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jeudi, 17 juillet 2025

Totta Theologia: théologie totale. Théologie de la fraude. Théologie par-delà "gauche et droite"

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Totta Theologia: théologie totale. Théologie de la fraude. Théologie par-delà "gauche et droite" (Disputation de Diego FUSARO « Théologie politique comme religion des modernes »)

par Jean-Louis Feuerbach

De la cruelle réalité des choses infâmes (Charles MAURRAS).

L’interrègne théocratique se termine (Auguste COMTE).

Il n’est pas de vie vraie dans le faux théologique (Adorno revu et rectifié)

TOUT EST THEOLOGIE !

All is theology, clament à l’unisson Edgar Allan POE, Jorge Luis BORGES, Guido G. PREPARATA.

« Today, religion is everywhere » lit-on sous la signature de Martti KOSKENNIEMI, professeur à Oxford.

Tout est théologique, et rien que cela.

Il s’impose de s’en convaincre enfin.

Transpercer la fraude des mots, il faut.

Là où il est dit, écrit, gueulé « démocratie », il faut lire, entendre, comprendre théocratie.

Théocratie, théologie, théologique, là est la métaconstitution véritable.

Les juristes affutés s’avisent de cibler la "constitution invisible" (Martin LOUGHLIN, Hugues RABAULT, Laurence H. TRIBE) tant ils insupportent que le théologique soit la constitution de l’âge axial. Car depuis 2800 ans en effet, l’hegemon est à la théologie et à ses théologiens.

La clé de voûte de l’intelligence de la domination est à situer ici. L’intelligence du politique s’ensuit.

Ceci posé, il y a deux postures possibles : ceux qui savent, comprennent, incarnent d’un côté ; ceux qui ne savent, ne comprennent, ne saisissent, de l’autre.

Les premiers sont les anges du régime, les maîtres, les dominants qui dominent.

Les seconds sont étiquetés au mieux à « Gentils » (gentiles), aux « gens « (du latin « gens, gentis »), à « esclaves », soit au plus vrai à masses racisées à l’animalité théologique.Ce sont les « cons » qui ignorent les règles du jeu de la « modernité ».

Le clivage est intelligence théologique versus imbecillitas theologiae .

Cela pourrait se résumer à « gauche » contre « droite «.

Le théologique se love toujours dans le clivage. L’acmé du théologique est toujours à dénicher dans la discrimination, dans le séparatif, dans le divis.

Théologie est division dans son principe. Il s’agit toujours de fracturer les peuples. Défaire le « laos », le peuple, est l’axiome cardinalice.

À preuve, les théologiens n’ont que le mot « démos » à la gueule car ils savent pertinemment que démos n’est pas laos, que dème n’est pas peuple, que « démocratie » n’est pas pouvoir- puissance du peuple, mais que leur paroisse a pour objet social la « théocratie libre », la « société intégrée «, la théostructure intégralement théonomisée (Vladimir Soloviev).

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Le théologien allemand Frank Crüsemann (photo, ci-dessus) a vendu la mèche : « démocratie c’est théocratie » !

Martin LOUGHLIN (photo ci-dessous) d’enfoncer le clou : théocratie drappée des ors de la « démocratie mystérieuse » et lovée en « constitution invisible » de la domination sur le peuple (Against constitutionalism 2022). L’éminent professeur de Londres connaît le mystère autoclave et ses dogmes mystérieux; il connaît le lieu de la supériorité méta constitutionnelle et méta théologique projetée sur le monde; il sait cette doctrine de l’ordre implicite sous l’ordre apparent. Ce n’est pas un "con"!

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I. LA THEOLOGIE DROITE-GAUCHE SELON FUSARO

Le brillant penseur italien Diego FUSARO a compris lui que la plus grande pertinence est à trouver dans la conflagration entre le théologique et l’anti théologique. Se faire penseur de l’anti théologique est devenu l’économie de sa religiosité politique.

Il vient de cristalliser sa pensée dans un récent article paru en Espagne chez « Posmodernia » (le 3 avril dernier) sous le titre "Teleologia-politica, la politica como religion de los modernos". Sa traduction est à lire sur le site de l’excellent Robert STEUCKERS sur son blog « EURO-SYNERGIES » (Hautetfort Newsletter) depuis le 26 mai 2025 (cf. http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2025/05/26/theologie-politique-la-politique-comme-religion-des-modernes.html ) .

Il n’est pas sans portée de relever que l’interpellation de Diego FUSARO vient « de gauche », par un homme de « gauche », d’un penseur relevé et élevé "à gauche". Il s’affiche marxiste – marxien. Au point que par marxistes, on doit entendre ces théologiens de l’anti-théologique grimés en intellectuels engagés dans les champs du profane pour y voiturer la profanation de la profanation, la déthéologisation du théologique, à sa sortie de l’histoire. Ils sont en même temps schisme et par-delà le schisme dans la disruption d’avec le fondamentalisme théomane. En clair, ce sont les arracheurs de bure devenus. FUSARO met à nu le régime et les cliques du régime. Bakhounine compte un disciple d’envergure.

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Spécialement, quand FUSARO (et ses camarades comme Wolfgang STREECK ou Robert KURZ - photos ci-dessus)) s’attaque au « capitalisme », ce n’est pas l’activité de production économicociste qu’il cible. Il vise symboliquement la tête du Léviathan. Capital vient du latin « caput », la tête. Leviathan personnifie l’activité théologique du « capital » et sa « raison sociale » du gros niquage. Théologie se résume à faiseuse de rois et de droit d’injustice (jus ad in-jurium).

N’est-il pas que les vangé-listes prophétisent le slogan théonomique du "aux riches il sera tout donné ; aux autres il sera tout pris". On connaissait le « Mathew Effect » de Merton et Streeck ; voici le mien ma-ma-lu-prinzip (Marc 4,25 ; Matthieu 25,29 ; Luc 19,22 et 26). C’est toujours et encore l’antienne chauvine de la piraterie deutéro-nomiste au « il faut sucer les peuples ».

Il n’est pas vain de souligner ici l’avantage mental de la théo-rie marxiste : elle est biberonnée à l’éveil théonomique par le "livre", le "récit", la "structure" théologiques.

Pas la droite.

L’arrogance sociologique de la « gauche » tient et vient de son irradiation supérieure par le théologique. L’insolence hyper éthiste est fanfare du combat mytho-métaphysico-idéologique dans les habits noirs du méta-théologique. L’activisme fébrile, hystérique et ravageur des paroissiens de "gauche" chauvinise le prophétisme managérial.

L’hébétude est toujours de «droite»: on y broute ce que vomit la «gauche».

Jamais on n’y discute la causalité magique, seulement parfois ses effets ; jamais on n’y est capable de saisir et de comprendre la logique « métaphysique de l’après » (Kurt Hiller) ; toujours on s’y complait à l’imbécillité historique et à l’imbécillité théologique.

Bravo l’ami Fusaro d’énoncer l’instance du suprémacisme théologique, d’exploser le Fake des fakes du genre cache-sexe de la théologie pure, et de dénoncer la machine de machination théologique comme entreprise de classe, de casse, de fraude !

A . DU CLIVAGE PROFANE GAUCHE-DOITE

Le clivage théologique entre « droite et gauche » s’avère l’impensé impensable du pourtant pensé.

L’ancrage théologique du dispositif est véritablement l’impensé de la doctrine, l’impensable de la pratique, l’omis du récit instituant ledit clivage.

Le dit est au non-dit.

La source est tue.

L’origine est cachée.

Le fondement est oblitéré.

a) Le journalisme ethnologique et alimentaire ne s’intéressera au clivage qu’à partir de la révolution de 1789. Il en fait catégorisation sociale d’une histoire sociale en vue de donner une identité à une construction de figurants et de configurations à des apparences, des blocs idéologiques d’appartenance, des spectres de conception du monde. Le truc c’est de celer l’ancrage des forces habillées et habitées pour jouer ce qu’elles ne sont pas et grimer ce qu’elles font. La science du clivage de paroisse se contente du rangement à l’arrangement à la droite ou à la gauche des rois, des présidents de chambres ou des chefs de parlements. Nul ne s’interroge du pourquoi, du pour quoi faire, du qu’est -ce que ça veut dire ? Pourquoi configurer en amis et en ennemis dans un même plénum ? Sinon signifier la mise en musique des canons du théologique dans la comédie profane. Ici on installe en déclinaisons opératives au clairon du dualisme spectaculaire et on motorise dans une nouvelle enveloppe hostilice :

  • secondaire contre primaire
  • bien contre mal
  • messianisme versus « nationalisme »
  • avant-gardisme et conservatisme
  • potestas indirecta  contra potestas directa
  • bien sûr gauche contre droite

Ce partage devenu coutumier aura pris rang de titre juridique directif et orientatif. Ainsi la « République » de se fonder sur ce clivage. Elle sera au divis de division, elle qui se veut pourtant « une et indivisible «. 

L’ordre est au divis d’adhésion professionnelle du plus fort confessionnel : faire mine de lutter pour le peuple et se battre contre lui, agiter les « lumières » ou les éteindre. Car ici sévit la maxime au tout faire croire » au changer il faut », pour que tout reste pareil et que règne le statu quo de l’interrègne à l’ordonnancement : « libéralisme » comme soft law pour les élites ; socialisme comme hard law contre les masses ; au bout, le peuple mithridatisé, sidéré, neutralisé. Précision insigne : libéral doit s’entendre au sens latin de « liber, libris », le livre, c’est-à-dire la Bible, et pas autrement.

Il est donc permis d’opiner avec Karl Marx que si les idées de la classe dominante sont les idées dominantes de la classe possédant la puissance matérielle et spirituelle, la théologie est l’idée de la classe dominante qui dispose de la production théocratiste.

b) L’encastrement à la méta théologie est donc latent mais pas patent. La division du travail théologique en deux sous- instances fait écran opaque, segmentation décorative, déguisement profane. Le régime enrégimente les false flags à une rhétorique de tromperie (Marcel Gauchet parlera d’une « histoire de mots », au lieu d’une histoire des maux).

Ce choix tactique doit tromper les masses à « l’ère des masses « avec des fausses identités. Car cette « organisation dualiste « permet de mettre la "société" en étau à deux mors et en deux parquages artificiels.

La droite et la gauche sont (à non-évidence) distributions théologiques et précipités du théologique dans l’instance de la politique. Le cœur théorique se trouve dans le transfert théosophique dans le profane.

Dans la mesure où il s’impose de retenir en présuppositions du Theos, ses mythèmes de création du secondaire et de péché du primaire, il s’ensuit que le » bien » c’est la communion au mythe de la religion secondaire et « mal » ce qui s’ancre dans la religion primordiale.

Y ajoutant, la matrice de fraude accumule les ergots de feintes: complexifier pour irriter, celer, mystifier, relativiser, brouiller et surtout anathémiser le pouvoir.

Les arnaques pullulent. La « laïcité » est l’une d’elle : dans l’océan des paroisses cabote la frêle esquif du peuple-politique ou laos; l’apartheid protège le religieux contre le politique et pas l’inverse. Le "ra-isme" en est l’autre: le cri du «ra», au «ra», par le «ra», gutturalise l’extrémisme théologique. C’est la lettre de cachet, le brevet de Haine, la créance de ponérologie inaugurale déchainés contre la « méchanceté », la « mauvaiseté », la « malitude », à dires de théologiens du mode de la mode de « modé-ration » exterminatrice de ce et ceux qui leur déplaisent. Shitstorm always again.

Allons plus loin. Explication.

B. DU COUP D’ETAT THEOLOGIQUE : DEUX COMMENCEMENTS, DEUX RELIGIONS, UNE TERREUR

En histoire, il n’est jamais de dieu pour sauver quiconque. Pour la comprendre, il faut saisir la question qui aura présidé à la réponse donnée par l’histoire, et donc la pensée devenue histoire d’une pensée (c’est le principe question réponse ou logic of question and answer de Robin George Collingwood).

a) Au commencement du système primordial, les peuples premiers vivaient heureux ensemble dans les essences du politique et du religieux. Leur accord sonnait juste. L’harmonie régnera longtemps. Survint la théorie du "péché originel" colportée par des marchands au long cours et à la théologie impitoyable. Il fallut divorcer.

b) Au commencement du système secondaire, une « société sainte » de théologiens civils (sous le label « Idra Sita «) invente un dieu à façon, puis le dépose à marque, brevet, modèle, concept, au choix. Ledit fétiche de voiturer la jalousie de ses créateurs et de partir jalouser les peuples premiers: la Déesse-Mère, le divin féminin, le matriachat, leur science, leur sagesse ,... Cette jalousie de prospérer jusqu’à poser un avant et un après à l’œuvre de "création". Ledit dieu jaloux fit de cette summa divisio le point cardinal de son culte. Fini le paradis de la félicité des peuples du Nord, du savoir immémorial, du merveilleux en mythe. L’ingénierie de la jalousie d’installer la tyrannie de ses valeurs, de fonder une nouvelle axiologie à la guerre des dieux, d’œuvrer à l’expulsion, à la scission, à la chute.

c) La » création » est constitutivement revendiquée à « sens inversé, ordre de renversement, inversion » de l’ordre antérieur voué à l’épuration (Zohar I 102b et 205b). Désormais, les présupposés du système primaire sont déclarés faux, tandis que ceux du régime du secondaire sont proclamés seuls vrais. Le coup d’état interdit tout retour de « l’Antéchrist ». La distinction pentateutique requiert l’exclusivité du culte. Pas d’autres dieux, ni d’autres déesses à l’horizon, au firmament ou dans les palais. Le roi c’est Dieu et Dieu est roi. Avec ses théologiens.

Ceux-ci assurent l’ambiance de sorcellerie et innervent « l’accusatif illimité de la persécution » (Emmanuel Levinas).  Il leur faut la figure de l’ennemi comme ultimation de détestation théologique.

Théologie est ainsi motorisation à la haine, croisade permanente et hystérisation contre le réfractaire, l’opposant, le résistant. L’autre est toujours "païen", "impie", "infidèle", hétérodoxe. Sa seule présence devient profanation. Il doit être ex-terminé, c’est-à-dire exorbité de la création du genre paroissial. Telle est l’économie du « miracle » des uns et terreur pour les autres.

C. MIRACULISME

Le miraculisme relève du théologique et vice versa. Il se décline en hyper-fascisme de la sécularisation moderne.

a) Le théologique ritualise à la nausée les espaces de détestation et les aliens qui errent dans les camps de concentration du Theos. La liturgie vomit assez : « l’-eszs-trèm-droate », les « populismes », les « complotistes » et autres flatulences. C’est façon pour le théologique d’incendier son plan – complot de ses agressions dopées à l’extrémisme "amaléciste".

Le dispositif peut se résumer à la formule de Nicolas Sombart : "est ennemi qui s’oppose au plan mondial"! L’avantage de la formule est que l’axiome dévoile les fins du théologique :

- conquête du globe à plan arrêté de « commonwealth » monoparoissial,

- désignation à ennemi qui ose s’opposer à la « messianose » (Michel MAFFESOLI) ;

- extermination des « complotistes » qui conspirent au « complot « contre » le Complot » au travers de la solution polythéiste, polygéniste, polyversiste, bref du di-vers vraiment divers et diversitaire de plurivers juxtaposés et non intriqués.

b) Par sécularisation, il faut entendre la déportation des vices des uns sur les peuples désignés comme "boucs émissaires" (Lévitique 16,21-22 !). Soit la translation du récit biblique en déontologie hyper-éthiste faisandée.

Séculariser, c’est persuader, propagander, harceler à la préférence, au sens, à la paroisse du culte devenant culte-ture : bascule au primat paroissial du citoyen croyant et du croyant citoyen.

Il est donc aisé de discriminer qui en est et qui n’en est pas.

Clivage est gouvernail de croyance et d’incroyance.

Clivage est corruption, récit de corruption, batelage de corruption.

Le commissaire politique Saül de Tarse de poser la méthode réglée contre les masses : ce qu’elles font, elles ne le comprennent pas ; ce qu’elles veulent, elles ne le pratiquent pas ; mais ce qu’elles haissent, elles le font à fond.

II. THEOLOGIE POLITIQUE

Clivage induit et présuppose une ligne de séparation, de démarcation, de discrimination. Cette bicaméralité bipolaire bipolarise au binôme. Ce qui trahit à nouveau l’identité théologique du dualisme théonomique constitutif (deus versus démonie, créé contra incréé, biennisme et malisme, etc.) et élevé à « théologie politique ».

À quoi ça sert ?

A . KATECHONTIQUE. KATECHON & Compagnie.

Nul ne saurait servir deux maîtres. Ou le dieu, ou son peuple. Pas les deux, grondent les théologiens.

Katechon est partant l’idéologème (couché dans la seconde épître aux Thessaloniciens de Saul dit Paul de Tarse, versets 7 à 12) qui signifie interdire au peuple la grandeur politique, le renvoyer à l’impolitique, le téléologiser à masse minérale inerte.

a) Les meilleures bibliothèques sont polluées par des rayonnages entiers croulant sous la littérature à l’enseigne de la "théologie politique". Force billevesées sont accumulées à des fins d’effarement et d’égarement. Une « Imposture » s’esclaffera Géraldine Muhlmann ; quoi le théologique?

La vraie vocation de l’instrument dénommé « théologie politique » est de marquer l’empreinte du théologique dans le profane. (C’est précisément ce qui horripile les théologiens : que l’on puisse oser dire ou penser que le fond, les fonds et le tréfonds de l’administration des choses et des peuples soient théologiques; parce qu’il est interdit de caresser l’idée que c’est le théologique qui déconne et dragonne la politique !). Il y convoque au travail théologique de sa raison théologique fondamentale : catéchonciser. Catechontiser c’est empêcher. Théologiser c’est empêcher les autres d’être et de devenir ce qu’ils sont, de se connaître et de se donner à reconnaître pour tels.

Le mythe fondateur du théologique se trouve dans la mission messianiste et eschatologique d’interdire tout retour du primaire, du principiel, du primordial. Alter- Apocalypse, no pasaran !

La théologie politique se ramène donc à la mise en œuvre du katechon dans tous les registres du vécu. L’acmé réside dans l’absolue sainteté de la prophétie migratoire. Elle emporte prohibition absolue de contester la soumission au feu de la « main droite » ou de résister au « grand carnage dans la terre d’Edom » (c'est-à-dire Rome, donc europie d’Europe et des Boréens par extension) promis aux masses « de toutes les extrémités de la terre » ! Il n’y fait pas bon d’être du « côté gauche « (Zohar II,32 a) ! Violence absolue de violence au culte de la tyrannie de violence pour la violence.

b) Pour le théologien Jan Assmann, le nec plus ultra de la théologie politique c’est le monothéisme.

Le modèle orchestre à la séparation des pouvoirs :

- le politicien ajuste au culte et culte au culte ;

- le théologien choisit le politicien : il le proclame, l’acclame, le déclame ad nutum.

- le médiatcratique met en spectacle la liturgie d’adoubement ou de damnation ; il césarise et décésarise ; fait oraison de starisation ou hérémisation des démonisés.

Les unit la rivalité mimétique pour conquérir la « violence légitime « (sic !) du théologique contre les peuples, conduquer les haines de la transcendance dans l’immanence, manager, orchestrer, exploiter le muselage du peuple. C’est cela l’ingéniérie du miraculisme.

En d’autres termes, le concept de théologie politique sert à grimer l’imposture impérialiste du théologique sur les essences et les instances. Il est feinte de bicaméralité, réponse eschatologique à la sécularisation et gestion politicoclastique du katechon. Il opère « construction sociale de la réalité » (Peter L. Berger) en mensonge.

Le dispositif ne laisse pas d’interroger :

- Pourquoi cette tromperie ?

- Pourquoi masquer, obvier, oblitérer la lutte théolopétique ?

- Pourquoi cacher le travail à la transparence et hausser l’enseigne du dieu invisible ?

- Pourquoi cette crispation à l’oblique, au repli du soi de fourberie, au travestissement de la sur-veraineté en sous-veraineté en sous-jacence ?

- Pourquoi l’invisible règne-t-il, gouverne-t-il, légifère-t-il, jugeationne-t-il, condamne-t-il, engeole-t-il ?

Raillons ce jeu de masques sous lesquels la guerre de certains se poursuit contre tous.

La « culture » des théologisés vocifère les slogans de fronts de haine et les « lois du pouvoir invisible » visibilisent assez le système théologique et théonomique global.

B. L’hémiplégie originée au mythe du péché des origines (Hyperborée ou Phénicie) et à sa culpabilisation subséquente définit ceux qui s’en gardent et ceux qui mégardent.

Il y a ceux qui se conforment aux dogmes de la révolution yahwique et ceux qui la conchient.

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Le professeur Michel Maffesoli (photo) ne laisse de dénoncer que le clivage participe du principe de coupure du secondaire et que partant, les clercs du clergé théologique décident de se séparer du commun du peuple, osent prétendre savoir à sa place ce qui lui convient et le conduquent dans le mainstream.

Le clivage étiquette dès lors l’inimitié – hostilité. L’ennemi est prédéterminé : nommé, marqué, désigné. Aussi la technique du clivage permet de blasonner telle catégorie en vue de sa perception, de sa reconnaissance, de sa capacité à mobiliser contre elle. Le classement classe et déclasse. Il identifie au plus et au moins. Il offre à séparer bibliquement "le bon grain et l’ivraie". Il modélise la conformité du moment et la non-conformité de toujours. Il est vendu comme fait de culture du culte au seul vrai et à l’unique conformisme, à l’acclamation et à l’aversion, à l’approbation et à la récusation, au thème et à l’anathème.

Le cœur nucléaire du dispositif est à lire dans l’opus méta-constitutionnel planqué dans les bas-fonds de l’ésotérisme et qui s’exotérise au slogan publicitaire de « ZOHAR » ou « livre des splendeurs ». Le cabbaliste Oscar GOLDBERG opinera que cette thèse fera mathèse et sera ensuite vernaculisée en « Thora », Livre de bible, proclamations testamentaires (ancienne et nouvelles), « coranie » et autres chorégies régulières et séculières, ensemble les « wokeries » de gauche ou de droite.

C’est de cela qu’il est question quand il est question de « théologie politique «. Ce concept renvoie à l’obscénité théologique de l’oppression historique. « Souverain » devient qui neutralise le politique par le théologique : qui installe le rideau de fer entre le théologique et le politique, le cordon sanitaire entre le pie et l’impie, le « front républicain » des clercs contre le laos .

C. FUSARO fait bien de raviver à son débat et d’y convoquer qui Jean-Jacques Rousseau, qui Thomas Hobbes, qui Carl Schmitt. Parce qu’il faut en finir avec l’impérialisme du théologique, de ses concepts, mythes, mythèmes ou rites dans le profane politique.

 Il s’impose de bloquer à toute force le curseur de l’intelligence 'sociologique' quelque part entre la polarité "théologique" et le pôle "politique".

Le seul fait d’en appeler aux trois précités vaut répudiation des théologiens-politi-chiens de dieu (domini-canes) ou du grand-fétiche–golem de l’»Humanité » comme Saint-Simon, Comte ou Kojéve, et tous les autres.

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Il est permis de rappeler que l’essai de Schmitt remonte à 1922 et est inscrit dans les Mélanges offerts à Max Weber (prédécédé du virus « SARS I », ripoliné en « grippe espagnole ») sous le titre « Soziologie des Souveränitätsbegriffs und politische Theologie »). Il parut ensuite en livre et est désormais connu sous le titre de « Théologie Politique », avec double majuscule. Thèse et concept firent florès en littérature mais échouèrent en dehors. Pour l’heure, le souverain qui décide du régime d’exception reste le théologique qui sous-verainise l’état normal, neutralise l’état primaire et se sur-verainise dans la dictature de l’Angélinat. La tyrannie du système secondaire, c’est lui. Conscient de son insuccès, Carl Schmitt proposera en 1978 une nouvelle définition: «souverain est celui qui règne sur les ondes de l’espace». Ce faisant il aura acté la translatio imperii du théologique dans le cybernétique...! Soit théologie à la puissance 10!

III. THEOLOGIE THEOLOGIQUE

FUSARO a bien compris que la théologie politique n’est que la continuation de « l’articulation dichotomique » par tous les moyens de l’injuriologie théologique.

Le récit dogmatique est installé dans le profane. Toutefois, son arrimage au mensonge et à la fraude n’en finit pas de le déstabiliser. Assurément le théologique vacille. Il est à bout. Le réel dévoile l’imposture. Diego FUSARO peut donner son coup de pied (gauche bien sûr) et reprendre la balle de volée en pleine lucarne. Il arrache le masque de l’ennemi qui désigne industriellement l’ennemi et se désigne en ennemi de tous.

Léviathan n’est pas un monstre de terre mais de mer. Il a pour profession de terroriser Behemoth. Les deux étaient potes; « Yahweh les sépara » (Robert GRAVES). Behemoth est devenu cet énorme veau blond dont Alexandre de Macédoine défera le nœud, pour le renvoyer au désert du chaos. Là où la politique est religieuse!

FUSARO parle de "nihilisme". Il vise par là le théologique comme ultimation de la négation de la négation ou du nihil ex creatio.  Le théologique n’est qu’accomplissement de la "politique du royaume de Dieu" (Léo Strauss): interdire aux Boréens toute agrégation à l’unité politique originelle. "Politique divine" = katechon = hybris de néantisation.

Bref, Léviathan ou Behemoth, gauche ou droite, theos-laos, c’est toujours le même mythe du dualisme qui opère séparation des eaux entre la "part divine"et la part hominide, «le côté droit et le côté gauche», «Ismaël et Edom». La "maison de Lévi" fait toujours la guerre bifrons sur terre et sur mer, instances contre essences, secondaire versus primaire, le pas bien contre le pas mal. Et elle nous dit que c’est son dieu qui a dit ce qu’il faut faire…

Sauf qu’à force, le nihilisme s’hétérotélise en affirmation de la négation de ce qui est nié!

A. DESIGNER LES MAITRES…

La thématique retenue par FUSARO, qui a tout appris chez Carl Schmitt, devient clin d’œil chargé de malice. Il oriente les "esclaves" en direction des "maîtres" et dit qui ils sont. Il les montre assis sur la cloche du plomb thoramorphique, désigne l’identité de leur doctrine et fournit la clé du fonctionnement d’état de la contrainte bureaucratisée.

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En son temps, l’immense Julien FREUND (photo) visait les "hiérocrates"! C’est bien viser là où il faut, contre qui il faut.

Ne jamais oublier l’axiome freundien: c’est toujours l’ennemi qui désigne l’ennemi! Puisse alors cet ennemi souffrir de se voir rétro-désigné en ennemi et de se voir fracassé à l’asymétrie renversée…

FUSARO comme Carl SCHMITT sont des «Méta-MACHIAVEL»! Ils donnent à lire leur «mythologie politique». Les concepts totaux sont des mythes. Les mythes locutent des affects et des arcanes, des archétypes et des immixtions de la pensée et de la volonté des maîtres devant être reçues par les dominés.

Le théologique est évidemment assemblage mythologique derrière lequel œuvrent les cliques, les potentats invisibles, les théologiens. Les accents d’invisibilité, du règne de l’ombre, de façade à l’opaque donnent le théologique en authentique hyper fascisme. Il fait le vide. Tout est dépolitisé, sauf lui. C’est le parti unique, de doctrine unique, de totalitarisme unique. Il se lit comme désert unique, dieu unique, pensée unique, lobotomisation unique, vocabulaire unique, imaginaire unique, race unique, et bien sûr maîtres uniques du bloc d’idolâtrie unique.

La droite et la gauche y participent comme distributions théologiques et précipités du théologique dans l’instance de la politique.

Le cœur théorique se trouve dans le transfert théosophique depuis le Theos dans le profane. Dans la mesure où il s’impose de retenir en présupposition du Theos ses mythèmes de création du secondaire et de péché du primaire, il s’ensuit que le "bien" c’est la communion au mythe de la religion secondaire et "mal" ce qui s’ancre dans la religion primaire. Cette dernière aura précisément été expulsée du paradis théologiquement conquis. Elle se voit hyper-criminalisée en hyper-péché au commencement de la création du récit du livre. Dès lors "bien et mal" sont fixés, balisées, situés comme hyper-catégories du théologique. Elles fonctionnent à théonomie, laquelle régente la théodicée subséquente du juste et de l’injuste, du licite et de l’illicite, enfin de la gauche et la droite. Hyper-éthisme, c’est hyper-fascisme toujours!

Jean-Jacques Rousseau a raison: c’est bien la "société divine" qui pollue, corrompt, acculture homo à la méchanceté du plus méchant de tous les dieux et de ses paroissiens, pas l’inverse.

Pis, tout le travail théologique de la conversion au pseudo-bien fait le mal. Il fait chuter homo dans une autre nature qui l’aliène, l’exploite et le possède. C’est précisément par la suppression du "toit métaphysique" (Arnold Gehlen) qu’est le primordial, que les peuples du Nord sont enjoints de se ranger au «contrat» théologique du régime de l’exception. Immanuel KANT l’aura dénoncé en «extorsion» frauduleuse sous promesse de "rédemption". Parce qu’il avait lu le Code civil: la mise en cage des peuples n’est pas dans le commerce. Le droit noahide n’est pas opposable aux peuples tiers. Ils n’ont pas à reconnaître « Noé » et ne sont « ses fils ». Bref, fraude à nouveau.

B. EGALITE INEGALITE POUR QUOI FAIRE ?

De là surgit le méta-débat de « l’égalité » et de « l’inégalité ».

FUSARO, homme de "gauche", demeure hanté par cette question. On peut le comprendre. Sauf que la question est pipée. À nouveau la théologie pollue. Nietzsche, rétablit la situation et inscrit la solution «par-delà le bien et le mal»: le mythème de l’égalité n’est que cet «étrange expédient mental» du travail hostilice à plein du théologique contre les peuples.

La performance du théologique est à lire dans l’accomplissement de sa vision du monde. Performance est «épitélésis», rites, processions, processus; performance est mise en état, mise en acte, mise en musique; performance, c’est installation du culte en culte-ture. En procède « l’égalité » dans le culte pour ceux qui cultent et "inégalité" de ceux qui sont hamlétisés, démonétisés, exclus de l’inclusion.

«La lutte des esclaves contre les maîtres» ne vise donc pas l’égalité politique, économique, juridique ou sociale mais la délivrance d’avec la théorie et la praxis d’encastrement dans le tout théologique. Les "convulsions" subséquentes opposent les camps : inégalité de la physis, de l’incréé, du primordial versus «égalité» à l’orbe techno-théologique du système secondaire. Ce que stigmatisent les marxiens, ce sont non pas tant les prébenderies, les prédations, les prises de la dictature de l’Angélinat, mais leur légalisation par le déguisement en "ordre naturel". Or ce qui est proclamé "naturel" ne l’est pas du tout. C’est mise au pas du « profane » ou du "naturale" aux "commandements" du théologique hors de sa juridiction. Inversion et contrefaçon, c’est à nouveau fraude du théologique qui inflige l’artifice d’une théo-rie thoratologique en téléologie de dispositif et de piraterie de la fragile théorie post socratique d’un impossible «droit naturel». Et en fait «lettre de course». De la sorte, le pirate devient corsaire; il n’est plus «ennemi du genre humain» mais ami du fric et du frac. Demeure le clivage sacrificiel entre sacrificateurs et sacrifiés.

L’inégalité n’est donc pas biologique mais d’abord appartenance spatiale : au camp du bien ou au camp du mal; à maîtres ou à esclaves; à élite ou à masse; à l’angélinat face au prolétariat criminalisé en « populisme ».

Il faut se résoudre à comprendre les concepts de «liberté-égalité-fraternité» théologiquement:

  • Etre "libre" c’est ramper et se soumettre aux commandements du livre des « maîtres » ; car « seul Dieu est libre »;
  • "égalité", c’est obligation à la « Rigueur », solidarité passive devant la Dette, dans les dettes, « progrès » de l’imposition théologique «dimière» (du dixième elle est passée au sextuple); l’égalité arithmétique et disciplinaire ajoute à la justice injuste par la soumission horizontale;
  • «fraternité» c’est le privilège du despotisme des maîtres: seuls les maîtres sont frères.

C . THEOLOGIE ECONOMIQUE

Jean-Jacques Rousseau et Fusaro dénoncent la cage d’acier. Homo vit dans les fers de la théologie.

Le camp marxien de rebondir et d’attaquer le dispositif de la cage et ses gardiens: le capitalisme.

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Ne nous méprenons pas: par capital, il faut entendre l’activité du travail théologique, «sous sa forme la plus pure», précise le penseur coréen Byung-Chul Han (photo), au culte global de l’économie théologique des maîtres. Ici on moissonne saintement grâce au mamaluprinzip. Selon Streeck, on fait même payer le prix du «temps acheté» par l’industrie de la dette. L’importation des "troupes de réserve" de la théologie "depuis les 4 coins de la terre" est encore vendue comme «une chance»… pour la théologie. Les théologiens de capitaliser la traite humanitaire en sacrificialité «parfaite».

Diego FUSARO relève avec acuité «la charge religieuse maximale» du dispositif. L’explosivité incendiaire de la "charge" est encore suraugmentée, écrit-il, dans la phase finissante de la sécularisation. Elle est l’acmé à "la splendeur de la religion du capital".

Le théologique doit s’entendre, en seconde ligne, comme théorie de la prise, doctrine du casse, technologie de la mise en "splendeur". La pléonexitude devient raison théologique et religion des associés à l’entreprise théocentrique. Le culte met les riches en culte! Les autres, adversaires, ennemis, pauvres en «esprit de profanie» mal-sainte, se voient ravalés en parti de l’impiété, de l’impureté, en "déchets" (Zigmunt Bauman).

C’est ainsi que le théologique se décline en théologie économique et dévoile sa nature anti systémique, sa dimension de réaction réactionnaire, son hostilité torve. Foin de «doux commerce»; hard theology.

Il est machine de production médiate et immédiate de « rapports de force concrets » à la fixation de son règne, au descellement du primaire, et à la concrétion de son «antithèse radicale». A preuve, le travail typiquement théologique de l’expérimentation théologique, c’est-à-dire l’activisme qui consiste à "façonner le monde selon les préceptes de la raison théologique". Les missionnaires de vaticiner au mensonge du «changer le monde» qui ne doit changer puisque fait à leur image et à leur ressemblance. Ce sont donc eux les ultraconservateurs du statu quo théologique et les bateleurs de la fraude à nouveau, encore et toujours !

Au particulier et depuis Clovis, la circulation des élites a lieu selon le modèle, la grille, la sélection de la "société des anges" (Emmanuele COCCIA - photo, ci-dessous).

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L’élu-tariat des managers ostensibles est strictement recruté, sélectionné, puis oint selon les procédures canoniques de l’inceste tribal: royauté dite de droit divin maison, «démocratie» théocratique paroissiale, dictature commissariale, commissionnaire, cybernétique (au choix des chocs de ceux qui choquent l’histoire).

Le mode demeure incontinent à la tyrannie de l’Angélinat: les dirigeants ainsi retenus de gouverner "au nom du peuple" mais pour compte de l’hyper-classe. De là, Terreur, Vengeance, Ressentiment, sous la tutelle du totem qui ne dit mot.

Alexandre Kojève cinglait à "imposture" pareil état d’"Etat". Cette mise en état de hachoir mental entre sainteté d’un côté et déchets de l’autre voudrait venir au soutien de "la validité de la dyade". Elle participe en effet de l’ordre méta-constitutionnel visibilisé de l’interrègne théotropique. La tyrannie de "république des valeurs" en est jactance spectaculaire. Le caractère et la vocation "aseptique" sert de boussole à l’hyper-discrimination entre "la part divine" et "la part maudite" à maudire (Georges Bataille). C’est la clé théologique de composition et de décomposition: sainteté versus abomination, «droite» contra «gauche»… comme nous verrons plus loin.

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Le théologique reste indécrottablement la matrice des « conflagrations asymétriques « (Reinhart KOSELLECK - photo). La veille fasciste de l’hyper-fascisme théologique est au permaculte de la traque des boucs émissaires qui disent non à la politicoclastie. Ce ne sont pas les enfants de Noé et d’Abram, mais de PAN et de DIONYSIOS. L’atmosphère pue encore l’essence – carburant des « buissons ardents » de sorcellaire mémoire.

Es kann also kein richtiges Leben im theologischem Leben geben ! Il ne peut y avoir de vraie vie dont le tout faux théologique ! Merde à Adorno …..

Voici que surgit le « clivage gauche-droite »

IV. DU CLIVAGE EPITHEOLOGIQUE DROITE-GAUCHE, GAUCHE-DROITE

Il est fascinant de lire Fusaro originer sa "gauche" en dérivations du théologique et de créditer sa "droite" en résidus de la « réaction » réactionnaire à la mise au pas thoratologique .

Sauf que c’est l’inverse: gauche urbaine n’est pas gauche ésotérique; droite spectacle n’est pas droite théologique.

A. Le piège du clivage est grand ouvert.

La « société ouverte » c’est çà.

La méta-théologie a réussi le tour de force d’avoir inversé gauche et droite théologiques dans l’orbe profane politicien. Aussi ce qui est dit de gauche est au vrai, droite, et ce qui est dit droite veut dire gauche. Lisons et méditons le Zohar. Tout y est écrit !

Il y a donc deux constellations représentant deux blocs de fonctions, de missions et d’états inconciliables :

  • la droite théologique, c’est le patriarchat thorato-biblique, le «côté pur»; elle est incarnée et spectacularisée par la gauche profane; c’est elle qui décide de la conformité métapolitique, métaculturelle et métacognitive en tout, sur tout, contre tout, par tous ; Fusaro écrit exactement qu’elle est la « gardienne de l’ordre théonomique » et le « parti qui aspire à corriger «le mal de l’inégalité» entre les hommes «devant la dogmatique théurgique»;
  • la gauche théologique est en revanche ce qui est mis à la péjoration en "droite" dans le profane; ce sera le «côté impur», le divin féminin, le matriarchique; elle est soumise de plein droit divin à la « Rigueur » du conditionnement théonomique, donc au plan hyper-éthiste global «voulu» par les ingénieurs et mécaniciens portant le maillot du dieu; ici on subit la construction socialo-théologique, le temps théocratique, le tempo théocratique, les rapports de « belligérence », l’inimitié comme horizon indépassable, le normativisme enragé au commandement et à l’obéissance aux commandements, la Décision théosophique de Jalousie, l’hyper-culpabilisation du theologus hominorum,

Singulière construction mentale de métempsychose accidentée, "l’invention de Dieu" (Thomas Römer) déconne et dragonne. Sa création est fausse monnaie, mensonge, casse historique.

L’ennemi qui désigne l’ennemi se désigne lui-même dans une furieuse opération croisée. Il donne à maudire la part divine de sa droite et à louer la part maudite à sa gauche. Il ne faut pas s’étonner alors qu’homo sapiens sapiens aura fini par exterminer 32 espèces hominides sur 34 (Jean-Jacques Hublin). L’inversion et le renversement aboutissent nécessairement à extermination (Zohar I 205b et 251b, Zohar II163a, Zohar III109b et 127b). La sainteté est saloperie à l’analyse; le théologique, c’est au vrai la "bête immonde" de Bertolt Brecht.

Le théologique fixe et entretient ce nouvel abcès de fraude massive. Pas étonnant que les patriciens de la gauche alimentaire ne s’y retrouvent plus dans leur catéchèse…

Il conviendra d’infliger aux « tricksters "l’objection héraldique":

  • la gauche urbaine exotérique, c’est la droite cabbale de la rigueur divine;
  • la droite civile, outragée, abominée, démonologisée, c’est la gauche de résistance et de reconquète,

L’hyper-rectification opère fantastique bascule de l’asymétrie de départ en asymétrie d’arrivée: l’ennemi doit commuter en victime de fraude; le fraudeur doit valser.

La plus fabuleuse plus-value numineuse doit advenir!

La substitution de qualité doit ouvrir la voie à la main gauche et à la puissance élevée au carré (P2).

B. L’actualité de la pensée de Fusaro invite à conjuguer "l’existant" en fausse équation d’une vraie asymétrie et en vraie bagarre «"grammaticale de la mise en mal".

Dans ce cadre, nous savons désormais que « mal » est provenance, origine, situs dans le combat des gens du dieu unique pour qu’il soit l’unique à la « fin des temps » de l’histoire de la cabbalocène (syndrôme du monothéisme).

Il importe de récuser le forçage "sur le plan immanent horizontal" de la technologie théologique et de la "liturgie conflagrationnelle droite -gauche".

Il s’impose de dire non à ce « clivage «qui se veut l’ultima regula des modernes» et à l’inversionnite selon l’inversionary principle (scripsit l’amora Mordecai M. Kaplan).

La défense légitime oblige à les culbuter, les renverser, les inverser, à les annuler surtout parce qu’ils sont frauduleux.

Parce que "l’esprit théologique est capacité d’exercer la dictature" (Walter Benjamin), il nous est fait obligation de bousculer et l’axialité de l’inversion et la colonisation par l’inversion.

Cette hyper-triche anthropocénique avère l’hyper fascisme global et appelle au soulèvement contre la théocratie planétaire.  

L’opération de création laissera au final le parti de la fraude et le parti qui a compris la fraude.

V. TOUT EST FAUX EN THEOLOGIE

Tout est faux en théologie; qui agit, pense, exécute théologiquement, trompe.

Les choses incomplètes ne peuvent subsister, pérore- t-on en face (Zohar III 296a). Alors permutons, expulsons, contre-anathémisons.

A. Julien Freund nous apprend que la théorie théologique contient les éléments de sa propre contestation. La faille est ici monstrueuse: la jalousie, matrice de la fraude, fait vices, malices, sévices. Jamais vérité, toujours méthode de fausseté; raison-déraison encapsulée dans l’affect; archétypothéie de la rage.

Toute pensée encapsulée en fraude est problématique et doit être repensée dans ses présupposés de fraude.

Toute réponse fixée dans le concept « Dieu » est impertinente. Elle trace la jalousie réactionnaire en machination de fraude.

Il s’agit alors d’ouvrir la conscience historique à la détermination par la bonne question, puis de révoquer la logique de propositions du roman de fraude.

L’histoire est hachoir mental du principe d’incomplétude. C’est elle qui rend absurde «le mode bi- composé de saint Sancho» (Karl Marx).

B. Le vrai du théologique c’est sa fraude.

Carl Schmitt soutenait que « Progrès » n’est que progrès de la Prise, par la prise et dans la prise (prendre, conquérir, saisir; nemein; nomos).

J’ajoute que « Progrès » c’est l’entreprise du développement de la Fraude et le théologique, c’est la loi du développement de la fraude. Théosophie, théurgie, théonomie, tout est fraude !

Soyons les Hyper-Antifascistes qui se dressent contre le «Führerprinzip» au dieu jaloux, l’hyper-grammaire de dévastation, la super-timonerie des enragés du théologique.

C. En théologie, tout tient à sa causalité. Il suffit de débusquer, de démasquer, de pointer cette causalité frauduleuse pour que tout se renverse, s’inverse, s’effondre. Il suffit de doxanalyser la jalousie causale de fraude pour que l’effet de supernova opère.

Hyper-rinçage en déluge du nouveau genre. Liquidation des pseudo-valeurs en non-valeurs. Hyper-désert du dézinguage par la fraude .

Renversons l’ordre du renversement ! Désobéissons à la théonomie ! Faisons dorénavant l’inverse et le contraire de ce que le théologique pérore et inflige, dit et fait, veut et impose ; ce sera faire le Nouveau Bien

D. Carl Schmitt aura su pointer l’incompatibilité du système secondaire d’avec le tragique. « L’essence du tragique, écrit-il, réside précisément en ce qu’elle est insusceptible de s’incorporer au secondaire « (Hamlet oder Hekuba,1985, p 71).

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Le Nouveau Bien hétérotopique est tragique. Il se love dans le tragique. Il est hétérotélique, paradoxe des conséquences, énantiodromie. La Négation de la négation qui devient Affirmation du Contraire constitue l’hyper-défi du scandalon impensé et constitutionnalise l’invalidité du théologique.

Le Contre-Katechon tient là sa « critique indigène » (David Graeber) contre les « maîtres » et leur doctrine du théologique.

La planète terre est ronde, elle tourne en boule et révulse tout ce qui est fourbe, courbe, oblique; ce qui est faux, frauduleux, mensonge, imposture, usurpartion, piraterie.

E. Diego Fusaro se pose comme ce nouveau « réactionnaire de gauche », ce super turbo-contre-catéchonte, ce maître de la catéconcie du catechon qui précipite l’expulsion du drame théologique et accélère la clôture de l’ère de Fraude par l’exception de fraude: Fraus omnia corrumpit, la fraude corrompt tout !

F. Hyper-fondamentalement enfin, Fusaro se sera convaincu qu’une Alternative au théologique et à son capitalisme existe.

Il l’initialise, l’actualise et la dresse en hyper-théorie pivotale.

Pareille Affirmation de nouvelle synthèse asymétrique convoque au triomphe .

Le monde vu dans une nouvelle théorie est un monde différend.

Vive l’hyper-gauche !

Jean-Louis FEUERBACH

jeudi, 26 juin 2025

Le philosophe français Marcel Gauchet voit le progressisme se déliter en un autoritarisme technocratique

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Le philosophe français Marcel Gauchet voit le progressisme se déliter en un autoritarisme technocratique

Peter W. Logghe

Source: https://www.facebook.com/peter.logghe.94

Marcel Gauchet, né en 1946, est considéré en France comme l’un des penseurs les plus stimulants de notre époque. D’après Wikipedia, son œuvre révèle une vision aiguë des enjeux tels que les conséquences politiques de l’individualisme dominant, la relation entre religion et démocratie, et les dilemmes de la mondialisation. Dans son récent essai Le Noeud démocratique, il tire une fois de plus la sonnette d’alarme, car la démocratie occidentale risque de se transformer en un autoritarisme éclairé, refusant d’écouter la voix du peuple.

Gauchet part de la définition classique de la démocratie, avec la souveraineté populaire comme fondement. Une souveraineté qui se manifeste lors des élections. Mais ce principe se voit concurrencé par une démocratie dirigée par des juges, où les décisions politiques sont filtrées ou même dictées par des décisions judiciaires. Sous prétexte de protéger les droits fondamentaux, on marginalise, par voie judiciaire, des majorités électorales, soupçonnées de basculer dans le « populisme ». Une caste judiciaire est ainsi placée au-dessus de la légitimité du peuple.

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Les figures politiques dérangeantes sont éliminées — le débat démocratique disparaît.

De la Roumanie à l’Allemagne, en passant par la France et les États-Unis, on observe l'émergence d'une certaine logique: les tribunaux sont utilisés pour neutraliser les figures politiques qui dérangent l’établissement. Trump, Marine Le Pen ou Weigel: des pans entiers de l’électorat sont effacés, en invoquant toutes sortes de raisons techniques. Le philosophe Marcel Gauchet estime que cette manière rend impossible tout débat démocratique sur des thèmes comme l’immigration, la sécurité ou la souveraineté nationale. Ce n’est pas une renaissance démocratique, mais le symptôme d’une démocratie qui a peur de son propre peuple, de ses propres électeurs.

La démocratie moderne est dominée, selon l’auteur, par un individualisme démesuré, au point que sa dimension collective — et, en lien, l’intérêt général — disparaissent totalement du radar. Le lien entre droits fondamentaux et volonté du peuple s’efface. Les élites technocratiques refusent toute remise en question de leur vision du progrès. Si le peuple s’écarte de cette ligne, il est considéré comme une anomalie qu’il faut corriger, voire exclure totalement du processus décisionnel.

Gauchet lance une nouveau cri d’alarme, et il est une voix très crédible en France. Mais les élites technocratiques et progressistes l'écouteront-elles ?

mercredi, 25 juin 2025

La fin de la prétendue suprématie morale de l'Occident

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La fin de la prétendue suprématie morale de l'Occident

par Andrea Zhok 

Source : Andrea Zhok & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/91803

Alors que la tension monte au Moyen-Orient et que la possibilité d'une guerre totale, sans exclusion de coups inédits, devient de plus en plus réaliste, une réflexion culturelle d'ordre général pourrait sembler hors de propos, mais je pense qu'elle est néanmoins utile pour évaluer les développements à long terme.

Dans tous les principaux conflits en cours, nous assistons à une configuration oppositionnelle assez nette, avec peu de cas ambigus: la ligne de démarcation oppositionnelle est celle où un Occident, culturellement hégémonisé par les États-Unis d'Amérique, s'oppose à tous ceux qui ne sont pas directement ou indirectement soumis à lui.

Il s'agit donc d'une opposition franche le long des LIGNES DE POUVOIR, dans laquelle un « empire » consolidé s'oppose à d'autres pôles de pouvoir influents mais non soumis (Russie, Chine, Iran, etc.).

Mais tout pouvoir a toujours besoin d'une COUVERTURE IDÉOLOGIQUE, car tout pouvoir nécessite un certain degré d'adhésion généralisée de ses subordonnés: le pouvoir ne peut s'exercer sous forme de contrôle et de répression que jusqu'à un certain point, mais pour la grande majorité de la population, une adhésion idéologique générale doit prévaloir.

La couverture idéologique des pôles de résistance anti-occidentale est variée. À l'exception d'une certaine méfiance générale à l'égard de l'idée d'un « marché autorégulé », il n'y a pas d'idéologie commune entre la Chine, la Russie, l'Iran, le Venezuela, la Corée du Nord, l'Afrique du Sud, etc. Leur seule « idéologie » commune est le désir de pouvoir se développer de manière autonome, sur une base régionale, selon leurs propres lignes de développement culturel, sans ingérence extérieure. Cela ne fait pas nécessairement d'eux des porte-drapeaux de la paix, car il existe toujours des divergences de projet, même au niveau des relations régionales, mais cela rend néanmoins tous ces blocs réfractaires aux projections agressives et mondiales.

Cela représente une limite en termes de projection pure et simple de puissance par rapport au « bloc occidental » qui, dans le cadre de l'OTAN ou non, continue d'agir de manière concertée dans tous les scénarios conflictuels. Tout comme en Ukraine, la Russie affronte de fait les forces de l'Occident unifié, même si c'est indirectement, il en va de même pour l'Iran ces jours-ci (des fournitures militaires en provenance d'Allemagne, ainsi que des États-Unis, viennent d'arriver en Israël). En revanche, les alliances et les liens de soutien mutuel entre les blocs de la « résistance anti-occidentale » sont beaucoup plus occasionnels, éventuellement avec des accords bilatéraux limités.

La supériorité de la coordination occidentale dans l'usage de la force va toutefois de pair avec un autre processus, éminemment culturel, dont nous avons du mal à prendre conscience depuis l'intérieur même de l'Occident. Pendant longtemps, l'Occident post-lumières s'est présenté au monde et à lui-même comme l'incarnation d'une rationalité universaliste, d'une légalité internationale, de droits généralement étendus à tous les humains. La lecture opposée à l'Occident comme seul lieu de la raison et du droit, lequel se profile par opposition à la « jungle » que serait le reste du monde où prévaudraient la violence et l'abus de pouvoir, est encore aujourd'hui un élément standard de l'endoctrinement occidental: on la retrouve partout, des journaux aux manuels scolaires.

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La situation paradoxale est que le seul élément vraiment fondamental pour l'unité idéologique de l'Occident n'a rien à voir avec la raison ou le droit, mais tout à voir avec l'idée de légitimation conférée par la FORCE. L'idéologie réelle de l'Occident est forgée d'une part sur l'idée de la force anonyme des capitaux, qui s'exprime par exemple à travers les mécanismes d'endettement international, et d'autre part sur l'idée de la force industrielle et militaire, justifiée comme le gendarme nécessaire pour « faire respecter les contrats » et « faire payer les dettes ».

Le paradoxe de la situation réside dans le fait que l'Occident se présente au reste du monde, mais aussi en son sein, sous une forme qui ne peut être qualifiée que de MENTALEMENT DISSOCIÉE.

D'une part, il se présente comme le défenseur des faibles, des opprimés, comme le gardien mondial des droits de l'homme, comme le protecteur sévère des libertés, comme l'incarnation d'une justice aux prétentions universelles.

Et d'autre part, il adopte constamment des doubles standards scandaleux (« ce sont peut-être des fils de pute, mais ce sont nos fils de pute »), rompt les promesses faites (voir l'avancée de l'OTAN vers l'est), fomente des changements de régime (liste interminable), ment internationalement sans pudeur et sans jamais s'excuser (la fiole de Powell), utilise la diplomatie pour faire baisser la garde de l'adversaire et ensuite le frapper (négociations de Trump avec l'Iran), exerce également en interne toutes les formes de surveillance et de répression qu'il juge utiles (mais toujours « pour une bonne cause »), etc. etc.

Ce qui est à la fois terrible et déstabilisant, c'est que nous avons tellement intériorisé cette forme de « double pensée » que nous pouvons continuer à tenir un discours public délirant selon lequel, pour permettre aux femmes iraniennes de se promener tranquillement les cheveux au vent, il est raisonnable de bombarder leurs villes. Ou bien il est sensé, et on ne perçoit aucun double standard, de justifier qu'un pays rempli de bombes atomiques clandestines en bombarde préventivement un autre pour éviter que, tôt ou tard, ce dernier en possède également.

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Le véritable grand problème que l'Occident paiera dans les décennies à venir est que toute la grande tradition culturelle occidentale, son rationalisme, son universalisme, son appel à la justice, à la loi, etc. s'est révélée, à l'épreuve de l'histoire, être purement et simplement du vent, des masques, de la verbosité, tous incapables de construire une civilisation où l'on peut se fier à la parole.

De l'extérieur de cette tradition même, on ne peut que parvenir à une conclusion simple: toutes nos belles paroles de garçons bien élevés, nos appels à la rigueur scientifique, à la vérité, à la raison, à la justice universelle, ne valent finalement pas l'air chaud avec lequel elles sont prononcées. Ce ne sont que des couvertures pour l'exercice de la Force (l'« Ideenkleid » marxiste).

Nous avons beau nous efforcer de dire que cela n'a pas toujours été ainsi, que ce n'est pas nécessairement ainsi, notre perte de crédibilité vis-à-vis du reste du monde est colossale et difficilement récupérable (elle ne pourrait l'être que si ces appels à la raison et à la justice démontraient qu'ils ont les rênes du pouvoir dans les démocraties libérales occidentales, mais nous sommes à des années-lumière de cette perspective).

lundi, 23 juin 2025

Réflexions sur la souveraineté, la main gauche et les machines de guerre

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Réflexions sur la souveraineté, la main gauche et les machines de guerre

Juan Gabriel Caro Riviera

La souveraineté a deux facettes : l'une chaotique et guerrière, l'autre ordonnée et législative. De Mitra-Varuna à Romulus-Numa, l'histoire montre comment les sociétés oscillent entre l'élan dionysiaque de la conquête et la stabilité apollinienne de la loi. En explorant les mythes indo-européens et l'oeuvre de penseurs tels que Dumézil, Evola et Deleuze, Juan G. C. Riviera enquête sur les « machines de guerre » qui défient l'État et propose une relecture de la tradition pour faire face à la stagnation moderne.

A22074.JPGDans son ouvrage sur Mitra-Varuna, Georges Dumézil établit que la souveraineté a deux facettes : l'une anarchique, l'autre législative. Les dieux indo-européens vont toujours par paires et représentent les deux facettes de la souveraineté: Mitra-Varuna, Odin-Týr, Mars-Jupiter, etc. D'un côté, nous avons le dieu guerrier, chef des batailles, des armes, des voyages et de la mort, et de l'autre, le dieu des lois, des contrats, du nomos et des limites.

Les premiers sont les dieux dont la fonction est le conflit et autour desquels s'organisent les ligues masculines conquérantes (Mannerbünde) qui, par le biais de rituels statiques, de l'usage de drogues et d'activités militaires, se constituent en bandes armées qui établissent leur domination sur un temps et un lieu déterminés. Lorsque ces bandes anarchiques parachèvent leurs conquêtes, des pactes sont établis qui norment la terre, délimitent l'espace et segmentent le monde pour l'organiser. Cette deuxième étape est dominée par les dieux dont la souveraineté s'exprime à travers le nomos, la loi, et qui établissent une certaine tradition basée sur les coutumes et la morale particulières des habitants d'un lieu.

Selon Dumézil, ce schéma se retrouve chez les hindous et la division entre les ghandarvas et les brahmanes ou chez les Romains dans leur division entre Lupercalia et Flamins. Dans la tradition hindoue, les ghandarvas sont des guerriers sans loi qui mangent de la viande, consomment des drogues et font des choses que les brahmanes ont l'interdiction de faire en raison des lois strictes imposées à leur caste. Il en allait de même pour les Lupercales romaines, qui étaient en quelque sorte une représentation anarchique de la fondation de Rome et qui ont progressivement perdu leur place jusqu'à être réduites à une fête et à un culte de la fertilité.

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Dans le cas de Rome, la différence entre les Lupercales et les Flamines est établie dans l'histoire de la fondation de la ville par le duo Romulus-Numa. Romulus est le fils d'une louve, un chef guerrier qui rassemble autour de lui des bandits, des voleurs et des criminels pour établir les limites de Rome. Romulus tue son frère, enlève des femmes sabines pour obtenir des épouses pour ses hommes et mène toutes sortes d'expéditions militaires pour piller la région environnante. Après la mort de Romulus, Numa prend sa place, étant tout le contraire du premier. Contrairement à Romulus, Numa rédige des lois, organise l'espace de la ville, distribue des terres, enseigne le culte des dieux, établit le calendrier et fixe les directives de la vie civique. Romulus est représenté comme un jeune homme, tandis que Numa est représenté comme un vieil homme.

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Dans ces exemples mythiques et historiques, nous pouvons trouver les deux fonctions de la souveraineté: l'une basée sur la partie maudite, la transgression et l'ouverture (Georges Bataille) et l'autre basée sur l'état d'exception, l'ordre et la fermeture (Carl Schmitt). La première est ce que nous pourrions appeler la voie dionysiaque et la seconde, une forme apollinienne. Ces deux aspects de la souveraineté sont complémentaires et ne peuvent être considérés comme opposés l'un à l'autre. En fait, on pourrait dire qu'ils se produisent en grande partie en parallèle, et que chaque société oscille entre les deux pôles. Toute société passe par une période de fermeture, de hiérarchie, de tension et d'ordre, mais aussi par une période d'ouverture, de déstructuration, de relâchement et de désordre.

On pourrait dire que les dieux et les chefs militaires, réunis autour des ligues masculines (Mannerbünde), sont les représentants de la Main gauche, tandis que les dieux législatifs et contractuels sont les représentants de la Main droite. Ce qui est interdit aux adeptes de la Main droite est permis aux adeptes de la Main gauche. La seule façon de rétablir un monde traditionnel, à une époque où tous les éléments qui ont rendu possible la Main droite ont disparu, est précisément d'aborder les fondements de la Main gauche et d'éveiller nos facultés dionysiaques atrophiées par la civilisation contemporaine.

Ces réflexions ont sans aucun doute inspiré de nombreux grands chercheurs et penseurs du 20ème siècle, tels que Julius Evola et Mircea Eliade, qui ont tenté de reconstruire les rituels chamaniques des anciennes ligues masculines indo-européennes avec leurs cultes du loup, leurs guerriers vêtus de peaux d'animaux qui se transformaient en ceux-ci et l'utilisation de masses guerrières et de techniques de guerre inspirées par le comportement de ces différentes espèces d'animaux. Le mythe de Zalmoxis, étudié par Eliade, montre que les anciens Romains, les Daces et les Mongols se considéraient comme les descendants des loups. Zalmoxis, le Hercule dace, était aussi un représentant de ces rites chamaniques.

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En ce sens, les Mannerbünde et leurs défenseurs (Evola, Blüher, Wikander, Höfler, Eliade et autres) voulaient revenir à la religion originelle des Indo-Européens, qui était basée sur un culte dont les principales caractéristiques sont la vénération des morts, les festivals sacrificiels orgiaques, le lien avec les organisations martiales et une attitude positive envers les forces obscures et démoniaques de la vie, où ses adeptes utilisaient une masse et combattaient au corps à corps avec des animaux sauvages. Les Ghandarvas hindous, les Maruts iraniens, les centaures grecs et les Berserkers nordiques sont des exemples de ces confréries masculines.

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On peut certainement affirmer ce qui suit: tandis que dans la tradition du Sud (l'hindoue, la grecque, la romaine, etc.), le culte des dieux législateurs a fini par prédominer, dans la tradition du Nord, le culte des dieux anarchiques tels qu'Odin a perduré beaucoup plus longtemps et les confréries masculines ont joué un rôle important jusqu'à une période historique avancée. Cependant, on peut dire que la Voie de la Main Gauche ne s'est jamais totalement établie dans les sociétés du Sud, mais le fait que des cultes tels que ceux de Dionysos et de Shiva aient toujours refait surface en est la preuve a contrario. Il en va de même pour d'autres traditions.

Il est intéressant de noter que des auteurs postmodernes tels que Deleuze et Guattari, dans Mille Plateaux, consacrent un chapitre entier à l'analyse de Mitra-Varuna par Dumézil, intitulé « Traité de nomadologie : la machine de guerre ». Deleuze et Guattari soutiennent que les dieux indo-européens tels que Mitra et Varuna ne contrôlent pas leurs propres machines de guerre (leurs guerriers), mais ont tendance à conclure des pactes avec des guerriers indépendants et indomptables, tels qu'Indra, qui ont leurs propres lois et règles. Les guerriers sont indépendants des pactes et des rites promus par les dieux anarchiques et législatifs et établissent des relations avec ces derniers pour différentes raisons. Le guerrier Indra peut libérer des individus asservis par des dettes et établir ses propres lois selon ses idées.

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La machine de guerre est extérieure à l'État et aux lois les plus strictes de la civilisation. Alors que le Dieu législateur ordonne et organise le monde pour attribuer à chaque personne sa place, la machine de guerre est nomade et en mouvement constant. Deleuze et Guattari considèrent que la science de l'État est la science de l'immobilité, du lourd, du macro, tandis que la science de la machine de guerre est la science du mouvement, du pouvoir et des forces agissantes. Ici, Deleuze et Guattari s'inspirent largement des idées de Nietzsche et considèrent les conquêtes mongoles, l'expansion de l'islam et les constructeurs de cathédrales gothiques comme différentes incarnations de cette « science mineure » nomade basée sur la force et le mouvement.

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En ce sens, l'anthropologie anarchique de Pierre Clastres et la nomadologie de Deleuze-Guattari constituent une analyse intéressante des ligues masculines et des machines de guerre politiques. Les ligues masculines ne sont pas nécessairement identifiées à l'État, même si dans certains cas, les rois ou les empereurs sont issus de ligues masculines. Dans certains cas, ces ligues masculines deviennent la garde qui protège le roi de ses ennemis, mais elles peuvent aussi être les principales instigatrices de guerres civiles. Lorsque les machines de guerre sont interdites et persécutées par l'État, elles peuvent finir par devenir des gangs criminels, voire terroristes, qui attaquent les formations ordonnées par l'État.

De ce point de vue, nous pouvons dire que notre objectif actuel doit être de faire revivre les machines de guerre comme moyen de détruire le monde moderne, en unissant le prémoderne et le postmoderne, l'archaïque et le futur. Promouvoir la figure du héros tragique, qui affronte son destin, est le seul moyen de mettre fin à la stagnation actuelle.

jeudi, 19 juin 2025

La philosophie d'Héraclite, penseur politique et mystique

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La philosophie d'Héraclite, penseur politique et mystique

À propos d'un essai de Filippo Venturini « Tout dirige la foudre. Héraclite : politicien et mystique » (il Cerchio)

par Giovanni Sessa

Source: https://www.barbadillo.it/121777-il-pensiero-di-eraclito-... 

Filippo Venturini « Tout dirige la foudre. Héraclite : politicien et mystique » (il Cerchio)

Eraclito-350x490.jpgFilippo Venturini est connu pour plusieurs publications importantes sur le thème de l'archéologie. Chercheur depuis toujours intéressé par la pensée antique, en particulier la philosophie présocratique, il vient de publier une étude intéressante sur Héraclite, Tout dirige la foudre. Héraclite : politicien et mystique, disponible en librairie aux éditions il Cerchio (pour commander : info@ilcerchio.it.

L'essai se termine par un recueil de fragments du penseur d'Éphèse dans l'édition Diels-Kranz, dont l'auteur fournit, dans plusieurs cas, une traduction critique et alternative, accompagnée de commentaires tout à fait pertinents et partageables sur les paroles d'Héraclite.

Dès les premières pages, l'ouvrage montre clairement que Venturini a acquis une connaissance hors du commun, tant des textes du philosophe «obscur» que de la littérature exégétique la plus reconnue sur le sujet. Le livre est divisé en trois chapitres: dans le premier, l'essayiste traite de l'inspiration politique qui caractérise la vision du monde de l'aristocrate grec; dans le deuxième, il aborde les complexes théoriques les plus significatifs de la spéculation du philosophe; enfin, dans la troisième partie, il présente la fin tragique d'Héraclite, l'interprétant comme la conséquence inévitable de l'inactualité politique des thèses du grand présocratique.

Au début du texte, Venturini, s'appuyant sur l'enseignement de Nietzsche, souligne que les Grecs, dans leur tradition, ont également accueilli des visions exotiques venues d'Orient, les ré-élaborant de manière originale, à la lumière de l'ethos hellénique. Il soutient en particulier que « Héraclite est un penseur [...] politique, au sens le plus large et le plus complet du terme [...] un penseur de la polis, un penseur communautaire » (p. 8). Sa philosophie est liée, compte tenu de son héritage noble, au contexte mythique de la culture religieuse polyadique. Dans sa vie et dans ses fragments, on voit clairement émerger les deux tendances fondamentales qui, selon Colli, ont donné naissance à la culture hellénique: la propension mystico-dionysiaque et la tension apollinienne-politique, cette dernière visant à donner une « forme » au chaos conflictuel de la vie.

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Il fut personnellement impliqué dans la vie d'Éphèse, soutenant la tentative politique d'Hermodore. Sa conception anti-dualiste et relationnelle des opposés, selon l'enseignement de Théognis, l'amena à interpréter le polemos qui régnait dans la polis comme un symptôme de ce qui se passe dans la physis. Venturini, avec Gadamer, estime que les références constantes à la phronesis, « vertu, raisonnabilité de l'action », présentes dans les fragments, attestent clairement le caractère éminemment pratique de la pensée de l'Éphésien. Héraclite pensait, comme les autres sages helléniques, que la physis était en harmonie avec la politeia, la «constitution». La dimension « démocratique », au sens grec du terme, relevée chez Héraclite par Preve, ne contredit pas l'esprit aristocratique du penseur: suite à l'échec du projet d'Hermodore, sa nature noble l'amena à mépriser les masses, désormais insensibles à toute politique anagogique.

L'intégrité du cosmos et de la polis était, à ce moment historique, menacée: « par les forces contraires et centrifuges de l'égoïsme des individus et des factions, générées par la soif de richesse » (p. 10). L'irruption de la monnaie dans le monde grec avait produit l'eris, corrompant une partie importante de l'aristocratie elle-même. À l'atomisme social dont étaient porteurs les nouvelles classes ploutocratiques émergentes, Héraclite opposa, avec une puissance théorique inhabituelle, la structure organique du cosmos, compris comme un espace ordonné par des lois.

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Il aurait voulu, par cette référence à la vision aurorale hellénique, « réveiller » les inconscients, les « endormis ». Les hommes sont un moment de l'harmonie cosmique dont parle le fr. 30 : « dont l'essence est le scintillement perpétuel de la lumière (physis) dans l'obscurité qui l'entoure » (p. 11). La lumière met en évidence les « éléments » qui constituent le réel, à travers les metra, l'espace et le temps. À cette progression naturelle, l'homme correspond par la vue, le « voir », qui dévoile l'aphanes, l'harmonie de toutes choses, dont parle le fr. 54. Heidegger a souligné que cette harmonie «discrète» est «quelque chose que l'on a constamment sous les yeux, mais dont on n'est pas conscient» (p. 11). Celui qui saisit cette conscience atteint l'origine, le principe, la coincidentia oppositorum, au-delà de la logique diairetique de l'identité. Pour y parvenir, il faut « se connaître soi-même », contrôler les pulsions catagogiques qui nous constituent pourtant. Héraclite et les Grecs ne connaissaient pas la « métaphysique », ils savaient que l'un ne se donne que dans le multiple et que « l'au-delà », si l'on veut utiliser ce terme, vit dans l'«ici et le maintenant» de l'éternel présent, dans la conjonction du kairos et de l'aion, dans la mémoire communautaire de la polis. Colli soutenait que cette instance cognitive est une «expérience vécue» non communicable, en tant que contact avec le fond abyssal de la vie, à la fois merveilleux et tragique.

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Politique et mystique coïncident chez Héraclite: la polis témoigne de l'unité du fini et de l'infini, elle permet de voir « l'unité du tout et la compétition entre les opposés » ( p. 14), comme le montre le fragment 53.  En raison de la déception subie à la suite de l'échec du projet d'Hermodore, Héraclite s'est plongé dans la nature sauvage, s'est adonné au « vagabondage ». Ce n'était pas, commente Venturini,  un choix anti-politique, mais un témoignage extrême de la vocation mystico-politique, qui est authentiquement hellénique. Dans les forêts, Héraclite « vécut », comme le savait Bruno, le sens ultime du mythe d'Actéon, il saisit l'unité du sujet et de l'objet: tout est dynamis, possibilité-puissance-liberté. Le cliché scolaire qui présente Héraclite « pleurant » doit donc être renversé pour en faire un Heraclitus ridens. Héraclite est le philosophe du seuil qui unit le temps et l'éternité, c'est pourquoi les Éphésiens vénéraient ses restes mortels. Le philosophe s'est dépensé sans compter pour enseigner à ses concitoyens que la vie nue ne peut être aimée et vécue que dans la polis ordonnée, transcription des rythmes de la physis.

Filippo Venturini, Tutto dirige la folgore. Eraclito: politico e mistico, il Cerchio, pp. 187, 24,00 euros

jeudi, 12 juin 2025

Quand Kierkegaard annonce Guy Debord et la Société du Spectacle 

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Quand Kierkegaard annonce Guy Debord et la Société du Spectacle 

Nicolas Bonnal 

Chris Hedges a récemment dénoncé l’Idiocratie américaine et cité Kierkegaard et sa dissertation peu connue sur le temps présent, qui explique comme Balzac, Poe, Chateaubriand, Tocqueville ou Pouchkine que nous entrons dans une époque paralytique et gelée, post-historique et post-religieuse, et cela avant la grosse révolution industrielle. Kierkegaard pendant cet âge d’or danois (notion marrante à découvrir) lutte contre des forces comme les médias ou l’Eglise protestante danoise et contre ce qu’on pourrait nommer le tassement de l’esprit humain. On cite quelques pages alors et cette belle entrée en matière :

« Finalement cette époque se lasse de ses tentatives chimériques jusqu'à retomber dans l'indolence. »

L’époque s’éloigne de la réalité, de la vie, de l’énergie. Goethe en parle dans ses conversations avec Eckermann et Chateaubriand dans l’extraordinaire conclusion de ses Mémoires. Fukuyama au dix-septième chapitre de son livre fameux a bien daté l’entrée en fin de l’histoire : c’est le dix-septième siècle mécanicien (Moscovici père) et bourgeois (Molière). Le bourgeois est une création de l’Etat moderne comme le comprennent d’autres grands esprits au dix-neuvième siècle, Taine, Tocqueville ou bien sûr Nietzsche.

Kierkegaard :

« L'Ère Présente est une Ère de compréhension, de réflexion, dénuée de passion, une Ère qui s'envole un instant dans l'enthousiasme pour retomber dans l'indolence.

…Même un suicidé ne se suicide pas par désespoir ; il réfléchit si longuement et si délibérément à l'acte qu'il se tue en pensant – on pourrait difficilement parler de suicide, puisque c'est la pensée qui lui ôte la vie. Il ne se tue pas délibérément, mais plutôt à cause de la réflexion. Par conséquent, on ne peut pas vraiment poursuivre cette génération, car son art, son intelligence, sa virtuosité et son bon sens résident dans le jugement ou la décision, et non dans l'action. »

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Un an avant 1848 Kierkegaard écrit de son époque :

« …ses enthousiasmes momentanés, qui utilisent un changement projeté dans les formes des choses comme échappatoire pour les changer réellement, sont le sommet de l'ingéniosité et de l'utilisation négative de cette force qui est l'énergie passionnée et créatrice des Âges Révolutionnaires. Finalement, cette époque se lasse de ses tentatives chimériques jusqu'à retomber dans l'indolence. Son état est celui de quelqu'un qui vient de s'endormir le matin : d'abord de grands rêves, puis la paresse, et enfin une raison spirituelle ou astucieuse de rester au lit. »

En réalité sur le long et même moyen terme (voir Georges Sorel) il n’a pas tort Kierkegaard, et dans sa dissertation sur Semmelweiss Céline lui a donné raison : renforcement du pouvoir autoritaire partout à cette époque, et militarisation des sociétés : France, Prusse, Russie, Autriche, etc.

La loi de Jouvenel est appliquée à la lettre.

Les révolutions mènent à une ère étatique, bureaucratique et cybernétique, à un renforcement drastique du pouvoir mondial dont nous assistons au couronnement actuellement sous couvert de la bouffonnerie multilatérale. 

Le temps de la prostration arrive ; Kierkegaard toujours :

« L'individu (aussi bien intentionné soit-il, quelle que soit sa force, pourvu qu'il l'utilise) n'a pas la passion de s'arracher aux liens de la Réflexion ou à ses ambiguïtés séduisantes ; L'environnement et l'époque ne sont pas non plus porteurs d'événements ni de passions, mais offrent plutôt le cadre négatif d'une habitude de réflexion, qui joue avec un projet illusoire pour finalement le trahir en lui offrant une issue : elle lui montre que la chose la plus intelligente à faire est de ne rien faire du tout. La vis inertiae (2) est le fondement de la procrastination (3) de l'époque, et toute personne sans passion se félicite d'être la première à la découvrir – et devient, par conséquent, plus intelligente. Les armes étaient distribuées gratuitement pendant les Âges révolutionnaires… mais à notre époque, chacun reçoit des règles et des calculs astucieux pour l'aider à réfléchir. »

On passe à l’âge de la publicité, écrit carrément Kierkegaard dans ce texte célébré par le très estimable mais oublié Jaspers :

« Une ère révolutionnaire est une ère d'action ; l'ère actuelle est une ère de publicité, ou plutôt de publicité : rien ne se passe, mais la publicité est immédiate. Une révolte, à notre époque, est l'acte le plus impensable ; une telle démonstration de force dérouterait l'intelligence calculatrice de l'époque. »

L’idée d’un âge scientifique et mécanique qui aboutit à une ère de vide et de médiocrité se trouve telle quelle chez Chateaubriand, Tocqueville ou Poe. Mais on va aussi vers une diminution du cerveau. Le temps de Leibniz, de Kant ou de Hegel est soudain très loin :

« L'ère des encyclopédistes est révolue, époque où l'on écrivait avec peine de grands folios ; nous vivons désormais dans une ère de touristes intellectuels, de petits encyclopédistes qui, ici et là, abordent toutes les sciences et toute l'existence. »

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Ce tourisme intellectuel (expression géniale : Nietzsche parlera de ses flâneries intellectuelles, Bloy de ces auteurs qui comme Huysmans écrivent pour vous mettre au courant de leurs dernières lectures)  repose sur un recul général de la religion, religion qui est alors remplacée par son masque, comme dit Feuerbach dans une page célèbre.

Kierkegaard :

« Un véritable rejet religieux du monde, suivi d'un renoncement constant à soi-même, est tout aussi impensable chez les jeunes d'aujourd'hui : néanmoins, un étudiant en institut biblique possède la virtuosité nécessaire pour accomplir quelque chose de plus grand encore. Il pourrait concevoir un groupe ou une société projetée visant à sauver ceux qui sont perdus. L'ère des grands accomplissements est révolue, l'ère actuelle est celle des anticipateurs… »

Le temps de la paresse intellectuelle et du recyclage arrive :

« L'action et la passion sont aussi absentes de notre époque que le danger est absent de la baignade en eaux peu profondes. »

On se souvient de la phrase de Zarathoustra : - autrefois tout le monde était fou !

On la retrouve chez Kierkegaard  à propos d’une épreuve sportive sur glace il écrit :

« À notre époque sereine et réfléchie, les choses seraient différentes. Les gens se croiraient très intelligents en comprenant la bêtise et l'inutilité d'aller sur la glace, en fait, que ce serait incompréhensible et risible ; et ainsi, ils transformeraient l'audace passionnée en démonstration d'habileté… Les gens iraient observer en toute sécurité, et les connaisseurs, au goût raffiné, jugeraient avec soin le patineur habile, qui irait presque jusqu'au bord (c'est-à-dire aussi loin que la glace le permettait, sans aller au-delà) puis reviendrait. Les patineurs les plus habiles iraient le plus loin et s'aventureraient le plus dangereusement, afin de faire haleter la foule et de dire : « Dieux ! Il est fou, il va se tuer !» Mais vous verrez que son habileté est si perfectionnée qu'il fera volte-face au bon moment, alors que la glace est encore sûre et que sa vie n'est pas en danger. »

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Comme Pouchkine dans Eugène Onéguine (voyez la traduction juxtalinéaire de ma femme), Kierkegaard voit le règne des maths arriver ; il accompagne l’avènement de la foule, de la masse, du public, de l’auditeur (le serf c’est celui qui écoute, en allemand, rappelle Günther Anders) :

« La tendance est à l'égalité mathématique…

Pour que le nivellement se produise réellement, il faut d'abord faire naître un fantôme, un esprit de nivellement, une immense abstraction, quelque chose d'englobant qui n'est rien, une illusion – le fantôme du public… Le public est le véritable Maître du nivellement, plutôt que le niveleur lui-même, car le nivellement est l'œuvre de quelque chose, et le public est un immense néant. »

Le public accompagne la disparition de l’individu. Comme dit Pearson quelques décennies plus tard, l’homme blanc est heureux d’être déchargé du fardeau de la personnalité.

« Le public est une idée qui n'aurait jamais traversé l'esprit des anciens, car les gens eux-mêmes, en masse, en corpus, prenaient des mesures dans toute situation active et portaient la responsabilité de chacun d'entre eux, et chaque individu devait, sans faute, se présenter personnellement et soumettre immédiatement sa décision à l'approbation ou à la désapprobation. Lorsqu'une société intelligente commence par réduire la réalité concrète au néant, alors les médias créent cette abstraction, « le public », peuplé d'individus irréels, qui ne sont jamais unis et ne peuvent jamais s'unir simultanément dans une situation ou une organisation unique, tout en formant un tout. »

De progrès en progrès on arrive bientôt à la catastrophe :

« Le public est un corps, plus nombreux que les personnes qui le composent, mais ce corps ne peut jamais être montré, ni même avoir une seule représentation, car il est une abstraction. Pourtant, ce public s'agrandit à mesure que les temps deviennent dépassionnés et réfléchis, détruisant la réalité concrète ; ce tout, le public, embrasse bientôt tout. »

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Le public est une égrégore, la noosphère de l’autre idiot, ou une monstruosité permanente, ubiquitaire et momentanée à la fois :

« Le public n'est pas un peuple, ce n'est pas une génération, ce n'est pas une simultanéité, ce n'est pas une communauté, ce n'est pas une société, ce n'est pas une association, ce ne sont pas ces hommes particuliers là-bas, car tout cela existe parce qu'il est concret et réel ; cependant, aucun individu appartenant au public n'a de véritable engagement ; à certains moments de la journée, il appartient au public, notamment lorsqu'il n'est rien ; lorsqu'il est une personne privée, il n'appartient pas au public. Constitué de tels individus, qui en tant qu'individus ne sont rien, le public devient un immense quelque chose, un néant, un désert abstrait, un vide, qui est à la fois tout et rien. »

Nietzsche encore dans Zarathoustra : - le désert croît ! Malheur à qui recèle des déserts !

« Les médias sont une abstraction (car un journal n'est pas concret et ne peut être considéré comme un individu que dans un sens abstrait), qui, associée à l'absence de passion et à la réflexion de l'époque, crée ce fantôme abstrait, le public, qui est le véritable niveleur… »

Avant l’ère du vide de Lipovetsky Kierkegaard observe (et qu’on ne parle pas de prophétisme !) :

« De plus en plus d'individus, en raison de leur indolence apathique, aspireront à devenir rien, afin de devenir le public, ce tout abstrait, qui se forme de cette manière ridicule : le public naît parce que tous ses participants deviennent des tiers. Cette masse paresseuse, qui ne comprend rien et ne fait rien, cette galerie publique cherche une distraction (NDLR : une guerre, un vaccin, un réchauffement…), et se livre bientôt à l'idée que tout ce que quelqu'un fait, ou accomplit, a été fait pour fournir au public de quoi bavarder…. »

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On pense à la rue de Manchester vue par Engels et surtout au merveilleux texte de Poe (tourné à Londres allais-je dire) l’Homme des foules. Notre Danois ajoute :

« Le public a un chien pour son amusement. Ce chien, ce sont les médias. S'il y a quelqu'un de meilleur que le public, quelqu'un qui se distingue, le public lâche le chien sur lui et tout l'amusement commence. Ce chien mordeur déchire les basques de son manteau et prend toutes sortes de libertés vulgaires avec sa jambe, jusqu'à ce que le public, lassé, rappelle le chien. C'est ainsi que le public nivelle. »

Le nivellement peut durer longtemps encore. Quand il touche le fond il creuse encore et cette Fin de l’Histoire peut durer. A la même époque le méconnu mathématicien et physicien français Cournot fait les mêmes observations aussi. On lui laisse le mot de la fin :

« Si rien n’arrête la civilisation générale dans sa marche progressive, il doit aussi venir un temps où les nations auront plutôt des gazettes que des histoires ; où le monde civilisé sera pour ainsi dire sorti de la phase historique ; où, à moins de revenir sans cesse sur un passé lointain, il n’y aura plus de matière à mettre en œuvre par des Hume et des Macaulay, non plus que par des Tite-Live ou des Tacite. »

On laisse un lien sur une traduction espagnole de ce splendide texte.

Sources :

https://chrishedges.substack.com/p/the-rule-of-idiots

https://www.dedefensa.org/article/chateaubriand-et-la-con...

https://www.dedefensa.org/article/poe-et-baudelaire-face-...

https://en.wikipedia.org/wiki/Danish_Golden_Age

https://escriturayverdad.cl/wp-content/uploads/2021/08/So...

https://www.amazon.fr/Chroniques-sur-lHistoire-Nicolas-Bo...

http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2021/03/12/g...

http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2018/09/28/g...

https://www.dedefensa.org/article/comment-fukuyama-expliq...

https://www.dedefensa.org/article/augustin-cournot-decouv...

https://www.dedefensa.org/article/une-traduction-revoluti...

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vendredi, 06 juin 2025

Alasdair MacIntyre est mort. Hommage

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Alasdair MacIntyre est mort. Hommage

par Roberto Pecchioli

Source: https://telegra.ph/In-morte-di-Alasdair-Mc-Intyre-06-02

Si nous pensons à la phrase qui a le plus marqué notre formation personnelle, nous citons volontiers José Ortega y Gasset et son formidable « Je suis moi et mes circonstances », la prise de conscience que chaque individualité est marquée par le lieu, le temps, l'environnement et la culture dans lesquels elle s'est formée. Si nous devions citer le texte contemporain qui nous a le plus influencés dans une vie de lectures voraces, variées, irrégulières, contradictoires, entre fiction, poésie, histoire, art, sociologie et philosophie, nous n'aurions aucun doute : il s'agit de Après la vertu d'Alasdair MacIntyre, Écossais expatrié aux États-Unis, marxiste dans sa jeunesse, puis philosophe aristotélo-thomiste qui a embrassé la foi catholique à maturité.

9782130558125-475x500-1-1142983454.jpgIl y a quelques jours, le vieil Alasdair – né en 1929 – est décédé, atteignant le but résumé dans la phrase placée en exergue de son œuvre majeure : Gus am bris an la, une expression que l'on trouve sur de nombreuses tombes celtiques: « en attendant que le soleil se lève et que les ombres de la nuit se dissipent ». En gaélique, pour souligner les origines et l'enracinement tenace du penseur né à Glasgow.

MacIntyre a remis la philosophie morale au centre du débat, il a redonné de la force au débat sur les fins, sur la « bonne » vie, sur les principes premiers – et donc ultimes – à la base de l'aventure de la vie, sur le concept de vertu, abandonné par l'Occident en décomposition au profit des droits, du relativisme, du nihilisme, résultat inévitable de la mort de Dieu. Le philosophe écossais a été hâtivement classé (dans la frénésie postmoderne à fabriquer de la taxonomie, à procéder à l'attribution d'étiquettes) parmi les penseurs « communautaristes », une manière précipitée et restrictive de juger son œuvre. Lui, philosophe moral, a toujours rejeté l'association à l'école communautariste – plus politico-sociologique que métaphysique – apparue dans les années 80 aux États-Unis. Non pas que McIntyre ne soit pas aussi un communautariste – c'est-à-dire un critique de l'individualisme libéral et de l'homogénéisation culturelle qui rejette les identités et les racines – mais il était bien plus que cela : un philosophe qui a remis au centre la métaphysique, l'idée du bien commun, la recherche des fins de l'existence (le telos) et les moyens de les atteindre.

Nous nous souvenons avec gratitude de ce géant de la pensée contemporaine dont le seul tort fut de ne pas adhérer à l'orthodoxie marxiste, libérale et progressiste, et qui s'est mis à la recherche d'une philosophie pérenne. Nous sommes convaincus que l'abandon de la grande leçon de Thomas d'Aquin (et d'Aristote, son père et maître) est à l'origine des défaites culturelles de la tradition dans la contemporanéité.

Après la vertu n'est pas un texte académique, un livre pour philosophes qui discutent entre eux dans une foire d'obscurité linguistique qui cache la pauvreté du contenu. La philosophie morale et politique, en récupérant la tradition des vertus mise à l'écart par l'exaltation des droits, grâce à MacIntyre, remet au centre l'homme concret et son existence, au-delà des abstractions. Elle constitue une piste, un repère pour un projet alternatif à la modernité rationaliste-empiriste d'origine illuministe et au nihilisme libertaire de la postmodernité haletante. MacIntyre travaille « à de nouvelles formes de communauté au sein desquelles la vie morale puisse être soutenue, afin que la civilisation et la morale aient la possibilité de survivre à l'époque naissante de barbarie et d'obscurité ».

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Une position aussi claire, son opposition au libéralisme triomphant et sa critique des professeurs de philosophie verbeuse l'ont conduit à l'isolement culturel, dans un milieu universitaire intoxiqué par le wokisme, les déchets de l'Ecole de Francfort et le nihilisme des « déconstructivistes » que l'on appelle aux États-Unis la « French Theory ». Une contribution spécifique de MacIntyre est la révélation de l'émotivisme contemporain, la tendance à vivre d'émotions immédiates qui ne deviennent pas des sentiments partagés, la conviction que le jugement moral n'est qu'un choix personnel, une préférence individuelle qui ne débouche jamais sur des jugements de valeur généraux. Un élément du relativisme qui homologue tout et soumet tout à la souveraineté subjective. Sans jugement global, cependant, sans ancrage dans des principes communs et solides, sans distinction entre le bien et le mal, le juste et l'injuste, la vertu et le vice, il n'y a ni communauté ni société.

Des convictions acquises grâce à la lecture quotidienne des textes et des idées de Thomas d'Aquin et d'Aristote, mais aussi d'Edith Stein, puissant esprit philosophique au destin tragique. Une armure idéale qui permet à MacIntyre de rejeter tant l'individualisme libéral que l'économisme et le déterminisme marxistes. Tous deux manquent d'un principe d'évaluation rationnel, « élevé », rendant impossible la construction d'un projet communautaire existentiel. Il n'existe pas de morale abstraite et universelle, mais des coutumes spécifiques et des pratiques inscrites dans un horizon culturel précis. Pour paraphraser Ortega, « nous et nos circonstances ». Les coutumes, les spécificités, les valeurs d'une communauté ne naissent pas de rien ; elles surgissent, se construisent et vivent pour répondre aux défis et aux questions de sens de l'humanité concrète.

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Toutes les morales du passé, contrairement à l'émotivisme inconsistant, possèdent une conception commune de la vertu, c'est-à-dire du bien et de la bonne vie morale. Selon MacIntyre, le moi émotif « manque de tout critère d'évaluation rationnel ». Cela rend impossible la fondation d'une communauté, d'un système partagé, d'un critère de jugement qui résolve les angoisses des hommes, « animaux rationnels dépendants » (le titre d'un de ses ouvrages) à la recherche d'une « éthique dans les conflits de la modernité », thème de son dernier ouvrage. Un passage de ce texte extrême de MacIntyre est éclairant: "nous avons tendance à nous tromper (...) parce que nous sommes trop enclins à être séduits par le plaisir, l'ambition et l'amour de l'argent. La bonne vie peut être décrite comme la capacité à faire de bons choix entre les biens et les vertus nécessaires à la fois pour surmonter et dépasser les adversités, et pour accorder la place qui leur revient (et pas plus) au plaisir, à l'exercice du pouvoir et au gain d'argent". Des mots indigestes tant pour l'homme contemporain en compétition sur le marché, gladiateur du néant, que pour l'homme-masse qui se conforme aux mots d'ordre du pouvoir, dans lesquels la vertu n'est que le conformisme de la consommation et des dépendances, détaché de tout jugement moral, de toute question éthique.

Le thème d'Après la vertu est comment mener une « bonne » vie, à quels principes s'en tenir, ce qui peut être appelé vertu à une époque qui a détrôné la vertu. MacIntyre est également communautariste (même s'il s'en défend), un proche du mouvement philosophico-politique qui reproche au libéralisme d'avoir créé une société individualiste, composée d'individus atomisés et déracinés, dépourvus de liens et de traditions sociales; une société condamnée à l'amoralité, car la moralité est un ensemble de critères socioculturels non individuels qui encadrent la bonne vie. MacIntyre, contrairement aux libéraux et aux progressistes, est très critique à l'égard de la modernité. Sa vision s'appuie sur les contributions de l'aristotélisme et du thomisme et intègre certains points de la critique marxiste de l'individualisme et du libéralisme. Il prévient que, même si le marxisme peut aider à identifier certaines lacunes de la modernité, sa critique n'est pas adéquate, car elle est issue du même contexte et repose sur les mêmes prémisses.

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Pour MacIntyre, Aristote et Thomas d'Aquin représentent l'alternative la plus appropriée pour critiquer l'ordre social et culturel de la modernité. La tradition aristotélicienne-thomiste implique une conception de la nature humaine qui exige des préceptes inhérents à l'éthique rationnelle, c'est-à-dire aux vertus; c'est une vision de la nature humaine qui implique un telos, une fin, la bonne vie. Le philosophe écossais conclut que les Lumières ont échoué dans leur tentative de fonder une moralité rationnelle en raison de l'absence de fondements spirituels et d'une conception finaliste de l'existence humaine. Nietzsche a marqué l'apogée du projet de la modernité: la moralité n'était plus une question de raison, mais de volonté. La culture morale de la modernité est une succession de désaccords, de conflits de volontés, dont le résultat est l'émotivisme. Les jugements moraux ne sont que l'expression de sentiments personnels et subjectifs qui rejettent toute prétention d'objectivité, dont le fondement est un « moi démocratisé » dépourvu d'identité sociale.

L'éthique moderne – si elle existe – est laïque, irréligieuse, universelle, indépendante des contextes sociaux et culturels: abstraite. La société moderne repose sur deux aspects apparemment contradictoires, mais en réalité complémentaires: la bureaucratie et l'individualisme. Tous deux garantissent que le sujet se comporte selon des paramètres « émotivistes ». Les personnages caractéristiques de la modernité sont l'esthète riche, dont l'objectif est le triomphe de ses intérêts matériels ; le manager axé sur l'efficacité ; le thérapeute qui doit transformer les symptômes névrotiques en énergie hétérodirigée ; le moraliste conservateur, un libéral prudent qui cache ses intérêts derrière une rhétorique pompeuse. À tout cela s'ajoutent, dans le cadre moral moderne, les « droits de l'homme » sans fondement, produits de l'absence d'un modèle rationnel parmi les différentes modalités de l'éthique moderne.

Sur la base de ce diagnostic, MacIntyre est très critique à l'égard de la réalité sociale et politique occidentale. La démocratie libérale est le royaume des forces économiques, un système dans lequel  le pouvoir est réparti de manière terriblement inégale. Bien qu'un principe d'égalité soit affirmé (un individu, une voix), les alternatives ne sont pas déterminées par la majorité. L'influence des groupes de pression, des experts, des médias et de l'argent est décisive. Comme alternative, MacIntyre propose la tradition néo-aristotélicienne-thomiste, fondée sur trois prémisses fondamentales: le bien commun, le raisonnement pratique et le bonheur.

Le bien commun exclut la compétition extrême pour la réussite personnelle. Il implique une éthique communautaire dans laquelle la morale fait partie de la politique: l'homme est avant tout un « animal politique » (Aristote) et non un individu. En ce sens, le « raisonnement pratique » suppose que ce n'est pas le jugement subjectif qui a le dernier mot, mais l'éducation aux vertus qui corrigent les tendances négatives de la nature humaine.

38455748-894544254.jpgLe bonheur n'est pas lié aux intérêts individuels, mais à un mode de vie dans lequel les capacités physiques, morales, esthétiques et intellectuelles de la personne se développent de manière à atteindre son but, une vie bonne et vertueuse. Dans cette conception philosophico-politique, l'éthique est enracinée dans des contextes sociaux et culturels distincts. Pour MacIntyre, le patriotisme est une vertu parce que les hommes ont besoin d'appartenir à des communautés historiques, tant pour la formation de leur identité personnelle et culturelle que pour leur développement moral. À gauche , l'approche de MacIntyre semble réactionnaire. À droite, elle est largement méconnue, car l'individualisme libéral et l'amoralisme commercial y dominent. Son œuvre reste essentielle pour construire une alternative morale – avant même d'être sociale, économique ou politique – aux contradictions d'une société atomisée, sans centre ni colonne vertébrale.

On cite souvent une phrase symbolique d'un auteur, qui résume toute son œuvre. Pour Alasdair MacIntyre, le dernier paragraphe de Après la vertu reste inégalé. « Si la tradition de la vertu a pu survivre aux horreurs de la dernière période sombre, nous ne sommes pas totalement dépourvus de fondements pour espérer. Cette fois-ci, cependant, les barbares n'attendent pas au-delà des frontières: ils nous gouvernent déjà depuis longtemps. Et c'est notre inconscience de ce fait qui constitue une partie de nos difficultés. Nous n'attendons pas Godot, mais un autre Saint Benoît, sans doute très différent ».

Le langage comme instrument de domination dans la post-démocratie

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Le langage comme instrument de domination dans la post-démocratie

Entre souveraineté interprétative et interdiction de penser, Frank-Christian Hansel met l'accent sur le pouvoir des formules de langage. Il montre comment les concepts politiques influencent notre perception et ce qui se passe lorsque nous les remettons en question.

Frank-Christian Hansel

Source: https://www.freilich-magazin.com/politik/ueber-die-sprach...

Avec les mesures qu'elle a prise contre ses détracteurs, l'ancienne ministre fédérale de l'Intérieur Nancy Faeser (SPD) a suscité plusieurs fois l'émoi au cours de ces derniers mois.

À l'ère de l'ordre discursif hégémonique et de l'interconnexion totale des médias, ce n'est plus la parole libre, mais la formule langagière contrôlée qui est le vecteur du pouvoir. Le langage n'est plus seulement le vecteur des pensées, il les façonne. Il ne régule pas ce qui est dit, mais ce qui peut être pensé. Celui qui domine les concepts domine aujourd'hui la réalité.

Une des clés de la déformation idéologique du débat politique réside dans la novlangue moderne, cette forme de langage manipulatrice anticipée par George Orwell dans 1984 et qui contrôle aujourd'hui, sous de nouveaux auspices, ce qui peut être dit en politique. Ce qui était autrefois un concept utilisé pour décrire le contrôle totalitaire du langage est aujourd'hui devenu le langage normal et invisible de nos dirigeants. Trois ensembles de concepts illustrent parfaitement ce phénomène :

« Haine et incitation à la haine »: le verrouillage sémantique de la liberté d'expression

L'expression « haine et incitation à la haine » fonctionne comme une condamnation de toute position divergente. Sa fonction n'est pas descriptive, mais exorcisante: elle bannit la divergence de l'espace légitime. Ce qui relevait autrefois de la liberté d'expression est aujourd'hui pathologisé et criminalisé par cette expression. La liberté d'expression subit ainsi un recodage silencieux: toutes les opinions ne sont plus protégées, mais seulement celles qui s'inscrivent dans la ligne officielle. Le pluralisme apparent masque une exclusion en profondeur des discours challengeurs.

« Notre démocratie » – la revendication morale de la propriété du politique

L'expression « notre démocratie » n'est pas une profession de foi inclusive, mais un marqueur identitaire exclusif. Quiconque s'oppose à « notre démocratie » – que ce soit en critiquant les institutions, les processus à l'oeuvre ou les acteurs de la scène politique – n'est pas considéré comme un démocrate en dissidence, mais comme un fasciste. Le démocratisme devient ainsi une idéologie autoritaire qui déclare que toute opposition politique est une dégénérescence morale. Il en résulte une délégitimation profonde du débat politique, au profit d'un consensus moralisateur qui ne tolère plus aucune alternative.

« Racisme » et question migratoire: l'obligation de silence au nom de la morale

Aujourd'hui, il ne s'agit plus de prôner la supériorité biologique, mais d'abord de remettre en question le statu quo en matière de politique migratoire. Le raciste est désormais celui qui pose des questions. L'antiraciste est celui qui croit. La migration, en tant que phénomène, est soustraite au débat rationnel et confiée à l'espace sacré de l'intangibilité. La dépolitisation d'un sujet politique par une charge morale est l'une des stratégies les plus efficaces du pouvoir postmoderne.

La remigration – l'antithèse sémantique de l'idéologie migratoire

Dans cet univers linguistique restreint, un terme fait irruption comme une bombe qui explose: le terme de "remigration". Cette expression n'est pas seulement un terme administratif et technique, mais constitue aussi une puissante contre-écriture face à l'ordre linguistique post-migratoire. Elle formule la possibilité d'un retour – non pas individuel, mais structurel – et viole ainsi le premier dogme du présent: que la migration ne connaît qu'un aller, jamais un retour.

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La remigration est donc la contre-position métapolitique explicite que d'aucuns opposent au fondement du récit postnational. Antonio Gramsci y aurait vu une tentative d'établir de manière positive un nouveau concept d'hégémonie culturelle. Il marque l'altérité de l'ordre actuel. C'est pourquoi ce concept suscite des réactions si violentes. Il n'est pas réfuté de manière rationnelle, mais brûlé moralement – dans un rituel idéologique qui trouve son origine dans la crainte qu'il puisse devenir efficace. Son pouvoir n'est pas dans sa mise en œuvre immédiate, mais dans la remise en question de l'ensemble du cadre sémantique. Il rend dicible ce qui ne pouvait plus être pensé – et ouvre ainsi une brèche dans l'armure du consensus moralement intouchable. Dans cette interprétation, la remigration devient un code stratégique pour la souveraineté – territoriale, culturelle, linguistique.

Ces exemples le montrent clairement : le langage n'est pas un moyen de communication neutre, mais un instrument de domination épistémique. Ceux qui ne parlent pas comme l'exige le discours perdent leur légitimité en tant que citoyens, intellectuels ou êtres humains. Mais ceux qui comprennent le pouvoir du langage peuvent commencer à dépasser son ordre, à le transcender.

La tâche de la critique métapolitique ne consiste pas en une simple protestation, mais en la création de nouveaux concepts qui démasquent et transcendent l'ancien ordre. Le concept de « remigration » est un tel point de rupture. Le penser, c'est ramener l'impensable dans l'espace politique – comme un défi à une forme de domination qui croit pouvoir contrôler l'avenir par le truchement de concepts.

Qui est Frank-Christian Hansel?

Frank-Christian Hansel, né en 1964, est membre de la Chambre des députés de Berlin pour l'AfD depuis 2016. Originaire de Hesse, il a étudié les sciences politiques, la philosophie et suivi des cours en études latino-américaines.

L'Europe et l'âme de l'Est – une critique littéraire

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L'Europe et l'âme de l'Est – une critique littéraire

par Werner Olles

Source: https://wir-selbst.com/2025/05/17/europa-und-die-seele-de...

À une époque où, à l'est et au sud de l'Ukraine, deux peuples slaves frères – la Russie et l'Ukraine – sont engagés dans une guerre cruelle et impitoyable qui a déjà fait des dizaines de milliers de morts dans les deux camps, des livres tels que « L'Europe et l'âme de l'Est » de Walter Schubart constituent un véritable appel à l'humanité, dont l'intensité spirituelle contraste fortement avec la guerre et les souffrances atroces qu'elle engendre. Une fois de plus, il convient de mettre en évidence la vulnérabilité du simple soldat dans ces massacres physiques qui ont dégénéré en une confrontation métaphysique entre les civilisations. Mais l'œuvre de Schubart ne traite pas des dommages physiques et psychologiques d'une guerre terrible. Comme il l'écrit dans son introduction, son principal sujet de préoccupation réside plutôt « dans l'expérience élémentaire du contraste qui existe entre l'homme occidental et l'homme oriental. Elle n'est pas placée sous le signe de la fin, mais sous celui du renouveau de la vie. Elle n'est pas ressentie par l'Occident menacé, mais par l'Orient en plein éveil. Elle est née en dehors des peuples romano-germaniques, spatialement et spirituellement, à un endroit d'où l'on pouvait embrasser du regard l'Occident dans son ensemble ».

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Walter Schubart, L'Europe et l'âme de l'Orient. Vous pouvez commander cette nouvelle édition allemande ici: https://lindenbaum-verlag.de/produkt/schubart-europa-und-... !

Le regard de Schubart ne se porte toutefois pas uniquement sur la Russie, après avoir découvert que l'Occident recèle quelque chose de monstrueux, à savoir qu'il impose la suprématie de la matière sur l'esprit, c'est-à-dire la relativité postmoderne de toutes les valeurs, car il s'est détourné de celles-ci, tout en s'imposant aussi à l'Europe. Il s'agit toutefois d'une Europe vue depuis l'Orient, dans laquelle il voit déjà se profiler « la lutte mondiale et l'équilibre entre l'Occident et l'Orient, ainsi que la naissance d'une culture mondiale à la fois orientale et occidentale », grâce à l'émergence de l'homme johannique – qui remplacera l'homme prométhéen que Schubart voit déjà marqué par la mort. Grâce au « rassemblement des meilleurs », un nouvel élément de l'esprit fera son apparition dans le monde, dans lequel les traditions de pensée orientales entreront en dialogue harmonieux avec les philosophies occidentales, ce que cet expert des deux mondes considère comme une loi du développement qui, en ces temps difficiles, ne se contente pas d'éclairer les problèmes de l'Occident en déclin avec son vide constitué par les activités fébriles induites par la modernité et la technique, accompagné d'une déchristianisation complète de la culture occidentale. Schubart formule, dans une « rythmique cohérente des événements mondiaux » au-delà des nations et des races, un nouvel espoir de guérison de l'humanité occidentale grâce à l'âme russe, qui met un frein au matérialisme capitaliste flagrant et effréné et ramène l'Europe de sa doctrine destructrice du progrès à la foi en l'éternel et la tradition. Sans les Russes, selon Schubart, cela est impossible !

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Walter Schubart (1897-1942)

Né le 5 août 1897 à Sonneberg, Walter Schubart, docteur en droit, fait partie de ces auteurs dont l'humanisme conservateur s'opposait farouchement au positivisme et au naturalisme. Si son œuvre majeure n'a été connue en Allemagne qu'après la Seconde Guerre mondiale, c'est grâce à Heinrich Böll qui, pendant la guerre froide, a fait l'éloge des livres de Schubart, malgré le fait qu'ils étaient différents l'un de l'autre à bien des égards, notamment par la nature même de l'oeuvre de Böll. Böll a cependant reconnu dans l'élan inspirateur de Schubart, qui puisait avec maestria dans l'héritage des formes occidentales anciennes et antiques pour brosser un tableau pessimiste d'une culture occidentale qui avait perdu son chemin, et dont les tendances vers le mysticisme des valeurs traditionnelles russes étaient indéniables, une impartialité envers « l'âme de l'Orient » qui le fascinait au premier regard. Même le communisme sans âme n'avait pas réussi à établir une hiérarchie négative et hostile à Dieu qui, par sa stupidité et sa volonté agressive de détruire l'esprit et la pensée, était la négation de toute spiritualité.

Les contacts de Schubart avec Oswald Spengler dans les années 1920 à Munich, son mariage avec la lettone Vera Englert, de confession israélite, mais surtout son déménagement à Riga après la prise du pouvoir par les nazis en 1933, qui ont mis ses livres à l'index comme relevant d'une « littérature indésirable et nuisible », sont autant de vicissitudes de son existence qui laissent clairement entrevoir la problématique d'une époque qui était étrangère aux vérités ouvrant sur le monde et qui se représentait les mondes occidental et oriental comme une arène ravagée par les violences, alors que l'homme aurait dû préserver sa dignité même sous la pression du contexte de la guerre, en ne se bornant pas à ne propager que des solutions timides.

En 1939, Walter Schubart publie « Dostoïevski et Nietzsche », où la relation spirituelle entre la Russie et l'Allemagne, issue de l'ontologie, joue également un rôle important ; un an plus tard, « Geistige Wandlung. Von der Mechanik zur Metaphysik » (Transformation spirituelle. De la mécanique à la métaphysique) est publié, comme son œuvre principale, par la maison d'édition suisse en exil Vita Nova à Lucerne. Il y décrit le destin de l'existence humaine dans sa lutte contre le matérialisme, le progressisme, la « vision scientifique du monde » et toutes les formes de dégénérescence occidentale.

6489602378-3756749156.jpgEn 1941, « Religion und Eros » (Religion et Éros) est le seul de ses ouvrages à être publié en Allemagne par la maison d'édition C. H. Beck et est immédiatement démoli par les critiques professionnels issus du cercle des sorcières nazies.

Le 19 juillet 1941, le Kulturphilosoph Walter Schubart est arrêté à Riga par la police secrète soviétique, la GPU, et est déporté dans un camp de prisonniers au Kazakhstan. Il y meurt le 15 septembre 1942 dans des circonstances inexpliquées. À ce jour, on ne sait toujours rien de la mort de sa femme, qui avait été arrêtée et déportée avec lui.

En 1997, la première traduction russe de « L'Europe et l'âme de l'Orient » a été publiée, suscitant dans un premier temps des débats très controversés. Aujourd'hui, cet ouvrage est considéré comme fondamental pour la renaissance spirituelle nationale russe, loué par des philosophes tels qu'Alexandre Douguine et reconnu internationalement pour ses descriptions précises des personnes et des événements, son rythme sensible et la richesse des images qu'il utilise pour illustrer la problèmatique Ouest-Est, qui fait de Schubart un excellent connaisseur des deux mondes. Le fait que Walter Schubart compte aujourd'hui parmi les « auteurs oubliés » en Allemagne en dit long sur la nature spirituelle et intellectuelle de notre industrie culturelle. Celle-ci décerne désormais des « prix littéraires » à presque toutes les œuvres médiocres traitant d'un prétendu changement climatique, d'une « pandémie » qui n'a pas eu lieu et de l'agenda pathologique LGTB et à leurs auteurs. Il est d'autant plus méritoire que les éditions Lindenbaum aient intégré l'œuvre principale de Schubart à leur programme, la rendant ainsi accessible à un lectorat qui comprend mieux les prophéties du moine Phileteus de 1520 : « Souvenez-vous que les deux Rome sont tombées, la troisième, Moscou, est toujours debout, et il n'y en aura pas de quatrième ! ».

Walter Schubart : « Europa und die Seele des Ostens » (L'Europe et l'âme de l'Orient). Lindenbaum Verlag, Beltheim-Schnellbach 2025. 324 pages.

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Qui est Werner Olles?

Werner Olles, né en 1942, a été actif politiquement jusqu'au début des années 1980 dans diverses organisations de la nouvelle gauche (SDS, Rote Panther, Jusos). Après des divergences fondamentales avec la gauche, il s'est converti au conservatisme et au catholicisme traditionaliste et a mené une activité journalistique intense dans des journaux et magazines de cette mouvance. Employé dans la bibliothèque d'une école supérieure jusqu'à sa retraite, il est depuis lors journaliste indépendant.

Lecture complémentaire (en français):

Walter Schubart, Dostoïevski et la problématique Est/Ouest, https://vouloir.eklablog.com/dostoievski-a48275383 (avec Robert Steuckers, Chatov, personnage de Dostoïevski).

Giovanni Sessa, La relation Europe-Orient vue par le philosophe Walter Schubart - http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2023/08/28/l...

Lecture complémentaire (en anglais):

Kerry Bolton, Walter Schubart's Messianic-Promethean Synthesis, 

http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2017/09/01/walter-schubart-s-messianic-promethean-synthesis.html

Lecture complémentaire (en espagnol):

Manuel Fernàndez Espinosa, Sobre 'Europa y el alma de Oriente", de Walter Schubart, http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2014/11/08/sobre-europa-y-el-alma-de-oriente-de-walter-schubart.html 

 

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mercredi, 04 juin 2025

Le christianisme faustien

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Le christianisme faustien

Carlos X. Blanco

Les anciennes sociétés « patriarcales » pouvaient considérer la femme comme un « morceau de viande », si elle était belle, comme un objet à consommer (tout comme les éphèbes, ces jeunes garçons désirables en Grèce ou dans le monde musulman). De même, ces sociétés – différentes et antérieures à la faustienne – avaient tendance à considérer la femme comme une simple reproductrice, comme un système végétatif et passif.

Selon Spengler, en revanche, la culture faustienne procède à une hyper-spiritualisation de la femme. Au-delà des questions théologiques, la Vierge Marie apparaît symboliquement comme la reine des cieux et la dame de l'univers, symbole profond de la continuité (en tant que Mère, Mère de Dieu et Mère des hommes). Cette projection de la Vierge vers les cieux et vers les profondeurs les plus lointaines est un élément symbolique essentiel du catholicisme (germano-latin), inconnu sous d'autres latitudes et à d'autres époques (le christianisme primitif de la pseudomorphose, encore « magique » et non faustien, le christianisme d'Orient, etc.).

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L'intronisation de Marie, sa projection céleste, son élévation au-dessus des anges et sa condition divinisée, « très proche » du Christ et de Dieu le Père lui-même, sont des aspects clés pour comprendre la culture classique qui, dans sa vigueur juvénile, se développe dans le nord de l'Espagne et de l'Europe peu avant l'an 1000:

    « Dans l'art religieux occidental, il n'y a cependant pas eu de thème plus sublime que celui de la mère avec l'enfant. Le gothique naissant transforme la Marie Theotokos des mosaïques byzantines en Mater dolorosa, en mère de Dieu, en mère par antonomase. Dans le mythe germanique, la mère apparaît — sans doute pas avant l'époque carolingienne — sous les figures de Trigga et Frau Holle. Le même sentiment réapparaît dans les belles expressions des minnesinger, telles que Frau Sonne, Frauwelte, Frau Minne.

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Une émotion maternelle, attentionnée, résignée, plane sur le monde de l'humanité gothique ; et lorsque le christianisme germanique et catholique prend pleinement conscience de lui-même, avec la conception définitive des sacrements et, simultanément, du style gothique, il ne place pas au centre de son image cosmique le Sauveur souffrant, mais la mère qui souffre.

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En 1250, dans la cathédrale de Reims, grande épopée de pierre, la place d'honneur au milieu du portail principal n'est plus occupée par l'image du Christ, comme à Paris et à Amiens, mais par la Vierge mère. Et à la même époque, l'école toscane d'Arezzo et de Sienne — Guido da Siena — commence à insinuer dans le type byzantin de la Theotokos l'expression de l'amour maternel. Viennent ensuite les Madones raphaëliennes, qui servent de transition vers le type baroque, ce mélange de l'aimée et de la mère que l'on retrouve chez Ophélie et Marguerite, dont le secret est révélé dans la transfiguration, à la fin du deuxième Faust, dans la fusion avec la Marie gothique. » [DdO, I, 385-386].

La beauté féminine de la statuaire antique est d'un tout autre genre. On pourrait même dire qu'elle ne rivalise pas avec la beauté masculine, presque laissée de côté, travaillée de manière si impressionnante et éphémère par la sculpture hellénique du nu :

« L'imagination hellénique, en revanche, a créé des déesses qui étaient soit des Amazones comme Athéna, soit des hétaïres comme Aphrodite. Tel est, en somme, le type antique de la féminité parfaite, qui trouve ses racines dans le sentiment fondamental d'une fertilité végétative » [ibid.].

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Spengler considère que le nu classique « antique », symbole très puissant, est incompatible avec l'art faustien, spiritualisé à son plus haut degré. Dans la sculpture gothique, qui peuple abondamment nos cathédrales, le nu est purement accessoire, imposé par le thème traité (Ève au Paradis, les âmes des défunts, etc.). C'est un nu qui sert de symbole et d'allégorie d'une réalité différente de lui-même : la chair comme symbole de l'âme, le corps comme péché, l'innocence face à la vie artificielle du monde, etc. Au contraire, le nu hellénique est lui-même un symbole. Ses statues (mais aussi les vases peints) exposent directement une culture : ces corps nus ne renvoient pas à quelque chose de transcendant ; ils nous disent simplement : c'est ainsi que nous voulons être.

La beauté de Marie dans l'art chrétien faustien est une beauté spirituelle : un visage doux et noble qui protège et regarde avec amour l'Enfant, mais aussi tous ces enfants que sont les hommes mortels, les croyants qui aspirent non seulement à la protection d'une grotte, comme celui qui rentre chez lui par une nuit d'orage et remercie les toits de sa maison de le protéger des éclairs déchaînés. Ce n'est pas la « grotte » de l'âme magique, mais l'infinité d'un ciel bleu qui, au-delà des nuages déchirés et dramatiques (tels sont souvent les nuages du Septentrion, contrairement aux nuages cotonneux de la Méditerranée), est peuplé d'étoiles.

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Selon Spengler, il n'existe pas un seul christianisme. Dans les régions d'Europe occidentale, alors que celle-ci se défendait encore farouchement contre les musulmans, en Asturies et dans l'Empire carolingien, une protestation sourde et cachée contre le christianisme « magique » a commencé, une sorte de rédemption spirituelle des peuples germaniques et celtiques. Le royaume d'Oviedo accueille les Mozarabes qui portent encore en eux des gouttes de sang gothique et des instincts pré-faustiens, mais sous la domination des Maures, ceux qui se sentent déjà « magiques » comme eux décident de rester. A partir de Tolède vers le sud, dans les deux tiers de l'Espagne, restent les chrétiens « magiques » de la pseudomorphose, de plus en plus arabisés, soumis à une acculturation croissante, victimes de moqueries et condamnés à disparaître. Les implacables chevaliers asturiens, quant à eux, les premiers hommes faustiens d'Espagne, finiront par passer au fil de l'épée - au fil des siècles - non seulement les Berbères, les Syriens et les Arabes - envahisseurs - ou leurs descendants, mais aussi les anciens frères hispaniques, anciens chrétiens de la pseudomorphose et à l'âme « magique », depuis longtemps renégats et convertis. Dans l'Empire également, les Carolingiens avaient affaire à des survivances « arabes » dans le Midi qui, sous des apparences dualistes ou strictement unitaristes, presque mahométanes, résistaient à recevoir l'air froid et nouveau du Nord. Un nouveau Dieu s'imposait dans les cœurs.

« Le christianisme occidental est au christianisme oriental ce que le symbole de la perspective est au symbole du fond doré. Et le schisme définitif se produit presque simultanément dans l'Église et dans l'art. Le paysage commence à être conçu comme fond de scène ; et simultanément, les âmes religieuses commencent à comprendre l'infinité dynamique de Dieu. Et lorsque les fonds dorés disparaissent des tableaux religieux, disparaissent également des conciles occidentaux ces problèmes ontologiques, magiques, concernant la divinité, ces problèmes qui ont profondément ému tous les conciles orientaux, celui de Nicée, celui d'Éphèse, celui de Chalcédoine. » [LDO, I, 365].

Une âme dynamique, la faustienne, a cherché un Dieu dynamique. Et elle l'a trouvé. La scolastique, avec ses précieuses réflexions sur l'infinité de Dieu, a préparé le terrain à l'infinité mathématique et cosmologique que l'on retrouvera plus tard chez Nicolas de Cues ou Leibniz. L'« infinité dynamique de Dieu », et non l'Être éternel et statique « qui est », s'impose dans la chrétienté germano-catholique.

Le Dieu du chrétien faustien est irreprésentable. Mais il ne l'est pas au sens iconoclaste de l'Orient (Byzance, Islam), par crainte du blasphème, par crainte de sa lumière aveuglante, par le caractère même, terrible – et pas seulement fascinant – de la divinité (Rudolf Otto: mysterium tremendum et fascinans). Il est irreprésentable en raison de l'infinité dynamique de l'Être qui est Lui-même son Être. Nous « avons » tous un être (participé de Dieu), mais Lui est l'Être et est puissance infinie :

    « La pluralité des corps dans lesquels se manifeste et s'exprime le cosmos antique exige un monde de dieux qui lui soit égal ; tel est le sens du polythéisme antique. En revanche, l'espace cosmique unique, qu'il s'agisse de l'univers comme caverne ou de l'univers aux amplitudes infinies, exige un Dieu unique, celui du christianisme magique ou celui du christianisme faustien. Athéna et Apollon peuvent être représentés par une statue. Mais la divinité de la Réforme et de la Contre-Réforme ne peut se « manifester » — cela fait longtemps que cela se ressent — que dans la tempête d'une fugue pour orgue ou dans l'exécution solennelle d'une cantate ou d'une messe. » [LDO, I, 280].

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Par « correspondance » ou analogie, nous pouvons trouver cette mutation de l'âme dans les arts: les figures plastiques en relief de la civilisation antique se retrouvent dans l'idolâtrie catholique médiévale: les processions « de saints » (généralement sculptés dans le bois) typiques de l'Espagne pendant la Semaine Sainte ne sont en aucun cas faustiennes. La mystique musicale du Maestro Guerrero ou de Tomás Luis de Victoria l'est. La Summa de Saint Thomas et l'Escorial de Philippe II sont du même côté, du côté faustien, que le Walhalla, la quête du Graal ou les tableaux de Friedrich.

Ce n'est pas que la mythologie et la sensibilité nordiques se soient christianisées, comme on le dit si souvent. Une autre idée se dégage du livre de Spengler: le christianisme germanique catholique et le « paganisme » nordique sont les fruits d'une même époque et d'une même âme. Les mêmes sensibilités, intuitions et aspirations habitent les récits et les dogmes bénis par l'Église que la poésie et l'art transmis par les troubadours et les bardes. Intérieurement, on peut parler d'opposition entre la cathédrale et le château, mais c'est la même âme faustienne qui vibre gravement lorsqu'elle s'adresse à Dieu, chantant en latin d'Église, ou qui le fait de manière mondaine lorsqu'elle s'adresse au destin, dans un ancien dialecte germanique.

Cependant, l'Europe a perdu de sa cohérence théologique: sa quête de « la nuit » (magnifiquement exprimée dans le romantisme) a représenté une nouvelle ère iconoclaste.

« La hiérarchie céleste magique, que l'Église a maintenue dans le domaine de la pseudomorphose occidentale avec tout le poids de son autorité et qui, depuis les anges et les saints, s'élève jusqu'aux personnes de la Trinité, perd peu à peu de sa consistance, de ses couleurs. Insensiblement, le diable, cet autre grand protagoniste du drame gothique de l'univers, disparaît également des possibilités du sentiment faustien. Le diable, sur lequel Luther jeta autrefois son encrier, est depuis longtemps l'objet d'un silence embarrassé de la part des théologiens protestants. La solitude de l'âme faustienne ne s'accorde pas avec un dualisme des puissances cosmiques. Dieu lui-même est le Tout » [LDO, I,278].

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L'Europe méridionale a conservé plus longtemps son caractère charnel en matière théologique et métaphysique : le culte des saints (« sortis » en procession idolâtre), les reliques, ainsi qu'une adoration régressive de la Vierge, aimée parfois à la manière des anciennes déesses païennes. L'âme de l'Europe protestante, avec son rigorisme iconoclaste, est restée plus solitaire dans cette aspiration à l'infini, comme un naufragé dans l'océan sans repères, et tout cela pour avoir éliminé les médiateurs après la Réforme: ni image, ni prêtre, ni Marie. Il n'est pas étonnant que, ayant perdu ou oublié l'infini théologique, cette Europe soit retombée dans une version judaïsante du christianisme: un Dieu sans intermédiaire, un Dieu lointain et sévère, un Dieu moraliste. Une sorte de maître d'école aigre, toujours prêt à abattre sa baguette sur la chair de l'élève indiscipliné. Le vrai Dieu infini, dynamique, l'Être qui est Lui-même son être, le Dieu catholique faustien a disparu d'Europe. Dans le sud, on l'a paganisé. Dans le nord, on l'a judaïsé.

mardi, 03 juin 2025

L'Être et l'Avoir, Vieille France versus Jeune Amérique

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L'Être et l'Avoir, Vieille France versus Jeune Amérique

Claude Bourrinet

Un expert yankee aurait lu sur les lèvres de la baffeuse Brigitte, et elle aurait proféré la suprême insulte : "Tu n'es qu'un looser !"

Authentique ou non, cette giclée de venin est vraisemblable. Outre qu'un terme anglo-saxon est employé (on sait que Brigitte a passé plusieurs années aux Etats-Unis), nous sommes là dans le champ lexical de l'Amérique profonde, celle du dollar, du matérialisme le plus crasse, et d'une éthique d'épicier.

Hier, je conversais avec mon voisin, qui est d'origine australienne, mais qui est aussi français (ah ! le Grand Remplacement !), et qui, du reste, possède le manoir d'à-côté. Après avoir parlé de la cathédrale de Chartres, de Julien Gracq, nous sommes convenus, par je ne sais par quel glissement du dialogue, que la différence essentielle entre les Français et les Américains, était celle de la conception du bonheur. Lui qui a travaillé à l'ONU, et en tant qu'Anglo-Saxon, il a eu tout le loisir de fréquenter des Yankees, et il a trouvé, chez eux, une constante : celui qui reste (ou devient) pauvre à cinquante ans, a raté sa vie. Être riche, c'est réussir. Et, nous avons admis que les Français, en général (nous sommes, il est vrai dans les archétypes nationaux, qui souffrent des exceptions), ne se préoccupent pas de cette situation pécuniaire pour juger des personnes.

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Bien sûr, il y a, chez nous, des riches, des nécessiteux, et parfois, nous ne sommes pas tendres avec les "cassos", accusés de profiter de l'aubaine de la manne étatique, et de ne rien foutre. Le bourgeois, du fait qu'il sait compter, peut aussi profiter d'un préjugé favorable quand il s'agit de gérer une collectivité. Dans mon village, c'est le cas quand on élit un maire. Il n'en demeure pas moins, au grand dam des libéraux américanisés que notre nation chie parfois, que l'argent, en soi, ne jouit pas d'une réputation élogieuse, qu'en gagner abondamment paraît toujours un peu suspect, qu'à sa puissance est rattachée l'idée de tricherie, de perversion, d'abus et de vol, et que les riches sont souvent haïs, au nom de l'égalité de tous, et de la justice.

Il faut ajouter que la conception de la vie, chez nous, traditionnellement, historiquement, "culturellement" - je parle de la France, non de la Hollande, de la Grande Bretagne, ou de l'Allemagne (ndlr: notre ami Claude semble oublier le solide ruralisme de la Bavière catholique ou du Slesvig-Holstein luthérien, terre de la grande révolte paysanne contre l'usure qui séduisit tant Ernst Jünger) - (mais cela pourrait être le cas en Espagne ou en Italie), est substantiellement liée à l'idée de bonheur gratuit. J'adjoins au substantif "bonheur" l'épithète "gratuit", car l'Amérique aussi, redevable des idées des Lumières, a placé le bonheur comme dessein de l'homme. Mais pour elle, elle n'est pas sans s'unir à l'idée d'avoir. Tandis que pour nous, être heureux, c'est être. L'amour, le loisir contemplatif, la dilection pour le plaisir simple, pour le beau, pour la civilité, les liens familiaux et sociaux, pour l'art de la conversation, par exemple, et d'autres billevesées que les utilitaristes de l'économie hard jugeraient superfétatoires, tiennent une place centrale.

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Certes, du moins en surface, notre peuple, tant les hautes et moyennes classes que les basses couches de la population, a subi, ces dernières décennies l'infestation de la sous-culture américaine, qui a changé quelque peu les habitudes de vie, et même, parfois, les rêves. Il arrive que l'on s'imagine plus, comme Bardella, à Miami, que visitant la cathédrale de Chartres. On sait aussi que notre "élite" a changé sa peau pour troquer celle du Yankee, et que, chez elle, les aller-venues Paris New York (ou Los Angeles) sont fréquents. On n'ignore pas non plus que cette élite dégénérée cherche à nous convertir à l'économie du fric, et sa mentalité utilitariste et fonctionnaliste (et néanmoins pourrie) ressemble à celle d'un Evangéliste conditionnant le "croyant" à la culture du travail, de la rentabilité, de la productivité, de l'enrichissement.

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En 1983, la gauche "moderne" américanisée, à la Fabius, à la Rocard, a "réconcilié" le "peuple de gauche" avec la Bourse. Un Macron propose aux jeunes un destin de milliardaire. On sait aussi que celui qui ne possède pas une Rolex à cinquante ans a raté sa vie.  Et que celui qui ne gagne pas au moins 5000 euros par mois  (sans doute plus, depuis !, disons 6000) n'est qu'un looser. Mais les gens qui affichent ces âneries méprisables ne sont pas français.

Plusieurs raisons tiennent sans doute à l'existence d'une mentalité aussi hostile au culte de l'argent. Pour ce qui concerne le Nouveau Monde, la mentalité de parvenus, l'origine des migrants, bandits, miséreux voulant s'"en sortir", rapaces avides, ont rejeté loin des considérations aussi futiles que l'amour de l'art, la politesse, le loisir cultivé, le jardinage, la gastronomie, la lecture, etc., et ont focalisé toute l'attention sur le pillage d'un immense continent, où l'horizon civilisationnel est bien simple, et se réduit à travailler pour consommer, et à consommer pour travailler.

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Notre Vieille Europe a eu toute une durée de plusieurs dizaines de millénaires pour, comme d'antiques habitants d'un terroir bichonné par d'innombrables générations de paysans, savourer la vie, comme des propriétaires heureux de contempler le ciel qu'encadre leur domaine. Gracq faisait remarquer qu'en Amérique, nulle part on ne trouvera un endroit qui paraisse "fini". Tout y semble provisoire, en instabilité et transformation fébrile. Ces gens sont pressés, l'action est leur raison d'être, mais c'est celle des Affaires, du business. Tout ce qui ne se vend pas ne vaut rien, y compris un chef-d'oeuvre.

L'attachement à l'Ancien Testament a été sans doute comme une onction divine, comme un acquiescement de Dieu pour cet état mental. Nous sommes, dans le fond, catholiques et païens, et c'est peut-être ce qui nous sauve encore. Pour combien de temps ?

samedi, 31 mai 2025

Prisons intelligentes. La caverne de cristal à l'ère numérique

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Prisons intelligentes. La caverne de cristal à l'ère numérique

Diego Fusaro

Source: https://posmodernia.com/prisiones-smart-la-caverna-de-cri...

Bien que modulée selon des figures différenciées et de manière faussement polyphonique, la rengaine ininterrompue que la société du spectacle répète à travers ses réseaux unifiés – « la société existante est la seule possible, comme elle l'a toujours été et comme elle le sera toujours » – finit par priver de fondement, au niveau de l'imaginaire collectif, la critique théorique et, avec elle, la possibilité d'un renversement pratique. Elle nous persuade de l'inexistence de quoi que ce soit en dehors de la caverne et, en fin de compte, de l'inévitabilité de la caverne elle-même qui nous transforme en internés à l'échelle mondiale. Dans chacune de ses représentations, le spectacle cherche une transformation : d'une part, celle de l'espace de la caverne en une cage de fer avec des barreaux inoxydables et une sortie interdite pour éviter d'éventuelles fuites ; et d'autre part, celle des prisonniers, potentiellement en quête de leur propre libération, en simples spectateurs passifs et, de plus, en dévots inconscients de leurs propres chaînes. C'est la condition qui prévaut à l'époque triste de Facebook, Twitter et toutes les autres ego-sphères postmodernes, variations numériques et rigoureusement solitaires de la caverne de Platon.

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Ce modèle semble pouvoir être ramené à la « caverne parfaite » des solitudes numériques de la civilisation technomorphe et du nouveau « capitalisme de surveillance » (surveillance capitalism) avec l'esclavage intelligent (Smart) auquel il condamne quotidiennement ses heureux serviteurs. Les systèmes totalitaires du « siècle court » opprimaient la liberté, là où le néolibéralisme de la surveillance l'exploite et la soumet à un régime de profit, apparaissant ainsi comme le premier régime cool. Les deux figures hégéliennes opposées du Serviteur et du Seigneur, du Maître et de l'Esclave, se rejoignent en une seule figure, celle de l'homo neoliberalis qui, en tant qu'« entrepreneur de soi », s'exploite sans relâche pour être le plus performant possible. Chacun, en tant que maître, exige de lui-même, en tant qu'esclave, une productivité maximale, portant l'exploitation capitaliste à son niveau hyperbolique.

L'homo digitalis prend de plus en plus l'apparence d'un sujet de « l'empire cybernétique » en pleine technicisation, peuplé de vagues océaniques faites de solitudes connectées via Internet, vouées au langage post-humain des « émoticônes » de la société des likes. Le socialisme, forme politique centrée sur la dyade liberté et égalité, tombe au rang de simple activité individuelle sur les réseaux sociaux. Plus précisément, le socialisme réel est défenestré par le « socialisme numérique » des réseaux sociaux et des plateformes cybernétiques, nouvelles prisons intelligentes qui piègent le sujet dans les mécanismes de la solitude connectée et de la valorisation ininterrompue de la valeur.

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L'espace numérisé, lisse et apparemment libre, ressemble de plus en plus à un immense camp de concentration intelligent, une communauté non communautaire dans laquelle les sujets sont contrôlés et suivis, exploités et trompés, illusionnés par des expériences ludiques et divertissantes alors qu'en réalité, ils travaillent sans relâche – et sans échange d'équivalents – pour l'ordre néolibéral. Dans la bulle numérique, où la connexion remplace le contact et où la solitude des réseaux sociaux remplace la sociabilité, on est seul et surveillé, car presque chaque geste, en plus de générer des profits pour le capital, est surveillé et suivi de manière panoptique. La ludification, rendue possible par les émoticônes persuasives et la spirale des likes, cache le fait que l'utilisateur inconscient des plateformes sociales, se trompant en pensant qu'il communique et s'amuse, travaille pour le capital sans contrepartie et donc dans la forme maximale d'exploitation.

La numérisation et l'infosphère contribuent non seulement au déclin du monde objectuel (produisant ainsi le paradoxe d'une société hyper-matérialiste dans un ordre des choses de plus en plus dématérialisé), mais elles promettent également une croissance exponentielle de la liberté qui se transforme rapidement en un régime de surveillance totale, en une prison intelligente dont les barreaux invisibles sont faits du même matériau que les applications de suivi et de collecte de données disséminées dans nos appareils techniques. Prenons le cas emblématique du smartphone, « le camp de travail mobile dans lequel nous nous emprisonnons de notre plein gré », comme l'a défini Byung-Chul Han : il déréalise le monde et, en même temps, sous la forme d'un hublot sur le réel, il se présente comme un informateur qui surveille implacablement son propriétaire, contrôlé et heureux de l'être grâce à la cession volontaire de données et d'informations sur presque tous les domaines de sa vie.

Dans l'histoire sub specie speleologica de l'humanité, la dernière caverne – en attendant d'autres qui viendront peut-être – est en verre.

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Les nouvelles prisons numériques et intelligentes de la civilisation technomorphe sont transparentes et vitrées, à l'image du flagship store d'Apple à New York, évoqué par Byung-Chul Han: un cube de verre, véritable temple de la transparence, qui rend les êtres humains – rectius, les consommateurs – entièrement transparents et visibles, supprimant toute zone d'ombre et tout angle soustrait à la vue. Tout doit être vu et exposé, et les sujets ne doivent rien désirer d'autre que leur exposition spectaculaire ininterrompue sous forme de marchandise.

L'esclave idéal de la caverne vitrée – réduit à un profil sans aucune identité – communique et partage sans cesse des données et des informations, occupant chaque espace de sa présence et travaillant à tout moment pour le capitalisme informationnel. Le nouveau « capitalisme de surveillance », royaume de l'infocratie et du « dataïsme », exploite non seulement les corps et les énergies, mais aussi, dans une mesure non négligeable, les informations et les données: grâce à la transparence totale de la nouvelle caverne de verre, l'accès aux informations permet de les utiliser à des fins de surveillance psycho-politique et de contrôle biopolitique, mais aussi pour prédire les comportements et générer des profits.

Comme le personnage de Platon, le prisonnier ignorant de la caverne Smart de cristal se considère libre et créatif dans son geste, systématiquement stimulé, de performance constante et d'ostentation ininterrompue de lui-même dans les vitrines de cette communauté virtuelle qui, habitée uniquement par des consommateurs, n'est rien d'autre que la version commercialisée de la communauté. Plus les sujets numériques génèrent de données et plus ils communiquent activement leurs goûts et leurs activités, leurs passions et leurs occupations, plus la surveillance devient efficace, de sorte que le smartphone lui-même apparaît comme une prison intelligente, voire comme un appareil de surveillance et de soumission qui ne réprime pas la liberté, mais l'exploite implacablement dans le double but du contrôle et du profit.

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Byung-Chul Han a écrit que l'histoire de la domination peut également être décrite comme la domination de divers écrans. Chez Platon et dans la caverne qu'il a imaginée, nous trouvons le prototype de tous les écrans: l'écran archaïque du mur qui met en scène les ombres échangées et confondues avec la réalité. Dans 1984 d'Orwell, nous rencontrons un écran plus évolué, appelé le "télécran", sur lequel sont diffusées sans cesse des émissions de propagande et grâce auquel tout ce que les sujets disent et pensent chez eux est scrupuleusement enregistré. Aujourd'hui, la dernière figure de la domination par l'écran semble se mettre en place avec l'écran tactile des téléphones portables: le smartphone devient le nouveau média de la soumission, la caverne individualisée et vitrée dans laquelle les êtres humains ne sont plus des spectateurs passifs, mais deviennent tous des émetteurs actifs, qui produisent et consomment de l'information en continu. Ils ne sont pas obligés de rester silencieux et de ne pas communiquer, mais au contraire son invités à parler sans arrêt et à transmettre sans relâche, tout en « vendant » pour le compte du capital leurs propres histoires et leurs propres vies, leurs propres données et leurs propres attitudes comportementales (le storytelling se transforme en storyselling). En résumé, la communication n'est pas interdite, comme dans les anciennes cavernes, mais elle est encouragée et stimulée, à condition qu'elle soit fonctionnelle au capital et à sa valorisation, à sa conservation et à son progrès.

Dans les anciennes cavernes – de Platon au panoptique de Bentham et de Foucault –, les pensionnaires étaient surveillés et punis ; dans la nouvelle caverne vitrée aux murs tactiles de l'ère numérique, ils sont motivés et performants, encouragés à s'exhiber et à communiquer. Il suffit de penser au paradigme postmoderne de la maison intelligente (smart house), hautement technicisée, avec des dispositifs sophistiqués – jalousement installés par le propriétaire lui-même – qui transforment l'appartement en une prison numérique, où chaque action et chaque discours sont minutieusement contrôlés et transcrits. Le contrôle, la surveillance et le suivi sont ainsi perçus et vécus comme un confort et comme des expressions de la coolness du monde technicisé, et non, au contraire, comme des outils et, en même temps, des expressions de la captivité confortable, agréable et douce de l'homo globalis. La caverne parfaite est vitrée non seulement pour que son prisonnier soit observé à tout moment et jusque dans les moindres recoins de sa conscience, mais aussi pour que ses murs ne soient pas visibles et que, par conséquent, on ne puisse en aucun cas être conscient de son existence.

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Sur cette base, il faudrait repenser le récit, si cher aux chantres de l'ordre discursif néolibéral, qui présente toujours l'Allemagne de l'Est et l'Union soviétique comme des empires gris ayant contrôlé la « vie des autres », comme le dit le titre d'un film à succès sur le sujet; dans le but, cela va sans dire, d'opposer à ces empires du contrôle total leur propre idéal resplendissant de liberté sous forme de marchandise. Il est bien sûr vrai que dans le Berlin d'avant le Mur ou dans le Moscou soviétique, les citoyens étaient espionnés et surveillés en permanence (nous ne savons pas, en vérité, dans quelle mesure et de quelle manière ils étaient espionnés en Allemagne de l'Ouest ou aux États-Unis par la CIA, pour la simple raison que tous deux ont survécu à la chute du Mur et à l'extinction ignominieuse de l'URSS). Mais il n'en reste pas moins vrai qu'aujourd'hui, l'habitant de la caverne de verre sans frontières est espionné, suivi et surveillé de manière incomparablement supérieure, grâce aux progrès technoscientifiques qui, comme cela devrait être clair, tendent à coïncider avec les progrès de la soumission de l'homme à l'appareil techno-capitaliste. La Stasi de la RDA apparaît, à tous égards, archaïque et marquée d'amateurisme par rapport à Alexa, l'« assistante virtuelle » et « enceinte intelligente » des nouvelles maisons connectées. Prisonnier de la énième manifestation de la fausse conscience nécessaire, l'homo neoliberalis condamne comme une surveillance oppressive, en Allemagne de l'Est et dans le Moscou du socialisme réel, cette même domination qu'il subit quotidiennement sous des formes incroyablement plus radicales et plus invasives, la vivant au contraire, avec une joie insensée, comme un « confort » et un « progrès ».

On retrouve, mutatis mutandis, un modèle remis en question par la modernité et désormais actualisé sous forme numérique. La nouvelle figure de la caverne parfaite correspond à celle où les prisonniers sont totalement contrôlés et – c'est là la nouveauté décisive à l'ère des masses techno-narcotisées – sont heureux de l'être, collaborant activement à leur propre incarcération. C'est le paradigme développé à l'origine par Jeremy Bentham dans la prison idéale qu'il a conçue en 1791, le Panopticon comme caverne de haute surveillance, qui isole et contrôle totalement. La surveillance parfaite, propre à la forteresse idéale dont il est impossible de s'échapper, est confiée à un seul gardien : caché dans la tour centrale, entourée d'une construction circulaire où sont disposées les cellules des prisonniers, éclairées de l'extérieur et séparées par d'épais murs, le gardien mystérieux, que personne ne peut voir, observe tout et tout le monde (c'est ce à quoi fait allusion la synthèse entre πᾶν et  ὀπτικός) sans permettre aux détenus de savoir si, à un moment donné, ils sont réellement observés. Les détenus sont potentiellement contrôlés à chaque instant, car ils ne peuvent jamais voir le contrôleur: le regard est en effet à sens unique, puisque l'observateur n'est pas observé et que les observés ne sont pas des observateurs.

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Cette relation asymétrique, dans laquelle se cristallise le lien de domination et de servitude dans la « caverne » de Bentham, admirablement analysée en 1975 par Foucault dans Surveiller et punir, oblige les prisonniers à se comporter comme s'ils étaient surveillés en permanence, sans nécessairement l'être concrètement: la tour pourrait en effet être dépourvue de gardien, mais les prisonniers, ne pouvant le savoir, devraient continuer à se comporter comme s'il était à son poste de contrôle. En fait, ils devraient adopter des comportements disciplinés et presque automatiques, comme s'ils étaient réellement surveillés de manière totale. Ce paradigme, repris par Bentham, avait déjà été esquissé par le sophiste Critias – l'un des Trente Tyrans – lorsqu'il en était arrivé à soutenir que l'invention même des dieux « qui voient tout » était fonctionnelle au comportement moral des individus, lesquels sont dès lors potentiellement toujours observés d'en haut.

À l'ère du nouvel ordre technomorphe, le contrôle est total sans que, en général, le caractère problématique de sa présence soit même remarqué, ce qui est ainsi recherché et souhaité par les nouvelles subjectivités techno-narcotisées. Une fois de plus, selon le théorème d'Adorno, la toute-puissance de la répression et son invisibilité s'inversent l'une dans l'autre. Dans le panoptique de verre de l'ère numérique, les internés ne savent pas qu'ils sont internés et sont incités à communiquer sans retenue sur tout ce qui les concerne: dans aucune des cavernes précédentes de l'aventure historique, il n'était arrivé que ce soient les sujets eux-mêmes qui s'enregistrent avec enthousiasme et fournissent au pouvoir toutes sortes d'informations sur eux-mêmes et sur leur propre vie.

lundi, 26 mai 2025

Théologie politique: la politique comme religion des modernes

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Théologie politique: la politique comme religion des modernes

Diego Fusaro

Source: https://posmodernia.com/teologia-politica-la-politica-com...          

À la lumière de l'herméneutique mobilisée par Schmitt, c'est dans le Léviathan de Hobbes (1651) que le dispositif de la politische Theologie (théologie politique) apparaît opératoire dans sa splendeur originelle. Mais ce n'est qu'à partir du système catégoriel de Rousseau que le modèle de la théologie politique commence à s'articuler selon une dichotomie qui prélude à celle entre la droite et la gauche apparue avec la Révolution française.

9782012793361-475x500-1-594619619.jpgC'est ce qu'Ernst Cassirer a analysé dans son étude Das Problem Jean Jacques Rousseau (1932). Selon le spécialiste des « formes symboliques », le cœur théorique de la pensée politique de Rousseau réside dans le fait qu'il a déplacé la « théodicée » - un énoncé, comme on le sait, composé de « θεός » et de « δίκη », « Dieu » et « justice » - de la sphère théologique verticale à la sphère politique horizontale. À partir de Rousseau, la genèse du mal n'est plus imputable au « péché originel » ou à une volonté divine impénétrable, mais à la société elle-même. Pour Rousseau, en effet, ce n'est pas l'homme qui est naturellement mauvais, comme le prétend le « sophiste Hobbes ». La doctrine du péché originel, « propagée par le rhéteur Augustin », n'est pas non plus admise.

La société qui a produit le mal - l'aliénation et l'exploitation, l'inégalité et la propriété privée, comme l'affirme déjà Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755) - est également appelée à se racheter par la politique. Puisque, comme l'affirme le Contrat social (1762), l'homme est né libre et partout il est dans les fers, c'est une exigence fondamentale de la politique que de travailler à rendre à l'homme sa liberté en brisant les chaînes qui ont été créées par l'évolution historique.

Pour Rousseau, précisément parce que le mal n'est pas co-essentiel à la nature humaine et ne coïncide pas avec une condamnation sanctionnée ab aeterno par Dieu, c'est la tâche ambitieuse de la politique de rectifier l'injustice et de libérer la société du mal, en instaurant l'égalité entre les hommes et la démocratie directe comme forme de gouvernement.

Il est vrai, cependant, que Rousseau se place dans le cadre « contractualiste » des modernes et, bien qu'il aspire à une communauté de solidarité et de rédemption, il part de l'hypothèse anthropologique trompeuse de l'individu comme préexistant à l'État (compris à son tour - dirait Hegel - comme le fruit d'un « contrat » conçu selon les modules du « contrat privé »). Le Discours sur l'origine de l'inégalité de 1755 distingue l'inégalité naturelle - celle qui, par exemple, différencie les hommes par l'intelligence et la puissance physique - de l'inégalité conventionnelle, qui « dépend d'une sorte de convention, et est établie ou du moins permise par le consensus des hommes ». Il faut agir pour éliminer la seconde et neutraliser les effets de la première.

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Fichte, dans ses cinq conférences d'Iéna sur le destin des sages en 1794, n'apportera pas de modifications majeures à ce programme. Il se contentera d'insister davantage sur la dimension de l'avenir comme espace ouvert à sa réalisation par l'action passionnée d'un Sujet conscient (je) capable, sous la conduite intelligente du « sage » (der Gelehrte), de redéfinir l'Objet (non-moi) en fonction de la raison.

Nous avons ainsi la genèse de la « théologie » moderne de la politique divisée entre gauche et droite, bien que le lexique de Rousseau ne mentionne pas encore expressément le clivage (la division) qui n'émergera qu'avec le choc de 1789. La gauche est le parti qui aspire à corriger un mal - l'inégalité entre les hommes et les pathologies qui lui sont associées - qui est social, c'est-à-dire produit par la société et rachetable par sa propre praxis. La droite, quant à elle, réagit en réaffirmant la nature de l'ordre existant, dont elle s'érige en gardienne: l'inégalité, qui pour la gauche est une erreur sociale à laquelle il faut remédier, apparaît à la droite comme la condition naturelle, toujours donnée, voulue par Dieu ou, en tout cas, nécessairement produite par les relations entre ces entités belligérantes et réciproquement hostiles que sont les hommes, tels des loups.

Cette reconstruction permet, entre autres, de comprendre pourquoi la gauche est « originaire » et la droite « dérivée ». La seconde est « réactionnaire », car elle répond à la mobilisation théorico-pratique de ceux qui aspirent à modifier les grammaires de l'existant pour le libérer du mal. Le profil philosophique de Nietzsche peut donc, pleno iure, être compris comme l'inversion de celui de Rousseau.

En effet, il part du principe que les hommes sont inégaux par nature et que seule la société, avec sa « morale du troupeau » et sa religion de la résignation, produit la corruption de l'égalité (du christianisme au socialisme).

9782080710574-475x500-1-560929908.jpgLa corruption, qui pour Rousseau engendre l'inégalité, produit en revanche pour Nietzsche l'égalité, c'est-à-dire ce « drôle d'expédient mental » - comme dans Par-delà le bien et le mal - qui permet de masquer « l'hostilité de la plèbe à l'égard de tout ce qui est privilégié et souverain ». La droite, avec Nietzsche, reconnaît l'inégalité et propose des politiques qui la favorisent, tandis que la gauche, avec Rousseau, prend l'égalité comme présupposé et élabore des politiques qui la favorisent.

Cette approche permet de différencier la droite et la gauche en fonction de la manière dont elles se sont articulées et opposées dans l'aventure multiforme de la modernité. La droite tend à défendre un ordre naturel - s'il n'est pas directement voulu par Dieu - contre ses éventuelles convulsions pratiques ; un ordre qui, en tant que tel, présuppose des hiérarchies et des inégalités. Cela ne signifie pas pour autant que la droite, si attentive à la nature, n'ait pas sa propre culture, ni même qu'elle puisse être identifiée au rejet total de la culture au nom du réalisme et du pragmatisme: cela signifie simplement que la culture de la droite - non moins riche et articulée que celle du camp opposé - trouve sa propre référence constante dans l'immédiateté de la nature et d'un ordre naturellement donné.

La gauche, pour sa part, insiste sur la culture et sur l'historicité plutôt que sur la nature, sur le νόμος -nómos- plutôt que sur la φύσις -physis- : pour la gauche, l'ordre existant n'est pas naturel, mais le produit de rapports de force concrets qui, marqués comme ils le sont par des hiérarchies et des inégalités, exigent d'être rectifiés au nom de configurations de société plus élevées et plus rationnelles, qu'il appartient à la praxis sociale de traduire de la puissance à l'acte. L'immédiateté de la nature donnée, chère à la droite, crée une antithèse radicale à la réflexivité de la culture, typique de la gauche.

Il s'agit donc d'une contraposition entre la culture comme regnum hominis, d'où découle l'impératif - typique de la gauche - de l'action visant à façonner le monde selon les préceptes de la raison, et la nature comme puissance extérieure, qui - pour la droite - ne se laisse pas anthropomorphiser et qui, au contraire, doit être protégée contre les prétentions révolutionnaires à la violer en la subvertissant et en la réorganisant en fonction de la volonté de l'homme.

La genèse théologico-politique de la dichotomie droite-gauche, qui projette sur le plan immanent-horizontal les espoirs et la foi, le dogmatisme et souvent l'intransigeance propres à la sphère transcendante-verticale de la religion, explique à sa manière, entre autres, le caractère « sacré » avec lequel le couple dichotomique continue à être défendu liturgiquement et fidéistiquement même à l'époque de son « crépuscule » : précisément, presque comme s'il s'agissait d'une foi, souvent même en contraste avec les canons du λόγος -lógos- (credo quia absurdum - je le crois parce que c'est absurde-).

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Le clivage a en effet guidé la pensée et l'action des modernes: et ils sont dans l'erreur ceux qui, partant peut-être d'une évaluation correcte de la hodierna morte de la dichotomie, soutiennent qu'elle n'a jamais existé ou qu'elle n'a jamais joué un rôle vraiment décisif. Par exemple, les partisans de la théorie des élites (Mosca, Pareto, Michels) ont diversement considéré que, toujours et de toute façon, il était inévitable que des groupes dirigeants sélectionnés se forment au sommet de la société, même dans les sociétés qui prétendaient ex hypothesi être plus égalitaires et de gauche : pour eux, donc, la dichotomie entre droite et gauche serait en tant que telle un ens imaginationis. Ortega y Gasset a exprimé cette thèse, bien que dans une perspective différente, en affirmant qu'« être de gauche est, comme être de droite, l'une des infinies façons dont l'homme peut choisir d'être un imbécile: toutes deux, en effet, sont des formes d'hémiplégie morale ».

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Il est vrai que, historiquement, c'est surtout la droite qui a nié la validité de la dichotomie, la présentant comme une construction intellectualiste subreptice qui désintègre la nature organique et unitaire de la société. Cette thèse, embryonnaire dans la pensée de De Maistre, est pleinement formulée, par exemple, par Jean Madiran dans La droite et la gauche (1977). Madiran (photo, ci-dessus) va plus loin. Il affirme que la distinction s'est toujours faite à l'initiative et au profit de la gauche, qui l'a utilisée pour renverser le pouvoir et pour boucler et exclure la droite en l'identifiant au mal.

Par ailleurs, Donoso Cortés avait déjà affirmé que le parlementarisme et la dichotomie gauche-droite se réfèrent à la « chattering class », la classe bourgeoise qui débat.

Ici aussi, il y a un aspect paradoxal. Si la dichotomie est à l'origine symboliquement favorable à la droite (le « bon » côté opposé au « mauvais » côté), c'est la gauche qui l'institue - et y fonde sa propre identité - et c'est la droite qui, dans un premier temps, la rejette. C'est pourquoi, comme le soulignait déjà Alain au siècle dernier, c'est surtout la droite qui tente de nier la dichotomie alors qu'elle était encore opérante: et celui qui, dans la Modernité, prétend n'être ni de droite ni de gauche, tend à le faire parce qu'il se place déjà dans les rangs de la droite. Mais il est vrai aussi que, si l'on inverse les rôles, ceux qui attribuent à la droite l'indistinction ou l'inexistence du clivage sont presque toujours à gauche.

Il est vrai que la droite surtout, après 1945, a essayé de nier la dichotomie pour des raisons purement techniques et tactiques, c'est-à-dire pour cacher sa propre faiblesse et son échec, en cherchant à se « camoufler » sous des catégories de sortie différentes et moins désavantageuses.

3313e87277db780de0d738e4589cb655--testament-les-images-2838059968.jpgCependant, comme nous le verrons, un discours diamétralement opposé s'appliquera à ceux qui nient la validité de la dyade après 1989, reconnaissant son épuisement évident et non plus son inexistence tout court. La liste de ces auteurs comprend des personnalités de la Nouvelle Droite, comme Alain de Bneoist, et des philosophes de la gauche marxiste, comme Costanzo Preve (photo, ci-contre).

D'autre part, en ce qui concerne la dichotomie, il ne faut pas négliger le caractère structurellement asymétrique qu'elle présente : le dupla n'est pas seulement utilisé pour décrire aseptiquement, mais aussi pour distinguer, discriminer et évaluer. Dans le passé, on s'en souvient, la gauche était identifiée à la « partie maudite », la droite à la « partie divine ». C'est surtout dans la seconde moitié du 20ème siècle, du moins en Europe, que le rapport s'est inversé : seule la gauche tend à être présentée avec des connotations positives dans le discours public, tandis que la droite - souvent identifiée sans réserve par ses adversaires aux expériences tragiques du nazisme et du fascisme - se voit imputer des dévalorisations substantielles.

Alors que la gauche se voit souvent attribuer sans réfléchir les valeurs d'égalité, de progrès et de solidarité, la transformant idéologiquement en une sorte de paradis sémantique, la droite se voit attribuer, depuis la seconde moitié du 20ème siècle, les prérogatives les plus abjectes de dictature, de violence, d'inégalité et de discrimination.

En dehors de ces considérations, le caractère religieux et seulement imparfaitement sécularisé de la dichotomie apparaît clairement, et ce sous la forme d'une foi tenace qui, de manière apparemment contradictoire, semble survivre même à la fin des grands récits avec laquelle, selon Lyotard, la condition postmoderne coïnciderait. Weber avait raison lorsqu'il affirmait que le « désenchantement du monde » (Entzauberung der Welt) ouvert par le « développement particulier » (Sonderentwicklung) de la rationalisation capitaliste occidentale finit par coexister avec une sorte de réenchantement immanent qui lui est propre : celui en vertu duquel les hommes ont cessé de croire en Dieu et en la dichotomie entre l'au-delà et l'au-delà, au moment même où la foi dans le marché capitaliste et dans le binôme droite-gauche a atteint un degré d'intensité impressionnant.

C'est pourquoi, à l'époque de la « mort de Dieu » et de la splendeur de la religion du capital, la dichotomie semble dotée d'une charge religieuse maximale ; une charge qui s'exprime, entre autres, dans le « tabou de l'impureté » adressé à quiconque appartient au parti adverse (ou, ce qui n'est pas rare, à quiconque est même soupçonné d'avoir des relations avec lui) et dans la substitution désormais consommée de l'espace de « l'action communicative » (socratique avant même d'être habermassienne), incardiné sur le λόγος, -logos-, par le terrain émotionnel, fidéiste et fanatique de l'appartenance « confessionnelle » et de la lutte obéissante contre les « hérétiques » du camp adverse. En bref, la politique devient à toutes fins utiles la religion des modernes. Aujourd'hui, cependant, les post-modernes vivent la mort de Dieu également en politique ; et sous toutes les latitudes, c'est la perte de la foi politique ou, si l'on préfère, le nihilisme politique qui prédomine.

samedi, 24 mai 2025

Orthodoxie et hérésie durant l’Antiquité tardive

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Orthodoxie et hérésie durant l’Antiquité tardive

Claude Bourrinet

La période qui s’étend du IIIe siècle de l’ère chrétienne au 6ème, ce qu’il est convenu d’appeler, depuis les débuts de l’Âge moderne, le passage de l’Antiquité gréco-romaine au Moyen Âge (ou Âges gothiques), fait l’objet, depuis quelques années, d’un intérêt de plus en plus marqué de la part de spécialistes, mais aussi d’amateurs animés par la curiosité des choses rares, ou poussés par des besoins plus impérieux. De nombreux ouvrages ont contribué à jeter des lueurs instructives sur un moment de notre histoire qui avait été négligée, voire méprisée par les historiens. Ainsi avons-nous pu bénéficier, à la suite des travaux d’un Henri-Irénée Marrou, qui avait en son temps réhabilité cette époque prétendument « décadente », des analyses érudites et perspicaces de Pierre Hadot, de Lucien Jerphagnon, de Ramsay MacMullen, de Christopher Gérard et d’autres, tandis que les ouvrages indispensable, sur la résistance païenne, de Pierre de Labriolle et d’Alain de Benosit étaient réédités. Polymnia Athanassiadi, professeur d’histoire ancienne à l’Université d’Athènes, a publié, en 2006, aux éditions Les Belles Lettres, une recherche très instructive, La Lutte pour l’orthodoxie dans le platonisme tardif, que je vais essayer de commenter.

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Avant tout, il est indispensable de s’interroger sur l’occultation, ou plutôt l’aveuglement (parce que l’acte de voiler supposerait une volonté assumée de cacher, ce qui n’est pas le cas), qu’ont manifesté les savants envers cette période qui s’étend sur plusieurs siècles. L’érudition classique, puis romantique (laquelle a accentué l’erreur de perspective) préféraient se pencher sur celle, plus valorisante, du 5ème siècle athénien, ou de l’âge d’or de l’Empire, d’Auguste aux Antonins. Pourquoi donc ce dédain, voire ce quasi déni ? On s’aperçoit alors que, bien qu’aboutissant à des présupposés laïques, la science historique a été débitrice de la vision chrétienne de l’Histoire. On a soit dénigré ce qu’on appela le « Bas Empire », en montrant qu’il annonçait l’obscurantisme, ou bien on l’a survalorisé, en dirigeant l’attention sur l’Église en train de se déployer, et sur le christianisme, censé être supérieur moralement. On a ainsi souligné dans le déclin, puis l’effondrement de la civilisation romaine, l’avènement de la barbarie, aggravée, aux yeux d’un Voltaire, par un despotisme asiatique, que Byzance incarna pour le malheur d’une civilisation figée dans de louches et imbéciles expressions de la torpeur spirituelle, dans le même temps qu’on saluait les progrès d’une vision supposée supérieure de l’homme et du monde.

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Plus pernicieuse fut la réécriture d’un processus qui ne laissa guère de chances aux vaincus, lesquels faillirent bien disparaître totalement de la mémoire. À cela, il y eut plusieurs causes. D’abord, la destruction programmée, volontaire ou non, des écrits païens par les chrétiens. Certains ont pu être victimes d’une condamnation formelle, comme des ouvrages de Porphyre, de Julien l’Empereur, de Numénius, d’autres ont disparu parce qu’ils étaient rares et difficiles d’accès, comme ceux de Jamblique, ou bien n’avaient pas la chance d’appartenir au corpus technique et rhétorique utile à la propédeutique et à la méthodologie allégorique utilisées par l’exégèse chrétienne. C’est ainsi que les Ennéades de Plotin ont survécu, contrairement à d’autres monuments, considérables, comme l’œuvre d’Origène, pourtant chrétien, mais plongé dans les ténèbres de l’hérésie, qu’on ne connaît que de seconde main, dans les productions à des fins polémiques d’un Eusèbe.

La philosophie, à partir du 2ème siècle, subit une transformation profonde, et se « platonise » en absorbant les écoles concurrentes comme l’aristotélisme et le stoïcisme, ou en les rejetant, comme l’académisme ou l’épicurisme, en s’appuyant aussi sur un corpus mystique, plus ou moins refondé, comme l’hermétisme, le pythagorisme ou les oracles chaldaïques. De Platon, on ne retient que le théologien. Le terme « néoplatonisme » est peu satisfaisant, car il est un néologisme qui ne rend pas compte de la conscience qu’avaient les penseurs d’être les maillons d’une « chaîne d’or », et qui avaient hautement conscience d’être des disciples de Platon, des platoniciens, des platonici, élite considérée comme une « race sacrée ». Ils clamaient haut et fort qu’il n’y avait rien de nouveau dans ce qu’ils avançaient. Cela n’empêchait pas des conflits violents (en gros, les partisans d’une approche « intellectualisante » du divin, de l’autre ceux qui mettent l’accent sur le rituel et le culte, bien que les deux camps ne fussent pas exclusifs l’un de l’autre). Le piège herméneutique dont fut victime l’appréhension de ces débats qui éclosent au seuil du Moyen Âge, et dont les enjeux furent considérables, tient à ce que le corpus utilisé (en un premier temps, les écrits de Platon) et les méthodes exégétiques, préparent et innervent les pratiques méthodologiques chrétiennes. Le « néoplatonisme » constituerait alors le barreau inférieur d’une échelle qui monterait jusqu’à la théologie chrétienne, sommet du parcours, et achèvement d’une démarche métaphysique dont Platon et ses exégètes seraient le balbutiement ou la substance qui n’aurait pas encore emprunté sa forme véritable.

Or, non seulement la pensée « païenne » s’inséra difficilement dans un schéma dont la cohérence n’apparaît qu’à l’aide d’un récit rétrospectif peu fidèle à la réalité, mais elle dut batailler longuement et violemment contre les gnostiques, puis contre les chrétiens, quand ces derniers devinrent aussi dangereux que les premiers, quitte à ne s’avouer vaincue que sous la menace du bras séculier.

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Cette résistance, cette lutte, Polymnia Athanassiadi nous la décrit très bien, avec l’exigence d’une érudite maîtrisant avec talent la technique philologique et les finesses philosophiques d’un âge qui en avait la passion. Mais ce qui donne encore plus d’intérêt à cette recherche, c’est la situation (pour parler comme les existentialistes) adoptée pour en rendre compte. Car le point de vue platonicien est suivi des commencements à la fin, de Numénius à Damascius, ce qui bascule complètement la compréhension de cette époque, et octroie une légitimité à des penseurs qui avaient été dédaignés par la philosophie universitaire. Ce n’est d’ailleurs pas une moindre gageure que d’avoir reconsidéré l’importance de la théurgie, notamment celle qu’a conçue et réalisée Jamblique, dont on perçoit la noblesse de la tâche, lui qui a souvent fort mauvaise presse parmi les historiens de la pensée.

Pendant ces temps très troublés, où l’Empire accuse les assauts des Barbares, s’engage dans un combat sans merci avec l’ennemi héréditaire parthe, où le centre du pouvoir est maintes fois disloqué, amenant des guerres civiles permanentes, où la religiosité orientale mine l’adhésion aux dieux ancestraux, l’hellénisme (qui est la pensée de ce que Paul Veyne nomme l’Empire gréco-romain) est sur la défensive. Il lui faut trouver une formule, une clé, pour sauver l’essentiel, la terre et le ciel de toujours. Nous savons maintenant que c’était un combat vain (en apparence), en tout cas voué à l’échec, dès lors que l’État allait, par un véritable putsch religieux, imposer le culte galiléen. Durant trois ou quatre siècles, la bataille se déroulerait, et le paganisme perdrait insensiblement du terrain. Puis on se réveillerait avec un autre ciel, une autre terre. Comme le montre bien Polymnia Athanassiadi, cette « révolution » se manifeste spectaculairement dans la relation qu’on cultive avec les morts : de la souillure, on passe à l’adulation, au culte, voire à l’idolâtrie des cadavres.

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À travers cette transformation des cœurs, et de la représentation des corps, c’est une nouvelle conception de la vérité qui vient au jour. Mais, comme cela advient souvent dans l’étreinte à laquelle se livrent les pires ennemis, un rapport spéculaire s’établit, où se mêlent attraction et répugnance. Récusant la notion de Zeitgeist, trop vague, Polymnia Athanassiadi préfère celui d’« osmose » pour expliquer ce phénomène universel qui poussa les philosophes à définir, dans le champ de leurs corpus, une « orthodoxie », tendance complètement inconnue de leurs prédécesseurs. Il s’agit là probablement de la marque la plus impressionnante d’un âge qui, par ailleurs, achèvera la logique de concentration extrême des pouvoirs politique et religieux qui était contenu dans le projet impérial. C’est dire l’importance d’un tel retournement des critères de jugement intellectuel et religieux pour le destin de l’Europe.

Il serait présomptueux de restituer ici toutes les composantes d’un processus historique qui a mis des siècles pour réaliser toutes ses virtualités. On s’en tiendra à quelques axes majeurs, représentatifs de la vision antique de la quête de vérité, et généralement dynamisés par des antithèses récurrentes.

L’hellénisme, qui a irrigué culturellement l’Empire romain et lui a octroyé une armature idéologique, sans perdre pour autant sa spécificité, notamment linguistique (la plupart des ouvrages philosophiques ou mystiques sont en grec) est, à partir du 2ème siècle, sur une position défensive. Il est obligé de faire face à plusieurs dangers, internes et externes. D’abord, un scepticisme dissolvant s’empare des élites, tandis que, paradoxalement, une angoisse diffuse se répand au moment même où l’Empire semble devoir prospérer dans la quiétude et la paix. D’autre part, les écoles philosophiques se sont pour ainsi dire scolarisées, et apparaissent souvent comme des recettes, plutôt que comme des solutions existentielles. Enfin, de puissants courants religieux, à forte teneur mystique, parviennent d’Orient, sémitique, mais pas seulement, et font le siège des âmes et des cœurs. Le christianisme est l’un d’eux, passablement hellénisé, mais dont le noyau est profondément judaïque.

Plusieurs innovations, matérielles et comportementales, vont se conjuguer pour soutenir l’assaut contre le vieux monde. Le remplacement du volume de papyrus par le Codex, le livre que nous connaissons, compact, maniable, d’une économie extraordinaire, outil propice à la pérégrination, à la clandestinité, sera déterminant dans l’émergence de cette autre figure insolite qu’est le missionnaire, le militant. Les païens, par conformisme traditionaliste, étaient attachés à l’antique mode de transmission de l’écriture, et l’idée de convertir autrui n’appartenait pas à la Weltanschauung gréco-romaine. Nul doute qu’on ait là l’un des facteurs les plus assurés de leur défaite finale.

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Le livre possède aussi une qualité intrinsèque, c’est que la disposition de ses pages reliées et consultables à loisir sur le recto et le verso, ainsi que la continuité de lecture que sa facture induit, le rendent apte à produire un programme didactique divisé en parties cohérentes, en une taxinomie. Il est par excellence porteur de dogme. Le canon, la règle, l’orthodoxie sont impliqués dans sa présentation ramassée d’un bloc, laissant libre cours à la condamnation de l’hérésie, terme qui, de positif qu’il était (c’était d’abord un choix de pensée et de vie) devient péjoratif, dans la mesure même où il désigne l’écart, l’exclu. Très vite, il sera l’objet précieux, qu’on parera précieusement, et qu’on vénérera. Les religions du Livre vont succéder à celles de la parole, le commentaire et l’exégèse du texte figé à la recherche libre et à l’accueil « sauvage » du divin.

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Pour les Anciens, la parole, « créature ailée », selon Homère, symbolise la vie, la plasticité de la conscience, la possibilité de recevoir une pluralité de messages divins. Rien de moins étrange pour un Grec que la théophanie. Le vecteur oraculaire est au centre de la culture hellénique. C’est pourquoi les Oracles chaldaïques, création du fascinant Julien le théurge, originaire de la cité sacrée d’Apamée, seront reçus avec tant de faveur. En revanche la théophanie chrétienne est un événement unique: le Logos s’est historiquement révélé aux hommes. Cependant, sa venue s’est faite par étapes, chez les Juifs et les Grecs d’abord, puis sous le règne d’Auguste. L’incarnation du Verbe est conçue comme un progrès, et s’inscrit dans un temps linéaire. Tandis que le Logos, dans la vision païenne, intervient par intermittence. En outre, il révèle une vérité qui n’est cernée ni par le temps, ni par l’espace. La Sophia appartient à tous les peuples, d’Occident et d’Orient, et non à un « peuple élu ». C’est ainsi que l’origine de Jamblique, de Porphyre, de Damascius, de Plotin, les trois premiers Syriens, le dernier Alexandrin, n’a pas été jugé comme inconvenante. Il existait, sous l’Empire, une koïnè théologique et mystique.

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Que le monothéisme sémitique ait agi sur ce recentrement du divin sur lui-même, à sa plus simple unicité, cela est plus que probable, surtout dans cette Asie qui accueillait tous les brassages de populations et de doctrines, pour les déverser dans l’Empire. Néanmoins, il est faux de prétendre que le néoplatonisme fût une variante juive du platonisme. Il est au contraire l’aboutissement suprême de l’hellénisme mystique. Comme les Indiens, que Plotin ambitionnait de rejoindre en accompagnant en 238 l’expédition malheureuse de Gordien II contre le roi perse Chahpour, l’Un peut se concilier avec la pluralité. Jamblique place les dieux tout à côté de Dieu. Plus tard, au 5ème siècle, Damascius, reprenant la théurgie de Jamblique et l’intellectualité de Plotin (3ème siècle), concevra une voie populaire, rituelle et cultuelle, nécessairement plurielle, et une voie intellective, conçue pour une élite, quêtant l’union avec l’Un. Le pèlerinage, comme sur le mode chrétien, sera aussi pratiqué par les païens, dans certaines villes « saintes », pour chercher auprès des dieux le salut.

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Les temps imposaient donc un changement dans la religiosité, sous peine de disparaître rapidement. Cette adaptation fut le fait de Numénius qui, en valorisant Platon le théologien, Platon le bacchant, comme dira Damascius, et en éliminant du corpus sacré les sceptiques et les épicuriens, parviendra à déterminer la première orthodoxie païenne, bien avant la chrétienne, qui fut le fruit des travaux de Marcion le gnostique, et des chrétien plus ou moins bien-pensants, Origène, Valentin, Justin martyr, d’Irénée et de Tertullien. La notion centrale de cette tâche novatrice est l’homodoxie, c’est-à-dire la cohérence verticale, dans le temps, de la doctrine, unité garantie par le mythe de la « chaîne d’or », de la transmission continue de la sagesse pérenne. Le premier maillon est la figure mythique de Pythagore, mais aussi Hermès Trismégiste et Orphée. Nous avons-là une nouvelle religiosité qui relie engagement et pensée. Jamblique sera celui qui tentera de jeter les fondations d’une Église, que Julien essaiera d’organiser à l’échelle de l’Empire, en concurrence avec l’Église chrétienne.

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Quand les persécutions anti-païennes prendront vraiment consistance, aux 4ème, 5ème et 6ème siècles, de la destruction du temple de Sérapis, à Alexandrie, en 391, jusqu’à l’édit impérial de 529 qui interdit l’École platonicienne d’Athènes, le combat se fit plus âpre et austère. Sa dernière figure fut probablement la plus attachante. La vie de Damascius fut une sorte de roman philosophique. À soixante-dix ans, il décide, avec sept de ses condisciples, de fuir la persécution et de se rendre en Perse, sous le coup du mirage oriental. Là, il fut déçu, et revint dans l’Empire finir ses jours, à la suite d’un accord entre l’Empereur et le Roi des Rois.

De Damascius, il ne reste qu’une partie d’une œuvre magnifique, écrite dans un style déchiré et profondément poétique. Il a redonné des lettres de noblesse au platonisme, mais ses élans mystiques étaient contrecarrés par les apories de l’expression, déchirée comme le jeune Dionysos par les Titans, dans l’impossibilité qu’il était de dire le divin, seulement entrevu. La voie apophatique qui fut la sienne annonçait le soufisme et une lignée de mystiques postérieure, souvent en rupture avec l’Église officielle.

Nous ne faisons que tracer brièvement les grands traits d’une épopée intellectuelle que Polymnia Athanassiadi conte avec vie et talent. Il est probable que la défaite des païens provient surtout de facteurs sociaux et politiques. La puissance de leur pensée surpassait celle des chrétiens qui cherchaient en boitant une voie rationnelle à une religion qui fondamentalement la niait, folie pour les uns, sagesse pour les autres. L’État ne pouvait rester indifférent à la propagation d’une secte qui, à la longue, devait devenir une puissance redoutable. L’aristocratisme platonicien a isolé des penseurs irrémédiablement perdus dans une société du ressentiment qui se massifiait, au moins dans les cœurs et les esprits, et la tentative de susciter une hiérarchie sacrée a échoué pitoyablement lors du bref règne de Julien.

Or, maintenant que l’Église disparaît en Europe, il est grand temps de redécouvrir un pan de notre histoire, un fragment de nos racines susceptible de nous faire recouvrer une part de notre identité. Car ce qui frappe dans l’ouvrage de Polymnia Athanassiadi, c’est la chaleur qui s’en dégage, la passion. Cela nous rappelle la leçon du regretté Pierre Hadot, récemment décédé, qui n’avait de cesse de répéter que, pour les Anciens, c’est-à-dire finalement pour nous, le choix philosophique était un engagement existentiel.

mardi, 20 mai 2025

Attitudes grecques et japonaises envers la perception de soi

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Attitudes grecques et japonaises envers la perception de soi

Troy Southgate

Source: https://troysouthgate.substack.com/p/greek-and-japanese-a...

Il existe une énigme conçue par le philosophe-poète Épiménide de Knossos, originaire de l’île de Crète. Entre le 7ème et le 6ème siècle avant notre ère, alors qu’Épiménide développait activement sa pensée, il a commencé à réfléchir à la force de l’affirmation hypothétique selon laquelle « tous les Crètes sont des menteurs ». Il a donc décidé de tester la véracité de cette affirmation sous plusieurs angles, jusqu’au jour où il a réalisé que si un Crétois faisait une telle déclaration et qu’il n’était pas en réalité un menteur, alors il mentirait clairement. D’un autre côté, si ce qu’il disait était vrai, alors il serait lui-même un menteur. Épiménide a découvert une contradiction fascinante, révélant que si un Crétois est un menteur et déclare que « tous les Crètes sont des menteurs », alors sa déclaration doit également être un mensonge.

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Le philosophe japonais du 20ème siècle, Nishitani Keiji (photo), a formulé une observation similaire à propos de ses compatriotes :

« Tout récemment, on a beaucoup dit que les Japonais ne sont bons à rien. Si un Japonais le dit, comment pouvons-nous faire confiance à cette déclaration en elle-même ? La contradiction est évidente. Est-ce simplement une remarque irritée selon laquelle tous les Japonais sauf moi sont incapables ? Ou est-ce un acte d’auto-critique où je me reconnais comme un Japonais sans valeur ? Dans les deux cas, ce sont les Japonais eux-mêmes qui sont dits incapables. Si ceux qui disent cela sont Japonais, ils font partie des incapables. Mais s’ils parlent par colère ou auto-critique, ils ont atteint une conscience de soi qui les éloigne un peu de la condition actuelle des Japonais. »

Nishitani croyait qu’un développement de ce genre représente une approche plus complète et tridimensionnelle, faisant écho au choc des opposés que l’on retrouve dans la dialectique hégélienne, et qu’un mur philosophique similaire à celui découvert par Épiménide peut finalement être surmonté par une série de négations de soi.

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Fait intéressant, jusqu’à ce que des penseurs de l’École de Kyoto, comme Nishida et Nishitani, se familiarisent avec la pensée occidentale, l’Extrême-Orient n’avait pas d’expérience réelle avec cette forme de logique. Comme l’explique Nishitani, lorsque les Japonais considéraient quelque chose comme l’eau il y a un siècle, ils « ne pensaient pas à l’eau dans sa forme réelle », de la même manière qu’un scientifique la décomposerait en deux parties : hydrogène et une partie d’oxygène. À l’image de l’attitude que l’on trouve dans le zen, les Japonais « ne s’éloignent pas d’eux-mêmes pour regarder les choses, mais regardent les choses d’un point à partir duquel ils sont unis avec elles. Inversement, ils ne s’éloignent pas des choses pour se regarder eux-mêmes ; ils se regardent d’un point à partir duquel les choses sont une avec eux. »

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Des penseurs comme Nishida qualifieraient cela de point de vide absolu, mais je trouve ironique que, tandis que la dialectique hégélienne semble résoudre le problème mentionné, celui des stéréotypes indifférenciés — dans ce cas, l’impuissance supposée de tout un peuple par la juxtaposition temporaire du sujet et de l’objet — la formule hégélienne aboutit à un système absolutiste, et les Japonais portaient déjà eux-mêmes les graines de cette condition. La beauté de cette rencontre entre la philosophie de l’Est et de l’Ouest réside dans la compréhension mutuelle qui a permis à un côté de mieux se connaître à travers l’autre. En effet, il est rare que de telles choses soient possibles au 21ème siècle sans compromis dramatique des deux côtés.

Hugo Fischer sur Marx

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Hugo Fischer sur Marx

par Joakim Andersen

Source: https://motpol.nu/oskorei/2025/04/30/hugo-fischer-om-marx/

Le 1er mai, jour de célébration et de lutte pour la classe ouvrière, nous discutons depuis des décennies de divers penseurs socialistes, de Jacques Camatte aux socialistes du conseil. Dans ce contexte, il est difficile d'éviter Karl Marx ; nous avons écrit sur ses tendances, qui sont aujourd'hui idéologiquement suspectes, et sur son analyse du fuidhir irlandais. Costanzo Preve a noté dans Marx e Nietzsche qu'« il n'est pas du tout connu que Marx n'a pratiquement rien à voir avec ce qui est considéré comme une pensée de gauche », une lecture de Marx à partir de la droite peut être fructueuse (au moins, des figures comme Burnham, Wittfogel et Horkheimer le suggèrent). Cependant, beaucoup de ces lectures sont plus ou moins superficielles ; à côté de Das Kapital von Karl Marx d'Oberlercher, une exception notable est Karl Marx und sein Verhältnis zu Staat und Wirtschaft d'Hugo Fischer, datant de 1932.

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Fischer (1897-1975) appartenait au cercle des révolutionnaires conservateurs tels que Ernst Jünger, Carl Schmitt, Hans Freyer et Ernst Niekisch. Il a contribué à la pensée soldatique-nationaliste de Jünger et à l'élaboration de concepts tels celui de Der Arbeiter, il a correspondu avec Schmitt et a écrit des articles pour la revue Widerstand du national-bolchevik Niekisch. Fischer analyse les conditions d'une synthèse pour l'unité européenne et pour la diversité des nationalités, pour la réalisation de l'idée de Reich, il écrit sur la « substanzielle Gemeinschaftlichkeit » et la « Metaphysizierung der Politik » (sur la "communauté substantielle" et sur la "métaphysisation de la politique"). Quand il était un peu plus jeune, Fischer voyait, un peu naïvement, Staline comme un protecteur des peuples soviétiques contre l'homogénéisation américaine; plus âgé, Fischer a étudié le sanskrit et appris à connaître l'Inde. Il est intéressant de noter qu'il avait une bonne connaissance non seulement de Nietzsche et de Hegel, mais aussi de Marx. C'est pourquoi son ouvrage Karl Marx und sein Verhältnis zu Staat und Wirtschaft (= Karl Marx et sa relation avec l'État et l'économie) est particulièrement intéressant. Il déclare d'emblée que « à la droite de Marx se trouve l'économie, à la gauche de Marx l'État... Marx lui-même n'est ni à droite ni à gauche ».

j41dj5emfHlYexQ5YXc8curkmf8.jpgLa perspective de Fischer est politique, c'est une lecture révolutionnaire conservatrice avec l'idée du Reich impérial comme toile de fond. Mais c'est une perspective qui enrichit Marx, en nous rappelant ses aspects tirés de la pensée allemande. En bref, Marx devrait être lu aux côtés de Tönnies, Hegel et Spengler plutôt que de Judith Butler et de divers déconstructionnistes bien ou mal intentionnés. Fischer nous rappelle également les limites de Marx, en particulier son caractère de penseur du 19ème siècle.

Trois coordonnées déterminent les penseurs du 19ème siècle : l'économie est la dimension de la largeur, la technologie celle de la profondeur et la politique celle de la hauteur. Mais au « siècle de la médiocrité », l'économie était considérée comme la dimension décisive, même pour les aspects non économiques.

Fischer a identifié une contradiction chez Marx. Il était à bien des égards un économiste et un positiviste, mais il annulait également ces qualités. Les « grands » positivistes se caractérisent par le fait que, dans les moments décisifs, ils doivent être infidèles au positivisme », écrit M. Fischer. Mais lorsqu'il s'agit de savoir comment l'économisme déforme la religion, l'art, la nature et la métaphysique, Nietzsche est supérieur à Marx. Dans l'ensemble, les commentaires de Marx dans ces domaines ne sont ni particulièrement originaux ni productifs, selon Fischer, et je suis enclin à être d'accord avec lui sur ce point. Marx, par exemple, n'a pas la vision d'une religion saine, « il reste à côté de la critique » par rapport à Nietzsche. Les arguments de Fischer sur le positivisme et la philosophie sont parfois très lisibles, notant par exemple que « le personnage du philosophe Karl Marx est celui du sociologue ».

Il est intéressant de noter que, selon Fischer, Marx a identifié la décadence comme le phénomène central du 19ème siècle, alors que le cadre de pensée du 19ème siècle rendait son analyse de la décadence difficile. Marx « a regardé le visage de la Méduse », mais son erreur fondamentale a été de considérer « la décadence comme une forme de capitalisme plutôt que le capitalisme comme une forme de décadence ». Tant que la culture féodale et médiévale était forte, il y avait des limites claires à l'économie, comme le montre une citation de Beniost selon laquelle ce dernier déclare être heureux de vivre dans une société avec un marché, mais pas dans une société de marché. Mais après le déclin de l'ancienne culture, en particulier à cause de la Réforme, l'économie a pu franchir ces limites qui lui avaient été imposées. « La cause en est le déclin d'une véritable culture », écrit Fischer (ce qui n'est pas tout à fait conforme au modèle marxien de l'histoire, mais plutôt à celui d'Evola).

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Cela nous donne un indice sur la manière dont Marx doit être lu par la droite : tout comme le capitalisme est compris comme l'expression d'une tendance plus large à la décomposition, nous pouvons lire l'oeuvre de Marx comme une analyse partielle, souvent ingénieuse, de certains aspects de la décomposition. Selon Fischer, « la catégorie Kapital est une spécification de la catégorie übergreifenden kulturphilosophisch-metaphysischen und soziologischen Dekadenz » (= la catégorie surplombante qu'est la décadence sociologique, culturelle-philosophique et métaphysique). D'autres Allemands comme Hegel, Nietzsche, Schmitt et Tönnies ont analysé d'autres aspects de la décadence. Une telle lecture est utilement complétée par Fischer car il propose une anthropologie politique qui manque à Marx, il répond à la question d'Evola « sous quel signe » nous luttons contre la décadence.

Un concept comme l'aliénation devient diffus sans une anthropologie et une métaphysique claires, sinon la question devient facilement la suivante: « aliéné de quoi ? ».

La lecture de Marx par Fischer illustre la valeur de la perspective politique, l'Europe féodale étant la « Heimat » à laquelle nous comparons le présent. En s'appuyant sur Marx, Fischer a identifié deux sous-processus dialectiques dans lesquels la relation entre la politique et l'économie est déformée. D'une part, la « Wirtsschaftsförmigkeit des Staates » (= "la formité économique de l'Etat"), d'autre part la « Staatsförmigkeit der Wirtschaft » (= "la formité étatique/politique de l'économie"). Cela signifie que les intérêts et les conflits économiques envahissent ou s'infiltrent dans l'État et que l'économie prend des dimensions politiques. Il n'est plus possible de déterminer « où finit l'économie et où commence l'État ». La description par Fischer de la manière dont les intérêts économiques réduisent et banalisent des choses telles que la nation, la famille, la paternité, l'amitié, l'amour et la terre est une lecture enrichissante et une clarification des thèmes de Marx. L'« économicisation » de l'État est liée à la domination de la bourgeoisie. Entre autres choses, la politique sera considérée comme une distraction par rapport à l'économie, et le parlement occupera le devant de la scène avec ses intrigues et ses querelles de partis. Tout cela a pour but de neutraliser la politique au sens propre du terme », ajoute Schmitt.

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Fischer compare la société bourgeoise à la société féodale et constate que seule cette dernière était politique. Cela s'explique par le fait qu'il y avait des domaines au lieu de classes, que l'économie et les intérêts privés avaient des limites claires et qu'il existait une volonté et une autorité politiques. « Au Moyen-Âge, le peuple et l'État s'identifient », écrit Fischer, qui résume cette évolution par les mots suivants : “l'autorité de l'ensemble politique est remplacée par l'autorité des intérêts individuels”. Comme on le voit, Fischer, Schmitt, Niekisch et d'autres avaient accès à un appareil conceptuel concernant le politique qui complétait celui de Marx. Le reproche fait à la société bourgeoise n'est pas des moindres : elle est apolitique. « L'économie devient étatique, l'économie étatique, ce sont les deux faces d'un même processus : l'économicisation de la vie politico-sociale dans la phase finale de sa décomposition ».

Fischer a succinctement décrit des phénomènes modernes tels que le pouvoir du travail mort sur le travail vivant, l'objectivation et l'inversion des mots (voir avec le terme « valeur »). On retrouve le Der Arbeiter de Jünger dans les descriptions du progrès technologique et de la façon dont le « travailleur combiné » annule le bourgeois. Comparez par ailleurs le travaux de Debord et de Vaneigem avec la prise de conscience de Fischer que « le milieu dans lequel règne la mort est la monotonie ». La domination des morts est la domination des marchandises et de l'argent, l'une des idées les plus utiles de Marx, tant pour la droite que pour la gauche. Fischer décrit en détail « l'économicisation de la vie politique et sociale au stade final de sa décadence », la manière dont les acteurs économiques exploitent l'État, la manière dont l'État est lié aux conflits de classe, le dualisme entre l'intérêt privé et le droit, etc. Il considère ces processus comme des expressions de la décadence, comme des déviations de la relation correcte entre la politique et l'économie. Pendant la phase de décadence, l'économie envahit non seulement la politique, mais aussi l'art, la métaphysique, la famille, etc. Nous trouvons également ici une analyse intéressante de la relation entre la décadence et la bureaucratie. « La forme première de la totalité illusoire est la bureaucratie » selon Fischer, “la bureaucratie possède l'Etat, l'essence spirituelle de la société, c'est sa propriété privée” selon Marx. L'État moderne sert les intérêts économiques, son objectif est l'« anti-étatisme ».

Dans l'ensemble, il s'agit d'une lecture fascinante pour le lecteur avisé. Fischer aborde la relation entre Max Weber et le concept dialectique du capital de Karl Marx, il décrit le déclin progressif de l'ordre féodal et résume le « conservatisme » par les mots:  « la phase finale du processus de décomposition doit être stabilisée ». Il est parfois susceptible de surprendre, par exemple dans la manière dont les deux fondateurs du marxisme considéraient l'État moderne. Fischer cite Engels sur « la maladie du crétinisme parlementaire » et Marx sur l'État moderne, en l'occurrence français, comme « un terrible parasite... vivant sur le dos de la société française ». Voici un complexe d'idées dans lequel le politique, les États et l'Empire s'opposent au totalitarisme bureaucratique et à une révolution managériale que Marx et Fischer n'auraient pu qu'imaginer. Karl Marx und sein Verhältnis zu Staat und Wirtschaft est une lecture de Marx initiée par la droite, une critique sociale précieuse à bien des égards, et parfois aussi surprenante qu'enrichissante pour la droite comme pour la gauche.

Pour en savoir plus:

Karl Marx und sein Verhältnis zu Staat und Wirtschaft

Hugo Fischer: Ernst Jünger’s Mentor – Tiana Berger – Junge Freiheit n°20 – 2000

En françaishttps://vouloir.eklablog.com/hugo-fischer-a48482356 (avec en plus : "Souvenir de Hugo Fischer", par Ernst Niekisch

Ex oriente ordo: Eine deutsche Philosophie zum Anbruch des planetarischen Zeitalters (anno 1933)

 

jeudi, 15 mai 2025

Joseph Vogl: Capital et ressentiment à l'ère digitale

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Joseph Vogl: Capital et ressentiment à l'ère digitale

Entretien avec Ivan Areler

Le penseur allemand contemporain Joseph Vogl, auteur de Kapital und Ressentiment. Eine kurze Theorie der Gegenwart, a tenté de reconstruire de nouvelles formes de pouvoir dans l'entreprise, formes qui ont émergé à l'ère digitale (et non avant). Ces formes dépassent les cadres nationaux et s'incrustent massivement dans les processus de décision politique et économique. Pouvez-vous me dire qui est Joseph Vogl, quels ont été les thèmes de son oeuvre jusqu'ici et quelle est la teneur de son ouvrage "Kapital und Ressentiment" et dans quel cadre politique et/ou idéologique on pourrait éventuellement le situer?

Joseph Vogl est un penseur et philosophe allemand contemporain dont le travail se situe à la croisée de la littérature, de la philosophie, de l'économie politique et de la théorie des médias. Né en 1957, il enseigne la littérature allemande, les études culturelles et la théorie des médias à l’université Humboldt de Berlin. Son approche se caractérise par une réflexion critique sur les fondements idéologiques des systèmes économiques et politiques contemporains. Il est souvent perçu comme un penseur "interdisciplinaire", voire "iconoclaste", en raison de son refus des cloisonnements disciplinaires.

Les grands thèmes de l’œuvre de Joseph Vogl

Jusqu'à aujourd’hui, Vogl a exploré plusieurs axes majeurs :

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Critique de l’économie politique :

Dans Das Gespenst des Kapitals (2010, Le Spectre du capital), Vogl s'intéresse aux discours qui entourent le capitalisme financier et tente de démontrer comment le capital s'est autonomisé au point de devenir un système autoréférentiel, échappant au contrôle politique classique.

Il y critique la figure du "marché autorégulateur" comme une fiction idéologique puissante.

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Pouvoir et gouvernementalité :

Dans Der Souveränitätseffekt (2015, L’Effet de souveraineté), il analyse les formes de pouvoir qui se sont développées parallèlement à l'État souverain, notamment dans les sphères économiques et financières. Il montre que le pouvoir réel, dans les sociétés modernes, ne réside pas toujours là où les institutions l’assignent.

Théorie des médias et de la culture :

Plus tôt dans sa carrière, Vogl a beaucoup travaillé sur les rapports entre les formes littéraires et les régimes de savoir, notamment à travers Goethe ou la littérature du XVIIIe et XIXe siècle.

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Kapital und Ressentiment (2021) : contenu et thèse principale

Dans Kapital und Ressentiment. Eine kurze Theorie der Gegenwart (Capital et ressentiment. Une brève théorie du présent), Vogl analyse comment le capitalisme numérique a transformé les modes de production, d’information et surtout de pouvoir.

Principaux axes du livre :

Un nouveau régime de pouvoir : le "pouvoir informationnel"

Vogl y identifie l’émergence d’un pouvoir transnational basé sur la collecte massive de données, la modélisation algorithmique du comportement humain et le ciblage informationnel.

Il parle d’un pouvoir qui ne passe plus par la souveraineté de l’État mais par des formes de gouvernementalité algorithmique, notamment exercée par les grandes entreprises technologiques (GAFAM, etc.).

L’économie de l’attention et la manipulation des affects

L’ère numérique, selon Vogl, n’est pas simplement marquée par l’information, mais par la gestion de l’affect, en particulier du ressentiment.

Les plateformes numériques exploitent ce ressentiment pour générer de l’engagement : radicalisation des opinions, polarisation, haine, colère… Ces affects deviennent des ressources économiques.

Une critique du néolibéralisme tardif

Il montre que nous sommes passés d’un néolibéralisme basé sur le marché et l’individu rationnel à un néolibéralisme technologique où l’individu est profilé, influencé, dirigé, sans toujours en avoir conscience.

Position politique et idéologique de Joseph Vogl

Joseph Vogl n’est pas un militant au sens traditionnel, mais son travail s’inscrit clairement dans une critique radicale du capitalisme contemporain et de ses effets sur les sociétés démocratiques.

Il est souvent comparé à des penseurs comme Michel Foucault, Giorgio Agamben, Byung-Chul Han ou Wendy Brown : une veine critique qui interroge les conditions de possibilité de la souveraineté, de la liberté et de la rationalité dans un monde gouverné par des logiques de marché.

Il ne propose pas de programme politique explicite, mais dénaturalise les discours dominants en révélant leur substrat idéologique.

On pourrait dire qu’il occupe une position post-marxiste, ou néo-foucaldienne, critique envers les promesses non tenues de la modernité libérale, et attentif aux mutations profondes du pouvoir dans l’ère numérique.

Pour résumer :

Joseph Vogl est un penseur critique majeur de l’économie et du pouvoir à l’ère numérique.

Il explore comment les nouveaux régimes de pouvoir s'exercent au-delà des États, à travers les données, les algorithmes, les plateformes.

Dans Kapital und Ressentiment, il montre comment le ressentiment devient une force structurante du capitalisme digital.

Politiquement, il est proche d’une critique radicale des logiques néolibérales, sans être engagé dans un cadre partisan.

Si vous pouviez nous mettre cette oeuvre de Vogl en perspective avec d'autres penseurs ou philosophes, cela nous conviendrait. Aussi, nous serions très heureux si vous pouviez quelque peu préciser ce qu'il entend, sur base d'une étude de l'oeuvre poétique de Goethe, par "rapport entre formes littéraires et régimes de savoir", notamment dans le cadre du 19ème siècle allemand?

Ce sont là deux dimensions fondamentales de l’œuvre de Vogl : d’un côté, sa critique contemporaine du pouvoir à l’ère numérique, et de l’autre, sa généalogie des régimes de savoir en lien avec la littérature, notamment chez Goethe. Et l’une n’est pas étrangère à l’autre : chez Vogl, la forme littéraire n’est jamais neutre, elle participe à la configuration historique d’un régime de rationalité, d’un rapport au monde, voire d’un mode de gouvernementalité.

1. Mise en perspective de Kapital und Ressentiment

Vogl s’inscrit dans un champ intellectuel critique large, qu’on pourrait qualifier de généalogie du capitalisme numérique. Voici quelques rapprochements féconds :

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Michel Foucault

Vogl reprend (sans toujours le dire explicitement) la notion de gouvernementalité développée par Foucault : l’idée que le pouvoir moderne ne s’exerce pas principalement par la violence ou la loi, mais par la production de savoirs, de normes, de comportements.

Là où Foucault étudiait l’économie politique classique, la psychiatrie, la biopolitique, Vogl prolonge la généalogie dans le champ des données, de l'information, de l'affect.

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Shoshana Zuboff – The Age of Surveillance Capitalism

Très proche thématiquement : Zuboff théorise le "capitalisme de surveillance" comme une nouvelle phase dans laquelle les comportements humains sont extraits, analysés, modélisés, non seulement pour prédire mais pour influencer les actions futures.

Là où Vogl insiste sur les affects (le "ressentiment") comme ressource, Zuboff parle de "rendement comportemental".

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Byung-Chul Han

Philosophe germano-coréen qui, comme Vogl, critique l’époque actuelle sous l’angle de ses pathologies affectives et sociales.

Dans La société de la transparence ou Psychopolitique, Han décrit une société où le contrôle ne passe plus par la répression, mais par l’incitation, la transparence, et l’auto-exposition.

Le "ressentiment" chez Vogl pourrait dialoguer avec la "positivité toxique" chez Han: deux formes d’affect mobilisées et instrumentalisées par le capitalisme tardif.

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Wendy Brown & les critiques du néolibéralisme

Dans Undoing the Demos, Brown montre comment la logique néolibérale transforme les sujets politiques en agents économiques, calculant chaque geste selon une logique de profit.

Vogl va plus loin : dans le capitalisme digital, il ne s’agit même plus d’un calcul rationnel, mais de profilage émotionnel et comportemental, hors de la conscience.

2. Vogl, Goethe et la poétique des savoirs

Avant d’être un théoricien du capitalisme, Vogl est un philologue formé à la littérature allemande classique. Son travail sur Goethe est fondateur pour comprendre sa méthode.

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Le projet : penser la littérature comme un lieu de production du savoir

Dans des ouvrages comme Kalkül und Leidenschaft (1998) ou Poetologien des Wissens (Poétiques du savoir), Vogl s’intéresse à la manière dont la littérature ne reflète pas simplement un savoir préexistant, mais met en scène des modes de connaissance, voire expérimente de nouvelles formes de rationalité.

Chez Goethe, il identifie une tension entre :

La passion et la raison, c’est-à-dire entre forces affectives et logiques formelles.

Le calcul et le vivant, par exemple dans les écrits scientifiques de Goethe, qui s’opposent à une logique purement mécaniste du monde.

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Goethe comme figure critique de la modernité scientifique

Goethe, notamment dans ses écrits sur la morphologie, propose une approche du vivant fondée sur la forme, la transformation, l'intuition — contre le réductionnisme analytique de la science naissante.

Vogl y voit une forme de contre-modèle épistémologique, où la littérature et la science ne sont pas séparées mais dialoguent dans une même recherche de compréhension du monde.

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Goethe et la figure du savant : le roman comme laboratoire de pouvoir

Dans Les Affinités électives, par exemple, Goethe applique un langage chimique (les "affinités") à des relations humaines — ce que Vogl lit comme une formalisation des passions, une tentative de mathématiser l’imprévisible.

Cette mise en forme des désirs humains n’est pas innocente : elle reflète une volonté de contrôle rationnel sur l’individu, annonçant des régimes de pouvoir modernes.

Le 19e siècle comme moment de bascule

Le 19e siècle allemand voit l’émergence d’une bureaucratie rationalisée, d’une science positiviste, de l’État-nation, etc.

Vogl montre que la littérature de cette époque participe à l’imagination politique de ces structures — elle est à la fois un miroir et un moteur de la rationalisation du monde (Max Weber n’est pas loin ici).

En résumé

Chez Vogl, l’histoire de la rationalité moderne est indissociable des formes littéraires. Il voit dans les œuvres de Goethe un moment clé où la pensée du vivant, du calcul, du pouvoir et de l’affect s’articulent.

Ce regard "généalogique" sur la modernité se prolonge dans sa critique du capitalisme digital, qui reprend les mêmes tensions, mais en les inscrivant dans des logiques techniques et globalisées.

Il est l’un des rares penseurs à faire le lien direct entre esthétique, économie, et pouvoir, dans une perspective longue, du romantisme allemand à la Silicon Valley.

Les différences et/ou accointances entre Vogl et des auteurs tels Benjamin et Adorno m'intéresse. Par ailleurs a-t-il évoqué ou non l'idée de Nietzsche d'une "transvaluation des valeurs"?

Joseph Vogl se situe à un carrefour intellectuel où l'on croise des noms comme Benjamin, Adorno, Nietzsche, Foucault, Heidegger, etc. Comparer son œuvre à celle de Benjamin et Adorno, et examiner ses rapports avec la pensée de Nietzsche, permet d’éclairer sa philosophie de la modernité et la manière singulière dont il articule pouvoir, savoir, littérature et économie.

Chacun de ces pôles interagit avec les autres. Par exemple :

La littérature est un laboratoire de formes qui préfigurent des formes de rationalité politique ou économique.

Le pouvoir ne se comprend plus uniquement par l’institution, mais par la circulation de savoirs, de récits, d’affects.

Le ressentiment n’est plus un symptôme psychologique mais une ressource économique et politique.

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Comparaison avec Benjamin et Adorno

Avec Walter Benjamin :

Affinités: Tous deux pensent historiquement. Benjamin dans une veine messianique et dialectique, Vogl dans une veine généalogique et critique.

L’idée que la technique transforme la perception, la politique, et la culture les rapproche (cf. Benjamin et l’art à l’ère de sa reproductibilité technique // Vogl et l’ère numérique).

Une attention aux formes culturelles mineures comme révélatrices de vérités historiques.

Différences : Benjamin reste très attaché à une philosophie de l’histoire messianique, où la rédemption est possible dans l’instant.

Vogl est plus foucaultien, sans horizon eschatologique ou salut: il étudie les formes de pouvoir sans promesse.

Avec Theodor W. Adorno :

Affinités : Critique de la rationalité instrumentale, de la réification, de l’aliénation dans les systèmes économiques et culturels.

Intérêt commun pour Goethe, mais dans une perspective différente: Adorno l’aborde dans sa critique de la culture bourgeoise, tandis que Vogl en fait un laboratoire épistémologique.

Différences : Adorno reste attaché à une dialectique négative, profondément imprégnée de marxisme hégélien.

Vogl, lui, se situe plutôt dans une logique post-marxiste et post-structuraliste, méfiant à l’égard des totalités dialectiques, et préférant des lectures discontinues, locales, archéologiques.

On pourrait dire que Vogl est une sorte d'héritier indiscipliné de la Théorie critique : il partage sa méfiance à l'égard de la raison capitaliste, mais adopte des outils foucaldiens, littéraires, et "poétologiques" pour la déconstruire.

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Vogl et Nietzsche : la transvaluation des valeurs

Vogl ne consacre pas d’ouvrage entier à Nietzsche, mais l’influence est là, diffuse, mais structurante, notamment sur deux plans :

  1. Le pouvoir et les affects

Nietzsche, dans La Généalogie de la morale, montre que les systèmes moraux sont des dispositifs de pouvoir intériorisés, fondés sur des affections négatives (culpabilité, ressentiment).

Chez Vogl, ce ressentiment devient une ressource exploitable par les régimes économiques numériques : ce n’est plus un simple symptôme de l’âme blessée, mais une donnée, une énergie sociale, voire une marchandise.

  1. La transvaluation des valeurs

Nietzsche appelait à une refondation des valeurs, au-delà du bien et du mal, contre la morale chrétienne de la faiblesse.

Vogl n’appelle pas à une transvaluation explicite, mais on peut dire qu’il diagnostique un processus involontaire de reconfiguration des valeurs dans l’ère numérique :

La vérité devient moins une fin qu’un effet de viralité.

La liberté devient un choix programmé par des algorithmes.

Le sujet rationnel devient un profil comportemental.

Ainsi, sans être nietzschéen au sens strict, Vogl s’inscrit dans une logique de généalogie critique, là où Nietzsche interrogeait les origines des valeurs, et Foucault leur sédimentation dans des dispositifs.

En résumé

Vogl partage avec Benjamin et Adorno une critique radicale de la modernité, mais en mobilisant des outils post-foucaldiens et en mettant l’accent sur le numérique, le ressentiment et l’information.

Il n’est pas un lecteur explicite de Nietzsche, mais il hérite de son intuition fondamentale : le pouvoir est inscrit dans les valeurs, les formes, les discours – et aujourd’hui, dans les algorithmes.

Sa spécificité : relier littérature, savoir et pouvoir, de Goethe à Google, en passant par les passions, les formes esthétiques et les infrastructures techniques.

En savoir plus sur les notions de "gouvernementalité algorithmique" et de "poétique des savoirs" nous conviendrait parfaitement.

Ces deux notions sont centrales pour comprendre l’originalité de la pensée de Joseph Vogl. Elles permettent d’articuler les nouvelles formes de pouvoir technologique et le rôle des récits, des formes littéraires ou culturelles dans la production de savoir. Elles peuvent sembler très différentes, mais chez Vogl, elles dialoguent intimement : la manière dont une société "raconte" le monde n’est jamais innocente — elle participe à sa gouvernance effective.

1. La gouvernementalité algorithmique

Origine du terme

La notion est un prolongement critique de la "gouvernementalité" chez Michel Foucault, c’est-à-dire :

"L’ensemble constitué par les institutions, les procédures, les analyses, les calculs, les tactiques qui permettent d’exercer une forme très spécifique de pouvoir : le gouvernement des conduites."

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Chez Foucault, la gouvernementalité moderne émerge à partir du XVIIIe siècle, avec l'État libéral : il ne s’agit plus de gouverner seulement par décret ou par force, mais par des mécanismes d’incitation, de régulation, de normalisation des comportements.

Vogl prolonge cette idée dans le monde post-légal, post-étatique, datafié et algorithmisé.

La gouvernementalité algorithmique, chez Vogl, se définit comme :

Un régime de pouvoir déterritorialisé fondé sur la collecte, le traitement et l'exploitation de données massives, qui permet de modéliser, prédire et orienter les comportements humains, souvent de manière préconsciente et sans intervention explicite d’un appareil d’État.

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Ses caractéristiques principales :

  1. a) Profilage comportemental

Chaque individu devient une matrice de données (géolocalisation, achats, réseaux, recherches…).

Ces données ne servent pas à "connaître" l’individu comme une personne morale ou politique, mais à anticiper ses actions, à le rediriger (via la publicité, l’interface, l’algorithme de recommandation).

  1. b) Pouvoir sans visage

Ce régime ne repose plus sur des figures visibles du pouvoir (roi, juge, bureaucrate) mais sur des architectures techniques, souvent opaques.

Ce pouvoir est dispersé, automatisé, intégré à l’environnement (smartphones, applis, plateformes, objets connectés).

  1. c) Économie de l'affect

Les plateformes optimisent l’engagement via des affects polarisants : indignation, peur, colère, ressentiment. L’algorithme "apprend" que l’indignation génère du clic.

Ainsi, le ressentiment devient une ressource économique, un carburant du capitalisme attentionnel.

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  1. d) Subversion de la rationalité

La figure classique du sujet rationnel autonome (hérité des Lumières) est supplantée par un sujet calculé, anticipé, nudgé, dans un environnement de micro-incitations invisibles.

En résumé :

Le pouvoir ne vous dit plus quoi faire : il prédit ce que vous allez faire, puis crée les conditions pour que cela se réalise — sans que vous sachiez qu’on vous a influencé.

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2. La poétique des savoirs

Ce concept est plus "littéraire", mais tout aussi crucial. Il s’agit d’un des apports les plus originaux de Vogl, notamment dans Poetologien des Wissens et Kalkül und Leidenschaft.

Qu’entend-on par "poétique des savoirs" ?

L’idée que les formes littéraires (romans, récits, styles, genres) ne se contentent pas de représenter un monde déjà connu, mais participent activement à la production des savoirs — y compris scientifiques, économiques, politiques.

Trois idées centrales :

  1. a) La forme fait savoir

Par exemple, un roman épistolaire ne transmet pas la même compréhension du monde qu’un roman réaliste à narrateur omniscient.

La forme narrative configure une perception du temps, de la causalité, de l’individualité, etc.

  1. b) La littérature comme lieu d’expérimentation

Goethe, Kleist, Büchner, mais aussi Kafka ou Musil, ne sont pas "des artistes qui expriment leur époque", mais des penseurs qui mettent en scène des configurations possibles du savoir, du droit, de la responsabilité, de la folie…

Chez Goethe, par exemple, Vogl étudie comment le langage scientifique s’infiltre dans la fiction (cf. Les Affinités électives) et modèle les affects.

  1. c) Les régimes de savoir sont historiques

La "science" n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui. La frontière entre science, fiction, et mythe a été mobile.

La poétique des savoirs étudie cette mobilité historique, en interrogeant les formes culturelles par lesquelles un monde devient pensable, dicible, représentable.

En quoi cela rejoint la gouvernementalité ?

    - La littérature préfigure souvent des dispositifs de pouvoir : Vogl montre comment certaines formes littéraires normalisent des comportements, des structures sociales (notamment dans la bourgeoisie naissante).

    - Inversement, aujourd’hui, les formes algorithmiques jouent le rôle qu’avait la littérature dans le passé : elles produisent des savoirs sociaux, structurent des subjectivités, modèlent la perception du réel.

Synthèse (en une phrase chacun)

Gouvernementalité algorithmique : régime de pouvoir technologique où les comportements sont orientés par la donnée et l’algorithme, souvent sans conscience ni consentement.

Poétique des savoirs : étude des formes culturelles et littéraires comme producteurs historiques de rationalité, de normativité et de savoir.

mercredi, 14 mai 2025

Marxiens, oui. Marxistes, non

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Marxiens, oui. Marxistes, non

par Alessio Mannino

Source :  https://www.ariannaeditrice.it/articoli/marxiani-si-marxi... 

Le 5 mai 1818 naissait à Trèves ce penseur brillant, profond, infatigable, fiévreux, utopiste malgré lui, politiquement autoritaire et philosophiquement incontournable qu'était Karl Marx. Il existe d'innombrables bibliothèques sur sa biographie et son œuvre, et il ne s'agit pas ici de se lancer dans une nouvelle interprétation fantaisiste (nous ne sommes d'ailleurs pas dignes d'en formuler une nouvelle). Mais l'occasion, qui nous est donnée ici, nous donne le droit de mettre un point final à son actualité, du moins à mon avis: le marxisme reste une pensée vivante et fertile en tant que méthode analytique, alors qu'il est gangréné de l'intérieur et devenu inutile en tant que conception palingénésique. C'est une idée qui a toujours été hérétique dans le camp marxiste (le premier à l'avoir formellement théorisée fut l'Allemand Karl Korsch, il y a cent ans, une sorte d'anti-Lukacs, qui a fini dans l'oubli précisément parce qu'il était un pestiféré et un réprouvé). Mais la thèse reste la même. D'autant plus aujourd'hui, après les échecs pratiques du communisme tel qu'il a été appliqué, où l'on peut, et même, d'après moi, l'on doit se dire marxien mais non pas marxiste.

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Marx, comme on le sait, est un élève rebelle de Hegel. Le philosophe prussien, dans son article de 1802 intitulé « La Constitution de l'Allemagne », définit l'esprit bourgeois comme relevant d'une « préoccupation constante » pour la propriété. Le bourgeois est avant tout un individu angoissé. Quelques années plus tard, dans son opus majeur, la Phénoménologie de l'esprit, il formule sa fameuse conception du travail comme devoir d'émancipation, « discipline de service et d'obéissance » sans laquelle la peur de la mort, propre à l'être humain, « reste intérieure », polluant la conscience qui, dès lors, « ne devient pas conscience elle-même ». Pour Hegel, et même les pierres le savent, ce qui constitue l'histoire humaine est le processus dialectique de l'autoconscience progressive de l'Esprit. Marx, dans son objectif de « remettre la dialectique hégélienne sur pied », a substitué la matière à l'Esprit (c'est cela le matérialisme historique), tout en maintenant l'aspiration au progrès, à l'amélioration et à l'humanisation, qui, selon lui, étaient entravés par les structures sociales oppressives, dominées à l'époque par la bourgeoisie. C'est-à-dire par le bourgeois dévoué à ses affaires plutôt que, comme le prolétaire, à l'émancipation de l'humanité entière, laquelle serait même, un jour, libérée du travail en tant que tel, grâce au communisme (« de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »).

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Comme l'a souligné Simone Weil dans ses fulgurantes Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale, Marx attribuait en effet au rêve révolutionnaire la tâche de libérer « non pas les hommes, mais les forces productives ».  L'attention de Marx s'est progressivement déplacée de l'homme concret vers la production: ce n'est pas un hasard si le concept d'aliénation (la perte d'humanité de l'homme en tant qu'esclave de la machine capitaliste), si central et significatif pour la postérité, c'est-à-dire pour nous, n'est pas développé par le Marx de la maturité, qui laisse plutôt inachevée l'imposante cathédrale théorique qu'est le Capital.

L'image de la société communiste reste vague, essentiellement identifiée à l'extinction de l'État. Ce dernier est remplacé par une organisation sociale calquée sur le régime hyper-rationnel de la grande entreprise, que Friedrich Engels résume ainsi : « du gouvernement des hommes à l'administration des choses ». Une immense étendue de communautés qui tendent à se pacifier dans la mesure où elles sont régies par des principes, dirions-nous aujourd'hui, de rationalisation des ressources, visant au développement maximal de la productivité. Disons-le tout net : un cauchemar, plutôt qu'un rêve.

En effet, Weil a toujours observé que la limite macroscopique de Marx consistait dans le fait que son anticapitalisme « s'accordait profondément avec le courant général du capitalisme ». C'est-à-dire la mécanisation, la concentration, la managérialisation, tout le système d'asservissement que l'on verrait à l'œuvre dans le fordisme-taylorisme américain. En un mot : le productivisme, qui se traduit aujourd'hui par le dogme de la croissance économique infinie. Une exigence purement machinique, un automatisme de système, un article de foi rationnel, anxiogène, disciplinaire et aliénant vis-à-vis de tout. Mais rien de raisonnable et d'humain, absolument rien, ne s'y manifeste.

La part fallacieuse du philosophe barbu de Trèves ne réside donc pas tant dans la prédiction erronée de la baisse tendancielle du taux de profit, que dans la vision eschatologique de fin des temps d'un règne futuriste et saturnien, débarrassé de la pénibilité du travail et de l'âpreté des conflits.

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C'est pourquoi le marxisme, entendu comme pensée systématique, n'a plus grand-chose à nous dire, après le 20ème siècle: non pas parce que le capitalisme a battu en efficacité et en efficience les expériences du communisme tel qu'il a été réalisé, mais avant tout à cause de la déshumanisation qu'il portait dans son ADN, et dans laquelle toute tentative de poursuite d'un idéal abstrait et réductricement rationaliste finit invariablement par se déverser. C'est un fait établi: la poursuite aveugle du bonheur collectif conduit à la persécution aveugle et au malheur chronique des individus, pris dans leurs interactions, leurs relations et leurs rapports sociaux. Dans leur vie, en somme. Méfions-nous donc de ceux qui imprègnent encore les révolutionnarismes d'une saveur messianique, introduisant dans leur militantisme trop de transcendance et d'actes de foi. La révolution est possible, mais pour retourner le conflit en faveur des aliénés selon la justice. Pas pour le supprimer, ce qui est humainement impossible et indésirable. Ici, le républicain, qui est aussi précisément conflictualiste, Machiavel, peut servir d'excellent antidote (ce n'est pas pour rien que Machiavel, cette pierre angulaire qui va bien au-delà du machiavélisme maniéré, est un auteur totalement ignoré par Marx).

En quoi Marx reste-t-il non seulement utile, mais indispensable ? Dans le diagnostic de la maladie capitaliste (un terme, bien sûr, qu'il n'aurait pas utilisé, nous l'utilisons pour indiquer toute la difformité et l'insalubrité dont est victime la condition psychophysique, aussi bien que politique, de l'homme-animal: une aliénation, en fait, selon moi, qui est comparable à bien des égards à l'inévitable fléau du nihilisme, diagnostiqué plutôt par Nietzsche).

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Dans la mise en évidence de la nature de l'argent, qui provoque un manque inhumain d'empathie en étouffant à la racine le besoin naturel de communauté (« l'indifférence », dit Marx). Dans le chapitre III de la prophétie que constitue le Capital, celle-ci ponctuellement réalisée, est l'« aristocratie financière » qui étendra sa domination au monde entier. Enfin, même s'il est banal de le souligner, dans la subordination lucide de tout jugement à l'examen rigoureux des forces en présence à un moment historique donné, afin de relier les superstructures idéologiques aux structures de pouvoir sous-jacentes (sans tomber pour autant dans un économisme puéril - erreur dans laquelle, contrairement à certains de ses épigones, Marx n'est jamais tombé). Marx est donc toujours vivant. Le marxisme, beaucoup moins. D'ailleurs, malgré le maniement despotique et férocement polémique qui caractérisait le Marx politique actif dans le mouvement ouvrier, c'est lui-même qui disait, selon un témoignage d'Engels, que « ce qui est certain, c'est que je ne suis pas marxiste ». Deux siècles plus tard, nous pouvons d'autant plus nous permettre de ne pas l'être.

mardi, 13 mai 2025

Economie verte et écologisme néolibéral

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Economie verte et écologisme néolibéral

Diego Fusaro

Source: https://posmodernia.com/business-ecologico-el-ambientalis...

Il existe un paradoxe apparent lié à la question de l'apocalypse environnementale qu'il convient d'aborder : le logo dominant dans le cadre du technocapitalisme du nouveau millénaire non seulement ne reste pas silencieux face au dilemme de la catastrophe imminente, mais l'élève au rang d'objet d'une prolifération discursive hypertrophique. L'urgence environnementale et climatique est, à juste titre, l'un des sujets les plus soulignés et les plus discutés dans l'ordre actuel du discours.

Cela semble, à première vue, une contradiction dans les termes, si l'on considère que poser ce dilemme revient à énoncer la contradiction même du capital, qui est son fondement. Ne serait-il pas plus cohérent avec l'ordre technocapitaliste d'occulter - ou du moins de marginaliser - cette question problématique, d'une manière similaire à ce qui se passe avec la question socio-économique du classisme et de l'exploitation du travail, rigoureusement exclue du discours public et de l'action politique ?

Affirmer que, contrairement au problème de l'exploitation du travail (qui reste largement invisible et qui, de toute façon, peut être facilement éludé par le discours dominant), la question environnementale est claire et évidente aux yeux de tous, oculos omnium, et que, par conséquent, il serait impossible de l'éviter comme si elle n'existait pas, revient à faire une affirmation vraie mais, en même temps, insuffisante: une affirmation qui, en outre, n'expliquerait pas les raisons pour lesquelles le discours dominant non seulement aborde ouvertement la question, en la reconnaissant dans sa pleine réalité, mais tend même à l'amplifier et à la transformer en une urgence et en une véritable urgence planétaire.

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La thèse que nous entendons soutenir à cet égard est qu'il existe une différence notable entre la question environnementale et la question socio-économique (que Marx appellerait, sans périphrase et à juste titre, « lutte des classes »). Cette dernière ne peut en aucun cas être « normalisée » et métabolisée par l'ordre technocapitaliste qui, en fait, opère de telle sorte qu'elle n'est même, tendanciellement, jamais mentionnée (ni, ça va sans dire  par les forces du camp gauche de la politique, depuis longtemps redéfini comme gauche néolibérale ou, mieux encore, « sinistrash » - gauche poubelle). Margaret Thacher, quant à elle, avait déjà ostracisé le concept même de classe sociale, le qualifiant de vestige inutile et pernicieux du communisme (selon ses propres termes : « la classe est un concept communiste. Il sépare les gens en groupes comme s'il s'agissait de parcelles et les monte ensuite les uns contre les autres").

978881717846HIG.pngComme nous l'avons montré plus en détail dans notre étude Démophobie (2023), les droits sociaux sont remplacés dans l'ordre discursif et dans l'action politique par des « droits arc-en-ciel », c'est-à-dire par ces caprices de consommateurs qui, en plus de permettre de détourner le regard du conflit de classe, sont intrinsèquement fonctionnels à la logique néolibérale d'expansion de la marchandisation du monde de la vie. Et les forces politiques sont toutes réorganisées à l'extrême centre de la grosse Koalition néolibérale, apparaissant de plus en plus comme des articulations du parti unique du turbo-capital qui élève le fanatisme économique et le classisme, l'impérialisme et l'aliénation à un destin inéluctable et à un horizon exclusif (il n'y a pas d'alternative).

Contrairement à la question socio-économique, la question environnementale peut être métabolisée et - littéralement - rentabilisée par l'ordre technocapitaliste pour de multiples raisons. Précisons toutefois que l'ordre discursif néolibéral affronte et, en fait, amplifie la question environnementale et climatique dans l'acte même par lequel il la déclare abordable et résoluble mais toujours et seulement dans le cadre du technocapitalisme, neutralisant a priori la pensabilité de toute arrière-pensée ennoblissante éloignée de la prose de la réification du marché et de la Technique. Et c'est en fonction de cette clé herméneutique que s'explique l'intensification discursive néolibérale de l'urgence climatique et environnementale, toujours caractérisée par l'occultation de la matrice capitaliste des désastres.

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Bien canalisée dans les rails de la mondialisation néolibérale, la question environnementale peut jouer, pour l'ordre dominant, le rôle d'une fonction efficace de défocalisation du regard sur la question socio-économique, le classisme, l'exploitation et l'impérialisme. Pour comprendre cet usage apotropaïque dans toutes ses implications, on peut par exemple se référer au rapport de 1991 intitulé La première révolution mondiale, publié par le « Club de Rome », une association fondée en 1968 par l'homme d'affaires Aurelio Peccei, le scientifique écossais Alexander King et le turbo-capitaliste milliardaire David Rockefeller : une entité que l'on peut à juste titre classer parmi les nombreux think tanks (du Cato Institute à la Heritage Foundation, de l'Adam Smith Institute à l'Institute of Economic Affairs) au service de l'ordre dominant, auquel ils apportent une caution idéologique.

Ainsi, on peut lire dans le rapport de 1991 : « Dans la recherche d'un nouvel ennemi qui pourrait nous unir, nous avons trouvé l'idée que la pollution, la menace du réchauffement climatique, la pénurie d'eau potable, la faim et d'autres choses du même genre serviraient notre objectif ». En somme, la question verte doit être habilement identifiée comme une contradiction fondamentale et un « ennemi commun » capable de nous unir ("un nouvel ennemi pour nous unir") dans une bataille qui, d'une part, détourne le regard du conflit entre le Serviteur et le Seigneur et, d'autre part, conduit le premier à adhérer à nouveau à l'agenda du second, notamment aux nouvelles voies du capitalisme écologique telles qu'elles seront sculptées dans les années à venir.

Le rapport du Club de Rome peut être accompagné d'un autre document datant de deux ans plus tôt qui, malgré les différences de nuances et d'intensité des approches, propose un schéma de pensée convergent. Il s'agit d'un discours prononcé par Margaret Thatcher le 8 novembre 1989 devant l'Assemblée générale des Nations Unies. Il est animé, entre les lignes, par la volonté d'identifier un nouvel « ennemi commun » pour remplacer le « socialisme réel », déjà en déclin (il est significatif que le discours de la Dame de fer ait eu lieu à la veille de la chute du mur de Berlin). Et que, par conséquent, il peut être assumé comme le nouveau défi global au capitalisme, en impliquant tout le monde dans son projet. Selon Thatcher, « de tous les défis auxquels la communauté mondiale a été confrontée au cours de ces quatre années, l'un d'entre eux est devenu plus évident que tous les autres, à la fois en termes d'urgence et d'importance : je veux parler de la menace qui pèse sur notre environnement mondial ».

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Le sermon de la Dame de fer est parfois encore plus symptomatique du nouvel esprit du temps que le rapport du « Club de Rome », en particulier dans son insistance sur la nécessité de traiter la question environnementale sans renoncer à l'impératif de croissance, préservant ainsi le capitalisme sous une forme éco-durable tout en se consacrant à la croissance économique. Pour reprendre les termes de Thatcher, « nous devons faire ce qu'il faut sur le plan économique. Cela signifie que nous devons d'abord avoir une croissance économique continue afin de générer la richesse nécessaire pour payer la protection de l'environnement ». L'astuce - une constante dans l'ordre du discours néolibéral - consiste à dénoncer le problème environnemental, en accompagnant immédiatement la dénonciation de la reconnaissance que la croissance, le développement et les auri sacra fames - la faim d'or maudite - du capital ne sont pas la cause, mais la solution possible : « nous devons résister à la tendance simpliste de blâmer l'industrie multinationale moderne pour les dommages causés à l'environnement. Loin d'être les méchants, ce sont eux sur qui nous comptons pour enquêter et trouver des solutions ».

Ainsi, suivant le discours de Thatcher, qui résume le nouvel esprit du capitalisme vert in statu nascendi - en phase d'émergence - la critique du capitalisme comme cause de la destruction de l'environnement (en un mot, l'environnementalisme socialiste) serait une « tendance simpliste », du fait que les industries multinationales, « loin d'être les méchants », sont les agents qui peuvent mener les recherches et trouver les solutions au dilemme. Cependant, le non sequitur dans lequel la réflexion de Thatcher, et avec elle, la raison d'être néolibérale elle-même, s'enlisent est que, même à supposer que les entreprises multinationales puissent trouver la solution, cela ne peut servir d'alibi à leur responsabilité dans la genèse de la tragédie, comme semble l'indiquer le passage cité plus haut. Et, de toute façon, comme nous essaierons de le montrer, les « solutions » recherchées et trouvées par l'industrie multinationale moderne évoluent toujours sur la base de l'acceptation (et de la reproduction perpétuelle) de la contradiction qui génère le problème.

Par conséquent, l'ordre hégémonique admet et même encourage le discours sur la catastrophe, tant qu'il est invariablement articulé dans les périmètres du cosmos technocapitaliste, supposé comme un a priori historique non modifiable ou, en tout cas, comme le meilleur système possible à la fois parmi ceux qui ont déjà existé et parmi ceux qui pourraient éventuellement exister en tant qu'alternative.

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L'évocation constante de la catastrophe climatique et l'exigence d'y remédier sont donc permises et d'ailleurs constamment induites, à condition que les recettes et les solutions soient administrées par la logique du profit et le maintien de la forme valeur comme fondement du système de production.

Enfin, si l'environnementalisme néolibéral est ouvertement promu et pratiqué par les modèles politiques de l'Occident - ou, plus précisément, de l'Ouest -, l'environnementalisme socialiste est découragé et diabolisé, soit sur la base de ce que Fisher a défini comme le « réalisme capitaliste » (selon lequel il n'y aurait pas d'alternatives à ce qui existe), soit sur la base de la stigmatisation de la passion utopique et anti-adaptative, idéologiquement assumée comme prémisse à la violence et au retour des atrocités du 20ème siècle.

En d'autres termes, le turbo-capitalisme pose et débat la question de l'apocalypse verte en se présentant comme la solution et non comme l'origine du problème: ainsi, tout en cultivant les causes de la catastrophe, il se propose de travailler sur les effets, dans une perspective qui, de surcroît, est fonctionnelle à la préservation de la logique du capitalisme lui-même. Il va sans dire qu'affronter le dilemme environnemental en restant sur le terrain du technocapitalisme signifie, dans la meilleure des hypothèses, ne pas le résoudre et, dans la pire (comme nous pensons que c'est effectivement le cas), renforcer encore les bases de la catastrophe.

En particulier, nous tenterons de montrer comment, sous la forme de l'environnementalisme néolibéral, le discours turbo-capitaliste sur l'apocalypse verte tente, d'une part, de moduler les stratégies de résolution de la catastrophe qui, présupposant l'ordre technocapitaliste et son maintien, sont toutes vouées à l'échec et, d'autre part, de neutraliser préventivement la viabilité de l'option de l'environnementalisme socialiste. Sans exagérer, si le logo hégémonique s'approprie le discours environnemental, c'est en raison de sa volonté de le sortir du camp socialiste pour le ramener - et donc le « normaliser » - sur le terrain néolibéral, plutôt qu'en raison de sa volonté réelle de remédier au cataclysme qui s'annonce. D'autre part, pour les porte-drapeaux du fanatisme techno-économique - pour paraphraser Jameson - il est plus facile et moins douloureux d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme.

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L'hypertrophie discursive de la question environnementale à l'ère néolibérale s'explique par trois raisons principales, qui seront examinées ci-dessous : (a) la transformation de l'urgence environnementale elle-même en une source d'extraction de la plus-value, qui se produit surtout en vertu du système manipulateur de l'économie verte et de ses « sources renouvelables » d'affaires ; (b) le brouillage du regard par rapport au conflit socio-économique (qui, comme on l'a rappelé, ne peut être incorporé et normalisé dans l'ordre technocapitaliste, contrairement à la question environnementale) ; (c) la fabrique de la crise et le gouvernement de l'économie de marché, qui sont les principaux responsables de l'hypertrophie discursive de la question environnementale à l'ère néolibérale ; c) la fabrique de la crise et l'utilisation gouvernementale de l'urgence, sous la forme d'un « Léviathan vert » qui utilise la crise elle-même comme ars regendi - l'art de gouverner - pour consolider, optimiser et étendre la domination technocapitaliste sur la vie.

Sur la base de ces hypothèses, l'économie verte peut être comprise à juste titre comme la solution que la raison néolibérale propose pour la question environnementale, dans une tentative non pas tant de sauver la planète (et avec elle, la vie) du capitalisme, mais de sauver le capitalisme lui-même des impacts environnementaux et climatiques. En d'autres termes, l'économie verte aspire à garantir que le capital puisse, de quelque manière que ce soit, surmonter sa contradiction intrinsèque qui se traduit par l'épuisement des ressources et la neutralisation du « remplacement organique » de la mémoire marxienne : pour rendre cela possible, le punctum quaestionis - l'état de la question - conduit à la redéfinition du capitalisme lui-même, selon une nouvelle configuration verte, qui lui permet de poursuivre la valorisation de la valeur, en évitant la récession et en reportant dans le temps l'éclatement de la contradiction.

Les élites turbo-financières apatrides s'approprient les revendications écologistes croissantes, nées dans les années 1970 et devenues de plus en plus solides, et les détournent vers les circuits de l'économie verte, en cohérence avec laquelle la limite environnementale doit être perçue non pas comme un obstacle au développement, mais comme une opportunité de profit sans précédent, comme un moteur de croissance renouvelé et comme le fondement d'un nouveau cycle d'accumulation.

L'erreur qui est à la base de l'« économie verte » et, plus généralement, de l'environnementalisme néolibéral dans toutes ses extra-inspections, peut être facilement identifiée dans la conviction générale que la contradiction ne réside pas dans le capitalisme en tant que tel, mais dans son fonctionnement, encore insuffisamment calibré pour trouver un équilibre avec la nature.

En somme, le capitalisme est perçu comme la thérapie d'un mal qui, tout au plus, peut être compris comme la conséquence d'une application encore perfectible du capitalisme lui-même. Il va sans dire que ce qui échappe à la raison d'être néolibérale, c'est que, comme Marx et Heidegger l'ont montré - bien que sur des bases différentes - c'est le fondement même du technocapitalisme qui consomme les entités dans leur totalité et conduit à l'épuisement de la nature.

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En bref, le capitalisme n'est pas malade, comme les hérauts de l'économie verte et de l'environnementalisme néolibéral semblent vouloir le suggérer : il est la maladie. Il ne s'agit donc pas de guérir le capitalisme, mais de guérir l'humanité et la planète du capitalisme. Cela signifie que ni la justice sociale ni même un véritable environnementalisme ne peuvent exister sans l'anticapitalisme. Prétendre guérir le capitalisme signifie seulement perpétuer, sous de nouvelles formes, le système d'oppression de l'homme et de la nature par l'homme.

La dévastation de l'environnement et le changement climatique générés à son image par le technocapital (heideggérien dans son « oubli de l'Être » et sa volonté de puissance de croissance démesurée) deviennent, grâce à l'économie verte, un phénomène par lequel la ruse de la raison capitaliste (comme nous pourrions aussi l'appeler, en empruntant la formule hégélienne), se trompe elle-même en croyant pouvoir résoudre la contradiction, désormais indéniable parce qu'attestée par les données scientifiques et l'expérience quotidienne.

En d'autres termes, puisque la contradiction est réelle et évidente, et que ses effets désastreux tendent à se manifester dès le temps présent, l'ordre libéral s'emploie à la résoudre par des méthodes qui ne remettent pas en cause l'ordre capitaliste lui-même et qui, de surcroît, permettent de le maintenir et même de le renforcer.

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Selon la ligne théorico-pratique ouverte par le « Rapport Stern » (2006), l'économie verte conçoit de nouvelles sources de profit qui, sans affecter réellement le processus de production, ont simplement - ou semblent avoir - moins d'impact sur l'environnement et le climat. En substance, ils recommandent que nous fassions simplement ce que nous faisons déjà, mais d'une manière verte. Ainsi, non seulement le capitalisme se trompe lui-même (et nous trompe) en prétendant avoir trouvé la solution à la catastrophe environnementale dont il a été l'un des principaux responsables, mais il se revitalise et revitalise sa propre logique en modifiant les hypothèses du mode de production et en conquérant de nouveaux marchés, en inventant de nouvelles stratégies et en encourageant la consommation de nouvelles marchandises « éco-durables ».

vendredi, 09 mai 2025

Michel Maffesoli, le penseur du primordial et de l’extinction du secondaire

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Michel Maffesoli, le penseur du primordial et de l’extinction du secondaire

François Mannaz

Le professeur Michel Maffesoli vient de publier ses mémoires. Le fringant penseur octogénaire de frapper dans le marbre ce qu’il pense et ce que penser veut dire. Façon pour lui de caboter dans l’anamnèse de ses rencontres et l’anabase de ses nombreux travaux : il écrit « chemin de pensée ». D’île en île, de penseurs en penseurs, d’ouvrages en ouvrages. Du dépucelage théorique et situationniste par Guy Debord à l’ithyphallie de l’histoire invisible, du sens commun des essences et des dieux contre les mutations par les instances, voilà la tessiture de cette "autobiographie intellectuelle". Elle coiffe la pensée multimodale de ce grand sage.

L’ouvrage impressionne. Dans son style inimitable, Michel Maffesoli paraît batifoler, caboter, romancer, vouloir dire et écrire un peu, juste claquer le mot juste.  Ne nous y trompons pas. La légèreté du style est feinte, ruse du sage qui distille sa grammaire comme de l’eau -de-vie: le lecteur boit la tasse. Le dur de la pensée est porphyre; la pensée est porphyreumique. Elle mérite "Apologie".

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Quel magnifique logbook. On y rencontre plein de monde (l’annuaire est à lire dans l’index nominum à l’arrière du livre ): amis et ennemis, Maîtres et disciples, étudiants innombrables et quelques gredins. Au centre, Madame Hélène Strohl , l’épouse à la ville et le sparring partner permamatriarchique ; elle  est présente dans tous les chapitres , donc à tous les étages de sa carrière solaire. En têtes de gondole: Julien Freund et Gilbert Durand, Carl Schmitt et Martin Heidegger, puis les autres pointures. Pictures at an exhibition !

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Pierre Simon Ballanche opinait que « la vieillesse est l’âge des résumés ». Avec notre ami le feu d’artifices est partout. « L’authentique autorité, auctoritas, consiste à faire croître », non à faire croire. Et l’on apprend que l’homme a "la manie de l’ordre et du ménage". C’est à ce régime que l’on reconnaît le maître: il ordonne sa domus, orne -mental- Iise son quotidien, esthétise son habitus. Il peut donc parler en sage et dicter l’accord avec le cosmos. Le gouverner même. Lisons.

D’emblée il fait savoir: « je ne suis pas politique ». Point de politique politicienne ou "politisme". Mais métapolitique. Il n’est pas de l’ordre de l’éphémère ni du toc. Il n’a que faire de la vérité et lui préfère le vraisemblable, le probable et le bon combat. Il n’est donc pas bocalisable par ses ennemis. Ni ancilarisable au conformisme de la plate conformance. C’est un réfractaire qui aura étudié la théologie et un frondeur qui se sera ripé à Martin Heidegger et à Gilbert Durand. Il ne veut entrer dans aucune case mais coche toutes les cases de l’acuité, de la pensée vive, de la gaillardise. Il conchie « les universitaires de série B », les rentiers de la république, les perroquets de « La science ». Il est définitivement hors la meute... des hyènes du trotzkhygiénisme, de la correction théologique, du politiquement correct ou de l’inquisition de la domination cacocratique.

41104XGAYSL._SX195_-323710170.jpgMichel Maffesoli est au réel, rien qu’au réel, tout au réel ! Le vivant; le bios; la vie. Sa métapolitique en devient bien érotique. Percluse à l’Éros. Savoureuse.

Comme le rock progressif, il vit au présent, pense l’avenir en fonction du passé et musique bellement en spirale. L’air qu’il joue, il le joue avec synthétiseurs. Il ose tout, pense tout, et récite sa vie en langage chiffré. Il nomme cela la "philosophie progressive". Elle se veut "de travers" et de traverse. Mais au vrai, lui, il se joue, il ruse et s’amuse. Le gars du Sud monté dans le Nord demeure dans l’autochtonie latine de l’enracinement dynamique. Là il joue à Dionysos ou à Janus bifrons, bi- facial, le conflit pour, dans, parce que. Gare: il ne joue pas ce qu’il n’est pas ! Parce qu’il est aussi père et grand-père.

 C’est un nouveau « révolutionnaire conservateur » : le rebelle sait que les dogmes vont tomber, le régime de l’exception avecque, la metathéologie même s’est fixée son obsolescence programmée . Il est grand temps d’actualiser la liste d’Armin Mohler, et d’inscrire l’homme au grand tableau de la Konservative Revolution !

Michel Maffesoli aime le conflit, la dispute, la contradiction. Son océanie mentale est l’hétérodoxie: jouer avec le feu, incendier, ignifier! La pensée calculante lui fait horreur. Il est actuel parce qu’attentif; profond parce qu’il sait humer ce qui vaut et pèse: l’essentiel. Il scrute le quotidien de la chute du futur vieux monde et la mutation dans l’ancien nouveau monde. À l’inverse de Gramsci, il sait à quoi chacun d’eux ressemble. Aussi choisira-t-il Athènes et Rome, pas la Cabbale. Ni la cabale des lumières clignotantes devenues des ténèbres.

Le lieu fait lien, ne laisse de nous dire le natif de Graissessac. L’espace fait la tribu: ceux qui vont ensemble s’assemblent et habitent l’espace en soi du chez soi. L’espace c’est les racines, le sol et le sur-sol ; la terre, l’air qui veut l’ère, le chemin qui veut le quelque part. Le devenir dans le vagabondage initiatique et la passion de la vie ,le plaisir et l’élan vital en plus. Apollon et Dionysos. L’énergie spirituelle et les impulsions des sentiments. Maffesoli culte le germinal. Il sait débusquer la vitalité, dénicher la germinalité, adouber l’érotique en vertu.

9782710309949-fr-300-3330746622.jpgL’acmé de la sagesse est dans le peuple, jamais chez les clercs. La cléricature, c’est le système secondaire. Le secondaire c’est la non-essence, le totalement étranger à la vie. Le clerc est celui qui se sépare du commun du peuple, mais ose prétendre à savoir à sa place ce qui lui convient. « Le peuple est détenteur d’une sagesse spécifique qui, entée sur la Tradition, est une richesse des plus prospectives. Connaissance ordinaire… interdisant aux élites d’avoir raison contre tout le monde » écrit-il magnifiquement. Les petits princes passent, les peuples restent. Les premiers n’ont qu’un rendez-vous avec le temps; les seconds ont l’espace pour eux. Ergo, le temps peut devenir espace, territoire, terroir. Climat surtout diront les amateurs de vin.

La religion du maître est le culte au vouloir vivre irrépressible, à la force vitale, au primordial. Sa piété est questionnement du primordial contre le secondaire. Il faudrait ajouter "dans le secondaire". Car le secondaire est partout. Tout devient secondaire dans le secondaire (y compris l’hominidé à qui on a promis qu’il serait comme un dieu). Il est la situation. On le dit même civilisation. Mais pour Maffesoli c’est catabase. Les instances ne tiennent pas le coup, ne valent pas le coup, il leur coupe le cou.

9782262029944-475x500-1-3747480568.jpgL’âge axial s’étiole en conformisme violent et en dictature de l’angélinat: rabies theologica, rage bourdivine et successeurs. Maffesoli veut désobstructionner l’expérimentation théologique et «revenir à l’expérience originale». Maffesoli ne peut donc en être, de la «modernité». C’est cela un sage: intemporel, atemporel, du toujours là.

Sa matrie est la « Tradition », primordiale il va sans dire, rien d’autre. Tradition, c’est les racines cachées, c’est les origines, c’est les sentiments, c’est la sensibilité, c’est les archétypes, c’est l’imaginaire, c’est le Mythe. Récusée, la théologie protestante rivée au matthews effect saturé par K. R. Merton.

L’inquiétude va à l’arraisonnement et à la dévastation par les instances (le technique, la cyberculture, le juridique). Il est d’équerre avec Heidegger. Le primordial est à trouver au fond à gauche de la palingénésie (au sens de «réactionnaire de gauche» selon la devise de Julien Freund). "Archaïque, ce qui est premier, fondamental, c’est tout ce qui compte". Être original, c’est rester relié à l’origine. Michel Maffesoli est assoiffé de l’"original originel". Le natif, le situé, le premier, sont ses repères, ses points cardinaux, les axes de son cardo. Pour trouver, il nomadise. Errer c’est trouver. Mais il erre en spirale: primordial est enracinement dynamique, réminiscence est sphère, pas ligne droite fléchée avec voiture rateau et bar à bière. "La Tradition originelle permet la connaissance originale". Aussi, l’imaginal, c’est l’hyperstructure cornaquée par l’inconscient. L’historial, c’est l’histoire qui advient à partir de la source originelle.

lordre-des-choses-penser-la-postmodernite-3091902509.pngFort simple est la recette: connaître, c’est s’arrimer à l’origine, s’approprier ce qui a déjà été dit, puis actualiser ce dont on a hérité et ce qu’on a accumulé. « Chercher loin dans le passé les racines, c’est-à-dire la force germinative des idées » pour en faire «une œuvre digne de ce nom«. L’essence d’être attentif au passé le plus lointain, remplir de vieux vin les nouveaux tuyaux, ne pas faire du peuple une instance, voilà la ligne de son parti. Le soulèvement contre les instances est donc au bout: très précisément dans les interstices qui vont faire brèches. « Banalité à rappeler: les systèmes (secondaires) s’effondrent l’un après l’autre ». Les petits récits secondaires ne sont plus que ruines et pollutions. Souriez: Progrès dans la chute.

L’avènement (et non l’événement) clôture le paradoxe: la bascule des instances dans autre chose. V’la ti que notre homme est là encore révolutionnaire conservateur. Attention la police du bouc émissaire est de patrouille. Il est des contradicteurs définitivement contradictoires et contraires. Ils ignorent toutefois qu’ils n’auront été que les porteurs de valises de métastases transitoires. Les instances sont par essence passagères. La mondialisation c’est fini . Et avec elle l’infâme reductio ad unum.

MM.Livre0033-659x1024-633209995.jpgLe bon tribalisme est polythéiste, holarchique et enraciné. Il n’a que faire des arrière-mondes. Il veut le renversement du secondaire et l’inversion de l’inversion. Vive Fourrier ! Merde aux petits saints qui abusent de leurs erreurs et les infligent comme vérité démonétisée.

Pas de place à l’égalitarisme. En communauté, on ajuste les différences au tiers donné, non à son exclusion. Cela fait toute la différence avec la "société"; elle, elle exclut, armée du rasoir de son idéosophie bourgeoisiste et cosmétique du furor theologicus.

Seule compte la centralité souterraine. Le professeur nous conduirait-t-il ainsi à la péripétie de l’essence? Ce curieux berger entend "penser hors des sentiers battus pour penser l’essentiel". Il est paradoxal en ce qu’il ose penser à la fois le pré- et le postmoderne, c’est-à-dire l’avant et l’après de l’interrègne. Le professeur Maffesoli de se faire pont et porte, soit double reliance avec l’altérité et l’intimité.

N’est-il pas emblématique qu’il blasonne au nœud papillon? Ici encore et à nouveau la forme rend compte du fond. Georges Bataille se vantait de «penser comme une femme enlève sa robe». Nous dirons que Michel Maffesoli pense comme il arbore son nœud.  Le nœud reste le nœud qu’icelui fait:  effet papillon et réversible ! Pan est désormais bien mis.

Alexandre Kojève réclamait des sages. Voici le premier de cordée, en chair, en os, et plein de sève.

Il était temps de pouvoir lire une « ouverture » à son œuvre grandiose . C’est fait. Et bien fait.

François MANNAZ.

NB: Michel MAFFESOLI  fut universitaire strasbourgeois de 1967 à 1981. Ses maîtres y furent Julien Freund et Lucien Braun. En 1980, il s’envole pour la Sorbonne à Paris .

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mercredi, 07 mai 2025

De Machiavel à Schmitt: le réalisme politique renaît

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De Machiavel à Schmitt: le réalisme politique renaît

Alexander Raynor

Alexander Raynor examine comment le philosophe belge Antoine Dresse renouvelle le réalisme politique pour relever les défis du 21ème siècle.

Qui est Antoine Dresse, alias Ego Non?

Né en 1996 à Liège, en Belgique, Antoine Dresse a poursuivi des études de philosophie à Bruxelles. Pendant sa scolarité, il a étudié l'anglais, l'allemand et le russe. À 18 ans, avant de commencer l'université, il a passé plusieurs mois à Heidelberg, en Allemagne, et à Saint-Pétersbourg, en Russie, pour perfectionner ses connaissances linguistiques.

Aujourd'hui, Antoine Dresse anime la chaîne YouTube, qui compte plus de 29.000 abonnés et est intitulée Ego Non (« Même si tous les autres, pas moi ») consacrée à la philosophie politique et morale, et contribue régulièrement à la publication Éléments. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont La Guerre des civilisations : Introduction à l’œuvre de Feliks Koneczny, publié en 2025. Dans cet ouvrage, Dresse analyse la pensée politique du philosophe polonais Feliks Koneczny et sa théorie des civilisations.

Il a également co-écrit À la rencontre d'un cœur rebelle avec Clotilde Venner, l'épouse de feu Dominique Venner. De plus, il a contribué en tant que préfacier à Definitions: The Texts That Revolutionized Nonconformist Culture, écrit par Giorgio Locchi et récemment traduit et publié en langue anglaise par Arktos.

L'approche philosophique de Dresse offre des voies de libération intellectuelle face aux dogmes moralisateurs. Loin de faire l'éloge du cynisme, son travail aide à décoder la nature souvent trompeuse de la rhétorique révolutionnaire qui, malgré des présupposés apparemment généreux, aboutit fréquemment à des conflits.

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Antoine Dresse

Critique de livre : Political Realism: Principles and Assumptions d'Antoine Dresse

Political Realism: Principles and Assumptions d'Antoine Dresse, traduit et publié en 2025 par Arktos Media en partenariat avec l'Institut Iliade, constitue une contribution profonde et intellectuellement rigoureuse au discours sur la théorie politique. À une époque où l'interaction entre l'idéalisme moral et la gouvernance pragmatique est de plus en plus tendue, Dresse offre à ses lecteurs un cadre clarifiant et résolument réaliste pour comprendre la nature de la politique. Cet ouvrage rend non seulement hommage aux penseurs fondateurs du réalisme politique — Machiavel, Thomas Hobbes et Carl Schmitt — mais trace également un chemin unique à travers leurs héritages, offrant une synthèse à la fois érudite et remarquablement lucide.

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Dès le début, Dresse démantèle l'illusion réconfortante selon laquelle les bonnes idées donnent naturellement de bonnes politiques. L'introduction est un tour de force qui met le lecteur au défi de séparer l'aspiration de la réalité, l'exhortant à reconsidérer la relation fondamentale entre la moralité, la théorie et l'action politique. La précision de Dresse dans la catégorisation des « idées » — en tant qu'impératifs moraux, esprits du temps et modèles conceptuels — donne le ton à l'ensemble de l'ouvrage: prudent, incisif et déterminé à délimiter les phénomènes politiques en tant que tels.

L'une des plus grandes vertus du livre réside dans sa généalogie intellectuelle. Dresse revisite Nicolas Machiavel, tout en ne le percevant pas comme l'archétype du cynique que garde de lui l'imaginaire populaire, mais comme un penseur pionnier de la technique politique — préoccupé par l'action, non par l'abstraction. Il dépeint Machiavel comme un observateur honnête de la nature humaine, qui a refusé de confondre moralité et art de gouverner. L'analyse de Dresse du Prince et des Discours est particulièrement éclairante en attirant l'attention sur le réalisme méthodologique de Machiavel: l'idée que le succès politique exige une attention impitoyable aux circonstances et l'application adaptative des connaissances historiques.

Dans le chapitre sur Thomas Hobbes, Dresse aborde le problème fondamental de l'obéissance et de l'autorité. Il contextualise la théorie politique de Hobbes comme une réponse à la menace existentielle posée par la guerre civile, montrant comment le Léviathan de Hobbes a offert un nécessaire recentrage de la politique autour de la sécurité et de la stabilité. Plutôt que de rejeter le contrat social de Hobbes comme naïf ou mécaniste, Dresse l'apprécie comme une puissante expérience de pensée — conçue pour établir la légitimité du pouvoir dans un monde sans consensus moral.

L'inclusion de Carl Schmitt dans le troisième grand chapitre est un choix opportun. L'œuvre de Schmitt est traitée avec un soin érudit, soulignant son insistance sur l'autonomie du politique et la centralité de la distinction ami/ennemi. Dresse ne recule pas devant les implications de l'argument de Schmitt : que toute dépolitisation du monde — par le droit, l'économie ou la moralité — est intrinsèquement politique en soi. Son analyse accorde le poids voulu à la critique du libéralisme par Schmitt, offrant une sobre lentille à travers laquelle regarder notre ère post-politique.

Ce qui rend Political Realism particulièrement convaincant, c'est qu'il parvient à être lucide sans sombrer dans le cynisme. Dresse ne cherche pas à glorifier la manipulation ou la cruauté; au lieu de cela, il plaide pour une compréhension désintéressée de la politique en tant que domaine propre, régi par sa propre logique. C'est peut-être la correction la plus importante que le livre offre à une époque saturée de confusion idéologique: l'insistance sur le fait que confondre politique avec moralité, économie ou esthétique n'ennoblit aucune d'entre elles — cela ne fait qu'obscurcir la réalité politique et affaiblir la capacité d'action efficace.

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L'écriture — magistralement traduite par Roger Adwan — est claire, mesurée et élégante. Malgré sa densité d'idées, le livre reste accessible à un large public intéressé par la philosophie politique, l'histoire ou les affaires contemporaines. La structure, qui progresse logiquement à travers une progression conceptuelle, est facilitée par des notes de bas de page et des références utiles, ce qui en fait une ressource utile pour les nouveaux venus comme pour les théoriciens chevronnés. Sans oublier que le livre est une lecture courte, agréable et facile à digérer.

Political Realism est une intervention de premier plan dans la pensée politique moderne. Il réintroduit le réalisme non pas comme une doctrine, mais comme une disposition nécessaire — une posture intellectuelle qui reconnaît les limites de l'idéalisme humain et les vérités persistantes, souvent inconfortables, de la vie collective. Ce faisant, Antoine Dresse ne se contente pas de répéter les idées des réalistes politiques du passé ; il les revitalise pour une nouvelle génération confrontée aux périls de la dépolitisation et de l'excès idéologique.

Ce livre est un manuel essentiel de Realpolitik pour les universitaires, les étudiants et les militants politiques.

Commander Political Realism: Principles and Assumptions:

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Pour commander l'original français: 

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lundi, 05 mai 2025

Oswald Spengler et « la nausée des machines »

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Oswald Spengler et « la nausée des machines »

Nicolas Bonnal

Spengler publie son Homme et la technique en 1931. C’est le premier livre que j’ai lu de lui, en 1979, et celui qui m’a le plus marqué : le plus froid, le plus crépusculaire, le plus étincelant dans sa brièveté. Spengler y définit la « tragédie faustienne » : l’homme occidental est finalement vaincu par son industrie, ses sources d’énergie et sa techno-dépendance. A l’heure de la pénurie, du Grand Reset et du grand contrôle informatique planétaire (qui concerne Occident, Chine, Russie, Inde, Brésil et tout le reste), son livre reste une perle, au moins comparable au Règne de la quantité du Maître.

51GYAJDH3VL._SX195_-3121994852.jpgRépétons aussi les deux grandes phrases d’un livre époustouflant de Drieu :

« Tous se promènent satisfaits dans cet enfer incroyable, cette illusion énorme, cet univers de camelote qui est le monde moderne où bientôt plus une lueur spirituelle ne pénétrera… »

« Il n'y a plus de partis dans les classes plus de classes dans les nations, et demain il n'y aura plus de nations, plus rien qu'une immense chose inconsciente, uniforme et obscure, la civilisation mondiale, de modèle européen. »

C’est le dernier chapitre intitulé le Dernier acte qui m’intéresse. Spengler rappelle presque ironiquement les sources de la surpuissance du blanc devenu fétu de paille depuis :

« Les peuples germaniques, en particulier, sont assurés d'un quasi-monopole des gisements de charbon existants, ou en tout cas connus, ce qui les a conduits à une multiplication de leurs populations, sans égale dans l’'histoire. »

Mais la grande transformation a lieu, celle de Polanyi souvent pas si éloigné de Guénon et de Spengler :

« Au-dessus du charbon, et aux carrefours principaux des lignes de communication qui rayonnent à partir de là, est entassée une masse humaine de proportions monstrueuses, enfantée par la technique machiniste, travaillant pour elle et tirant d'elle ses moyens d'existence… »

La supériorité en charbon nourrit le colonialisme et le racisme qu’Hitler appliquera à d’autres blancs (les Russes ou les Ukrainiens, toujours aussi menacés par le capital occidental d’ailleurs) :

« Aux autres peuples que ce soit sous la forme de colonies ou d'États nominalement indépendants est dévolu le rôle de fournir les matières premières et de consommer les produits finis. »

Spengler rappelle la DESTRUCTION DE TOUT par l’ère industrielle :

« La MÉCANISATION DU MONDE est entrée dans une phase d'hypertension périlleuse à l'extrême. La face même de la Terre, avec ses plantes, ses animaux et ses hommes, n'est plus la même. En quelques décennies à peine la plupart des grandes forêts ont disparu, volatilisées en papier journal, et des changements climatériques ont été amorcés ainsi, mettant en péril l'économie rurale de populations tout entières. D'innombrables espèces animales se sont éteintes, ou à peu près, comme le bison, par le fait de l'homme; et des races humaines entières ont été systématiquement exterminées jusqu'à presque l’extinction totale, tels les Indiens de l'Amérique du Nord ou les aborigènes d'Australie. »

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L’idée que la forêt a disparu par la faute du journalisme et de la presse abrutissante est fascinante tout de même. Le traducteur Petrowsky cite un livre d’un proche de Madison Grant, Fairfield Osborn, sur le pillage de la planète et la destruction, voire l’anéantissement de tous les paysages traditionnels. On n’est pas très loin de Savitri Devi ou d’Alexis Carrel. D’ailleurs Spengler écrit, toujours dans le Dernier acte de son œuvre :

« Nous sommes incapables de contempler le bétail paissant dans les champs, sans qu'il nous fasse penser à l'idée de son rendement pour la boucherie. Nous ne savons plus admirer la beauté des ouvrages faits à la main par les peuples encore simples, sans vouloir immédiatement leur substituer des procédés techniques modernes. Notre pensée technique DOIT ABSOLUMENT Se réaliser dans la pratique, judicieusement ou absurdement. »

Il remarque qu’en poussant à l’aberration le développement technique, l’homme touche à l’absurde (le progrès contre-productif !) :

« Cette machine commence d'ailleurs à être, sur bien des plans, en contradiction avec la pratique économique : les signes avant-coureurs de leur divorce apparaissent déjà partout. Par sa multiplication et son raffinement toujours plus poussés, la machine finit par aller à l'encontre du but proposé. Dans les grandes agglomérations urbaines, l'automobile, par sa prolifération même, a réduit sa propre valeur : l'on se déplace plus vite à pied qu’en voiture. »

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Et c’est là qu’intervient la nausée des machines, prélude au penchant suicidaire décrit par des esprits aussi proches (et différents) que Gheorghiu, Daniélou ou Bruckberger :

« Mais, durant ces dernières dizaines d'années, il est clair que cet état des choses change dans tous les pays où l'industrie à grande échelle est établie de longue date. La pensée Faustienne commence à ressentir la nausée des machines. »

Si Bernanos voit une soumission aux machines devenues folles dans sa France contre les robots, Spengler pressent une nausée qui va accompagner le regain écologiste de l’après-guerre (lui-même meut en 1936, qu’aurait-dit ou écrit vingt plus tard ?) :

« Une lassitude se propage, une sorte de pacifisme dans la lutte contre la Nature. Des hommes retournent vers des modes de vie plus simples et plus proches d'elle; ils consacrent leur temps aux sports plutôt qu'aux expériences techniques… Les grandes cités leurs deviennent odieuses et ils aspirent à s'évader de l'oppression écrasante des faits sans âme, de l'atmosphère rigide et glaciale de l'organisation technique. »

L’écologie a depuis vendu son âme à l’informatique et à sa gouvernance globaliste…

Edgar Poe écrivait : 

« Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir.

Mais, pour moi, les annales de la Terre m’avaient appris à attendre la ruine la plus complète comme prix de la plus haute civilisation. »

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Poe voit l'horreur monter sur la terre (Lovecraft reprendra cette vision). L'industrie rime avec maladie physique :

« Cependant d’innombrables cités s’élevèrent, énormes et fumeuses. Les vertes feuilles se recroquevillèrent devant la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage de la Nature fut déformé comme par les ravages de quelque dégoûtante maladie. »

C’est dans l’impeccable Colloque de Monos et Una.

Spengler explique même Guénon et la mode traditionnelle-traditionnelle de cette époque dans des termes encore ironiques :

« L'occultisme et le spiritisme, les philosophies indoues, la curiosité métaphysique sous le manteau chrétien ou païen, qui tous étaient objet de mépris à l’époque de Darwin, voient aujourd'hui leur renouveau. C'est l'esprit de Rome au siècle d'Auguste. Dégoûtés de la vie, les hommes fuient la civilisation et cherchent refuge dans des pays où subsistent une vie et des conditions primitives, dans le vagabondage, dans le suicide. »

Mais si le blanc peut se payer le luxe de l’écologie et du rejet des machines (encore que…) il n’en est pas de même des autres peuples qui souhaitent à leur tour décrocher la timbale du progrès :

« Du coup, les «indigènes » purent pénétrer rapidement nos secrets; ils les comprirent, les utilisèrent à plein rendement. En trente ans, les Japonais devinrent des techniciens de premier ordre : dans leur guerre contre la Russie, ils révélèrent une supériorité technique dont leurs professeurs surent tirer maintes conclusions. »

Marx avait parlé du grand remplacement du yankee par trois chinois ; on y est :

« Aujourd'hui, et presque partout, en Extrême Orient, aux Indes, en Amérique du Sud, en Afrique du Sud, des régions industrielles existent. Ou sont en passe d'exister, qui, grâce au bas niveau des salaires, vont nous mettre en face d'une concurrence mortelle. Les PRIVILÈGES intangibles des races blanches ont été éparpillés au hasard, gaspillés, divulgués. Les non-initiés ont rattrapé leurs initiateurs. »

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Le blanc voit sa place menacée donc (on le voit cent ans plus tard, rien de nouveau sous le soleil) :

« Peut-être même les ont-ils dépassés, grâce à l'alliage qu’ils ont réalisé entre la ruse de l « indigène et la grande maturité intellectuelle atavique de leurs très anciennes civilisations. Partout où il y a du charbon, du pétrole ou de la houille blanche, une arme nouvelle peut être forgée, pointée contre le sur même de la Civilisation Faustienne. Le monde exploité est en passe de prendre sa revanche sur ses seigneurs. »

Autre prédiction légèrement apocalyptique et mélodramatique :

« Les multitudes innombrables des races de couleur aux mains aussi capables, mais beaucoup moins exigeantes anéantiront l'organisation économique des Blancs jusque dans ses fondements vitaux. Le luxe aujourd'hui HABITUEL dont bénéficie, par rapport au coolie, le travailleur blanc sera sa perte. »

Sur les prédictions je persiste : personne ne s’est moins trompé que l’australien Charles Pearson. Il a vu comme Nietzsche arriver sur le monde et se maintenir solidement. Il a écrit qu’au fardeau de l’homme blanc sauce Kipling succédait celui de la personnalité (National Life and Character, III). Les autres, même (surtout en fait) des génies comme Spengler, ont une tendance à la grandiloquence tragique-historique :

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Au moins je rejoins Spengler sur cette splendide envolée :

« Confrontés comme nous le sommes à cette destinée, un seul parti pris vital est digne de nous, celui qui a déjà été mentionné sous le nom du choix d'Achille » : mieux vaut une vie brève, pleine d'action et d'éclat, plutôt qu'une existence prolongée, mais vide. Déjà le péril est si pressant, pour chaque individu, chaque classe, chaque peuple, que vouloir se berner encore d'une illusion quelconque est lamentable. Le Temps ne permet pas qu'on l'arrête. Le pusillanime retour en arrière, comme le précautionneux renoncement, sont exclus. Seuls les mythomanes croient encore qu'il reste une issue possible. L'espérance est lâcheté. »

La vérité de ce monde c’est la mort murmure Céline en pleine dépression newyorkaise.

Sources principales :

https://www.dedefensa.org/article/drieu-la-rochelle-et-le...

https://www.dedefensa.org/article/drieu-la-rochelle-et-la...

https://ia801908.us.archive.org/14/items/dli.ernet.29002/...

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1170301s

https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/12/13/charles-pear...

https://www.dedefensa.org/article/la-25eme-heure-et-le-ci...

https://www.dedefensa.org/article/bruckberger-et-labdicat...

https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/09/09/lecons-liber...

https://www.amazon.fr/grands-auteurs-traditionnels-Contre...

https://www.amazon.fr/GOETHE-GRANDS-ESPRITS-ALLEMANDS-MOD...

https://www.dedefensa.org/article/poe-et-baudelaire-face-...

https://www.dedefensa.org/article/celine-et-la-grosse-dep...

https://www.dedefensa.org/article/alexis-carrel-et-notre-...

samedi, 03 mai 2025

L'influence de Friedrich Schelling sur Maurice Merleau-Ponty

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L'influence de Friedrich Schelling sur Maurice Merleau-Ponty

Troy Southgate

Source: https://troysouthgate.substack.com/p/the-influence-of-fri...

L'existentialiste français Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) s'est inspiré à plusieurs reprises de l'œuvre de Friedrich Schelling et a avancé l'idée que le corps humain est le principal moyen de connaître le monde. Auparavant, les philosophes occidentaux avaient soutenu que la conscience était la source de la connaissance et l'approche unique de Merleau-Ponty sur ces questions avait été influencée par les écrits phénoménologiques de Husserl et de Heidegger. Cependant, en tant qu'homme de gauche, Merleau-Ponty ne partage pas l'opinion de Schelling selon laquelle notre voix intérieure est celle de Dieu et préfère adopter une position matérialiste et reléguer cette dimension intérieure à un simple aspect de l'humanité.

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Empruntant à Schelling l'idée que la créativité artistique représente une expression « barbare » qui sert à libérer l'esprit intérieur de la nature sous la forme d'une communion à la fois réelle et symbolique avec le divin, ce que l'Allemand avait expliqué dans son Sur les rapports des arts plastiques avec la nature (1807), Merleau-Ponty a esquissé ce qu'il a fini par interpréter comme le sacrement de la couleur. À propos de l'œuvre de Cézanne, en particulier, le penseur français laïque présente le dynamisme créatif lié à l'expression artistique en des termes profondément religieux : « Soudain, le sensible prend possession de la couleur :

« Soudain, le sensible s'empare [...] de mon regard, et je livre une partie de mon corps, voire mon corps tout entier, à cette manière particulière d'espace vibrant et sentant que l'on appelle bleu ou rouge. De même que le sacrement ne symbolise pas seulement, sous des espèces sensibles, une opération de la Grâce, mais qu'il est aussi la présence réelle de Dieu, qu'il appelle à occuper un fragment d'espace et qu'il communique à ceux qui mangent le pain consacré, à condition qu'ils y soient intérieurement préparés, de même le sensible n'a pas seulement une signification motrice et vitale, mais n'est rien d'autre qu'une certaine manière d'être au monde qui nous est suggérée à partir d'un point de l'espace, et dont notre corps s'empare et agit, pourvu qu'il en soit capable, de sorte que la sensation est littéralement une forme de communion ».

9782070322909fs.gifCes pensées atypiques sont exprimées dans l'ouvrage de Merleau-Ponty de 1964, L'œil et l'esprit, qui aborde la peinture sous l'angle de la vision. Le fait qu'il mentionne l'impact remarquable de l'œuvre de Cézanne sur le spectateur qui, vraisemblablement, est le destinataire de cette communion visuelle, fait écho aux remarques de Schelling concernant les effets sur l'artiste lui-même, un processus que ce dernier décrit comme étant « poussé à la production et même contre une résistance intérieure ». Deux perspectives différentes, certes, mais Merleau-Ponty est néanmoins d'accord avec Schelling pour dire qu'une telle créativité est un don ou, dans ce cas, une forme de « grâce » qui dénote la présence de quelque chose de mystérieusement divin.

Bien qu'il semble inhabituel pour un marxiste confirmé d'utiliser la terminologie spirituelle privilégiée par son homologue idéaliste allemand, Merleau-Ponty s'intéressait davantage au pouvoir de la volonté humaine en tant que manifestation de la conscience primordiale :

« Il y a vraiment inspiration et expiration de l'Être, action et passion si légèrement discernables qu'il devient impossible de distinguer entre ce qui voit et ce qui est vu, ce qui peint et ce qui est peint ».

Malheureusement, alors que Merleau-Ponty avait formulé sa discussion sur l'art en termes nettement spirituels, il était déterminé à formuler sa philosophie en accord avec son athéisme personnel. Tout comme la transsubstantiation de la Sainte Messe est censée transformer le pain et le vin de la communion en corps et en sang du Christ, Merleau-Ponty souhaitait transformer la libération ontologique de la conscience humaine par l'art en « chair du monde ». La couleur, en particulier, devient un élément de l'être et dépasse les théories limitées de Freud sur l'inconscient en transgressant les frontières du psychologiquement banal.

La libération de ce principe « barbare », le pouvoir symbolique de l'imagination, est un reflet de « la profondeur inépuisable » dont Schelling avait parlé plus d'un siècle auparavant. Pour Merleau-Ponty, la possibilité de découvrir le potentiel caché de la créativité humaine représente une totalité de perception qui conduit au renouvellement de l'individu. Un dernier mot de Schelling:

« L'indiscipliné gît toujours dans les profondeurs, comme s'il pouvait à nouveau percer, et l'ordre et la forme ne semblent nulle part avoir été originels, mais il semble que ce qui était initialement indiscipliné ait été mis en ordre. C'est le fondement incompréhensible de la réalité des choses, le reste irréductible qui ne peut être résolu en raison par le plus grand effort, mais qui reste toujours dans les profondeurs. C'est de ce qui est déraisonnable que naît la raison au sens propre. Sans cette obscurité préalable, la création n'aurait pas de réalité ; l'obscurité est son héritage nécessaire ».

jeudi, 01 mai 2025

Une théorie des civilisations dans les années 1920-1940: Feliks Koneczny

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Une théorie des civilisations dans les années 1920-1940: Feliks Koneczny

Pierre Le Vigan

« Il n’est pas possible d’être civilisé de deux manières », dit Feliks Koneczny. Cette formule est vertigineuse. Elle bat en brèche l’universalisme. Elle ne dit pas qu’il y a « nous » et « les barbares ». Elle dit que l’on n’accède à cette forme universelle d’évolution de l’homme qu’est la civilisation que par plusieurs voies. En d’autres termes, il y a bien des façons d’être civilisé, mais il faut choisir : on ne peut être civilisé à cheval entre deux cultures (ou plus). On peut certes connaitre l’influence de diverses cultures, mais l’une doit être clairement prédominante. Dans l’histoire de l’humanité, la civilisation consiste précisément en ce qu’il y a toujours plusieurs civilisations. De même que l’existence d’une nation suppose qu’il y ait à côté d’autres nations. 

On peut considérer que la formule de Koneczny (1862-1949) est celle de l’ethno-différentialisme ou du culturo-différentialisme.  Trop de différences fait que l’on s’enlise dans les différences: on ne les surmonte pas. Mais qui est cet auteur peu connu ? C’est ce qu’Antoine Dresse nous fait découvrir dans son dernier essai publié sous le patronage de l’Institut Iliade. Polonais, Koneczny nait à Cracovie. Cette ville est alors rattachée à l’Empire d’Autriche qui devient la double monarchie en 1867: l’Empereur d’Autriche est aussi roi de Hongrie. Cracovie, à l’extrême ouest de la Galicie est rattaché à la partie autrichienne de l’Empire, la Cisleithanie. Cracovie est alors la capitale d’une Province appelée Petite Pologne.

La famille de Koneczny a des origines en Silésie, polonaise jusqu’au XIVe siècle, rattachée ensuite brièvement à la Bohème, puis autrichienne, et enfin prussienne depuis sa conquête par Frédéric II de Prusse, conquête validée au traité de 1763. Et de nouveau polonaise depuis 1945. L’histoire de la Silésie fut aussi très liée à celle de la Bohème et de la Moravie (l’actuelle Tchéquie). Koneczny est donc issu des marches occidentales de la Pologne. Il est slavophile et défend, à une époque où la germanité de la population silésienne ne faisait pas de doute, son caractère historiquement slave. Historien renommé à son époque, puis oublié, et redécouvert récemment, Koneczny est l’auteur de nombreux livres sur l’histoire de la Pologne et sur certaines de ses grandes figures, et aussi auteur d’une Histoire de la Russie, exercice d’autant plus intéressant que Pologne et Russie furent des puissances à la fois liées et presque toujours rivales.

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Koneczny cherche à expliquer comment les nations peuvent avoir plus qu’une histoire nationale, c’est-à-dire portent un modèle de civilisation et peuvent en être les garants. C’est là que l’historien devient aussi un philosophe de l’histoire. Dans cette perspective, à partir des années 1920 – celles de la renaissance de la Pologne, étendue jusqu’à Vilna/Vilnius –, Koneczny défend la thèse comme quoi la Pologne représente en Europe le pôle de la chrétienté latine. Elle est, plus précisément, ce qui, dans le pôle latin, se situe le plus à l’est. Et c’est justement parce que la Pologne est « entre Orient et Occident » selon ses propres termes, qu’elle doit savoir ce qu’elle est pour continuer à exister. Pour perdurer dans son être, disait Dominique Venner.  

Feliks Koneczny publie ses premiers livres relevant de la philosophie de l’histoire, ou plutôt d’une méta-théorie de l’histoire dans l’entre-deux guerres. Bien que conservateur et « nationaliste » polonais, il n’a pas que des amis dans la droite polonaise. Il est mal vu du chef de l’Etat, Pilsudski. Ce dernier, ainsi qu’une partie des intellectuels nationalistes polonais, défend l’idée d’une union de nations de la Baltique à la Mer Noire, c’est à dire de la Pologne à la Roumanie, cette dernière alliée de la France pendant la Grande Guerre (la Pologne, quant à elle, n’existait pas comme Etat mais en 1916, les puissances centrales créent un Etat croupion en Pologne ex-Russe).

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De son côté, contrairement à Pilsudski, Koneczny défend l’idée d’un nationalisme strictement polonais sans dissolution de l’identité nationale, même dans une union avec la Lituanie, qui aurait alors repris le schéma historique de la confédération Polono-Lituanienne (il y a du reste un contentieux lituano-polonais dans l’entre-deux guerre puisque Vilna, la capitale historique de la Lituanie est rattachée à la Pologne, la Lituanie ayant comme capitale Kaunas).  Après l’occupation allemande qui  frappe lourdement sa famille, Koneczny trouve plus que difficilement sa place dans la Pologne stalinienne de l’après-guerre. Il est redécouvert après 1989. Une de ses sentences devient emblématique de la droite polonaise : « La Pologne sera catholique ou ne sera pas. »

* * *

La théorie des civilisations de Koneczny a un point commun avec celle de Spengler. Ce dernier disait : « Ou bien l’humanité est un concept zoologique, ou bien elle est un mot vide de sens ». Koneczny est d’accord avec ce point de départ. Il développe une définition de la civilisation comme « la somme de tout ce qui est commun à une certaine fraction de l’humanité  et en même temps la somme de tout ce par quoi cette fraction diffère des autres. »

Koneczny est influencé par des pensées sur l’histoire qui l’ont précédé. Il a lu avec intérêt Vico (La science nouvelle, 1725), sa théorie cyclique de l’histoire et sa vision des trois âges, celui des dieux, des héros, des hommes (qui correspondent à enfance-adolescence-âge mur). Koneczny est aussi influencé par Herder (Une nouvelle philosophie de l’histoire, 1774 ; Idées pour une philosophie de l’histoire de l’humanité, 1791)[1]

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Koneczny reprend l’organicisme de Herder mais récuse par contre la conception morphologique des civilisations de Spengler qui lui parait trop abstraite. Il lui préfère une méthode plus empirique. Ses références sont Francis Bacon (Novum organum, 1620) et sa méthode scientifique, Montesquieu, et (moins connu) Kollataj, l’auteur de la Constitution polonaise de 1791 (en une période tragique de liquidation de la Pologne, avec les trois partages de 1772, 1793, 1795). Ajoutons que Koneczny est aussi proche du néo-thomisme (avec notamment Jacques Maritain) – plein de vitalité dans l’entre-deux guerres en Europe, et notamment en France.

Pour Koneczny, « la civilisation et avant tout un principe d’organisation de la vie collective ». Son approche n’est pas métaphysique, même si nous avons vu qu’il n’est pas indifférent aux questions philosophiques. Mais l’essentiel est pour Koneczny de voir comment les hommes mettent en œuvre des principes d’organisation collective de la vie, et ce dans tous les domaines, matériels et spirituels, ou si l’on préfère, mentaux. La vie collective nécessite en effet une organisation. Or, ce qu’observe Koneczny dans les différentes civilisations, c’est une diversité des droits, et une diversité des valeurs. Les deux domaines étant bien entendu en lien. Le droit, les mœurs et les représentations forment un ensemble. Ainsi, observe Koneczny, qui dit société polygame dit organisation clanique, et donc faible développement économique. La diversité des droits s’applique principalement au droit de la famille, au droit de propriété et au droit de l’héritage.

On voit donc tout de suite se profiler la question des rapports entre le public et le privé, et la question de la transmission, l’héritage n’étant pas seulement une question matérielle (léguer une maison de famille avec la bibliothèque familiale n’est pas une simple question matérielle, c’est aussi un acte à forte charge symbolique). Les valeurs, quant à elles, sont vérité, bonté, beauté, santé, prospérité. Des valeurs de l’esprit, et des valeurs du corps. Et une valeur qui participe des deux: la beauté.

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Ce schéma permet de distinguer différentes civilisations. Mais comment cela s’articule-t-il avec les autres différenciations de l’humanité: races, religions ? Pour Koneczny, les races existent mais elles ne coïncident pas avec les civilisations pas plus qu’elles ne les expliquent entièrement. Les deux cartes, races et civilisations, ne se superposent pas (même s’il peut y avoir des recoupements partiels). La race n’est pas en amont de la civilisation. Ce n’est pas la race qui fait la civilisation, c’est la civilisation qui fait la race. A partir du moment où il y a civilisation, il y a race car il y a endogamie. C’est ainsi que s’était créée une sorte de « race » pied-noir, issus des mélanges entre Européens d’Algérie. C’est ainsi que s’est créée une sorte d’ « ethnie israélienne », les Israéliens étant pourtant un mélange composite[2].

La carte des religions ne se superpose pas non plus avec la carte des civilisations. Les Allemagnes protestante et catholique appartiennent à la même civilisation. Néanmoins, Koneczny souligne que la religion est toujours l’élément le plus important d’une civilisation – plus important que la race. Il introduit en ce sens une typologie entre civilisation sacrales, non sacrales, semi-sacrales. Ce n’est pas l’aspect le plus convaincant de la théorie de Koneczny, ne serait-ce que parce qu’il existe plusieurs conceptions de la sacralité, et aussi des sacralités cachées (par exemple dans l’Occident, la religion du réchauffement climatique[3]).

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Dans la notion de sacralité, Koneczny indique des éléments plus précis sur lesquels on peut s’accorder : le rapport au temps (vision linéaire du temps ou vision cyclique), le rapport entre droit public et droit privé (prédominance de l’un ou de l’autre, fusion ou séparation). Mais aussi les sources du droit : l’éthique ou la Loi (judaïsme). Enfin, l’existence ou non d’un sentiment national. En effet, selon Koneczny, appartenir à une civilisation est la condition de création d’une nation, même si toutes les civilisations ne donnent pas naissance à une nation. Ce n’est en tout cas pas l’Etat qui peut créer une nation, tout juste peut-il la conforter, ou la détruire si l’Etat est aux mains d’oligarques malfaisants (cf. le cas de la France).    

* * *

Koneczny distingue 21 civilisations qui ont existé et 7 qui existent en son temps (les années 1930 et 1940). Dans sa typologie, fondée sur un certain type de conduite collective de la vie, le rapport au sol, au territoire n’est pas important. Une grande différence avec Spengler. La civilisation n’est pas non plus liée à la race comme on l’a vu plus haut.  Ainsi, les Magyars sont devenus chrétiens bien que non Indo-européens (sans compter que bien des Indo-européens, comme les Afghans ou les Iraniens, sont musulmans). Koneczny souligne aussi que des peuples proches du point de vue ethnique, tels les Polonais et les Russes peuvent relever d’une civilisation différente (selon lui). De plus, au sein d’une même civilisation, il existe plusieurs cultures. Ainsi, la culture italienne au sein de la civilisation latine.

Précisément, comment Koneczny définit-il les civilisations qu’il dénombre ? La civilisation qu’il appelle « latine » est ce que l’on nomme usuellement la civilisation occidentale. Elle se caractérise par l’importance de la personne. Elle est aussi marquée par une culture de l’action, ce que Spengler appelait l’esprit faustien. Ce qui est original (et discutable) dans l’analyse de Koneczny, c’est de considérer que dans la civilisation latine, l’Etat est dissocié du sacré. Tout césaro-papisme est donc écarté. Toute intervention du temporel dans le spirituel au nom de ce que le pouvoir politique serait détenteur d’une sacralité au moins aussi importante que celle de l’Eglise est rejetée. C’est pour Koneczny une très bonne chose que le sacré soit écarté du politique. L’empire de Charlemagne[4] (800), puis le Saint Empire Romain germanique (962) – exactement le « Saint Empire romain de la Nation germanique » – sont donc exclus de la civilisation latine ainsi définie. Car ils prétendaient au sacré. Pas d’Empire sans sacralité. Et donc, pas de civilisation latine s’il y a un Empire. Nous sommes dans une vision de l’Europe proche de celle, très anti-germanique, d’Henri Massis (Défense de l’Occident, 1926). Comme le dit  très bien Antoine Dresse, Koneczny est de ce point de vue plus « guelfe » que « gibelin ».  

500_500_productGfx_c3a9defebbff41228e8b0067ed01d9b4-1301707727.jpgAutre civilisation : ce que Koneczny appelle la civilisation touranienne. Elle se caractérise par la non-reconnaissance de la personne humaine. Tout est dans l’Etat. Il n’y a pas de distinction droit public/droit privé. Le droit relève en fait du pur arbitraire d’un pouvoir despotique. Touranien : cela veut dire turco-mongol ou (plus largement) ouralo-altaïque. Pour Feliks Koneczny, la civilisation touranienne, c’est la Russie. Si la Rus’ (ou Rous) de Kiev était en partie latine, la Russie, héritière de la Moscovie, ne l’est quasiment plus, du fait de l’influence des invasions mongoles. La Russie a aussi cessé d’être byzantine et donc césaro-papiste. Elle n‘est plus que touranienne, c’est-à-dire spirituellement turco-mongole bien que sa population soit en grande partie slave. Décidément, la civilisation n’est pas la race. Et c’est la Turquie – cette Prusse du Proche-Orient – qui se retrouve un peu byzantine, en tout cas plus que la Russie, nous dit Koneczny. Il est d’ailleurs flagrant qu’à la chute de Constantinople en 1453, les Turcs musulmans aient essayé de s’approprier le prestige sacral de l’ancien Empire romain d’Orient.

Ce que Korneczny appelle « civilisation byzantine » s’est incarné un temps dans l’Empire romain d’Orient, l’Empire « grec » (ou « gréco-oriental ») mais ne s’y identifie pas. Le byzantinisme comme forme d’organisation de la vie collective préexistait à cet Empire. C’est un Etat tout puissant et bureaucratique. C’est l’Etat qu’était devenu l’Empire romain décadent. Le modèle byzantin correspond à l’orientalisation de l’Empire romain. Le droit privé existe mais est limité. Le centralisme est la règle. Le pouvoir temporel (politique) prime sur le pouvoir spirituel. En fait, il l’incarne et fusionne avec lui. Dans ce modèle byzantin, le fédéralisme est impossible, nous dit Koneczny – qui aspire à un fédéralisme européen centré autour du modèle de la civilisation latine. L’Empire selon Koneczny est le contraire du fédéralisme (qu’il souhaite sous la forme des Etats-Unis d’Europe).

Nous rencontrons un lourd problème à propos de la civilisation byzantine : le modèle byzantin est, selon Koneczny, celui de l’Allemagne. « Byzantinisme allemand » : l’expression très critique, vient d’Edgar Quinet. Au contraire, Constantin Leontiev considérait que le byzantinisme était positif, permettait de juguler le féodalisme et de moderniser un pays[5]. Asiatiste et non pas slavophile, C. Leontiev voyait dans le modèle de Byzance une troisième voie, ni slavophile ni occidentaliste. Avec la conception du byzantinisme que développe Feliks Koneczny, l’Allemagne est vue comme contraire aux principes de la civilisation latine, c’est-à-dire occcidentale. Nous sommes à l’opposé de Spengler (et de C. Leontiev) qui voyait l’Empire carolingien puis le Saint-Empire romain germanique comme marquant la fondation de l’Europe, en enjambant les frontières de l’Empire romain, en associant l’ancienne Europe romaine et l’Europe centrale non romanisée.

Selon Koneczny, l’Europe byzantine, c’est-à-dire l’Europe germanique, est opposée à la civilisation latine et est inassimilable par sa volonté de faire prévaloir le pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel. Hypothèse audacieuse, mais non totalement infondée : il est vrai qu’il y eut des liens entre Byzance et le Saint Empire. La princesse byzantine Theophania épousa (972) l’Empereur germanique Otton II. L’Empereur byzantin Manuel 1er Comnène épousa (1146) la princesse allemande Berthe de Sulzbach. Les liens matrimoniaux allaient de pair avec une alliance. Défendant sa thèse d’une Allemagne « byzantine », Koneczny rappelle que l’installation du protestantisme dans une grande partie de l’Allemagne renforce l’indépendance du pouvoir politique par rapport à tout pouvoir spirituel, donc papal. Ensuite, logiquement, la victoire de la Prusse sur l’Autriche (1866) marquerait la victoire en Allemagne du modèle byzantin sur le modèle latin. Point de vue qui reste surprenant compte tenu de ce que le Saint Empire a été longtemps tenu par la maison autrichienne des Habsbourg, catholique, et (moins longtemps) par les Wittelsbach de Bavière, eux aussi catholiques. N’ignorant nullement ces faits, Koneczny ne les pensait pas de nature à invalider sa théorie. Le Saint Empire n’était pour lui aucunement un relais du pouvoir papal mais une instance voulant s’y substituer.  

Koneczny inclut dans sa typologie une civilisation juive. Cela peut étonner. 13 millions de juifs dans le monde et 7 millions en Israël, pour prendre les chiffres actuels, cela forme-t-il une civilisation ? Il ne s’agit pas d’une question de qualité mais parler de civilisation a-t-il un sens à une échelle aussi modeste ? Ne faut-il pas plutôt parler de culture ? Il existe une culture juive assurément, ou plutôt deux cultures, celle des Séfarades et celles des Ashkénazes, ces derniers étant dominants en Israël et pionniers de l’idée d’Israël. Selon Koneczny, l’essence du judaïsme est le messianisme. Il remarque que le marxisme (ajoutons : tel qu’il s’est fossilisé) est un décalque du messianisme juif. Il avance aussi la thèse comme quoi l’hitlérisme serait un judaïsme inversé (idée qui fut aussi celle de Maurras), les Allemands devenant le nouveau peuple élu. Cette idée, tout comme la première concernant le marxisme (entendons ici le marxisme-léniniste) comporte une part de vérité. Bertrand Russell, allergique à tous les messianismes, la reprendra d’une manière à la fois percutante et caustique. Il y a assurément une  « eschatologie nazie » (Johann Chapoutot) de la fin des temps, croyant dans le triomphe final de l’Aryen, dont le Germain est la manifestation la plus éclatante.

Une part de vérité mais non toute la vérité.

Il faudrait nuancer cela par la prise en compte d’un élément très important dans l’hitlérisme : le darwinisme social. Il reste que regrouper sous le vocable « civilisation juive » tous les messianismes laisse perplexe. Les judaïsmes sionistes et non sionistes, le marxisme comme para-judaïsme athée et matérialiste, le contre-judaïsme d’Hitler dans la même catégorie ? Difficile d’être convaincu par cette catégorie. Mais aussi : qu’en est-il des aspects futuristes du communisme russe, du « cosmisme » soviétique ? Comment cela peut-il rentrer dans le schéma d’une « civilisation juive » de Koneczny ? Il est très aventureux de suivre le théoricien polonais sur ce terrain.

* * *

Ce qui est stimulant avec Koneczny est son opposition avec la théorie de Spengler. Le Polonais est loin de l’Allemand, et pourtant géographiquement si proche. Pour Spengler, les civilisations sont des organismes vivants qui connaissent une naissance, une jeunesse, une maturité, un vieillissement et la mort. Cette approche biologisante ne convainc pas Koneczny. Il pense qu’il faut s’interroger sur l’adéquation des civilisations à des lois de l’histoire sans guetter une « maturité » ou un « vieillissement » inéluctable. En sortant du calque trop facile de concepts biologiques pour voir ce qu’il en est réellement.

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Pour ce faire, Feliks Koneczny établit six grandes « lois » de l’histoire.

1. La cohésion entre les valeurs. Le système de valeurs ne doit pas être contradictoire. Ainsi, une société libérale-libertaire ne peut être fondée sur des valeurs « traditionnelles » comme le goût du travail bien fait, la durabilité, etc.

2. L’acceptation de l’inégalité sociale. Les hommes n’ont pas des talents égaux. La justice n’est pas l’égalité. La volonté que personne ne vive dans la misère n’implique pas l’égalité. Pour que les pauvres vivent mieux, il n’est pas nécessaire ni souhaitable de supprimer les gens riches du fait de leurs talents.

3. Une civilisation doit se protéger contre l’immigration de masse venue d’autres civilisations. Elle se peut que perdre son identité à vouloir intégrer des populations dont la façon de vivre et de voir la vie est très différente.

4. Il faut être lucide sur l’impossibilité de faire coexister dans une civilisation des éléments issus de deux (ou plus) civilisations différentes. Un exemple historique est l’Empire d’Alexandre le Grand. Indépendamment de la mort précoce de l’élève d’Aristote, l’Empire gréco-perse qu’il avait fondé n’était pas viable compte tenu de son hétérogénéité culturelle, et malgré le fait que les peuples grecs et iraniens étaient tous deux indo-européens.

5. Les mélanges de civilisations sont tous conflictuels. Dans ces mélanges, il y a toujours un gagnant et un perdant, et au pire il y a deux perdants. Le mélange ne peut se faire qu’au profit du triomphe du relativisme, du consumérisme, voire du nihilisme.

6. Dans un mélange, c’est toujours l’élément inférieur qui domine (point très lié au point précédent). Il y a élément inférieur car Koneczny ne croit pas à l’égalité des civilisations (alors que Spengler pense qu’il est impossible de les hiérarchiser tant elles se placent sur des plans différents. C’est ce que l’on pourrait appeler un différentialisme absolu). Pour l’historien polonais, la médiocrité est plus facile que l’excellence, et si les deux sont côte à côte, la médiocrité, la bassesse l’emporteront. Pour prendre un exemple historique, il est plus facile d’être épurateur en 1944 que d’être résistant en 1942. Ce pourquoi les épurateurs étaient bien plus nombreux que les Résistants.

Tels sont les six lois de l’histoire des civilisations selon Koneczny.

La pérennité d’une civilisation, explique-t-il, implique que l’on soit conscient de la nécessité de lutter pour sa survie et même sa vitalité. Les civilisations sont en effet en lutte les unes contre les autres. Ne pas croire en soi, c’est laisser le champ libre à ceux qui croient en eux, à leur système de valeurs, à leur mode de vie, à leurs représentations du beau, du vrai et du bien.

* * *

On voit que bien des points de vue de Koneczny sont discutables, non pas tant dans les six points parfois un peu redondants mais pertinents qui caractérisent une civilisation, que dans sa typologie des sept civilisations. Et à propos de celles-ci, nous n’avons évoqué que celles relatives à l’Europe. Il faudrait la culture d’un René Grousset pour porter un jugement sur l’analyse par Koneczny des autres civilisations (Inde, Chine…).

Heureusement, le théoricien polonais de l’histoire ne prétendait pas que son système était à prendre ou à laisser. Son mérite est d’ouvrir sur des intuitions à coup sûr intéressantes. Ainsi, la guerre Russie-Ukraine, même si elle est avant tout une guerre Russie-OTAN, relève néanmoins aussi de la friction entre le monde « latin » (l’Ukraine occidentale) et le monde « touranien » russe, en tout cas l’univers impérial russe qui est autant une civilisation qu’une nation, voire d’abord une civilisation.

dzieje-laska-koneczn-5e2cd0b-214x300-2080506078.jpgEnfin, l’immigration bouleverse l’identité européenne (Koneczny aurait dite « latine », ou « occidentale »), avec  l’immigration arabo-musulmane, mais aussi indienne, touranienne-musulmane (Ouzbékistan et peuples turciques…),  d’Indo-européens-musulmans (Pakistan, Afghanistan, …), et d’originaires d’Afrique noire, musulmans et chrétiens. Enfin, autre élément d’actualité de la théorie du méta-historien polonais, l’Union européenne technocratique – une « terreur sèche », peut-on dire en reprenant une expression d’Augustin Cochin – ne relève-t-elle pas ce que Koneczny appelait la « civilisation byzantine », c’est-à-dire un Etat inquisiteur, bureaucratique et prétendant exercer une fonction spirituelle ?  Même si la spiritualité de l’UE consiste surtout à avoir des « gestes éco-citoyens », à trier ses ordures et à être ouvert à « l’accueil de l’Autre » : « Ouvert à l’ouverture », comme disait plaisamment Philippe Muray. Ainsi qu’à croire en la « religion réchauffiste », ce qui est à peu près le contraire de l’écologie intelligente telle qu’elle fut fondée par Ernst Haeckel. Autant dire que, plus de 70 ans après sa mort, mêmes les désaccords que l’on peut avoir avec Feliks Koneczny sont et seront – espérons qu’il soit mieux connu – sources de réflexions fécondes.

Pierre Le Vigan.

Antoine Dresse, La guerre des civilisations. Introduction à l’œuvre de Feliks Koneczny, La Nouvelle librairie/Institut Iliade, 2025, 104 p., 9 Euros.

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L’auteur de cet article a publié récemment (papier et numérique pour la barque d’or) :

Les démons de la déconstruction. Derrida, Levinas, Sartre, la barque d’or, 2024 (diffusion amazon)

Trop moche la ville. Comment nos villes sont devenues laides (et obèses), la barque d’or, 2025 (diffusion amazon)

Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne, Perspectives libres-Cercle Aristote, 2024.

Nietzsche, un Européen face au nihilisme, La barque d’or, 2024.

Notes:

[1] Herder était un critique « de gauche » des Lumières, contrairement à Joseph de Maistre qui le détestait. Herder héritier de Leibniz et de Rousseau, et perspectiviste comme le sera Nietzsche,  développa l’idée d’une nécessaire diversité des peuples et des bienfaits de l’altérité. Herder était aussi parfaitement démocrate au sens où tout pouvoir doit être légitimé par le peuple, et hostile à tout suprématisme comme celui de la Grande Bretagne sur l’Irlande ou de l’Angleterre sur l’Ecosse.

[2] En 1850, les Juifs de Palestine ne représentent que quelque 3 % des 340 000 habitants, et  leurs descendants sont une petite minorité de la population juive d’Israël. Ainsi, l’immense majorité des descendants des Hébreux de l’Antiquité sont les Arabes de Palestine, qu’ils soient musulmans ou chrétiens. Aux rares Hébreux restés juifs en Palestine se sont ajoutés, en Israël,  les Séfarades, c’est-à-dire des descendants de Berbères convertis au judaïsme, et les Ashkénazes, descendants de Khazars turco-mongols, convertis au VIIIe siècle, mais aussi des descendants de Sémites de Mésopotamie et du monde gréco-romain, de Cananéens,  sans oublier des Européens d’origine indo-européens judaïsés par exemple par le mariage, plus des juifs Mizrahim venus d’Afrique, Inde, Iran, Irak, etc.

[3] Ne serait-ce pas le seul problème écologique qui n’existe pas et qui permet d’occulter tous les autres, qui sont infiniment plus préoccupants ? Cela serait cohérent avec la logique du Capital qui cherche de nouvelles injonctions publiques sources de profits privés au nom d’une écologie falsifiée. 

[4] Charles 1er était roi des Francs depuis 768 et roi des Lombards depuis 774. Napoléon Bonaparte se fera, avec un mimétisme significatif, Empereur des Français en 1804  et roi d’Italie en 1805. Pour résumer son projet, Napoléon disait : « Je suis Charlemagne ». Lire Jean-Claude Valla, La nostalgie de l’Empire, Librairie nationale, 2004.

[5] Lire Gregoire Quevreux, « Constantin Léontiev : l’homme le plus réactionnaire de l’empire russe », Philitt, 26 novembre 2020.

mercredi, 30 avril 2025

La juxtaposition de Hegel et de Nietzsche chez Milan Kundera

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La juxtaposition de Hegel et de Nietzsche chez Milan Kundera

Troy Southgate

Source: https://troysouthgate.substack.com/p/milan-kunderas-juxta...

Je suis tombé sur une distinction intéressante que l'écrivain tchèque Milan Kundera fait entre Hegel et Nietzsche et qui concerne la tendance du premier à tout systématiser pour satisfaire aux rigueurs exigeantes de son programme dialectique-conceptuel. Comme le souligne Kundera: "Dans son désir de compléter son système, Hegel décrit chaque détail, carré par carré, centimètre par centimètre, de sorte que son Esthétique apparaît comme une collaboration entre un aigle et des centaines d'araignées héroïques qui tissent des toiles pour couvrir tous les recoins".

À l'inverse, le style de Nietzsche est résolument non systémique et ses aphorismes sont célèbres pour révéler les soudaines bouffées d'inspiration qui lui permettaient de « philosopher avec un marteau ». Kundera dit de Nietzsche que son « refus de la pensée systématique a une autre conséquence : un immense élargissement du thème ; les barrières entre les différentes disciplines philosophiques, qui ont empêché de voir le monde réel dans toute son étendue, tombent, et dès lors tout ce qui est humain peut devenir l'objet de la pensée d'un philosophe. Cela aussi rapproche la philosophie du roman : pour la première fois, la philosophie réfléchit non pas à l'épistémologie, non pas à l'esthétique ou à l'éthique, à la phénoménologie de l'esprit ou à la critique de la raison, etc. mais à tout ce qui est humain ».

Le cloisonnement dont parle Kundera a permis à différents penseurs de contenir leur discours philosophique à l'intérieur de certains paramètres. Ce faisant, les étudiants comme les critiques sont censés observer les panneaux de signalisation soigneusement placés qui guident le voyageur intellectuel le long d'un ensemble d'autoroutes cérébrales établies et veillent à ce qu'il ne s'égare pas hors des sentiers battus. Le cas de Hegel, comme nous l'avons vu, implique l'accumulation d'autant de concepts que possible au sein d'un credo analytique unique. Bien que le lien entre l'absolutisme et le royaume des araignées reste à explorer, revendiquer, c'est contrôler.

22:12 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, milan kundera, hegel, nietzsche | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook