillanes et catalanes avec l'intention de propager le pangermanisme.
Mais l'hebdomadaire La Conquista del Estado de Ledesma Ramos réagit à ces prétentions germaniques, comprenant les allées et venues du comte Keyserling comme une ingérence étrangère dans les affaires hispaniques. Il est plus que probable que La Conquista del Estado avait raison : Keyserling exerçait son influence sur l'Espagne, mais avec l'idée de l'exercer ensuite sur l'Amérique latine : c'est ce que lui reproche l'hebdomadaire de Ledesma Ramos : "D'une part, il recherche l'amitié espagnole pour donner à la pauvre petite France matière à réflexion. Et d'autre part, il veut s'assurer le marché hispano-américain en cultivant les agents les plus autorisés de la métropole hispanique" ("Keyserling en España o el comercio alemán de ideas", LA CONQUISTA DEL ESTADO, 14 mars 1931).
L'Espagne était alors, comme elle l'est aujourd'hui, une terre où le poids des puissances en présence se décidait dans les rencontres de la société et de la culture.
Nous pouvons en conclure que l'École de la Sagesse de Keyserling a pu être, en même temps qu'un centre de philosophie, un laboratoire d'idées d'un certain pangermanisme de l'entre-deux-guerres qui expérimentait des stratagèmes pour réaliser des alliances avec de grands blocs géopolitiques, comme celui constitué par l'Hispanidad. Le triomphe du national-socialisme hitlérien a conduit à la persécution et à l'extinction de nombreuses organisations similaires à celle de Keyserling (rappelez-vous le harcèlement auquel le hiérophante Rudolf Steiner et son anthroposophie ont également été soumis par les nazis). En Espagne, après la guerre civile espagnole, la philosophie de Keyserling a décliné et son étoile a pâli..... Elle est restée un souvenir fané des temps d'avant le massacre dans lequel nous étions impliqués.
La leçon du cas de Keyserling se résume peut-être à l'intérêt que toutes les puissances mondiales ont manifesté pour exercer leur influence culturelle sur l'Espagne, avec l'intention de l'exercer à leur tour sur les pays frères d'Amérique latine : Français, Anglais, Allemands, Russes se sont partagé les sympathies des Espagnols. Certains Espagnols, comme Valle-Inclán, ont travaillé pour les Alliés pendant la Première Guerre mondiale, d'autres Espagnols ont professé une évidente germanophilie, et même au milieu des fusillades de la guerre civile, on pouvait entendre des acclamations pour la Russie. D'une manière très différente, les pays qui se sont disputés l'hégémonie mondiale ont réussi à nous rallier à leur cause.
N'est-il pas temps de créer nos propres centres culturels dans le but précis de mener à bien une grande politique hispanique ? Oui, je pense que c'est le cas. Et pour de simples raisons de survie. J'espère pouvoir répondre à cette question très bientôt.
BIBLIOGRAPHIE :
Plusieurs livres de Hermann Comte de Keyserling.
Plusieurs livres d'Eugenio d'Ors.
Federico Sciacca, "La philosophie aujourd'hui".
Emile Bréhier, "Histoire de la philosophie", vol. 2.
Antonio Machado, "Juan de Mairena".
16:59 Publié dans Histoire, Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sagesse, hermann von keyserling, allemagne, espagne, révolution conservatrice, histoire | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
lundi, 26 septembre 2022
La Russie face à l'Europe, géopolitique et panslavisme (Nicolas Danilevski)
16:33 Publié dans Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nikolaï danilevski, russie, 19ème siècle, panslavisme, philosophie, philosophie politique, philosophie de l'histoire | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
mardi, 20 septembre 2022
Manifeste de Stefan George (contre la "barbarie éclairée au gaz")
Manifeste de Stefan George (contre la "barbarie éclairée au gaz")
Une critique de "Manifesto" (1912), un volume qui figure, avec le texte allemand en regard, dans le catalogue des Edizioni Ar, édité par Umberto Colla
par Giovanni Sessa
Source: https://www.barbadillo.it/106040-il-manifesto-di-stefan-george-contro-la-barbarie-illuminata-a-gas/
Stefan George, le Vate, le Meister. Un titan qui se bat contre son époque, contre la modernité, contre la montée de la plèbe. Chanteur du sacré et porteur, avec sa propre œuvre, de la tentative inutile et inactuelle, vu les derniers temps dans lesquels il a eu la chance de vivre, de resacraliser la parole poétique et, avec elle, le monde. Ces définitions affirmées trouvent confirmation dans une publication récente. Nous nous référons à: Stefan George, Manifesto (1912), un volume qui figure désormais, avec le texte allemand en regard, dans le catalogue des Eidzioni Ar, édité par Umberto Colla, à qui nous devons l'éclairant essai en conclusion, "Contre le barbarisme éclairé au gaz" (pp. 70, euro 15.00).
En fait, le texte en question est apparu à l'origine comme "introduction des éditeurs" au troisième et dernier numéro (1912) du journal annuel du Kreis. La paternité de la pièce par George peut être déduite non seulement de son contenu, mais aussi de son style limpide malgré sa redondance expressive, et a été révélée par Hildebrant, un éminent disciple "platonicien" du Meister. Ce dernier rapporte que George lui a avoué qu'il cherchait un avocat pour le défendre contre d'éventuelles accusations en rapport avec un article qu'il était en train d'écrire, centré sur une critique radicale des modernes : l'introduction au dernier numéro du Jahrbuch für die geistige Bewegung.
Il s'agissait d'un texte à plusieurs points, ce qui explique le choix éditorial correct de l'intituler Manifesto. De plus, il a été écrit par le Vate, à une époque où la culture européenne était secouée par les manifestes de l'avant-garde (le Manifeste du Futurisme était sorti en 1909). Le trait véritablement pertinent et qualifiant de l'écriture de George est qu'il s'agit d'une invective anti-moderne, dont les thèses sont soutenues par une prose frondeuse, parfois lyrique, et par un flair exégétique visant à identifier les points critiques des "destins progressifs" auxquels l'humanité était confrontée. George remet en cause, tout d'abord, l'idée d'un développement linéaire de l'histoire, opposant "à ce que nous considérons comme une maladie universelle grave et répandue de l'esprit, la vision cyclique, aujourd'hui oubliée" (p. 11).
Deuxièmement, le poète saisit comment les certitudes de la société progressiste flottent sur un sentiment d'insécurité généralisé : "même le regard le plus obfus ne peut échapper à la tristesse générale, qui se répand malgré toutes les améliorations extérieures" (p. 11). La science moderne n'accorde pas à l'individu un pouvoir effectif sur le réel, et lorsqu'elle est appliquée à l'étude du monde classique, elle vise à le dépouiller, par conséquent "si l'helléniste, de par sa connaissance omnivore des données factuelles, n'est incité à rien d'autre qu'à réduire le monde antique à quelques formules journalistiques [...] alors nous avons le droit non seulement de mépriser cette science, mais de la combattre" (p. 15).
La réalité contemporaine -aujourd'hui comme hier, d'où l'extraordinaire actualité de ce texte jugé suranné- est le royaume de la médiocrité, tout, note George dans ces pages, est dominé par le nombre, par la quantité brute: " L'État veut protéger les faibles [...] mais [...] opère un affaiblissement [...] de toute la race humaine : l'État interdit l'esclavage, mais fait tout pour que tout le monde devienne esclave" (p. 19). George, en 1912, était clairement conscient du trait totalitaire des démocraties libérales ; son diagnostic est une prophétie qui se réalise pleinement aujourd'hui. Les éléments de critique sociale et de coutume ne manquent pas non plus dans ce Manifeste : la féminité a été, chez la femme moderne, stérilisée, de manière à la priver de son ancien pouvoir de génération de héros. Chaque aspect de la vie s'est plébiscité. C'est le résultat de la propagation de la vision protestante du monde. Le protestantisme est lu comme le "présupposé du développement libéral, bourgeois et utilitaire" (p. 27), et même le catholicisme devient "protestant". Nous sommes entrés dans la phase finale de la modernité, affirme George et : "lorsque, par le commerce, les journaux, l'école, l'usine, les casernes, l'infection citoyenne progressiste aura pénétré jusqu'aux coins les plus reculés de la terre et que le monde sataniquement inversé, le monde de l'Amérique, le monde des fourmis, aura été définitivement installé" (p. 33), tout sera accompli. C'est la réalité dans laquelle nous vivons.
Dans les années 1890, George avait déjà mûri cette opposition radicale à son époque. Comme le souligne Colla, le moment le plus important de sa formation anti-moderniste doit probablement être identifié dans sa présence parmi les "Cosmiques de Munich", avec Klages et Schuler, défenseurs acharnés du "paganisme féminin", dont Bachofen avait admirablement parlé. Le Meister n'a pas réussi, comme les deux "Cosmiques", à aller jusqu'à vénérer les "autels abandonnés" des cultes antiques, mais il a œuvré, à sa manière, pour que la voix de la Grèce résonne à nouveau en Allemagne. Après tout, sa profession de foi catholique était purement formelle : il considérait l'Église de Rome comme la gardienne du "principe païen, éternellement vital" (p. 45), même s'il comprend parfaitement les intentions "modernistes" des hiérarchies ecclésiastiques. C'était une grave erreur. Pour cette raison, sa proposition avait un caractère ambigu, il était moins cohérent que Schuler et Klages.
Le Manifeste (1912) est cependant, en plus d'un texte d'une remarquable beauté, un coup de trompette capable de réveiller les intelligences ternes et endormies de notre époque, chloroformées par la "culture de l'effacement", dernière expression de l'"intellectuellement correct". George est un auteur vers lequel doivent se tourner ceux qui ne veulent pas se soumettre docilement à l'enchantement onirique de la post-modernité.
Giovanni Sessa
19:49 Publié dans Littérature, Livre, Livre, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : stefan george, révolution conservatrice, poésie, littérature, littérature allemande, lettres, lettres allemandes, livre | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
mercredi, 14 septembre 2022
Le Jus Publicum Europaeum de Schmitt : un ordre européen pour le monde
Le Jus Publicum Europaeum de Schmitt : un ordre européen pour le monde
Le continent au centre du monde, le no man's land à l'extérieur. Limiter la guerre en la faisant ailleurs
par Francesco Dalmazio Casini
Source: https://aliseoeditoriale.it/jus-publicum-europaeum-carl-schmitt-geopolitica-diritto/
"Vous dites qu'une bonne cause sanctifie même la guerre ? Et je vous le dis : la bonne guerre sanctifie toute cause."
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
La guerre est le concept central de toute relation entre entités politiques. Toute tentative de créer un ordre international passe nécessairement de la confrontation à la limitation du conflit. Aujourd'hui criminalisée, la guerre est maintenant dissimulée derrière les asymétries de la technologie de guerre moderne, parfois donnée pour morte mais jamais tout à fait expurgée dans sa forme ancestrale de violence de l'un contre l'autre.
Selon le père du réalisme Kenneth Waltz, les États mènent (et mèneront) leurs affaires "à l'ombre d'une violence dominante". Comme tout ordre, le Jus Publicum Europaeum décrit par Carl Schmitt dans Le Nomos de la Terre est issu d'une réflexion sur la violence. Sa genèse est liée à la limitation de la guerre en tant qu'acte d'extermination, dans le but de parvenir à une utilisation réglementée de l'instrument militaire. C'est une tentative de contenir sa portée destructrice et de canaliser les énergies les plus terribles, sous-produit de toute vie sociale, au-delà des limbes de l'espace européen.
Le jus est avant tout un ordre mondial, reposant sur des États qui se reconnaissent et se font la guerre d'une certaine manière. C'est la co-présence du droit et de l'ordre territorial visible, qui regarde la planète à travers le prisme de la centralité de l'Europe, la bipartitionnant en un monde européen et un monde non-européen.
Elle est née des cendres de la Res Publica chrétienne médiévale, qui a dû céder la place à la révolution spatiale inaugurée par l'ère des découvertes. Son histoire se déroule entre la fin du XVIIe siècle et la Première Guerre mondiale, lorsque l'ordre eurocentrique sera irrémédiablement compromis par l'entrée des États-Unis d'Amérique dans les affaires mondiales.
Les dates du début et de la fin de ce nomos coïncident avec la Paix de Westphalie de 1648, qui va construire l'unité exclusive du Jus publicum Europaeum, c'est-à-dire l'État territorial fermé, et la Paix du Cateau Cambrésis avec laquelle une partition provisoire de l'espace maritime est réalisée. Autour de ces deux dualismes, Terre et Mer et Europe/non-Europe, se développe tout le récit généalogique de Schmitt.
Le Jus Publicum Europaeum et l'État
L'acteur unique et exclusif du droit public européen est l'État. Fondé sur le principe cuius regio eius religio, l'ordre étatique représente le dépassement des "factions super-territoriales qui avaient inspiré les guerres civiles des 16ème et 17ème siècles". Les conflits motivés par la justa causa avaient montré leur visage le plus terrible lors de la guerre de Trente Ans, un conflit qui avait coûté entre 5 et 10 millions de vies.
En neutralisant les "brimades confessionnelles", l'État européen a désormais exclu la justice a priori du paysage du droit international. Avec l'élimination de la justa causa, l'accent a été mis sur la personne morale qui détient seule la décision en matière d'action politique - le domaine réservé de l'État. De cette façon, l'État européen devient "le premier produit de l'ère de la technologie, le premier mécanisme moderne de grand style, machina machinarum" (On Leviathan, p.69).
L'État qui a vu le jour depuis la fin du XVIIe siècle trouve sa formulation la plus célèbre dans le Léviathan de Hobbes, mais Schmitt souligne, plus encore que le penseur anglais, le sens spatial du nouvel acteur de la politique européenne. C'est en effet dans la confrontation de différents Léviathans que naît la réflexion de Schmitt, imprégnée d'un "primat de la géopolitique" qui la rapproche de la pensée des réalistes.
L'État occupe un territoire déterminé et se conçoit au sein d'un continent fragmenté en d'autres entités spatiales juridiquement souveraines. Le jus est un ordre pragmatique, inscrit dans l'espace et l'histoire, qui ne sépare pas l'implication géographique de l'implication juridico-politique. Elle existe parce qu'elle est immédiatement visible sur la carte et dans les marques imprimées sur le territoire qu'elle occupe.
Le discours de Schmitt est sous-tendu par la souveraineté absolue de l'État au détriment de tous les autres sujets qui habitent son territoire, qui ne seront voués à la prééminence et à la pleine subjectivité seulement avec l'avènement du libéralisme. Schmitt regarde l'État moderne à travers le prisme de la simplification interne selon un schéma stylistique déjà cher, une fois de plus, à l'école réaliste américaine.
En ce sens, Nomos der Erde est une "contre-histoire de l'État" (Galli). Schmitt rejette dans son intégralité le récit élaboré par la pensée moderne pour fournir une justification métaphysique de l'État, d'abord religieuse puis, avec le triomphe de l'hémisphère occidental, avec la sécularisation de la religion en une mission universelle.
Pour ce faire, il dépouille Hegel de cette critique qui situe les raisons de l'État dans l'empyrée, accusé de déformer la perspective de quelque chose d'essentiellement pratique: "Les formulations de Hegel, qui prétendent se perdre dans la dimension métaphysique, soutiennent en fait que c'est la forme d'organisation historique et concrète de cette époque - l'État - qui opère comme porteur du progrès compris comme rationalisation et limitation croissantes de la guerre" (pp.176). L'État, en bref, est une question de praxis, qui a vu le jour afin de déduire un ordre concret que seule "la décision pour la politique dans un espace territorial fermé, c'est-à-dire [la] décision pour la souveraineté de l'État" (Galli) pouvait assurer.
Des guerres en forme
Le juriste allemand convient que le sens fondamental du droit international est de parvenir à limiter la guerre. Le système de droit public européen atteint cet objectif par le paradoxe de la désidéologisation du conflit, devenu un instrument d'action géopolitique pleinement légitime.
En partant de la doctrine de guerre de l'Espagnol Ayala, la raison transcendante est expurgée de la vie politique des États européens et la qualité de la personne qui initie les opérations militaires prend une place centrale absolue. Le droit de guerre est en effet exclusif à la personne morale de l'État. Oubliant les factions supranationales des guerres de religion, dans lesquelles chaque partie revendiquait une justa causa de nature supérieure, le Jus Publicum Europaeum exige du conflit des caractéristiques purement formelles :
- La guerre devient maintenant une guerre de forme, une guerre en forme, et ce uniquement parce qu'elle devient une guerre entre des États européens clairement délimités territorialement, c'est-à-dire une confrontation entre des entités spatiales présentées comme des personae pubblicae, qui construisent sur le sol commun de l'Europe la famille européenne et peuvent se considérer mutuellement comme des justi hostes (p. 165)
- L'ennemi cesse d'être considéré comme un mal à anéantir et devient un autre sujet politique avec lequel la confrontation militaire est nécessaire et légitime le cas échéant. Plus précisément, la distinction entre l'agresseur-criminel et l'agresseur-légitime à se défendre tombe. Les États européens sont en fait des hostes equaliter justi, des ennemis mutuellement légitimes sur la base de la qualité de l'entité juridique qu'ils représentent.
La métaphore du duel, utilisée par Schmitt lui-même, est particulièrement appropriée : un duel, en d'autres termes, n'est pas juste parce que la cause juste y gagne toujours, mais parce que certaines garanties sont assurées dans la protection de la forme : la qualité des duellistes, le respect d'une certaine procédure et notamment l'utilisation égale des témoins.
Dans le Jus Publicum Europaeum, les magni homines, les grands léviathans, se tiennent face à face sans aucun droit de supprimer la juridicité de l'autre ou de le discriminer comme mauvais - tout au plus de prendre les armes contre le même dans un climat d'égale légitimité.
La guerre décriminalisée et déthéologisée conduit également à la dé-systématisation de la guerre elle-même. À l'heure des grandes guerres de religion, où l'ennemi est une entité maléfique à anéantir totalement, la neutralité des puissances tierces est inadmissible. Éviter de prendre position face à une guerre archétypale entre le bien et le mal reviendrait à sympathiser avec le mal et à prendre son parti.
À une époque où la guerre prend la valeur d'un instrument légitime de politique étrangère, la neutralité et l'intervention dans un conflit d'autrui sont des choix tout aussi légitimes qui sont laissés au calcul de puissance de l'État tiers. Au même titre que l'espace, le droit de guerre est partagé exclusivement entre les États souverains et reconnus de la famille européenne. Le pirate, le criminel et le rebelle ne jouissent pas de la qualité juridique de faire la guerre, les États entretiennent des relations avec eux par le biais du maintien de l'ordre et non de la guerre - ils ne sont pas considérés comme des ennemis, mais comme des "objets de poursuite et de répression".
Terre et mer
L'ordre mondial eurocentrique est étayé par les deux archétypes qui caractérisent la pensée schmittienne depuis le début des années 1940 : la terre et la mer. Bien plus que de simples principes géographiques, les éléments de terre et de mer sont pour Schmitt des éléments qui guident les positions politiques des pouvoirs qui les adoptent. Les puissances terrestres et les puissances maritimes ont chacune leurs propres concepts de guerre, de proie, d'ennemi et de liberté.
Cependant, il serait erroné de lire dans les pages de Nomos un projet, à la manière de Kant, de confiner les puissances maritimes, traditionnellement libérales et ouvertes à la conception mercantile de la politique, dans la subordination. Si Schmitt est et sera toujours un Allemand amoureux de son Allemagne, puissance terrestre par excellence, installée au cœur de l'Europe, au sein du Jus Publicum Europaeum, les deux éléments s'y côtoient en tension harmonique. À côté de l'Europe enclavée, en effet, le système de Schmitt voit l'Angleterre, élevée au rang de maître unique des océans, comme le stabilisateur et le contrepoids de la politique continentale:
- L'Angleterre devient ainsi porteuse d'une nouvelle vision maritime universelle de l'ordre eurocentrique, gardienne de l'autre aspect du Jus Publicum Europaeum, maîtresse de l'équilibre entre Terre et Mer. L'espace océanique échappe par nature à toute mesure terrestre : aucune frontière ne peut être tracée entre les vagues, tout comme il n'existe aucune division géographique claire entre les belligérants et les civils.
- La mer est le royaume de l'illimité par opposition au continent mesuré, ordonné et divisé. En Europe, la politique post-westphalienne est caractérisée par l'équilibre des forces, un ordre tectonique, bien illustré par l'affrontement en temps de guerre où des carrés d'hommes s'affrontent sur des terres frontalières. En revanche, les Flammes se caractérisent par le déséquilibre, par la guerre de course qui frappe le ventre de l'ennemi et préserve l'héritage du conflit d'anéantissement qui a précédé l'avènement du Jus.
Le raid de l'amiral néerlandais Michiel de Ruyter remontant la Tamise pour frapper la capitale même de l'Empire britannique, mettant le feu aux navires anglais à l'ancre, relève des guerres disciplinées du continent comme la terre relève de la mer. D'autre part, la victoire définitive des Anglais sur la mer a contraint la Hollande, avec le traité d'Utrecht, à une abdication totale de sa puissance maritime, dénaturant son essence et la forçant à une pénitence terrestre.
Après 1713, seule l'île britannique sera une puissance maritime, l'unique porteuse de la bannière des vagues, un non-ordre maritime qui, seulement dans sa polarité avec le reste de la terre, donne naissance au nomos de la terre et, finalement, au moderne.
Le Jus Publicum Europaeum et le monde
L'infrastructure du Jus est pour Schmitt quelque chose qui transcende le légitimisme artificiel des congrès et des conférences. Il est conscient que l'équilibre des forces en Europe est possible grâce à l'existence d'une "non-Europe" dont les États du Vieux Continent peuvent disposer à leur guise. Le reste du monde est la soupape de décharge de l'excès de pouvoir de l'État européen, l'endroit où il peut concrètement accumuler les bénéfices de sa force sans déclencher de changements catastrophiques dans le système.
Introduites comme une clause secrète dans le traité de Cateau Cambrésis, les lignes d'amitié marquent les limites au-delà desquelles le système de droit public européen cesse de s'appliquer. En particulier, la ligne de faille a été établie en 1634 par le roi de France au Tropique du Cancer : au-delà de cette ligne, la guerre cessait de répondre aux règles du Jus Publicum Europaeum.
Le seul principe qui est reconnu dans cet outre-mer est celui de la liberté des nouveaux espaces. Les Européens acceptent donc d'établir un "espace de guerre entre les puissances contractantes" où tout est permis. Avec la disparition du katechon, le pouvoir restrictif de la foi chrétienne commune, l'excès d'énergie cinétique a besoin des espaces illimités du nouveau monde pour expérimenter son potentiel sans donner lieu aux guerres systémiques qui ont sanctionné la fin de la Res Publica Christiana.
C'est dans cette polarité que Schmitt déploie l'aspect le plus intéressant et le plus controversé de sa pensée internationaliste. L'ordre européen est implicitement reconnu comme supérieur : le monde est une terre de conquête, voire de "gros gibier" (Galli). Au-delà de l'équateur se trouve le sauvage dont la subjugation par les armes européennes est la clé de voûte sur laquelle repose l'ordre continental.
L'existence même du titre juridique de découverte - le seul titre juridique reconnu dans le système de droit public européen pour l'appropriation de nouvelles terres - s'inspire fortement de la conception eurocentrique dans la mesure où il fait référence à la découverte de terres jamais visitées par les Européens et non par l'homme :
Du point de vue de ceux qui sont "découverts", la découverte n'est jamais légale: ni Colomb ni aucun autre découvreur ne s'est jamais présenté devant les princes des pays "découverts" avec un visa d'entrée. Les découvertes sont faites sans l'autorisation préalable du découvreur. Leur titre juridique consiste donc en une légitimité supérieure. Les découvertes ne peuvent être faites que par ceux qui, sur un plan spirituel et historique, sont suffisamment supérieurs pour comprendre la réalité découverte avec leur propre connaissance et conscience.
La philosophie de Schmitt, avons-nous dit, est une philosophie de dualismes. Contre la terre monte la mer, contre l'Europe le reste du monde. La non-Europe est le royaume de l'irrationnel et du non-ordre, une terre dépourvue de l'afflux ordonné du politique, articulée autour de communautés territoriales fermées et en conflit perpétuel - et le juriste refuse ici de reconnaître aux grands empires non-européens, qui s'y trouvaient, la pleine dignité de corps politiques souverains.
C'est ici que l'Européen a le droit de laisser libre cours à son élan vers le désordre et l'irrationalité et que se déroule le grand processus qui donne naissance à la Modernité. La forme et le fond, dans la modernité, sont liés mais perpétuellement divergents. Ce sont deux impulsions naturellement discordantes que la vie politique doit nécessairement s'efforcer de tenir ensemble.
Le souverain se voit confier la tâche de réaligner par une décision arbitraire le réel de l'idéal au sein de la communauté politique nationale. Le Jus Publicum Europaeum connaît, comme tout système d'organismes politiques, la même dérive : l'ordre est continuellement mis en danger par la déconnexion entre les règles du système et les actions chaotiques des différents Etats. C'est en cela que nous saisissons l'essence du moderne par opposition à l'ancien. Lorsque l'action du katechon échoue, les contraintes forçant les forces destructrices de l'action politique dans l'ordre chrétien sont brisées. Le besoin se fait immédiatement sentir d'un prisme, un joint de connexion qui empêche la déconnexion finale et réaligne les deux plaques de temps en temps.
Et c'est dans les terres au-delà de la mer que Schmitt situe la bouée de sauvetage de l'ordre européen. L'afflux perturbateur et nihiliste, l'âme noire de la modernité, est dirigé contre les communautés indigènes situées à des milliers de kilomètres, qui paient le prix de la sauvegarde d'une réalité ordonnée dans les frontières du Vieux Continent. C'est sur ce terrible secret que repose le sens de la guerre en tant que duel chevaleresque, ordonné et réglementé, que les États européens ont adopté dans le cadre du Jus Publicum Europaeum.
Francesco Dalmazio Casini
Archéologue, journaliste, passionné de géopolitique. Né à Rome, il y est revenu après un bref intermède à Milan pour paericiper au projet Aliseo. "J'aime rendre compte des conflits, des interactions et du facteur humain des acteurs internationaux. De temps en temps, je fais des paris dans les domaines de l'énergie, de la politique et de la logistique. En d'autres termes, j'aime expliquer ce qui se cache derrière ce qui se passe dans le monde. Une mission : apporter la culture de l'information approfondie (et lente) en Italie".
14:05 Publié dans Révolution conservatrice, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jus publicum europaeum, carl schmitt, théorie politique, philosophie politique, politologie, sciences politiques, révolution conservatrice | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
mardi, 13 septembre 2022
David Engels réfléchit sur l'œuvre de Spengler : penser à l'avenir
David Engels réfléchit sur l'œuvre de Spengler : penser à l'avenir
Par Javier Navascués
Source: https://elcorreodeespana.com/hispanidad-y-geopolitica/558345695/David-Engels-reflexiona-sobre-su-obra-Spengler-Pensando-en-el-futuro-Por-Javier-Navascues.html
Le célèbre historien David Engels (né à Verviers, en Belgique, en 1979) est professeur en charge de recherches à l'Instytut Zachodni de Poznan (Pologne), où il se consacre à l'étude approfondie de toutes les questions liées à l'histoire intellectuelle occidentale et à l'identité européenne. Il est également président de la Société Oswald Spengler. Auteur d'un livre fondateur, intitulé Le declin, David Engels consacre également une grande partie de son ouvrage à l'esquisse d'une possible réforme des institutions européennes basée sur ce qu'il appelle "l'Hespérialisme", une combinaison profonde et rénovatrice du meilleur patriotisme européen avec le conservatisme culturel le plus élaboré. Auprès de l'éditeur espagnol Letras Inquietas, il a participé à l'ouvrage collectif Las 13 claves del Nuevo Orden Mundial.
Pourquoi Spengler a-t-il été le grand scrutateur de l'âme occidentale ?
Spengler est sans aucun doute l'un des plus grands philosophes de l'histoire de la civilisation occidentale. On peut discuter de la valeur de sa pensée métaphysique - il appartenait à l'école du vitalisme, qui se résume finalement à un dualisme très difficile à maintenir sur le plan de la logique - mais les parallèles factuels qu'il a découverts entre les grandes civilisations humaines comptent parmi les choses les plus importantes jamais écrites dans ce domaine. Personnellement, ce n'est pas tant l'analyse de l'histoire européenne que je qualifierais d'originale - dans une large mesure, ses contemporains la considéraient également comme telle - mais la découverte de son inévitable nécessité à la lumière de développements analogues dans d'autres cultures ; un double "éloignement" historique qui nous permet non seulement de voir l'Occident sous un jour entièrement nouveau, mais aussi d'aborder les civilisations non européennes dans une perspective complètement différente.
Il faut ajouter à cela la précision presque mathématique avec laquelle Spengler a également tenté de prédire l'avenir de l'Europe sur cette base ; une tentative qui doit être largement considérée comme vérifiée 100 ans après la publication du Déclin de l'Occident, où l'on annonçait le déclin de la population, le déclin du christianisme, le socialisme à plusieurs milliards de dollars, la pollution environnementale, le populisme, les migrations de masse, la montée des peuples non-européens (notamment d'Asie et du monde musulman), le pacifisme, l'extinction des villages, la fatigue spirituelle, la désindustrialisation, le leadership allemand sur l'Union européenne et bien d'autres encore, tandis que la guerre en Ukraine pourrait marquer le dernier chapitre du césarisme. Mes propres recherches sur Spengler sont donc guidées par deux impératifs : d'une part, en tant qu'historien, pour approfondir la pensée de Spengler par analogie (et la corriger à l'occasion), et d'autre part, en tant qu'Occidental du 21ème siècle, pour contribuer à façonner de manière analytique et essayistique notre propre présent à la lumière de la morphologie culturelle de Spengler.
Parlez-nous brièvement du mythe de Faust et de son application à l'homme européen, et donc de la nature faustienne.
Pour Spengler, chaque culture se caractérise par une vision du monde unique et inimitable, profondément ancrée dans son âme culturelle, une façon spécifique et inimitable de voir et de comprendre Dieu, l'Homme et le monde. L'Égyptien voit le monde comme une longue route menant directement au royaume des morts et à l'au-delà, l'Oriental comme un espace de destinée entièrement déterminé par l'incalculable arbitraire divin, le Grec et le Romain comme une collection de corps concrets et matériels, et l'Occidental comme un espace de puissance abstraite et infinie qui invite à atteindre constamment l'horizon, à se dépasser et à traduire tout ce qui existe en pouvoirs et en fonctions. Comme le légendaire Faust, l'Occidental est insatiable, insatisfait, intempestif, toujours aussi curieux que mégalomane. Son avidité de "plus" s'exprime aussi bien dans la dimension architecturale des cathédrales et des gratte-ciel que dans la dimension musicale de la polyphonie des orgues de salle et des grands orchestres symphoniques, dans la dimension politique des croisés et des conquérants que dans la dimension scientifique des voyages spatiaux et de la fission nucléaire. On aurait donc tort de considérer l'histoire comme une sorte de développement linéaire du progrès par rapport à l'état actuel des connaissances des Européens : la haute technologie est plutôt un pur produit de l'homme occidental (qui, pour sa part, est incapable d'apprécier à leur juste valeur nombre des grandes créations des autres civilisations) et disparaîtra avec lui dans le temps prévisible de quelques générations et périra à l'exception de quelques rudiments de technologie de simple application.....
Quelles solutions proposez-vous pour éviter ce déclin ?
Soyons francs : nous ne pouvons pas empêcher le déclin ; tout au plus pouvons-nous le freiner un peu et, surtout, essayer de le façonner de manière à pouvoir défendre notre honneur et maintenir notre civilisation comme cadre de vie le plus longtemps possible malgré sa pétrification naissante ; c'est le devoir que nous avons non seulement envers nos ancêtres, qui ont construit cette civilisation au prix de grands sacrifices, mais aussi envers nos descendants, à qui nous voulons la laisser aussi indemne que possible. L'Empire romain, la dynastie chinoise des Han ou les Ramessides égyptiens sont des exemples typiques de la manière dont une telle civilisation fossilisée a pu perdurer pendant de nombreuses générations, bien que sous une forme de plus en plus affaiblie et simplifiée, et transmettre son héritage aux civilisations ultérieures.
À cet égard, j'ai mis l'accent sur deux solutions dans mes différents ouvrages récents sur le sujet. Dans "Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe" (Ed. esp.: Madrid, EAS, 2019), j'ai montré des approches quant à la façon dont les individus peuvent rester fidèles aux idéaux de leur civilisation, même contre la résistance de toute une société, et les transmettre aux générations suivantes ; dans Renovatio Europae (Renovatio Europae. Por una renovación hesperialista de Europa; éd. esp.: Madrid, EAS, 2020) et mon dernier volume, Europa Aeterna (pas encore publié en anglais), j'ai exposé avec de nombreux co-auteurs l'idée politique de l'"hesperialisme", c'est-à-dire un patriotisme européen culturellement conservateur qui pourrait nous aider à surmonter notre crise actuelle et à initier la phase finale de notre civilisation sur la base de la connaissance des rouages de l'histoire.
El Correo de España n'est pas responsable des opinions de ses contributeurs, qui en sont les seuls responsables.
Javier Navascués
Directeur adjoint de El Correo de España. Présentateur de radio et de télévision, conférencier et scénariste. Il a été rédacteur sportif de El Periódico de Aragón et de Canal 44. Il a collaboré à des médias tels que EWTN, Radio María, NSE et Canal Sant Josep, Adelante la Fe, dont il a été le directeur, et Agnus Dei Prod. Acteur du documentaire Cura de Ars et d'une autre œuvre contre le marxisme culturel, John Navasco. Il a réalisé des vidéos virales telles que El Master Plan et El Valle no se toca. Il tient actuellement un blog sur le prestigieux portail InfoCatólica et participe occasionnellement à Somatemps, Ahora Información, Español Digital et Radio Reconquista à Dallas, au Texas. Il collabore avec le programme Javier Cárdenas sur OKDIARIO.
20:39 Publié dans Entretiens, Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : david engels, hespérialisme, philosophie, philosophie de l'histoire, oswald spengler, révolution conservatrice | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
jeudi, 08 septembre 2022
Ernst Jünger en tant que psychonaute
Ernst Jünger en tant que psychonaute
Par Fernando Trujillo
Quelle : https://guerradelasideas.blogspot.com/2022/06/junger-como-psiconauta.html?spref=tw
Des états de conscience altérés
Soldat, voyageur, intellectuel, homme d'action, mystique, la figure d'Ernst Jünger combine tant de nuances contradictoires qui font de lui l'un des hommes les plus intéressants de la littérature du 20ème siècle.
Dès son plus jeune âge, il a ressenti en lui un rejet de la vie bourgeoise, choisissant la voie de l'action, ce qui l'a conduit à s'engager dans la Légion étrangère, puis à faire son baptême du feu pendant la Première Guerre mondiale, une expérience qu'il a retranscrite dans des œuvres telles que Orages d'acier.
Cependant, des auteurs tels que José Luis Ontiveros et Armin Mohler ont parlé de sa facette de penseur, de guerrier et d'anarque, cependant, une facette presque totalement ignorée, à mon avis, est sa facette de psychonaute.
Le terme psychonaute signifie étymologiquement "navigateur de l'âme" et s'applique aux personnes qui, grâce à certaines drogues, peuvent entrer dans un état de perception où elles peuvent accéder à une gnose ou entrevoir les mystères de l'Univers dans lequel nous vivons. Il convient de préciser que le terme ne définit pas seulement un consommateur d'hallucinogènes, mais que ces états peuvent également être atteints par la solitude ou la méditation.
Avant de poursuivre, il convient de préciser que ce texte, ici, ne vise pas une apologie de la consommation de drogues ; la manière irresponsable dont la civilisation occidentale utilise les drogues comme moyen de "s'amuser" est une parodie de l'utilisation des drogues chez les Amérindiens et les sages orientaux. Jünger lui-même, dans ses Approches, affirme que la possession de drogues crée des formes d'esclavage et de servitude démoniaque dans lesquelles aucun geôlier n'est nécessaire et compare les trafiquants de drogues qui partagent gratuitement leur marchandise avec des adolescents à une version maléfique du joueur de flûte de Hamelin.
Cela montre clairement que, bien que Jünger ait été un consommateur de LSD et d'autres substances, il ne les utilisait pas pour "passer un bon moment", mais pour en ressentir les effets et les étudier en profondeur.
Dans son ouvrage Approches, drogues et ivresse, Junger se penche sur ses expériences avec différents types de drogues telles que le LSD, l'opium, la cocaïne, ainsi que sur les effets de l'ivresse tout en nous parlant des auteurs qui l'ont précédé sur cette voie tels que Poe, Baudelaire et Quincey et de la fascination que les stupéfiants ont exercée sur l'humanité. L'auteur écrit : Depuis les temps primordiaux, les chamans et les devins, les magiciens et les mystagogues connaissent l'étroite relation entre l'ivresse et l'extase. C'est pourquoi les drogues ont toujours joué un rôle dans leurs consécrations, initiations et mystères. C'est un véhicule d'ouverture parmi d'autres : comme la méditation, le jeûne, la danse, la musique, la contemplation égocentrique d'œuvres d'art ou d'émotions violentes. Son rôle ne doit donc pas être surestimé. En outre, elle ouvre également les portes sombres ; Hassan Ibn Al Sabbah avec ses assassins nous offre son exemple".
Dans ces mots, nous voyons comment Jünger donne à ces drogues un rôle de clés pour ce que Blake définirait comme les portes de la perception et comment diverses cultures anciennes les ont utilisées comme moyen de contacter leurs dieux et leurs esprits.
Tout au long de son ouvrage Approches, l'auteur fait l'expérience de ces états altérés, décrivant ses moments et les comparant à des expériences similaires vécues par d'autres auteurs. Ainsi, dans un chapitre, Jünger raconte ses expériences avec l'opium après son séjour dans la Première Guerre mondiale et fait référence à l'écrivain britannique Thomas de Quincey (illustration), avec lequel il établit des comparaisons dans ses expériences avec l'opium.
Après la défaite allemande, l'auteur raconte son retour chez lui, épuisé et blessé, et dans son introduction à la consommation d'opium, il nous montre l'état de l'Europe après la guerre.
Pendant la République de Weimar, le peuple allemand s'est adonné au nihilisme, à la toxicomanie, aux bordels, au matérialisme et à l'hédonisme. Une situation similaire s'est produite après la Seconde Guerre mondiale, qui a tué tout vitalisme et tout romantisme, laissant un vide que la jeunesse a tenté de combler avec les drogues, la "révolution hippie" et le sexe libre.
Jünger n'était pas un décadent comme on pourrait le penser, mais un explorateur de ces états de conscience altérés. Pendant cette décadence de l'Allemagne, l'auteur faisait partie du mouvement dit de la "Révolution conservatrice", né pour contrer le libéralisme et le marxisme.
Son penchant pour l'opium durera jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, quand il occupait un poste militaire dans la France de Vichy où il fréquentait les salons littéraires avec leurs fumeurs d'opium, rencontrant des artistes et des intellectuels tels que Jean Cocteau, Pablo Picasso et Henri de Montherlant.
La frontière est mince entre un décadent et un psychonaute, tout comme entre un toxicomane et un chaman indien, pour ne citer que ces exemples-là. L'exploration du cosmos par les drogues, l'atteinte de ces états altérés comme un but supérieur et non comme une fuite éphémère hors de la réalité. Jünger se situait quelque part entre les deux, entre un homme en quête d'évasion et un explorateur de la psyché, subissant une métamorphose qui le fit passé de l'escapiste potentiel au chaman contemporain.
LSD et autres hallucinogènes
En 1945, Jünger se lie d'amitié avec Albert Hoffman (photo, ci-dessous), le créateur du LSD, alors qu'ils avaient correspondu quelques années auparavant en raison de l'admiration que vouait Hoffman au travail de l'auteur. Jünger s'est intéressé à la relation pouvant exister entre la nouvelle drogue et la création artistique. À cette époque, l'auteur travaillait sur son roman dystopique Heliopolis, dont le protagoniste Antonio Peri est un expérimentateur de drogues que l'on pourrait qualifier de psychonaute littéraire.
Au printemps 1951, Jünger, avec Hoffman et le pharmacologue Heribert Konzett, a réalisé une expérience en prenant une petite dose de LSD qui, bien qu'elle n'ait pas eu les effets désirés, a ouvert à notre auteur les portes de la perception mystique.
"Ce n'est pas plus qu'un chat domestique comparé au vrai tigre, à la mescaline, ou tout au plus à un léopard", a affirmé Jünger après cette première expérience. Bien que cela ne soit pas suffisant, à d'autres moments, Jünger a réussi à franchir ces portes de la perception. Son initiation au LSD a eu lieu au moment où Huxley avait écrit le livre The Doors of Perception dans lequel il raconte l'utilisation du LSD à des fins mystiques.
Jünger a ensuite expérimenté les effets du peyotl, à base de champignons hallucinogènes, lors de son voyage au Mexique dans le cadre de son exploration du royaume des rêves.
La culture de la drogue compte de nombreux charlatans tels que Timothy Leary, un agent de la CIA que Hoffman a lui-même accusé de ne vouloir qu'attirer l'attention de la galerie sur sa propre personne, et Carlos Castañeda, soupçonné d'avoir inventé une grande partie de ce qui est exposé dans ses livres et qu'Alejandro Jodorowsky, un autre charlatan, qu'il a accusé d'être un opportuniste. L'intention de Jünger n'est pas de promouvoir une culture de la drogue au niveau des masses, des livres comme Approches ne doivent pas être considérés de cette façon.
Pour Jünger, ces drogues doivent être utilisées avec prudence et retenue, le psychonaute ne peut pas rester tout le temps dans cet espace intérieur, il doit sortir dans le monde sobre, banal et quotidien pour raconter ce qu'il a appris et ce qu'il a vu.
À cet égard, le point de vue de Jünger sur certains hallucinogènes est similaire à celui de l'anthropologue mexicain Fernando Benítez qui, dans son ouvrage En la tierra mágica del peyote, parle de l'utilisation cérémonielle du peyotl chez les Indiens Huichol dans le cadre d'un pèlerinage religieux annuel. Benítez établit une comparaison entre l'utilisation du peyotl par les Huichols pour des motifs sacrés et l'utilisation du LSD dans la civilisation occidentale, dépourvue de toute voie mystique et utilisée dans le but d'améliorer l'amusement et l'expérience sexuelle.
Pour Jünger, l'utilisation du LSD nous offre une possibilité de connaissance de soi, d'apprentissage de notre relation au soi et au monde dans lequel nous vivons. En ce sens, l'utilisation du LSD et d'autres hallucinogènes conduit à ces portes de la perception, à condition qu'ils soient utilisés avec parcimonie et à des fins dépassant le divertissement banal.
Ivresse
Jünger écrit : "le buveur ivre est souvent considéré avec bienveillance comme l'ennemi de l'ennui et du découragement. Un messager de Dionysos fait irruption pour ouvrir la porte du monde carnavalesque. Elle a même un effet contagieux sur les personnes sobres".
Jünger raconte dans Approches ses expériences avec le vin et la bière, depuis sa jeunesse jusqu'à ses expériences dans l'armée. Pour l'auteur, l'ivresse est une clé qui ouvre les portes de la perception, grâce à laquelle nous pouvons accéder ou voir la réalité d'une manière différente. Jünger raconte comment le vin et la bière ont fait partie de la culture européenne en tant que boissons sacrées.
Les peuples germaniques et leur relation à l'ivresse sont visibles dans la boisson mythique qu'est l'hydromel bu par les guerriers tombés au Valhalla, les banquets et les rituels sacrés tels que le Blot où la bière était consacrée pour leurs rituels. Wotan est un buveur d'hydromel modéré tandis que son fils Thor est un gros buveur, ce que raconte Jünger en montrant le caractère sacré de l'ivresse chez les Allemands.
Dans l'ivresse, la figure de Dionysos, le dieu grec du vin, est essentielle. Elle représente son pouvoir toxique, ses influences sociales et bénéfiques, et révèle les traits clairs et sombres de l'ivrogne. Dionysos est le libérateur, celui qui fait tomber les masques révélant les aspects sombres de la personnalité du buveur. Tout au long d'Approches, Jünger le mentionne souvent.
Mais Dionysos n'est pas seulement le dieu du vin, mais aussi du théâtre, de la joie de vivre, de l'extase, de la folie, des instincts sains et sombres de l'homme. Jünger était un homme dionysiaque, un homme qui a goûté aux excès de l'ivresse mais qui était aussi animé par le désir de vivre, de se battre.
Pour Jünger, la guerre est une expérience intérieure telle qu'il la définira dans Orages d'acier, ce coup porté au matérialisme et au conformisme de la paix bourgeoise, une notion dionysiaque qui rompt avec un ordre établi pour provoquer une régénération. Sans chaos, il ne peut y avoir d'ordre et vice versa. Jünger, Marinetti et D'Annunzio ont tous parlé de la guerre comme d'un fait indiscutable de l'histoire tout en considérant la paix comme une utopie.
Dionysos est le dieu des pulsions violentes, il est le chaos et l'ivresse apporte ce sentiment de rupture avec le monde et d'entrée dans un monde différent. Sur ce terrain, Dionysos est un dieu dangereux et à ne pas prendre à la légère, l'ivresse peut ouvrir les portes de la perception mais aussi détruire celui qui la porte en lui.
Dans l'ivresse, on peut percevoir les choses d'une manière différente de celle de la sobriété, mais cela peut aussi conduire à des moments de violence irrationnelle, réveillant les instincts les plus sombres du porteur et provoquant tout, des situations embarrassantes aux tragédies.
La venue de Dionysos et les effets de l'ivresse sur les individus et les peuples entraînent ce que Jünger définirait comme un Grand Passage (Übergang).
Que signifie "Grand Passage" ?
Jünger fait la distinction entre le Grand Passage et le Petit Passage, le premier étant une sortie de l'espace historique, un saut par-dessus le mur du temps ou une approche extrême. Les éphémérides historiques sont elles-mêmes de petits passages, tandis que la naissance et la mort d'une personne seraient un Grand Passage.
Un exemple donné par l'auteur d'un Grand Passage serait la musique de Wagner, l'opéra wagnérien est venu briser les schémas musicaux de son époque, pour créer une œuvre au-delà de l'histoire, les Grands Passages sont liés à la destruction des formes, les masses d'énergie qu'ils emmagasinent déclenchent choc et violence.
Ainsi, les deux guerres mondiales seraient des Grands Passages de l'histoire et Jünger fut le témoin des deux.
C'est là que l'ivresse prend son rôle, non seulement une simple ivresse due à l'alcool mais une ivresse pour la guerre, pour l'art, un excès de vie qui change constamment l'histoire.
Nous pouvons alors définir l'ivresse dans ce cadre comme étant le chaos, le changement constant et dionysiaque, par opposition à la sobriété du type passif, ordonné et apollinien. L'un est un destructeur de mondes et l'autre est la préservation d'un statut, tous deux complémentaires. Il ne peut y avoir de nouveau monde sans détruire l'ancien, tout comme il ne peut y avoir de chaos perpétuel. La sobriété a besoin de l'ivresse et vice versa comme une dualité de l'Univers.
Conclusion
Blake a dit dans ses Proverbes sur l'enfer que le chemin de l'excès mène au Palais de la sagesse. Comme nous l'avons vu, Jünger et les psychonautes ont parcouru ce chemin, certains ont survécu, d'autres sont morts jeunes et d'autres encore ont sombré dans la folie.
La leçon d'Approches, à la fin, est de fouler le chemin de l'excès, d'atteindre la sagesse et de vivre avec modération. Jünger a appris, après ses excès, à avoir de la retenue, à être capable de contrôler ses impulsions et à ne pas sombrer dans le vice.
Finalement, après avoir expérimenté tous ces excès, Jünger a choisi la voie de la sobriété, de la maîtrise de soi, il a eu ses excès dans sa jeunesse afin d'atteindre la vieillesse en homme sage. Ainsi, la jeunesse est faite pour les excès, pour apprendre et faire des erreurs, et la vieillesse est faite pour la sagesse et la contemplation.
Si un homme n'a jamais foulé le chemin de l'excès, comment peut-il voir la sagesse ? Il est nécessaire de traverser l'enfer pour aboutir au paradis, tout comme Dante dans sa Divine Comédie. Jünger a vécu jusqu'à l'âge avancé de 103 ans, a écrit de nombreux mémoires, romans et essais tout en regardant passer sous ses yeux l'ensemble du vingtième siècle, voyant se dérouler les petits et les grands passages, les captant dans ses livres.
Un homme qui a cherché la guerre et a survécu, qui a voyagé à la recherche de cette sagesse éternelle et a eu une vie des plus intéressantes.
Cette ivresse de vivre finalement, c'est ce qu'il a gardé tout au long de son existence dans ce monde, ce désir de savoir, d'expérimenter et d'écrire. Dans les drogues, on peut trouver ce chemin vers la sagesse, mais la modération et la préparation mentale sont indispensables pour ne pas vivre une expérience banale. Jünger l'a vécu et a vécu pour pouvoir raconter ce qu'il a découvert.
Notre monde moderne et technicisé manque d'une ivresse de vivre, de sortir des schémas, de quitter l'apathie et de marcher sur le chemin de la connaissance de soi et de la sagesse, nous péchons par trop de sobriété et nous écartons l'idée d'aventure.
La leçon de toute l'œuvre d'Ernst Jünger est l'ivresse de la vie, de quitter la vie bourgeoise et de pouvoir être aventureux, être un connaisseur, commettre des excès et chercher la voie de l'action dans ce monde étouffant et conformiste.
Avril 2016
Bibliographie:
1) Junger, Ernst, Approches, drogues et ivresse (1978). Enrique Ocaña (trans.) Tusquets. Barcelone (2000).
2) Auteur inconnu "Ernst Junger" (S.F) Cannabis Magazine [En ligne] Récupéré sur http://www.cannabismagazine.es/digital/ernst-juenger
3) Publié à l'origine dans l'anthologie Jünger : After War and Peace, quatrième volume de la collection Pensamientos y perspectivas de Editorial Eas https://editorialeas.com/producto/junger-tras-la-guerra-y-la-paz/.
21:55 Publié dans Littérature, Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : allemagne, ernst jünger, philosophie, drogues, lsd, révolution conservatrice, lettres, littérature, littérature allemande, lettres allemandes | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
vendredi, 26 août 2022
Ernst Jünger et la technique
Ernst Jünger et la technique
"Ernst Jünger. Le visage de la technique" de Michele Iozzino analyse les réflexions de l'écrivain allemand sur les dynamiques qui sont en train de changer l'humanité
par Giovanni Sessa
Source: https://www.barbadillo.it/105696-ernst-junger-e-la-tecnica/
Ernst Jünger était, pour reprendre une expression que Giuseppe Prezzolini a inventée pour lui-même, un "fils du siècle", un fils du vingtième siècle. Il l'était, non seulement en termes d'âge, mais aussi en tant que sismographe attentif des bouleversements existentiels et spirituels de l'homme européen au siècle dernier. En particulier, son iter théorique complexe est profondément marqué par l'exégèse de la technologie. C'est un jeune universitaire, Michele Iozzino, qui le rappelle, avec un texte organique et persuasif, dans le volume Ernst Jünger. Il volto della tecnica, récemment mis en librairie grâce à la maison Altaforte Edizioni (pour toute commande : info@altafortedizioni.it, pp. 195, euro 15,00). Le livre est agrémenté de la préface de Luca Siniscalco, non seulement un exégète des textes jüngeriens, mais aussi un connaisseur attentif de la pensée allemande du vingtième siècle.
Il va sans dire que le penseur a eu sa première rencontre avec la technologie moderne dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Les pages dramatiques et passionnantes de ses journaux de guerre en témoignent admirablement. Le thème de la mobilisation totale, caractéristique des modernes, a été pleinement saisi et présenté par Jünger dans Der Arbeiter, en 1932. Depuis lors, ce thème est réapparu plus d'une fois, dans les phases ultérieures de la production littéraire de cet Allemand hors du commun. Siniscalco note que l'intention d'Iozzino est de présenter "un recueil utile et complet des premières thèses de Jünger [...] en dialogue avec la phase plus mature de sa pensée et sa théorie de la subjectivité" (p. 10). L'auteur fait ressortir, dans ces pages, tant le moment déconstructif des thèses du penseur analysé que leur pars construens. En bref, chez le Travailleur, l'esprit de la technique se forge une seconde nature, qui lui permet de contrôler tous les aspects de l'appareil technique. Pour cette raison, la tâche primordiale de ce sujet de l'histoire est de "façonner" le monde. Son trait constitutif, la "magie" démiurgique.
Le long du parcours jüngerien, le Travailleur donnera naissance à d'autres "figures", modifications profondes de cette première incarnation d'une nouvelle typologie humaine, toujours, selon Iozzino, en continuité avec elle. Deux d'entre eux sont d'une importance absolue: le Rebelle, celui qui se retire dans les forêts, et l'Anarque, capable de pratiquer, face à l'irruption du pouvoir technique soutenu par l'appareil de l'État Léviathan, un apolitisme métaphysique en vertu de la liberté que garde et maintient son "cœur aventureux". Ces trois "figures" sont, de différentes manières, ancrées dans la dimension de l'élémentaire. Le primordial rend les références anthropologiques de l'écrivain totalement étrangères à l'individu de la société bourgeoise. Cet individu-là a fait taire en lui la voix de la physis, des puissances qui l'habitent. Son temps est une linéarité progressive, oublieuse du "destin stellaire", à la recherche duquel se déplacent les trois "figures" évoquées, qui ne peut être fondé que sur une récursivité cyclique. Le même, rappelle Siniscalco, que Jünger a vécu sur sa propre personne lorsqu'à Kuala Lampur, il a assisté, pour la deuxième fois de sa vie, au passage de la comète de Halley. Une temporalité qui préfigure un possible Nouveau Départ, sous le signe du mythe et de l'astrologie traditionnelle, à laquelle Jünger fait allusion de manière exemplaire dans les pages de Au mur du temps.
Après tout, comme le montre l'ensemble de sa production, l'Allemand voulait montrer à l'homme contemporain une issue au désastre de la modernité et le ramener à la dimension cosmique. L'expérience de la revue Antaios, visant à reproposer aux hommes la loyauté ancestrale à la Terre, doit également être lue dans ce sens. Seule la rencontre avec l'élémentaire est capable de faire ressortir en l'homme la dimension profonde, le Soi, le lien holistique avec le Tout. Chez l'Arbeiter, cette rencontre est induite par la mobilisation: la puissance de l'Implant, si elle est contrôlée par un type humain ouvert à la "transcendance immanente", à la destructivité nihiliste montrée sur les champs de bataille, peut se transformer en force plastique, en ouverture à la "forme": "étant donné que ce qui manque aujourd'hui "c'est précisément la forme" [...] c'est cette vraie grandeur qui ne s'obtient pas par l'effort, ni par la volonté de puissance" (p. 14). Cet aspect sera également propre au Rebelle et à l'Anarque, qui tenteront d'affirmer l'être dans le devenir.
Les trois figures jüngeriennes sont des compossibles, qui peuvent se manifester sous l'impulsion de tendances spirituelles données ou de différentes contingences historiques. Iozzino s'attarde, en développant une riche exégèse, sur le texte Maxima-minima, dans lequel le penseur affronte, trente ans plus tard, les thèses du Travailleur, en constatant comment son essence est réductible à la recherche d' "une autre puissance" (p. 15). Une puissance capable de réconcilier Prométhée avec Orphée, afin de limiter les excès d'imposition du premier envers le réel. À ce moment de l'histoire, il fallait trouver, dans la catastrophe apocalyptique conjuguée à l'utilisation prométhéenne de la technologie, une "force ordonnatrice" capable d'accorder les hommes et l'origine. Aujourd'hui, cette question a pris le trait de l'inéluctabilité. La technique a une nature ambiguë, d'une part elle se réfère à l'Indistinct, d'autre part elle peut conduire à l'Ineffable du Néo-Platonisme.
Il nous semble qu'une continuité entre les figures et les phases de l'écrivain, comme le note l'auteur, est évidente, par contre entre l'Arbeiter, le Rebelle et l'Anarque il y a aussi une différence substantielle. Les deuxième et troisième figures ont dilué, dans une sorte de philosophie de la conscience, la volonté d'action historico-politique qui a émergé des pages de l'Arbeiter. Cela s'est produit parce que la référence jüngerienne, plutôt que sur la "transcendance immanente", profitait maintenant d'une position "religieuse". Evola l'avait bien compris et, pour cette raison, il appréciait surtout le premier Jünger.
Giovanni Sessa
20:49 Publié dans Littérature, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : ernst jünger, révolution conservatrice, allemagne, littérature allemande, philosophie, lettres allemandes, lettres, littérature | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
jeudi, 25 août 2022
L'Allemagne des corps francs
L'Allemagne des corps francs
Giovanni Sessa
SOURCE : https://www.barbadillo.it/105730-la-germania-dei-corpi-franchi/
I soldati perduti d'Ernst von Salomon, volume en langue italienne édité par Antonio Chimisso.
Ernst von Salomon était l'un des hommes les plus emblématiques de la composante nationale-révolutionnaire au sein de la révolution conservatrice. Il était proche, du moins pendant une certaine période, des cercles du bolchevisme national mais, contrairement à son frère Bruno, avec qui il a partagé une partie de son propre parcours théorico-politique, il n'est jamais tombé dans l'illusion de vivifier le communisme, une idée abstraite et moderne, avec l'esprit germanique. Il était un écrivain exceptionnel. C'est ce que montrent des œuvres telles que Les réprouvés, La Ville et Les Cadets. Comme preuve de l'extraordinaire importance littéraire de sa production et de sa valeur en tant que témoignage participatif de l'une des périodes les plus dramatiques de l'histoire allemande, à savoir les années qui ont suivi la Première Guerre mondiale, un de ses volumes, I soldati perduti (Les soldats perdus), publié par Oaks et soigneusement édité par Antonio Chimisso, a récemment été mis en librairie (pour les commandes : info@oakseditrice.it, pp. 144, euro 15,00). Outre le texte qui donne son nom au recueil, le livre comprend trois nouvelles, Der Totschläger, Senta et Besuch zu Ernst Jünger, une chronique de la visite, vingt ans après leur dernière rencontre, rendue au grand écrivain et ami de toujours. Le texte est accompagné d'un vaste dossier photographique, dans lequel von Salomon est présenté à différents moments de sa vie.
Ernst von Salomon est le témoin d'une grande tragédie : "Ma tragédie [...] est [...] d'être un Allemand sans Allemagne, un Prussien sans Prusse, un monarchiste sans monarchie" (p. 45). Bien que sa vaste production traverse la dimension de l'absence, de la fin d'un monde, commune à tant de littératures d'Europe centrale, il ne vit pas avec des regrets mais se dépense en quête d'une action salvatrice. Depuis le début de l'après-guerre, son intention la plus profonde était d'affirmer la valeur et le trait spirituel de l'idée nationale allemande, bien au-delà des clôtures de tout nationalisme ethnique. Il en a tiré son propre : "détachement du national-socialisme, dont il ne partageait pas la vision de la souveraineté aux mains du peuple porteur de sa propre volonté interprétée par le Führer" (p. 13). Pour von Salomon, authentique Prussien, l'autorité est incarnée par le Souverain: "le premier serviteur de l'État" (p. 13). L'ennemi de la souveraineté traditionnelle était la bourgeoisie, dont l'esprit était incarné par le capitalisme. Il fallait se battre pour les classes qui ont souffert de la tyrannie économique de la bourgeoisie internationale à la fin de la Première Guerre mondiale, les paysans. Ernst von Salomon était actif, avec d'autres membres de la révolution conservatrice aux côtés de son frère, dans le Schleswig-Holstein pendant le soulèvement rural. Il a été arrêté. À cette occasion, Jünger lui a écrit que le soulèvement avait exposé les traits bourgeois et systémiques des nazis et des communistes eux-mêmes.
Son amitié avec l'écrivain entomologiste l'a conduit à écrire Der verlorene Haufen, un texte inclus dans le recueil intitulé Krieg und Krieger, édité par Jünger. Dans ses pages, l'auteur évoque l'épopée et l'échec ultérieur de l'expérience des Corps francs. Le style d'écriture est lapidaire, presque mécanique, apparemment froid mais efficace : il nous fait ressentir le pathos qui animait ces groupes de guerriers, déterminés par le contact avec le danger, avec l'élémentaire que la guerre avait permis de redécouvrir. Les membres du corps franc avaient fait un choix né "de l'indistinct, du cœur, d'un malaise qui ne peut trouver son remède que dans le danger, dans la confrontation, dans la lutte" (p. 26). Leurs succès ont été rendus insignifiants par une classe politique inepte. Au terme de leur expérience, ils se sont dispersés. Nombre d'entre eux, comme von Salomon, dans les années de l'hitlérisme, étaient exilés dans leur propre patrie, car ils voyaient dans la NSDAP, rappelle Chimisso, un "héritier illégitime et profiteur des sacrifices de ceux qui avaient donné naissance à cette épopée" (p. 27). Plusieurs fois au fil du temps, von Salomon est revenu pour discuter de cette expérience. Dans ses derniers écrits, la désillusion de la trahison subie semble s'estomper et le souvenir d'une expérience unique émerge.
Dans la nouvelle Der Totschläger, le protagoniste est l'alter ego de l'auteur : il incarne le malaise qu'il ressent à l'égard du monde bourgeois. Invité à une fête chez des connaissances liées à ce milieu, il ne se reconnaît pas dans les personnes présentes, il se sent éloigné, différent d'elles. Puis, dans un crescendo narratif, magistralement rendu par l'écrivain, il se jette sur les objets de l'appartement et finalement, de manière inattendue, tue l'un des invités. C'est, une fois encore, l'émergence de l'élémentaire qui guide sa main. Ces pages plantent le décor de l'élan émotionnel qui a poussé von Salomon à s'engager dans les Corps francs : "Ce que nous voulions, nous ne le savions pas, et ce que nous savions, nous ne le voulions pas" (p. 32). Ce n'est qu'en retournant à la nature que l'on pouvait trouver une issue au conformisme chloroformant de la société mercantile.
Un autre thème est évident dans Senta. C'est le nom d'un chien, un berger allemand femelle élevé à l'école de police et entraîné à contrôler les prisonniers dans la prison où était détenu von Salomon. C'était un chien agressif. Malgré cela, le détenu von Salomon a établi une relation amicale avec l'animal. Lorsqu'il a décidé de sauter par-dessus les murs de la prison, il était convaincu que le chien ne se jetterait pas sur lui. Senta, au contraire, l'a attaqué, l'a immobilisé. Le chien est devenu un symbole de loyauté envers le devoir auquel il a été élevé, un emblème de la Haltung : "du citoyen dans l'état idéal de von Salomon" (p. 34). Enfin, dans le souvenir de la rencontre avec Jünger dans la maison de Wilflingen, l'auteur reconstitue l'amitié intense qui les avait liés dans leur jeunesse et qui ne s'était pas estompée, malgré les vingt ans de séparation. Une rencontre entre des hommes qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ont perdu le monde auquel ils avaient appartenu. Ce monde a continué à vivre dans l'espace libre de leur cœur.
20:20 Publié dans Histoire, Livre, Livre, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, livre, ernst von salomon, révolution conservatrice, corps francs, nationalisme révolutionaire, allemagne, république de weimar | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
samedi, 14 mai 2022
Spengler et l'Europe faustienne
Spengler et l'Europe faustienne (article introductif dans "El Manifiesto")
Le livre Oswald Spengler y la Europa fáustica, de Carlos X. Blanco Martín est paru naguère aux éditions Fides, sous la forme d'une relecture très originale que notre auteur asturien fait de l'œuvre de Spengler et des malentendus que beaucoup de ses interprétations ont encourus (parfois, surtout, de ses "mésinterprétations" suspectes et partisanes). Une relecture urgente et nécessaire.
Carlos X. Blanco Martin
Source: https://decadenciadeeuropa.blogspot.com/2016/10/spengler-y-la-europa-faustica-articulo.html
Dans les pages qui suivent, nous allons lire l'oeuvre d'Oswald Spengler (1880-1936). Ce philosophe allemand est, à mon humble avis, le penseur le plus important du 20e siècle. La publication de tous ses écrits, même les textes les plus éloignés de ce qu'on appelle aujourd'hui le "politiquement correct", est pleinement justifiée.
Mes déclarations au sujet de Spengler, comme je le sais pertinemment bien, a peu de soutien dans les milieux académiques. Le philosophe de Déclin de l'Occident n'est pas un favori dans les cercles universitaires. Pour ma part, je le place parmi les grands. Leibniz et Kant se distinguent au 18e siècle. Hegel et Marx ont régné en maîtres au 19e siècle. Heidegger, Ortega et Spengler dominent le 20e siècle. En effet, je me dois d'inclure ici le grand Spengler comme une figure fondamentale pour comprendre notre siècle et ceux à venir.
Qui était Spengler ? Un philosophe allemand aux connaissances encyclopédiques, auteur d'un livre de grande envergure et d'une perspective très large, Le Déclin de l'Occident, l'homme qui a fait des pas de géant dans la compréhension de l'Europe et de ses grandes réalisations dans le contexte général où il y a d'autres civilisations et cultures. Le philosophe qui était capable de prédire le cours des événements européens, presque un prophète. L'homme qui était capable de voir les civilisations et les cultures comme des êtres vivants soumis au destin [Schicksal], jamais soumis à la légalité physique-naturelle mais seulement à leur propre trajectoire biologique.
Dans le monde académique, notamment en Espagne, on s'intéresse très peu à cette figure et à son œuvre. Les références que l'on lit sur l'auteur du Déclin de l'Occident ont tendance à être expéditives, voire à n'être que condamnatoires. Il n'est pas rare de lire des anathèmes contre Spengler de la part de professeurs dont on devrait s'attendre à ce qu'ils soient plus honnêtes et mieux informés. Il semble être un auteur maudit. Se consacrer à l'étude de l'œuvre de Spengler a mauvaise presse, et je suis personnellement conscient et victime de telles attitudes. Quiconque fait une telle chose, même s'il le fait avec une distance critique et de l'objectivité, peut s'attendre à ce qu'on lui jette le même anathème qu'on a jeté contre Spengler lui-même. Une telle situation devrait nous faire réfléchir à la crise de l'éducation en Espagne et à la crise de l'enseignement supérieur dans ce pays. Imaginons quel terrain vague deviendrait la philosophie et les sciences sociales lorsque l'étude de l'œuvre de Marx (je répète, même avec distance et objectivité critique) attirerait le soupçon de "communisme". Une telle chose nous apparaîtrait comme une folie fanatique. Pourtant, il est toujours plus "confortable" d'étudier Marx et ses épigones à l'université que Spengler. La liberté de la recherche académique exige l'étude de tous les auteurs et de tous les courants de pensée fondamentaux, une exigence incontournable pour la critique, l'amélioration et la transformation de leurs théories et pour la promotion d'une jeunesse critique et éduquée. La stupidité capitale de certains libéraux et conservateurs est patente, qui, tels des inquisiteurs, ont accusé Marx de nous conduire au goulag ou au stalinisme. Il en va de même pour la pratique consistant à condamner Nietzsche pour avoir "inspiré" l'Holocauste, applaudir le chauvinisme masculin ou être un ennemi de la "démocratie". Stupidité même en raison du caractère rétroactif de la condamnation, une condamnation qui conduirait à la guillotine des personnes déjà mortes depuis des siècles, et à la guillotine morale et à l'ostracisme pour leurs exégètes.
Spengler ne présente aucun intérêt pour l'establishment académique. Il est associé, pour les plus mal intentionnés ou les moins informés, au nazisme, et ce, de manière générale. Chez certains intellectuels et chroniqueurs de la sphère plus conservatrice, il est pris en considération, et il est cité, très brièvement, comme un "philosophe du pessimisme", comme un "théoricien de la décadence". Et peu d'autres choses, je pense. Cependant, la philosophie de Spengler est arrivée en Espagne avec les meilleures références. Pour le public hispanophone, nul autre qu'Ortega y Gasset a fait office d'introducteur à son œuvre, et c'est lui qui a favorisé la publication de La Decadencia de Occidente ; et García Morente a entrepris une belle traduction. Le livre continue d'être lu et réimprimé et se trouve dans toutes les librairies et bibliothèques à dotation minimale. D'autres de ses œuvres, bien que moins importantes, sont également traduites ou republiées. L'intérêt pour la philosophie spenglerienne dans le monde hispanophone est incontestablement fort. Mais c'est un anathème dans la bulle universitaire. On continue à le lire, mais en silence et avec prudence ; on continue à le réimprimer, mais peu d'études, de relectures critiques, d'enquêtes sur son œuvre voient le jour. Cette situation soulève de nombreux doutes et questions dans mon esprit.
Il me semble que cette situation est conforme à la biographie de l'auteur lui-même. L'enseignement de Spengler s'est déroulé au niveau de l'école secondaire et il n'a pas bénéficié des privilèges et du confort d'une chaire universitaire pour développer ses théories. Il y a eu des obstacles à l'achèvement de sa thèse de doctorat, et son travail a été initialement rejeté. C'était un homme dont les relations avec le pouvoir étaient toujours difficiles, un exemple d'indépendance intellectuelle face aux pressions et aux séductions du pouvoir en place, incarné à l'époque par le nazisme. Un intellectuel dont les idées sont influentes et, en soi, pleines de force, peut facilement être coopté, soudoyé ou, au contraire, ostracisé. La montée en puissance d'Hitler s'inscrit plutôt dans l'adoption de cette dernière catégorie. Les biographes savent qu'il n'y avait aucune empathie ou compréhension entre le Führer et le philosophe de Blanckenburg. Les différences étaient trop insurmontables, les pertes d'amis, tués sous la brutalité d'un Pouvoir qui s'éloignait de plus en plus du projet de "socialisme prussien", trop douloureuses. Spengler, me semble-t-il, était au fond un philosophe nationaliste allemand, substantiellement anti-nazi, partisan d'une conception hiérarchique et aristocratique du socialisme, proche du projet régénéraliste et corporatiste qui visait à faire de chaque Allemand un fonctionnaire au service de l'État. Ce projet ne pouvait être mené que par "les meilleurs", dans le meilleur sens platonicien du terme : l'aristocratie, le pouvoir des meilleurs. De l'ouvrier d'usine, au scientifique ou au technologue, en passant par l'entrepreneur, l'étudiant ou l'artiste, tout le monde, absolument tout le monde doit mettre sa volonté au service d'une Patrie, d'un État (Reich) qui, à son tour, étant situé "au milieu" de l'Europe, dans son propre cœur et sa propre moelle, doit chercher à contenir sa décadence. Ce socialisme spenglérien n'a rien à voir avec le national-socialisme hitlérien, dont le vrai visage apparaît en termes de mobilisation de "masses" dirigées par des cadres ignorants et brutaux. Le national-socialisme, en tant que bolchevisme qui, par son contenu, avait usurpé les idéaux nationalistes, conservateurs et révolutionnaires de toute une génération, ne pouvait être du goût de notre philosophe. C'est plutôt le contraire, en fait.
En somme, et au prix d'une lecture approfondie du livre dont je suis l'auteur, je voudrais souligner ici quelques thèses qui me semblent absolument révolutionnaires chez Spengler, ce sont les suivantes :
a) Nous ne devons pas identifier le "christianisme" avec la civilisation européenne. La distinction entre au moins deux christianismes, d'âmes complètement différentes, l'"ancien-magique" et le faustien. Notre civilisation n'est née que du christianisme faustien, c'est-à-dire du Moyen Âge.
b) Il n'est pas légitime d'identifier la civilisation gréco-romaine et la civilisation européenne. Comprendre que le père qui lègue pour mourir est un être complètement différent du fils qui hérite et fait un libre usage de cet héritage. L'organisme antique gréco-romain, qui est mort si lentement et a généré tant de pseudomorphoses, avait une âme complètement différente de l'organisme européen. Notre organisme n'est pas seulement postérieur dans le temps et héritier partiel de ces cadavres et ruines, il n'est pas seulement un organisme culturel avec des parties matérielles très différentes et des formes nouvelles qui naîtront comme conséquence de Covadonga (722) et Poitiers (732) : le christianisme faustien. C'est un autre être, un autre destin.
c) Aucune construction métahistorique linéaire, providentialiste, téléologique ou déterministe ne doit être admise. Chaque culture a son propre destin, la trajectoire générale de cet organisme suit son propre cours et seules les constantes les plus génériques permettent des comparaisons : une naissance, un développement, un zénith, un déclin... ses parties matérielles (races, peuples, territoires) et ses parties formelles (formes politiques, militaires, artistiques, "scientifiques") n'admettent que des analogies.
d) L'Europe a le droit de réagir à sa ruine et de contenir son déclin. Par Europe, on entend l'ensemble de ses peuples. Il existe une unité d'"âme", un territoire défini, un cours de développement distinct de celui des autres civilisations. Sans ce type de réaction défensive, l'Europe serait depuis longtemps une extension de l'Afrique ou un appendice de l'Asie. Aujourd'hui, elle prend son temps face aux nouvelles menaces (perte de souveraineté nationale, islamisation, américanisation, substitution ethno-culturelle, mondialisation, etc.)
e) Le facteur précipitant de toute décadence, avant ou après les "invasions barbares" de toutes sortes, réside dans la barbarie interne et la montée de l'Ochlocratie. Le fait qu'une couche sociale de sans-racine et de parasites tend toujours à se former dans les grandes villes, couche qui, dans des conditions de crise axiologique profonde, émerge et devient visible, est le point de départ du déclin. C'est une couche croissante qui peut s'emparer du pouvoir, en parlant au nom du "peuple" : c'est l'un des plus grands dangers. C'est de cette couche que naissent les totalitarismes les plus sanglants. C'est cette couche de la base qui a toujours ouvert les portes de tous les murs défensifs contre l'arrivée des envahisseurs.
f) L'inévitabilité du socialisme. Le socialisme est compris comme l'autogestion par un peuple de ses propres ressources (terre, production industrielle, capital, force de travail). La noblesse elle-même, l'élite militaire et économique, les cerveaux de la technologie, les forces conservatrices, etc. devraient se rendre compte de son caractère inévitable. Il ne s'agit pas de "réagir" contre elle pour l'arrêter. Le réactionnaire perd toujours : il se bat contre le Destin [Schicksal]. Il s'agit, dans cette phase inexorable, d'assumer le socialisme mais dans une phase supérieure, non unilatérale : la "classe ouvrière" ne peut et ne doit pas créer une dictature. Ce serait un socialisme construit par l'alliance des classes, au lieu de la lutte des classes.
g) L'existence non plus d'une "Technique" en général, mais d'une technique propre à chaque culture et Civilisation. L'existence, également, d'un usage différencié selon l'âme et la civilisation de chaque invention. L'Europe a cédé sa créativité à d'autres peuples. Ses armes et ses inventions sont désormais entre les mains de ceux qui peuvent, au XXIe siècle, nous asservir.
Cette liste n'est pas exhaustive. L'œuvre d'Oswald Spengler regorge d'idées et d'intuitions, de programmes entiers pour la praxis et la théorie, des programmes qui peuvent aider à la reconstruction de l'Europe et de ses nations pour tout le siècle à venir. Saluons toutes les traductions et publications de son œuvre. Il est urgent de lire ses ouvrages. Les incendies sont déjà visibles près de chez vous. On entend déjà des détonations. Déjà l'odeur du sang et de la fumée. Le continent entier tremble. Tout doit être repensé, encore et encore, radicalement et depuis le début. Ce livre vous aidera.
09:36 Publié dans Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : oswald spengler, philosophie, philosophie de l'histoire, révolution conservatrice, europe faustienne | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
mercredi, 11 mai 2022
L'alliance entre les chevaliers et le peuple dans la guerre des paysans comme mythe politique dans la révolution conservatrice
L'alliance entre les chevaliers et le peuple dans la guerre des paysans comme mythe politique dans la révolution conservatrice
Giovanni Pucci
Source: https://www.ereticamente.net/2018/03/lalleanza-tra-cavalieri-e-popolo-nella-guerra-dei-contadini-come-mito-politico-nella-rivoluzione-conservatrice-giovanni-pucci.html
Parmi les nombreux thèmes qui ont joué un rôle évocateur dans le mouvement culturel connu sous le nom de "révolution conservatrice", qui a joué un rôle non négligeable en Allemagne dans l'entre-deux-guerres, nous pouvons inclure la "guerre des paysans", cette série d'émeutes qui s'est déroulée entre 1524 et 1526 au cœur du Saint Empire romain germanique et qui a débouché sur quelque chose de bien plus grand avant d'être étouffée dans le sang. Connue dans l'histoire sous le nom de guerre, elle se distingue des révoltes précédentes par le nombre de personnes mobilisées, l'étendue géographique des zones concernées et la nature radicale des revendications. On peut en trouver des anticipations dans la formation de la Bundschuh (ou Ligue de la Botte) en 1513 et dans la révolte de l'Armer Konrad en 1514. Mais son prodrome a sans aucun doute été la "révolte des chevaliers", un mouvement qui a débuté à l'été 1522 et qui a vu 5000 fantassins et 1500 cavaliers sous le commandement d'Ulrich von Hutten et Franz von Sickingen (1481-1523) tenir en échec les mercenaires des évêques de Trèves, Mayence et Cologne avant de capituler en 1523 au siège de Landsstuhl.
Les ressorts sociaux qui ont poussé la petite aristocratie rurale allemande à former une alliance avec les pauvres et les opprimés afin de tenter une réforme radicale du pays et de l'état des choses sont les conditions sociales modifiées qui ont jeté à la rue une classe autrefois puissante au profit de la nouvelle et riche bourgeoisie des villes, des marchands affamés et des familles bancaires de plus en plus influentes qui avaient désormais l'empereur sous leur emprise, réduit à un symbole vide, avec le parasitisme des princes guelfes et un clergé de plus en plus corrompu. C'est probablement cette "alliance populaire" rudimentaire entre certains éléments des classes guerrières et ouvrières contre les couches improductives et les éléments étrangers à la nation germanique (en premier lieu les évêques envoyés par Rome) qui voulaient faire une révolution pour corriger un ordre désormais inversé et non pour accélérer son inversion qui a fasciné les intellectuels allemands qui ont adhéré de diverses manières à la Révolution conservatrice au 20e siècle. La figure de von Sickingen, soldat des Freikorps au XVIe siècle, était gravée dans le cœur de ceux qui aspiraient à une renaissance allemande après l'humiliation de Versailles et la trahison de novembre, la déclaration de reddition proclamée par le gouvernement de Berlin avec l'armée allemande non conquise sur le terrain et les lignes de front profondément enfoncées dans le territoire français. Le leader envisageait l'élimination des princes ecclésiastiques, la création d'une Église authentiquement allemande, l'annulation du commerce bancaire, l'établissement d'un gouvernement tenu par l'empereur avec un conseil composé uniquement de chevaliers : une vision qui unissait idéalement les exigences d'un rang social en déclin, celui des chevaliers, avec celles du peuple, intéressé à combattre les anciens et nouveaux profiteurs sociaux.
La guerre des paysans a commencé en 1524 par une série de soulèvements de paysans qui, au début de l'année suivante, se sont organisés en rangs armés (haufen). Le plus célèbre d'entre eux, le Schwarzer Haufen, était dirigé par l'ancien chef des Lansquenets, Floryan Geyer (1490-1525). Noble de naissance, adepte de la Réforme luthérienne qui avait créé le contexte culturel des révoltes (même si Luther condamnera plus tard violemment les insurgés et leurs intentions), il réclame la restauration du pouvoir impérial, la destitution des princes et la saisie des biens ecclésiastiques. Il meurt le 9 juin 1525, assassiné à Rimpar après avoir échappé à la destruction du château d'Ingolstadt, où il avait organisé la dernière résistance du Bataillon noir. Son nom restera dans la légende.
Une autre figure charismatique reprise par les révolutionnaires-conservateurs au 20e siècle est Gotz von Berlichingen (1480-1562) qui, avec un membre en fer pour remplacer le bras droit perdu au combat en 1508, a mené les rebelles du district d'Odenwald contre les princes du Saint Empire romain germanique. Les noms de Geyer, von Berlichingen, von Hutten et von Sickingen reviennent plusieurs fois dans les écrits d'Arthur Moeller van der Bruck (une figure de proue des Jungkorservativen et un élément central de la RC), de l'historien Friedrich Stieve ou de l'écrivain populaire Hermann Löns. Soit dit en passant, Gotz von Berlichingen et Floryan Geyer, héros connus de toutes les couches de la population, portaient le nom d'autant de divisions de la Waffen SS pendant la Seconde Guerre mondiale, n'en déplaise à ceux qui nient tout lien entre la Révolution conservatrice et le régime national-socialiste qui a suivi.
L'urbanisation qui a érodé les terres agricoles et laissé les petits propriétaires sans terre et incapables de subvenir à leurs besoins, l'accumulation de capital bancaire par l'usure et les rentes financières, l'appauvrissement progressif et la perte de prestige de l'ancienne noblesse rurale, la corruption et l'arrogance du clergé romain : voilà les conditions qui nous ont permis de voir des bandes de paysans encadrées comme des chevaliers. Avec le passage de l'économie féodale aux premiers balbutiements d'un système capitaliste, une telle agitation sociale est apparue dans les campagnes qu'elle a inévitablement trouvé un exutoire violent. Un débouché qui, après des victoires initiales, s'est arrêté et a été réprimé de manière belliqueuse comme un avertissement à venir. Ainsi, à défaut, la guerre des paysans n'a pas bouleversé l'ordre social mais l'a définitivement consolidé. S'arrêtant aux cas que nous avons mentionnés, la soudure entre le peuple et la tradition nationale n'a pas été complètement réalisée et les 12 thèses qui représentaient les doléances du mouvement sont restées inapplicables, ce dernier se contentant de vendettas personnelles individuelles sur les nobles et leurs propriétés, d'ailleurs limitées aux étapes initiales. L'intérêt commun de restaurer les symboles de justice et de rédemption sociale, à rechercher à travers l'unité du peuple allemand, ne s'est en fait pas concrétisé. Bien que les auteurs de la Révolution conservatrice aient idéalisé les figures mentionnées ci-dessus, ils avaient très clairement cette idée en tête et l'ont couchée sur papier dans leurs écrits qui appelaient à une rédemption nationale-populaire. C'est également de ces suggestions que s'est inspiré le mouvement politique qui a pris le pouvoir en Allemagne, avec un programme qui visait à rectifier les écarts économiques et sociaux de la modernité sans la nier, et qui, par le pragmatisme et la pratique quotidienne, mettait en pratique les théorisations des penseurs qui l'avaient précédé et auxquels un très grand nombre d'entre eux adhéraient, voyant en lui la suite politique logique de leurs idées.
Giovanni Pucci
21:05 Publié dans Histoire, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : guerre des paysans, histoire, allemagne, révolution conservatrice | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook