dimanche, 22 décembre 2024
La défense de la dialectique hégélienne par Bataille
La défense de la dialectique hégélienne par Bataille
Troy Southgate
Source: https://troysouthgate.substack.com/p/batailles-defence-of...
Les premiers écrits de Georges Bataille révèlent, en particulier, une profonde aversion pour la manière dont la dialectique hégélienne s’était de plus en plus imbriquée dans l’idéologie marxiste. Du moins en ce qui concerne l’interprétation ordinaire de Hegel, car pour Bataille, la réconciliation des contraires aboutit à quelque chose de progressiste et est donc en contradiction flagrante avec sa propre glorification de la matière vile.
Prenant la matière comme point de départ, Bataille rejette le matérialisme plus pragmatique qui s’était infiltré dans la théorie marxiste, en raison de sa tendance à construire un édifice scientifique. Le matérialisme bas de Bataille, en revanche, ne peut être réduit à des systèmes scientifiques ou politiques parce que, selon lui, ces techniques structurelles trouvent profondément inconfortables les questions relatives à la saleté, à la dégénérescence et à la décomposition. Marx, malgré la transformation ultérieure de ses idées en stalinisme et en maoïsme, entretenait une vision distinctement utopique et peut-être même idéaliste de l’avenir, vision qui a peu de points communs avec la fascination étrange de Bataille pour la fange, les excréments et la putréfaction.
Pour revenir à la question de la dialectique hégélienne, si le couplage d’un négatif (thèse) avec un positif (antithèse) mène simplement à quelque chose de progressiste (synthèse), la notion batailleenne de matière vile est complètement perdue. En d’autres termes, bien que le marxisme insiste sur l’importance du matérialisme et le revendique comme sien, sa forte dépendance à Hegel conduit inévitablement, selon Bataille, à une dilution de ce qui est négatif. Cela se traduit par une pâle imitation du matérialisme lui-même. Bataille soutient que le marxisme, sans les réalités brutales des mouches, des excréments et des fornications, déraille du processus d’hétérodoxie et échoue ainsi à débarrasser la société capitaliste de ses valeurs bourgeoises.
C’est peut-être ici que la philosophie de Bataille commence à s’approcher de l’extrémité plus « radicale » du primitivisme. Bien qu’il semble logique de suggérer que l’effondrement de la civilisation moderne entraînerait une régression technologique, Bataille aurait sans doute considéré les tentatives de conserver un semblant de mécanisation dans un contexte primitiviste de la même manière qu’il voyait la dialectique communiste: comme une trahison du matérialisme, forçant un pacte impardonnable avec le diable hégélien. Même l’interprétation matérialiste de l’histoire, aurait-il soutenu, échoue en fin de compte à surmonter l’idée même d’histoire.
On peut détecter une perspective similaire dans la proposition économique de Bataille, selon laquelle l’idée marxiste absurde de « libération » par le travail devrait être remplacée par l’événement « orgiaque » du potlatch tribal et, par conséquent, par la destruction de la richesse en tant que telle. En même temps, on peut se demander si la réalisation d’un négatif batailleen réussi ne finit pas par se contredire en devenant un positif aux yeux de ses protagonistes.
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De la théologie négative
De la théologie négative
(Pettersson, Cacciari, Heidegger, Hölderlin, Maître Eckhart, Malévitch)
par Gérard Conio
On a établi un rapport entre la musique et les mathématiques, mais la musique peut aussi exprimer des aspirations théogoniques, comme cela m’est apparu en écoutant la sixième symphonie d’Allan Pettersson, dont j’ai trouvé le commentaire dans les réflexions de Massimo Cacciari sur « Le problème du sacré chez Heidegger ».
Parmi les symphonies d’Allan Pettersson (photo), la sixième est certainement la plus violente, la plus survoltée, la plus convulsive, la plus déchirante, la plus spasmodique, la plus tendue vers une harmonie inaccessible. Allan Pettersson a dit qu’elle n’était pas tragique, mais solaire. Le soleil, qui engendra Dionysos peut être, il est vrai, une source du tragique, comme chez les Grecs. Faut-il y voir la source de la force émotionnelle de Pettersson? Le tragique n’est pas incompatible avec l’extase, il en est même la face noire. Cette exaltation insatiable et incompressible concorde avec le Chaos sacré chanté par Hölderlin dans ses hymnes. Et la symphonie de Pettersson est elle-même un hymne au « chaos sacré », celui que Bakst a évoqué dans « Terror antiquus », mais aussi le « Heilig » décanté par Heidegger dans « Comme au jour de fête... » de Hölderlin:
« Quel est le sens de « Heilig », s’interroge Cacciari, comment ce sens revit-il chez Hölderlin ? Dans « heil » résonne cette idée de vigueur, de vitalité, d’impulsion, qui caractérise le terme védique isirah et le hiéron grec. C’est l’attribut des vents, des chevaux, des hommes et des villes (« Ilion sacrée »), mais aussi des choses saisies à leur acmé, à l’instant culminant de leur puissance. Dans ce sens, en un passage d’une prodigieuse violence, Homère (Illiade, XVI, 407) qualifie de hiéron le poisson qui se débat hors de l’eau, à l’extrémité de la ligne - et cette image lui est suggérée par le spectacle terrible de Thestor harponné à la mâchoire par la lance de Patrocle qui lui transperce la tête de part en part et le soulève ainsi par-dessus la rampe de son char où il avait cherché refuge. Cet éclair de vie (fa-villa !) est si puissant et inoubliable, jusque dans son instantanéité, qu’il semble parfait, accompli, inéluctable. Par ailleurs, la foudre gouverne toutes choses – et Aiôn est pour Plotin esklampon, éclair...
Heilige conserve intact ce sens chez Hölderlin; il s’oppose donc étymologiquement à toute idée de sacralité (sacer: ce qui est séparé, éloigné, et préservé justement du fait qu’il est séparé: arkeo, arcanum). L’heilig surgit devant nous, vif et « sauf » dans sa présence (gothique: hails, d’où heilen = guérir; et il faut noter la correspondance avec l’anglais holy, équivalent de heilig, et whole = entier, intègre), quand bien même cette présence serait le spasme de Thestor. Hiéron, dirait le chrétien, primordialement, est le cri du Christ sur la croix. »
Ce cri, ce spasme, retentissent dans la sixième symphonie d’Allan Pettersson.
C’est le spasme d’un accouchement, le spasme d’un commencement qui n’aura pas de fin et qui embrasse la terre et les hommes.
« Il ne faut pas croire, a dit Pettersson, que j’ai pitié de moi-même, j’ai voulu exprimer ma compassion pour la souffrance des hommes. »
Les hommes sont les enfants de la terre qu’ils ont sacrifiée et leur souffrance, née du chaos originel, c’est la souffrance de la terre.
Dans les sonorités proprement inouïes qu’il tire de cette souffrance, Pettersson nous fait entendre ce que Carl Schmitt a appelé « le Nomos de la Terre ». C’est la terre qui se soulève pour prendre la parole, la terre blessée à mort par les hommes.
Cette énergie tellurique naît du chaos originel, du chaos sacré, du Heilig, elle se fond à ce grondement indistinct avant de prendre forme, avant de « se nommer », elle se lamente comme la terre humaine, et pourtant s’irradie toujours de plus en plus, monte comme un désir inassouvi et nous transporte dans des gradations qui culminent toujours sur la première note du premier motif et elle ne trouvera jamais sa résolution car elle se tord sur elle-même comme un serpent qui se mord la queue. En dépit du gigantisme d’une polyphonie pléthorique, cet éternel commencement, ce martèlement lancinant du même motif matriciel, de la même note aiguë, lancée très haut, dans une répétition obsédante, se rapproche davantage des compositeurs minimalistes que de Gustav Mahler auquel on a souvent comparé Pettersson.
Le chaos sacré n’est pas seulement l’attente du Nomos, un appel vers le Nomos, il a besoin du Nomos pour exister, il est déjà le Nomos en puissance: « L’immédiat, écrit Cacciari, ne devient pas médiat, contrairement à ce qu’affirme Heidegger, mais n’est rien d’autre et depuis toujours que le fondement même de la médiation qui, dans la médiation, se révèle et se réalise », sans jamais « vaciller ». »
C’est ainsi que Pettersson articule le mouvement de sa symphonie dans une simultanéité des contraires, non comme Héraclite dans le changement et dans l’absorption dans le processus, mais dans l’affirmation du fondement de l’être, comme Malévitch. C’est l’abîme qui nous parle.
« Et il est inévitable que cela soit, poursuit Cacciari, si je pense le Commencement sous la forme grecque du Chaos, de l’Ouvert (et cela seul, je le nomme « das Heilige »): Chaos reste toujours une puissance théo-gonique. Et donc, dans ce cadre, le Commencement n’est pas autrement pensable sinon comme ce qui donne-commencement, ce qui est source et origine, et donc lié en lui-même, dans son être le plus intime, à la physis: commencement-de-la-nature, Ouvert qui est depuis toujours hymne de (génitif absolu) la nature. Ainsi le rapport entre Chaos et Nomos n’est pas problématique, le Chaos étant depuis toujours pré-compris comme origine du Nomos, au sens radical qu’il en est le présupposé. Mais le présupposé est pose, il est une position : la pensée pose le Chaos comme origine essentielle des lois qui ordonnent son propre langage»
Dans une intuition de la pensée sensible, Pettersson nous apporte la même révélation.
Et dans son hymne « Comme au jour de fête… » Hölderlin ne nous dit rien d’autre :
« Mais voici le jour ! Je l’espérais, je le vis venir
Et ce que je vis, que le Sacré soit ma Parole
Car elle, elle-même, plus ancienne que les temps
Et au-dessus des dieux du soir et de l’orient,
La Nature maintenant s’est éveillée avec tumulte,
et haut de l’Ether jusqu’à l’abîme en-bas
Selon un ferme statut, comme jadis, tiré du Chaos sacré
L’Esprit se sent à nouveau créateur. »
Cacciari constate le dilemme dans lequel la position de Hölderlin a enfermé Heidegger en le retournant contre lui-même. Et son commentaire pourrait parfaitement s’appliquer à la musique de Pettersson qui suit inexorablement la voie indiquée par Hölderlin en produisant « le tumulte avec lequel la Nature s’est éveillée quand, du haut de l’Ether jusqu’à l’abîme en-bas, tiré du Chaos sacré, l’Esprit se sent à nouveau créateur » :
« Dans les limites de la compréhension grecque de l’origine, que Heidegger fait sienne, Chaos est fondamentalement et de manière constante disposé au Nomos, et la parole du Nomos disposée à l’écoute du Chaos qui en est à l’origine. Ainsi, le chant commence par le Chaos. Mais le Commencement, ainsi nommé et posé, n’est autre sinon « quod debet esse » - ce qui doit être – fondement qui ne peut être scindé de l’advenir, immédiat qui n’est autre que le domaine propre des médiations. Que le Commencement devienne, qu’il s’articule et procède, qu’il pâtisse de la « décision » du rayonnement, qu’il soit dit et pris en garde dans l’hymne, est pur destin. Est sacré le destin même de la manifestation du sacré. Mais ne devient sacrée, ainsi, finalement, que la pure dé-latence, dans laquelle se nie toute léthé.
Précisément la conclusion à laquelle Heidegger voudrait éviter d’arriver, qu’il croyait même éviter en pensant l’immédiateté de l’Ouvert. Heidegger est mu essentiellement par l’exigence de « sauver » l’immédiate omniprésence de l’Ouvert, du Commencement, de la « voracité » du processus, mais il ne peut satisfaire une telle exigence, justement parce qu’il la conçoit dans les termes théo-goniques de la tradition classique (revécue par Hölderlin) d’une part, et dans les termes idéalistes du rapport (qui reste inexorablement dialectique) entre immédiat et médiat d’autre part. Et cette pensée qu’il voulait montrer « en elle-même intacte et sauve (heilig), das Heilige finit par appartenir, en réalité, à l’horizon historique de la dé-sacralisation (dans tous les sens du terme: non seulement dans celui de l’anéantissement du sacer, processus qui est déjà la quintessence du christianisme, mais dans le sens aussi de l’élimination de toute différence essentielle entre le Sacré et sa parole). La méditation sur « das Heilige » apparaît véritablement décisive pour Heidegger, en tant que d’elle dépend l’instance fondamentalement anti-idéaliste de toute sa pensée et, en même temps, du naufrage qui la menace depuis toujours. »
Si on rapporte cette conclusion à la menace qui hante la pensée musicale de Pettersson, on trouvera la même résistance à « la voracité du processus », puisque le minimalisme latent que nous avons constaté s’inscrit contre le développement qui, dans la symphonie classique, détruit le fondement sur lequel il est posé.
Mais Pettersson est radicalement opposé à toute altération, toute aliénation du Commencement, de l’Ouvert, du « Heilige », et il reste indéfectiblement arrimé à un embarcadère d’où ne partira aucun « bateau ivre », vers aucun naufrage à « l’horizon historique de la dé-sacralisation ».
Et la déshérence du Sacré séparé de sa parole, du Chaos privé de son Nomos, a été conjurée par les prophètes du « logos apophantique » qui ont prôné le relâchement de la volonté de puissance, une abstention, un vouloir-non vouloir, un retrait de la décision créatrice, et c’est la Gelassenheit de maître Eckhart, celle des pauvres d’esprit, c’est le zéro des formes et le rien libéré de Malévitch qui apparaissent comme le seul moyen possible d’empêcher la catastrophe annoncée.
Et même si cet horizon historique constitue notre présent, nous pouvons puiser chez ces grands déconstructeurs du progrès, de la modernité, le courage nécessaire pour nous sauver.
Le salut est dans la superssentialis divinitas, la Gottheit de Maître Eckhart qui, écrit Cacciari, « semble indiquer cet infiniment Ultérieur, cet Ouvert qui donne lieu aux choses, que Heidegger nommait « das Heilige », à la suite de Hölderlin, Gottheit n’est ni terre, ni ciel, ni dieu ni homme. […..] La Gottheit comme « das Heilige », se montre dans l’instant même de son retrait et, se retirant, en cela se révèle. Le penser - non pas le calcul proportionné à des fins spécifiques, non le rechnen, mais le denken, - est ouvert à ce jeu originaire de l’Etre, qui ne peut avoir d’explication-détermination théologique, qui doit être médité dans son « ohne Warum ».
Le problème d’une pensée non-représentative-calculante, qui se constitue comme ouverture à une telle écoute, et donc en analogie avec l’Ouvert (responsable, en tant qu’elle « prend soin » de l’Ouvert) domine le Heidegger postérieur au Kant. Cette ouverture de la pensée est, à la fin, nommée Gelassenheit, terme eckhartien. La pensée se relâche, sich-ein-lassen, ne-voulant-rien, n’attendant-rien, se libère, se désenchaîne du sé-duisant des représentations, s’intériorise au fond du Soi, s’abandonne au jeu sans pourquoi de l’Etre, et s’abandonne devant les choses elles-mêmes pour saisir, dans leur réveil, « das Heilige ». Elle s’abandonne pour s’ouvrir au mystère.
Ce mystère meut le « vouloir-non vouloir » de la dé-liaison entre les phrases tonales et atonales qui s’interpénètrent chez Pettersson, dans les renversements du même thème où le retrait, le relâchement des îlots lyriques répond aux climax des tutti orchestraux qui sonnent comme des tremblements de terre. La succession des marches et des transes est sans cesse transcendée par la Gottheit, la superssentialis divinitas qui surplombe la souffrance de la terre et des hommes.
« A travers Maître Eckhart, écrit Cacciari, Heidegger tente de désenchaîner l’Ouvert de la nécessité du donner-commencement: au sens de la nécessité de la manifestation. L’abandon est une libération de la représentation vers le mystère d’un tel Commencement; une révocation de la volonté en tant que volonté-à dessein, un vouloir-non vouloir, pour « insister » uniquement dans l’attente de l’abandon. Vouloir le non vouloir est une aporie typique du « pauvre eckhartien »: c’est de là aussi qu’elle est reprise par Schopenhauer (et par Michelstaedter bien avant Heidegger). On peut l’imaginer comme un rester dans l’attente sans attendre, sans préfigurer quelque chose d’attendu. Et, en vérité, c’est le rien qui est ici attendu, puisque le rien c’est l’Ouvert. Gelassenheit c’est se re-laisser-aller à l’Ouvert, qui n’est pas. La « quiète » dynamique de l’abandon ferait signe pourtant au néant du Commencement-Ouvert-Heilige et donc, en libérerait l’idée de toute nécessité épiphanique, révélatrice. »
Pettersson nous donne à entendre cet en-soi qui résorbe les tensions d’une âme souffrante et coïncide avec le rien libéré de Malévitch en réalisant la fusion des contraires dans l’attente de la Gottheit, au-dessus de toutes les manifestations pour s’ouvrir à l’Etre pauvre et nu.
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vendredi, 20 décembre 2024
Les systèmes trifonctionnels chez Dumézil, Steiner et Stirner
Les systèmes trifonctionnels chez Dumézil, Steiner et Stirner
Troy Southgate
Source: https://troysouthgate.substack.com/p/threefold-systems-in...
La représentation du paradis médiéval par Pieter Bruegel l'Ancien, Le pays de Cockaigne (1567), met en scène un clerc, un paysan et un guerrier et représente ainsi les trois « fonctions » de la société indo-européenne. Autour d'un arbre, qui fait office de moyeu central, les personnages de la gravure représentent les rayons d'une roue, bien que la quatrième position - celle du noble - ait été occupée par une volaille rôtie.
Un critique a suggéré que Bruegel avait l'intention de dénoncer l'autosatisfaction bourgeoise des Pays-Bas du troisième quart du 16ème siècle. La composition tripartite de la société indo-européenne a été longuement discutée par le philologue français Georges Dumézil (1898-1986), bien que son affirmation de toujours, selon laquelle un système trifonctionnel est une marque fondamentale de la société indo-européenne, ait été critiquée par J. P. Mallory (né en 1945) dans son ouvrage de 1989, In Search of the Indo-Europeans : Language, Archaeology, and Myth. Contrairement à Dumezil qui insiste sur le fait qu'il représente une partie unique de notre identité sociale, Mallory pense qu'il s'agit d'un concept plus universel et qu'il n'est donc pas du tout confiné aux Indo-Européens.
Rudolf Steiner (1861-1925), qui a commencé à formuler sa théorie trifonctionnelle des « trois plis » sociaux peu après la fin de la Première Guerre mondiale, croyait, lui aussi en des solutions universelles, mais son approche était quelque peu différente. Partant du principe biologique que l'organisme humain est composé de trois systèmes indépendants qui coopèrent les uns avec les autres - à savoir notre « activité nerveuse et sensorielle », les « processus rythmiques » et le « système métabolique » - il explique ensuite comment cela peut servir de schéma directeur pour ce qu'il décrit comme la « vie économique », la « vie des droits » et la « vie culturelle » de l'humanité. Plutôt que de diviser les gens selon une sorte de pyramide des classes, Steiner souhaitait une forme d'autogestion dans laquelle nous participons à chacune des trois sphères tout en conservant notre indépendance.
Dans la nouvelle édition traduite de son texte de 1991, The Threefolding Movement, 1919 : A History, Albert Schmelzer explique que Steiner « s'est donc expressément défini par rapport à l'ancienne conception de Platon d'un État-statut. Alors que dans la société platonicienne, les êtres humains devaient être divisés en trois classes, les savants, les soldats et les paysans, la société trifonctionnelle à trois plis est elle-même articulée en fonctions d'une manière qui permet à chaque individu de collaborer de manière autodéterminée à la vie des trois domaines » (p.53).
La carte de l'organisme humain est transposée à la société humaine parce qu'elle est composée de trois systèmes qui coopèrent tout en conservant leur autonomie. Steiner, fortement influencé par son prédécesseur anarcho-individualiste, Max Stirner (1806-1856), applique essentiellement la méthode dite de « l'union des égoïstes » que ce dernier avait exposée dans L'Unique et sa propriété (1844). Selon les propres termes de Stirner: "Seuls les individus peuvent s'unir les uns aux autres, et toutes les alliances et ligues de peuples sont et restent des combinaisons mécaniques, car ceux qui s'unissent, du moins dans la mesure où les « peuples » sont considérés comme ceux qui se sont unis, sont dépourvus de volonté. Ce n'est qu'avec la dernière séparation que la séparation elle-même prend fin et se transforme en unification".
Comme je l'ai expliqué dans mon livre, The Self Unleashed : Max Stirner and the Politics of the Ego (2017) :
« Plutôt que d'accepter l'abstraction de la « communauté », l'égoïste ne voit que l'inégalité et le potentiel d'utiliser ou d'ignorer ses homologues. Cette relation ne doit cependant pas être une exploitation, car les égoïstes sont capables de former des unions pour atteindre leurs objectifs mutuels. Ces unions ne sont pas fondées sur la ferveur religieuse ou les valeurs libérales, par lesquelles les individus eux-mêmes sont liés à un idéal, et elles n'ont pas non plus besoin d'être centrées sur une famille ou une tribu, car l'union elle-même appartient à l'individu et devient sa propriété dans la poursuite de ce dont il a besoin. Ni Dieu, ni l'humanité, ni l'État, ni la nation, ni la famille, ni la communauté ne permettent une telle liberté individuelle. (pp.103-4).
Stirner poursuit en disant que:
Dans une société, on est employé, avec sa force de travail ; dans la première, on vit égoïstement, dans la seconde, humainement, c'est-à-dire religieusement, en tant que « membre du corps de ce Seigneur » ; on doit à une société ce que l'on a, on est lié à elle par le devoir, on est possédé par des « devoirs sociaux » ; on utilise une union, et on l'abandonne consciencieusement et infidèlement lorsqu'on ne voit plus comment l'utiliser davantage.
Si une société est plus que vous, alors elle est plus pour vous que vous-même ; une union n'est que votre instrument, ou l'épée avec laquelle vous aiguisez et augmentez votre force naturelle ; l'union existe pour vous et par vous, la société, à l'inverse, vous réclame pour elle-même et existe même sans vous ; en bref, la société est sacrée, l'union vous appartient ; la société vous consomme.
Comme Steiner, l'importance des systèmes trifonctionnels faisait partie de la philosophie de Stirner et son œuvre était divisée en un trio de stades de développement, tous importants: non intellectuel (enfant), intellectuel (jeune) et égoïste (homme).
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jeudi, 19 décembre 2024
Quelle sera donc la religion du futur ?
Quelle sera donc la religion du futur?
Claude Bourrinet
Le fonctionnement intellectuel et imaginaire humain est tel qu'il lui est nécessaire de s'appuyer sur des comparaisons. Un exercice scolaire itératif consiste à établir des parallèles entre des périodes de l'histoire. Cette paresseuse tentation, malgré parfois les séductions de l'apparence, a le défaut d'oublier un facteur important: la réalité. Si le cycle de la naissance, du développement, et de la mort, loi naturelle, se retrouve en permanence dans la longue marche de l'humanité - encore est-ce là une perception distanciée, car quand on y regarde de près, les limites imparties à chaque phase ne sont pas si tranchées, et, en tenant compte des différents domaines des réalisations humaines, on est contraint de constater qu'il y a, au fil du temps, d'innombrables naissances, et autant de développements et de morts, ce qui rend fort problématique les découpages auxquels les historiens se sont tenus à un certain niveau - pour le reste, c'est-à-dire les hypothétiques similitudes entre certaines époques, il faut bien en rabattre: l'homme, être plastique, modulable, protéique, change à tel point de nature, qu'il n'est plus le même à mesure qu'il évolue. Un Romain du 1er siècle est complètement dissemblable d'un Romain du 4ème, et ne parlons pas des hommes de moyen âge, ou de l'époque contemporaine. L'hétérogénéité n'est pas seulement de degré, mais elle est radicale. Lorsqu'on pense "comprendre" un texte de Cicéron, par exemple, nous l'appréhendons en fonction de ce que nous sommes. Il est impossible de le saisir comme un citoyen romain de la République romaine. On ne peut que s'en approcher, prudemment, à l'aide d'un appareil critique conséquent.
Il en va de même de toutes les productions humaines. L'histoire ne repasse pas les plats, où il s'agit alors de parodie, de singerie. Les Révolutionnaires français ont mimé Sparte, Rome etc., mais la Révolution est la source de la modernité, non de l'Antiquité renaissante. La tranchée est immense entre un Brutus, et un Robespierre. Ce sont deux espèces différentes.
Aussi a-t-on tenté de prévoir la "spiritualité" de l'avenir, et certains se sont essayés à dessiner les contours de la religion qui succédera à un christianisme moribond. Les nationalistes identitaires occidentaux craignent l'islam, sans se demander de quel islam ils parlent, et si celui-ci ne subira pas le sort du christianisme, et pour les mêmes causes (société de consommation, nihilisme techniciste etc.). Il faudrait aussi analyser les causes d'un soi-disant revival musulman, dans une région qui subit de plein fouet l'effet destructeur de l'Occident. L'islam actuel n'est peut-être que la réaction moderne, voire moderniste (l'utilisation pointue de la technique, par exemple) d'une société qui craint de mourir.
Il est courant de prévoir que l'extinction du christianisme, sous toutes ses formes, amènera l'avènement d'une nouvelle religion, éclectique, inspirée d'un New age, qui est déjà installé dans les pays occidentaux depuis près d'un siècle, mais qui ne touche que les classes moyennes. Ce courant n'est structuré qu'en une multitude de sectes, et il règne comme atmosphère mentale, inspirant par exemple la publicité, la production d'objets, et des pratiques tenant de très près aux finalités hygiénistes ou thérapeutiques de bien-être et d'adaptabilité à une société sous tension. Il est difficile de parler à son sujet de religion, ni même de spiritualité. Mais il est indéniable que des millions d'individus en sont adeptes, même si la profondeur de leur engagement n'est pas très convaincants, malgré les prédictions d'un Jünger, qui pensait qu'une sorte de shintoïsme, de bouddhisme cool, de paganisme éthéré, suivrait l'avènement de l'Etat universel, ou, plus sérieusement, une nouvelle poésie de l'être, comme l'espérait Heidegger, sans trop y croire.
A ce sujet, celui de la palingénésie, c'est-à-dire de la transformation d'un ensemble religieux en un autre - songeons au remplacement du paganisme du haut-empire néoplatonicien par le christianisme de l'Antiquité tardive - nous avons certes des points apparents de comparaison. Mais la Weltanschauung d'un disciple de Plotin était en gros similaire à celle d'un saint Ambroise, par exemple. Saint Augustin a glissé du néoplatonisme au catholicisme sans véritable heurt. Les racines épistémologiques, philosophiques, théologiques, relativement parentes entre ces traditions, ont été consolidées dans la terre civilisationnelle de la vieille Europe durant plusieurs siècles.
Rien de tel à notre époque, qui est inédite dans l'histoire. Pour la première fois, le passé est renié, considéré comme inutile pour fonder la société du présent et du futur, l'homme est, de même, aboli, perçu comme construit selon un tas de critères, la dimension suprahumaine, qui fondait le politique et les liens sociaux depuis toujours, a disparu, même à l'état de reste, plus aucun repère ne subsiste des temps anciens. On ne peut se fonder sur ce vide absolu pour imaginer une suite qui ressemblerait à ce qui s'était passé il y a des millénaires. Nous sommes dans un temps impensable. On ne peut le penser, car, pour penser, il faut comparer.
Mais que l'on ne tombe pas dans la caricature ! Les phénomènes historiques sont rarement scindés brutalement. Il subsiste toujours des terreaux antiques, même ténus, ou, le plus souvent, contaminés. Il existera encore des chrétiens, et sans doute plus solides que maintenant, mais ils seront ultra-minoritaires. Car il ne faut pas s'imaginer qu'il puisse exister un avenir fiable pour les Eglises. Poutine peut bien se rendre à l'office, il n'en demeure pas moins qu'en la sainte Russie, comme chez nous, il n'y a plus que 2% de pratiquants. Certes, comme dit Emmanuel Todd, il se peut qu'à l'Est, on ait encore des croyants "zombies", mais arrivera le temps du degré 0 de la croyance et de la pratique, les mêmes causes créant les mêmes effets (l'occidentalisation a conquis la planète, avec son nihilisme, latent ou actif).
Aux Etats-Unis, non seulement le nombre de ceux qui ne croient pas dépasse désormais celui des croyants en Dieu, mais, comme le faisait remarquer Rod Dreher, la pratique (ce à quoi il est indispensable de prêter attention, plutôt qu'aux déclarations de principe) le recentrement individuel, le genre de vie hédoniste et individualiste, voire narcissique, contredisent violemment les "valeurs" chrétiennes, certains "fondamentaux" évangéliques, comme la chasteté, le rejet de l'homosexualité, de l'avortement, le mépris de l'argent, de la réussite sociale impérative, l'inculture religieuse rendant parfois ce négationnisme sociétal invisible, ou acceptable. L'évangélisme, du reste, était déjà une accommodation crue et matérialiste aux séductions de l'American way of life, de son système codifié lié au travail, au commerce, au spectacle, au show business. Si de nombreux Africains ou Moyen Orientaux se laissent prendre à ce puritanisme made in USA, c'est parce qu'il permet d'échapper à l'emprise de la société traditionnelle, avec ses contraintes claniques et familiales, et délivre des liens psychologiques afin de permettre des activités plus proches de ce que le monde moderne, individualiste, utilitariste, promeut.
L'hypothèse d'une nouvelle "religiosité" doit tenir compte de la réalité du monde de la technoscience. L'humanisme, qui était à l'origine solidaire du christianisme, est devenu une religion séculaire à partir du XVIIIe siècle. L'homme est devenu le centre de l'existence, de la civilisation, et le porteur du sens de la vie. Nous assistons maintenant à sa métamorphose. La vraie foi qui semble mouvoir les esprits, les coeurs et les corps, et susciter un véritable enthousiasme, maintenant, c'est la démultiplication des pouvoirs de l'humain, et le rêve d'un homme éternellement jeune, voire immortel. C'est un projet faustien (tout-à-fait compatible avec ce "supplément d'âme" qu'est le New Age, du reste), entreprise méphistophélique que Goethe a dépeinte dans son fameux drame, et qui est l'un des rares mythes à être encore virulent dans notre univers nihiliste. A mon sens, voilà la religion du futur, prévue, somme toute par la Bible : "Et nous serons comme des dieux".
Je prophétise en pleurant.
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mercredi, 04 décembre 2024
L'École de Francfort: la pensée néocommuniste qui a changé l'Occident
L'École de Francfort: la pensée néocommuniste qui a changé l'Occident
par Sara (Blocco Studentesco)
Source: https://www.bloccostudentesco.org/2024/11/21/bs-scuola-di...
L'école de Francfort est une école de pensée qui a vu le jour dans les années 1920 dans la République de Weimar. Les philosophes adhérant à cette école ont opéré une synthèse entre la psychanalyse freudienne et l'idéologie marxiste, conduisant à faire émerger ce que l'on pourrait appeler le « néo-communisme psychanalytique ». Les membres de cette école ont réussi, surtout après la Seconde Guerre mondiale, à infiltrer les écoles publiques, le gouvernement et à influencer l'ensemble de la société occidentale. Leurs idées sont d'ailleurs toujours à l'ordre du jour.
Theodor Adorno, le penseur le plus important de l'École, estimait que les conceptions traditionnelles de la société, telles que les vérités universelles, cachaient souvent des contradictions et des problèmes. Pour lui, la tâche de la théorie sociale et de la pensée critique était précisément de mettre au jour ces contradictions. Dans son livre intitulé « Dialectique négative », Adorno a critiqué la philosophie traditionnelle pour sa tentative de créer des systèmes logiques et ordonnés pour expliquer le monde, allant même jusqu'à affirmer qu'elle servait à justifier l'oppression sociale. Sa critique s'étendait également à l'art qui, selon lui, perpétuait l'oppression sociale en présentant des visions d'harmonie, de beauté et de vérité. Dans une déclaration célèbre, il a écrit : « Écrire de la poésie après Auschwitz est barbare », ce qui signifie que l'art qui véhicule des idéaux de beauté et de vérité renforce les idéologies oppressives. Selon Adorno, ce qui paraît beau ou harmonieux exclut et opprime ce qui n'est pas conforme à cet idéal, et doit donc être déconstruit.
Cette critique de la beauté et des valeurs traditionnelles a alimenté une approche sceptique qui a encouragé la résistance à ce qu'Adorno a appelé la « coercition spiritualisée ». Les idées d'Adorno ont laissé un héritage durable sur la pensée critique contemporaine. Les critiques d'aujourd'hui se méfient souvent de la beauté, de l'harmonie et des récits moraux. Ce regard critique a conduit à la perception que toute forme d'art traditionnelle ou belle est « fasciste » parce qu'elle implique une hiérarchie : si quelque chose est beau, quelque chose d'autre doit être laid ; si quelque chose est vrai, quelque chose d'autre doit être faux. Cette attitude peut être observée dans la critique culturelle moderne, où la beauté est souvent déconstruite. Cette critique accuse souvent l'art traditionnel, les récits et même la morale d'incorporer des systèmes cachés de violence et de conformité.
Le rejet de l'esthétique traditionnelle par Adorno présente des similitudes avec l'activisme moderne « woke », qui cherche à démanteler les institutions et les structures sociales jugées oppressives, y compris les normes de beauté et de moralité. Ce type d'activisme célèbre souvent des figures qui remettent en question les hiérarchies traditionnelles, comme les « filles patronnesses » ou les mouvements de sexualité alternative, comme une forme de résistance contre le patriarcat et les normes conservatrices. Ces attitudes se reflètent en fait dans les théories de l'école de Francfort, qui considérait l'opposition à la tradition comme un acte libérateur.
Herbert Marcuse, un autre membre influent de cette école, a élargi la critique d'Adorno en y intégrant les idées de Freud sur la sexualité. Dans son livre Eros et Civilisation, Marcuse affirme que les systèmes économiques capitalistes répriment la sexualité pour maintenir le contrôle sur la main-d'œuvre. Dans ce contexte, les relations hétérosexuelles et reproductives étaient considérées comme fonctionnelles pour la production capitaliste. Avec le communisme, cependant, cette répression disparaîtrait, permettant à la sexualité de s'exprimer librement. Bien que Marcuse se soit inspiré de Freud, il s'en est éloigné en rejetant l'idée que la répression était nécessaire à la civilisation. Il imagine une « civilisation non répressive » dans laquelle le travail deviendrait un jeu et l'énergie érotique s'exprimerait librement. Marcuse voit dans le mythe de Narcisse, qui tombe amoureux de son propre reflet, une métaphore du rejet des normes sociales et de l'adhésion à l'individualisme. Selon lui, le dépassement des distinctions traditionnelles de genre et de sexualité conduirait à une nouvelle culture libérée, dans laquelle le retour à un état pré-répressif dissoudrait les structures sociales traditionnelles.
Après tout, l'école de Francfort nous a laissé un héritage précieux: l'art de la critique perpétuelle, qui ne manque jamais une occasion de démonter, de déconstruire et finalement de détruire tout ce qui représentait autrefois la beauté, l'ordre et la vérité. Aujourd'hui, son influence se reflète dans une société qui célèbre la désintégration des valeurs traditionnelles, qui considère l'harmonie comme un acte d'oppression et l'individualisme comme un signe de libération. En associant Marx et Freud, l'École a créé un cocktail mortel d'idéologie et de psychanalyse qui continue à renforcer la croyance que toute hiérarchie, toute norme, toute structure sociale est une forme déguisée de domination. Et, bien sûr, ce qui reste à célébrer, ce sont les petites victoires contre la beauté et l'ordre: les nouveaux héros sont les « meilleurs » ennemis de la beauté, les champions de l'idéologie, les adversaires de l'harmonie qui luttent courageusement contre les vestiges d'une société qui ose encore apprécier le classicisme et l'élégance. Car, comme l'enseigne l'École de Francfort, tout ce qui est trop beau, trop soigné, trop traditionnel, est assurément fasciste, oppressif et digne d'être balayé. Finalement, pour ceux qui ont appris à mépriser tout ce qui représente la vérité et la beauté, il y a toujours un combat à mener contre une civilisation qui n'a jamais pris la peine de perdre. Mais au milieu de cette tempête idéologique, il y a encore de la place pour ceux qui croient que la beauté et l'ordre peuvent être des forces libératrices. C'est en redécouvrant la beauté et en embrassant les valeurs qui ont résisté à l'épreuve du temps que nous pourrons véritablement construire une société qui non seulement existe, mais prospère.
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lundi, 02 décembre 2024
Alexandre Douguine: "Le moment libéral"
Le moment libéral
par Alexandre Douguine
Alexandre Douguine affirme que l'effondrement du monde unipolaire marque le début d'une grande métamorphose, la lumière déclinante du libéralisme occidental cédant la place à l'éveil d'anciennes traditions, de profondes identités civilisationnelles et à la promesse d'une ère multipolaire dynamique aux possibilités illimitées.
Dans un numéro de 1990/1991 de la prestigieuse revue mondialiste Foreign Affairs, l'expert américain Charles Krauthammer avait publié un article programmatique intitulé « The Unipolar Moment » (= Le moment unipolaire) (1). Dans cet essai, il proposait une explication à la fin du monde bipolaire. Après l'effondrement des pays du Pacte de Varsovie et la désintégration de l'Union soviétique (qui n'avait pas encore eu lieu au moment de la publication de l'article), un nouvel ordre mondial émergerait dans lequel les États-Unis et l'Occident collectif (OTAN) resteraient le seul pôle de pouvoir, régissant le monde en établissant des règles, des normes et des lois, tout en assimilant leurs propres intérêts et valeurs à des normes universelles, globales et obligatoires. Krauthammer a qualifié cette hégémonie mondiale de facto de l'Occident de « moment unipolaire ».
Peu après, un autre expert américain, Francis Fukuyama, a publié un manifeste similaire intitulé La fin de l'histoire (2). Contrairement à Fukuyama, qui a déclaré prématurément que la victoire de l'Occident sur le reste de l'humanité était complète et que toutes les nations adopteraient désormais l'idéologie libérale et accepteraient la domination des États-Unis et de l'Occident, Krauthammer a fait preuve de plus de retenue et de prudence. Il a choisi de parler d'un « moment », se référant à une situation de facto dans l'équilibre du pouvoir mondial, sans tirer de conclusions hâtives sur la durabilité ou la durée de l'ordre unipolaire. Les signes de l'unipolarité sont évidents: l'adoption quasi universelle du capitalisme, de la démocratie parlementaire, des valeurs libérales, des variantes de l'idéologie des droits de l'homme, de la technocratie, de la mondialisation et du leadership américain. Cependant, Krauthammer a reconnu la possibilité que cet état de fait ne soit pas permanent mais simplement une phase - une phase qui pourrait évoluer vers un modèle à long terme (validant la thèse de Fukuyama) ou qui pourrait au contraire s'achever, laissant place à un ordre mondial différent.
En 2002/2003, Krauthammer est revenu sur sa thèse dans un article intitulé « The Unipolar Moment Revisited » (3), publié dans la revue réaliste (plutôt que mondialiste) National Interest. Cette fois, il affirme, une décennie plus tard, que l'unipolarité s'est avérée être un moment, et non un ordre mondial stable. Il a suggéré que des modèles alternatifs allaient bientôt émerger, alimentés par des tendances anti-occidentales croissantes à l'échelle mondiale - en particulier dans les pays islamiques, en Chine et dans une Russie renaissante sous la direction de Vladimir Poutine. Les événements qui ont suivi ont confirmé la conviction de Krauthammer selon laquelle le moment unipolaire était révolu. Les États-Unis n'ont pas réussi à consolider le leadership mondial qu'ils détenaient réellement dans les années 1990, et la domination occidentale est entrée dans une phase de déclin. L'opportunité d'une hégémonie mondiale, que les élites occidentales avaient pratiquement tenue entre leurs mains, a été gâchée. Désormais, au mieux, l'Occident devrait participer à la construction d'un monde multipolaire à un autre titre, sans viser l'hégémonie, afin d'éviter d'être laissé en marge de l'histoire.
Le discours de Poutine à Munich en 2007, l'ascension de Xi Jinping en Chine et la croissance économique rapide du pays, les événements de 2008 en Géorgie, la révolution de Maïdan en Ukraine et la réunification de la Russie avec la Crimée, l'opération militaire spéciale de 2022 et la guerre à grande échelle au Moyen-Orient commencée en 2023 - tout cela a confirmé dans la pratique que les penseurs prudents, Krauthammer et Samuel Huntington, qui prévoyaient une ère de « choc des civilisations » (4), étaient bien plus proches de la vérité que la vision trop optimiste de Fukuyama (optimiste pour l'Occident libéral, cela va de soi). Aujourd'hui, il est clair pour tout observateur raisonnable que l'unipolarité n'était qu'un « moment », qui cède maintenant la place à un nouveau paradigme - la multipolarité ou, plus prudemment, un « moment multipolaire » (5).
Nous revenons sur cette discussion pour souligner l'importance du concept de « moment » dans l'analyse de la politique mondiale. Ce concept restera un point central dans la suite de notre analyse.
Est-ce un moment ou non ?
Le débat sur la question de savoir si un système international, politique ou idéologique particulier représente quelque chose d'irréversible ou, à l'inverse, quelque chose de temporaire, de transitoire ou d'instable, ne date pas d'hier. Les défenseurs de théories spécifiques affirment souvent avec véhémence le caractère inévitable des régimes sociaux ou des transformations qu'ils privilégient. En revanche, les sceptiques et les observateurs critiques proposent d'autres points de vue, considérant ces systèmes comme de simples moments.
Cette dynamique est clairement visible dans l'exemple du marxisme. Pour la théorie libérale, le capitalisme et l'ordre bourgeois représentent le destin de l'humanité - un état permanent dans lequel le monde devient uniformément libéral-capitaliste et où tous les individus finissent par rejoindre la classe moyenne, devenant ainsi des bourgeois. Les marxistes, cependant, considèrent le capitalisme comme un moment historique du développement. Il était nécessaire pour surmonter le moment féodal précédent, mais il serait lui-même supplanté par le socialisme et le communisme. Le prolétariat remplacera la bourgeoisie, la propriété privée sera abolie et l'humanité ne sera plus composée que de travailleurs. Pour les marxistes, le communisme n'est pas un moment mais, essentiellement, la « fin de l'histoire ».
Les révolutions socialistes du 20ème siècle - en Russie, en Chine, au Viêt Nam, en Corée, à Cuba et ailleurs - semblaient valider le marxisme. Cependant, il n'y a pas eu de révolution mondiale et un monde bipolaire a émergé. De 1945 (après la victoire commune des communistes et des capitalistes sur l'Allemagne nazie) à 1991, deux systèmes idéologiques ont coexisté. Chaque camp affirmait que l'autre n'était qu'un moment - une phase dialectique plutôt que la fin de l'histoire. Les communistes affirmaient que le capitalisme s'effondrerait et que le socialisme triompherait, tandis que les idéologues libéraux soutenaient que le communisme était une déviation de la voie bourgeoise et que le capitalisme perdurerait à jamais. La thèse de la fin de l'histoire de Fukuyama faisait écho à cette croyance. En 1991, il s'est avéré qu'il avait raison: le système socialiste s'est effondré et les États post-soviétiques ainsi que la Chine maoïste sont passés à l'économie de marché, confirmant ainsi les prédictions libérales.
Certains marxistes gardent l'espoir que le capitalisme s'effondrera, ouvrant la voie à une révolution prolétarienne, mais cela n'est pas certain. Le prolétariat mondial se réduit et l'humanité semble prendre une toute autre direction.
Les penseurs libéraux ont toutefois adopté le point de vue de Fukuyama, assimilant le communisme à un moment et proclamant un « capitalisme sans fin ». Les postmodernes ont exploré les contours de cette nouvelle société, proposant des approches radicales pour résister au capitalisme de l'intérieur, allant de la transformation individuelle à des stratégies technologiques subversives. Ces idées ont trouvé un écho parmi les élites de gauche aux États-Unis, influençant les politiques relatives à la culture de l'homosexualité, à la culture de l'annulation (cancel culture), aux programmes écologiques et au transhumanisme. Pourtant, les partisans et les détracteurs du capitalisme victorieux s'accordent à dire qu'il représente la dernière étape de l'humanité, au-delà de laquelle se trouve la post-humanité, comme le prévoient les futurologues parlant de la « Singularité », où la mortalité humaine est remplacée par l'immortalité de la machine. Bienvenue dans la Matrice.
Ainsi, dans l'affrontement idéologique, la bourgeoisie a triomphé, façonnant le paradigme dominant de la « fin de l'histoire ».
Trump comme facteur de l'histoire mondiale
La possibilité même d'appliquer le terme « moment » à l'ère du triomphe mondial du capitalisme, même au sein de la sphère intellectuelle occidentale (comme l'a fait Krauthammer), ouvre une perspective unique qui n'a pas encore été pleinement explorée et comprise. L'effondrement actuel et évident du leadership occidental et l'incapacité de l'Occident à servir d'arbitre universel de l'autorité légitime pourraient-ils également comporter une dimension idéologique ? La fin de l'unipolarité et de l'hégémonie occidentale pourrait-elle signifier la fin du libéralisme lui-même ?
Cette idée est étayée par un événement politique crucial: l'élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis pour deux mandats. La présidence de Trump a représenté une répudiation frappante du mondialisme et du libéralisme, reflétant l'émergence d'une masse critique de mécontentement à l'égard de la direction idéologique et géopolitique des élites libérales, même au cœur de l'unipolarité. D'ailleurs, le vice-président choisi par Trump pour son second mandat, J. D. Vance, s'identifie ouvertement comme un partisan du « conservatisme post-libéral ». Pendant la campagne de Trump, le libéralisme a été constamment invoqué comme un terme négatif, visant spécifiquement le « libéralisme de gauche » du parti démocrate. Cependant, dans les cercles plus larges de partisans de Trump, le libéralisme est devenu un synonyme de dégénérescence, de décadence et de corruption morale au sein de l'élite dirigeante.
Pour la deuxième fois dans l'histoire récente, une personnalité politique ouvertement critique à l'égard du libéralisme a triomphé dans la citadelle même de l'idéologie libérale, les États-Unis. Parmi les partisans de Trump, le libéralisme en est venu à être carrément diabolisé, reflétant son association avec le déclin moral et politique. Il est donc de plus en plus plausible de parler de la fin du « moment libéral ». Le libéralisme, autrefois considéré comme le vainqueur ultime de la progression historique, apparaît aujourd'hui comme une simple étape dans le cours plus large de l'histoire, une étape avec un début et une fin, limitée par son contexte géographique et historique.
Le déclin du libéralisme signale l'émergence d'une idéologie alternative, d'un nouvel ordre mondial et d'un ensemble de valeurs différent. Le libéralisme s'est avéré ne pas être un destin, ni la fin de l'histoire, ni un paradigme irréversible et universel, mais simplement un épisode - une ère avec des limites temporelles et spatiales claires. Le libéralisme est intrinsèquement lié au modèle occidental de la modernité. S'il a gagné des batailles idéologiques contre d'autres formes de modernité - le nationalisme et le communisme - il a finalement atteint sa conclusion. Avec lui, le « moment unipolaire » décrit par Krauthammer et le cycle plus large de la domination coloniale singulière de l'Occident sur le globe, qui a commencé à l'époque des grandes découvertes géographiques, ont également pris fin.
L'ère post-libérale
L'humanité entre maintenant dans une ère post-libérale. Cependant, cette ère diverge fortement des attentes marxistes-communistes du passé. Premièrement, le mouvement socialiste mondial s'est largement estompé et ses principaux bastions - l'Union soviétique et la Chine - ont abandonné leurs formes orthodoxes, adoptant des aspects du modèle libéral à des degrés divers. Deuxièmement, les principales forces responsables de l'effondrement du libéralisme sont les valeurs traditionnelles et les identités civilisationnelles profondes.
L'humanité surmontera le libéralisme non pas par une phase socialiste, matérialiste ou technologique, mais en faisant revivre des couches culturelles et civilisationnelles que la modernité occidentale a jugées obsolètes et éradiquées. Ce retour au pré-moderne, plutôt que la poursuite de la trajectoire postmoderne ancrée dans la modernité occidentale, définit l'essence du post-libéralisme. Contrairement aux attentes de la pensée progressiste de gauche, le post-libéralisme émerge comme un rejet des prétentions universelles de l'ordre moderne occidental. Il considère plutôt l'ère moderne comme un phénomène temporaire, un épisode dû à la dépendance d'une culture spécifique à l'égard de la force brute et de l'exploitation technologique agressive.
Le monde post-libéral n'envisage pas la poursuite de l'hégémonie occidentale, mais un retour à la diversité des civilisations, comme à l'époque qui a précédé la montée en flèche de l'Occident. Le libéralisme, en tant que dernière forme d'impérialisme mondial occidental, a absorbé tous les principes clés de la modernité européenne et les a poussés à leurs extrêmes logiques : la politique du genre, la culture woke, la "culture de l'annulation", la théorie critique de la race, le transhumanisme et les cadres postmodernistes. La fin du moment libéral marque non seulement l'effondrement du libéralisme, mais aussi la conclusion de la domination singulière de l'Occident dans l'histoire du monde. C'est la fin de l'Occident.
Le moment libéral chez Hegel
Le concept de « fin de l'histoire » est apparu à plusieurs reprises dans cette discussion. Il est maintenant nécessaire de revenir sur la théorie elle-même. L'expression trouve son origine chez Hegel, et sa signification est enracinée dans la philosophie de Hegel. Marx et Fukuyama ont tous deux adopté ce concept (ce dernier par l'intermédiaire de l'hégélien russo-français Alexandre Kojève), mais ils l'ont dépouillé de ses fondements théologiques et métaphysiques.
Dans le modèle de Hegel, la fin de l'histoire est inséparable de son commencement. Au début de l'histoire se trouve Dieu, caché en lui-même. Par la négation de soi, Dieu se transforme en Nature. Dans la Nature, la présence de Dieu est latente mais active, et cette présence latente est à l'origine de l'émergence de l'histoire. L'histoire, à son tour, représente le déploiement de l'Esprit. Des sociétés de différents types émergent au fil du temps: monarchies traditionnelles, démocraties et sociétés civiles. Enfin, l'histoire culmine dans le grand Empire de l'Esprit, où Dieu se manifeste le plus pleinement dans l'État - pas n'importe quel État, mais un État philosophique guidé par l'Esprit.
Dans ce cadre, le libéralisme n'est qu'un moment. Il suit la dissolution d'États plus anciens et précède l'établissement d'un nouvel État véritable qui marque l'apogée de l'histoire. Les marxistes et les libéraux, rejetant la base théologique de Hegel, ont réduit sa théorie à des termes matérialistes. Ils sont partis de la nature, sans tenir compte de la conception de Dieu de Hegel, pour aboutir à la société civile - le libéralisme - comme point culminant de l'histoire. Pour les libéraux comme Fukuyama, l'histoire s'achève lorsque l'humanité tout entière devient une société civile mondiale. Les marxistes, quant à eux, envisagent la fin de l'histoire avec une société communiste sans classes, bien qu'elle reste dans le cadre de la société civile.
En rétablissant le modèle philosophique complet de Hegel, il devient évident que le libéralisme n'est qu'une phase transitoire - ce que Hegel appellerait un « moment ». Sa conclusion ouvre la voie à la réalisation ultime de l'Esprit, que Hegel envisageait comme un Empire de l'Esprit.
Le postmodernisme et la monarchie
Dans ce contexte, l'idée de monarchie acquiert une signification nouvelle - non pas comme une relique du passé, mais comme un modèle potentiel pour l'avenir. L'ère mondiale de la démocratie libérale et du républicanisme s'est épuisée. Les efforts visant à établir une république mondiale ont échoué. En janvier 2025, cet échec sera définitivement reconnu.
Que se passera-t-il ensuite ? Les paramètres de l'ère post-libérale restent indéfinis. Cependant, la reconnaissance du fait que toute la modernité européenne - sa science, sa culture, sa politique, sa technologie, sa société et ses valeurs - n'était qu'un épisode, culminant dans une conclusion lugubre et peu glorieuse, suggère que l'avenir post-libéral sera radicalement inattendu.
Hegel nous donne un indice : l'ère post-libérale sera une ère de monarchies. La Russie contemporaine, bien qu'elle soit encore formellement une démocratie libérale, présente déjà les caractéristiques d'une monarchie: un dirigeant populaire, la permanence de l'autorité suprême et l'accent mis sur les valeurs spirituelles, l'identité et la tradition. Ce sont là les fondements d'une transition monarchique - non pas dans la forme, mais dans l'essence.
D'autres civilisations évoluent dans une direction similaire. L'Inde de Narendra Modi reflète de plus en plus l'archétype d'un monarque sacré, un chakravartin, proche du dixième avatar Kalki, qui inaugure la fin d'un âge sombre. La Chine de Xi Jinping présente les traits d'un empire confucéen, Xi incarnant l'archétype de l'empereur jaune. Même le monde islamique pourrait s'intégrer grâce à un califat modernisé.
Dans ce monde post-libéral, même les États-Unis pourraient connaître un tournant monarchique. Des penseurs influents comme Curtis Yarvin préconisent depuis longtemps la monarchie en Amérique. Des personnalités comme Donald Trump, avec ses liens dynastiques, pourraient symboliser ce changement.
Un avenir ouvert
Le terme « moment libéral » a des implications révolutionnaires pour la pensée politique. Ce qui était autrefois considéré comme un destin inéluctable se révèle n'être qu'un motif éphémère dans la vaste tapisserie de l'histoire. Cette prise de conscience ouvre la voie à une imagination politique sans limites. Le monde post-libéral est un monde de possibilités infinies, où le passé, l'avenir et même les traditions oubliées peuvent être redécouverts ou réimaginés.
Ainsi, les dictats déterministes de l'histoire sont renversés, annonçant une ère de temporalités plurielles. Au-delà du moment libéral s'ouvre une nouvelle liberté, où des civilisations diverses tracent leur chemin vers les horizons inconnus d'un avenir post-libéral.
Notes:
1) Krauthammer, Charles. “The Unipolar Moment”, Foreign Affairs, 70.1, 1990/1991, pp. 23-33.
2) Fukuyama, Francis. The End of History and the Last Man. NY: Free Press, 1992.
3) Krauthammer, Charles. “The Unipolar Moment Revisited”, National Interest, 70, 2002/2003, pp. 5-17.
4) Huntington, Samuel. “The Clash of Civilizations?”, Foreign Affairs, summer 1993, pp. 22-47.
5) Савин Л., Многополярный момент.
17:39 Publié dans Actualité, Philosophie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : alexandre douguine, libéralisme, unipolarité, multipolarité, définition, philosophie, philosophie politique, politologie, sciences politiques | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mercredi, 27 novembre 2024
Friedrich Nietzsche, Gilles Deleuze et l'éternel retour
Friedrich Nietzsche, Gilles Deleuze et l'éternel retour
Troy Southgate
Source: https://troysouthgate.substack.com/p/friedrich-nietzsche-...
Dans son ouvrage complexe de 1962, Nietzsche et la philosophie, le postmoderniste français Gilles Deleuze (1925-1995) cherche si désespérément à faire concorder les idées de Nietzsche avec sa propre vision matérialiste du monde que certains aspects de l'œuvre du penseur allemand sont complètement relégués à l'arrière-plan. Ainsi, lorsque Deleuze aborde la notion d'éternel retour, à laquelle Nietzsche fait allusion dans Le Gai Savoir (1882) et dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1891), il est dit que ce concept contient « les parties les plus obscures de la philosophie de Nietzsche et constitue un élément presque ésotérique de la doctrine » (p.69).
Ailleurs, Deleuze suggère que la Généalogie de la morale (1887) de Nietzsche est une tentative flagrante de réécrire la Critique de la raison pure (1781) d'Emmanuel Kant, bien que Nietzsche s'abstienne de discuter des questions relatives à l'épistémologie dans cet ouvrage particulier et qu'à aucun moment il ne mentionne Kant lui-même.
Deleuze, comme Emma Goldman (1869-1940) avant lui, admire beaucoup l'attitude intransigeante de Nietzsche et tente d'améliorer ses propres références révolutionnaires en créant une forme de nietzschéisme de gauche. On peut se demander s'il y est parvenu, mais pour en revenir - comme on le fait - à sa discussion sur l'Éternel Retour, je suis d'accord avec Deleuze pour dire que certaines des remarques de Nietzsche sur la nature des tendances réactives s'expliquent par la relation entre la volonté de néant et l'Éternel Retour lui-même.
La volonté de néant, rappelons-le, est le nom que Nietzsche donne à la philosophie pessimiste d'Arthur Schopenhauer (1788-1860) et qui implique que la vie se détourne d'elle-même parce qu'elle ne trouve aucune valeur réelle dans le monde. Cette philosophie s'apparente, à bien des égards, au bouddhisme. Cette tendance est bien sûr présentée comme la voie du nihiliste, décrite à titre posthume par Nietzsche dans La volonté de puissance (1901) comme « un homme qui juge du monde tel qu'il est qu'il ne devrait pas être, et du monde tel qu'il devrait être qu'il n'existe pas ».
La volonté de néant est donc d'une importance vitale dans le schéma philosophique car, comme le note Deleuze, en entrant en contact avec l'Éternel Retour « elle rompt son alliance avec les forces réactives » et donc « l'Éternel Retour peut achever le nihilisme parce qu'il fait de la négation une négation des forces réactives elles-mêmes » (p.70).
En d'autres termes, alors que le nihilisme est généralement perçu comme l'apanage des faibles, il devient ici l'instrument de leur propre autodestruction. Avant cette association ironique entre la volonté de néant et l'Éternel Retour, la première était toujours présentée comme quelque chose qui s'alliait aux forces réactives et, par conséquent, cherchait inévitablement à nier ou à étouffer la force active. Nietzsche, en 1901, avait déjà observé que la « loi de conservation de l'énergie exige l'éternel retour ». La volonté de néant, quant à elle, n'est qu'une forme incomplète de nihilisme et, comme le note Deleuze : « La négation active ou destruction active est l'état des esprits forts qui détruisent le réactif en eux-mêmes, le soumettant à l'épreuve de l'Éternel Retour et se soumettant à cette épreuve même s'il s'agit de vouloir sa propre déchéance » (Ibid.).
La négation est donc radicalement transformée en un état d'affirmation dans ce qui peut finalement être interprété comme une métamorphose dionysiaque.
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mardi, 19 novembre 2024
Trois grands penseurs du monde indien
Trois grands penseurs du monde indien
Troy Southgate
Source: https://troysouthgate.substack.com/p/three-great-thinkers...
L'approche de certains aspects de l'idéalisme absolu qui a vu le jour dans la philosophie allemande à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle est similaire à celle du Vedanta que l'on trouve dans l'hindouisme. Les trois principaux textes traitant de l'approche védique de la réalité ultime sont les Upanishads, la Bhagavad-gita et le Brahma-sutra, tandis que trois des principaux penseurs ayant examiné la relation entre Brahman (la réalité ultime) et Atman (le soi) sont originaires du sud de l'Inde : Shankara (788-820 CE), Ramanuja (1017-1137 CE) et Madhvacharya (1238-1317 CE).
Le premier d'entre eux, Shankara, s'est inspiré d'un vieux conte hindou dans lequel un père place un cube de sel dans une casserole d'eau pour montrer à son fils que sa dissolution éventuelle est un exemple de la manière dont le moi est absorbé par la réalité ultime. Cela a conduit Shankara à développer un système connu sous le nom d'Advaita (non-dualisme), qui cherche à illustrer comment le soi n'est pas une entité séparée qui peut être reliée à diverses parties du corps, mais indissociable du principe universel de Brahman. En supprimant l'identité entre les deux, Shankara a prouvé qu'il était possible d'atteindre la libération. La connaissance de la vraie réalité est donc une forme de liberté, de la même manière que le penseur idéaliste allemand Friedrich Schelling insistera plus tard sur le fait que le sujet et l'objet ne font qu'un en fin de compte.
Notre deuxième philosophe indien, Ramanuja, est arrivé deux siècles après Shankara et n'a pas eu à relever le défi du bouddhisme comme l'avait fait son prédécesseur. La stratégie de Ramanuja était plutôt différente dans le sens où il opérait dans le domaine des Vaishnavas, ou adeptes de Vishnu, et utilisait cette dimension particulière de la religion pour accentuer la relation entre Brahman et Atman par le biais de récits épiques tels que le Mahabharata et les textes mythologiques des Puranas.
Le principal argument de Ramanuja est que les humains ne sont ni différents de Dieu, ni eux-mêmes, et que nos sens sont donc illusoires. Cela ne signifie pas que la réalité ultime est impersonnelle, comme le décrit Shankara, mais seulement que tout est une manifestation du Seigneur (Ishvara), ou du puissant. Dieu contrôle donc à la fois le moi intérieur et le monde.
On pourrait penser qu'il y a encore peu de place pour l'identité, mais les choses changent rapidement avec l'apparition de Madhvacharya au XIIIe siècle. En effet, bien qu'il ait imité Ramanuja en rejoignant le culte de Vishnu, il rejette la non-dualité de ses homologues et promeut une forme de dualisme. Pour Madhvacharya, il doit y avoir une distinction entre la réalité ultime et le moi et ils ne doivent pas être considérés comme identiques. Tous les phénomènes, conformément à la volonté du Divin, sont clairs et définis, mais avec une particularité fondamentale qui exige que l'on vénère le Seigneur Krishna comme quelque chose qui se trouve à l'extérieur du soi. C'est ce qu'il appelle le « témoin intérieur ».
Néanmoins, malgré ces interprétations subtiles entre une réalité impersonnelle et un Dieu personnel, les trois traditions continuent de prospérer sous la forme de l'Ordre Ramakrishna et de la Société Vedanta de Shankara, du mouvement Shri-Vaishnava et Gujarati Swaminarayan de Ramanuja, et du Gaudiya Math et de la Société internationale pour la conscience de Krishna. En ce qui concerne les idéalistes allemands comme Schelling, il est allé au-delà du dualisme que l'on trouve dans le cartésianisme et a formulé une « identité absolue » qui unit la singularité de la réalité ultime à la multiplicité qui découle de la réalité ultime. Comme il l'explique à propos de l'erreur cartésienne elle-même :
« Le "je pense donc je suis", est, depuis Descartes, l'erreur fondamentale de toute connaissance ; la pensée n'est pas ma pensée, et l'être n'est pas mon être, car tout n'est que de Dieu ou de la totalité ».
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mardi, 05 novembre 2024
Révolte contre le monde postmoderne
Archives Nicolas Bonnal, 2009
Révolte contre le monde postmoderne
Nicolas Bonnal
Extrait personnel du recueil collectif : Julius Evola envers et contre tous (Orientations/Avatar, 2009).
En titrant d'une manière provocante "Révolte contre le monde post-moderne", je suppose qu'il y a quelque chose de pire que ce monde moderne contre quoi se révolter... Sommes-nous descendus plus bas qu'à l'époque où Julius Evola tonnait contre son monde moderne ?
Et d'ailleurs cela fait beaucoup de temps que l'on tonne contre ce monde. Montesquieu s'en moque fort dans ses Lettres persanes, et de l'inflation, et de la mode, et de la crise démographique (comme déjà l'historien grec Polybe qui se navre du dépeuplement et du vieillissement de la Grèce impériale !), et du désir mimétique, et de la vanité des sujets du roi, et du pape, et du reste... Au 19ème siècle, que pourtant moi, Européen, je contemple avec nostalgie, Poe, Tocqueville, Maupassant, Baudelaire et tant d'autres contemplent avec mépris le « stupide dix-neuvième siècle » de Daudet. Pour en revenir à Montesquieu, il modernise une critique acerbe du siècle du « roi-machine » (Apostolides) que l'on pressent à travers les œuvres de Furetière, la Bruyère, la Fontaine ou même Sorel, auteur de l’étonnante histoire de Francion. Bref, la Fin des Temps est dans l’air du Temps, et on relira avec stupéfaction la fin des Mémoires de Saint-Simon pour s'en convaincre.
De quoi donc se plaint Evola et de quoi pouvons-nous nous plaindre nous, trente-cinq ans après sa disparition ? L’esprit traditionnel n'est-il pas lié à je ne sais quelle hypocondrie qui fait tout voir en noir, une mélancolie plutôt, comme celle du nain grincheux, symbole de Saturne et du plomb et qui toujours se plaint, surtout lorsque, comme Evola, il a affaire aux femmes ? Du reste Blanche-Neige, la reine alchimique, trouble, et bien, l'existence des sept nains chercheurs de trésors...
J'insiste, quitte à paraître un peu lourd; car tout de même l'esprit traditionnel aura bien entaché ma jeunesse, en lui faisant voir tout en noir ; et l'on ne vit qu'une fois, contrairement aux chats: « On est forcé d'écrire pour soi, de penser pour soi et d'espérer la fin de tout. Demain ce sera pis encore », écrit dans son prodigieux journal un Léon Bloy plus inspiré que lorsqu'il attend le retour des cosaques, comme d'autres attendaient de l'Orient du capital communiste et des supermarchés un réveil spirituel qui ramènerait l'Occident dans le droit chemin…
C'est d'ailleurs à mon sens une des qualités d'Evola: il n'attendait pas de grand réveil, il a pensé en kshatriya au sauvetage individuel sur un champ de bataille ruiné et abandonné.
Il n’a pas vraiment donné de recettes, mais il a plutôt cru à un salut très personnel, de type nietzschéen si l’on veut.
Cinquante ans après ses grands manuels de résistance (arc et massue, tigre), on ne peut que confirmer l'effondrement de tout : des états, des nations, des Occidentaux, de la famille, des paysages, la pollution du monde qui a atteint un stade ontologique (mais dont parlent déjà les transcendantalistes américains !). On n'en est même plus à l'époque des conflits idéologiques qui opposaient le communisme et l'Occident libéral. L'islam rentre dans le rang à Dubaï ou à Médine et l'Orient goberge comme on sait. Tout le monde se fout de tout, se désintéresse du politique et du reste, les Français subissent sans broncher le gouvernement le plus incapable de leur histoire (mais c'est aussi ce que disaient Bloy ou Toussenel, lui du temps de la monarchie de juillet...).
Nous sommes entrés dans la société post-moderne décrite au début des années 80 par Gilles Lipovetsky dans son Empire de l'éphémère, où il présente un individu cool et désabusé, humoristique et nihiliste. La différence est qu'à l’époque il avait encore un peu de réaction. Il n’y a plus rien aujourd'hui, et cette disparition de toute réaction, qui nous remplit d'angoisse et tremblement, est à mon sens apparue (sic) au milieu des années 2000; quand avec les horreurs de la bourse et de l'Irak, du bric et du broc, de la mondialisation et du néant, tout le monde s'est laissé aller au vide éternel.
L'époque est opaque, les temps sont mous. Mais comme dit déjà Zarathoustra repris par Charles de Gaulle (lire Tournoux), « Tout est vain, tout est mort, tout a été »... Il dit aussi : « le désert croît... malheur à qui recèle des déserts ! ». C'est d'ailleurs pour cela que l'on a accru la consommation d'anxiolytiques, d'antidépresseurs et de somnifères de toute sorte. Dans les années 70, la figure du militant ou du rebelle laisse la place à celle du dépressif (il culpabilise pour son chômage, sa technophobie, ou son absence de convivialité...); et l'on voit aussi le degré d'abrutissement atteint par le cinéma, que l'on compare aux grands films contestataires du début des Seventies : je pense au Grand Secret d'Enrico, à Soleil vert ou Rollerball.
Mais Guénon évoque déjà cette crise psychologique dans la Crise du monde moderne ; auquel je répondrai en citant Sénèque ou même les Sumériens qui se plaignaient du fisc (cf. Samuel Noah Kramer) : le monde n’est-il pas toujours en crise, le monde n'est-il pas une éternelle crise moderne ? Après on pourra toujours m’objecter que du temps de l'âge d'or les choses allaient mieux, il y a 65.000 ans, et que les hommes étaient dorés, comme le dit Hésiode: mais cela m'est difficile à vérifier, surtout que l'histoire, la géographie (ma formation...) ou l'archéologie ne valent rien pour les traditionnels... Quant à Evola qui encense l'empire romain, je peux lui donner à lire ou relire bien des textes, notamment de Sénèque, qui se désespère de l'état de son empire romain, de son pain et de ses jeux du cirque, lui qui avait été le précepteur d'un des monstres les plus renommés de l'Histoire. Il est facile de citer Caton quand on néglige de lire Pétrone ou Tacite, ou bien sûr Juvénal qui comme Montesquieu ou Boileau semble avoir écrit hier matin.
J'en ai fini avec mon introduction qui sert non pas à noyer le sujet, on l'aura compris, mais à le nier: à quel moment peut-on parler de temps traditionnel, d'âge d'or, de société parfaite sinon dans les rêves, ou sinon même de mauvaise foi ?... Et pourtant, je n'y peux mais : de la même manière que Delenda est Carthago, Delendum est monstruum modernum.
Il faut détruire le monde moderne, il faut encore plus détruire le monde post-moderne, et si on ne peut le faire, il faut lui résister de toutes nos forces, à peine de sombrer dans la dépression, « l'angoisse métaphysique » dont se moquait Guénon, et tout le reste. Mais il ne faut pas le mésestimer, car, on l'a vu, les murailles de Jéricho n'ont jamais survécu longtemps au passage du buccin capitaliste. Marx nous avait prévenus dans son Manifeste. La Chine, l'Inde, le Japon, tout a été balayé par l'avarice, la gourmandise (15% d'ados chinois obèses..) et la cyber-luxure, quand ce n'est par la paresse spirituelle et intellectuelle, celle qui enrichit les laboratoires pharmaceutiques...
Car j'en viens à un autre obstacle, beaucoup plus concret maintenant: le temps. Pas le Temps avec un grand « T », celui de l'eschatologie, mais le mien, le vôtre, celui de notre vieillissement organique auquel Houellebecq a consacré des pages dit-on définitives. Le philosophe australien Pearson parle de ce fardeau de la personnalité vers 1890 déjà.
Je me promenais l'autre jour à cap d’Ail et je longeais mes plages et mes roches préférées, comme un promeneur romantique. Soudain je vis un voilier rempli de plaisanciers.
Je pensais aussitôt à Evola : le monde moderne, c'est cela.
Un tas de gens à poil qui « profitent de la mer, « qui profitent de leur vie », « qui profitent de leur temps libre ».
Bloy dénonce déjà cette obsession du Jouir qui est la marque de la vie sous le Second Empire.
Mais... mais il y a en 2010 une petite différence avec l’époque de la rébellion d'Evola (les Sixties). Lui était contemporain d'une jeunesse gauchiste, stripteaseuse, marginale, contestataire, luxurieuse... Celle décrite par Godard, dans les films « existentialistes » d'Antonioni ou caricaturée dans les films de Dino Risi (Les Monstres, magnifique parabole sur les Rigolus de la société de consommation toute neuve à l'époque).
Mais là c'était différent : sur mon voilier d'ailleurs modeste de quarante pieds il n'y avait que des vieux à bord. Oh, pas des vieux paralytiques, pas des cacochymes. De bons retraités bien nourris au viagra et aux farines animales, un bon troupeau festif de « grosses bêtes bien dociles, bien habituées à s’ennuyer » (Céline). Le troupeau post-moderne est en effet postmoderne au sens littéral, il vient après les modernes, il a donc vingt ou trente ans de plus. Je vois 30% de sexagénaires où que ce soit en Europe ou en Amérique du Nord, et même en Amérique du sud, dans les zones principalement peuplées de blancs (Uruguay, sud du Brésil, province de Buenos Aires). Je sais que la population du Brésil va passer d'une moyenne d'âge de 25 à 41 ans d'ici quinze ans, et que la Chine, qui ne sait déjà pas quoi faire de sa jeunesse, va compter 500 millions de retraités (ou présumés tels) en 2050. La population russe va disparaître, comme l'allemande, la coréenne, l’italienne, etc. il ne restera que les noirs et les robots. Sur ces bonnes nouvelles, on se demande contre quoi on va se révolter ? Peut-être que les Folamour qui nous gouvernent vont nous concocter un plan de survie cannibale, en tout cas il est certain que ce ne sont pas des septuagénaires remariés, dont nous ferons bientôt tous partie, qui vont nous tirer de l'ornière. Buzzati, le peu évolien, nous avait prévenus dix bonnes fois dans Le K.
De même, Julius Evola se plaint des Beatles ou de la littérature existentialiste ou du jazz : mais que cette sous-culture nous paraît grande aujourd'hui ! La nullité abyssale de l'époque, que mêmes les ados que je croise reconnaissent, n'est plus mise en doute par personne. Il suffit d'ouvrir sa page Yahoo pour se rendre compte du niveau ahurissant de nullité que recèlent les préoccupations des gens : je copie ce que j'ai sous les yeux (nous sommes le 6 octobre 2009, à 11 heures du matin).
Valérie Payet, Karim Benzema, Spencer Tunick, Rugby fédéral, Chantal Goya, Rallye de Catalogne, Lindsay Lohan, Peugeot 3008, Loi Hadopi, Brigitte Bardot...
Voilà ce qui passionne mes contemporains, qui ont tous ou presque bac+5, et qui sont tous plus cons que la cuisinière de Flaubert. Il me semble bien délicat tout d'un coup, Evola, de se plaindre de Sartre ou Pasolini, de Louis Armstrong ou des jeux olympiques de Rome... Nous sommes bien plus bas.
Nous sommes plus vieux, nous sommes plus bêtes. C'est la première observation. Nous sommes plus vieux ; donc plus radins, plus luxurieux (tout en étant post-sexuels, car les filles d'aujourd'hui préfèrent boire entre elles que faire l'amour, et plus un jeune ne se risque à « draguer », à la façon des idiots du film Les Valseuses). Nous n'avons plus un seul idéal politique, juste la volonté de nuire à notre prochain par le biais juridique dont l'écologie exterminatrice n'est qu'une des ramifications (et pas l'inverse).
On nous a interdit d'interdire, eh bien maintenant tout va nous être interdit: conduire, boire, respirer, fumer, monter dans un avion, cracher par terre, parler même... On aura droit au doigt dans le cul puisque Ben Laden a inventé le suppositoire explosif... Le monde postmoderne s'annonce comme le mauvais film dont parlait Deleuze. Depuis les attentats gluants de 2001, et ce Ground Zero qui n’a pas été reconstruit (Les Hommes au milieu des ruines – des ruines ou des tuiles ?), nous sommes dans un espace-temps gelé, circulaire, clos, une ronde de nuit infernale et ennuyeuse, gâteuse et interminable. Je me réfugie moi dans la vieille musique classique de Pollini ou Karajan, dans les westerns des années 50, décennie diabolisée par Evola, mais où l'on peut encore admirer du Walsh, du Donen ou du Ford. Et j’essaie de ne même plus regarder les nouvelles, de savoir ce qui se passe, ou ne se passe plus. Il devient difficile de se faire des amis, les gens devenant trop cons (le mot est juste). Ceux qui ne le sont pas souffrent, culpabilisent, prennent des produits toxiques (je parle des drogues autorisées bien sûr), deviennent timides....
On n'ose plus, de peur de se faire traiter d'aigris, ou plus simplement traîner devant les tribunaux. Il y a cinquante ans les clivages étaient politiques ou spirituels, aujourd'hui ils sont purement existentiels. On se fond dans la masse ou pas, avec peu de perspectives de futur. Car si l’étranger (pas si étranger d’ailleurs) de Camus commence par la visite au cadavre de la mère à l'hospice, il faut savoir que c'est à l'hospice que se terminera pour tous la chanson de geste post-moderne, d'ici cinquante ou cent ans. On nous promet une durée de vie de 120 ans, et comme le disait le docteur Alexis Carrel, la société augmentera notre durée de vieillissement bien plus que notre durée de vie. Cela doit d'ailleurs correspondre à une logique infernale : une épouvantable salle d'attente où l'on ne peut rien faire. Je me vois actuellement environné par mes vieilles tantes qui voudraient bien mourir et ne le peuvent plus (Exorciste III, le meilleur). Elles ont cent ans, elles redoutent d’en tirer encore pour vingt ou trente. Quant aux enfants, ils vieillissent en même temps que leurs parents. On héritera à 80 ou 90 ans, si l'on a des parents. Le monde nouveau est avancé.
J'aurais 80 ans dans une France qui n'aura plus rien de français, ou je serai ailleurs, dans un monde qui n'aura plus rien de monde; je ne sais pas de quoi je vivrai, si même je survivrai, car on me fera comprendre comme à quelques autres milliards de vieillards que je suis de trop sur cette terre.
Des sexagénaires friqués iront faire des croisières minables sur des mers polluées ou bien assisteront à des concerts de rock-stars grabataires... et l'on réélira des politiciens liftés, botoxés et chevronnés promettant à un vieux public de trouillards de nettoyer au karcher des banlieues qu'ils ont eux-mêmes peuplées, avec les compagnies aériennes et le patronat, de populations allogènes inassimilables mais tenues par la drogue et la médiocrité de la vie ordinaire. Yeaaaah !
Cette espèce d'horreur ordinaire que je viens de décrire sommairement n'est même pas neuve : elle est tout entière présente dans le Voyage au bout de la nuit. Relisez ces pages inoubliables, et cette « petite musique de la vie que l'on n'a plus envie de faire danser », et ce troupeau soumis, et « ce commerce partout, ce chancre du monde ». Car c'est bien le commerce qui aura eu raison de tout cela. Ah, l’Angleterre et son bonheur matériel qu'elle aura partout imposé... Un des intérêts du reste d'Evola est qu'il s'était intéressé physiquement à son siècle: il aimait le sport, l'alpinisme, la guerre, l’héroïsme, il avait le culte des valeurs chevaleresques contemporaines, il admirait Jünger ou Drieu. Mais on sait comment a terminé Drieu, et on relira Soixante-dix s’efface de Jünger pour comprendre comment a terminé le grand homme. Dans ce livre admirable, on sent comment peu à peu Jünger, avec toute sa culture, sa bonne santé, son équilibre romain, son goût pour la bonne vie, est progressivement envahi, déprimé, possédé par l'horreur de ce monde de consommateurs impersonnels.
Il se rend au Maghreb, où je suis né, et progressivement il voit le monde de Guénon et de Titus Burckhardt se déliter devant lui, avec sa médiocrité, sa sexualité, ses constructions, son horreur économique et tout le reste. Et c'est Jünger, que même Evola admirait... Alors, où en sommes-nous, camarades ? Plus bas que l'enfer ! Nous avons touché le fond, mais le fond est vaseux, et nous nous enfonçons encore. Un monde sans prêtres, sans guerriers, sans grands hommes, sans visionnaires, sans conscience, sans jugements, un monde en outre sans corps et sans jeunesse, sans valeurs et sans mémoire.
Le sauvetage ne peut être qu'individuel, dit-on. Peut-être familial, si l'on a rencontré la belle âme-sœur adéquate. Le plus dur est alors de transmettre à l'enfant la lucidité sans le malheur.
De révolte, mieux vaut n'en pas parler. On nous drogue, on nous ment, on nous disperse maintenant comme à Pittsburgh à coups de canon à son. Les foules n'existent plus, les sociétés secrètes non plus, les ordres solaires ou religieux encore moins. La nature, c'est ce qui me peine le plus d'ailleurs, paraît de moins en moins réelle, naturelle. Elle est un parc national cartographié par Google Earth dans le meilleur des cas, et pour le reste... Nous savons que nous avons six fois plus de temps à partager avec un conjoint, quinze fois plus de temps libre qu'il y a deux siècles, et qu'il n'y a plus de religion qui tienne vraiment la route (mais Nietzsche le disait déjà). Chacun peut se soumettre à son filet d'illusions personnelles ou collectives, mais le filet est de plus en plus troué. Nous ne sommes même plus dans le profil d'une attente eschatologique.
Bien orgueilleusement, les prédictions se sont succédé pour rien, où Guénon nous annonçait la fin du monde moderne qui serait celle d'une illusion (ah bon ?). Pour l'instant, c'est notre propre fin, précédée de notre pénible vieillissement, qui nous guette. Comme l'autre dans sa tour, nous n'avons rien vu venir. Ceux qui attendaient trop se sont trompés ou en ont trompé d'autres. Peut-être que Debord a raison et que « le destin du Spectacle n'est pas de finir en despotisme éclairé » ; mais nous n'en sommes même pas certains. Peut-être que tout va s'éteindre lentement, minablement, puisque, comme le dit mon ami Jean Parvulesco, qui participe à ce recueil sur Evola, « la race humaine est fatiguée ». En 1941, les Allemands lancent 170 divisions pour attaquer la Russie et ils se heurtent à la résistance de toute une nation de 160 millions d'habitants. Les deux pays n'ont pas aujourd'hui le dixième de cette frappe militaire d'alors, et les deux nations sont aujourd'hui en voie de disparition démographique. L'histoire est terminée, merci monsieur Fukuyama.
Si j'en reste à ma notion personnelle, que je n'impose à personne, de révolte évolienne contre ce monde du néant absolu et relatif, je vois les contenus suivants : continuer d'écrire ; continuer de lire, d'écouter (ou de jouer) de la musique ; danser, faire du sport, continuer de fréquenter les têtes conscientes, même si l'on se fait un peu de mal à force – et qu’elles se raréfient dangereusement) ; aller vers ce qui reste de nature ; pratiquer la révolution froide de Houellebecq en refusant par exemple de consommer; fuir, là-bas fuir, autant que je le peux. Et mépriser, aussi mépriser mais jusqu'à l'ignorance de l'infra-humanité coprophage qui m'entoure. Car je n'ai plus de temps à perdre. Jamais le mens sana in corpore sano ne m'aura semblé si vrai, à une époque de vide intellectuel et d'obésité corporelle. A une époque où l'on n’a plus d'hommes au milieu des ruines, mais des touristes au milieu des ruines. Nous n'avons d'autre choix alors : les temps sont mous, devenons durs.
« Pourquoi si dur ? », demande le morceau de charbon dans le Zarathoustra. Parce qu'on n'a pas le choix, justement. C'est cela ou y passer tout de suite. On attendra que les touristes soient partis et l'on se promènera entre nous dans les ruines. En relisant les Œuvres du baron Evola.
https://www.amazon.fr/Evola-Envers-contre-tous-Collectif/...
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dimanche, 20 octobre 2024
Sur Nietzsche et sa russophilie paradoxale
Sur Nietzsche et sa russophilie paradoxale
Nicolas Bonnal
Peut-on admirer les Russes sans les aimer ? C’est ce que fait Nietzsche, et plus d’une fois. En feuilletant pour la millième fois de ma vie le Crépuscule des idoles, je tombe sur des phrases qui marquent une certaine admiration de Nietzsche pour la Russie, et qui rejoint le fondamental § 251 de Par-delà le bien et le mal ; et ça donne (§ 22) :
« Les hommes méchants n’ont point de chants ». D’où vient que les Russes aient des chants ? ».
C’est en plus la grande époque de la musique russe avec Moussorgski, Borodine, Rimski-Korsakov qui ont du reste inspiré avec Wagner toute la grande musique de film hollywoodienne – celle de l’âge d’or s’entend (cela vaudrait un essai). Russophile paradoxal, Nietzsche qui préfère de loin les Français ou les italiens, admire cette « race » plus solide et tellurique que le reste du troupeau indo-européen.
L’idée implicite de Nietzsche est que les Russes sont des durs et des méchants, qu’ils ne sont pas comme les autres Occidentaux qui se croient bons. Nietzsche semble aussi penser qu’ils le resteront, qu’il y a une exception russe, et il va expliquer pourquoi: la Russie n’est pas une nation (Nietzsche méprise cette notion), mais un empire. Et Nietzsche qui méprise l’empire allemand (ses raisons ne me semblent pas toujours convaincantes, il avait une certaine grandeur et un certain mérite cet empire) admire l’empire russe.
Mais revenons à Par-delà le bien et le mal (le prodigieux § 251 donc), quand notre génie explique le futur champ de forces :
« Or, les juifs sont incontestablement la race la plus énergique, la plus tenace et la plus pure qu’il y ait dans l’Europe actuelle ; ils savent tirer parti des pires conditions — mieux peut-être que des plus favorables, — et ils le doivent à quelqu’une de ces vertus dont on voudrait aujourd’hui faire des vices, ils le doivent surtout à une foi robuste qui n’a pas de raison de rougir devant les « idées modernes » ; ils se transforment, quand ils se transforment, comme l’empire russe conquiert : la Russie étend ses conquêtes en empire qui a du temps devant lui et qui ne date pas d’hier, — eux se transforment suivant la maxime : « Aussi lentement que possible ! » Le penseur que préoccupe l’avenir de l’Europe doit, dans toutes ses spéculations sur cet avenir, compter avec les juifs et les Russes comme avec les facteurs les plus certains et les plus probables du jeu et du conflit des forces. »
L’empire russe rêve toujours de terre et de conquête. Custine a dit la même chose (cf. notre texte) : l’Occident fait des guerres de propagande, la Russie des guerres de conquête.
Comme Marshall Macluhan plus tard (on y reviendra), Nietzsche constate que la nation est une « chose fabriquée »:
« Ce que, dans l’Europe d’aujourd’hui, on appelle une « nation » est chose fabriquée plutôt que chose de nature, et a bien souvent tout l’air d’être une chose artificielle et fictive ; mais, à coup sûr, les « nations » actuelles sont choses qui deviennent, choses jeunes et aisément modifiables, ne sont pas encore des « races », et n’ont à aucun degré ce caractère d’éternité, qui est le propre des juifs (§ 251)…
Retour au Crépuscule des idoles. Nietzsche y dénonce comme on sait notre décadence, thème parfois incertain qu’on retrouve alors chez Maupassant, Tolstoï ou Max Nordau (cf. texte encore). Il voit la sensibilité humanitaire et néo-chrétienne tout bousiller dans cet Occident :
SOMMES-NOUS DEVENUS PLUS MORAUX ? — Contre ma notion « par-delà le bien et le mal », il fallait s’y attendre, toute la férocité de l’abêtissement moral, qui, comme on sait, passe en Allemagne pour la morale même — s’est ruée à l’assaut : j’aurais de jolies histoires à conter là-dessus. Avant tout on a voulu me faire comprendre « l’indéniable supériorité » de notre temps en matière d’opinion morale, notre véritable progrès sur ce domaine : impossible d’accepter qu’un César Borgia, comparé avec nous, puisse être présenté, ainsi que je l’ai fait, comme un « homme supérieur », comme une espèce de surhumain... »
Nietzsche aime l’homme dur et cruel, celui qu’il a célébré dans Zarathoustra : Borgia, Napoléon, le forçat russe (on y revient)… et il comprend que cet humanitarisme occidental est la source de la criminelle arrogance et des guerres humanitaires à venir (« faire un monde un lieu sûr pour la démocratie » comme en Palestine). L’Occident se croit supérieur moralement, et cela lui vient de son judéo-christianisme chevronné : il peut donc tout exterminer. L’excellent John Hobson parlait d’une certaine inconsistance dans son chef-d’œuvre sur l’impérialisme, livre de chevet de Lénine (une myriade de citations orne l’Impérialisme stade suprême du capitalisme) :
« Nous autres hommes modernes, très délicats, très susceptibles, obéissant à cent considérations différentes, nous nous figurons en effet que ces tendres sentiments d’humanité que nous représentons, cette unanimité acquise dans l’indulgence, dans la disposition à secourir, dans la confiance réciproque est un progrès réel et que nous sommes par-là bien au-dessus des hommes de la Renaissance (§ 37 toujours). »
Ce faisant nous devenons des… comiques :
« Ne doutons pas, d’autre part, que nous autres modernes, avec notre humanitarisme épais et ouaté qui craindrait même de se heurter à une pierre, nous offririons aux contemporains de César Borgia une comédie qui les ferait mourir de rire. En effet, avec nos « vertus » modernes, nous sommes ridicules au-delà de toute mesure... »
La vertu du gentil c’est une vertu de faible, de décadent (on a la même intuition chez Schiller, cf. lien).
« La diminution des instincts hostiles et qui tiennent la défiance en éveil — et ce serait là notre « progrès » — ne représente qu’une des conséquences de la diminution générale de la vitalité : cela coûte cent fois plus de peine, plus de précautions de faire aboutir une existence si dépendante et si tardive. »
Plus nûment le maître écrit :
« Notre adoucissement des mœurs — c’est là mon idée, c’est là si l’on veut mon innovation — est une conséquence de notre affaiblissement ; la dureté et l’atrocité des mœurs peuvent être, au contraire, la suite d’une surabondance de vie. »
Puis Nietzsche revient à sa Russie pure et dure et cite Dostoïevski, le seul comme on sait qui lui ait « appris quelque chose en psychologie » (il y en eut un autre, c’est notre Stendhal) :
« Cet homme profond, qui a eu dix fois raison de faire peu de cas de ce peuple superficiel que sont les Allemands, a vécu longtemps parmi les forçats de Sibérie, et il a reçu de ces vrais criminels, pour lesquels il n’y avait pas de retour possible dans la société, une impression toute différente de celle qu’il attendait; — ils lui sont apparus taillés dans le meilleur bois que porte peut-être la terre russe, dans le bois le plus dur et le plus précieux. »
C’est presque du Pinocchio ce passage : l’important c’est le bois, la matière brute. Et Dostoïevski qui dénonce régulièrement l’homoncule dégénéré de Saint-Pétersbourg célèbre son homme dur des bois. On le cite sur sa Sibérie presque natale (Souvenirs de la maison des morts, p. 29) :
« Ceux qui savent résoudre le problème de la vie restent presque toujours en Sibérie et s’y fixent définitivement. Les fruits abondants et savoureux qu’ils récoltent plus tard les dédommagent amplement ; quant aux autres, gens légers et qui ne savent pas résoudre ce problème, ils s’ennuient bientôt en Sibérie et se demandent avec regret pourquoi ils ont fait la bêtise d’y venir. C’est avec impatience qu’ils tuent les trois ans, – terme légal de leur séjour ; – une fois leur engagement expiré, ils sollicitent leur retour et reviennent chez eux en dénigrant la Sibérie et en s’en moquant. Ils ont tort, car c’est un pays de béatitude, non seulement en ce qui concerne le service public, mais encore à bien d’autres points de vue. Le climat est excellent ; les marchands sont riches et hospitaliers ; les Européens aisés y sont nombreux. Quant aux jeunes filles, elles ressemblent à des roses fleuries ; leur moralité est irréprochable. Le gibier court dans les rues et vient se jeter contre le chasseur… »
C’est humoristique bien sûr, mais quel dommage que les Russes n’aient pas bravé cet excellent climat pour peupler et développer ces déserts sibériens !
J’ai expliqué dans mon libre toute la critique occidentale de Dostoïevski. Il a tout vu venir notamment dans le Crocodile, pièce géniale et comique et prophétique à la fois.
Revenons à Nietzsche qui attaque l’empire (le pire) allemand :
CRITIQUE DE LA MODERNITÉ. — Nos institutions ne valent plus rien : là-dessus tout le monde est d’accord. Pourtant la faute n’en est pas à elles, mais à nous. Tous les instincts d’où sont sorties les institutions s’étant égarés, celles-ci à leur tour nous échappent, parce que nous ne nous y adaptons plus. De tous temps le démocratisme a été la forme de décomposition de la force organisatrice : dans Humain, trop humain, 1, 318, j’ai déjà caractérisé, comme une forme de décadence de la force organisatrice, la démocratie moderne ainsi que ses palliatifs, tel « l’Empire allemand » ».
Sous des dehors guerriers et militaristes la brave Allemagne bismarckienne cache une belle dégénérescence :
« Pour qu’il y ait des institutions, il faut qu’il y ait une sorte de volonté, d’instinct, d’impératif, antilibéral jusqu’à la méchanceté : une volonté de tradition, d’autorité, de responsabilité, établie sur des siècles, de solidarité enchaînée à travers des siècles, dans le passé et dans l’avenir, in infinitum. Lorsque cette volonté existe, il se fonde quelque chose comme l’imperium Romanum : ou comme la Russie, la seule puissance qui ait aujourd’hui l’espoir de quelque durée, qui puisse attendre, qui puisse encore promettre quelque chose, — la Russie, l’idée contraire de la misérable manie des petits États européens, de la nervosité européenne que la fondation de l’Empire allemand a fait entrer dans sa période critique... »
On en est toujours là remarquez : la Russie contre les misérables petits états européens qui n’ont pu trouver que le pauvre ukrainien-ex-russe pour lui faire la guerre.
L’Occident en un mot c’est la fin des instincts (les migrants, l’antiracisme, le féminisme, l’anti-carbonisme, tout ce qu’on voudra) :
« Tout l’Occident n’a plus ces instincts d’où naissent les institutions, d’où naît l’avenir : rien n’est peut-être en opposition plus absolue à son « esprit moderne ». On vit pour aujourd’hui, on vit très vite, — on vit sans aucune responsabilité : c’est précisément ce que l’on appelle « liberté ». Tout ce qui fait que les institutions sont des institutions est méprisé, haï, écarté : on se croit de nouveau en danger d’esclavage dès que le mot « autorité » se fait seulement entendre. »
Remarquons que Nietzsche inspire ou annonce un autre génie dont j’ai aussi évoqué les mérites. Je cite mon texte sur Freud politiquement incorrect :
« Et voici ce que j’ajoute : depuis des temps immémoriaux, l’humanité subit le phénomène du développement de la culture (d’aucuns préfèrent, je le sais, user ici du terme de civilisation). C’est à ce phénomène que nous devons le meilleur de ce dont nous sommes faits et une bonne part de ce dont nous souffrons. Ses causes et ses origines sont obscures, son aboutissement est incertain, et quelques-uns de ses caractères sont aisément discernables. »
Voici les conséquences de ce développement culturel si nocif à certains égards, et auxquelles nos élites actuelles se consacrent grandement :
« Peut-être conduit-il à l’extinction du genre humain, car il nuit par plus d’un côté à la fonction sexuelle, et actuellement déjà les races incultes et les couches arriérées de la population s’accroissent dans de plus fortes proportions que les catégories raffinées. »
Cette extinction prend un certain temps c’est vrai mais comme elle se précise enfin on va pouvoir respirer.
Sources :
https://fr.wikisource.org/wiki/Par_del%C3%A0_le_bien_et_l...
https://ekladata.com/zAQyX0zvTMx50y-0sJwlAhBZ-vI/Nietzsch...
https://www.dedefensa.org/article/sigmund-freud-politique...
https://www.dedefensa.org/article/frederic-schiller-et-la...
https://lesakerfrancophone.fr/la-russophobie-pourquoi-com...
https://www.amazon.fr/NIETZSCHE-GUERRE-SEXES-Nicolas-Bonn...
https://www.dedefensa.org/article/max-nordau-et-lart-dege...
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vendredi, 18 octobre 2024
Francis Bacon et la Nouvelle Atlantide techno-gnostique
Francis Bacon et la Nouvelle Atlantide techno-gnostique
Nicolas Bonnal
(…) L'utopie techno-gnostique remonte à la Renaissance, celle des livres d'histoire. Elle essaie depuis lors de concilier la Tradition initiatique et les acquis de la technologie.
Francis Bacon, ministre de la reine Élisabeth, est le père de I’Intelligence au sens anglais du terme, c'est-à-dire de l'espionnage. Il était chargé de l'information auprès de l'ambassadeur d'Angleterre à Paris dans les années 1576-1577. Il est surtout l'inventeur du cryptage des messages diplomatiques au moyen d'un code binaire - chaque lettre de l'alphabet est transformée en une simple combinaison de deux symboles, et à chaque symbole correspond une typographie différente.
Bacon voit dans les Anglais un grand peuple de marins. Il fait un usage habile d'une prophétie de Daniel: « Multi pertransibunt et multiplex erit scientia », « nombreux seront ceux qui navigueront plus loin, et la science augmentera », phrase promise à un grand avenir et que dans une de ses lettres Descartes présentera comme « la prophétie du chancelier d'Angleterre ». Cette orientation de l'esprit anglais vers la technoscience et la navigation trouve un écho surprenant chez... la Fontaine: « les Anglais pensent profondément... Forts de leurs expériences... ils étendent partout l'empire des sciences. »
Mais voyons l'utopie de Bensalem. Le propos de Bacon est à la fois archaïque et futuriste: il veut renouer avec le savoir adamite perdu, savoir dont les échos ont été conservés par les kabbalistes juifs ou les penseurs grecs. Mais en même temps, il veut révolutionner le monde en l'activant matériellement. Cette activation peut se produire du fait de l'Amérique qui est peut-être l'Atlantide connue des Anciens.
Dans son texte, Bacon écrit d'ailleurs à propos de l'Amérique: « Vous devez considérer les habitants de l'Amérique comme un peuple jeune, plus jeune de mille ans au moins que le reste du monde... les rares survivants de l'espèce humaine repeuplèrent, après le Déluge, le pays. Ils ne purent léguer à leurs descendance ni les arts ni les lettres ni un genre de vie civilisé ». La notion de peuple jeune concernant l'Amérique était elle aussi promise à un grand avenir. Elle concerne aujourd'hui les jeunes acteurs de la Nouvelle Économie.
Les navigateurs... de Bacon échouent d'abord sur une île perdue dans le Pacifique, au large du Pérou, île où l'on parle le latin, le grec et l'hébreu.
La référence hébraïque est importante dans ce texte fondateur de l'esprit scientifique. Langue sacrée, l'hébreu devient langue savante.
Sur l'île de Bensalem a régné Salomon. Ce législateur « redoutait les innovations et le mélange des mœurs ». Sur l'île toujours, les navigateurs sympathisent avec « un marchand de la ville, qui s'appelait Joabin, et qui était juif et circoncis ».
Œcuménisme exemplaire, qui annonce celui des puritains et de Cromwell (qui rappela les juifs en Angleterre après trois siècles d'exil), et qui est dû à l'intuition que les juifs sont les détenteurs d'un savoir suprême: « Moïse, disent-ils, par une kabbale secrète, formula les lois qui sont en vigueur aujourd'hui à Bensalem ». De même que Cromwell rêvera plus tard de faire de l'Angleterre un nouvel Israël, Bacon pense faire de l'Angleterre une Babel de la technoscience en décryptant, puisque telle était sa profession-confession, le message biblique. Il devance de quatre siècles tous les originaux qui, comme Drobin, rêvent de comprendre l'Écriture sainte mieux que quiconque.
La Nouvelle Atlantide consiste pour l'essentiel en une énumération. Comme les babéliens, les Atlantéens ont « de hautes tours, la plus élevée mesurant environ un demi-mile... on estime que la plus élevée d'entre elles fait au moins trois miles de haut ». Bacon, qui semble avoir prévu Manhattan et les gratte-ciel, précise en outre qu'ils ont « des bassins dont certains filtrent l'eau salée en eau douce, et d'autres l'eau douce en eau salée». Bacon, qui aime faire violence à la nature, évoque « des puits artificiels qui imitent les sources naturelles et les eaux thermales ». De même, les Atlantéens cultivent des jardins et des vergers dans lesquels « on mène toutes les expériences possibles en matière de greffes ». Ces greffes « permettent aux plantes de croître et de porter des fruits plus vite qu'il ne leur est naturel ».
Avec quelques siècles d'avance, Bacon annonce toutes les manipulations génétiques sur les plantes qui défraient aujourd'hui la chronique. Il y a certes une dimension baroque dans ce texte, une dimension de guerre du faux, pour reprendre la célèbre expression d'Umberto Eco. L'homme est artificiel par nature et il ne se contente pas de ce qui est donné. Fourastié reprendra le même argumentaire que Bacon dans ses Trente Glorieuses: rien n'est naturel chez l'homme, qui est un guerrier du faux. D'ailleurs, pour Bacon, «nous disposerons d'instruments capables de falsifier les distances», instruments qui seront plus tard microscopes et télescopes.
La cité technoscientifique de Bacon est une copie de notre monde avant son heure.
L'homme atlantéen manipule les espèces animales et, comme dans Jurassic Park, « il crée à partir de matières putréfiées de nombreuses espèces de serpents, de vers, d'insectes et de poissons ». Certains breuvages sont même faits de chairs et de viandes blanches... c'est peut-être pour cela que les Yahoos de Jonathan Swift régressent : ils se sont nourris de vaches folles...
Bensalem est une cité thermocratique, comme les conurbations sidérurgiques de la révolution industrielle: « Nous avons une grande variété de fourneaux, qui produisent de la chaleur sous des formes très variées... des sortes de chaleur imitant celles du soleil et des corps célestes qui passent par divers degrés très inégaux ». La chaleur permet de changer d'état physique et donc spirituel. Des machines fournissent enfin de faux sons, de fausses sources de lumières, de fausses odeurs.
L'utopie comprend des cadres divers: les marchands de lumière, qui voyagent à l'étranger pour« en rapporter des exemples d'expériences de toutes les régions du monde ». La réciproque n'est pas vraie: les visiteurs sont isolés sur l'île dans la Maison des Étrangers et Bacon confirme qu'il est bien l'inventeur de l'espionnage industriel et technoscientifique.
Les marchands de Lumière sont assistés par les pilleurs (lecteurs de livres savants), les artisans (spécialistes des expériences touchant aux arts mécaniques), les mineurs (expérimentateurs) et les compilateurs qui effectuent la synthèse des informations collectées et « nous éclairent sur la façon de tirer de tout cela des remarques et des axiomes ».
Ces cercles dignes d'organigrammes de multinationales modernes ou de sociétés maçonniques comprennent encore les bienfaiteurs (chercheurs de voies nouvelles), les flambeaux (qui proposent des voies nouvelles), les greffiers enfin qui recensent tout cela comme au tribunal.
Bacon persiste dans ses Magnalia Naturae, ses merveilles de la Nature, qui closent sa description de l'atelier scientifique du monde à venir. Comme la science contemporaine, il veut « prolonger la vie, rendre, à quelque degré, la jeunesse, amoindrir la douleur». Précurseur du fitness, qui transforme l'homme en animal-machine comme toutes les activités modernes ou presque, il désire « augmenter la force et l'activité, transformer l'embonpoint en maigreur ». Précurseur du positivisme à l'américaine ou de la programmation neurolinguistique, il souhaite « rendre les esprits joyeux, et renforcer la puissance de l'imagination sur le corps » quatre siècles avant le cinéma et les inventions du conditionnement moderne.
Enfin, il reprend ses maîtres-mots: accélérer et transformer, produire et fabriquer du Nouveau. La technique, plus que l'imagination poétique d'un Baudelaire, allait le permettre au-delà de ses aspirations. Et il le pressentait. Mais pour accomplir cela, il fallait arraisonner l'espace mondial par les réseaux (extrait de mon livre sur Internet nouvelle voie initiatique, Les Belles Lettres, 2001).
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mardi, 15 octobre 2024
Chesterton et la conspiration fantastique (1908)
Chesterton et la conspiration fantastique (1908)
Nicolas Bonnal
Je suis très heureux de préfacer Chesterton traduit en ukrainien par ma femme. C’est un beau cadeau qu’elle fait au public ukrainien car le livre de Chesterton est un des plus importants pour comprendre le monde moderne. En outre, je peux ainsi me corriger. Dans mon livre sur « les grands écrivains et la théorie de la conspiration », j’ai été incapable de consacrer un chapitre à Chesterton et à son Nommé Jeudi, un des livres les plus fantastiques et compliqués du monde.
Pourtant, cela parle bien crânement d’une conspiration, et de la conspiration mondialiste et capitaliste, appuyée par les intellectuels dégénérés, conspiration à laquelle nous assistons maintenant et qui provient d’Occident, en particulier des pays anglo-saxons, à la fois élitistes et nihilistes, capitalistes et progressistes. Sont-ils le siège ou la source de cette subversion ? C’est un autre problème...
L’originalité de Chesterton est qu’il décrit une lutte menée par un homme étonnant, un poète réactionnaire. Présenter son personnage comme un « réac » et comme un poète, c’est déjà phénoménal, au sens étymologique. Cette lutte n’est pas chrétienne du reste : on est dans un registre cauchemardesque, fantastique, et on doute de toutes les réalités, on se demande même s’il y en a une, s’il y en eut une, si le destin de l’homme n’est pas de chuter de cauchemar en cauchemar, comme Alice dans son puits de sciences incertaines. « Gabriel Syme n’était pas simplement un policier déguisé en poète : c’était vraiment un poète qui s’était fait détective. Il n’y avait pas trace d’hypocrisie dans sa haine de l’anarchie. Il était un de ceux que la stupéfiante folie de la plupart des révolutionnaires amène à un conservatisme excessif. Ce n’était pas la tradition qui l’y avait amené. Son amour des convenances avait été spontané et soudain. Il tenait pour l’ordre établi par rébellion contre la rébellion. »
Chesterton commet l’irréparable : il représente son héros comme un homme de droite, attaché sinon à des valeurs traditionnelles, sinon au monde qui existe et que nos milliardaires (cf. Guénon dans Le Règne de la Quantité) veulent dissoudre. On est à l’époque déjà fameuse des 300 qui dirigent le monde, 300 dont a parlé le président d’AEG Rathenau (qui était aussi essayiste) et qui allaient encadrer un siècle durant la désintégration de l’Occident/agent oxydant et la mondialisation totalitaire qui émerge définitivement avec le règne informatique (Chesterton parle comme Thoreau ou Dostoïevski du télégraphe et du chemin de fer – voyez Walden ou même L’Idiot). Mais la Geste chevaleresque de Syme sera limitée : « Entouré qu’il était depuis son enfance par toutes les formes possibles de la révolte, il était fatal que Gabriel se révoltât aussi contre quelque chose ou en faveur de quelque chose. C’est ce qu’il fit en faveur du bon sens, ou du sens commun. Mais il avait dans ses veines trop de sang fanatique pour que sa conception du sens commun fût tout à fait sensée. »
Le monde ne serait-il passez réel pour être sauvé des conspirateurs ?
Très intéressant Syme va se retrouver avec des policiers politiques, des agents secrets comme on dit (Chesterton avait-il prévu l’extension du pouvoir étatique ?) qui ont noyauté l’organisation de Dimanche, le milliardaire surhumain et nietzschéen, modèle de Blofeld qui tient l’Organisation. Et cette police est intellectuelle.
« — Être des vôtres ! demanda Syme, et pour quoi ?
— Je vais vous dire… Voici la situation. Depuis longtemps le chef de notre Division, l’un des plus fameux détectives d’Europe, estime qu’une conspiration intellectuelle, purement intellectuelle [souligné par nous, NB], ne tardera pas à menacer l’existence même de la civilisation : la Science et l’Art ont entrepris une silencieuse croisade contre la Famille et l’État. C’est pourquoi il a créé un corps spécial de ‘’policemen-philosophes’’. Leur rôle est de surveiller les initiateurs de cette conspiration, de les surveiller non seulement par les moyens dont nous disposons pour réprimer les crimes, mais de les surveiller et de les combattre aussi par la polémique, par la controverse. Je suis, pour mon compte, un démocrate, et je sais très bien quel est, dans le peuple, le niveau normal du courage et de la vertu. Mais il serait peu prudent de confier à des ‘’policemen’’ ordinaires des recherches qui constituent une chasse aux hérésies. »
En réalité, Chesterton reconnaît implicitement ici le génie du Moyen Age : on chassait les idées et les œuvres car elles allaient détruire la société ! La démocratie libérale occidentale aura tout laissé faire : voir la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques à Paris. La mission de l’art est de bousiller la société et l’art – et la religion.
Tolstoï le remarque dans son excellent et réactionnaire essai sur l’art publié à la même époque. Il accuse Wagner, les poètes français, les écrivains symbolistes, la peinture impressionniste et postérieure : on est déjà dans un monde bousillé et c’est en cela que le jeune Chesterton rejoint le Maître (qui a quarante-six ans de plus que lui). Le monde va devenir fantastique et expressionniste, presque au sens cinématographique (Jeudi est d’ailleurs un roman cinématographique, très visuel, schématique et dialogué) ; si on ne l’a pas plus adapté, c’est à cause de son contenu trop politiquement incorrect. Hitchcock a adapté « Les Trente-neuf marches » de John Buchan, mais en les mutilant.
*
La vision de Chesterton (la police noyautant la communauté terroriste) deviendra une constatation chez Guy Debord : « Mais l’ambition la plus haute du spectaculaire intégré, c’est encore que les agents secrets deviennent des révolutionnaires, et que les révolutionnaires deviennent des agents secrets (Commentaires). »
Le mystérieux homme en bleu explique à Syme le rôle subtil de la police intellectuelle (nouvelle inquisition, mais en position de faiblesse cette fois, socialement et politiquement, et même spirituellement, car le monde terrestre n’est objectivement plus chrétien, il est livré aux forces). « — Le rôle du ‘’policeman philosophe’’, répondit l’homme en bleu, exige plus de hardiesse et de subtilité que celui du détective vulgaire. Celui-ci va dans les cabarets borgnes arrêter les voleurs. Nous nous rendons aux ‘’thés artistiques’’ pour y dénicher les pessimistes. Le détective vulgaire découvre, en consultant un grand livre, qu’un crime a été commis. Nous, nous diagnostiquons, en lisant un recueil de sonnets, qu’un crime va être commis. Notre mission est de monter jusqu’aux origines de ces épouvantables pensées qui inspirent le fanatisme intellectuel et finissent par pousser les hommes au crime intellectuel. »
Chose importante, Syme [le nommé Jeudi] va comprendre que les anarchistes, les rebelles, les destructeurs ne sont pas les pauvres (aucune peur de l’égalitarisme chez Chesterton, qui est un populiste forcené, un admirateur éperdu de l’homme de la rue) mais les riches et les privilégiés. Dans Le Talon de fer toujours publié à la même époque, Jack London dénonce l’intervention des milliardaires humanitaires qui veulent faire le bien à n’importe quel prix. Et le petit romancier Gustave Le Rouge dénonce la conspiration des milliardaires américains dans un triple volume. On est à l’époque ou Bernanos dénonce « le trust des trusts » qui va bouffer le monde, mélange de Black Rock et de Google. Mais ce trust, et tous les grands écrivains le savent, fusionne avec l’Etat. Il est inepte déjà d’opposer socialisme et libéralisme. Les deux ne font plus qu’un depuis longtemps.
Chesterton (c’est un écrivain maudit, voyez l’idiot et hideux texte de Christopher Hitchens contre lui) va donc taper sur élites conspiratrices et misanthropes : « — Vous n’êtes pas assez démocrate, répondit le policeman, mais vous aviez raison de dire, tout à l’heure, que nous traitons trop brutalement les criminels pauvres. Je vous assure que le métier, s’il se réduisait à persécuter les désespérés et les ignorants, me dégoûterait. Mais notre nouveau mouvement est tout autre chose. Nous donnons un démenti catégorique à cette théorie des snobs anglais selon laquelle les illettrés sont les criminels les plus dangereux. »
Chesterton en rejoint presque Rousseau et le légendaire et génial Discours sur les sciences et les arts. Mais comme on sait, Dostoïevski (Les Possédés) ou Oscar Wilde (toujours à la même époque, dans Dorian Gray bien sûr) ont pris la mesure de cette élite riche et cultivée, exotique et dégénérée qui va prendre le pouvoir en Europe puis ailleurs (voyez le film Eyes Wide Shut de Kubrick et son inspirateur Schnitzler). L’élite est pire que le malfaiteur moyen, que Nietzsche célèbre après Dostoïevski, et qui orne de sa haute et solide présence les prisons. Chesterton rappelle : « Nous nous souvenons des princes empoisonneurs de la Renaissance. Nous prétendons que le criminel dangereux par excellence, c’est le criminel bien élevé. Nous prétendons que le plus dangereux des criminels, aujourd’hui, c’est le philosophe moderne, affranchi de toutes les lois. Comparés à lui, le voleur et le bigame sont des gens d’une parfaite moralité. Combien mon cœur les lui préfère ! Ils ne nient pas l’essentiel idéal de l’homme. Tout leur tort est de ne pas savoir le chercher où il est. Le voleur respecte la propriété ; c’est pour la respecter mieux encore qu’il désire devenir propriétaire. Le philosophe déteste la propriété en soi : il veut détruire l’idée même de la propriété individuelle. Le bigame respecte le mariage, et c’est pourquoi il se soumet aux formalités, cérémonies et rites de la bigamie. Le philosophe méprise le mariage en soi. »
Chesterton ajoute avec humour comme pour mieux prouver son point de vue. « L’assassin même respecte la vie humaine : c’est pour se procurer une vie plus intense qu’il supprime son semblable. Le philosophe hait la vie, la vie en soi ; il la hait en lui-même comme en autrui. »
Syme découvre alors la menace ‘’bolchévique’’ si l’on veut. Il y a des philosophes qui veulent tout SUPPRIMER. Suppression, destruction et déconstruction (l’ami Le Vigan a travaillé là-dessus). « — Comme cela est vrai ! s’écria Syme en battant des mains. C’est ce que j’ai pensé dès mon enfance ; mais je n’étais pas parvenu à formuler l’antithèse verbale. Oui, tout méchant qu’il soit, le criminel ordinaire est du moins, pour ainsi dire, conditionnellement un brave homme. Il suffirait qu’un certain obstacle — disons un oncle riche — fût écarté pour qu’il acceptât l’univers tel qu’il est et louât Dieu. C’est un réformateur ; ce n’est pas un anarchiste. Il veut réparer l’édifice, il ne veut pas le démolir. Mais le mauvais philosophe ne se propose pas de modifier : il veut anéantir. »
Et la société moderne pas très maligne se contente de pourchasser le pauvre, comme le remarque Céline au début du Voyage (au bout de la nuit c’est-à-dire au bout de l’Occident). Etre pauvre est une indignité. La police chasse donc le pauvre et laisse le riche pessimiste ou sataniste détruire le monde à sa guise avec ses agents politiques ou bureaucratiques. Syme déclare avec flamme (c’est un héros plus passionné qu’intelligent, sinon il serait à son tour DANGEREUX…) : « Oui, la société moderne a gardé de la police ce qui en est vraiment oppressif et honteux. Elle traque la misère, elle espionne l’infortune. Elle renonce à cette œuvre autrement utile et noble : le châtiment des traîtres puissants dans l’État, des hérésiarques puissants dans l’Église. Les modernes nient qu’on ait le droit de punir les hérétiques. Je me demande, moi, si nous avons le droit de punir qui que ce soit qui ne l’est pas. »
*
Augustin Cochin avait parlé, pour la Révolution Française, du cercle intérieur. Ce sont eux qui commandent les trusts, les gouvernements, les organisations internationales. Citons-le… « La société fondée, il est fatal qu’un cercle intérieur se forme qui la dirige à son insu. Où la liberté règne, c’est la machine qui gouverne. Ainsi se forme d’elle-même, au sein de la grande société, une autre plus petite, mais plus active et plus unie, qui n’aura pas de peine à diriger la grande à son insu. Elle se compose des plus ardents, des plus assidus, des mieux au fait de la cuisine des votes. »
Cochin explique comment la cabale fonctionne, deux siècles après Molière. Il serait à relire celui-là avec ses hypocrites, ses dévots, ses bourgeois gentilshommes, ses malades imaginaires, ses fils de famille efféminés, ses femmes savantes et ses précieuses si ridicules… « Chaque fois que la société s’assemble, nous dit Cochin, ils se sont assemblés le matin, ont vu leurs amis, arrêté leur plan, donné leur mot d’ordre, excité les tièdes, pesé sur les timides. Comme leur entente date de loin, ils tiennent en main toutes les bonnes cartes. Ils ont maté le bureau, écarté les gêneurs, fixé la date et l’ordre du jour. »
Dans le monde de Chesterton c’est la même chose :
« — Ne la cherchez pas, expliqua le policeman, dans ces explosions de dynamite qui se produisent au hasard, en Russie ou en Irlande, actes de gens sans doute mal inspirés, mais réellement opprimés. Le vaste mouvement dont je parle est philosophique, et l’on y distingue un cercle intérieur et un cercle extérieur. On pourrait même désigner le cercle extérieur par le mot ‘’laïc’’ et le cercle intérieur par le mot ‘’sacerdotal’’. Je préfère ces deux étiquettes, plus claires : section des innocents et section des criminels. »
On précise qui sont les innocents (on dirait « idiots utiles ») : « Les premiers, les plus nombreux, sont de simples anarchistes, des gens convaincus que les lois et les formules ont détruit le bonheur de l’humanité. Ils croient que les sinistres effets de la perversité sont produits par le système précisément qui admet la notion de la perversité. Ils ne croient pas que le crime engendre la peine : ils croient que la peine engendre le crime. Pour eux, le séducteur, après avoir séduit sept femmes, serait aussi irréprochable que les fleurs du printemps. Selon eux, le pickpocket aurait l’impression d’être d’une exquise bonté. Voilà ma section des Innocents. »
Après, il y a un cercle intérieur comme chez Cochin. « — Naturellement, ces gens-là parlent de l’heureux temps qui s’annonce, d’un avenir paradisiaque d’une humanité délivrée du joug de la vertu et du vice, etc. Ceux du cercle intérieur, du cercle sacerdotal, tiennent le même langage. » Raymond Abellio parla plus tard de « communisme sacerdotal ». Une communauté d’esprits supérieurs et tout-puissants (Davos toujours) établie en Suisse, et qui conspire contre la masse du troupeau animal détesté. Chesterton les a vus : « Eux aussi, devant les foules délirantes, parlent de félicité future, de délivrance finale. Mais, dans leur bouche — et ici le policeman baissa la voix — ces mots ont un sens épouvantable. Car ils ne se font pas d’illusions ; ils sont trop intelligents pour croire que l’homme, en ce monde, puisse jamais être tout à fait libéré du péché originel et de la lutte. »
Mais le but de ces hommes n’est pas le transhumain ou le surhumain (de qui se fout-on avec ces notions ?), le but de ces hommes, c’est la mort. « Ils pensent à la mort. Quand ils parlent de la délivrance finale de l’humanité, ils pensent au suicide de l’humanité. Quand ils parlent d’un paradis sans mal et sans bien, ils pensent à la tombe. Ils n’ont que deux buts : détruire les autres hommes, puis se détruire eux-mêmes. » Le but suprême est la destruction : « C’est pourquoi ils lancent des bombes au lieu de tirer des coups de revolver. La foule des Innocents est désappointée parce que la bombe n’a pas tué le roi, mais les Grands-Prêtres se réjouissent, parce que la bombe a tué quelqu’un. »
Puis Syme, qui n’avait pas tout compris, va enfin tout comprendre :
« — Quoi ! Que voulez-vous dire ? s’écria Syme. Il est impossible qu’ils aient un tel empire sur le monde réel. Il n’y a pas beaucoup d’anarchistes parmi les travailleurs, et, s’il y en avait, de simples bandes de révoltés n’auraient pas aisément raison des armées modernes, de la police moderne.
— De simples bandes ! releva Ratcliff avec mépris. Vous parlez des foules et des travailleurs comme s’il pouvait être question d’eux ici. Vous partagez cette illusion idiote que le triomphe de l’anarchie, s’il s’accomplit, sera l’œuvre des pauvres. Pourquoi ? Les pauvres ont été, parfois, des rebelles ; des anarchistes, jamais. Ils sont plus intéressés que personne à l’existence d’un gouvernement régulier quelconque. Le sort du pauvre se confond avec le sort du pays. Le sort du riche n’y est pas lié. Le riche n’a qu’à monter sur son yacht et à se faire conduire dans la Nouvelle-Guinée. Les pauvres ont protesté parfois, quand on les gouvernait mal. Les riches ont toujours protesté contre le gouvernement, quel qu’il fût. Les aristocrates furent toujours des anarchistes ; les guerres féodales en témoignent. » On répète pour les plus distraits : « Les pauvres sont plus intéressés que personne à l’existence d’un gouvernement régulier quelconque. Le sort du pauvre se confond avec le sort du pays. Le sort du riche n’y est pas lié… »
La lutte contre la féodalité ou contre les hérésies chic fut aussi une donnée médiévale. Mais aboutir à la monarchie absolue (Dostoïevski pourfend Louis XIV) ou à la démocratie totalitaire de Jouvenel n’est pas un cadeau non plus. Sur cette barbarie intérieure et intellectuelle, fille du modernisme et de la Révolution Française, Dostoïevski écrivait dans Les Possédés : « Le précepteur qui se moque avec les enfants de leur dieu et de leur berceau, est des nôtres. L’avocat qui défend un assassin bien élevé en prouvant qu’il était plus instruit que ses victimes et que, pour se procurer de l’argent, il ne pouvait pas ne pas tuer, est des nôtres. Les écoliers qui, pour éprouver une sensation, tuent un paysan, sont des nôtres. Les jurés qui acquittent systématiquement tous les criminels sont des nôtres. Le procureur qui, au tribunal, tremble de ne pas se montrer assez libéral, est des nôtres. Parmi les administrateurs, parmi les gens de lettres un très grand nombre sont des nôtres, et ils ne le savent pas eux-mêmes ! D’un côté, l’obéissance des écoliers et des imbéciles a atteint son apogée ; chez les professeurs, la vésicule biliaire a crevé ; partout une vanité démesurée, un appétit bestial, inouï... Savez-vous combien nous devrons rien qu’aux théories en vogue ? Quand j’ai quitté la Russie, la thèse de Littré qui assimile le crime à une folie faisait fureur ; je reviens, et déjà le crime n’est plus une folie, c’est le bon sens même, presque un devoir, à tout le moins une noble protestation… »
Voici pour le fond idéologique donc : Chesterton est un « populiste réac », un « déplorable » qui a peur de la racaille riche totalitaire et globaliste. Mais il y a le fond formel. Ici, on est chez Goya, ou chez Kubin (auteur du similaire roman L’Autre côté – 1909 - et dessinateur cauchemardesque) dans Un nomme Jeudi ; le monde devient fantastique, la réalité devient hallucinatoire (penser à notre changement climatique et aux extraordinaires phénomènes météo dont nous saoulent les médias) : « Mais toujours il retombait sous l’empire d’un symbolisme fantastique. Chacun de ces personnages paraissait situé à l’extrême frontière des choses, de même que leur théorie était à l’extrême frontière de la pensée. Il savait que chacun de ces hommes se tenait pour ainsi dire au point extrême de quelque route sauvage de la pensée. »
Puis vient cette page extraordinaire qui fascina tant Borges (voir son texte un peu mince sur Chesterton dans ses Nouvelles Inquisitions) : « — Un homme, songeait Syme, qui marcherait toujours vers l’ouest jusqu’au bout du monde, finirait sans doute par trouver quelque chose, par exemple un arbre, qui serait à la fois plus et moins qu’un arbre, soit un arbre possédé par des esprits. Et, de même, en allant toujours vers l’est, jusqu’au bout du monde, il rencontrerait une certaine chose qui ne serait pas non plus tout à fait cette chose même, une tour peut-être, dont l’architecture déjà serait un péché. » On est dans le « globe détraqué » d’Hamlet ou du roi Lear. Les visions de Syme deviennent surréalistes et dignes de Goya (penser aux peintures noires) : « C’est ainsi que les membres du Conseil, avec leurs silhouettes violentes et incompréhensibles, étaient pour Syme de vivantes visions de l’abîme, et se détachaient sur un horizon ultime. En eux les deux bouts du monde se rejoignaient. »
Dimanche – le nommé Dimanche est le président de la société secrète, du reste pas si secrète et au vrai aveuglante plus que secrète –, lui, revêt une dimension religieuse (parodie du Christ ou même de l’Antéchrist – on ne fait plus la différence et c’est inquiétant, car il est question de vin, de tablée, de repas…) et surnaturelle. Comme chez Nietzsche le mot de surhomme apparaît : « Ils auraient salué en lui le Surhomme. Et, en effet, si le Surhomme est concevable, Dimanche lui ressemblait beaucoup, avec son énergie capable d’ébranler la terre dans un moment de distraction. C’était une statue de pierre en mouvement. Oui, cet être aux plans vastes, trop visibles pour être vus, au visage trop ouvert, trop explicite pour qu’on le comprît, pouvait faire penser qu’il y avait là plus qu’un homme. »
La prodigieuse condition physique, la vitalité de Dimanche évoque ces supérieurs inconnus dont le patron Samuel Mathers de la Golden Dawn (l’Aube dorée, société secrète britannique) parla un jour. Amusante description des agapes de ces drôles de disciples : « Les anarchistes mangeaient en causant, et jusque dans leur manière de manger se révélait le caractère de chacun. Le docteur Bull et le marquis chipotaient avec négligence les meilleurs morceaux, du faisan froid, du pâté de Strasbourg. Le secrétaire était végétarien, et discutait de bombes et de meurtres tout en absorbant une tomate crue, arrosée d’un verre d’eau tiède. »
*
Comme on sait, il y a beaucoup de duels dans Jeudi (qui a vécu par l’épée…), et ces duels prennent donnent et reflètent aussi une dimension non naturelle : « Pour un moment, le ciel de Syme se chargea de nouveau de noires terreurs monstrueuses : le marquis avait un charme. Cette nouvelle peur spirituelle était quelque chose de plus épouvantable que ce monde renversé dans lequel le paralytique lui avait donné la chasse. Le professeur n’était qu’un lutin. Cet homme-ci était un diable — peut-être le Diable ! En tout cas, il y avait cela de certain que, par trois fois, une épée l’avait atteint, vainement. » Ce monde renversé, dit-il.
Le cauchemar peut provenir du désespoir de ces policiers infiltrés (dans l’organisation) et défaits : le Mal triomphe sur toute la terre. L’ubiquité est une marque de l’Antéchrist comme on sait (voir Gougenot des Mousseaux, le RP Castellani ou bien sûr Mgr Gaume) ; comme dans Le Roi Lear le désordre politique et métapolitique produit le chaos climatique et le désordre cosmique (voir aussi la fameuse tirade de Titania dans Le Songe d’une nuit d’été. Nous sommes une fois de plus chez William Shakespeare). Allez, on redonne la parole à Chesterton : « Nous ne sommes pas des bouffons ; nous sommes des hommes qui luttons dans des conditions désespérées contre une vaste conspiration. Une société secrète d’anarchistes nous poursuit comme des lapins. Il ne s’agit pas de ces pauvres fous qui, poussés par la philosophie allemande ou par la faim, jettent de temps en temps une bombe ; il s’agit d’une riche, fanatique et puissante Église : l’Église du Pessimisme occidental, qui s’est proposé comme une tâche sacrée la destruction de l’humanité comme d’une vermine. Ces misérables nous traquent, et vous pouvez juger de l’ardeur de leur poursuite par les déguisements dont vous voyez que nous avons dû nous affubler et pour lesquels je vous présente nos excuses, et par des folies comme celles dont vous êtes victimes. »
Plus prosaïquement, pour Chesterton, Dimanche est aussi, parfois, seulement un businessman qui a acheté tout le monde (vers 2020, on sent que tout cela est revenu…) : « Je vous le dis, il a acheté tous les trusts, il a capté tous les câbles, il a le contrôle de tous les réseaux de chemins de fer et en particulier de celui-ci, continua Ratcliff en désignant d’un doigt tremblant la petite gare. C’est lui qui a tout mis en mouvement. À son ordre, la moitié du monde est prête à se lever. Il n’y avait peut-être que cinq hommes qui fussent capables de lui résister, et ce vieux Diable a réussi à les faire entrer dans son Conseil, afin qu’ils perdissent leur temps à s’épier les uns les autres ! ».
Intéressante, cette paralysie des forces du Bien : « Nous avons agi comme des idiots, et c’est lui qui nous a frappés d’idiotie ! ». On en revient à Goya et à l’expressionnisme visuel : « Ratcliff portait-il un masque ? Y avait-il quelqu’un qui portât un masque ? Y avait-il quelqu’un seulement ? Ce bois enchanté, où les hommes devenaient tantôt blancs, tantôt noirs, où leurs figures apparaissaient tout à coup en pleine lumière pour tout à coup s’effacer dans la nuit, ce chaos de clair-obscur après la pleine clarté de la plaine semblait à Syme un parfait symbole du monde où il vivait depuis trois jours, de ce monde impossible où les gens enlevaient leurs lunettes, leur barbe, leur nez, pour se transformer en de nouveaux personnages. »
L’atmosphère délétère et fantastique confine au cauchemar.
« Presque toute la ville était déjà plongée dans l’ombre, bien que le soleil n’eût pas encore disparu de l’horizon. Tout ce qu’il touchait du bout de ses rayons se colorait d’or ardent, et ces derniers feux du couchant étaient aigus et minces comme des projections de lumière artificielle dans un théâtre. L’auto, atteinte par ces clartés, brillait comme un char enflammé. » Et Chesterton de citer la mystérieuse Dunciade de Pope (c’est La guerre des sots, une sature d’Alexander Pope) qui enthousiasme McLuhan et sa Galaxie Gutenberg. « — Peut-être, répondit le professeur, d’un air distrait ; puis il ajouta de sa voix rêveuse : comment est-ce donc, la fin de la Dunciade ? Vous rappelez-vous ?… ‘’Tout s’éteint, le feu de la nation comme celui du citoyen. Il ne reste ni le flambeau de l’homme ni l’éclair de Dieu. Voyez, ton noir Empire, Chaos, est restauré. La lumière s’évanouit devant ta parole qui ne crée pas. Ta main, grand Anarque, laisse tomber le rideau et la nuit universelle engloutit tout !’’ »
La Dunciade inspirera Macluhan et l’Anarque, la prestigieuse figure de Jünger dans ses incomparables Falaises de marbre. Résumons-là scolairement : « Le poème célèbre la déesse Dullness (« bêtise » en français) et décrit le labeur de ses agents, qui s'emploient à répandre la décadence, l'imbécillité et l'absence de goût à travers le royaume de Grande-Bretagne ». Voilà le produit, dit McLuhan, de deux siècles de typographie. Après, on devine carrément un blob [un organisme sans tête], pour reprendre une expression désormais fameuse : « Après un long silence, la Chose se mit à remuer, et j’eus l’impression que ses mouvements étaient déterminés par quelque secrète maladie. Cela oscillait comme une gelée vivante, répugnante. Cela me rappelait ce que j’avais lu sur ces matières ignobles qui sont à l’origine de la vie, les protoplasmes, au fond de la mer. On eût dit un corps au moment de la dissolution suprême, alors qu’il est le plus informe et le plus ignoble, et je trouvais quelque consolation à penser que le monstre était malheureux ». Syme, toujours aussi décidé, désire alors de renverser le monde, de le voir DE FACE : « — Écoutez-moi ! s’écria Syme avec une énergie extraordinaire : je vais vous dire le secret du monde ! C’est que nous n’en avons vu que le derrière. Nous voyons tout par-derrière, et tout nous paraît brutal. Ceci n’est pas un arbre, mais le dos d’un arbre ; cela n’est pas un nuage, mais le dos d’un nuage ! Ne comprenez-vous pas que tout nous tourne le dos et nous cache un visage ? Si seulement nous pouvions passer de l’autre côté et voir de face ! »
Le roman mystérieux de la conspiration mondialiste se termine ainsi : « L’un après l’autre, les pèlerins gravirent le remblai et, comme ils s’asseyaient dans leurs étranges sièges, ils furent salués par un tonnerre d’applaudissements : les danseurs leur faisaient une royale ovation ; les coupes s’entrechoquaient, on brandissait des torches, des chapeaux à plumes volaient dans l’air. Les hommes à qui ces trônes étaient réservés, étaient des hommes couronnés d’exceptionnels lauriers. Mais le trône central restait vide ».
On ne rajoutera rien.
NB
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lundi, 14 octobre 2024
Notes sur la pensée (Alexandre Douguine)
Notes sur la pensée
par Alexandre Douguine
(2019)
Tout le monde "pense“ qu'il peut penser et que ce qu'il fait normalement s'appelle ”penser". Il s'agit là d'une idée fausse.
Ceux qui possèdent une certaine culture de la pensée et sont capables d'auto-réflexion entrent (espérons-le consciemment et de manière responsable) dans des processus de circulation pratiquement mécaniques à travers certaines écoles, trajectoires et systèmes. Ils y résident en suivant les principales règles et les canons sémantiques. Au mieux, ils peuvent modifier, ajouter, corriger ou amender quelque chose dans ce système, mais certainement rien de fondamental. C'est ainsi que les thèses vous apprennent à « penser » - c'est-à-dire, bien sûr, lorsqu'elles sont conçues et rédigées de manière honnête, approfondie et indépendante. Mais cela ne veut pas dire « penser ». Il s'agit d'une étape préparatoire, parfois importante, mais loin de l'objectif final. De plus, elle ne conduit pas nécessairement à la réflexion. Dans de nombreux cas, elle peut même devenir un obstacle à la naissance de la pensée. Par ailleurs, il est possible de penser sans elle.
Le premier cas est associé exclusivement à ceux qui, d'une manière ou d'une autre, ont consciemment consacré leur vie à la science, à la culture et à tout ce qui s'y rapporte. Ce sont les « programmeurs » de la pensée et parfois les hackers.
Le second cas comprend tous les autres. Ils n'ont pas de moment conscient d'entrée dans un environnement intellectuel organisé et structuré. Ils ignorent d'où ils viennent, ce qui se passe dans leur tête et comment elle est organisée. Ce sont les usagers ordinaires de la pensée, qui utilisent des programmes tout faits sans s'interroger sur leurs algorithmes. On entend ici par « pensée » des fragments de déductions aléatoires, des connaissances et des formules dispersées et non systématisées dont l'origine reste inconnue (pour ce « penseur »), le libre recyclage de calculs rationnels, le tout continuellement attaqué par le faisceau envahissant de l'inconscient, qui donne à la pensée un caractère sinistre et saturé de corporéité. Ce dernier aspect a fait l'objet de la psychanalyse, pour laquelle le processus même de la pensée est une projection du jeu des forces corporelles irrationnelles à peine recouvertes d'un pseudo-rationalisme. La subjectivité est ici une combinaison aléatoire de complexes solidement établis dans l'enfance et qui restent fondamentalement inchangés. En d'autres termes, tout ce qu'une personne « pense » tout au long de sa vie n'est qu'une histoire détaillée et durable de douleur et d'anamnèse.
Le second cas - celui de la conscience banale - n'est pas du tout une pensée, mais le résidu d'une machinerie corporelle. Le premier est un acte d'appartenance à un système supérieur, mais aussi complètement aliéné, dans lequel il n'y a pas de subjectivité en vue. On peut en voir un indice dans la reconnaissance par les humanistes que leurs discours et tous les discours qu'ils entendent sont des citations. Le postmodernisme pousse cette réflexion jusqu'à l'absurde et en fait une nouvelle maladie mentale qui converge avec l'idiotie de la conscience banale.
On peut bien sûr proposer des variables mixtes, comme le « semi-intellectuel » ou la « semi-personne » (le consommateur), mais cela n'aboutit à rien de nouveau : juste un idiot avancé ou un intellectuel mentalement retardé. L'aliénation reste inchangée. Nous sommes en dehors de la pensée. Nous ne pensons pas, mais nous participons à un processus mécanique aliéné - certains plus clairement, d'autres plus vaguement.
Où se trouve la pensée ? Sur un autre plan. La pensée naît et se manifeste dans une dimension complètement différente. Par rapport à ce que nous faisons lorsque (nous semble-t-il) nous « pensons », il s'agit de quelque chose de radicalement différent. L'expérience de la pensée signifie l'effondrement de tout ce que nous considérons normalement comme tel. La pensée ne peut commencer que lorsque ce que nous prenons pour de la pensée est terminé. Le délire quotidien et les « citations académiques » intellectuelles sont des obstacles à la naissance de la pensée. Ils doivent être abolis. La pensée naît au moment de la folie ou de l'absurdité, lorsque la rotation des mécanismes de la conscience quotidienne et scientifique est soudainement interrompue. Face à la mort, cela semble bien. Mais pas pour tout le monde. La pseudo-pensée nous protège sûrement de la mort en se barricadant contre la possibilité même d'en faire l'expérience avec d'innombrables instances, peurs, calculs, projets et espoirs (pour les médecins, les miracles, la police, le bon sens, la science et la « lumière au bout du tunnel »). Tout est sujet à la mort, mais la mort est le lot des élus. La mort est étroitement liée à la pensée. La pensée ne naît que face à la mort. Ce qui naît librement et horriblement face à la mort, lorsque tout ce que nous avions comme « pensée » a été détruit, c'est la vraie pensée. Ce n'est qu'à ce moment-là que la subjectivité se révèle, après s'être dissoute dans les champs aliénés d'une conscience floue.
Penser demande un effort colossal, surhumain, pour dépasser le seuil fondamental.
Penser est incroyablement difficile. C'est un exploit. En même temps, c'est une illumination transformatrice. Il ne s'agit pas seulement d'une pensée particulière et sublime, mais de la pensée tout court, de la pensée en tant que telle - on pourrait même dire de « n'importe quelle » pensée, compte tenu de la racine du mot « amour » (en russe : liubov) dans le mot « n'importe quel » (en russe : liubaia). La pensée n'est pas la création de systèmes ou de doctrines, qui sont des conséquences et ne sont pas nécessairement obligatoires. L'aspect principal de la pensée n'est pas ses résultats et ses manifestations, mais la pensée elle-même, son être. La pensée change de manière irréversible quiconque l'a approchée au moins une fois. La pensée nous donne un premier aperçu de celui qui pense, c'est-à-dire du sujet. Mais ce n'est pas nous. C'est l'autre radical en nous. Quelqu'un de caché à l'intérieur. Penser, c'est présenter la possibilité de sortir de l'obscurité intérieure pour entrer dans la lumière intérieure.
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vendredi, 11 octobre 2024
L'évaluation fallacieuse de la manipulation des masses par Adorno
L'évaluation fallacieuse de la manipulation des masses par Adorno
Troy Southgate
Source: https://troysouthgate.substack.com/p/adornos-fallacious-evaluation-of?publication_id=2706601&post_id=150103341&isFreemail=true&r=jgt70&triedRedirect=true
À la lumière d'événements relativement récents survenus aux États-Unis, je trouve curieux que Theodor W. Adorno (1903-1969), alors qu'il tentait de rassembler des informations sur les caractéristiques psychologiques des personnes les plus prédisposées à accepter les idées fascistes, soit arrivé à la conclusion que la manipulation des masses conduisait à la « régression » de l'humanité. Malgré mon opposition à toute forme de coercition et de contrôle des masses, je ne suis pas du tout d'accord avec l'analyse d'Adorno.
Le mot « régression » désigne plus ou moins un retour à un état antérieur ou moins développé, mais l'histoire nous apprend que la manipulation perpétrée à l'échelle que l'on trouve dans l'Italie fasciste, dans la Chine de Mao ou, de facto, dans la société occidentale contemporaine, est en fait progressiste et pas du tout régressive. Pour qu'une société « régresse », elle doit certainement subir un retour aux origines, mais les sociétés de masse d'aujourd'hui, dans lesquelles un grand nombre de personnes sont contrôlées par une petite élite, ne sont guère plus qu'un simple point de repère sur le radar des millénaires humains et sont donc inextricablement liées à l'évolution linéaire de la civilisation elle-même. La manipulation de masse, en d'autres termes, est pratiquée par les empires et les États-nations et utilisée pour contrôler et influencer de larges populations ; ce n'est pas une caractéristique des sociétés dites primitives.
Soit dit en passant, un élément très révélateur des efforts de l'École de Francfort pour collecter de telles données est que si, entre 1929 et 1931, le groupe avait tenté d'évaluer le potentiel de révolution marxiste parmi les travailleurs allemands, en 1947, ses penseurs en exil faisaient pratiquement la même chose pour le compte de l'Université de Californie. À cette époque, Adorno et ses collègues - qui avaient passé la guerre à aider le gouvernement américain dans sa campagne contre Hitler - avaient complètement rejeté les notions de révolution et de lutte des classes, ce qui remet sans aucun doute en question leurs véritables motivations.
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mercredi, 02 octobre 2024
La guerre astrale
La guerre astrale
par Jara Carell
Source: https://motpol.nu/jara-carell/2024/09/28/astral-war/
"Depuis le début des temps, la lumière s'est battue contre les ténèbres". C'est ainsi que commence le cri de guerre des guerriers astraux. Le livre que nous lisons s'intitule Astral War (Guerre astrale) et a été écrit par Lennart Svensson. Il a été publié par l'éditeur australien Manticore Press, en 2023, et a été rédigé en anglais.
Svensson, l'un des elfes du nationalisme suédois, a un solide CV qui comprend une douzaine de titres de livres, dont le classique Heliopolis (2009), un roman d'idées sur une société future construite sur les ruines d'une église et dont le centralité philosophique se situe entre la technologie et la spiritualité; le best-seller Ett rike utan like (2017), un ouvrage puissant qui passe en revue l'histoire suédoise; Stellar Storm (2024), un roman de science-fiction aux accents d'exploration faustienne, de vision futuriste et d'héroïsme classique.
Mais si vous demandez à Svensson (photo) lui-même, il n'est rien de moins qu'un dieu (avec un petit g au service du grand G). Cela va tout à fait dans le sens de ce que je considère comme une excellente position, qui donne la priorité à des valeurs plus importantes telles que la beauté, l'éthique et la justice. Personnellement, je ne suis pas non plus très enclin à transcender toutes les barrières humaines et je porte moi-même un stigmate transcendantal.
La guerre astrale
Ce n'est pas seulement de la famine physique que l'on peut mourir. On peut aussi mourir de faim spirituelle. Il semble qu'il y ait des forces merveilleuses qui imprègnent, ou tentent d'imprégner, chaque type d'atome, du monde le plus élevé au monde le plus bas, et elles ne se nourrissent de rien d'autre que de l'âme. Si le terme "âme" a ici la même signification que ce que les Grecs anciens appelaient la psyché (ψυχή), cela signifie que nous avons affaire à des vampires psychiques.
Ce que nous voyons dans notre culture aujourd'hui, en Occident mais aussi dans le monde entier, dit Svensson, c'est qu'une sorte de « guerre invisible » fait rage. On peut l'appeler guerre de propagande, guerre de l'information, guerre de la culture, guerre des fréquences. On peut aussi l'appeler guerre astrale, car votre corps astral (votre « âme ») est dans la ligne de mire. Qu'en est-il de l'appellation « guerre astrale »? On pourrait dire: la guerre astrale concerne votre corps astral. Votre âme. Votre âme est le champ de bataille. Comme au billard où le but est de mettre la boule dans le bon panier, la guerre astrale consiste à se libérer des forces destructrices à l'oeuvre dans la guerre astrale et à gagner.
La guerre astrale, c'est la façon dont vous réagissez au monde qui vous entoure, aux nouvelles, à tout ce qui vous entoure. Il s'agit de n'être pas soumis à la manipulation, à la manipulation émotionnelle, et d'y voir clair. C'est la région des « opérations psychologiques » et de la « guerre de quatrième génération », c'est-à-dire le mode dans lequel les actions de combat réelles sont subordonnées. Elles deviendront plutôt la base de la propagande, des points de vue et de la « pirouette ».
Le livre regorge d'idées utiles. Il contient des chapitres sur le surhomme. Sur le holisme. Et sur le rôle de l'art dans ce domaine. Et sur «od, ka, chi, prâna». La guerre astrale est un concept holistique, le contraire étant le réductionnisme. Svensson l'explique sur la première page du cinquième chapitre, intitulé "Holisme". Une partie de la terminologie est basée sur la philosophie de la vie de Svensson, qu'il appelle l'actionnisme. L'actionnisme possède un appareil conceptuel véritablement durable pour le nouveau millénaire (même s'il s'agit d'un appareil faustien ou traditionaliste, ou les deux). Que diriez-vous des expressions suivantes: « Le repos dans l'action », « L'action comme définition de l'être », ou « Le mouvement comme état d'esprit »? Si vous les aimez, alors Astral War est l'ouvrage que vous recherchez. Ces vocables en définissent le style. Et avec plusieurs passages constitués de phrases répétitives, la lecture semble méditative, comme un long mantra. C'est bien du Svensson. La douce harmonie d'un récit limpide. On la trouve sur les champs de bataille. Sur les centres nodaux de la culture. Elle résonne dans la guerre. Tout ce que Svensson a envie d'écrire, c'est AUM (longue inspiration, méditative: aa-uuu-mm). En plus de cela, nous avons droit à un riche registre de lieux et de personnages mythiques. Nous nous rendons au Vril, à Héliopolis et dans les Borderlands, et nous rencontrons Héraclite, Nietzsche, Steiner et Tesla.
Que vous soyez un adepte de la tabula rasa de Locke, remplissant un entrepôt mental de nouvelles ressources, ou un évolien doté à la fois d'une mémoire spirituelle et de qualités héritées d'un monde métaphysique d'idées qui, après les ravages exercés par une nuée d'agents de la guerre de l'information, peut avoir besoin d'une saignée, Astral War a beaucoup à vous offrir.
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mardi, 01 octobre 2024
Baptiste Rappin: le grand penseur hypercritique de la "philosophie du management', de la cybernétique et de la théologie expérimentale
Baptiste Rappin: le grand penseur hypercritique de la "philosophie du management", de la cybernétique et de la théologie expérimentale
Par François Mannaz
Monsieur Rappin est un penseur capîtal. Cet universitaire messin enseigne, pense et publie des essais de première portance.
Ce Maître de Conférences à l’Université de Lorraine s’est spécialisé dans le management, l’organisation, la régulation. Au fil de ses livres et articles en nombre, se profilent un fin analyste du régime de « l’exception permanente « et le contempteur de la « théologie« qui y préside . Son axe gravitationnel va du coaching aux sciences de gestion et culmine dans la cybernétique . Notre homme investigue les surplombs métaphysiques de la technique . Ce qui l’amènera à questionner » la stratégie de la déconstruction » et à devenir le champion de « l’histoire totale de la forme théologique » (le compliment émane de son Maître Jean-François Mattei). Ce jeune penseur est fin connaisseur de la Trinité infernale de la théo – techno – théocratie qui golémise la planète: Organisation- Information- Management. C’est dire assez qu’il occupe la chaire de ce » lieu mythologique où ça sait absolument « (scripsit son second Maître Pierre Legendre) .
La cybernétique ou le pouvoir direct de la théologie
Il faut partir de l’idée que la technique est tout sauf neutre. Elle est un dispositif qui frappe l’hominidité de toute sa rigueur: il en va de gérer les ressources humaines ! De la sorte, les managers sont les nouveaux théologiens.
L’immense mérite de Baptiste Rappin consiste à penser la translation du théologique dans le technique, le technologique, la cybernétique. Le mouvement théologique a deux obsessions en effet : le contrôle de la planète , de ses peuples, de leurs ressources (oiko-nomia comme oiko-orcétique) d’une part, prévenir tout basculement dans la sagesse primordiale des peuples premiers du Nord (diffamés comme "ante-christiques, préadamites, mégalithiques"). Pareil plan réclame de piloter la fraude et de façonner un monde fantasmatique. Ce sera l’affaire de la cybernétique (du grec kybernêtikéin, gouverner, diriger, piloter). Cybernétiser, c’est informer; informer, c’est propagandiser le récit théologique cybernétiquement.
Car la théologie entend élaborer le réel, le figurer, le configurer à l’image et à la ressemblance de la théo-rie théologique. Il lui importe de commander aux âmes , aux consciences , au mental des subjectivités à objectiver. Puis de conduire les conduites au culte auto référentiel de la prophétie auto réalisatrice dûment algorithmée au dressage confessionnel. De droit, la théologie canonise et entend reformuler le cadre cognitif des peuples, reconstruire la réalité et formater la détermination des masses à l’identité golémique. Le management sera précisément en charge de faire accéder toutes les exactions à la "condition de possibilité ontologique". Le projet théologique de s’inscrire en sous-jacence au fond, fractale et tautiste. Tout se managérise: les partis (à la politicoclastie), la triche, le terrorisme, le coaching, le droit, l’industrie, la soumission,... (Rappin écrit sur tout cela).
De la sorte la théologie devient le management du rendre toute réminiscence impossible et "le tout est théologique obligatoire". Elle se métaphycise en pataphysique de l’exception, régime d’exception, qui se voudraient permanents. Or Rappin attire notre attention sur le fait que l’organisation du monde , parce que « scalaire », ne saurait structurer que "l’intervalle", l’interrègne , "le temps étiré entre un début et un terme", soit les deux bouts d’un récit processuel dont l’obsolescence est programmée. Il s’agit donc de performatiser la créance théologique contre le monde en miraculisant le « Bien » et en criminalisant le « Mal » , durant le temps du tempo au temps. Ce faisant, la théologie se passe du religieux ; la cybernétique suffit à cadenasser les peuples à la structure théologique du management sécularisé, laquelle lui confère existence objective. Au besoin, il est fait savoir qu’il conviendrait de retoquer la « Création ».
Telle est la matière des ouvrages intitulés : « Au fondement du Management. Théologie de l’Organisation » volume 1 (2014) ; »Heidegger et la question du Management. Cybernétique, Information et Organisation à l’époque de la planétarisation »(2015) ; « Au régal du management. Le banquet des simulacres « (2017) ; « De l’exception permanente Théologie de l’Organisation » volume 2 (2018) ; « Abécédaire de la déconstruction » (2021) ; ou « Les origines cybernétiques du management contemporain » (2022) .
Après avoir démasqué l’entreprise d’ "effroi catastrocénique", RAPPIN aura entendu identifier les fêlures, les ruptures et vices du régime de l’exception- exception. Tel est l’objet de son récent travail intitulé « Anachronismes. Éléments pour une philosophie de l’Intempestivité » (2024).
Les ratés de la cybernétique
Notre homme sait pour l’avoir vérifié que toute idée moderne est idée fausse, parce que la théologie qui y préside est sciemment fausse. Quoique fixée à la chute, à la catastrophe, à la déchéance, l’entreprise est vendue comme « Progrès » ; la réalisation ose primer la réalité; le réalisé vaudrait seul réel. Aussi Rappin peut-il décocher son regard clinique pour diagnostiquer par le menu ce qui cloche, pourquoi cela cloche et pourquoi cela est ingéniérisé pour devoir clocher.
Baptiste Rappin de se jouer des caresses du varan de Komodo et d’isoler la causalité magique de la malfaisance. Il propose au lecteur "huit antagonismes radicaux", "huit contresens historiques" au sens unique, huit obstacles incontournables de « désajustement» , de «directions contraires» et de re-configuration au devenir. C’est dire le talent de l’auteur qui manie avec dextérité l’épée de l’hétérotélie contre "l’effroyable cybercléricature théo-pulatrice".
Le constat de départ est triple: "le cosmos n’est plus; la dévastation a déjà eu lieu; la catastrophe est devenue condition"!
En clair, le truc théologique est à requalifier en schème de mise en chute, de destitution, d’inversion.
Aussi Rappin offre-t-il de se placer « sous la bannière de l’anachronisme » et de foncer au « contresens historique « . C’est façon pour lui d’inviter à s’insurger contre l’anti-système , tendre vers l’hyper- Source du Holzweg heideggerien du recours à l’origine des origines, et à faire le sur-saut quantique et qualitatique dans l’excellence, le beau, le chtonique, l’auto-nomie,...
Examinons ces huit "stations hétérotopiques" de sortie du drame du «temps»:
- La biologie n’est point évolution (à la sauce de Darwin) mais additions de soustractions, de prélèvements, de divergences, de dissociations et de « freins ». La complexité du vivant ne peut se décliner en monovers mais en polyvers, polygénie, polythéie. La « position néoténique » de l’hominidité rejette la saturation à la « spécialisation » téléologisée .
- La révolution est l’idée neuve qui viendra à bout de la technique du progrès. Elle est frein à la chute ; elle rompt la continuité du plan de chute ; elle tend à rétablir l’harmonie des peuples brisée par la discipline de la machine.
- L’accident accompagne la technique comme son ombre. Le bris des machines est le talon d’Achille de la technocène (Jean Vioulac) . L’aléa mate, dompte, commande aux maîtres cybernants. L’obsolescence programmée de la théologie se réverbère dans ses productions. La « Création » est marigot de l’imperfection .
- La théologie paulinienne a cru devoir inventer le concept de katechon. C’est la clé de voûte de son ouvrage et la clé de celui de Rappin. L’institution se retourne en contre-catecontie. Elle ne retient plus, ne fait plus digue, ni ne « retarde », mais s’hystérise en transgression de la transgression. Les horlogers du temps, d’abord bateleurs de la rigueur rivée à la « réparation intégrale «, dévissent dans l’hyper -omni- transgression initialisée à la théomorphose. Le monde de l’immonde de finir sa sculpture sociale au tout faux.
- Le spectacle de la marche à l’abîme en « son et lumière « dévoile la théopathie psychopathique des psych-élites. La psychagogie au culte de leur narcissisme vangélise hétérotéliquement la fraude au réel. L’état d’exception se décline en hyper- fascisme . Les peuples n’en peuvent plus de psalmer les fictions, postures et instances du récit hypnotique. Le management managérise la sidération au point de fabriquer des petits Clovis qui brûleront à leur tour ceux qui leur intimèrent d’adorer détruire .
- Nul ne parle plus que déconstructivement. Langue et langage sont ravalés à sabir monoblogish. La récitation dominante en devient inaudible, incompréhensible, « analogique ». La communication est à la dé-communication. Le commandement vire au dé-commandement. La "société" s’abîme au « n’être rien d’autre qu’un Texte » narrativé à la nausée par des médiacrates corsaires qui cultent la cybernétique en diablerie. Et ainsi « satar «, le caché,de se dé-voiler et d’advenir .
- Au bout de la chute, il y a la « kénose du principe théologique. Nul n’y croit plus, à commencer par les théocrates eux-mêmes . Ne reste plus que le plan ; il dézingue en squelette mental agité par un « syndic planétaire «. Mais le message ne prend plus. Le discours se pétrifie , se granularise, s’incestualise aux sables du désert. Tsim-tsoum pataboum ! Kénose est l’autre nom de la décadence ou de l’entropie du défunt récit de mystification. Clap de fin: évidement du theos; dé-théologisation; dé-cybertination. Désormais la puissance redevient hominide et rien qu’hominide; et de déboulonner le management organisé, la technostructure et ses petits dieux.
- Enfin, la fin de la « condition » techno-théologique La culte-ture dé-culte tous les cultes. C’est la lutte finale des manières de de vivre et des intuitions du monde. La disjonction est là: soumission ou insoumission au système? S’ouvre dès lors l’ espace de la "tenue", de la "retenue", du "maintien". Faire exception à l’exception, résister aux tentations et menées de l’ingéniérie théo-techno-cybère, briser le mur de verre de la cage (et laisser voir combien çà pue de l’autre côté !).
Pour une philosophie de l'intempestivité
La pertinence du propos est entière. La physique quantique de le conforter qui dézingue le temps en illusion, récuse le déterminisme, réfute la causalité; propulse le réel historique à la quadridimensionnalité; chiffre l’espace non plus au linéaire mais au sphérique.
Baptiste Rappin nous offre de penser le "sursaut de l’après frayeur", l’anti-catastrophe, l’anti-chute. Il nous invite à nous dresser contre la marche forcée de l’histoire qui n’est point nôtre, à inventer le katechon contre le katechon, à retourner le retournement. Il est déconstructeur de la déconstruction. Il pense et respire la Sophia primordialis et combat la misosophie. Il fait de la "philosophie de l’intempestivité" une… technique hétérodoxe du contre-courant, du contre-temps, de la contre-puissance. Elle signe le bannissement de l’oeuvre cybernée en temps théologique et advenue de l’espace au topos du toujours-là.
C’est un grand livre. Il fera autorité.
Lisons-le.
François Mannaz.
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samedi, 28 septembre 2024
Philosophie de l'histoire, déclin et fin de l'histoire
Philosophie de l'histoire, déclin et fin de l'histoire
Naif Al Bidh
Source: https://substack.com/@naifalbidh/p-148291811
Dans le lien indiquant la source: Représentation du passé, du présent et du futur par une personne test. La personne commente : « Le passé est solide et complet, mais il influence toujours le présent et l'avenir. Le présent est complexe et n'est pas seulement le résultat du passé et le moteur de l'avenir, se superposant ainsi aux deux, mais il est une entité en soi. Le futur est le moins limité, mais il est influencé par le passé et le présent.
Arnheim, R. Visual Thinking (1969).
Ces deux dernières années, en travaillant sur ma thèse de doctorat, je suis tombé sur l'article de Rolf Gruner intitulé Le concept de philosophie spéculative de l'histoire (1972). Le travail de Gruner a considérablement influencé mon écriture, car il était l'un des rares chercheurs à tenter d'explorer la philosophie spéculative de l'histoire en tant que concept, et la manière dont son rejet par le courant universitaire dominant a conduit à une définition et à une compréhension erronées de ce concept. Bien entendu, comme Toynbee, Hegel, Spengler et Quigley, le fait qu'il ait simplement mentionné la « philosophie spéculative de l'histoire », même s'il n'a pas tenté de construire une philosophie de l'histoire, signifiait que son travail serait automatiquement mis à l'écart. La philosophie de l'histoire proprement dite, ce que le courant académique dominant appelle la « philosophie spéculative de l'histoire », est essentiellement frappée d'anathème, et le simple fait de tenter d'explorer un tel concept mettrait en péril l'ensemble de votre recherche. Ce qui rend ce phénomène effrayant, le rejet de la philosophie de l'histoire, c'est le fait qu'il s'agit d'une activité intrinsèquement humaine que nous avons pratiquée tout au long de l'histoire et, peut-être sans le savoir, tout au long de notre propre vie.
Dans Speculative Philosophy of History : A Critical Analysis (1968), Berkley Eddins l'a décrite comme possédant une « pertinence existentielle » :
La philosophie spéculative de l'histoire : une analyse critique (1968), Berkley Eddins l'a décrite comme possédant une « pertinence existentielle », ce qui signifie qu'elle fait partie intégrante de l'activité humaine de base, qu'elle n'est pas une simple spéculation oisive ou luxueuse, mais une enquête essentielle à la conduite normale des affaires humaines.
Gruner soutient que la philosophie de l'histoire existe parce qu'il s'agit d'une préoccupation humaine fondamentale et que, tant que nous existerons, nous nous interrogerons constamment sur les notions de sens, de modèle, de direction et de valeur de l'histoire. Gruner est même allé jusqu'à affirmer que les philosophes analytiques qui ont rejeté et marginalisé la philosophie spéculative de l'histoire sont « en privé de grands croyants dans le progrès » et possèdent une philosophie implicite de l'histoire. Le postmodernisme a également eu un effet considérable sur le domaine à la fin des années 60 et au début des années 70, le passé étant finalement rejeté, ce qui nous déconnecte du continuum passé-présent-futur. Ce n'est pas une coïncidence si ce rejet du passé - du temps - s'est produit à ce stade spécifique du développement de la société occidentale, ce que Spengler a appelé la phase « hivernale », c'est-à-dire la transition d'une culture organique (Kultur) à une civilisation artificielle et sans âme (Zivilisation). Rien n'est peut-être plus criant de déclin que la négation par une culture de sa propre conception du temps et le rejet de son passé.
La persistance de la mémoire - Salvador Dali (1931)
Cela dit, en tant que préoccupation humaine fondamentale, la philosophie de l'histoire est restée vivante malgré son rejet. Il y a deux raisons pour lesquelles la philosophie de l'histoire a survécu: la première est qu'elle s'est accrochée à l'épistémologie collective et a continué à prospérer dans la société dans son ensemble, au-delà des cercles universitaires, puisqu'il y avait une demande pour la philosophie de l'histoire malgré son rejet par les universitaires - y compris les historiens et les philosophes. Les travaux de Spengler, par exemple, ont été acceptés par le public mais rejetés par les cercles académiques dès leur création. Le récent renouveau de l'œuvre de Spengler s'est également produit au-delà des cercles universitaires et au sein des cercles Twitter, par le biais de vidéos sur Youtube et d'œuvres de penseurs marginalisés qui écrivent à la périphérie du monde universitaire, comme John David Ebert (ci-dessous).
La deuxième façon dont la philosophie de l'histoire a survécu est en migrant vers différents domaines (sociologie, relations internationales, etc.), ce que j'appelle « l'adaptabilité interdisciplinaire », d'où les adaptations des philosophies de l'histoire de Hegel, Spengler et Toynbee qui ont émergé en dehors des départements d'histoire et de philosophie au cours de la seconde moitié du 20ème siècle. Les questions relatives à la direction de l'histoire, à ses unités d'analyse respectives et à sa signification sont apparues avec la thèse du « choc des civilisations » de Huntington, la « fin de l'histoire » de Fukuyama et ont été plus récemment déployées par Zizek et Douguine dans leur défense de leurs civilisations respectives. Il n'est pas surprenant que de nombreuses personnalités politiques et historiques importantes aient été inspirées par une philosophie spécifique de l'histoire, qu'elles ont soit considérée, soit utilisée comme arme au cours de leur carrière.
Bill Clinton a étudié chez Quigley, et son cours sur l'évolution des civilisations a eu un effet significatif sur sa vie et sa carrière politique. Ronald Reagan a paraphrasé Ibn Khaldoun à plusieurs reprises au cours de sa présidence. Les écrits de Spengler ont eu un impact sur Kissinger et Kennan, ainsi que sur de nombreux hauts responsables du parti national-socialiste allemand, à tel point que beaucoup l'ont surnommé le « prophète du nazisme », à tort d'ailleurs (ses livres ont finalement été interdits par le parti nazi). Le « Choc des civilisations » de Huntington et la « Fin de l'histoire » de Fukuyama ont façonné la politique intérieure et étrangère de l'Occident après la fin de la guerre froide. On peut affirmer que les invasions de l'Irak et de l'Afghanistan ont été le résultat de l'application pratique de la thèse du « choc des civilisations ». L'existence même d'Israël en tant qu'État-nation est également le résultat de l'application pratique d'une philosophie spéculative spécifique de l'histoire, à savoir l'« Ancien Testament » et la lecture évangélique de l'eschatologie judéo-chrétienne en tant que philosophie de l'histoire. La politique étrangère de l'Iran, quant à elle, est façonnée par l'eschatologie cyclique et la philosophie de l'histoire chiites, ainsi que par une forme d'islam affirmatif sur le plan eschatologique qui ne sépare pas la politique des dimensions eschatologiques des développements actuels au Moyen-Orient.
Alexandre Douguine a affirmé que le choc des civilisations nécessitera un choc des eschatologies et que si nous considérons les philosophies de l'histoire comme la sécularisation de l'eschatologie, comme l'a fait Karl Löwith, cela conduira en fin de compte à la militarisation des philosophies de l'histoire et au choc-convergence qui s'ensuivra. Je ne veux pas simplifier à l'extrême l'argument de Fukuyama concernant la fin de l'histoire et rejeter simplement sa thèse en affirmant que l'histoire n'est pas terminée.
L'argument de Fukuyama nous rappelle une autre caractéristique humaine fondamentale, à savoir l'oubli, c'est-à-dire nos phases récurrentes d'amnésie collective pendant les périodes de paix et de stabilité relatives - un ordre unipolaire. Les derniers hommes de la civilisation rejettent d'abord le temps et leur passé, comme on le voit avec les postmodernistes en philosophie de l'histoire, puis dans la théorie des relations internationales. Fukuyama, rempli de l'hubris typiquement observée dans les stades finaux des civilisations, a soutenu que l'histoire était terminée alors que se cristallisaient les dernières formes politiques de la culture occidentale.
La fin de l'histoire ?
L'histoire, en tant que force directionnelle et éternelle, ce que Spengler appelait le monde en tant qu'histoire, synonyme du royaume nouménal de Kant, n'a pas pris fin, mais l'existence de la culture occidentale en son sein a peut-être pris fin. L'état de sommeil amnésique induit par le capitalisme tardif de la pax americana a pris fin avec le virage brutal que l'humanité a pris à la suite des vicissitudes de l'histoire et du temps. L'histoire n'est pas seulement revenue, elle n'a jamais cessé. Les périodes unipolaires, où l'histoire s'arrête brusquement, conduisent également à la prolifération de l'orgueil démesuré et à une confiance aveugle envers ses propres institutions sociales, politiques et économiques.
La reprise des cycles de l'histoire conduit inévitablement à un dévoilement de la réalité qui se cache derrière les institutions, comme l'a affirmé Toynbee: c'est le moment où les masses réalisent que la minorité créative qu'elles étaient s'est transformée en une minorité dominante qui sert ses propres intérêts plutôt que ceux de la société. Quigley (photo, ci-dessus) a poussé cet argument encore plus loin, en soutenant qu'une minorité secrète au sein de la minorité dominante publique dirige la politique, sociale et économique derrière des portes closes (Heathen discute de cela plus en détail tout en explorant le futurisme, le transhumanisme et le concept de contre-tradition de Guénon; cf.: https://www.arktosjournal.com/p/shadow-of-the-counter-tradition).
C'est pourquoi la reprise des cycles historiques après un vide historique s'accompagne généralement d'un changement radical de la vision du monde et, dans les cas extrêmes, d'un changement de paradigme, sous l'effet du choc provoqué par la rupture. Alors que la société sort de son sommeil amnésique en période de déclin, de nouvelles orientations vers le passé ou l'avenir voient le jour. Toynbee affirme qu'il s'agit d'une réaction naturelle lorsque le déclin possible, ou la mort, de sa propre civilisation devient évident au cours d'une crise.
Le résultat est la montée d'un futurisme nihiliste, incarné par les accélérationnistes d'aujourd'hui tels que Nick Land, Curtis Yarvin et Reza Jorjani (Maverick discute des différentes formes de futurisme et des mélanges d'archaïsme et de futurisme dans cet article: https://musserbrett.substack.com/p/the-rise-of-a-new-ideology-and-political), ou une réorientation vers le passé, sous la forme de l'archaïsme, à travers une idéalisation du passé, qui s'est également matérialisée à travers le tissu social en Occident. Toynbee soutient que les deux approches, bien que naturelles, accélèrent le déclin, la première par des « bonds en avant » sociopolitiques et technologiques et un mépris total pour le présent. La seconde, par l'idéalisation du passé, conduit à la renaissance des anciennes formes et à l'ossification ultérieure d'une société. Toynbee mentionne également une troisième position, le détachement de la société et du temps passé, présent et futur dans son ensemble. Comme les deux premières, le détachement ne profite pas non plus à la société en question et conduit à un retrait de l'histoire. En conclusion, toutes ces positions, bien qu'antithétiques les unes des autres, sont similaires puisqu'elles sont toutes des formes d'évasion.
En plus de nous rappeler que la philosophie de l'histoire est une préoccupation humaine, l'argument de Gruner jette une lumière supplémentaire sur les possibilités perdues de ce domaine en raison de sa négligence. Par exemple, l'application pratique de la philosophie de l'histoire, si elle est possible, ou la question de savoir si certaines philosophies de l'histoire se chevauchent ou s'affrontent. Je me suis battu avec l'idée que les philosophies de l'histoire qui se chevauchent se complètent, ou que certaines s'excluent mutuellement et s'opposent inévitablement. J'ai exploré la première idée à travers une lecture parallèle de Spengler, Toynbee et Quigley, puisque les trois adoptent des unités d'analyse similaires, les cultures ou civilisations supérieures. Chaque auteur est en quelque sorte le produit de son époque, même s'il tente de la transcender par une approche relativiste de l'histoire et de la culture. Bien qu'il soit difficile de situer Spengler parmi les différentes traditions philosophiques en raison de sa méthodologie unique et de sa philosophie globale, il était clairement un produit de l'existentialisme allemand.
Toynbee, bien que rejeté par de nombreux historiens professionnels empiristes du monde anglophone, a qualifié son approche d'empirique et de scientifique. Enfin, son homologue américain, Quigley, s'inscrit dans la tradition pragmatiste américaine. Cependant, malgré leurs différentes traditions philosophiques, leur engagement dans la macro-histoire et les civilisations qui existent dans la longue durée, permet à leurs théories de transcender l'esprit de leur propre époque, comme en témoigne leur intemporalité aujourd'hui. Comme je l'ai indiqué plus haut, le rejet de la philosophie de l'histoire dans la pensée occidentale n'est pas surprenant dans l'optique spenglérienne.
Il en va de même pour la philosophie de l'histoire de Quigley qui, dans The Evolution of Civilizations (1961), décrit comment les changements survenus dans les universités occidentales, ainsi que dans d'autres institutions et industries, sont le résultat de l'entrée de l'Occident dans sa phase de « crise-désintégration ». L'une des notions les plus fascinantes et les plus puissantes de la théorie de Quigley est ce qu'il appelle les « instruments d'expansion », c'est-à-dire les outils sociaux qui ouvrent la voie à la croissance d'une civilisation. L'utilisation des instruments d'expansion par Quigley révèle la dynamique interne d'une civilisation au fur et à mesure de sa croissance, de sa saturation et de son déclin. Cette approche pragmatique, assez américaine à mon avis, dépourvue du langage et de l'approche métaphysique de Spengler, est moins déterministe et permet une application pratique possible de ces théories. Quigley soutient que les instruments sociaux initialement responsables de la croissance d'une civilisation donnée, les universités, les armées, les ministères, finissent par s'institutionnaliser. Lorsque les instruments sociaux deviennent des institutions, ce qu'ils finissent tous par dvenir selon Quigley, l'efficacité de l'organisation commence à diminuer car elle perd sa fonction et son objectif d'origine. En général, cela devient apparent pour les personnes extérieures qui commencent à rejeter l'institution par le biais de réformes, ce qui conduit finalement à des conflits internes. Quigley a vu ce phénomène social apparaître dans les systèmes éducatifs américains de son époque.
Aujourd'hui, l'institutionnalisation de l'éducation est devenue plus évidente, de même que la résistance à ces changements. Je dirais également que la marginalisation de la philosophie de l'histoire est aussi le résultat de l'institutionnalisation des universités, et que la philosophie de l'histoire était incongrue avec les paradigmes scientifiques adoptés par les universités institutionnalisées du 20ème siècle, et qu'elle n'a donc pas réussi à gagner la respectabilité intellectuelle des institutions académiques professionnelles.
Les sciences sociales ont cependant été prises en compte, et nous avons ainsi été témoins de l'« adaptabilité interdisciplinaire » et des traits migratoires de la philosophie de l'histoire. Dans les départements de sociologie, nous avons la Dynamique sociale et culturelle de Sorokin, qui est une philosophie de l'histoire dissimulée sous une apparence scientifique. Le père du positivisme, Auguste Comte, dans sa quête d'unification des sciences, s'est rendu compte que l'histoire et les sciences humaines étaient incompatibles avec le paradigme scientifique et nécessitaient une « scientifisation ». Ce qu'il fallait, c'était une science explorant les phénomènes humains et s'inspirant de la science ultime, la physique, comme une science parfaite ayant trouvé son sujet respectif et une méthodologie efficace. La « physique sociale » fut le nom initial donné à cette nouvelle science, qui devint par la suite la sociologie. Il est également ironique que Comte lui-même ait construit sa propre philosophie de l'histoire qui suivait sa loi des trois étapes.
Un autre phénomène social dans le monde universitaire résultant de l'institutionnalisation et de la professionnalisation est ce que Spengler a appelé la surspécialisation, le cloisonnement des connaissances dans des départements et des cabines. Cela a bien sûr conduit à des développements dans de nombreux domaines, car cela a conduit à un champ de recherche étroit qui a nécessité certaines percées, y compris peut-être l'histoire et l'archéologie. Cependant, la dissection des modes de connaissance et l'imposition d'une méthodologie scientifique aux disciplines orientées vers l'humain ont également eu des conséquences négatives dans les sciences humaines, conduisant finalement au choc entre les disciplines humanistes et scientifiques et à la crise qui s'en est suivie dans les sciences humaines.
L'imposition d'une méthodologie scientifique à l'histoire, bien que de nombreux penseurs aient défendu l'autonomie de la méthodologie historique, a conduit à des modèles de périodisation défectueux dans l'historiographie occidentale et à la perte de sens de l'histoire et, pire encore, à l'absence d'implications et d'applications pratiques des outils d'analyse de l'histoire. L'histoire est devenue inutile, et il n'est pas surprenant qu'elle soit aujourd'hui l'une des disciplines dont le déclin est le plus rapide. Réaliser que nous sommes des êtres historiques, inséparables de l'histoire en tant que notre passé, et de l'histoire en tant que continuum passé-présent-futur, révèle les dangers de tels développements dans le monde universitaire et dans la société.
En plus de nous rappeler notre existence historique, les philosophes de l'histoire comme Spengler et Quigley ont souligné que l'étude de l'histoire avait des applications pratiques. Grâce à une compréhension approfondie des modèles historiques, on pourrait peut-être réorienter la politique et l'action des institutions, des États, voire des civilisations entières, afin d'accroître leur efficacité ou, dans le pire des cas, d'empêcher leur déclin et de prolonger leur vie.
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vendredi, 27 septembre 2024
Le labyrinthe méta-ontologique
Le labyrinthe méta-ontologique
Santiago Mondejar Flores
Source: https://geoestrategia.eu/noticia/43415/opinion/el-laberinto-metaontologico.html
Ce qui m'intéresse, ce n'est pas tant de construire un bâtiment que d'avoir une vision claire des fondations des bâtiments possibles.
Wittgenstein
Dans sa « Lettre sur l'humanisme » de 1947, Heidegger [1] modifie l'image de l'être en tant que langage pour le caractériser comme la maison de l'être, affirmant que le langage est le domaine dans lequel l'être réside et se manifeste. Cette image de la maison montre que la langue ne se contente pas d'accueillir l'être humain, mais qu'elle définit également l'espace dans lequel l'être peut apparaître. Heidegger affirme ainsi que le langage aménage l'espace et la structure nécessaires à l'émergence et au développement de l'être, et souligne que ce lieu ne sert pas seulement à exprimer l'être, mais qu'il façonne également la vie dans le monde.
Cette idée n'est pas sans rappeler le concept de Geltungssphäre [2] d'Emile Lask (photo), qui est moins un espace propositionnel qu'une sphère nomologique d'objets signifiants, un domaine de validité (pour Lask, l'objet lui-même n'est rien d'autre que du sens). Nous reviendrons sur Lask à la fin de cet article. Pour l'instant, ce qui nous intéresse est de souligner l'idée métaphysique selon laquelle le langage permet un cadre topologique dans lequel nos expériences individuelles sont organisées et acquièrent un sens, reflétant une réalité commune qui influence nos interactions et la façon dont nous construisons des significations, au moyen d'opérations mentales qui sont fondamentalement développées par la socialisation des sujets, qui est ontologiquement constituée par l'espace sémantique du langage, en tant que maison commune.
La fonction de l'esprit consiste donc à structurer l'univers auquel il appartient, et cette structure représente le registre de l'intelligibilité par rapport au monde et à la connaissance : ce n'est qu'à travers les structures sémantiques superposées du langage que la socialisation devient un espace normatif pour le sujet, et les expériences et les pensées, vécues de manière privée, ne sont structurées comme telles que dans la mesure où elles sont liées à cet espace normatif, à un moment objectif et intersubjectif, sinon isothymique et mégathymique [3].
Dans une perspective ontologique, la sémantique, entendue avec Heidegger [4] de manière topologique, ne représente donc pas seulement la réalité, mais permet aussi de l'organiser et de la structurer. L'étude de la sémantique transcende donc l'analyse des relations entre les termes et leurs significations, pour devenir une exploration de la manière dont ces relations façonnent la signification et la structure de la réalité. Tels sont, en substance, les éléments épistémiques avec lesquels le philosophe italien Giovanni Gentile [5] a élaboré sa notion d'ontologie de l'existence sociale, dans laquelle il postule que la réalité n'est pas une entité indépendante de la pensée, mais une construction de l'acte de penser, où l'existence se réalise à travers l'activité de la pensée, de sorte que les relations et les structures sociales sont des actualisations continues de la pensée dans le lieu social.
Ainsi, pour Gentile (photo), l'existence sociale ne constitue pas une entité objective indépendante, mais plutôt une élaboration dynamique de l'esprit et de l'action humaine, manifestant comment la réalité sociale est intrinsèquement liée à la pensée et à l'action dans un contexte social où l'individu acquiert un sens. L'ontologie de l'existence sociale rend donc compte de l'unicité du sujet, de sa relation avec la réalité centrée sur le logos et de l'appréhension authentique de la suidad [6] selon des critères anthropocentriques.
L'ontologie de l'existence sociale à la Gentile impose alors que la société et ses structures ne soient pas des entités objectives qui existent indépendamment des individus, mais qu'elles se constituent dans le processus de la pensée et de l'action collectives. Pour le philosophe italien, la société est un processus constant de construction, où le je et le nous s'influencent mutuellement, tissant une réalité partagée qui ne peut être comprise que comme une concausalité.
Bruno Latour et Graham Harman
Les travaux d'une nouvelle génération de réalistes spéculatifs qui ont vu le jour abondent dans cette idée, mais ils vont plus loin, appelant à un tournant ontologique qui critique l'anthropocentrisme dans la théorie sociale et la philosophie, remettant en question, d'une part, la vision qui réduit les objets à de simples instruments de l'action humaine et, d'autre part, la perspective qui limite les objets à des manifestations de nos perceptions. Les représentants les plus importants de ce courant sont probablement l'intellectuel catholique Bruno Latour (photo) [7], avec sa théorie de l'acteur-réseau, et le philosophe américain Graham Harman (photo) [8], avec son ontologie orientée objet. Les deux postulats convergent dans le substantiel, de sorte que, pris ensemble, ils proposent une modification de la totalité de l'exceptionnalité humaine dans le cadre d'une altérité radicale fondée sur la prolifération des entités. Si le premier conteste non seulement la centralité du sujet, mais accorde l'autonomie à un réseau d'acteurs humains et non-humains (à partir duquel il soutient que la réalité sociale émerge d'interactions distribuées plutôt que d'être une création exclusive de la pensée humaine), le second défend l'existence d'objets indépendants de nos perceptions et conceptions, de sorte que les objets ont une existence propre et interagissent d'une manière qui transcende leurs relations avec d'autres objets et êtres humains.
Ce que proposent ces penseurs réalistes implique en effet un renversement de l'intentionnalité phénoménologique (post-phénoménologique, pourrait-on dire), reconfigurant la relation traditionnelle à l'objet et rejetant l'attribution de qualités subjectives à l'objet. Pour sa part, Harman reconceptualise l'objet expérimenté au sein des actes intentionnels, à partir de la notion heideggérienne d'être, mais ensuite, afin d'établir l'autonomie de l'objet et de réduire la primauté du sujet, il applique une sorte de suspension du jugement à l'égard du sujet, afin de libérer l'objet de ses liens avec lui, tout en conservant une certaine structure phénoménologique.
Ce déplacement conceptuel entraîne une modification de l'ensemble des attributs existentiels associés à l'objet, de sorte que la conscience et la subjectivité de l'être disparaissent, et que l'objet émerge avec une vie propre. En d'autres termes, l'objet ne se limite pas à être une entité passive, mais, au contraire, il acquiert progressivement de l'autonomie, se détachant de son contexte d'origine pour entamer une existence indépendante. C'est-à-dire qu'il subit, à la manière cartésienne [9], un certain dualisme en tant qu'idée de séparation ontologique : les objets sont considérés comme des entités autonomes qui existent par elles-mêmes, sans dépendre de leur relation à d'autres objets ou à des sujets humains. Cela implique d'ailleurs une résistance à la réduction : là où Descartes met l'accent sur la séparation entre l'esprit et le corps comme deux types d'existence, Harman met l'accent sur l'autonomie des objets en eux-mêmes.
Cependant, sa métaphysique systématique n'est pas exempte d'ambiguïtés. Il est, par exemple, douteux que l'égalitarisme ontologique appliqué à tous les objets parvienne à surmonter la force centripète des objets au sein de l'esprit, puisque le tournant ontologique proposé n'est saisissable qu'à partir de l'intellection sensible. À son tour, comme conséquence de la négation de l'existence d'une base ultime pour les objets, afin d'éviter le réductionnisme, l'égalitarisme ontologique tend, par définition, à une régression à l'infini.
À ces incohérences s'ajoute une certaine fragilité inhérente au pluralisme ontologique, dérivée du théorème qui postule que tous les objets doivent être pris en compte de manière égale. Cela n'implique pas que tout existe dans la même mesure, mais plutôt que tout peut (et doit) être considéré comme un objet. En d'autres termes, dans le cadre du pluralisme ontologique, même si les objets ne sont pas également réels, ils sont également des objets, ce qui signifie que quelque chose peut exister en tant qu'objet irréel qui mérite d'être inclus dans le domaine de la pensée ontologique, parce qu'il représente un aspect donné de la réalité.
Ces entités ne sont pas seulement irréelles du point de vue de l'objectivité, mais elles se multiplient immédiatement en quatre modes d'être distincts : chaque objet est une entité quadruple, divisée en quatre aspects qui ne coïncident jamais complètement les uns avec les autres : (a) l'objet réel, (b) ses multiples qualités réelles, (c) l'objet sensible et ses (d) multiples qualités sensibles. En outre, les relations sont divisées en fusion et fission, générant dix concepts relationnels principaux : (i) fusion : causalité - essence, (ii) fusion : attraction - espace, (iii) fission : théorie - eidos, (iv) fission : confrontation - temps, (v) sincérité, (vi) disjonction, (vii) contiguïté, (viii) duplicité, (ix) contraction et (x) émanation.
Naturellement, cette conception de l'ontologique s'oppose au précepte de Guillaume d'Ockham [10] selon lequel il ne faut pas multiplier inutilement les entités pour décrire la réalité, et est au contraire inflationniste sur le plan ontique, s'efforçant d'intégrer le plus large éventail possible d'objets pour représenter la réalité.
En outre, le concept d'essence cachée des objets se caractérise par son indépendance par rapport à toutes les relations extérieures et par son existence en tant que séparation des éléments qui la composent. Cette essence reste inaccessible à l'état pur, car la substance se trouve dans une sorte de sphère éternelle -au-delà du temps - et persiste comme un vestige qui rend le changement possible, même si ce changement peut entraîner la désintégration de l'objet.
Selon ce pluralisme ontologique, les substances sont omniprésentes et il n'y a pas d'ensemble ultime d'éléments constitutifs qui explique tout le reste ; au contraire, comme nous l'avons vu plus haut, on plonge dans une régression indéfinie de parties et de tout : chaque objet est à la fois une substance et un complexe de relations, défini parce que les objets ne peuvent pas être réduits à des constituants d'un plus grand tout ou décomposés en la somme de leurs parties.
En somme, quelque chose reste toujours caché, de sorte qu'on ne peut même pas imaginer une entité capable d'accéder pleinement à tout le reste, puisque la substance d'un objet est sa dissimulation, tandis que son aspect relationnel est sa représentation, ce qui conduit à la ramification de tous les objets en modes d'enfermement multiples et singuliers. Il est évident que cette notion tend vers la circularité, puisque si les objets sont toujours cachés et ne peuvent être pleinement connus, toute déclaration à leur sujet est spéculative et circulaire, puisque la notion de dissimulation est une hypothèse axiomatique, qui n'est ni réfutable ni vérifiable. Et maintenant. Malgré ces idiosyncrasies terminologiques et les incohérences déjà notées, l'effort de l'ontologie orientée objet pour transcender la portée du réalisme (compris comme la croyance en une réalité qui existe en dehors de l'esprit) afin d'ouvrir un débat spéculatif sur la question de savoir si les objets possèdent une réalité indépendante des perceptions individuelles est louable ; en d'autres termes, qu'il n'y a pas seulement une réalité extra-fondamentale, mais aussi une réalité extra-mentale, mais qu'elle transcende par addition les interactions partielles entre les objets, posant ainsi que les objets interagissent avec une réalité partagée au-delà des simples schématisations de chaque entité.
Rappelons que Heidegger soutenait déjà que l'une des difficultés de la philosophie réside dans l'incapacité de l'état d'esprit cartésien - également compagnon de route du tournant kantien [11]- à distinguer entre le monde comme ensemble d'objets (comme cosmos, κόσμος) et le monde comme praxis à laquelle l'être participe et à travers laquelle il s'affirme poïétiquement. Selon Heidegger, au lieu de considérer l'être humain comme un sujet séparé d'une totalité d'objets, il faut comprendre que ce n'est que dans une perspective pragmatique [12] que l'on peut remettre en question l'existence d'objets individuels ou même de tout un système d'objets.
En définitive, ce que Heidegger propose ici, c'est le passage d'une épistémologie à une ontologie existentielle. Selon l'Allemand, la perception de la réalité dans une culture est intimement liée à l'interprétation de ses pratiques, sans que cela ne réduise l'authenticité de cette interprétation. En ce sens, on peut voir en Heidegger un réaliste pluraliste à l'égard de la réalité ultime : pour lui, nous ne disposons pas d'une perspective univoque pour en comprendre l'essence véritable. La compréhension de la réalité est liée à l'être du Dasein [13], et ce que nous percevons comme réel est lié à nos objectifs.
Comme la réalité dépend d'un Dasein fini, il peut y avoir plusieurs réponses vraies à la question de savoir ce qui est réel. Heidegger n'est ni idéaliste ni relativiste si l'on comprend qu'il n'existe pas de système descriptif unique capable de refléter toute la réalité. Au contraire, les différentes manières de comprendre l'être révèlent des entités différentes, et l'acceptation d'une perspective n'implique pas le rejet des autres.
Il s'agit là d'une torpille dans la ligne de flottaison de la radicalisation cartésienne de la dualité corps/psyché, obtenue en grande partie en rejetant la catégorie hellénique et scolastique de phantasia [14] (φαντασία), qui servait à réconcilier de manière quasi-matérielle les images mentales et le corps. À partir du paradigme cartésien, la philosophie abandonne la connaissance de la nature du monde, qui passe aux mains de la science empirique, et met l'accent sur la possibilité de connaître le monde. Mais c'est véritablement Kant qui franchit le Rubicon de la modernité avec les armes et le bagage de sa réponse aprioristique, qui marque un tournant dans le développement de la pensée occidentale, notamment parce que les sciences sociales ont eu tendance à se concentrer davantage sur la psyché que sur le corps, et sur l'intellect que sur l'expérience vécue.
S'il existe encore des courants matérialistes dans les sciences sociales, il n'en reste pas moins que nombre de ces courants ont eu tendance à privilégier une approche mentaliste, voire carrément idéaliste. Cette tendance a entraîné une redéfinition du concept d'épistémologie, qui est passé de l'étude de la nature et de la viabilité de la connaissance à un simple traitement des questions liées à la connaissance, voire à une assimilation fréquente à la notion même de connaissance.
Cette évolution est d'une grande importance. Quelques exemples peuvent nous aider à y voir plus clair : d'une part, bien que le structuralisme puisse influencer nos conceptions de la connaissance, il ne doit pas être confondu avec une épistémologie en soi. D'autre part, l'anthropologie culturelle se concentre sur l'étude de divers systèmes de connaissances, qu'elle désigne généralement sous le nom de cultures.
En partant du principe que nous ne pouvons accéder qu'à la corrélation phénoménologique entre la pensée et l'être, sans pouvoir examiner ces éléments de manière isolée, ce point de vue est en effet anti-réaliste. De plus, en liant la vérité à l'acceptation sociale ou épistémique, elle détourne l'attention de l'objectif du réalisme : alors que le réalisme nous pousse à rechercher un lien authentique avec la réalité extérieure, la vérité comprise en termes de vérification et d'acceptation dicte la modalité des interactions sociales, minimisant l'importance de la vérité elle-même.
Ainsi, en recadrant la vérité en termes épistémiques, l'anti-réalisme adopte souvent une approche néo-comportementaliste, qui réduit la signification à des comportements observables, en ignorant les aspects plus profonds de la vérité et en limitant artificiellement les concepts. Cet aspect a des implications politiques importantes, car fonder la vérité sur l'acceptation et le comportement impose des restrictions simplistes et arbitraires qui sont socialement et moralement injustifiables [15].
C'est ici que les propositions de Harman deviennent vraiment pertinentes, car son système cherche à résoudre le conflit dilemmatique entre la valeur d'un réseau de descriptions qui n'accède pas à la réalité des choses et la valeur d'un système métaphysique de réalisme épistémique, en particulier lorsque la réalité est limitée à ce qui a déjà été découvert par la science.
À cette fin, son modèle de pluralité ontologique part d'une critique de l'idée d'un monde unique et indifférencié : l'insistance sur une nature unitaire est un reflet de l'ontologie dualiste post-cartésienne, et l'on peut se demander s'il est légitime de l'imposer à d'autres cultures en raison d'une interprétation subjective de celles-ci.
Il est facile de voir comment, à partir de ces prémisses, la tentation peut naître d'utiliser la pluralité ontologique comme un instrument d'ontologie politique dans la lutte pour une anthropologie culturelle militante. Mais cette application du réalisme spéculatif de Harman et Latour est fallacieuse et contradictoire [16], et conduit à créer plus de problèmes qu'elle n'en résout : si la culture est composée d'ensembles de symboles partagés et appris qui désignent le soi et la manière d'agir sur lui, alors la culture et l'ontologie peuvent être comprises comme des formes de symbolisation culturelle.
L'ontologie, par essence, s'intéresse aux symboles relatifs à la nature de l'être. Cela implique que la culture, en tant que système de symboles, peut être considérée comme un processus de construction ontologique, dans lequel les symboles jouent un rôle crucial dans la conceptualisation de l'être et les manières d'interagir avec lui.
En outre, les symboles culturels présentent une hiérarchie de degrés d'abstraction et de portée. Les symboles à haut degré d'abstraction et de portée sont de nature plus ontologique, c'est-à-dire qu'ils traitent de l'essence de l'être dans un sens plus profond et plus abstrait. En revanche, les symboles à faible degré d'abstraction et de portée se concentrent sur les éléments directement observables, c'est-à-dire sur ce qui peut être perçu et vu plus immédiatement.
La critique des limites de l'application du pluralisme ontologique à l'anthropologie est évidente : en mettant l'accent sur l'autonomie des objets et leur existence indépendamment des relations et des perceptions humaines, elle tend à traiter les objets comme des entités en soi, qui occultent toute relation ou interaction complète. Cela conduit, en pratique, à formuler une conceptualisation des objets comme des noumènes kantiens, c'est-à-dire des réalités qui existent au-delà de notre capacité de compréhension complète.
Naturellement, cela pose problème du point de vue des symboles culturels, car, à première vue, cela impose une perspective qui traite les objets comme des entités purement abstraites, déconnectées des relations culturelles et contextuelles qui leur donnent un sens, ce qui, paradoxalement, ignore la pluralité et la variabilité des perspectives culturelles et contextuelles qui influencent la manière dont les objets sont compris et expérimentés.
C'est le cas, par exemple, des symboles culturels hautement abstraits, qui se concentrent sur l'essence de l'être, et dont on voit mal comment ils pourraient rendre compte de la complexité de la pluralité ontologique à l'aide des modèles de Harman.
Par conséquent, toute évolution un tant soit peu substantielle de l'anthropologie culturelle vers le domaine de l'étude des objets implique l'adoption d'une interprétation métaphysique pour recadrer la discipline en termes d'altérité ontologique, ce qui , à l'extrême, peut conduire à postuler l'existence de mondes multiples inhérents aux objets, afin de contourner les contradictions susmentionnées. En d'autres termes, l'instrumentalisation de l'anthropologie culturelle pour reformuler les ontologies sociales à travers la perspective des objets a pour conséquence de reléguer les agonismes politiques des sujets humains à l'arrière-plan, permettant aux théories de la réalité d'être formulées sans considération profonde des conséquences politiques de leurs postulats, et en fait, à toutes fins utiles, de perpétuer la domination épistémique cartésienne qui favorise la préservation du statu quo académique dans les sciences sociales en termes de relations de pouvoir internationales. En conséquence, la complexité des expériences et des perspectives humaines est ignorée [17] au profit d'interprétations abstraites de la nature fondamentale du monde (ou des mondes, selon le cas), ce qui permet le développement de théories sociopolitiques utopiques, dans le sens où l'on sacrifie le présent pour l'avenir en partant du principe que ce qui n'est pas faisable aujourd'hui le sera demain.
Son péché originel tient au volontarisme qui consiste à ne pas admettre que le concept fonctionne comme un reflet de ce qu'il représente, sans être lui-même identique à ce qui est représenté. En d'autres termes, le concept n'est pas synonyme de ce qu'il imite superficiellement ; n'étant qu'une simple similitude, il ne possède pas lui-même la nature de ce qui est représenté. Par conséquent, l'esse naturale (l'être existentiel dans son essence la plus profonde) est confondue avec l'esse intentionale (l'être par rapport à l'intention ou à la représentation), ce qui conduit à la conviction erronée que les concepts possèdent une sorte d'être ou de réalité intrinsèque qui reflète directement l'essence de ce qu'ils représentent, alors qu'en vérité, ils ne fonctionnent que comme des similitudes et non comme des entités réelles dotées d'une existence autonome.
Cette façon d'instrumentaliser l'ontologie n'est rien d'autre qu'un simulacre métaphysique, dans les mystifications duquel on trouve des traces du néo-kantianisme d'Emile Lask, incarné dans sa théorie de la validité dans le traitement du concept d'être. Heidegger, initialement influencé par Lask, a noté comment la validité et le sens sont imbriqués dans l'histoire et la conscience, bien qu'il se soit distancié des abstractions logiques employées par Lask pour étudier la relation entre l'être et l'expérience historique concrète.
Heidegger a critiqué le système de Lask précisément parce qu'il met l'accent sur la validité logique en tant qu'abstraction qui ne permet pas de saisir de manière adéquate la dynamique de l'expérience humaine. Il propose au contraire une ontologie capable de reconnaître l'importance du contexte historique et de la subjectivité de l'expérience humaine dans la concrétisation de la détermination du sens.
Heidegger a également remis en question la façon dont Lask traite la validité du jugement comme étant directement comparable aux objets réels : pour Lask, les objets ne sont connus qu'à travers la cognition et le jugement, et il a jugé cette perspective insuffisante, car elle n'aborde pas la façon dont la conscience est intentionnellement orientée vers les objets. Il a donc développé une logique subjective qui intègre l'intentionnalité de Husserl [18] à la théorie de la validité de Lask. Au lieu de considérer la validité comme une catégorie fixe, Heidegger l'a comprise comme une dynamique profondément liée au contexte historique et à l'expérience subjective.
Dans Être et temps, il étudie la manière dont l'être se manifeste dans notre compréhension interprétative du monde, soutenant que la validité des objets n'est pas une entité isolée, mais qu'elle est liée à la manière dont nous nous engageons avec eux. L'histoire et le soin (Hingabe [19]) de l'être sont essentiels pour comprendre le sens, car l'être ne se présente pas comme une entité fixe, mais dans le réseau d'implications que nous construisons à travers nos pratiques et nos valeurs historiques.
Reprenant à Karl Jaspers [20] le concept d'Ur-etwas (ce qui sous-tend l'expérience humaine et le fondement de l'existence), Heidegger s'intéresse à la manière dont l'histoire et la dynamique de l'être influencent l'imposition de normes et de valeurs, abordant ainsi Gentile sous l'angle de l'expérience humaine et du contexte historique. Pour Heidegger, cependant, la validité ne doit pas être comprise comme un domaine spécifique ou une sphère séparée, mais comme quelque chose qui se manifeste dans l'interaction entre la matière et la forme [21] au sens de Zubiri. L'empreinte de Martin Heidegger - qui n'est pas totalement exempte de l'influence d'Emile Lask - sur l'émergence de la métaphysique et de l'ontologie orientée objet de Graham Harman est inappréciable. Bien que Harman s'écarte de la phénoménologie heideggérienne en attribuant aux objets une autonomie ontologique qui transcende la perception humaine, sa pensée est ancrée dans la critique heideggerienne de l'idéalisme pré- et post-kantien.
Cependant, en mettant l'accent sur la praxis et l'histoire comme essentielles à la compréhension de l'être, Heidegger a jeté les bases d'une réévaluation des objets en eux-mêmes, et Harman, avec Latour, pousse cette idée jusqu'à ses ultimes conséquences, en proposant que les objets possèdent une réalité qui va au-delà de leur interaction avec les êtres humains. Cette conception est finalement une extension de la critique heideggerienne de la réduction de la réalité à une simple construction cognitive. L'école réaliste de Harman étend cette critique en proposant un cosmos où les objets réels interagissent et existent indépendamment de tout observateur ou schéma particulier, établissant ainsi un nouveau jeu méta-ontologique.
Notes:
[1] Heidegger, M. (2012). Lettre sur l'humanisme. Ediciones Istmo.
[2] Lask, E. (1999). La théorie de la valeur : une introduction à la phénoménologie. Editorial Losada.
[3] L'isothymique et le mégathymique sont des catégories qui articulent différentes formes d'aspiration à la reconnaissance dans la sphère sociale et personnelle. Le concept d'« isothymie » renvoie à l'aspiration à être reconnu sur un pied d'égalité avec les autres, où l'individu cherche à recevoir un statut et un respect comparables à ceux de ses pairs, préservant ainsi un équilibre dans la distribution de la reconnaissance. Ce penchant isotymique peut être compris comme une demande de justice distributive dans le domaine symbolique et social. En revanche, la « mégathymie » exprime une aspiration à la prééminence et à la distinction. Le sujet mégathymique ne se contente pas d'une reconnaissance égale, mais aspire à une position de supériorité, cherchant à s'élever au-dessus des autres en termes d'autorité, de pouvoir ou de prestige. Cette quête de suprématie repose sur une structure hiérarchique de reconnaissance, où la valeur personnelle est mesurée en fonction de la capacité à exceller et à dominer. Les deux termes, dans leur contraste, permettent une compréhension plus nuancée de la dynamique du désir de reconnaissance et des structures sociales qui le façonnent.
[4] Heidegger, M. (2008). De l'essence de la vérité. Editorial Paidós.
[5] Gentile, G. (2003). El pensamiento y la realidad : Ensayos de filosofía política. Editorial Alianza.
[6] Pour Xavier Zubiri (photo), la suidad est le moment de la formalité de la réalité. Il exprime que le contenu de la chose est « son » contenu.
[7] Bruno Latour s'est imposé comme une figure clé des sciences sociales depuis les années 1990. Sa principale contribution est la théorie de l'acteur-réseau (ANT), dans laquelle il propose que les objets humains et non humains interagissent et s'influencent mutuellement, remettant en question la division traditionnelle entre l'humain et le non humain. Bien que Latour accorde une place centrale à l'observateur humain, son approche reconnaît également l'importance des relations entre objets. Contrairement à Heidegger et Whitehead, Latour a été critiqué pour avoir défini les objets en fonction de leurs relations. Selon Latour, une entité ou un acteur est défini par ce qu'il fait, une perspective qui rappelle la théorie de Hume selon laquelle les objets sont des « paquets » de propriétés. Cette vision limite l'exploration de l'écart entre la qualité de l'objet et son apparence, une préoccupation centrale dans la phénoménologie de Husserl. En outre, elle s'écarte de la notion heideggerienne de l'être comme quelque chose qui se retire, puisque dans les théories de Latour et de Whitehead, le caché est conçu comme une énigme temporelle que des relations futures pourraient résoudre. Dans ce contexte, Latour présente un défi important à l'influence durable de Kant sur la philosophie contemporaine, en particulier en ce qui concerne sa notion de noumène (la chose-en-soi).
[8] Harman, G. (2017). L'art de la phénoménologie : les objets en eux-mêmes. Editorial Losada.
[9] Descartes, R. (2005). Méditations métaphysiques. Editorial Gredos.
[10] Ockham, W. (2008). Summa Logicae. Editorial Biblioteca de Autores Cristianos.
[11] Kant, I. (2001). Critique de la raison pure. Editorial Losada.
[12] La praxis est l'action consciente et réfléchie orientée vers la transformation de la réalité, guidée par des principes éthiques. Les pragmata (ou prágmata) désignent les matières, les choses ou les actions concrètes qui résultent de la pratique et qui ont une dimension tangible ou utilitaire. Poeisis, quant à elle, est le processus créatif qui consiste à faire naître quelque chose, généralement associé à la production artistique. Ces notions sont liées, car la praxis implique des décisions et des actions concrètes (pragmata) et se nourrit souvent de créativité et de création (poeisis), influençant la manière dont la transformation pratique se manifeste dans le monde.
[13) Le concept de Dasein de Heidegger fait référence à l'être humain dans son existence concrète et son immersion dans le monde particulier. Le Dasein est un être défini par sa relation au monde et non par une essence abstraite. Cette notion est similaire à l'idée du « je » d'Ortega y Gasset dans El yo y sus circunstancias, où l'être humain est intrinsèquement lié à ses circonstances historiques et sociales. Les deux approches soulignent l'importance du contexte dans la formation de l'identité et de l'expérience, révélant l'interdépendance entre l'individu et son environnement
[14] Descartes introduit une distinction claire entre l'imagination et la raison. Pour lui, la raison est la faculté première de la vraie connaissance, tandis que l'imagination est plutôt associée à la capacité de former des images et des représentations mentales qui ne correspondent pas nécessairement à la réalité. Dans son ouvrage « Méditations métaphysiques », Descartes met l'accent sur la pensée rationnelle et la méthode du doute systématique pour atteindre les certitudes, reléguant l'imagination à un rôle secondaire dans la recherche du savoir absolu. L'imagination est considérée comme une fonction du corps et non de l'âme. Descartes considère l'imagination comme une activité du corps, liée à la glande pinéale et à la capacité du cerveau à former des images, par opposition à la pureté de la pensée rationnelle, qui réside dans l'esprit immortel ou l'âme. L'imagination n'a pas la même valeur épistémologique que la raison pure, capable d'atteindre les vérités universelles. Bien que Descartes n'élimine pas complètement le concept d'imagination, il remet en question la validité des représentations mentales dans l'obtention d'une connaissance véritable. Les images mentales peuvent être des constructions du corps et ne reflètent pas nécessairement la réalité objective. Descartes se concentre sur la pensée claire et distincte comme base de la connaissance certaine.
[15) Les sciences de la vie en général, et la psychologie comportementale en particulier, ont adopté une perspective réductionniste et déterministe qui présente une vision déshumanisante de l'humanité, conçue comme une simple entité instinctive et mécanisée. Dans cette perspective, la croyance dans le libre arbitre est rejetée comme une simple illusion. En substance, on affirme que les êtres humains sont le résultat de processus physiques dans le cerveau, qu'ils soient innés ou façonnés par des stimuli environnementaux, tels que la structure familiale et la culture. Dans ce cadre, chaque événement physique est régi par une causalité immuable, où les états antérieurs du cerveau et du corps déterminent inexorablement les états ultérieurs. Le cerveau et le corps étant considérés comme des objets physiques, leurs événements sont, en principe, totalement prévisibles et déterminés. Ainsi, bien que notre compréhension de tous les facteurs qui influencent le comportement humain soit limitée, on peut affirmer que le comportement humain est complètement conditionné par des éléments qui échappent à notre contrôle, tels que la neurochimie et notre histoire personnelle. Par conséquent, l'existence du libre arbitre et de l'agence est niée, et la conscience n'est qu'un épiphénomène illusoire du cerveau, sans réalité ontologique propre.
[16] Latour, B. (2012). Réassembler le social : une introduction à la théorie de l'acteur-réseau. Editorial Siglo XXI.
[17] Il s'agit d'une stratégie similaire à la formulation de la théorie des multivers, qui représente en réalité un « vol par élévation » qui tente de contourner les limites de la science pour répondre aux questions fondamentales sur l'origine de l'univers connu. Au lieu d'admettre les limites de la science, la théorie des multivers propose l'existence d'univers multiples comme une solution qui n'est pas falsifiable et qui échappe donc au domaine de la science empirique, évitant ainsi d'affronter la possibilité que certaines questions restent sans réponse dans le cadre scientifique[18].
[18] Husserl, E. (2013). Recherches logiques. Ediciones Trotta.
[19] Hingabe est un terme utilisé par Lask pour désigner l'« abandon » ou le « dévouement » qui caractérise notre relation au monde. Dans le contexte de la philosophie de Lask, Hingabe exprime la manière dont les êtres humains se rapportent au monde par une attitude d'attention et d'engagement. Ce concept implique que notre compréhension du monde ne repose pas uniquement sur une cognition abstraite, mais sur une implication active et expérimentale dans la réalité. L'hingabe reflète une manière d'être au monde qui est immergée dans l'expérience et la valeur historique, contrairement à une simple observation externe ou désintéressée. Pour Lask, la validité et le sens émergent de cette relation engagée et attentive, où les valeurs et les catégories ne sont pas simplement des constructions théoriques, mais des aspects vitaux de la façon dont nous nous donnons au monde. Hingabe ne décrit pas seulement une attitude personnelle, mais devient également une base pour comprendre comment les significations sont façonnées et expérimentées dans la vie pratique et la théorie philosophique.
[20] Jaspers, K. (2011). El camino de la sabiduría : Introducción a la filosofía. Editorial Losada.
[21] Au sens zubirien, la « forme » est comprise comme une dimension essentielle et intrinsèque de la réalité qui définit et organise les objets, influençant leur identité et la perception que nous en avons. Pour Xavier Zubiri, la forme n'est pas un agrégat superficiel, mais un principe constitutif qui met en relation la matière et la forme dans une dynamique réciproque. La forme façonne les objets et, en même temps, elle est fondamentale pour l'expérience cognitive, car elle détermine la manière dont ils se manifestent et sont connus dans la réalité. Cette vision intègre la forme comme un aspect central de l'ontologie et du processus de connaissance.
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dimanche, 22 septembre 2024
En matière de post-vérité, les choses ne sont pas si simples
En matière de post-vérité, les choses ne sont pas si simples
Alexandre Douguine
Source: https://www.geopolitika.ru/it/article/sulla-post-verita-le-cose-non-sono-cosi-semplici
Il n'y aura pas de retour à l'« ancienne vérité », c'est-à-dire à la conception matérialiste et rationaliste de la réalité et aux critères de vérité fondés sur la correspondance positiviste entre le sens et le signifiant, comme nous le croyions dans la modernité. Il n'y aura pas et il ne peut y avoir de retour. Nous l'avons dépassée et, bien que nous soyons encore immergés dans la Modernité, nous n'y sommes pas arrivés de notre plein gré, mais nous avons été entraînés par l'Occident, qui nous a proposé de le suivre, mais nous ne pouvons pas le rattraper.
C'est pourquoi nous avons la modernité et eux la postmodernité. Nous avons encore la « vérité » et ils ont la post-vérité et nous devons cligner des yeux... Se contenter de s'enfermer dans le stade précédent du développement occidental et de crier « nous n'irons pas plus loin » ne fonctionnera pas. Nous devons chercher une autre voie. Un chemin vers la vérité, mais un chemin différent. Pas celle à laquelle nous sommes habitués, car non seulement la post-vérité est occidentale, mais la vérité elle-même est occidentale.
Nous avons besoin de la vérité russe.
Pour la trouver, nous devons remonter loin dans le temps, jusqu'à l'ontologie et la gnoséologie de la vision sacrée du monde, c'est-à-dire jusqu'au Moyen-Âge. C'est ce qu'a suggéré le très perspicace Père Pavel Florensky. Mais même là, il ne s'agit pas d'une vérité matérialiste, mais d'autre chose. La vérité est la correspondance entre notre compréhension d'une chose et la providence divine, que le Créateur a insérée dans la structure de la création. Et la vérité, c'est le Christ. C'est là qu'elle commence et c'est là qu'elle finit.
Inattendu, n'est-ce pas ? Mais il n'y a pas de matière, pas de nature au sens moderne du terme, pas d'atomes, pas de mécanique, pas de rationalité, loin s'en faut. Il n'y a pas non plus de temps linéaire, de progrès et d'évolution. Rien de tout cela n'est vrai. Sommes-nous prêts pour le nouveau Moyen Âge? La question est rhétorique. Bien sûr que non. Elle signifie que des siècles de « modernisation » et de « colonisation mentale » par l'Occident nous empêchent d'accéder à cette vérité.
Nous pouvons encore faire un bond en avant et créer à partir de rien, de nous-mêmes, une réalité (russe) avec sa propre vérité et ses propres critères, mais ce sera la vérité russe (pour les ennemis - ce sera une autre post-vérité - mais une post-vérité qui leur sera hostile !)
On peut essayer de faire les deux en même temps, mais pouvez-vous imaginer les efforts qu'il faudrait déployer pour aller dans l'une ou l'autre de ces directions en même temps ?
Personne en Russie aujourd'hui n'est prêt pour cela. Nous devons donc nous contenter d'une propagande hâtive, une propagande de type "post-vérité" et jeter la couverture sur nous-mêmes sans honte. Il s'agit d'une réponse réactive, comme tout ce que nous pouvons représenter jusqu'à présent. Peu à peu, nous manquerons de ressources pour moderniser notre défense, c'est-à-dire pour tenter d'opposer à l'Occident quelque chose que nous avons appris de l'Occident, mais qui est dirigé contre l'Occident lui-même.
La vérité russe est différente. Il ne s'agit pas simplement d'une « vérité » occidentale renversée. Ce n'est qu'un simulacre qualifiable d'archi-moderne, bien que très patriotique à un niveau superficiel, mais superficiel et quelque peu honteux pour une grande puissance et encore plus pour un État civilisé. Il faudra donc s'efforcer de rechercher, voire d'établir la vérité russe. C'est inévitable. Mais il faut d'abord se rendre compte qu'en rejetant la post-vérité des autres, nous ne connaissons pas encore notre propre vérité. Nous l'avons, nous l'avons certainement, mais même une recherche sérieuse n'a pas encore commencé.
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samedi, 21 septembre 2024
Subvertir la modernité
Subvertir la modernité
Claude Bourrinet
Le vocable « subvertir » présente la fâcheuse connotation d'une action violente, et l'on notera que sa première attestation, au 12ème siècle, en français, dans le Psautier de Cambridge, appartient au lexique biblique, en l'occurrence vétéro-testamentaire, puisqu'il s'agit de Psaumes, vocabulaire souvent chargé d’énergie belliqueuse. Et ce n'est certes pas là une tonalité inattendue et déconcertante, car, contrairement au « paganisme », qui considérait le supra-humain comme la légitimation du Monde, quoique la piété et l'équité ne soient étrangères ni aux Grecs, ni aux Romains, le judaïsme est une rébellion contre la société établie, immanquablement pervertie par le Mal. C'est pourquoi la première acception du terme, dans notre langue, renvoie à l'idée de destruction, en l'occurrence, dans ce psautier, d'une ville.
La signification du verbe latin – qui s'apparente au mot roman, démarquage savant de clerc - est encore plus précise et détaillée : il est constitué du préfixe « sub- », qui suggère une poussée destructrice du bas vers le haut, et du verbe « vertere », qui signifie « tourner, changer, transformer ». On retrouve la même signification de « tourner » dans le mot « révolution », mouvement de retour à l'origine, comme une boucle. Aussi bien l'idée de « révolution » a-t-elle été, à l'origine, un projet à haute teneur mythique, ou mystique, que l'on remarque aussi bien chez les païens, de l'Inde à l'Océan (et même en Amérique précolombienne), l'avènement de l'Âge d'or, celui de Saturne, que dans les religions issues du judaïsme, lorsque le péché (qui est métaphysiquement la scission d'avec Dieu, la Chute, le Diable étant celui qui scinde) sera résorbé dans la miséricorde divine, l’Éden étant le recouvrement de l'Unicité de Dieu, éprouvée comme une résolution totale dans son sein, l'ego, le petit soi s'anéantissant dans son Amour infini.
L'universalisation du message biblique a engendré un travers pervers. Sa malignité ne provient pas à proprement parler de la violence, parfois féroce, que la dérivation de l'idée de subversion du « Ciel » vers la Terre », de son acception mystique à sa dimension politique et historique, a engendrée, (la brutalité de l'existence étant, toutes choses égales par ailleurs, toujours la même, quelle que soit la croyance commune), mais de l'erreur de perception, une perception quasi diabolique, qu'elle suppose.
On sait que les musulmans distinguent le djihad mineur et le djihad majeur. Les poncifs fleurissant dans notre Occident peuplé de diplômés incultes, il est bon de souligner combien cette conception appartient aussi au christianisme. Saint Bernard (illustration, ci-dessus), au 12ème siècle, a prêché la Guerre Sainte, promettant le salut à celui qui mourrait en combattant l'Infidèle. Ce Djihad guerrier, dont la source se trouve dans la Bible, et dans la tradition essénienne (Saint Bernard ignorait ce dernier point, mais le Nouveau Testament est imprégné de cette spiritualité du désert et du combat – les anas christiques sont garnis de mots belliqueux : le fer, l'incendie, le feu, etc.), se retrouvera plus tard, notamment contre l'Empire ottoman, ou même actuellement, grotesquement, en défense du "judéochristianisme".
Mais, pris de scrupules, l’abbé de Clairvaux ne manque pas de rappeler que la « guerre sainte » se situe aussi, et avant tout, dès le seuil du monastère franchi. Car le djihad majeur est d'abord le combat que l'on mène contre soi-même, contre son amour-propre (l'égocentrisme), contre son propre état de pécheur. Dans ce sens, l'action de « subvertir » consiste à détruire en soi-même les effets de la Chute, et de « retourner », subvertir son âme, pour la diriger vers Dieu.
L'oubli de cette « Guerre sainte » intérieure a ouvert la voie aux pires égarements, et à ce que les religions du Livre nomment l'idolâtrie : fétichisme des bannières guerrières, nationales, communautaires, adulation de sa propre image, de l'action en tant que telle, surtout si elle a la vertu de flatter le narcissisme, amour de l’argent, de la réussite, vue comme signe d’élection, fanatisme, persuasion de sa propre supériorité, par exemple « démocratique », « libérale », ou raciale. L'éventail du crime imbécile est aussi large que l'est la somme des présomptions de l'homme. Cela va de la vanité du peuple se croyant « élu », et, à ce compte, autorisé à réduire en esclavage le reste de l'humanité, voire à en délivrer une grande partie de la surface de la terre, à l'homme qui fait preuve de « bonne volonté » en œuvrant par des actes caritatifs fort médiatisés, et, sans trop même s'en apercevoir, jouit de sa bonté, comme d'autre d'un bon dessert qui flatte les papilles, ou comme un moi hyperbolisé à l’échelle des capacité de diffusion des télévisions et des radios.
On voit par ailleurs que, comme il est maintes fois rappelé dans le Livre, la guerre amène la guerre, le sang, le sang, le fer, le fer. L'expérience historique nous démontre aussi, par la praxis, que la domination et la soumission résultent souvent de la subversion politique, et que les « libérations » promettent inévitablement de nouveaux esclavages, quels qu'ils soient. A cela, nulle surprise, dès lors qu'on ne prend pas en considération le principal ennemi de la véritable liberté : soi-même. Les luttes politiques, guerrières, « révolutionnaires », subversives ont en effet le fatal résultat de conforter le « Vieil homme », de l'endurcir, de le rendre encore plus hautain, orgueilleux, et impitoyable.
Or, notre monde semble se « retourner » : il quitte une séquence dont le début coïncide avec l'Antiquité gréco-romaine et le triomphe des religions du Livre. Ce qui ne signifie nullement que son legs doit disparaître. Mais aucune « épistémè », aucune vision du monde, n'a vocation à l'emporter sur les autres. Cependant, la perspective - un nihilisme plat - la plus communément empruntée, dans notre civilisation technique et matérialiste, consumériste et narcissique, est la négation du Divin, par détestation, mais aussi par un mouvement de dégoût, comme d’un rappel qui plaque sur le pire des désagrément : son propre vide. Rejet qui ne va pas sans soubresauts. On connaît ces explosions de subjectivisme que l'on trouve dans les sectes, des Évangélistes aux bouddhistes de salon, mouvements qui appartiennent autant à la queue frémissante de l'anabaptisme puritain et pourrissant, qu'au New Age. Dans le même temps circule une angoisse diffuse, qui pousse certains à rechercher désespérément, du côté de l'Islam, notamment dans sa mouvance soufie, ou de celui des cloîtres, une voie de salut.
Nul ne sait ce que sera le monde dans cinq cents ans. Nous sommes dans une phase intermédiaire, de transition. Toujours est-il que l'on ne doit pas attendre un temps qui ne sera plus le nôtre, quand on sera mort. Les mystiques insistent souvent sur le caractère urgent de se sauver hic et nunc, ici et maintenant. Christianisme comme Islam présentent ce salut comme la sensation prégnante que l'on échappe au temps lorsque, par l'ascèse, des exercices spirituels, on arrive à s'unir à Dieu dans la vie présente. Cette idée, on peut aussi la rencontrer dans les religions orientales ou dans les Écoles philosophiques de l'Antiquité. A mon sens, la véritable subversion se situe dans cette région de l'existence, non ailleurs.
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samedi, 14 septembre 2024
Spengler et la seconde religiosité
Spengler et la seconde religiosité
par Naif Al Bidh
Source: https://www.arktosjournal.com/p/spengler-and-the-second-religiousness
Naif Al Bidh explore le concept de cycles civilisationnels d'Oswald Spengler, en examinant comment des phénomènes culturels tels que la « seconde religion » émergent progressivement, avec des figures comme Rudolf Steiner et Nikola Tesla contribuant à une synthèse de la science et de la spiritualité, alors que la société est aux prises avec les tensions entre la modernité et un retour à la nature et au mysticisme.
Une analyse approfondie des cycles civilisationnels de Spengler met en lumière la répartition d'un phénomène social dans le tissu culturel à travers le temps. Il est évident qu'un phénomène ou une tendance culturelle, une fois né, ne gagne pas instantanément une large acceptation et la domination de la psyché collective, mais qu'il apparaît plutôt par vagues progressives jusqu'à ce qu'il finisse par inonder la conscience collective d'une culture donnée. Par exemple, les tendances rationnelles qui ont vu le jour à l'automne de la culture gréco-romaine avec Socrate ont d'abord été considérées comme une menace par les tendances dominantes et plus organiques de l'été, raison pour laquelle Socrate a été mis à mort.
Cela dit, ces mêmes tendances, une fois introduites, finissent par s'emparer de la culture et deviennent la norme au stade avancé d'une civilisation, avec la montée de « l'homme socratique » en tant qu'archétype de cette nouvelle tendance. On pourrait en dire autant de la diffusion et de la consolidation du phénomène social que Spengler a appelé la « seconde religiosité » et qui se produit aux derniers stades de toutes les cultures.
Les manifestations de ce phénomène ont été apparentes au cours des 20ème et 21ème siècles avec la montée du mouvement New Age et des contre-cultures des années 1960, et il a également trouvé des expressions dans les formes religieuses formelles de l'Occident, à savoir le christianisme. Pourtant, même avant la génération hippie et les mouvements du Nouvel Âge, l'Occident avait déjà donné naissance à des mouvements qui en étaient plus ou moins les précurseurs. Cependant, le manque de conscience historique dans un monde hypermoderne orienté vers le futur conduit à un manque de compréhension de ce passé.
La méthodologie de Spengler transcende ces limites spécifiques concernant la connaissance historique grâce à son affirmation d'un continuum passé-présent-futur. L'historiographie allemande a été largement façonnée par l'historicisme et, dans Prophet of Decline, John Farrenkopf a mis en lumière la façon dont Spengler a été, dans un sens, façonné par ces traditions, même si son approche et son modèle sont uniques par rapport aux historiens professionnels et aux philosophes de l'histoire allemands du 19ème siècle.
L'historicisme est un terme vague que les chercheurs ont du mal à définir, mais une définition appropriée serait que tous les phénomènes sont historiques dans un certain sens, et que l'on peut donc comprendre l'essence d'un phénomène socioculturel en décrivant son développement à travers le temps historique.
La Lebensreform, ou mouvement de réforme de la vie, est un mouvement social qui a émergé en Europe à la fin du 19ème siècle en raison de l'épuisement collectif et mental provoqué par la société industrialisée et l'urbanisation. Le mouvement Lebensreform était un appel contre la montée du consumérisme, de la mécanisation et de la mondialisation, et contre le mode de vie accéléré associé aux sociétés industrielles modernes. Elle prenait également en considération le détachement croissant de la nature résultant de l'industrialisation.
En tant que phénomène socioculturel, le mouvement Lebensreform n'avait pas d'orientation politique spécifique et s'étendait à l'ensemble du spectre politique, avec des groupes tendant vers la droite et d'autres vers la gauche, ainsi que des groupes apolitiques. Ironiquement, de nombreuses tendances que nous rattachons aujourd'hui à la politique de gauche, telles que l'environnementalisme et le végétarisme, ont été adoptées par de nombreux groupes liés à des éléments d'extrême droite au sein du spectre politique, ce qui en fait essentiellement des « hippies de droite ». En tant que phénomène de civilisation, la seconde religiosité transcende les aspects politiques et idéologiques et se manifeste dans toutes les facettes de la société. Spengler a vécu pour assister à la montée et à la chute de ce mouvement de réforme de la vie. Dans L'homme et la technique, il prédit la poursuite du phénomène dans tout l'Occident. À ce sujet, il a déclaré: "Mais tout cela est en train de changer au cours des dernières décennies, dans tous les pays où la grande industrie existe depuis longtemps. La pensée faustienne commence à être malade des machines. Une lassitude se répand, une sorte de pacifisme dans le combat avec la nature. Les hommes reviennent à des formes de vie plus simples et plus proches de la nature ; ils consacrent leur temps au sport plutôt qu'aux expériences techniques. Les grandes villes leur deviennent odieuses et ils aimeraient bien échapper à la pression des faits sans âme et à l'atmosphère froide et limpide de l'organisation technique. Et ce sont précisément les talents forts et créatifs qui se détournent des problèmes pratiques et des sciences pour se tourner vers la pure spéculation".
Graham Hancock a un jour décrit les humains comme une espèce amnésique, une description qui correspond bien aux cycles étranges de progrès et de régression que l'on peut observer avec la seconde religion et les mouvements sociaux. L'amnésie collective dont souffrent les humains ne tarde pas à se reproduire dans les cycles générationnels. En effet, bien que la Lebensreform ait été une réaction contre la première vague d'industrialisation, la modernité, en tant que force anti-culturelle, s'est consolidée avec la deuxième vague d'industrialisation.
Au 20ème siècle, alors que les générations plus anciennes étaient remplacées par les nouvelles dans le cycle générationnel, la modernité n'a pas tardé à les aveugler avec sa force immense et dynamique, engourdissant une fois de plus la société avec le mythe du progrès et son avant-garde - le culte de la science. Pourtant, l'homme, bien qu'il soit paradoxalement un être technique prométhéen qui défie la nature - le macrocosme -, est, lui aussi, de la nature, qui agit comme une force d'opposition à la modernité.
Dans l'éternel conflit dialectique entre la nature et la culture-modernité, l'homme se trouve au centre, alors que dans les phases de mécanisation et de progrès matériel, il aspire à un retour à la nature, à Dieu et à l'âme. Cependant, dans les périodes de sommeil paisible dans la nature, il devient la proie de l'amnésie sans fin, dont il souffre, et le cycle se répète une fois de plus. C'est ainsi que les guerres mondiales et la seconde phase de l'industrialisation, qui se sont produites simultanément, ont à nouveau aveuglé l'inconscient collectif. La dynamique faustienne de la culture occidentale a fait que chaque phase successive de mécanisation et d'athéisme a été plus sévère que la précédente. Il en résulte un épuisement collectif qui conduit à une forme plus vigoureuse de réaction spirituelle, mais aussi plus expansive et transformatrice.
La seconde religiosité est un phénomène social occidental, bien que la Lebensreform soit apparue à proximité du cœur de la civilisation concernée, à savoir l'Allemagne. Le même phénomène social s'est manifesté en Amérique avec le troisième grand réveil. Cependant, la deuxième vague de religiosité et de retour à la nature des années 1960 s'est étendue à tout l'Occident, se manifestant dans toute l'Europe et les Amériques avec la Beat Generation, la contre-culture hippie et les mouvements du Nouvel Âge, alors que la « génération silencieuse » de l'entre-deux-guerres épuisait ses énergies créatrices après la Seconde Guerre mondiale.
Le mouvement s'est ralenti lorsque les tendances rationalistes et matérialistes de la génération silencieuse ou traditionaliste sont revenues au premier plan pendant les guerres mondiales, mais les écrits et les enseignements des mystiques et des intellectuels ont préservé, par l'écrit, les tendances de la Lebensreform et le troisième grand réveil a ouvert la voie à sa renaissance pendant la période d'après-guerre dans les années 1950 et 1960.
En tant que phénomène civilisationnel qui transcende la politique, nous voyons des mystiques de tout le spectre politique impliqués dans la préservation des tendances anti-modernes et spirituelles dans leurs œuvres pendant l'entre-deux-guerres. Il s'agit notamment des œuvres d'Helena Blavatsky et du mouvement théosophique, de Rudolf Steiner et du mouvement anthroposophique, ainsi que de mystiques nationalistes situées plus à droite, tels que Guido von List et Adolf Lanz, qui ont ouvert la voie à un renouveau du paganisme germanique - l'ariosophie et le wotanisme.
À l'extrémité gauche du spectre, l'un des penseurs les plus influents du mouvement Lebensreform est peut-être l'anarchiste tolstoïen Wilhelm Diefenbach, et la continuité de ses enseignements avec les travaux de Gustav Gräser et Hugo Höppener qui ont eu un impact sur les contre-cultures des années 1960.
Comme l'affirme Spengler dans Le déclin de l'Occident, les tendances artificielles et rationalistes d'une culture vieillissante finissent par se heurter à la montée de contre-cultures qui présentent des caractéristiques similaires dans toutes les cultures. La bohème et le vagabondage, c'est-à-dire le rejet des modes de vie conventionnels, se sont développés en Europe au cours du 19ème siècle et au début du 20ème siècle. Lors de la deuxième vague, il s'est manifesté à l'échelle mondiale avec l'essor du hippie trail et du backpacking.
Le végétarisme, l'environnementalisme, le minimalisme et le retour à la nature par opposition à la ville et à la vie urbaine sont autant de caractéristiques de ces types de mouvements, comme en témoignent leurs homologues dans les cultures précédentes. Les cyniques gréco-romains présentaient des tempéraments similaires et étaient également façonnés par les mouvements spirituels et les cultes équivalents, tels que les mystères orphiques et les cultes pythagoriciens.
Les Mystères d'Éleusis, qui étaient essentiellement des rituels d'initiation dans certains cultes grecs, reflètent également l'utilisation de psychédéliques et de substances altérant l'esprit, comme le kykeon, afin de modifier l'état de conscience dans ces contre-cultures. Les travaux récents de Brian Muraresku et d'Ammon Hillman ont apporté un éclairage supplémentaire sur l'utilisation des psychédéliques dans les cultes à mystères gréco-romains, ce qui nous permet de mieux comprendre la seconde religiosité qui s'est manifestée dans ces cultures.
La culture magique, ou judéo-chrétienne-islamique, issue du Moyen-Orient, a vu l'émergence du soufisme avec la prolifération de groupes ésotériques secrets tels que les Frères de la pureté. Certains éléments des musulmans Nizari ont intégré le haschisch dans leur tradition, qui est resté un élément de leur mode de vie avec la montée des Hashashin - Assassins pendant les Croisades.
Spengler a souligné que les cultures traversent des cycles de vie similaires, mais que le symbole principal unique, ou ethos, de chaque culture conduit à la manifestation de ces phénomènes sociaux sous des formes différentes. C'est précisément ce qu'a reflété l'Occident avec l'exploration des psychédéliques au cours des contre-cultures des années 1960, comme le LSD et les champignons psilocybines.
Un autre trait commun à la seconde religion est la montée des religions syncrétiques ou des mouvements spirituels, par lesquels la culture ne se contente pas de faire revivre la foi et les systèmes de croyance primordiaux, comme le paganisme germanique et celtique en Occident, mais absorbe également les formes spirituelles d'autres cultures voisines et les fusionne avec les formes religieuses contemporaines. Le dynamisme extrême de l'esprit faustien a conduit à la montée d'une forme grave de syncrétisme en Occident, par laquelle les mouvements de réforme de la vie, les grands réveils américains et les mouvements du Nouvel Âge ont absorbé des éléments de l'hindouisme, du christianisme restaurateur, du bouddhisme, du taoïsme, du soufisme, du paganisme et des religions amérindiennes. Spengler a déclaré à ce sujet:
"L'occultisme et le spiritisme, les philosophies hindoues, la curiosité métaphysique sous une coloration chrétienne ou païenne, tous ces éléments qui étaient méprisés à l'époque darwinienne, sont en train de réapparaître. C'est l'esprit de Rome à l'époque d'Auguste. Par soif de vivre, les hommes se réfugient, hors de la civilisation, dans les régions les plus primitives de la terre, dans le vagabondage, dans le suicide. La fuite du leader né de la machine commence".
Le mouvement Lebensreform et les contre-cultures des années 60 ont marqué la culture occidentale, mais la nature amnésique de l'homme a conduit à une nouvelle phase de mécanisation et de progrès technologique, avec un retour aux tendances hyper-rationnelles et matérialistes. Dans le modèle de Spengler, cependant, cela conduira également à une autre vague de seconde religiosité.
Pour Spengler, toutes les cultures, comme tous les phénomènes organiques, ne sont pas immortelles et devront un jour ou l'autre faire face à leur mort ou à leur accomplissement. La religiosité énergique et naïve d'une jeune culture est finalement remplacée par la rationalité de sa phase de croissance. Lorsqu'une culture approche de la vieillesse et serend compte de la réalité de la mort, elle revient à la spiritualité et à la nature. En outre, les cycles dialectiques du matérialisme et de la spiritualité qui se produisent en Occident depuis le 19ème siècle s'imposent ironiquement l'un à l'autre, selon Spengler. Il affirme que :
"Le matérialisme ne serait pas complet sans la nécessité de relâcher de temps à autre la tension intellectuelle, en cédant aux humeurs du mythe, en accomplissant des rites quelconques ou en appréciant les charmes de l'irrationnel, du contre-nature, du repoussant et même, le cas échéant, de la simple idiotie...".
L'époque actuelle, imprégnée de technologie, est marquée par une tension intellectuelle extrême. La croissance exponentielle de la modernité et son caractère expansif ont également répandu cette tension à l'échelle mondiale. Elle sera sans aucun doute suivie d'un retour à la spiritualité et à la nature, auquel l'humeur actuelle aspire. Bien que dialectique dans sa forme initiale, l'affrontement entre les rationalistes et les tendances spirituelles se terminera par une victoire de la religion à mesure que l'Occident s'approchera de sa phase hivernale. Il en résultera un changement de paradigme d'une ampleur considérable qui aura par essence un effet sur les nombreux autres organes de la culture occidentale, tels que les formes politiques et scientifiques. À cet égard, Spengler a ambitieusement prédit la chute de la science, qui, ironiquement, se produit à l'intérieur même du monde scientifique.
Dans son ouvrage révolutionnaire sur l'histoire des sciences, La structure des révolutions scientifiques, Thomas Kuhn affirme que la conception moderne de la science, en tant que développement linéaire et progressif, est erronée et ne reflète pas la nature cyclique réelle du développement scientifique. Selon Kuhn, les sciences traversent des cycles, en commençant par une phase pré-paradigmatique ou pré-scientifique, qui se caractérise par l'absence de consensus sur la méthodologie et l'incongruité des théories proposées. Elle culmine à la période de « science normale » où la communauté scientifique s'accorde sur un paradigme global, un cadre théorique et une méthodologie. Au cours de cette période, le modèle est couronné de succès dans la mesure où les anomalies qui étaient auparavant incompréhensibles sont clarifiées et le paradigme gagne ainsi en respectabilité intellectuelle. Le paradigme aborde finalement une période de crise, au cours de laquelle des anomalies spécifiques ne peuvent être expliquées par l'approche scientifique dominante, et il est finalement remplacé par un nouveau paradigme dans le cadre d'une révolution scientifique ou d'un changement de paradigme.
Le modèle de Kuhn est compatible avec l'argument de Spengler concernant la transformation des sciences occidentales au 21ème siècle. Spengler affirme que la fin de la science rationnelle surviendra lorsqu'elle « tombera sur sa propre épée », et c'est précisément le programme d'unification des sciences, que les positivistes logiques ont poussé, qui en sera la cause:
"Le recul de la physique théorique, de la chimie, des mathématiques en tant que somme de symboles - ce sera la conquête définitive de l'aspect mécanique du monde par une vision intuitive, à nouveau religieuse, du monde, un dernier effort magistral de la physiognomonie pour briser même le systématique et l'absorber, en tant qu'expression et symbole, dans son propre domaine".
La convergence des sciences aboutira finalement à un changement de paradigme qui réintégrera les sciences dans les tendances intuitives de la seconde religiosité. À l'instar des contre-cultures qui ont émergé au cours des 19ème et 20ème siècles, des développements se sont produits simultanément qui pourraient être considérés comme des précurseurs de ce changement de paradigme scientifique.
On peut citer les travaux de Nikola Tesla, qui n'était pas convaincu des théories de son époque concernant l'électricité et le magnétisme, et qui affirmait que même si une théorie pouvait expliquer des faits avec précision, il ne fallait pas en déduire qu'elle était nécessairement vraie. En ce qui concerne l'électricité, Tesla affirme : « J'adhère à l'idée qu'il existe une chose que nous avons pris l'habitude d'appeler 'électricité' ». Il suggère que cette « chose » est le légendaire éther - le cinquième élément :
"Plus important encore, la théorie électro-magnétique de la lumière et tous les faits observés nous enseignent que les phénomènes électriques et éthériques sont identiques. L'idée s'impose donc immédiatement que l'électricité pourrait être appelée éther".
Au-delà de Tesla, les travaux de Walter Russell éclairent également cette spécificité de la transformation et de l'unité des sciences en Occident. Son livre The Secret of Light est plus ou moins un manifeste pour la nouvelle science à venir. Russell propose un nouveau tableau périodique controversé des éléments qui synthétise tous les éléments en une union holistique, ce qui constitue un changement radical par rapport au tableau périodique standard accepté par les chimistes professionnels. Russell a formulé des affirmations radicales, comme la notion selon laquelle « toute l'énergie [voyage] par vagues » et que l'univers est constitué de « vagues de mouvement » et qu'il « n'existe rien d'autre que des vibrations ». Russell soutenait que l'unité et le mariage de la science et de la religion ouvriraient la voie à l'évolution spirituelle de l'homme dans le « Nouvel Âge ».
Steiner a également apporté des contributions spécifiques sur ce front particulier en tant que défenseur de la conception de la science de Goethe - la science goethéenne. Spengler a fait une distinction entre ce qu'il a appelé la « science newtonienne » et la « science goethéenne ». La première dissèque pour comprendre le phénomène naturel en tant que fonction et se fonde sur le principe de causalité et la logique de l'espace, qu'elle présente comme des « choses en devenir ». La seconde observe le phénomène naturel comme une forme plutôt que comme une fonction et se fonde sur « l'idée de destin » et la logique du temps les présente comme des « choses en devenir ».
Ce que Spengler décrit pourrait être observé dans la critique ou le scepticisme de Goethe à l'égard de la théorie des couleurs de Newton, comme le montre sa théorie des couleurs, qui est techniquement basée sur l'expérience humaine par opposition à l'approche théorique de Newton, qui, selon Goethe, ne nous permet pas de comprendre le phénomène tel qu'il est. Le conflit entre ces deux formes de science s'observe également dans la différence entre les conceptions de l'évolution de Goethe et de Darwin. Selon Spengler, l'étude morphologique de la « nature vivante » de Goethe exclut l'idée de causalité, qui est bien sûr un principe crucial de la théorie évolutionniste de Darwin et de son concept de sélection naturelle, que Spengler appelle une « zoologie pragmatique ».
Alors que nous approchons de la fin de ce que Spengler appelait « la conception matérialiste du monde, le culte de la science, de l'utilité et de la prospérité », les différentes sciences se rapprocheront les unes des autres et convergeront vers une conclusion et un résultat harmonieux :
"Il s'agira d'une fusion des formes-mondes, qui présentera d'une part un système de nombres, fonctionnel par nature et réduit à quelques formules de base, et d'autre part un petit groupe de théories, dénominateurs de ces numérateurs, qui apparaîtront finalement comme des mythes du printemps dans les voiles modernes, réductibles par conséquent - et d'emblée nécessairement réduits - à des caractères picturaux et physionomiquement significatifs, qui sont les éléments fondamentaux".
Cela s'explique en termes simples en imaginant la fusion de la science goethéenne avec les travaux de Russell et de Tesla, conduisant à une nouvelle forme scientifique qui est intrinsèquement multidisciplinaire et harmonise toutes les sciences, et ce processus d'harmonisation s'étend à la technologie, et est simultanément connecté à une nouvelle culture émergente - incarnée peut-être par la Seconde Religiosité.
Les résultats de la convergence des sciences aboutiront finalement à une somme de symboles, qui apparaît déjà dans les travaux de Steiner, Russell et, dans une certaine mesure, Tesla.
En d'autres termes, Spengler soutient que le changement de paradigme trouvera essentiellement un lien entre les théories et les lois scientifiques occidentales et le symbolisme propre à la culture occidentale au cours de son printemps. Cela conduira à de nouvelles préoccupations. Au lieu de poser les questions habituelles des sciences dominantes, la tâche consistera à se demander pourquoi ces formes sont apparues dans la culture occidentale faustienne, d'où elles viennent et quelles sont les significations cachées de ces symboles et de ces formes.
Karl Jaspers a inventé le terme de « période axiale » pour décrire les révolutions philosophiques et religieuses qui se sont produites dans le monde eurasien entre le 8ème et le 3ème siècle avant J.-C. et qui ont façonné toutes les religions du monde. Jaspers l'a décrite comme « un interrègne entre deux âges de grand empire, une pause pour la liberté, une respiration profonde apportant la conscience la plus lucide ».
Au-delà du premier âge axial, Jaspers a également décrit le potentiel d'un deuxième âge axial, qui a commencé autour du 18ème siècle et se poursuit jusqu'à aujourd'hui, et qui ouvrirait finalement la voie à un changement de paradigme culturel à l'échelle planétaire. Steiner a également présenté sa propre philosophie de l'histoire, déterminée par des entités spirituelles supérieures, les « Archai » et les « Archanges ». Ironiquement, son modèle se recoupe presque parfaitement avec le Déclin de l'Occident de Spengler et la période néo-axiale de Jaspers, qui affirme lui aussi que nous sommes à l'aube d'une nouvelle ère.
Steiner était cependant plus optimiste que Spengler. Comme Jaspers, il pensait que l'humanité avait la capacité spirituelle de s'élever à un niveau de conscience supérieur. C'est également le cas de l'historien britannique Arnold Toynbee, qui est parfois considéré comme l'équivalent britannique de Spengler. Après une série de défis et de réponses (challenges and responses) à ces défis naturels ou sociaux, une société finit par s'approcher de la décadence, ce qui donne lieu à quatre réponses possibles: l'archaïsme, le futurisme, le détachement et la transcendance. Pour Toynbee, les deux premières approches, qui prolifèrent de manière significative aujourd'hui, ne font qu'accélérer le déclin, bien que par des moyens différents; la troisième est également une acceptation passive du déclin. La dernière, qui est liée à la seconde religiosité de Spengler, ne prolonge peut-être pas la vie d'une société, mais pourrait potentiellement semer les graines d'une nouvelle culture organique.
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vendredi, 13 septembre 2024
Lacan et le « trumpisme psychédélique »
Lacan et le « trumpisme psychédélique »
Alexandre Douguine
La méthode de Lacan
Essayons d'appliquer la topologie de Lacan aux élections américaines.
Rappelons le modèle de base de Lacan. Il peut être représenté sous la forme de trois anneaux de Borromée ou de trois ordres :
- 1) Le réel,
- 2) Le symbolique,
- 3) L'imaginaire.
Le réel est le domaine où toute chose est strictement identique à elle-même. Cette identité absolue (A=A) exclut la possibilité même d'être, c'est-à-dire d'être en devenir. Le Réel est donc une zone de pure mort, de néant. Il n'y a pas de changement, de mouvement ou de relation en lui. Le Réel est vrai, comme le néant est vrai, n'ayant pas d'alternative.
Le Symbolique est la zone où rien n'est égal à lui-même, où une chose renvoie toujours à une autre. C'est une fuite du réel, motivée par le désir d'éviter la mort et la chute dans le néant. C'est là que naissent les contenus, les relations, les mouvements, les transformations, mais toujours sur le mode du rêve. Le symbolique est l'inconscient. Le sens du symbole est qu'il désigne quelque chose de différent de lui-même (en fait, peu importe ce que c'est, l'essentiel est que ce ne soit pas lui-même).
L'imaginaire est le lieu où s'arrêtent la dynamique et la cinétique du symbolique, mais sans que la chose ne meure, ne s'effondre dans le réel. L'Imaginaire, c'est ce que nous prenons pour l'être, le monde, nous-mêmes ; c'est la nature et la société, la culture et la politique. C'est tout, et en même temps c'est un mensonge. Chaque élément de l'imaginaire est en fait un moment figé du symbolique. L'éveil est une forme de sommeil, inconscient de lui-même. Tout dans l'Imaginaire se réfère au Symbolique, mais se fait passer pour un prétendu « Réel ».
Dans le Réel, A=A est vrai. Dans l'Imaginaire, A=A est faux. Dans l'Imaginaire, chaque chose n'est pas identique à elle-même, mais contrairement au Symbolique, elle ne veut pas l'admettre - ni à elle-même, ni aux autres.
Le Réel n'est rien. Le Symbolique est un devenir toujours changeant. L'imaginaire est le faux nœud du Symbolique figé.
Lacan et la politique
Lacan lui-même était bien conscient que le modèle des trois ordres jetait une ombre sur la stratégie de base du réformisme, du progressisme et de la révolution. Ce n'est pas un hasard si, dans sa jeunesse, il était de droite et monarchiste, proche de Maurras. Et dans les années 60, il a soutenu, contrairement à la « nouvelle gauche », plutôt le statu quo et le système de De Gaulle. Ceci n'est pas un hasard, mais découle du modèle des trois anneaux de Borromée.
La Nouvelle Gauche révolutionnaire (telle qu'interprétée par Lacan) voulait remplacer le Symbolique (le surréel, le schizophrénique, le transgressif) par l'Imaginaire (les anciennes structures sociopolitiques, l'ordre en tant que tel). Ils ont fait un usage utilitaire de Lacan - le freudisme ironique a aidé à effondrer les prétentions de l'Imaginaire (Ordre) à être complet et logique (A=A), alors qu'il n'était, en fait, qu'un moment figé de délire. Mais ils ont négligé le fait que dès que l'ancien Imaginaire s'effondre ou fond sous la pression de la critique (politique, esthétique, sociale, épistémologique, etc.), le Symbolique lui-même ne peut pas prendre sa place. Il deviendrait aussitôt un nouvel Imaginaire, tout aussi totalitaire, dictatorial et idiot.
Lacan lui-même en a vu des exemples partout, notamment dans le bolchevisme soviétique. Les bolcheviks ont commencé par un appel à la liberté et à l'égalité, et se sont rapidement transformés en une hiérarchie de parti rigide avec un appareil de violence totalitaire. Mais la même chose s'est produite avec Cromwell ou la Grande Révolution française. Le symbolique ne conserve ses propriétés que lorsqu'il reste au niveau de l'inconscient, dans l'élément du sommeil. Lorsqu'il remonte à la surface, il se transforme immédiatement en Imaginaire. Au fond, c'est la même chose, mais sous de nouvelles formes. Ces formes renvoient elles-mêmes au Symbolique, d'où elles viennent. Mais c'est une propriété de tous les systèmes de l'Imaginaire - il fut un temps (jusqu'à ce qu'ils se figent) où ils étaient tous symboliques, vivants et changeants.
Ainsi, le révolutionnaire d'aujourd'hui est le totalitaire de demain, le fonctionnaire brutal et l'exécuteur de la violence. La réforme (dans le contexte de l'ontologie des trois anneaux de Borromée) n'est pas possible parce qu'elle aboutira à la même chose. Le Symbolique n'est pas capable de remplacer l'Imaginaire, jamais et dans aucune condition.
C'est ce que croyait Lacan, et cette conclusion découle directement de son système.
Kamala Harris et le Symbolique
Venons-en maintenant aux élections américaines. Nous assistons à un affrontement féroce entre « progressistes » (Kamala Harris, le Parti démocrate) et « conservateurs » (Trump et les Républicains). Dans une analyse lacanienne, à première vue, les rôles sont clairement distribués : Kamala Harris incarne l'invitation à la transgression, la légalisation de la perversion, la libération de tous les interdits et de toutes les normes, c'est-à-dire l'expansion de la zone du Symbolique. Le programme des démocrates est une structure de non-sens bien tempéré - plus de LGBT, plus de culture de l'annulation, plus de migrants illégaux, plus de drogues et d'opérations de changement de sexe, plus de décommodification des anciens ordres, plus de BLM et de théorie raciale critique. Plus de honte pour les hommes blancs, normaux, mentalement épanouis, puissants, patriarcaux et traditionnels, parallèlement à l'élévation des femmes, des body positifs, des transsexuels, des pervers, des furries, des quadras, des infirmes, des pédophiles, des maniaques, des cannibales et des dégénérés. En d'autres termes, liberté au subconscient! La Machine à Désir en tant qu'usine de micro-incarnations doit remplacer l'Imaginaire.
Et bien sûr, l'Imaginaire principal, ridiculisé et attaqué de toutes parts et par toutes les méthodes disponibles, est Donald Trump - l'archétype généralisé de la « non-liberté », des « hiérarchies », de la « rationalité masculine », etc.
Kamala Harris - représente le Symbolique, d'où son discours étrange, son rire interminable, glacial et dépourvu de sens, sa gestuelle confuse, inarticulée, expressive, désignant à chaque fois clairement quelque chose d'intuitif mais d'indéfinissable. Kamala Harris est une figure du rêve actif. En elle, le fidèle voit l'impossible devenir possible, et une chose se fondre imperceptiblement dans une autre. Mais ce faisant, tout est flou, brouillé. C'est le « progrès ». Le blanc est devenu noir. Autrefois capitalistes, ils sont devenus n'importe quoi (« cassez les magasins, c'est la loi ! »). Les hommes et les femmes sont devenus de vagues objets de désir (le petit « a » de Lacan), évitant toujours la fixation.
En d'autres termes, au mépris des avertissements de Lacan sur l'immuabilité de la structure des anneaux de Borromée, le Parti démocrate tente activement de démolir l'Imaginaire américain, et se montre désireux de le remplacer par le Symbolique.
Une déformation totalitaire du libéralisme
Mais... Lacan a mieux compris son système que sa progéniture illégitime d'obédience gaucho-libérale. On s'en aperçoit aisément dès lors que l'on s'extrait un peu de l'hypnose progressiste. C'est une chose quand l'homosexualité et les autres perversions sont des choses interdites, mal vues, persécutées. Alors, en effet, elle appartient au Symbolique. Mais si ces choses sont légalisées, elles changent immédiatement de nature, devenant une norme prescriptive, une loi, un impératif totalitaire rigide. En d'autres termes, les perversions autorisées deviennent un Imaginaire, un facteur figé, limitatif et nullement libérateur pour le Symbolique.
Il en va de même pour toutes les autres perversions légalisées et l'anomie. La théorie raciale critique n'est pas différente du racisme, mais cette fois-ci, elle est anti-blanche. Le féminisme conduit logiquement à la dégradation systémique de la masculinité, à la transformation des hommes en êtres humains de seconde zone. La haine de tout ce qui est progressiste contre tout ce qui est conservateur (réactionnaire) fait que le traditionaliste est persécuté, opprimé, continuellement insulté par la « minorité ». Les victimes du génocide deviennent elles-mêmes des exterminateurs de masse et des persécuteurs.
L'imaginaire ne peut être défait. Cette vérité est prouvée par les dernières mutations du libéralisme et du gauchisme (car le gauchisme a été traduit à tous ses stades et dans toutes ses versions). Le libéralisme devient normatif, et donc totalitaire. Non seulement on peut être queer (pas comme tout le monde), mais on est obligé de l'être (il se trouve qu'on est obligé d'être comme tout le monde). Au niveau du Symbolique, c'est parfaitement cohérent, puisque le décalage est ici la règle (l'algorithme du rêve ou du délire). Mais au niveau de l'Imaginaire, de la linéarité et de la stricte prescriptivité, même le queer (notamment la légalisation du mariage homosexuel et autres perversions) devient à son tour objet de critique - le tout du même côté, du Symbolique.
Trumpisme psychédélique et rêves de droite
Mais où trouver un lieu pour attaquer l'Imaginaire libéral figé, devenu totalitarisme pur et dur ? La réponse est évidente : dans le pôle opposé. Nous pourrions l'appeler le Symbolique trumpiste. Dès la première campagne présidentielle de Trump, nous avons vu des signes de cette stratégie dans l'alt-right, sur 4chan, dans le mème Pepe the Frog, dans la conspiration reptiloïde, dans la magie du chaos et dans les théories délirantes des Q-anons. Nous pouvons conventionnellement, avec quelques modifications, l'appeler le « Trumpisme ésotérique » ou même plus précisément le « Trumpisme psychédélique ».
Si les Démocrates et leurs pratiques transgressives sont devenus l'Imaginaire, c'est-à-dire le complexe coercitif totalitaire figé des stratégies de pouvoir prescriptives, alors la critique psychanalytique par le Symbolique s'est naturellement centrée sur les Républicains. Pas tous, bien sûr, mais les plus libérés, les plus « désaxés » et les plus délirants.
Et c'est là qu'apparaît une image intéressante. Le pouvoir aux mains du Parti démocrate et des néoconservateurs qui lui sont proches dans le secteur droit, en fait les porteurs de l'Imaginaire, c'est-à-dire de l'ordre mondialiste. Et le progressisme, synonyme de Symbolique, entre en conflit avec le totalitarisme figé dans la course effrénée des Démocrates au pouvoir. Et tandis que dans les récits des démocrates, l'imaginaire est Trump, sa femme Melania, les républicains et l'Amérique paléo-libérale en général, dans le système global, l'imaginaire aujourd'hui est plutôt les démocrates eux-mêmes, qui se frayent un chemin vers le pouvoir. Kamala Harris est une protégée du système organisé rigide, de l'État profond. Elle n'est pas un organisme, mais un mécanisme, un maillon de la verticale du pouvoir. C'est ainsi que se manifeste l'ordre de l'Imaginaire. Les appels au Symbolique ne le voilent que faiblement.
Mais seul le « Trumpisme psychédélique », qui assume de plus en plus les fonctions du Symbolique, peut le reconnaître et donner forme et dynamisme au discours critique.
Une telle analyse explique parfaitement le choix de J. D. Vance comme colistier, voire successeur, potentiel de Trump dans sa lutte idéologique contre le Marais libéral. Vance n'est plus du tout Imaginaire, mais purement Symbolique. Il est ouvertement orienté vers le champ extravagant - purement psychédélique - de la droite post-libérale, c'est-à-dire l'univers chaotique de l'alt-right proprement dit. Peter Thiel, Curtis Yarvin (Maldbog), le brillant philosophe français René Girard (auteur d'ouvrages sur la violence sacrée) sont les figures atypiques par excellence des républicains de droite classiques, qui ne peuvent être dessinées pour illustrer l'Imaginaire (qui est soi-disant ce que les progressistes tentent de détruire - « au nom du Symbolique »). La stratégie psychanalytique des Démocrates échoue sur Vance, puisque Vance lui-même est le pôle du Symbolique de la droite atypique. Il est possible qu'il s'en rende compte lui-même et qu'il connaisse Lacan. C'est pourquoi le choix de Vance comme vice-président est un mouvement crucial dans la campagne de Trump. Une fois de plus, la magie du chaos, c'est-à-dire l'anneau de Borromée, conjuguée aux éléments de l'onirisme et des psychédéliques, est de son côté. Mais cette fois, c'est plus complet et plus systématique.
En même temps, si l'on s'en tient strictement à Lacan, la connexion Trump-Vance est la plus harmonieuse et la plus prometteuse. Chez Trump, en effet, il y a l'Imaginaire qui séduit l'électorat de droite. Mais il est complété par le postmodernisme de droite, la critique sociale et le délire libératoire sous la forme du « Trumpisme psychédélique » et de Vance proprement dit. Le mode rationnel du jour, qui est inévitable pour tout gouvernement et qui, dans le cas de Trump, est transparent et non contradictoire, est contrebalancé par un mode nocturne de rêve libéré (de droite).
La transgression à droite
On pourrait tirer bien d'autres conclusions de cette application du modèle de Lacan à l'élection américaine à venir.
Tout d'abord, elle explique parfaitement le caractère totalitaire du libéralisme mondialiste contemporain, qu'il n'est plus possible d'ignorer. La tentative de remplacer l'Imaginaire par le Symbolique est vouée à l'échec, mais ne peut que donner naissance à un nouvel Imaginaire, encore plus aliéné, agressif, intolérant et violent. D'où le phénomène du « fascisme libéral ».
D'autre part, le phénomène du « Trumpisme psychédélique » lui-même n'est pas une anomalie marginale, mais une stratégie tout à fait sensée et même pragmatique. Si toutes sortes de perversions et de pathologies sont autorisées, mais que la Tradition est interdite, alors la volonté de vivre et la dynamique du Symbolique insuffleront une énergie énorme aux espèces et aux attitudes sexuelles normales, et l'envie de Tradition deviendra révolutionnaire . Si la Tradition est interdite, cela suffit à en faire un objet de désir passionné. Les progressistes figent la vie sociopolitique et culturelle, l'aliènent. Et l'anticonformisme de droite devient alors la nouvelle contre-culture.
Qui gagnera les élections ? Difficile à dire, mais l'attitude de base de l'élite totalitaire agressive, qui mise sur les minorités, peut échouer, car en supprimant le statut de l'interdit de la déviation, le centre d'attraction devient automatiquement la normalité qui est par essence interdite par la loi. Et si, dans l'ordre de l'Imaginaire, la norme se situe dans le territoire du « passé » - ce qui était avant les progressistes, avant les libéraux, alors, dans l'ordre du Symbolique, la norme se situe dans le « futur ». La norme est ce qui est réprimé et interdit aujourd'hui et qui, comme le fruit défendu, aspire à la victoire demain. Les conservateurs ont généralement un problème avec l'avenir. Le « Trumpisme psychédélique » apporte une réponse originale à ce problème, en faisant passer l'inconscient et même les pratiques de transgression du côté de la droite, et en s'appropriant ainsi le territoire de l'avenir.
Attention au néant
Une dernière chose. On remarquera que nous n'avons pas du tout abordé le sujet d'un autre anneau borroméen : l'ordre du Réel.
Ici, les progressistes tentent un difficile saut périlleux : en normalisant le Symbolique, ils essaient de supprimer le problème de la tension entre celui-ci et le Réel. Ils espèrent ainsi inclure le néant (la mort) dans la sphère de leur propre contrôle, plutôt que de l'exclure. C'est probablement le but de l'IA, de la migration dans le cyberespace et de la Singularité, où l'identité de la machine et de l'homme machinisé ne créera plus les flux traumatiques qui animent l'inconscient (le Symbolique). Si le Symbolique (comme le croient naïvement les progressistes) a déjà supplanté l'Imaginaire, alors le problème de la confrontation avec le Réel est écarté. La mort et l'horreur qui en découle ne peuvent être vaincues qu'en abolissant la vie. D'où l'orientation vers le transhumanisme et l'immortalité mécanique. Ce thème est développé dans le réalisme spéculatif.
La réalisation du projet ontologique du parti démocrate conduit inévitablement à l'abolition de l'homme.
Cette élection américaine décidera du sort de l'humanité - to be or not to be. La victoire de Trump maintiendra les trois anneaux de Borromée dans un équilibre relatif. Une victoire de Harris pourrait signifier leur fracture irréversible.
Et ici, nous devrions finalement dire que pour Lacan, les anneaux de Borromée et les trois ordres sont l'homme.
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lundi, 02 septembre 2024
Cercle herméneutique et victoire russe - Alexandre Douguine
Cercle herméneutique et victoire russe
Alexandre Douguine
Il existe un concept de cercle herméneutique en philosophie. Sa signification remonte aux idées de Schleiermacher, puis de Dilthey, et a été développée par Heidegger et Gadamer. L'essentiel est que la connaissance présuppose la connaissance à la fois du tout et de ses parties. Or, au départ, l'homme ne reçoit ni l'un ni l'autre. De plus, il est impossible de connaître la partie sans le tout, et le tout n'existe pas sans les parties (sinon, pourquoi est-il entier et entier par rapport à quoi?). Cette apparente impasse est résolue de la manière suivante. Tout commence par une approximation. Faisons une approximation de la partie et du tout. Deux taches de Rorschach. Et nous commençons avec prudence et sans conclusions hâtives à les relier l'une à l'autre. Une approximation avec une autre, encore et encore, jusqu'à ce que, s'influençant mutuellement et corrigeant l'imprécision de l'une et de l'autre, elles acquièrent des contours plus clairs. C'est le cercle herméneutique, les mouvements circulaires répétitifs autour du noyau afin de décrire la structure de la périphérie et du centre. En d'autres termes, le tout et la partie sont connus dans le processus de leur corrélation circulaire, passant de l'approximation à la clarté.
Heidegger a utilisé cette méthode à plusieurs reprises, en posant la même question à l'infini et en tournant autour du centre toujours insaisissable et de la périphérie floue.
Il convient d'être prudent en essayant de formaliser la méthode. Il est facile de passer à côté de la subtile démarche philosophique qui consiste à saisir ce qui est un tout et ce qui est une partie. L'herméneutique s'appuie sur Aristote et est profondément liée à la phénoménologie (comme Dilthey l'a découvert lorsqu'il a pris connaissance des idées de Husserl). Dès que nous interprétons le tout et la partie en dehors de l'ontologie aristotélicienne (par exemple, par l'atomisme ou le matérialisme), tout est perdu. C'est pourquoi la pratique herméneutique requiert une culture philosophique particulière.
Appliquons maintenant le principe du cercle herméneutique à la Victoire. La victoire dans la guerre avec l'Occident en Ukraine est une fin et un moyen. L'exclusivité de la signification de (cette) victoire dans l'histoire russe nous amène à considérer l'État russe actuel comme un outil, une méthode. En d'autres termes, la Fédération de Russie moderne fait partie de la Victoire, elle en est la condition. La victoire est le point de départ de l'avenir. Le passé et le présent ne sont que des prolégomènes à l'avenir. Et Aristote de rappeler que la cause principale est la cause finale, causa finalis. La victoire en Ukraine est l'entéléchie de l'histoire politique russe, elle est la raison d'être de tout le reste. De Vladimir Krasnaya Solnyshko à la Victoire, de Kiev à Kiev.
La Victoire est plus que la Fédération de Russie dans son ensemble, parce que la Victoire est l'essence de la Russie dans sa totalité. La Fédération de Russie n'est qu'une partie de la Victoire. La Victoire est le tout. C'est le destin et la fin, le triomphe.
Pour atteindre la Victoire, il est nécessaire d'adapter la Fédération de Russie à celle-ci. C'est ce qui se passe actuellement. Et cela se passe à la fois correctement et incorrectement. C'est correct lorsque nous considérons la victoire comme un objectif et un tout, et la Fédération de Russie elle-même - comme un moyen et une partie, comme un moment distinct de notre histoire politique. Elle est erronée lorsque nous partons de la Fédération de Russie comme d'un tout et que nous absolutisons le statu quo, en mettant entre parenthèses le véritable ensemble de l'histoire russe. Un moment de l'histoire politique est exagérément gonflé et éclipse l'être de la Russie (le tout). En passant du mal au bien, la victoire vient à nous. Nous la rapprochons de nous. C'est l'herméneutique de la guerre.
Le droit signifie reconstruire l'État pour la victoire, et lorsqu'il cesse d'être une partie et devient tout, l'État, au contraire, cesse d'être tout et une fin en soi et devient un moyen et un chemin vers la victoire, alors quelque chose de nouveau sera construit - l'État de la Victoire. C'est alors que nous gagnerons.
Et c'est là que s'opère un nouveau tournant herméneutique. La victoire sera le fondement d'un nouvel État russe. Seule une nouvelle Russie peut gagner, et c'est elle qui éclatera après la victoire. Désormais, la victoire elle-même fera partie de l'avenir, elle sera un moment de l'ensemble. Le nouvel État sera un phénomène encore plus intégral, un nouveau noyau et un centre absolu.
En d'autres termes, la victoire est un pont entre le passé (y compris le présent, qui se détériore rapidement et recule dans le passé) et l'avenir. Et plus la Victoire se réalise, plus le temps devient russe.
La Fédération de Russie n'est pas une Russie à part entière. Elle est une partie de la Russie - dans le temps et dans l'espace. La victoire en Ukraine devrait transformer la partie en un tout, pour faire de la Russie la Russie au sens plein du terme. Et il ne s'agit pas seulement de territoires, de population, de stratégie et de géopolitique. Il s'agit du cercle herméneutique de toute l'histoire russe. C'est la solution au problème métaphysique du destin russe.
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samedi, 31 août 2024
Sécession des élites (Lasch) et démission citoyenne (Debord)
Sécession des élites (Lasch) et démission citoyenne (Debord)
Nicolas Bonnal
Tout le monde semble ignorer que, comme l’a indiqué La Boétie, en tyrannie, il faut être deux : le bourreau et la masse victime, ou pour mieux dire l’acteur et le public. Si Lasch a bien développé le premier thème dans un texte célèbre, il me semble que c’est Debord dans les Commentaires qui a le mieux décrit le thème des responsabilités (ou irresponsabilités) du public. A la même époque, dans sa Guerre du Golfe n'aura pas lieu, Baudrillard avait parlé « d’hébétude collective » et, avant lui, Tocqueville évoqua ce public (sic) à qui on avait ôté « le trouble de penser. »
Rappelons quelques extraits de Christopher Lasch (voyez notre texte) :
« Naguère c’était la révolte des masses qui était considérée comme la menace contre l’ordre social… De nos jours, la menace semble provenir de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie ».
Lasch a bien vu la censure à venir de ces libertaires affairistes et ce besoin de pénal (Muray) et de censure:
« Lorsqu’ils se trouvent confrontés à de l’opposition devant leurs initiatives, ils révèlent la haine venimeuse qui se cache sous le masque de la bienveillance bourgeoise. La moindre opposition fait oublier aux humanitaristes les vertus généreuses qu’ils prétendent défendre. Ils deviennent irritables, pharisiens, intolérants. Dans le feu de la controverse, ils jugent impossible de dissimuler leur mépris pour ceux qui refusent de voir la lumière…ceux qui ne sont pas dans le coup, pour parler le langage du prêt-à-penser politique »…
Et il insistait sur l’essentiel : la révolution est devenue bourgeoise:
« Les masses n’ont pas perdu tout intérêt pour la révolution ; on peut arguer que leurs instincts politiques sont plus conservateurs que ceux de porte-parole désignés ou de leurs libérateurs potentiels. »
En fait Marx le dit déjà (désolé on ne sort jamais du dix-neuvième, voyez mes recueils ou Muray) dans ces lignes célèbres (le Manifeste…):
La Bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle essentiellement révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens bariolés qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié, pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, le dur paiement au comptant. Elle a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité petite-bourgeoise, dans les eaux glacées du calcul égoïste.
Mon ami Volkoff le disait dans le Retournement : le bolchevik c’est celui qui en veut plus…
Continuons avec Lasch :
« Il n’est plus nécessaire de débattre avec l’adversaire sur le terrain des idées. Une fois que l’on a décrété qu’il est raciste, fasciste, homophobe, sexiste, il est déclaré suspect, inapte au débat. »
On se souvient des images ignominieuses de l’autre avec sa cour de phénomènes de foire. Lasch :
« Le multiculturalisme leur convient parfaitement car il évoque pour eux l’image d’un bazar universel où l’on peut jouir indéfiniment de l’exotisme…Leur vision est celle d’un touriste, ce qui a peu de chances d’encourager un amour passionné de la démocratie. »
Cette vision de l’homme-touriste est frappante, et je citerai cette fois Tintin et Hergé quand dans les Picaros (première révolution orange !) le groupe de touristes mène les pseudo-révolutionnaires au pouvoir !
Le bourgeois rêve d’un monde par écran, d’un monde virtuel, d’un monde pur (Baudrillard toujours, et bien sûr Nizan – voyez mon texte) :
« Ils ont entrepris une croisade pour aseptiser la société américaine : il s’agit de créer un environnement sans fumeurs, de tout censurer, depuis la pornographie jusqu’aux discours de haine… »
Cette caste bizarre ne supporte plus le naturel, écrit Lasch. De même :
« Elle a peu le sens d’une gratitude ancestrale ou d’une obligation d’être au niveau des responsabilités héritées du passé. Elle se pense comme une élite qui s’est faite toute seule et qui doit ses privilèges à ses efforts. »
Si des pays comme les USA ou la France sont de plus en plus laids et défigurés, à part trois zones friquées (Neuilly-Beaubourg-Passy ou Biarritz-Megève-Luberon dont parle tout le temps le Figaro), n’en cherchez pas la cause:
« Elles sont sorties de la vie commune, elles ne voient plus l’intérêt de payer pour des services publics qu’elles n’utilisent plus. »
Après ce saint rappel sur nos « élites » d’ailleurs toujours plus débiles (leur arme se retourne contre elles), quelques extraits de Debord :
« La tactique défensive de la Mafia ne pouvait jamais être que la suppression des témoignages, pour neutraliser la police et la justice, et faire régner dans sa sphère d’activité le secret qui lui est nécessaire. Elle a par la suite trouvé un champ nouveau dans le nouvel obscurantisme de la société du spectaculaire diffus, puis intégré : avec la victoire totale du secret, la démission générale des citoyens, la perte complète de la logique, et les progrès de la vénalité et de la lâcheté universelles, toutes les conditions favorables furent réunies pour qu’elle devînt une puissance moderne, et offensive. »
On répète : démission générale des citoyens, perte complète de la logique, progrès de la vénalité et de la lâcheté universelles…
Le mot « logique » revient trente-six fois dans le bref texte. Debord précise :
« La dissolution de la logique a été poursuivie, selon les intérêts fondamentaux du nouveau système de domination, par différents moyens qui ont opéré en se prêtant toujours un soutien réciproque. Plusieurs de ces moyens tiennent à l’instrumentation technique qu’a expérimentée et popularisée le spectacle ; mais quelques-uns sont plutôt liés à la psychologie de masse de la soumission. »
Ici on n’est pas très loin de la psychologie des foules de Le Bon et, comme Anders, Debord a vu qu’on n’a plus besoin de les rassembler ces masses : la télévision suffit.
Sur la chute globale du QI, de la logique ou du simple bon sens Debord écrivait :
« Le point culminant est sans doute atteint par le risible faux bureaucratique chinois des grandes statues de la vaste armée industrielle du Premier Empereur, que tant d’hommes grandes statues de la vaste armée industrielle du Premier Empereur, que tant d’hommes d’État en voyage ont été conviés à admirer in situ. Cela prouve donc, puisque l’on a pu se moquer d’eux si cruellement, qu’aucun ne disposait, dans la masse de tous leurs conseillers, d’un seul individu qui connaisse l’histoire de l’art, en Chine ou hors de Chine. On sait que leur instruction a été tout autre : « L’ordinateur de Votre Excellence n’en a pas été informé. » Cette constatation que, pour la première fois, on peut gouverner sans avoir aucune connaissance artistique ni aucun sens de l’authentique ou de l’impossible, pourrait à elle seule suffire à conjecturer que tous ces naïfs jobards de l’économie et de l’administration vont probablement conduire le monde à quelque grande catastrophe ; si leur pratique effective ne l’avait pas déjà montré… »
Et il soulignait enfin Debord que cet effondrement intellectuel, que cette détérioration humaine progressait (La Boétie toujours) avec la soumission et notre inévitable hébétude :
« Et plus assurément il a été presque partout estimé que les recherches géologiques d’un gisement pétrolier dans le sous-sol de la ville de Paris, qui ont été bruyamment menées à l’automne de 1986, n’avaient pas d’autre intention sérieuse que celle de mesurer le point qu’avait pu atteindre la capacité d’hébétude et de soumission des habitants ; en leur montrant une prétendue recherche si parfaitement démentielle sur le plan économique. »
Sources principales :
https://www.dedefensa.org/article/lasch-macron-et-la-sece...
https://pandor.u-bourgogne.fr/archives-en-ligne/functions...
https://achard.info/debord/CommentairesSurLaSocieteDuSpec...
https://excerpts.numilog.com/books/9782081518575.pdf
https://lesakerfrancophone.fr/gunther-anders-et-le-virus-de-la-television
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mercredi, 28 août 2024
Les paradis liquides de la dystopie numérique
Les paradis liquides de la dystopie numérique
Santiago Mondejar Flores
Source: https://posmodernia.com/los-paraisos-liquidos-de-la-distopia-digital/
Mais un autre type de mal, un autre type d'esclavage,
que l'esprit du monde invente maintenant
qui, par la technique et l'habitude,
nous vole notre âme jour après jour.
Hölderlin (Adieu).
Jorge Santayana [1] disait que le principe transcendantal du progrès était le panthéisme, en ce sens qu'il ne s'attend pas à ce que personne ne puisse être à l'aise à sa place, mais qu'il pousse à trouver la véritable liberté et le bonheur dans l'incertitude et le déracinement, en entreprenant un voyage forcé vers une destination inhospitalière, semblable à l'errance des émigrants. Selon cette vision du monde, le monde a émergé d'une nébuleuse et finira dans une autre. En attendant, le bonheur ne consiste pas à rester une étoile fixe, rayonnante et pure, même de manière éphémère, mais à couler et à se dissoudre en harmonie avec le destin suprême de chaque individu.
Comme l'affirme également Zygmunt Bauman [2], l'idée de progrès est donc intimement liée à la notion d'évolution universelle, et découle de la notion de changement continu comme libération ; une contrainte vers la mutation pérenne, le flux perpétuel, la diversité ontologique: stagner équivaut à une sorte d'anéantissement existentiel.
Le paradoxe est que ce flux, en tant que courant continu d'action, devient une influence paralysante, si on lui laisse libre cours. Comme nous le savons depuis Ortega [3], à la naissance, l'être humain est immergé dans le cadre des croyances dominantes de son époque, s'imprégnant de leur essence. Cependant, le désir de connaissance conduit à examiner les croyances pour les transformer en idées, dans un processus dialectique qui se révèle être la manifestation de la réalité fondamentale de l'être humain.
Selon Ortega [4], à chaque moment de l'histoire, trois générations distinctes convergent, chacune représentant un cycle de vie particulier: la génération montante, la génération dans la force de l'âge et la génération en déclin. Bien que les idées et les croyances de ces générations coexistent dans le même présent, elles sont divergentes, ce qui implique que les individus d'une même époque sont contemporains mais non coéternels, appartenant à des générations différentes. Cette coexistence des générations est le moteur de l'avancée ou du recul de l'histoire.
Ainsi, à certaines époques historiques, les sociétés connaissent une atténuation ou un rejet des valeurs, des institutions et des modes de vie antérieurs. Ces moments sont caractérisés par une crise dans laquelle les structures sociales, politiques et culturelles traditionnelles se dissolvent dans un flux de changements, soumettant l'individu à un état de confusion et de désorientation dans lequel la seule certitude réside dans l'absence de convictions.
La profondeur de cette crise peut être pleinement appréciée si l'on se réfère au concept d'habitus [5] chez Bourdieu, qui permet de comprendre comment les structures sociales influencent le comportement des individus, sans pour autant le déterminer entièrement : l'habitus est l'ensemble des dispositions internes qui reflètent les structures sociales externes et façonnent la manière dont nous percevons le monde et dont nous y agissons, prédisposant les individus à agir de certaines manières en fonction des structures sociales qui les entourent.
L'habitus est à la fois un produit, un producteur et un reproducteur des structures sociales, générant des pratiques qui coïncident avec les conditions sociales qui l'ont produit, reproduisant ainsi ces mêmes structures avec une cardinalité plus ou moins grande, en fonction du degré de dissolution des croyances dans le flux du changement, comme nous avons vu qu'Ortega l'a soutenu: face à l'incertitude systémique, nous répondons soit par un retour à un passé mythique, à la recherche de fondements, soit, comme le soulignent Santayana et Bauman, par un retour à la barbarie, en nous livrant à une action frénétique pour échapper à l'insécurité du présent.
Mais ces deux réactions conduisent à l'atrophie sociale, car en s'enfermant dans l'échec du présent, au lieu de chercher à créer un avenir meilleur, on finit par transformer le présent en l'idée négative du passé d'un avenir positif que l'on est incapable de définir.
Une illustration claire de la dissolution sociale dans les flux de changement est la fragmentation culturelle dérivée d'objectivations telles que l'intersectionnalité, qui découle d'abstractions telles que les perspectives individuelles et les discours intersubjectifs. Dans ses termes les plus simples, elle préconise de compartimenter la lutte contre l'exploitation, de sorte qu'elle soit menée (du grec πρῶτος (protos = premier) et ἀγωνιστής (agonistís = combattant) par ceux qui souffrent directement d'une forme spécifique d'oppression : les femmes devraient mener la lutte contre l'hétéropatriarcat, les minorités ethniques devraient mener la lutte contre le racisme ; et ainsi de suite. En termes de discours politique, cela équivaut à diviser un texte en fragments de sens et à coder chacun d'entre eux comme des lettres uniques, comme dans un jeu de mots.
Loin de renforcer la religiosité sociale, l'intersubjectivisme construit une échelle de privilèges foncièrement conformiste. En établissant une rivalité de tous contre tous, un agonisme de travailleur contre travailleur, d'opprimé contre opprimé, qui donne une valeur essentielle et immuable à l'identité, la fausse conscience émerge, et l'annulation du principe d'action unitaire dans les affaires générales.
En effet, dans l'intersectionnalité et les discours intersubjectifs réside une contradiction fondamentale, qui consiste en la complexité inhérente à la réalisation de la « construction de la chaîne équivalente », c'est-à-dire la désarticulation des institutions préexistantes par la promulgation de lois générales et uniformes capables de réconcilier le particulier et l'hétérogène, afin d'éviter que la subjectivité radicale n'ossifie l'iniquité sociale. Les deux termes [6] qui résument cette incongruité sont l'isothymie, qui renvoie à la revendication d'être traité de manière égale, et la mégalothymie, qui désigne la revendication d'être reconnu comme inégal.
En réalité, ce dilemme est un cas d'étude de la théorie des champs de Bourdieu [7], selon laquelle la société est organisée en espaces structurés où les acteurs sont en compétition pour différents types de capitaux, qu'ils soient économiques, culturels, sociaux ou symboliques. Ces champs présentent des positions dominantes et subordonnées, et l'accumulation de capital définit la position de classe des individus, de sorte que loin d'être des victimes du système, ceux qui accumulent du capital social et culturel grâce à l'intersectionnalité et à l'intersubjectivité sont en fait les architectes d'un système qui, avec Althusser [8], comprend la dynamique de classe comme un phénomène théorique qui émerge de la structure même de la société, contrairement à E. P. Thompson [9], qui comprend la dynamique de classe comme un phénomène théorique qui émerge de la structure même de la société. E. P. Thompson a mis l'accent sur la fonction de la praxis, stimulée par la conscience de classe, en tant que moteur du changement.
En ce sens, il est intéressant de rappeler comment Thompson a soutenu avec véhémence que le mouvement luddite du 19ème siècle n'était pas simplement composé de victimes passives du progrès technologique et des forces économiques, mais qu'il s'agissait d'acteurs conscients réagissant aux conditions changeantes de la révolution industrielle, résistant à l'introduction des machines non pas par réaction, mais parce qu'ils avaient compris que ces nouveaux systèmes n'étaient que la réification de nouvelles structures socio-productives qui abolissaient la dignité humaine en faisant d'eux des extensions des machines, et non l'inverse.
La révolte luddite a marqué un tournant dans la confluence des classes dirigeantes avec l'appareil d'État, dont l'alliance a été consacrée en mettant le monopole de la coercition étatique au service des détenteurs de capitaux, afin de sauvegarder leurs prérogatives et leur profit effréné. Cette conjoncture historique a défini une relation sans précédent entre les pouvoirs étatiques et les élites économiques, incarnant un paradigme émergent où les intérêts des capitalistes, détenteurs de la technologie, déterminaient les décisions et les actions de l'État.
Deux siècles plus tard, alors que nous sommes plongés dans l'apogée de la numérisation totalisante, les aspects anthropologiques du déterminisme technique restent, comme à l'époque, la question centrale. En effet, la véritable menace de l'intelligence artificielle générative ne réside pas dans la possibilité qu'elle acquière une conscience et surpasse l'intelligence humaine.
Le véritable danger réside dans le fait d'être pris au piège dans une cage numérique transparente : une structure sociale technicisée, prétendument neutre, dans laquelle la valeur se réduit uniquement à l'efficacité et à la productivité. Dans cette cage invisible, toutes les dimensions de la vie humaine sont marchandisées et réduites à une seule dimension [10], subordonnée éthiquement et socialement à la maximisation du profit économique. Les personnes sont désormais considérées comme du capital humain, et notre activité de travail, en tant que marchandise, est devenue un facteur de production comme un autre, soumis à la concurrence des machines en termes de rentabilité.
Dans ce contexte, les salaires reflètent de moins en moins la valeur du travail lui-même en tant que récompense matérielle de la force de travail, laissant la plus-value générée sans rémunération adéquate. Les salaires deviennent ainsi du travail objectivé [11], qui non seulement rémunère la force de travail de manière testimoniale, mais idolâtre également la valeur du travail humain sous forme d'argent, transformant les salaires en un symbole artificiel qui dissimule la véritable source de valeur sociale et le fardeau éthique du travail humain.
En outre, la valeur du travail objectivé est de plus en plus symbolique en elle-même, fonctionnant non seulement comme un moyen d'échange, mais aussi comme un signe sans valeur intrinsèque qui renvoie à la valeur d'autres choses. Cette valeur est construite et soutenue par les structures socio-économiques, de sorte que l'argent devient un simulacre [12], une représentation artificielle de la valeur qui peut être de plus en plus séparée de la réalité tangible du travail humain et de la production matérielle, sans que nous, emportés par la frénésie des paradis liquides, soyons conscients de notre dépendance docile.
Notes:
[1] Santayana, G. (1922). "L'ironie du libéralisme", in Soliloquies in England.
[2] Bauman, Z. (2007). La consommation mondiale. Fondo de Cultura Económica.
[3] Ortega y Gasset, J. (1951) En torno a Galileo, Obras completas. Revista de Occidente Vol V
[4] "La réalité de la vie ne consiste donc pas en ce qu'elle est pour ceux qui la voient de l'extérieur, mais en ce qu'elle est pour ceux qui la vivent de l'intérieur, pour ceux qui la vivent pendant qu'ils la vivent et comme ils la vivent. Ainsi, connaître une autre vie que la nôtre nous oblige à essayer de la voir non pas à partir de nous-mêmes, mais à partir d'elle, à partir du sujet qui la vit" (Ortega y Gasset 1951:30).
[5] Bourdieu, P. (1991). El sentido práctico, Taurus, Madrid.
[6] Fukuyama, F. (2019). Identité : la demande de dignité et la politique du ressentiment. Deusto, Madrid.
[7] Bourdieu, P. (1999a). Le nouveau capital. In P. Bourdieu, Raisons pratiques sur la théorie de l'action. Anagrama, Barcelone.
[8] Althusser, L. (1971). Idéologie et appareils idéologiques de l'État. In La filosofía como arma de la revolución y otros escritos (pp. 137-184). Siglo XXI Editores, Madrid.
[9] Thompson, E.P. (2024). La misère de la théorie. Verso, Barcelone.
[10] Marcuse, H. (1991). L'homme unidimensionnel. Beacon Press, Londres.
[11] Dussel, E. (2007). 16 thèses d'économie politique : Interprétation philosophique. Siglo XXI Editores, Mexique.
[12] Baudrillard, J. (1991). Simulacre et simulation. Editorial Kairós, Barcelone.
16:55 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, dystopie, dystopie numérique, paradis artificiels, paradis liquides | | del.icio.us | | Digg | Facebook