vendredi, 06 juin 2025
Alasdair MacIntyre est mort. Hommage
Alasdair MacIntyre est mort. Hommage
par Roberto Pecchioli
Source: https://telegra.ph/In-morte-di-Alasdair-Mc-Intyre-06-02
Si nous pensons à la phrase qui a le plus marqué notre formation personnelle, nous citons volontiers José Ortega y Gasset et son formidable « Je suis moi et mes circonstances », la prise de conscience que chaque individualité est marquée par le lieu, le temps, l'environnement et la culture dans lesquels elle s'est formée. Si nous devions citer le texte contemporain qui nous a le plus influencés dans une vie de lectures voraces, variées, irrégulières, contradictoires, entre fiction, poésie, histoire, art, sociologie et philosophie, nous n'aurions aucun doute : il s'agit de Après la vertu d'Alasdair MacIntyre, Écossais expatrié aux États-Unis, marxiste dans sa jeunesse, puis philosophe aristotélo-thomiste qui a embrassé la foi catholique à maturité.
Il y a quelques jours, le vieil Alasdair – né en 1929 – est décédé, atteignant le but résumé dans la phrase placée en exergue de son œuvre majeure : Gus am bris an la, une expression que l'on trouve sur de nombreuses tombes celtiques: « en attendant que le soleil se lève et que les ombres de la nuit se dissipent ». En gaélique, pour souligner les origines et l'enracinement tenace du penseur né à Glasgow.
MacIntyre a remis la philosophie morale au centre du débat, il a redonné de la force au débat sur les fins, sur la « bonne » vie, sur les principes premiers – et donc ultimes – à la base de l'aventure de la vie, sur le concept de vertu, abandonné par l'Occident en décomposition au profit des droits, du relativisme, du nihilisme, résultat inévitable de la mort de Dieu. Le philosophe écossais a été hâtivement classé (dans la frénésie postmoderne à fabriquer de la taxonomie, à procéder à l'attribution d'étiquettes) parmi les penseurs « communautaristes », une manière précipitée et restrictive de juger son œuvre. Lui, philosophe moral, a toujours rejeté l'association à l'école communautariste – plus politico-sociologique que métaphysique – apparue dans les années 80 aux États-Unis. Non pas que McIntyre ne soit pas aussi un communautariste – c'est-à-dire un critique de l'individualisme libéral et de l'homogénéisation culturelle qui rejette les identités et les racines – mais il était bien plus que cela : un philosophe qui a remis au centre la métaphysique, l'idée du bien commun, la recherche des fins de l'existence (le telos) et les moyens de les atteindre.
Nous nous souvenons avec gratitude de ce géant de la pensée contemporaine dont le seul tort fut de ne pas adhérer à l'orthodoxie marxiste, libérale et progressiste, et qui s'est mis à la recherche d'une philosophie pérenne. Nous sommes convaincus que l'abandon de la grande leçon de Thomas d'Aquin (et d'Aristote, son père et maître) est à l'origine des défaites culturelles de la tradition dans la contemporanéité.
Après la vertu n'est pas un texte académique, un livre pour philosophes qui discutent entre eux dans une foire d'obscurité linguistique qui cache la pauvreté du contenu. La philosophie morale et politique, en récupérant la tradition des vertus mise à l'écart par l'exaltation des droits, grâce à MacIntyre, remet au centre l'homme concret et son existence, au-delà des abstractions. Elle constitue une piste, un repère pour un projet alternatif à la modernité rationaliste-empiriste d'origine illuministe et au nihilisme libertaire de la postmodernité haletante. MacIntyre travaille « à de nouvelles formes de communauté au sein desquelles la vie morale puisse être soutenue, afin que la civilisation et la morale aient la possibilité de survivre à l'époque naissante de barbarie et d'obscurité ».
Une position aussi claire, son opposition au libéralisme triomphant et sa critique des professeurs de philosophie verbeuse l'ont conduit à l'isolement culturel, dans un milieu universitaire intoxiqué par le wokisme, les déchets de l'Ecole de Francfort et le nihilisme des « déconstructivistes » que l'on appelle aux États-Unis la « French Theory ». Une contribution spécifique de MacIntyre est la révélation de l'émotivisme contemporain, la tendance à vivre d'émotions immédiates qui ne deviennent pas des sentiments partagés, la conviction que le jugement moral n'est qu'un choix personnel, une préférence individuelle qui ne débouche jamais sur des jugements de valeur généraux. Un élément du relativisme qui homologue tout et soumet tout à la souveraineté subjective. Sans jugement global, cependant, sans ancrage dans des principes communs et solides, sans distinction entre le bien et le mal, le juste et l'injuste, la vertu et le vice, il n'y a ni communauté ni société.
Des convictions acquises grâce à la lecture quotidienne des textes et des idées de Thomas d'Aquin et d'Aristote, mais aussi d'Edith Stein, puissant esprit philosophique au destin tragique. Une armure idéale qui permet à MacIntyre de rejeter tant l'individualisme libéral que l'économisme et le déterminisme marxistes. Tous deux manquent d'un principe d'évaluation rationnel, « élevé », rendant impossible la construction d'un projet communautaire existentiel. Il n'existe pas de morale abstraite et universelle, mais des coutumes spécifiques et des pratiques inscrites dans un horizon culturel précis. Pour paraphraser Ortega, « nous et nos circonstances ». Les coutumes, les spécificités, les valeurs d'une communauté ne naissent pas de rien ; elles surgissent, se construisent et vivent pour répondre aux défis et aux questions de sens de l'humanité concrète.
Toutes les morales du passé, contrairement à l'émotivisme inconsistant, possèdent une conception commune de la vertu, c'est-à-dire du bien et de la bonne vie morale. Selon MacIntyre, le moi émotif « manque de tout critère d'évaluation rationnel ». Cela rend impossible la fondation d'une communauté, d'un système partagé, d'un critère de jugement qui résolve les angoisses des hommes, « animaux rationnels dépendants » (le titre d'un de ses ouvrages) à la recherche d'une « éthique dans les conflits de la modernité », thème de son dernier ouvrage. Un passage de ce texte extrême de MacIntyre est éclairant: "nous avons tendance à nous tromper (...) parce que nous sommes trop enclins à être séduits par le plaisir, l'ambition et l'amour de l'argent. La bonne vie peut être décrite comme la capacité à faire de bons choix entre les biens et les vertus nécessaires à la fois pour surmonter et dépasser les adversités, et pour accorder la place qui leur revient (et pas plus) au plaisir, à l'exercice du pouvoir et au gain d'argent". Des mots indigestes tant pour l'homme contemporain en compétition sur le marché, gladiateur du néant, que pour l'homme-masse qui se conforme aux mots d'ordre du pouvoir, dans lesquels la vertu n'est que le conformisme de la consommation et des dépendances, détaché de tout jugement moral, de toute question éthique.
Le thème d'Après la vertu est comment mener une « bonne » vie, à quels principes s'en tenir, ce qui peut être appelé vertu à une époque qui a détrôné la vertu. MacIntyre est également communautariste (même s'il s'en défend), un proche du mouvement philosophico-politique qui reproche au libéralisme d'avoir créé une société individualiste, composée d'individus atomisés et déracinés, dépourvus de liens et de traditions sociales; une société condamnée à l'amoralité, car la moralité est un ensemble de critères socioculturels non individuels qui encadrent la bonne vie. MacIntyre, contrairement aux libéraux et aux progressistes, est très critique à l'égard de la modernité. Sa vision s'appuie sur les contributions de l'aristotélisme et du thomisme et intègre certains points de la critique marxiste de l'individualisme et du libéralisme. Il prévient que, même si le marxisme peut aider à identifier certaines lacunes de la modernité, sa critique n'est pas adéquate, car elle est issue du même contexte et repose sur les mêmes prémisses.
Pour MacIntyre, Aristote et Thomas d'Aquin représentent l'alternative la plus appropriée pour critiquer l'ordre social et culturel de la modernité. La tradition aristotélicienne-thomiste implique une conception de la nature humaine qui exige des préceptes inhérents à l'éthique rationnelle, c'est-à-dire aux vertus; c'est une vision de la nature humaine qui implique un telos, une fin, la bonne vie. Le philosophe écossais conclut que les Lumières ont échoué dans leur tentative de fonder une moralité rationnelle en raison de l'absence de fondements spirituels et d'une conception finaliste de l'existence humaine. Nietzsche a marqué l'apogée du projet de la modernité: la moralité n'était plus une question de raison, mais de volonté. La culture morale de la modernité est une succession de désaccords, de conflits de volontés, dont le résultat est l'émotivisme. Les jugements moraux ne sont que l'expression de sentiments personnels et subjectifs qui rejettent toute prétention d'objectivité, dont le fondement est un « moi démocratisé » dépourvu d'identité sociale.
L'éthique moderne – si elle existe – est laïque, irréligieuse, universelle, indépendante des contextes sociaux et culturels: abstraite. La société moderne repose sur deux aspects apparemment contradictoires, mais en réalité complémentaires: la bureaucratie et l'individualisme. Tous deux garantissent que le sujet se comporte selon des paramètres « émotivistes ». Les personnages caractéristiques de la modernité sont l'esthète riche, dont l'objectif est le triomphe de ses intérêts matériels ; le manager axé sur l'efficacité ; le thérapeute qui doit transformer les symptômes névrotiques en énergie hétérodirigée ; le moraliste conservateur, un libéral prudent qui cache ses intérêts derrière une rhétorique pompeuse. À tout cela s'ajoutent, dans le cadre moral moderne, les « droits de l'homme » sans fondement, produits de l'absence d'un modèle rationnel parmi les différentes modalités de l'éthique moderne.
Sur la base de ce diagnostic, MacIntyre est très critique à l'égard de la réalité sociale et politique occidentale. La démocratie libérale est le royaume des forces économiques, un système dans lequel le pouvoir est réparti de manière terriblement inégale. Bien qu'un principe d'égalité soit affirmé (un individu, une voix), les alternatives ne sont pas déterminées par la majorité. L'influence des groupes de pression, des experts, des médias et de l'argent est décisive. Comme alternative, MacIntyre propose la tradition néo-aristotélicienne-thomiste, fondée sur trois prémisses fondamentales: le bien commun, le raisonnement pratique et le bonheur.
Le bien commun exclut la compétition extrême pour la réussite personnelle. Il implique une éthique communautaire dans laquelle la morale fait partie de la politique: l'homme est avant tout un « animal politique » (Aristote) et non un individu. En ce sens, le « raisonnement pratique » suppose que ce n'est pas le jugement subjectif qui a le dernier mot, mais l'éducation aux vertus qui corrigent les tendances négatives de la nature humaine.
Le bonheur n'est pas lié aux intérêts individuels, mais à un mode de vie dans lequel les capacités physiques, morales, esthétiques et intellectuelles de la personne se développent de manière à atteindre son but, une vie bonne et vertueuse. Dans cette conception philosophico-politique, l'éthique est enracinée dans des contextes sociaux et culturels distincts. Pour MacIntyre, le patriotisme est une vertu parce que les hommes ont besoin d'appartenir à des communautés historiques, tant pour la formation de leur identité personnelle et culturelle que pour leur développement moral. À gauche , l'approche de MacIntyre semble réactionnaire. À droite, elle est largement méconnue, car l'individualisme libéral et l'amoralisme commercial y dominent. Son œuvre reste essentielle pour construire une alternative morale – avant même d'être sociale, économique ou politique – aux contradictions d'une société atomisée, sans centre ni colonne vertébrale.
On cite souvent une phrase symbolique d'un auteur, qui résume toute son œuvre. Pour Alasdair MacIntyre, le dernier paragraphe de Après la vertu reste inégalé. « Si la tradition de la vertu a pu survivre aux horreurs de la dernière période sombre, nous ne sommes pas totalement dépourvus de fondements pour espérer. Cette fois-ci, cependant, les barbares n'attendent pas au-delà des frontières: ils nous gouvernent déjà depuis longtemps. Et c'est notre inconscience de ce fait qui constitue une partie de nos difficultés. Nous n'attendons pas Godot, mais un autre Saint Benoît, sans doute très différent ».
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Le langage comme instrument de domination dans la post-démocratie
Le langage comme instrument de domination dans la post-démocratie
Entre souveraineté interprétative et interdiction de penser, Frank-Christian Hansel met l'accent sur le pouvoir des formules de langage. Il montre comment les concepts politiques influencent notre perception et ce qui se passe lorsque nous les remettons en question.
Frank-Christian Hansel
Source: https://www.freilich-magazin.com/politik/ueber-die-sprach...
Avec les mesures qu'elle a prise contre ses détracteurs, l'ancienne ministre fédérale de l'Intérieur Nancy Faeser (SPD) a suscité plusieurs fois l'émoi au cours de ces derniers mois.
À l'ère de l'ordre discursif hégémonique et de l'interconnexion totale des médias, ce n'est plus la parole libre, mais la formule langagière contrôlée qui est le vecteur du pouvoir. Le langage n'est plus seulement le vecteur des pensées, il les façonne. Il ne régule pas ce qui est dit, mais ce qui peut être pensé. Celui qui domine les concepts domine aujourd'hui la réalité.
Une des clés de la déformation idéologique du débat politique réside dans la novlangue moderne, cette forme de langage manipulatrice anticipée par George Orwell dans 1984 et qui contrôle aujourd'hui, sous de nouveaux auspices, ce qui peut être dit en politique. Ce qui était autrefois un concept utilisé pour décrire le contrôle totalitaire du langage est aujourd'hui devenu le langage normal et invisible de nos dirigeants. Trois ensembles de concepts illustrent parfaitement ce phénomène :
« Haine et incitation à la haine »: le verrouillage sémantique de la liberté d'expression
L'expression « haine et incitation à la haine » fonctionne comme une condamnation de toute position divergente. Sa fonction n'est pas descriptive, mais exorcisante: elle bannit la divergence de l'espace légitime. Ce qui relevait autrefois de la liberté d'expression est aujourd'hui pathologisé et criminalisé par cette expression. La liberté d'expression subit ainsi un recodage silencieux: toutes les opinions ne sont plus protégées, mais seulement celles qui s'inscrivent dans la ligne officielle. Le pluralisme apparent masque une exclusion en profondeur des discours challengeurs.
« Notre démocratie » – la revendication morale de la propriété du politique
L'expression « notre démocratie » n'est pas une profession de foi inclusive, mais un marqueur identitaire exclusif. Quiconque s'oppose à « notre démocratie » – que ce soit en critiquant les institutions, les processus à l'oeuvre ou les acteurs de la scène politique – n'est pas considéré comme un démocrate en dissidence, mais comme un fasciste. Le démocratisme devient ainsi une idéologie autoritaire qui déclare que toute opposition politique est une dégénérescence morale. Il en résulte une délégitimation profonde du débat politique, au profit d'un consensus moralisateur qui ne tolère plus aucune alternative.
« Racisme » et question migratoire: l'obligation de silence au nom de la morale
Aujourd'hui, il ne s'agit plus de prôner la supériorité biologique, mais d'abord de remettre en question le statu quo en matière de politique migratoire. Le raciste est désormais celui qui pose des questions. L'antiraciste est celui qui croit. La migration, en tant que phénomène, est soustraite au débat rationnel et confiée à l'espace sacré de l'intangibilité. La dépolitisation d'un sujet politique par une charge morale est l'une des stratégies les plus efficaces du pouvoir postmoderne.
La remigration – l'antithèse sémantique de l'idéologie migratoire
Dans cet univers linguistique restreint, un terme fait irruption comme une bombe qui explose: le terme de "remigration". Cette expression n'est pas seulement un terme administratif et technique, mais constitue aussi une puissante contre-écriture face à l'ordre linguistique post-migratoire. Elle formule la possibilité d'un retour – non pas individuel, mais structurel – et viole ainsi le premier dogme du présent: que la migration ne connaît qu'un aller, jamais un retour.
La remigration est donc la contre-position métapolitique explicite que d'aucuns opposent au fondement du récit postnational. Antonio Gramsci y aurait vu une tentative d'établir de manière positive un nouveau concept d'hégémonie culturelle. Il marque l'altérité de l'ordre actuel. C'est pourquoi ce concept suscite des réactions si violentes. Il n'est pas réfuté de manière rationnelle, mais brûlé moralement – dans un rituel idéologique qui trouve son origine dans la crainte qu'il puisse devenir efficace. Son pouvoir n'est pas dans sa mise en œuvre immédiate, mais dans la remise en question de l'ensemble du cadre sémantique. Il rend dicible ce qui ne pouvait plus être pensé – et ouvre ainsi une brèche dans l'armure du consensus moralement intouchable. Dans cette interprétation, la remigration devient un code stratégique pour la souveraineté – territoriale, culturelle, linguistique.
Ces exemples le montrent clairement : le langage n'est pas un moyen de communication neutre, mais un instrument de domination épistémique. Ceux qui ne parlent pas comme l'exige le discours perdent leur légitimité en tant que citoyens, intellectuels ou êtres humains. Mais ceux qui comprennent le pouvoir du langage peuvent commencer à dépasser son ordre, à le transcender.
La tâche de la critique métapolitique ne consiste pas en une simple protestation, mais en la création de nouveaux concepts qui démasquent et transcendent l'ancien ordre. Le concept de « remigration » est un tel point de rupture. Le penser, c'est ramener l'impensable dans l'espace politique – comme un défi à une forme de domination qui croit pouvoir contrôler l'avenir par le truchement de concepts.
Qui est Frank-Christian Hansel?
Frank-Christian Hansel, né en 1964, est membre de la Chambre des députés de Berlin pour l'AfD depuis 2016. Originaire de Hesse, il a étudié les sciences politiques, la philosophie et suivi des cours en études latino-américaines.
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L'Europe et l'âme de l'Est – une critique littéraire
L'Europe et l'âme de l'Est – une critique littéraire
par Werner Olles
Source: https://wir-selbst.com/2025/05/17/europa-und-die-seele-de...
À une époque où, à l'est et au sud de l'Ukraine, deux peuples slaves frères – la Russie et l'Ukraine – sont engagés dans une guerre cruelle et impitoyable qui a déjà fait des dizaines de milliers de morts dans les deux camps, des livres tels que « L'Europe et l'âme de l'Est » de Walter Schubart constituent un véritable appel à l'humanité, dont l'intensité spirituelle contraste fortement avec la guerre et les souffrances atroces qu'elle engendre. Une fois de plus, il convient de mettre en évidence la vulnérabilité du simple soldat dans ces massacres physiques qui ont dégénéré en une confrontation métaphysique entre les civilisations. Mais l'œuvre de Schubart ne traite pas des dommages physiques et psychologiques d'une guerre terrible. Comme il l'écrit dans son introduction, son principal sujet de préoccupation réside plutôt « dans l'expérience élémentaire du contraste qui existe entre l'homme occidental et l'homme oriental. Elle n'est pas placée sous le signe de la fin, mais sous celui du renouveau de la vie. Elle n'est pas ressentie par l'Occident menacé, mais par l'Orient en plein éveil. Elle est née en dehors des peuples romano-germaniques, spatialement et spirituellement, à un endroit d'où l'on pouvait embrasser du regard l'Occident dans son ensemble ».
Walter Schubart, L'Europe et l'âme de l'Orient. Vous pouvez commander cette nouvelle édition allemande ici: https://lindenbaum-verlag.de/produkt/schubart-europa-und-... !
Le regard de Schubart ne se porte toutefois pas uniquement sur la Russie, après avoir découvert que l'Occident recèle quelque chose de monstrueux, à savoir qu'il impose la suprématie de la matière sur l'esprit, c'est-à-dire la relativité postmoderne de toutes les valeurs, car il s'est détourné de celles-ci, tout en s'imposant aussi à l'Europe. Il s'agit toutefois d'une Europe vue depuis l'Orient, dans laquelle il voit déjà se profiler « la lutte mondiale et l'équilibre entre l'Occident et l'Orient, ainsi que la naissance d'une culture mondiale à la fois orientale et occidentale », grâce à l'émergence de l'homme johannique – qui remplacera l'homme prométhéen que Schubart voit déjà marqué par la mort. Grâce au « rassemblement des meilleurs », un nouvel élément de l'esprit fera son apparition dans le monde, dans lequel les traditions de pensée orientales entreront en dialogue harmonieux avec les philosophies occidentales, ce que cet expert des deux mondes considère comme une loi du développement qui, en ces temps difficiles, ne se contente pas d'éclairer les problèmes de l'Occident en déclin avec son vide constitué par les activités fébriles induites par la modernité et la technique, accompagné d'une déchristianisation complète de la culture occidentale. Schubart formule, dans une « rythmique cohérente des événements mondiaux » au-delà des nations et des races, un nouvel espoir de guérison de l'humanité occidentale grâce à l'âme russe, qui met un frein au matérialisme capitaliste flagrant et effréné et ramène l'Europe de sa doctrine destructrice du progrès à la foi en l'éternel et la tradition. Sans les Russes, selon Schubart, cela est impossible !
Walter Schubart (1897-1942)
Né le 5 août 1897 à Sonneberg, Walter Schubart, docteur en droit, fait partie de ces auteurs dont l'humanisme conservateur s'opposait farouchement au positivisme et au naturalisme. Si son œuvre majeure n'a été connue en Allemagne qu'après la Seconde Guerre mondiale, c'est grâce à Heinrich Böll qui, pendant la guerre froide, a fait l'éloge des livres de Schubart, malgré le fait qu'ils étaient différents l'un de l'autre à bien des égards, notamment par la nature même de l'oeuvre de Böll. Böll a cependant reconnu dans l'élan inspirateur de Schubart, qui puisait avec maestria dans l'héritage des formes occidentales anciennes et antiques pour brosser un tableau pessimiste d'une culture occidentale qui avait perdu son chemin, et dont les tendances vers le mysticisme des valeurs traditionnelles russes étaient indéniables, une impartialité envers « l'âme de l'Orient » qui le fascinait au premier regard. Même le communisme sans âme n'avait pas réussi à établir une hiérarchie négative et hostile à Dieu qui, par sa stupidité et sa volonté agressive de détruire l'esprit et la pensée, était la négation de toute spiritualité.
Les contacts de Schubart avec Oswald Spengler dans les années 1920 à Munich, son mariage avec la lettone Vera Englert, de confession israélite, mais surtout son déménagement à Riga après la prise du pouvoir par les nazis en 1933, qui ont mis ses livres à l'index comme relevant d'une « littérature indésirable et nuisible », sont autant de vicissitudes de son existence qui laissent clairement entrevoir la problématique d'une époque qui était étrangère aux vérités ouvrant sur le monde et qui se représentait les mondes occidental et oriental comme une arène ravagée par les violences, alors que l'homme aurait dû préserver sa dignité même sous la pression du contexte de la guerre, en ne se bornant pas à ne propager que des solutions timides.
En 1939, Walter Schubart publie « Dostoïevski et Nietzsche », où la relation spirituelle entre la Russie et l'Allemagne, issue de l'ontologie, joue également un rôle important ; un an plus tard, « Geistige Wandlung. Von der Mechanik zur Metaphysik » (Transformation spirituelle. De la mécanique à la métaphysique) est publié, comme son œuvre principale, par la maison d'édition suisse en exil Vita Nova à Lucerne. Il y décrit le destin de l'existence humaine dans sa lutte contre le matérialisme, le progressisme, la « vision scientifique du monde » et toutes les formes de dégénérescence occidentale.
En 1941, « Religion und Eros » (Religion et Éros) est le seul de ses ouvrages à être publié en Allemagne par la maison d'édition C. H. Beck et est immédiatement démoli par les critiques professionnels issus du cercle des sorcières nazies.
Le 19 juillet 1941, le Kulturphilosoph Walter Schubart est arrêté à Riga par la police secrète soviétique, la GPU, et est déporté dans un camp de prisonniers au Kazakhstan. Il y meurt le 15 septembre 1942 dans des circonstances inexpliquées. À ce jour, on ne sait toujours rien de la mort de sa femme, qui avait été arrêtée et déportée avec lui.
En 1997, la première traduction russe de « L'Europe et l'âme de l'Orient » a été publiée, suscitant dans un premier temps des débats très controversés. Aujourd'hui, cet ouvrage est considéré comme fondamental pour la renaissance spirituelle nationale russe, loué par des philosophes tels qu'Alexandre Douguine et reconnu internationalement pour ses descriptions précises des personnes et des événements, son rythme sensible et la richesse des images qu'il utilise pour illustrer la problèmatique Ouest-Est, qui fait de Schubart un excellent connaisseur des deux mondes. Le fait que Walter Schubart compte aujourd'hui parmi les « auteurs oubliés » en Allemagne en dit long sur la nature spirituelle et intellectuelle de notre industrie culturelle. Celle-ci décerne désormais des « prix littéraires » à presque toutes les œuvres médiocres traitant d'un prétendu changement climatique, d'une « pandémie » qui n'a pas eu lieu et de l'agenda pathologique LGTB et à leurs auteurs. Il est d'autant plus méritoire que les éditions Lindenbaum aient intégré l'œuvre principale de Schubart à leur programme, la rendant ainsi accessible à un lectorat qui comprend mieux les prophéties du moine Phileteus de 1520 : « Souvenez-vous que les deux Rome sont tombées, la troisième, Moscou, est toujours debout, et il n'y en aura pas de quatrième ! ».
Walter Schubart : « Europa und die Seele des Ostens » (L'Europe et l'âme de l'Orient). Lindenbaum Verlag, Beltheim-Schnellbach 2025. 324 pages.
Qui est Werner Olles?
Werner Olles, né en 1942, a été actif politiquement jusqu'au début des années 1980 dans diverses organisations de la nouvelle gauche (SDS, Rote Panther, Jusos). Après des divergences fondamentales avec la gauche, il s'est converti au conservatisme et au catholicisme traditionaliste et a mené une activité journalistique intense dans des journaux et magazines de cette mouvance. Employé dans la bibliothèque d'une école supérieure jusqu'à sa retraite, il est depuis lors journaliste indépendant.
Lecture complémentaire (en français):
Walter Schubart, Dostoïevski et la problématique Est/Ouest, https://vouloir.eklablog.com/dostoievski-a48275383 (avec Robert Steuckers, Chatov, personnage de Dostoïevski).
Giovanni Sessa, La relation Europe-Orient vue par le philosophe Walter Schubart - http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2023/08/28/l...
Lecture complémentaire (en anglais):
Kerry Bolton, Walter Schubart's Messianic-Promethean Synthesis,
Lecture complémentaire (en espagnol):
Manuel Fernàndez Espinosa, Sobre 'Europa y el alma de Oriente", de Walter Schubart, http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2014/11/08/sobre-europa-y-el-alma-de-oriente-de-walter-schubart.html
17:13 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, europe, russie, walter schubart | |
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mercredi, 04 juin 2025
Le christianisme faustien
Le christianisme faustien
Carlos X. Blanco
Les anciennes sociétés « patriarcales » pouvaient considérer la femme comme un « morceau de viande », si elle était belle, comme un objet à consommer (tout comme les éphèbes, ces jeunes garçons désirables en Grèce ou dans le monde musulman). De même, ces sociétés – différentes et antérieures à la faustienne – avaient tendance à considérer la femme comme une simple reproductrice, comme un système végétatif et passif.
Selon Spengler, en revanche, la culture faustienne procède à une hyper-spiritualisation de la femme. Au-delà des questions théologiques, la Vierge Marie apparaît symboliquement comme la reine des cieux et la dame de l'univers, symbole profond de la continuité (en tant que Mère, Mère de Dieu et Mère des hommes). Cette projection de la Vierge vers les cieux et vers les profondeurs les plus lointaines est un élément symbolique essentiel du catholicisme (germano-latin), inconnu sous d'autres latitudes et à d'autres époques (le christianisme primitif de la pseudomorphose, encore « magique » et non faustien, le christianisme d'Orient, etc.).
L'intronisation de Marie, sa projection céleste, son élévation au-dessus des anges et sa condition divinisée, « très proche » du Christ et de Dieu le Père lui-même, sont des aspects clés pour comprendre la culture classique qui, dans sa vigueur juvénile, se développe dans le nord de l'Espagne et de l'Europe peu avant l'an 1000:
« Dans l'art religieux occidental, il n'y a cependant pas eu de thème plus sublime que celui de la mère avec l'enfant. Le gothique naissant transforme la Marie Theotokos des mosaïques byzantines en Mater dolorosa, en mère de Dieu, en mère par antonomase. Dans le mythe germanique, la mère apparaît — sans doute pas avant l'époque carolingienne — sous les figures de Trigga et Frau Holle. Le même sentiment réapparaît dans les belles expressions des minnesinger, telles que Frau Sonne, Frauwelte, Frau Minne.
Une émotion maternelle, attentionnée, résignée, plane sur le monde de l'humanité gothique ; et lorsque le christianisme germanique et catholique prend pleinement conscience de lui-même, avec la conception définitive des sacrements et, simultanément, du style gothique, il ne place pas au centre de son image cosmique le Sauveur souffrant, mais la mère qui souffre.
En 1250, dans la cathédrale de Reims, grande épopée de pierre, la place d'honneur au milieu du portail principal n'est plus occupée par l'image du Christ, comme à Paris et à Amiens, mais par la Vierge mère. Et à la même époque, l'école toscane d'Arezzo et de Sienne — Guido da Siena — commence à insinuer dans le type byzantin de la Theotokos l'expression de l'amour maternel. Viennent ensuite les Madones raphaëliennes, qui servent de transition vers le type baroque, ce mélange de l'aimée et de la mère que l'on retrouve chez Ophélie et Marguerite, dont le secret est révélé dans la transfiguration, à la fin du deuxième Faust, dans la fusion avec la Marie gothique. » [DdO, I, 385-386].
La beauté féminine de la statuaire antique est d'un tout autre genre. On pourrait même dire qu'elle ne rivalise pas avec la beauté masculine, presque laissée de côté, travaillée de manière si impressionnante et éphémère par la sculpture hellénique du nu :
« L'imagination hellénique, en revanche, a créé des déesses qui étaient soit des Amazones comme Athéna, soit des hétaïres comme Aphrodite. Tel est, en somme, le type antique de la féminité parfaite, qui trouve ses racines dans le sentiment fondamental d'une fertilité végétative » [ibid.].
Spengler considère que le nu classique « antique », symbole très puissant, est incompatible avec l'art faustien, spiritualisé à son plus haut degré. Dans la sculpture gothique, qui peuple abondamment nos cathédrales, le nu est purement accessoire, imposé par le thème traité (Ève au Paradis, les âmes des défunts, etc.). C'est un nu qui sert de symbole et d'allégorie d'une réalité différente de lui-même : la chair comme symbole de l'âme, le corps comme péché, l'innocence face à la vie artificielle du monde, etc. Au contraire, le nu hellénique est lui-même un symbole. Ses statues (mais aussi les vases peints) exposent directement une culture : ces corps nus ne renvoient pas à quelque chose de transcendant ; ils nous disent simplement : c'est ainsi que nous voulons être.
La beauté de Marie dans l'art chrétien faustien est une beauté spirituelle : un visage doux et noble qui protège et regarde avec amour l'Enfant, mais aussi tous ces enfants que sont les hommes mortels, les croyants qui aspirent non seulement à la protection d'une grotte, comme celui qui rentre chez lui par une nuit d'orage et remercie les toits de sa maison de le protéger des éclairs déchaînés. Ce n'est pas la « grotte » de l'âme magique, mais l'infinité d'un ciel bleu qui, au-delà des nuages déchirés et dramatiques (tels sont souvent les nuages du Septentrion, contrairement aux nuages cotonneux de la Méditerranée), est peuplé d'étoiles.
Selon Spengler, il n'existe pas un seul christianisme. Dans les régions d'Europe occidentale, alors que celle-ci se défendait encore farouchement contre les musulmans, en Asturies et dans l'Empire carolingien, une protestation sourde et cachée contre le christianisme « magique » a commencé, une sorte de rédemption spirituelle des peuples germaniques et celtiques. Le royaume d'Oviedo accueille les Mozarabes qui portent encore en eux des gouttes de sang gothique et des instincts pré-faustiens, mais sous la domination des Maures, ceux qui se sentent déjà « magiques » comme eux décident de rester. A partir de Tolède vers le sud, dans les deux tiers de l'Espagne, restent les chrétiens « magiques » de la pseudomorphose, de plus en plus arabisés, soumis à une acculturation croissante, victimes de moqueries et condamnés à disparaître. Les implacables chevaliers asturiens, quant à eux, les premiers hommes faustiens d'Espagne, finiront par passer au fil de l'épée - au fil des siècles - non seulement les Berbères, les Syriens et les Arabes - envahisseurs - ou leurs descendants, mais aussi les anciens frères hispaniques, anciens chrétiens de la pseudomorphose et à l'âme « magique », depuis longtemps renégats et convertis. Dans l'Empire également, les Carolingiens avaient affaire à des survivances « arabes » dans le Midi qui, sous des apparences dualistes ou strictement unitaristes, presque mahométanes, résistaient à recevoir l'air froid et nouveau du Nord. Un nouveau Dieu s'imposait dans les cœurs.
« Le christianisme occidental est au christianisme oriental ce que le symbole de la perspective est au symbole du fond doré. Et le schisme définitif se produit presque simultanément dans l'Église et dans l'art. Le paysage commence à être conçu comme fond de scène ; et simultanément, les âmes religieuses commencent à comprendre l'infinité dynamique de Dieu. Et lorsque les fonds dorés disparaissent des tableaux religieux, disparaissent également des conciles occidentaux ces problèmes ontologiques, magiques, concernant la divinité, ces problèmes qui ont profondément ému tous les conciles orientaux, celui de Nicée, celui d'Éphèse, celui de Chalcédoine. » [LDO, I, 365].
Une âme dynamique, la faustienne, a cherché un Dieu dynamique. Et elle l'a trouvé. La scolastique, avec ses précieuses réflexions sur l'infinité de Dieu, a préparé le terrain à l'infinité mathématique et cosmologique que l'on retrouvera plus tard chez Nicolas de Cues ou Leibniz. L'« infinité dynamique de Dieu », et non l'Être éternel et statique « qui est », s'impose dans la chrétienté germano-catholique.
Le Dieu du chrétien faustien est irreprésentable. Mais il ne l'est pas au sens iconoclaste de l'Orient (Byzance, Islam), par crainte du blasphème, par crainte de sa lumière aveuglante, par le caractère même, terrible – et pas seulement fascinant – de la divinité (Rudolf Otto: mysterium tremendum et fascinans). Il est irreprésentable en raison de l'infinité dynamique de l'Être qui est Lui-même son Être. Nous « avons » tous un être (participé de Dieu), mais Lui est l'Être et est puissance infinie :
« La pluralité des corps dans lesquels se manifeste et s'exprime le cosmos antique exige un monde de dieux qui lui soit égal ; tel est le sens du polythéisme antique. En revanche, l'espace cosmique unique, qu'il s'agisse de l'univers comme caverne ou de l'univers aux amplitudes infinies, exige un Dieu unique, celui du christianisme magique ou celui du christianisme faustien. Athéna et Apollon peuvent être représentés par une statue. Mais la divinité de la Réforme et de la Contre-Réforme ne peut se « manifester » — cela fait longtemps que cela se ressent — que dans la tempête d'une fugue pour orgue ou dans l'exécution solennelle d'une cantate ou d'une messe. » [LDO, I, 280].
Par « correspondance » ou analogie, nous pouvons trouver cette mutation de l'âme dans les arts: les figures plastiques en relief de la civilisation antique se retrouvent dans l'idolâtrie catholique médiévale: les processions « de saints » (généralement sculptés dans le bois) typiques de l'Espagne pendant la Semaine Sainte ne sont en aucun cas faustiennes. La mystique musicale du Maestro Guerrero ou de Tomás Luis de Victoria l'est. La Summa de Saint Thomas et l'Escorial de Philippe II sont du même côté, du côté faustien, que le Walhalla, la quête du Graal ou les tableaux de Friedrich.
Ce n'est pas que la mythologie et la sensibilité nordiques se soient christianisées, comme on le dit si souvent. Une autre idée se dégage du livre de Spengler: le christianisme germanique catholique et le « paganisme » nordique sont les fruits d'une même époque et d'une même âme. Les mêmes sensibilités, intuitions et aspirations habitent les récits et les dogmes bénis par l'Église que la poésie et l'art transmis par les troubadours et les bardes. Intérieurement, on peut parler d'opposition entre la cathédrale et le château, mais c'est la même âme faustienne qui vibre gravement lorsqu'elle s'adresse à Dieu, chantant en latin d'Église, ou qui le fait de manière mondaine lorsqu'elle s'adresse au destin, dans un ancien dialecte germanique.
Cependant, l'Europe a perdu de sa cohérence théologique: sa quête de « la nuit » (magnifiquement exprimée dans le romantisme) a représenté une nouvelle ère iconoclaste.
« La hiérarchie céleste magique, que l'Église a maintenue dans le domaine de la pseudomorphose occidentale avec tout le poids de son autorité et qui, depuis les anges et les saints, s'élève jusqu'aux personnes de la Trinité, perd peu à peu de sa consistance, de ses couleurs. Insensiblement, le diable, cet autre grand protagoniste du drame gothique de l'univers, disparaît également des possibilités du sentiment faustien. Le diable, sur lequel Luther jeta autrefois son encrier, est depuis longtemps l'objet d'un silence embarrassé de la part des théologiens protestants. La solitude de l'âme faustienne ne s'accorde pas avec un dualisme des puissances cosmiques. Dieu lui-même est le Tout » [LDO, I,278].
L'Europe méridionale a conservé plus longtemps son caractère charnel en matière théologique et métaphysique : le culte des saints (« sortis » en procession idolâtre), les reliques, ainsi qu'une adoration régressive de la Vierge, aimée parfois à la manière des anciennes déesses païennes. L'âme de l'Europe protestante, avec son rigorisme iconoclaste, est restée plus solitaire dans cette aspiration à l'infini, comme un naufragé dans l'océan sans repères, et tout cela pour avoir éliminé les médiateurs après la Réforme: ni image, ni prêtre, ni Marie. Il n'est pas étonnant que, ayant perdu ou oublié l'infini théologique, cette Europe soit retombée dans une version judaïsante du christianisme: un Dieu sans intermédiaire, un Dieu lointain et sévère, un Dieu moraliste. Une sorte de maître d'école aigre, toujours prêt à abattre sa baguette sur la chair de l'élève indiscipliné. Le vrai Dieu infini, dynamique, l'Être qui est Lui-même son être, le Dieu catholique faustien a disparu d'Europe. Dans le sud, on l'a paganisé. Dans le nord, on l'a judaïsé.
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mardi, 03 juin 2025
L'Être et l'Avoir, Vieille France versus Jeune Amérique
L'Être et l'Avoir, Vieille France versus Jeune Amérique
Claude Bourrinet
Un expert yankee aurait lu sur les lèvres de la baffeuse Brigitte, et elle aurait proféré la suprême insulte : "Tu n'es qu'un looser !"
Authentique ou non, cette giclée de venin est vraisemblable. Outre qu'un terme anglo-saxon est employé (on sait que Brigitte a passé plusieurs années aux Etats-Unis), nous sommes là dans le champ lexical de l'Amérique profonde, celle du dollar, du matérialisme le plus crasse, et d'une éthique d'épicier.
Hier, je conversais avec mon voisin, qui est d'origine australienne, mais qui est aussi français (ah ! le Grand Remplacement !), et qui, du reste, possède le manoir d'à-côté. Après avoir parlé de la cathédrale de Chartres, de Julien Gracq, nous sommes convenus, par je ne sais par quel glissement du dialogue, que la différence essentielle entre les Français et les Américains, était celle de la conception du bonheur. Lui qui a travaillé à l'ONU, et en tant qu'Anglo-Saxon, il a eu tout le loisir de fréquenter des Yankees, et il a trouvé, chez eux, une constante : celui qui reste (ou devient) pauvre à cinquante ans, a raté sa vie. Être riche, c'est réussir. Et, nous avons admis que les Français, en général (nous sommes, il est vrai dans les archétypes nationaux, qui souffrent des exceptions), ne se préoccupent pas de cette situation pécuniaire pour juger des personnes.
Bien sûr, il y a, chez nous, des riches, des nécessiteux, et parfois, nous ne sommes pas tendres avec les "cassos", accusés de profiter de l'aubaine de la manne étatique, et de ne rien foutre. Le bourgeois, du fait qu'il sait compter, peut aussi profiter d'un préjugé favorable quand il s'agit de gérer une collectivité. Dans mon village, c'est le cas quand on élit un maire. Il n'en demeure pas moins, au grand dam des libéraux américanisés que notre nation chie parfois, que l'argent, en soi, ne jouit pas d'une réputation élogieuse, qu'en gagner abondamment paraît toujours un peu suspect, qu'à sa puissance est rattachée l'idée de tricherie, de perversion, d'abus et de vol, et que les riches sont souvent haïs, au nom de l'égalité de tous, et de la justice.
Il faut ajouter que la conception de la vie, chez nous, traditionnellement, historiquement, "culturellement" - je parle de la France, non de la Hollande, de la Grande Bretagne, ou de l'Allemagne (ndlr: notre ami Claude semble oublier le solide ruralisme de la Bavière catholique ou du Slesvig-Holstein luthérien, terre de la grande révolte paysanne contre l'usure qui séduisit tant Ernst Jünger) - (mais cela pourrait être le cas en Espagne ou en Italie), est substantiellement liée à l'idée de bonheur gratuit. J'adjoins au substantif "bonheur" l'épithète "gratuit", car l'Amérique aussi, redevable des idées des Lumières, a placé le bonheur comme dessein de l'homme. Mais pour elle, elle n'est pas sans s'unir à l'idée d'avoir. Tandis que pour nous, être heureux, c'est être. L'amour, le loisir contemplatif, la dilection pour le plaisir simple, pour le beau, pour la civilité, les liens familiaux et sociaux, pour l'art de la conversation, par exemple, et d'autres billevesées que les utilitaristes de l'économie hard jugeraient superfétatoires, tiennent une place centrale.
Certes, du moins en surface, notre peuple, tant les hautes et moyennes classes que les basses couches de la population, a subi, ces dernières décennies l'infestation de la sous-culture américaine, qui a changé quelque peu les habitudes de vie, et même, parfois, les rêves. Il arrive que l'on s'imagine plus, comme Bardella, à Miami, que visitant la cathédrale de Chartres. On sait aussi que notre "élite" a changé sa peau pour troquer celle du Yankee, et que, chez elle, les aller-venues Paris New York (ou Los Angeles) sont fréquents. On n'ignore pas non plus que cette élite dégénérée cherche à nous convertir à l'économie du fric, et sa mentalité utilitariste et fonctionnaliste (et néanmoins pourrie) ressemble à celle d'un Evangéliste conditionnant le "croyant" à la culture du travail, de la rentabilité, de la productivité, de l'enrichissement.
En 1983, la gauche "moderne" américanisée, à la Fabius, à la Rocard, a "réconcilié" le "peuple de gauche" avec la Bourse. Un Macron propose aux jeunes un destin de milliardaire. On sait aussi que celui qui ne possède pas une Rolex à cinquante ans a raté sa vie. Et que celui qui ne gagne pas au moins 5000 euros par mois (sans doute plus, depuis !, disons 6000) n'est qu'un looser. Mais les gens qui affichent ces âneries méprisables ne sont pas français.
Plusieurs raisons tiennent sans doute à l'existence d'une mentalité aussi hostile au culte de l'argent. Pour ce qui concerne le Nouveau Monde, la mentalité de parvenus, l'origine des migrants, bandits, miséreux voulant s'"en sortir", rapaces avides, ont rejeté loin des considérations aussi futiles que l'amour de l'art, la politesse, le loisir cultivé, le jardinage, la gastronomie, la lecture, etc., et ont focalisé toute l'attention sur le pillage d'un immense continent, où l'horizon civilisationnel est bien simple, et se réduit à travailler pour consommer, et à consommer pour travailler.
Notre Vieille Europe a eu toute une durée de plusieurs dizaines de millénaires pour, comme d'antiques habitants d'un terroir bichonné par d'innombrables générations de paysans, savourer la vie, comme des propriétaires heureux de contempler le ciel qu'encadre leur domaine. Gracq faisait remarquer qu'en Amérique, nulle part on ne trouvera un endroit qui paraisse "fini". Tout y semble provisoire, en instabilité et transformation fébrile. Ces gens sont pressés, l'action est leur raison d'être, mais c'est celle des Affaires, du business. Tout ce qui ne se vend pas ne vaut rien, y compris un chef-d'oeuvre.
L'attachement à l'Ancien Testament a été sans doute comme une onction divine, comme un acquiescement de Dieu pour cet état mental. Nous sommes, dans le fond, catholiques et païens, et c'est peut-être ce qui nous sauve encore. Pour combien de temps ?
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samedi, 31 mai 2025
Prisons intelligentes. La caverne de cristal à l'ère numérique
Prisons intelligentes. La caverne de cristal à l'ère numérique
Diego Fusaro
Source: https://posmodernia.com/prisiones-smart-la-caverna-de-cri...
Bien que modulée selon des figures différenciées et de manière faussement polyphonique, la rengaine ininterrompue que la société du spectacle répète à travers ses réseaux unifiés – « la société existante est la seule possible, comme elle l'a toujours été et comme elle le sera toujours » – finit par priver de fondement, au niveau de l'imaginaire collectif, la critique théorique et, avec elle, la possibilité d'un renversement pratique. Elle nous persuade de l'inexistence de quoi que ce soit en dehors de la caverne et, en fin de compte, de l'inévitabilité de la caverne elle-même qui nous transforme en internés à l'échelle mondiale. Dans chacune de ses représentations, le spectacle cherche une transformation : d'une part, celle de l'espace de la caverne en une cage de fer avec des barreaux inoxydables et une sortie interdite pour éviter d'éventuelles fuites ; et d'autre part, celle des prisonniers, potentiellement en quête de leur propre libération, en simples spectateurs passifs et, de plus, en dévots inconscients de leurs propres chaînes. C'est la condition qui prévaut à l'époque triste de Facebook, Twitter et toutes les autres ego-sphères postmodernes, variations numériques et rigoureusement solitaires de la caverne de Platon.
Ce modèle semble pouvoir être ramené à la « caverne parfaite » des solitudes numériques de la civilisation technomorphe et du nouveau « capitalisme de surveillance » (surveillance capitalism) avec l'esclavage intelligent (Smart) auquel il condamne quotidiennement ses heureux serviteurs. Les systèmes totalitaires du « siècle court » opprimaient la liberté, là où le néolibéralisme de la surveillance l'exploite et la soumet à un régime de profit, apparaissant ainsi comme le premier régime cool. Les deux figures hégéliennes opposées du Serviteur et du Seigneur, du Maître et de l'Esclave, se rejoignent en une seule figure, celle de l'homo neoliberalis qui, en tant qu'« entrepreneur de soi », s'exploite sans relâche pour être le plus performant possible. Chacun, en tant que maître, exige de lui-même, en tant qu'esclave, une productivité maximale, portant l'exploitation capitaliste à son niveau hyperbolique.
L'homo digitalis prend de plus en plus l'apparence d'un sujet de « l'empire cybernétique » en pleine technicisation, peuplé de vagues océaniques faites de solitudes connectées via Internet, vouées au langage post-humain des « émoticônes » de la société des likes. Le socialisme, forme politique centrée sur la dyade liberté et égalité, tombe au rang de simple activité individuelle sur les réseaux sociaux. Plus précisément, le socialisme réel est défenestré par le « socialisme numérique » des réseaux sociaux et des plateformes cybernétiques, nouvelles prisons intelligentes qui piègent le sujet dans les mécanismes de la solitude connectée et de la valorisation ininterrompue de la valeur.
L'espace numérisé, lisse et apparemment libre, ressemble de plus en plus à un immense camp de concentration intelligent, une communauté non communautaire dans laquelle les sujets sont contrôlés et suivis, exploités et trompés, illusionnés par des expériences ludiques et divertissantes alors qu'en réalité, ils travaillent sans relâche – et sans échange d'équivalents – pour l'ordre néolibéral. Dans la bulle numérique, où la connexion remplace le contact et où la solitude des réseaux sociaux remplace la sociabilité, on est seul et surveillé, car presque chaque geste, en plus de générer des profits pour le capital, est surveillé et suivi de manière panoptique. La ludification, rendue possible par les émoticônes persuasives et la spirale des likes, cache le fait que l'utilisateur inconscient des plateformes sociales, se trompant en pensant qu'il communique et s'amuse, travaille pour le capital sans contrepartie et donc dans la forme maximale d'exploitation.
La numérisation et l'infosphère contribuent non seulement au déclin du monde objectuel (produisant ainsi le paradoxe d'une société hyper-matérialiste dans un ordre des choses de plus en plus dématérialisé), mais elles promettent également une croissance exponentielle de la liberté qui se transforme rapidement en un régime de surveillance totale, en une prison intelligente dont les barreaux invisibles sont faits du même matériau que les applications de suivi et de collecte de données disséminées dans nos appareils techniques. Prenons le cas emblématique du smartphone, « le camp de travail mobile dans lequel nous nous emprisonnons de notre plein gré », comme l'a défini Byung-Chul Han : il déréalise le monde et, en même temps, sous la forme d'un hublot sur le réel, il se présente comme un informateur qui surveille implacablement son propriétaire, contrôlé et heureux de l'être grâce à la cession volontaire de données et d'informations sur presque tous les domaines de sa vie.
Dans l'histoire sub specie speleologica de l'humanité, la dernière caverne – en attendant d'autres qui viendront peut-être – est en verre.
Les nouvelles prisons numériques et intelligentes de la civilisation technomorphe sont transparentes et vitrées, à l'image du flagship store d'Apple à New York, évoqué par Byung-Chul Han: un cube de verre, véritable temple de la transparence, qui rend les êtres humains – rectius, les consommateurs – entièrement transparents et visibles, supprimant toute zone d'ombre et tout angle soustrait à la vue. Tout doit être vu et exposé, et les sujets ne doivent rien désirer d'autre que leur exposition spectaculaire ininterrompue sous forme de marchandise.
L'esclave idéal de la caverne vitrée – réduit à un profil sans aucune identité – communique et partage sans cesse des données et des informations, occupant chaque espace de sa présence et travaillant à tout moment pour le capitalisme informationnel. Le nouveau « capitalisme de surveillance », royaume de l'infocratie et du « dataïsme », exploite non seulement les corps et les énergies, mais aussi, dans une mesure non négligeable, les informations et les données: grâce à la transparence totale de la nouvelle caverne de verre, l'accès aux informations permet de les utiliser à des fins de surveillance psycho-politique et de contrôle biopolitique, mais aussi pour prédire les comportements et générer des profits.
Comme le personnage de Platon, le prisonnier ignorant de la caverne Smart de cristal se considère libre et créatif dans son geste, systématiquement stimulé, de performance constante et d'ostentation ininterrompue de lui-même dans les vitrines de cette communauté virtuelle qui, habitée uniquement par des consommateurs, n'est rien d'autre que la version commercialisée de la communauté. Plus les sujets numériques génèrent de données et plus ils communiquent activement leurs goûts et leurs activités, leurs passions et leurs occupations, plus la surveillance devient efficace, de sorte que le smartphone lui-même apparaît comme une prison intelligente, voire comme un appareil de surveillance et de soumission qui ne réprime pas la liberté, mais l'exploite implacablement dans le double but du contrôle et du profit.
Byung-Chul Han a écrit que l'histoire de la domination peut également être décrite comme la domination de divers écrans. Chez Platon et dans la caverne qu'il a imaginée, nous trouvons le prototype de tous les écrans: l'écran archaïque du mur qui met en scène les ombres échangées et confondues avec la réalité. Dans 1984 d'Orwell, nous rencontrons un écran plus évolué, appelé le "télécran", sur lequel sont diffusées sans cesse des émissions de propagande et grâce auquel tout ce que les sujets disent et pensent chez eux est scrupuleusement enregistré. Aujourd'hui, la dernière figure de la domination par l'écran semble se mettre en place avec l'écran tactile des téléphones portables: le smartphone devient le nouveau média de la soumission, la caverne individualisée et vitrée dans laquelle les êtres humains ne sont plus des spectateurs passifs, mais deviennent tous des émetteurs actifs, qui produisent et consomment de l'information en continu. Ils ne sont pas obligés de rester silencieux et de ne pas communiquer, mais au contraire son invités à parler sans arrêt et à transmettre sans relâche, tout en « vendant » pour le compte du capital leurs propres histoires et leurs propres vies, leurs propres données et leurs propres attitudes comportementales (le storytelling se transforme en storyselling). En résumé, la communication n'est pas interdite, comme dans les anciennes cavernes, mais elle est encouragée et stimulée, à condition qu'elle soit fonctionnelle au capital et à sa valorisation, à sa conservation et à son progrès.
Dans les anciennes cavernes – de Platon au panoptique de Bentham et de Foucault –, les pensionnaires étaient surveillés et punis ; dans la nouvelle caverne vitrée aux murs tactiles de l'ère numérique, ils sont motivés et performants, encouragés à s'exhiber et à communiquer. Il suffit de penser au paradigme postmoderne de la maison intelligente (smart house), hautement technicisée, avec des dispositifs sophistiqués – jalousement installés par le propriétaire lui-même – qui transforment l'appartement en une prison numérique, où chaque action et chaque discours sont minutieusement contrôlés et transcrits. Le contrôle, la surveillance et le suivi sont ainsi perçus et vécus comme un confort et comme des expressions de la coolness du monde technicisé, et non, au contraire, comme des outils et, en même temps, des expressions de la captivité confortable, agréable et douce de l'homo globalis. La caverne parfaite est vitrée non seulement pour que son prisonnier soit observé à tout moment et jusque dans les moindres recoins de sa conscience, mais aussi pour que ses murs ne soient pas visibles et que, par conséquent, on ne puisse en aucun cas être conscient de son existence.
Sur cette base, il faudrait repenser le récit, si cher aux chantres de l'ordre discursif néolibéral, qui présente toujours l'Allemagne de l'Est et l'Union soviétique comme des empires gris ayant contrôlé la « vie des autres », comme le dit le titre d'un film à succès sur le sujet; dans le but, cela va sans dire, d'opposer à ces empires du contrôle total leur propre idéal resplendissant de liberté sous forme de marchandise. Il est bien sûr vrai que dans le Berlin d'avant le Mur ou dans le Moscou soviétique, les citoyens étaient espionnés et surveillés en permanence (nous ne savons pas, en vérité, dans quelle mesure et de quelle manière ils étaient espionnés en Allemagne de l'Ouest ou aux États-Unis par la CIA, pour la simple raison que tous deux ont survécu à la chute du Mur et à l'extinction ignominieuse de l'URSS). Mais il n'en reste pas moins vrai qu'aujourd'hui, l'habitant de la caverne de verre sans frontières est espionné, suivi et surveillé de manière incomparablement supérieure, grâce aux progrès technoscientifiques qui, comme cela devrait être clair, tendent à coïncider avec les progrès de la soumission de l'homme à l'appareil techno-capitaliste. La Stasi de la RDA apparaît, à tous égards, archaïque et marquée d'amateurisme par rapport à Alexa, l'« assistante virtuelle » et « enceinte intelligente » des nouvelles maisons connectées. Prisonnier de la énième manifestation de la fausse conscience nécessaire, l'homo neoliberalis condamne comme une surveillance oppressive, en Allemagne de l'Est et dans le Moscou du socialisme réel, cette même domination qu'il subit quotidiennement sous des formes incroyablement plus radicales et plus invasives, la vivant au contraire, avec une joie insensée, comme un « confort » et un « progrès ».
On retrouve, mutatis mutandis, un modèle remis en question par la modernité et désormais actualisé sous forme numérique. La nouvelle figure de la caverne parfaite correspond à celle où les prisonniers sont totalement contrôlés et – c'est là la nouveauté décisive à l'ère des masses techno-narcotisées – sont heureux de l'être, collaborant activement à leur propre incarcération. C'est le paradigme développé à l'origine par Jeremy Bentham dans la prison idéale qu'il a conçue en 1791, le Panopticon comme caverne de haute surveillance, qui isole et contrôle totalement. La surveillance parfaite, propre à la forteresse idéale dont il est impossible de s'échapper, est confiée à un seul gardien : caché dans la tour centrale, entourée d'une construction circulaire où sont disposées les cellules des prisonniers, éclairées de l'extérieur et séparées par d'épais murs, le gardien mystérieux, que personne ne peut voir, observe tout et tout le monde (c'est ce à quoi fait allusion la synthèse entre πᾶν et ὀπτικός) sans permettre aux détenus de savoir si, à un moment donné, ils sont réellement observés. Les détenus sont potentiellement contrôlés à chaque instant, car ils ne peuvent jamais voir le contrôleur: le regard est en effet à sens unique, puisque l'observateur n'est pas observé et que les observés ne sont pas des observateurs.
Cette relation asymétrique, dans laquelle se cristallise le lien de domination et de servitude dans la « caverne » de Bentham, admirablement analysée en 1975 par Foucault dans Surveiller et punir, oblige les prisonniers à se comporter comme s'ils étaient surveillés en permanence, sans nécessairement l'être concrètement: la tour pourrait en effet être dépourvue de gardien, mais les prisonniers, ne pouvant le savoir, devraient continuer à se comporter comme s'il était à son poste de contrôle. En fait, ils devraient adopter des comportements disciplinés et presque automatiques, comme s'ils étaient réellement surveillés de manière totale. Ce paradigme, repris par Bentham, avait déjà été esquissé par le sophiste Critias – l'un des Trente Tyrans – lorsqu'il en était arrivé à soutenir que l'invention même des dieux « qui voient tout » était fonctionnelle au comportement moral des individus, lesquels sont dès lors potentiellement toujours observés d'en haut.
À l'ère du nouvel ordre technomorphe, le contrôle est total sans que, en général, le caractère problématique de sa présence soit même remarqué, ce qui est ainsi recherché et souhaité par les nouvelles subjectivités techno-narcotisées. Une fois de plus, selon le théorème d'Adorno, la toute-puissance de la répression et son invisibilité s'inversent l'une dans l'autre. Dans le panoptique de verre de l'ère numérique, les internés ne savent pas qu'ils sont internés et sont incités à communiquer sans retenue sur tout ce qui les concerne: dans aucune des cavernes précédentes de l'aventure historique, il n'était arrivé que ce soient les sujets eux-mêmes qui s'enregistrent avec enthousiasme et fournissent au pouvoir toutes sortes d'informations sur eux-mêmes et sur leur propre vie.
13:49 Publié dans Actualité, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ère digitale, numérisation, prison numéroque, panopticon, diego fusaro, philosophie | |
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lundi, 26 mai 2025
Théologie politique: la politique comme religion des modernes
Théologie politique: la politique comme religion des modernes
Diego Fusaro
Source: https://posmodernia.com/teologia-politica-la-politica-com...
À la lumière de l'herméneutique mobilisée par Schmitt, c'est dans le Léviathan de Hobbes (1651) que le dispositif de la politische Theologie (théologie politique) apparaît opératoire dans sa splendeur originelle. Mais ce n'est qu'à partir du système catégoriel de Rousseau que le modèle de la théologie politique commence à s'articuler selon une dichotomie qui prélude à celle entre la droite et la gauche apparue avec la Révolution française.
C'est ce qu'Ernst Cassirer a analysé dans son étude Das Problem Jean Jacques Rousseau (1932). Selon le spécialiste des « formes symboliques », le cœur théorique de la pensée politique de Rousseau réside dans le fait qu'il a déplacé la « théodicée » - un énoncé, comme on le sait, composé de « θεός » et de « δίκη », « Dieu » et « justice » - de la sphère théologique verticale à la sphère politique horizontale. À partir de Rousseau, la genèse du mal n'est plus imputable au « péché originel » ou à une volonté divine impénétrable, mais à la société elle-même. Pour Rousseau, en effet, ce n'est pas l'homme qui est naturellement mauvais, comme le prétend le « sophiste Hobbes ». La doctrine du péché originel, « propagée par le rhéteur Augustin », n'est pas non plus admise.
La société qui a produit le mal - l'aliénation et l'exploitation, l'inégalité et la propriété privée, comme l'affirme déjà Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755) - est également appelée à se racheter par la politique. Puisque, comme l'affirme le Contrat social (1762), l'homme est né libre et partout il est dans les fers, c'est une exigence fondamentale de la politique que de travailler à rendre à l'homme sa liberté en brisant les chaînes qui ont été créées par l'évolution historique.
Pour Rousseau, précisément parce que le mal n'est pas co-essentiel à la nature humaine et ne coïncide pas avec une condamnation sanctionnée ab aeterno par Dieu, c'est la tâche ambitieuse de la politique de rectifier l'injustice et de libérer la société du mal, en instaurant l'égalité entre les hommes et la démocratie directe comme forme de gouvernement.
Il est vrai, cependant, que Rousseau se place dans le cadre « contractualiste » des modernes et, bien qu'il aspire à une communauté de solidarité et de rédemption, il part de l'hypothèse anthropologique trompeuse de l'individu comme préexistant à l'État (compris à son tour - dirait Hegel - comme le fruit d'un « contrat » conçu selon les modules du « contrat privé »). Le Discours sur l'origine de l'inégalité de 1755 distingue l'inégalité naturelle - celle qui, par exemple, différencie les hommes par l'intelligence et la puissance physique - de l'inégalité conventionnelle, qui « dépend d'une sorte de convention, et est établie ou du moins permise par le consensus des hommes ». Il faut agir pour éliminer la seconde et neutraliser les effets de la première.
Fichte, dans ses cinq conférences d'Iéna sur le destin des sages en 1794, n'apportera pas de modifications majeures à ce programme. Il se contentera d'insister davantage sur la dimension de l'avenir comme espace ouvert à sa réalisation par l'action passionnée d'un Sujet conscient (je) capable, sous la conduite intelligente du « sage » (der Gelehrte), de redéfinir l'Objet (non-moi) en fonction de la raison.
Nous avons ainsi la genèse de la « théologie » moderne de la politique divisée entre gauche et droite, bien que le lexique de Rousseau ne mentionne pas encore expressément le clivage (la division) qui n'émergera qu'avec le choc de 1789. La gauche est le parti qui aspire à corriger un mal - l'inégalité entre les hommes et les pathologies qui lui sont associées - qui est social, c'est-à-dire produit par la société et rachetable par sa propre praxis. La droite, quant à elle, réagit en réaffirmant la nature de l'ordre existant, dont elle s'érige en gardienne: l'inégalité, qui pour la gauche est une erreur sociale à laquelle il faut remédier, apparaît à la droite comme la condition naturelle, toujours donnée, voulue par Dieu ou, en tout cas, nécessairement produite par les relations entre ces entités belligérantes et réciproquement hostiles que sont les hommes, tels des loups.
Cette reconstruction permet, entre autres, de comprendre pourquoi la gauche est « originaire » et la droite « dérivée ». La seconde est « réactionnaire », car elle répond à la mobilisation théorico-pratique de ceux qui aspirent à modifier les grammaires de l'existant pour le libérer du mal. Le profil philosophique de Nietzsche peut donc, pleno iure, être compris comme l'inversion de celui de Rousseau.
En effet, il part du principe que les hommes sont inégaux par nature et que seule la société, avec sa « morale du troupeau » et sa religion de la résignation, produit la corruption de l'égalité (du christianisme au socialisme).
La corruption, qui pour Rousseau engendre l'inégalité, produit en revanche pour Nietzsche l'égalité, c'est-à-dire ce « drôle d'expédient mental » - comme dans Par-delà le bien et le mal - qui permet de masquer « l'hostilité de la plèbe à l'égard de tout ce qui est privilégié et souverain ». La droite, avec Nietzsche, reconnaît l'inégalité et propose des politiques qui la favorisent, tandis que la gauche, avec Rousseau, prend l'égalité comme présupposé et élabore des politiques qui la favorisent.
Cette approche permet de différencier la droite et la gauche en fonction de la manière dont elles se sont articulées et opposées dans l'aventure multiforme de la modernité. La droite tend à défendre un ordre naturel - s'il n'est pas directement voulu par Dieu - contre ses éventuelles convulsions pratiques ; un ordre qui, en tant que tel, présuppose des hiérarchies et des inégalités. Cela ne signifie pas pour autant que la droite, si attentive à la nature, n'ait pas sa propre culture, ni même qu'elle puisse être identifiée au rejet total de la culture au nom du réalisme et du pragmatisme: cela signifie simplement que la culture de la droite - non moins riche et articulée que celle du camp opposé - trouve sa propre référence constante dans l'immédiateté de la nature et d'un ordre naturellement donné.
La gauche, pour sa part, insiste sur la culture et sur l'historicité plutôt que sur la nature, sur le νόμος -nómos- plutôt que sur la φύσις -physis- : pour la gauche, l'ordre existant n'est pas naturel, mais le produit de rapports de force concrets qui, marqués comme ils le sont par des hiérarchies et des inégalités, exigent d'être rectifiés au nom de configurations de société plus élevées et plus rationnelles, qu'il appartient à la praxis sociale de traduire de la puissance à l'acte. L'immédiateté de la nature donnée, chère à la droite, crée une antithèse radicale à la réflexivité de la culture, typique de la gauche.
Il s'agit donc d'une contraposition entre la culture comme regnum hominis, d'où découle l'impératif - typique de la gauche - de l'action visant à façonner le monde selon les préceptes de la raison, et la nature comme puissance extérieure, qui - pour la droite - ne se laisse pas anthropomorphiser et qui, au contraire, doit être protégée contre les prétentions révolutionnaires à la violer en la subvertissant et en la réorganisant en fonction de la volonté de l'homme.
La genèse théologico-politique de la dichotomie droite-gauche, qui projette sur le plan immanent-horizontal les espoirs et la foi, le dogmatisme et souvent l'intransigeance propres à la sphère transcendante-verticale de la religion, explique à sa manière, entre autres, le caractère « sacré » avec lequel le couple dichotomique continue à être défendu liturgiquement et fidéistiquement même à l'époque de son « crépuscule » : précisément, presque comme s'il s'agissait d'une foi, souvent même en contraste avec les canons du λόγος -lógos- (credo quia absurdum - je le crois parce que c'est absurde-).
Le clivage a en effet guidé la pensée et l'action des modernes: et ils sont dans l'erreur ceux qui, partant peut-être d'une évaluation correcte de la hodierna morte de la dichotomie, soutiennent qu'elle n'a jamais existé ou qu'elle n'a jamais joué un rôle vraiment décisif. Par exemple, les partisans de la théorie des élites (Mosca, Pareto, Michels) ont diversement considéré que, toujours et de toute façon, il était inévitable que des groupes dirigeants sélectionnés se forment au sommet de la société, même dans les sociétés qui prétendaient ex hypothesi être plus égalitaires et de gauche : pour eux, donc, la dichotomie entre droite et gauche serait en tant que telle un ens imaginationis. Ortega y Gasset a exprimé cette thèse, bien que dans une perspective différente, en affirmant qu'« être de gauche est, comme être de droite, l'une des infinies façons dont l'homme peut choisir d'être un imbécile: toutes deux, en effet, sont des formes d'hémiplégie morale ».
Il est vrai que, historiquement, c'est surtout la droite qui a nié la validité de la dichotomie, la présentant comme une construction intellectualiste subreptice qui désintègre la nature organique et unitaire de la société. Cette thèse, embryonnaire dans la pensée de De Maistre, est pleinement formulée, par exemple, par Jean Madiran dans La droite et la gauche (1977). Madiran (photo, ci-dessus) va plus loin. Il affirme que la distinction s'est toujours faite à l'initiative et au profit de la gauche, qui l'a utilisée pour renverser le pouvoir et pour boucler et exclure la droite en l'identifiant au mal.
Par ailleurs, Donoso Cortés avait déjà affirmé que le parlementarisme et la dichotomie gauche-droite se réfèrent à la « chattering class », la classe bourgeoise qui débat.
Ici aussi, il y a un aspect paradoxal. Si la dichotomie est à l'origine symboliquement favorable à la droite (le « bon » côté opposé au « mauvais » côté), c'est la gauche qui l'institue - et y fonde sa propre identité - et c'est la droite qui, dans un premier temps, la rejette. C'est pourquoi, comme le soulignait déjà Alain au siècle dernier, c'est surtout la droite qui tente de nier la dichotomie alors qu'elle était encore opérante: et celui qui, dans la Modernité, prétend n'être ni de droite ni de gauche, tend à le faire parce qu'il se place déjà dans les rangs de la droite. Mais il est vrai aussi que, si l'on inverse les rôles, ceux qui attribuent à la droite l'indistinction ou l'inexistence du clivage sont presque toujours à gauche.
Il est vrai que la droite surtout, après 1945, a essayé de nier la dichotomie pour des raisons purement techniques et tactiques, c'est-à-dire pour cacher sa propre faiblesse et son échec, en cherchant à se « camoufler » sous des catégories de sortie différentes et moins désavantageuses.
Cependant, comme nous le verrons, un discours diamétralement opposé s'appliquera à ceux qui nient la validité de la dyade après 1989, reconnaissant son épuisement évident et non plus son inexistence tout court. La liste de ces auteurs comprend des personnalités de la Nouvelle Droite, comme Alain de Bneoist, et des philosophes de la gauche marxiste, comme Costanzo Preve (photo, ci-contre).
D'autre part, en ce qui concerne la dichotomie, il ne faut pas négliger le caractère structurellement asymétrique qu'elle présente : le dupla n'est pas seulement utilisé pour décrire aseptiquement, mais aussi pour distinguer, discriminer et évaluer. Dans le passé, on s'en souvient, la gauche était identifiée à la « partie maudite », la droite à la « partie divine ». C'est surtout dans la seconde moitié du 20ème siècle, du moins en Europe, que le rapport s'est inversé : seule la gauche tend à être présentée avec des connotations positives dans le discours public, tandis que la droite - souvent identifiée sans réserve par ses adversaires aux expériences tragiques du nazisme et du fascisme - se voit imputer des dévalorisations substantielles.
Alors que la gauche se voit souvent attribuer sans réfléchir les valeurs d'égalité, de progrès et de solidarité, la transformant idéologiquement en une sorte de paradis sémantique, la droite se voit attribuer, depuis la seconde moitié du 20ème siècle, les prérogatives les plus abjectes de dictature, de violence, d'inégalité et de discrimination.
En dehors de ces considérations, le caractère religieux et seulement imparfaitement sécularisé de la dichotomie apparaît clairement, et ce sous la forme d'une foi tenace qui, de manière apparemment contradictoire, semble survivre même à la fin des grands récits avec laquelle, selon Lyotard, la condition postmoderne coïnciderait. Weber avait raison lorsqu'il affirmait que le « désenchantement du monde » (Entzauberung der Welt) ouvert par le « développement particulier » (Sonderentwicklung) de la rationalisation capitaliste occidentale finit par coexister avec une sorte de réenchantement immanent qui lui est propre : celui en vertu duquel les hommes ont cessé de croire en Dieu et en la dichotomie entre l'au-delà et l'au-delà, au moment même où la foi dans le marché capitaliste et dans le binôme droite-gauche a atteint un degré d'intensité impressionnant.
C'est pourquoi, à l'époque de la « mort de Dieu » et de la splendeur de la religion du capital, la dichotomie semble dotée d'une charge religieuse maximale ; une charge qui s'exprime, entre autres, dans le « tabou de l'impureté » adressé à quiconque appartient au parti adverse (ou, ce qui n'est pas rare, à quiconque est même soupçonné d'avoir des relations avec lui) et dans la substitution désormais consommée de l'espace de « l'action communicative » (socratique avant même d'être habermassienne), incardiné sur le λόγος, -logos-, par le terrain émotionnel, fidéiste et fanatique de l'appartenance « confessionnelle » et de la lutte obéissante contre les « hérétiques » du camp adverse. En bref, la politique devient à toutes fins utiles la religion des modernes. Aujourd'hui, cependant, les post-modernes vivent la mort de Dieu également en politique ; et sous toutes les latitudes, c'est la perte de la foi politique ou, si l'on préfère, le nihilisme politique qui prédomine.
14:45 Publié dans Philosophie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : diego fusaro, philosophie, clivage gauche-droite, gauche, droite, théologie politique, philosophie politique, politologie, sciences politiques, théorie politique | |
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samedi, 24 mai 2025
Orthodoxie et hérésie durant l’Antiquité tardive
Orthodoxie et hérésie durant l’Antiquité tardive
Claude Bourrinet
La période qui s’étend du IIIe siècle de l’ère chrétienne au 6ème, ce qu’il est convenu d’appeler, depuis les débuts de l’Âge moderne, le passage de l’Antiquité gréco-romaine au Moyen Âge (ou Âges gothiques), fait l’objet, depuis quelques années, d’un intérêt de plus en plus marqué de la part de spécialistes, mais aussi d’amateurs animés par la curiosité des choses rares, ou poussés par des besoins plus impérieux. De nombreux ouvrages ont contribué à jeter des lueurs instructives sur un moment de notre histoire qui avait été négligée, voire méprisée par les historiens. Ainsi avons-nous pu bénéficier, à la suite des travaux d’un Henri-Irénée Marrou, qui avait en son temps réhabilité cette époque prétendument « décadente », des analyses érudites et perspicaces de Pierre Hadot, de Lucien Jerphagnon, de Ramsay MacMullen, de Christopher Gérard et d’autres, tandis que les ouvrages indispensable, sur la résistance païenne, de Pierre de Labriolle et d’Alain de Benosit étaient réédités. Polymnia Athanassiadi, professeur d’histoire ancienne à l’Université d’Athènes, a publié, en 2006, aux éditions Les Belles Lettres, une recherche très instructive, La Lutte pour l’orthodoxie dans le platonisme tardif, que je vais essayer de commenter.
Avant tout, il est indispensable de s’interroger sur l’occultation, ou plutôt l’aveuglement (parce que l’acte de voiler supposerait une volonté assumée de cacher, ce qui n’est pas le cas), qu’ont manifesté les savants envers cette période qui s’étend sur plusieurs siècles. L’érudition classique, puis romantique (laquelle a accentué l’erreur de perspective) préféraient se pencher sur celle, plus valorisante, du 5ème siècle athénien, ou de l’âge d’or de l’Empire, d’Auguste aux Antonins. Pourquoi donc ce dédain, voire ce quasi déni ? On s’aperçoit alors que, bien qu’aboutissant à des présupposés laïques, la science historique a été débitrice de la vision chrétienne de l’Histoire. On a soit dénigré ce qu’on appela le « Bas Empire », en montrant qu’il annonçait l’obscurantisme, ou bien on l’a survalorisé, en dirigeant l’attention sur l’Église en train de se déployer, et sur le christianisme, censé être supérieur moralement. On a ainsi souligné dans le déclin, puis l’effondrement de la civilisation romaine, l’avènement de la barbarie, aggravée, aux yeux d’un Voltaire, par un despotisme asiatique, que Byzance incarna pour le malheur d’une civilisation figée dans de louches et imbéciles expressions de la torpeur spirituelle, dans le même temps qu’on saluait les progrès d’une vision supposée supérieure de l’homme et du monde.
Plus pernicieuse fut la réécriture d’un processus qui ne laissa guère de chances aux vaincus, lesquels faillirent bien disparaître totalement de la mémoire. À cela, il y eut plusieurs causes. D’abord, la destruction programmée, volontaire ou non, des écrits païens par les chrétiens. Certains ont pu être victimes d’une condamnation formelle, comme des ouvrages de Porphyre, de Julien l’Empereur, de Numénius, d’autres ont disparu parce qu’ils étaient rares et difficiles d’accès, comme ceux de Jamblique, ou bien n’avaient pas la chance d’appartenir au corpus technique et rhétorique utile à la propédeutique et à la méthodologie allégorique utilisées par l’exégèse chrétienne. C’est ainsi que les Ennéades de Plotin ont survécu, contrairement à d’autres monuments, considérables, comme l’œuvre d’Origène, pourtant chrétien, mais plongé dans les ténèbres de l’hérésie, qu’on ne connaît que de seconde main, dans les productions à des fins polémiques d’un Eusèbe.
La philosophie, à partir du 2ème siècle, subit une transformation profonde, et se « platonise » en absorbant les écoles concurrentes comme l’aristotélisme et le stoïcisme, ou en les rejetant, comme l’académisme ou l’épicurisme, en s’appuyant aussi sur un corpus mystique, plus ou moins refondé, comme l’hermétisme, le pythagorisme ou les oracles chaldaïques. De Platon, on ne retient que le théologien. Le terme « néoplatonisme » est peu satisfaisant, car il est un néologisme qui ne rend pas compte de la conscience qu’avaient les penseurs d’être les maillons d’une « chaîne d’or », et qui avaient hautement conscience d’être des disciples de Platon, des platoniciens, des platonici, élite considérée comme une « race sacrée ». Ils clamaient haut et fort qu’il n’y avait rien de nouveau dans ce qu’ils avançaient. Cela n’empêchait pas des conflits violents (en gros, les partisans d’une approche « intellectualisante » du divin, de l’autre ceux qui mettent l’accent sur le rituel et le culte, bien que les deux camps ne fussent pas exclusifs l’un de l’autre). Le piège herméneutique dont fut victime l’appréhension de ces débats qui éclosent au seuil du Moyen Âge, et dont les enjeux furent considérables, tient à ce que le corpus utilisé (en un premier temps, les écrits de Platon) et les méthodes exégétiques, préparent et innervent les pratiques méthodologiques chrétiennes. Le « néoplatonisme » constituerait alors le barreau inférieur d’une échelle qui monterait jusqu’à la théologie chrétienne, sommet du parcours, et achèvement d’une démarche métaphysique dont Platon et ses exégètes seraient le balbutiement ou la substance qui n’aurait pas encore emprunté sa forme véritable.
Or, non seulement la pensée « païenne » s’inséra difficilement dans un schéma dont la cohérence n’apparaît qu’à l’aide d’un récit rétrospectif peu fidèle à la réalité, mais elle dut batailler longuement et violemment contre les gnostiques, puis contre les chrétiens, quand ces derniers devinrent aussi dangereux que les premiers, quitte à ne s’avouer vaincue que sous la menace du bras séculier.
Cette résistance, cette lutte, Polymnia Athanassiadi nous la décrit très bien, avec l’exigence d’une érudite maîtrisant avec talent la technique philologique et les finesses philosophiques d’un âge qui en avait la passion. Mais ce qui donne encore plus d’intérêt à cette recherche, c’est la situation (pour parler comme les existentialistes) adoptée pour en rendre compte. Car le point de vue platonicien est suivi des commencements à la fin, de Numénius à Damascius, ce qui bascule complètement la compréhension de cette époque, et octroie une légitimité à des penseurs qui avaient été dédaignés par la philosophie universitaire. Ce n’est d’ailleurs pas une moindre gageure que d’avoir reconsidéré l’importance de la théurgie, notamment celle qu’a conçue et réalisée Jamblique, dont on perçoit la noblesse de la tâche, lui qui a souvent fort mauvaise presse parmi les historiens de la pensée.
Pendant ces temps très troublés, où l’Empire accuse les assauts des Barbares, s’engage dans un combat sans merci avec l’ennemi héréditaire parthe, où le centre du pouvoir est maintes fois disloqué, amenant des guerres civiles permanentes, où la religiosité orientale mine l’adhésion aux dieux ancestraux, l’hellénisme (qui est la pensée de ce que Paul Veyne nomme l’Empire gréco-romain) est sur la défensive. Il lui faut trouver une formule, une clé, pour sauver l’essentiel, la terre et le ciel de toujours. Nous savons maintenant que c’était un combat vain (en apparence), en tout cas voué à l’échec, dès lors que l’État allait, par un véritable putsch religieux, imposer le culte galiléen. Durant trois ou quatre siècles, la bataille se déroulerait, et le paganisme perdrait insensiblement du terrain. Puis on se réveillerait avec un autre ciel, une autre terre. Comme le montre bien Polymnia Athanassiadi, cette « révolution » se manifeste spectaculairement dans la relation qu’on cultive avec les morts : de la souillure, on passe à l’adulation, au culte, voire à l’idolâtrie des cadavres.
À travers cette transformation des cœurs, et de la représentation des corps, c’est une nouvelle conception de la vérité qui vient au jour. Mais, comme cela advient souvent dans l’étreinte à laquelle se livrent les pires ennemis, un rapport spéculaire s’établit, où se mêlent attraction et répugnance. Récusant la notion de Zeitgeist, trop vague, Polymnia Athanassiadi préfère celui d’« osmose » pour expliquer ce phénomène universel qui poussa les philosophes à définir, dans le champ de leurs corpus, une « orthodoxie », tendance complètement inconnue de leurs prédécesseurs. Il s’agit là probablement de la marque la plus impressionnante d’un âge qui, par ailleurs, achèvera la logique de concentration extrême des pouvoirs politique et religieux qui était contenu dans le projet impérial. C’est dire l’importance d’un tel retournement des critères de jugement intellectuel et religieux pour le destin de l’Europe.
Il serait présomptueux de restituer ici toutes les composantes d’un processus historique qui a mis des siècles pour réaliser toutes ses virtualités. On s’en tiendra à quelques axes majeurs, représentatifs de la vision antique de la quête de vérité, et généralement dynamisés par des antithèses récurrentes.
L’hellénisme, qui a irrigué culturellement l’Empire romain et lui a octroyé une armature idéologique, sans perdre pour autant sa spécificité, notamment linguistique (la plupart des ouvrages philosophiques ou mystiques sont en grec) est, à partir du 2ème siècle, sur une position défensive. Il est obligé de faire face à plusieurs dangers, internes et externes. D’abord, un scepticisme dissolvant s’empare des élites, tandis que, paradoxalement, une angoisse diffuse se répand au moment même où l’Empire semble devoir prospérer dans la quiétude et la paix. D’autre part, les écoles philosophiques se sont pour ainsi dire scolarisées, et apparaissent souvent comme des recettes, plutôt que comme des solutions existentielles. Enfin, de puissants courants religieux, à forte teneur mystique, parviennent d’Orient, sémitique, mais pas seulement, et font le siège des âmes et des cœurs. Le christianisme est l’un d’eux, passablement hellénisé, mais dont le noyau est profondément judaïque.
Plusieurs innovations, matérielles et comportementales, vont se conjuguer pour soutenir l’assaut contre le vieux monde. Le remplacement du volume de papyrus par le Codex, le livre que nous connaissons, compact, maniable, d’une économie extraordinaire, outil propice à la pérégrination, à la clandestinité, sera déterminant dans l’émergence de cette autre figure insolite qu’est le missionnaire, le militant. Les païens, par conformisme traditionaliste, étaient attachés à l’antique mode de transmission de l’écriture, et l’idée de convertir autrui n’appartenait pas à la Weltanschauung gréco-romaine. Nul doute qu’on ait là l’un des facteurs les plus assurés de leur défaite finale.
Le livre possède aussi une qualité intrinsèque, c’est que la disposition de ses pages reliées et consultables à loisir sur le recto et le verso, ainsi que la continuité de lecture que sa facture induit, le rendent apte à produire un programme didactique divisé en parties cohérentes, en une taxinomie. Il est par excellence porteur de dogme. Le canon, la règle, l’orthodoxie sont impliqués dans sa présentation ramassée d’un bloc, laissant libre cours à la condamnation de l’hérésie, terme qui, de positif qu’il était (c’était d’abord un choix de pensée et de vie) devient péjoratif, dans la mesure même où il désigne l’écart, l’exclu. Très vite, il sera l’objet précieux, qu’on parera précieusement, et qu’on vénérera. Les religions du Livre vont succéder à celles de la parole, le commentaire et l’exégèse du texte figé à la recherche libre et à l’accueil « sauvage » du divin.
Pour les Anciens, la parole, « créature ailée », selon Homère, symbolise la vie, la plasticité de la conscience, la possibilité de recevoir une pluralité de messages divins. Rien de moins étrange pour un Grec que la théophanie. Le vecteur oraculaire est au centre de la culture hellénique. C’est pourquoi les Oracles chaldaïques, création du fascinant Julien le théurge, originaire de la cité sacrée d’Apamée, seront reçus avec tant de faveur. En revanche la théophanie chrétienne est un événement unique: le Logos s’est historiquement révélé aux hommes. Cependant, sa venue s’est faite par étapes, chez les Juifs et les Grecs d’abord, puis sous le règne d’Auguste. L’incarnation du Verbe est conçue comme un progrès, et s’inscrit dans un temps linéaire. Tandis que le Logos, dans la vision païenne, intervient par intermittence. En outre, il révèle une vérité qui n’est cernée ni par le temps, ni par l’espace. La Sophia appartient à tous les peuples, d’Occident et d’Orient, et non à un « peuple élu ». C’est ainsi que l’origine de Jamblique, de Porphyre, de Damascius, de Plotin, les trois premiers Syriens, le dernier Alexandrin, n’a pas été jugé comme inconvenante. Il existait, sous l’Empire, une koïnè théologique et mystique.
Que le monothéisme sémitique ait agi sur ce recentrement du divin sur lui-même, à sa plus simple unicité, cela est plus que probable, surtout dans cette Asie qui accueillait tous les brassages de populations et de doctrines, pour les déverser dans l’Empire. Néanmoins, il est faux de prétendre que le néoplatonisme fût une variante juive du platonisme. Il est au contraire l’aboutissement suprême de l’hellénisme mystique. Comme les Indiens, que Plotin ambitionnait de rejoindre en accompagnant en 238 l’expédition malheureuse de Gordien II contre le roi perse Chahpour, l’Un peut se concilier avec la pluralité. Jamblique place les dieux tout à côté de Dieu. Plus tard, au 5ème siècle, Damascius, reprenant la théurgie de Jamblique et l’intellectualité de Plotin (3ème siècle), concevra une voie populaire, rituelle et cultuelle, nécessairement plurielle, et une voie intellective, conçue pour une élite, quêtant l’union avec l’Un. Le pèlerinage, comme sur le mode chrétien, sera aussi pratiqué par les païens, dans certaines villes « saintes », pour chercher auprès des dieux le salut.
Les temps imposaient donc un changement dans la religiosité, sous peine de disparaître rapidement. Cette adaptation fut le fait de Numénius qui, en valorisant Platon le théologien, Platon le bacchant, comme dira Damascius, et en éliminant du corpus sacré les sceptiques et les épicuriens, parviendra à déterminer la première orthodoxie païenne, bien avant la chrétienne, qui fut le fruit des travaux de Marcion le gnostique, et des chrétien plus ou moins bien-pensants, Origène, Valentin, Justin martyr, d’Irénée et de Tertullien. La notion centrale de cette tâche novatrice est l’homodoxie, c’est-à-dire la cohérence verticale, dans le temps, de la doctrine, unité garantie par le mythe de la « chaîne d’or », de la transmission continue de la sagesse pérenne. Le premier maillon est la figure mythique de Pythagore, mais aussi Hermès Trismégiste et Orphée. Nous avons-là une nouvelle religiosité qui relie engagement et pensée. Jamblique sera celui qui tentera de jeter les fondations d’une Église, que Julien essaiera d’organiser à l’échelle de l’Empire, en concurrence avec l’Église chrétienne.
Quand les persécutions anti-païennes prendront vraiment consistance, aux 4ème, 5ème et 6ème siècles, de la destruction du temple de Sérapis, à Alexandrie, en 391, jusqu’à l’édit impérial de 529 qui interdit l’École platonicienne d’Athènes, le combat se fit plus âpre et austère. Sa dernière figure fut probablement la plus attachante. La vie de Damascius fut une sorte de roman philosophique. À soixante-dix ans, il décide, avec sept de ses condisciples, de fuir la persécution et de se rendre en Perse, sous le coup du mirage oriental. Là, il fut déçu, et revint dans l’Empire finir ses jours, à la suite d’un accord entre l’Empereur et le Roi des Rois.
De Damascius, il ne reste qu’une partie d’une œuvre magnifique, écrite dans un style déchiré et profondément poétique. Il a redonné des lettres de noblesse au platonisme, mais ses élans mystiques étaient contrecarrés par les apories de l’expression, déchirée comme le jeune Dionysos par les Titans, dans l’impossibilité qu’il était de dire le divin, seulement entrevu. La voie apophatique qui fut la sienne annonçait le soufisme et une lignée de mystiques postérieure, souvent en rupture avec l’Église officielle.
Nous ne faisons que tracer brièvement les grands traits d’une épopée intellectuelle que Polymnia Athanassiadi conte avec vie et talent. Il est probable que la défaite des païens provient surtout de facteurs sociaux et politiques. La puissance de leur pensée surpassait celle des chrétiens qui cherchaient en boitant une voie rationnelle à une religion qui fondamentalement la niait, folie pour les uns, sagesse pour les autres. L’État ne pouvait rester indifférent à la propagation d’une secte qui, à la longue, devait devenir une puissance redoutable. L’aristocratisme platonicien a isolé des penseurs irrémédiablement perdus dans une société du ressentiment qui se massifiait, au moins dans les cœurs et les esprits, et la tentative de susciter une hiérarchie sacrée a échoué pitoyablement lors du bref règne de Julien.
Or, maintenant que l’Église disparaît en Europe, il est grand temps de redécouvrir un pan de notre histoire, un fragment de nos racines susceptible de nous faire recouvrer une part de notre identité. Car ce qui frappe dans l’ouvrage de Polymnia Athanassiadi, c’est la chaleur qui s’en dégage, la passion. Cela nous rappelle la leçon du regretté Pierre Hadot, récemment décédé, qui n’avait de cesse de répéter que, pour les Anciens, c’est-à-dire finalement pour nous, le choix philosophique était un engagement existentiel.
18:27 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, philosophie grecque, christianisme, gnosticisme, antiquité tardive, antiquité grecque | |
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mardi, 20 mai 2025
Attitudes grecques et japonaises envers la perception de soi
Attitudes grecques et japonaises envers la perception de soi
Troy Southgate
Source: https://troysouthgate.substack.com/p/greek-and-japanese-a...
Il existe une énigme conçue par le philosophe-poète Épiménide de Knossos, originaire de l’île de Crète. Entre le 7ème et le 6ème siècle avant notre ère, alors qu’Épiménide développait activement sa pensée, il a commencé à réfléchir à la force de l’affirmation hypothétique selon laquelle « tous les Crètes sont des menteurs ». Il a donc décidé de tester la véracité de cette affirmation sous plusieurs angles, jusqu’au jour où il a réalisé que si un Crétois faisait une telle déclaration et qu’il n’était pas en réalité un menteur, alors il mentirait clairement. D’un autre côté, si ce qu’il disait était vrai, alors il serait lui-même un menteur. Épiménide a découvert une contradiction fascinante, révélant que si un Crétois est un menteur et déclare que « tous les Crètes sont des menteurs », alors sa déclaration doit également être un mensonge.
Le philosophe japonais du 20ème siècle, Nishitani Keiji (photo), a formulé une observation similaire à propos de ses compatriotes :
« Tout récemment, on a beaucoup dit que les Japonais ne sont bons à rien. Si un Japonais le dit, comment pouvons-nous faire confiance à cette déclaration en elle-même ? La contradiction est évidente. Est-ce simplement une remarque irritée selon laquelle tous les Japonais sauf moi sont incapables ? Ou est-ce un acte d’auto-critique où je me reconnais comme un Japonais sans valeur ? Dans les deux cas, ce sont les Japonais eux-mêmes qui sont dits incapables. Si ceux qui disent cela sont Japonais, ils font partie des incapables. Mais s’ils parlent par colère ou auto-critique, ils ont atteint une conscience de soi qui les éloigne un peu de la condition actuelle des Japonais. »
Nishitani croyait qu’un développement de ce genre représente une approche plus complète et tridimensionnelle, faisant écho au choc des opposés que l’on retrouve dans la dialectique hégélienne, et qu’un mur philosophique similaire à celui découvert par Épiménide peut finalement être surmonté par une série de négations de soi.
Fait intéressant, jusqu’à ce que des penseurs de l’École de Kyoto, comme Nishida et Nishitani, se familiarisent avec la pensée occidentale, l’Extrême-Orient n’avait pas d’expérience réelle avec cette forme de logique. Comme l’explique Nishitani, lorsque les Japonais considéraient quelque chose comme l’eau il y a un siècle, ils « ne pensaient pas à l’eau dans sa forme réelle », de la même manière qu’un scientifique la décomposerait en deux parties : hydrogène et une partie d’oxygène. À l’image de l’attitude que l’on trouve dans le zen, les Japonais « ne s’éloignent pas d’eux-mêmes pour regarder les choses, mais regardent les choses d’un point à partir duquel ils sont unis avec elles. Inversement, ils ne s’éloignent pas des choses pour se regarder eux-mêmes ; ils se regardent d’un point à partir duquel les choses sont une avec eux. »
Des penseurs comme Nishida qualifieraient cela de point de vide absolu, mais je trouve ironique que, tandis que la dialectique hégélienne semble résoudre le problème mentionné, celui des stéréotypes indifférenciés — dans ce cas, l’impuissance supposée de tout un peuple par la juxtaposition temporaire du sujet et de l’objet — la formule hégélienne aboutit à un système absolutiste, et les Japonais portaient déjà eux-mêmes les graines de cette condition. La beauté de cette rencontre entre la philosophie de l’Est et de l’Ouest réside dans la compréhension mutuelle qui a permis à un côté de mieux se connaître à travers l’autre. En effet, il est rare que de telles choses soient possibles au 21ème siècle sans compromis dramatique des deux côtés.
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Hugo Fischer sur Marx
Hugo Fischer sur Marx
par Joakim Andersen
Source: https://motpol.nu/oskorei/2025/04/30/hugo-fischer-om-marx/
Le 1er mai, jour de célébration et de lutte pour la classe ouvrière, nous discutons depuis des décennies de divers penseurs socialistes, de Jacques Camatte aux socialistes du conseil. Dans ce contexte, il est difficile d'éviter Karl Marx ; nous avons écrit sur ses tendances, qui sont aujourd'hui idéologiquement suspectes, et sur son analyse du fuidhir irlandais. Costanzo Preve a noté dans Marx e Nietzsche qu'« il n'est pas du tout connu que Marx n'a pratiquement rien à voir avec ce qui est considéré comme une pensée de gauche », une lecture de Marx à partir de la droite peut être fructueuse (au moins, des figures comme Burnham, Wittfogel et Horkheimer le suggèrent). Cependant, beaucoup de ces lectures sont plus ou moins superficielles ; à côté de Das Kapital von Karl Marx d'Oberlercher, une exception notable est Karl Marx und sein Verhältnis zu Staat und Wirtschaft d'Hugo Fischer, datant de 1932.
Fischer (1897-1975) appartenait au cercle des révolutionnaires conservateurs tels que Ernst Jünger, Carl Schmitt, Hans Freyer et Ernst Niekisch. Il a contribué à la pensée soldatique-nationaliste de Jünger et à l'élaboration de concepts tels celui de Der Arbeiter, il a correspondu avec Schmitt et a écrit des articles pour la revue Widerstand du national-bolchevik Niekisch. Fischer analyse les conditions d'une synthèse pour l'unité européenne et pour la diversité des nationalités, pour la réalisation de l'idée de Reich, il écrit sur la « substanzielle Gemeinschaftlichkeit » et la « Metaphysizierung der Politik » (sur la "communauté substantielle" et sur la "métaphysisation de la politique"). Quand il était un peu plus jeune, Fischer voyait, un peu naïvement, Staline comme un protecteur des peuples soviétiques contre l'homogénéisation américaine; plus âgé, Fischer a étudié le sanskrit et appris à connaître l'Inde. Il est intéressant de noter qu'il avait une bonne connaissance non seulement de Nietzsche et de Hegel, mais aussi de Marx. C'est pourquoi son ouvrage Karl Marx und sein Verhältnis zu Staat und Wirtschaft (= Karl Marx et sa relation avec l'État et l'économie) est particulièrement intéressant. Il déclare d'emblée que « à la droite de Marx se trouve l'économie, à la gauche de Marx l'État... Marx lui-même n'est ni à droite ni à gauche ».
La perspective de Fischer est politique, c'est une lecture révolutionnaire conservatrice avec l'idée du Reich impérial comme toile de fond. Mais c'est une perspective qui enrichit Marx, en nous rappelant ses aspects tirés de la pensée allemande. En bref, Marx devrait être lu aux côtés de Tönnies, Hegel et Spengler plutôt que de Judith Butler et de divers déconstructionnistes bien ou mal intentionnés. Fischer nous rappelle également les limites de Marx, en particulier son caractère de penseur du 19ème siècle.
Trois coordonnées déterminent les penseurs du 19ème siècle : l'économie est la dimension de la largeur, la technologie celle de la profondeur et la politique celle de la hauteur. Mais au « siècle de la médiocrité », l'économie était considérée comme la dimension décisive, même pour les aspects non économiques.
Fischer a identifié une contradiction chez Marx. Il était à bien des égards un économiste et un positiviste, mais il annulait également ces qualités. Les « grands » positivistes se caractérisent par le fait que, dans les moments décisifs, ils doivent être infidèles au positivisme », écrit M. Fischer. Mais lorsqu'il s'agit de savoir comment l'économisme déforme la religion, l'art, la nature et la métaphysique, Nietzsche est supérieur à Marx. Dans l'ensemble, les commentaires de Marx dans ces domaines ne sont ni particulièrement originaux ni productifs, selon Fischer, et je suis enclin à être d'accord avec lui sur ce point. Marx, par exemple, n'a pas la vision d'une religion saine, « il reste à côté de la critique » par rapport à Nietzsche. Les arguments de Fischer sur le positivisme et la philosophie sont parfois très lisibles, notant par exemple que « le personnage du philosophe Karl Marx est celui du sociologue ».
Il est intéressant de noter que, selon Fischer, Marx a identifié la décadence comme le phénomène central du 19ème siècle, alors que le cadre de pensée du 19ème siècle rendait son analyse de la décadence difficile. Marx « a regardé le visage de la Méduse », mais son erreur fondamentale a été de considérer « la décadence comme une forme de capitalisme plutôt que le capitalisme comme une forme de décadence ». Tant que la culture féodale et médiévale était forte, il y avait des limites claires à l'économie, comme le montre une citation de Beniost selon laquelle ce dernier déclare être heureux de vivre dans une société avec un marché, mais pas dans une société de marché. Mais après le déclin de l'ancienne culture, en particulier à cause de la Réforme, l'économie a pu franchir ces limites qui lui avaient été imposées. « La cause en est le déclin d'une véritable culture », écrit Fischer (ce qui n'est pas tout à fait conforme au modèle marxien de l'histoire, mais plutôt à celui d'Evola).
Cela nous donne un indice sur la manière dont Marx doit être lu par la droite : tout comme le capitalisme est compris comme l'expression d'une tendance plus large à la décomposition, nous pouvons lire l'oeuvre de Marx comme une analyse partielle, souvent ingénieuse, de certains aspects de la décomposition. Selon Fischer, « la catégorie Kapital est une spécification de la catégorie übergreifenden kulturphilosophisch-metaphysischen und soziologischen Dekadenz » (= la catégorie surplombante qu'est la décadence sociologique, culturelle-philosophique et métaphysique). D'autres Allemands comme Hegel, Nietzsche, Schmitt et Tönnies ont analysé d'autres aspects de la décadence. Une telle lecture est utilement complétée par Fischer car il propose une anthropologie politique qui manque à Marx, il répond à la question d'Evola « sous quel signe » nous luttons contre la décadence.
Un concept comme l'aliénation devient diffus sans une anthropologie et une métaphysique claires, sinon la question devient facilement la suivante: « aliéné de quoi ? ».
La lecture de Marx par Fischer illustre la valeur de la perspective politique, l'Europe féodale étant la « Heimat » à laquelle nous comparons le présent. En s'appuyant sur Marx, Fischer a identifié deux sous-processus dialectiques dans lesquels la relation entre la politique et l'économie est déformée. D'une part, la « Wirtsschaftsförmigkeit des Staates » (= "la formité économique de l'Etat"), d'autre part la « Staatsförmigkeit der Wirtschaft » (= "la formité étatique/politique de l'économie"). Cela signifie que les intérêts et les conflits économiques envahissent ou s'infiltrent dans l'État et que l'économie prend des dimensions politiques. Il n'est plus possible de déterminer « où finit l'économie et où commence l'État ». La description par Fischer de la manière dont les intérêts économiques réduisent et banalisent des choses telles que la nation, la famille, la paternité, l'amitié, l'amour et la terre est une lecture enrichissante et une clarification des thèmes de Marx. L'« économicisation » de l'État est liée à la domination de la bourgeoisie. Entre autres choses, la politique sera considérée comme une distraction par rapport à l'économie, et le parlement occupera le devant de la scène avec ses intrigues et ses querelles de partis. Tout cela a pour but de neutraliser la politique au sens propre du terme », ajoute Schmitt.
Fischer compare la société bourgeoise à la société féodale et constate que seule cette dernière était politique. Cela s'explique par le fait qu'il y avait des domaines au lieu de classes, que l'économie et les intérêts privés avaient des limites claires et qu'il existait une volonté et une autorité politiques. « Au Moyen-Âge, le peuple et l'État s'identifient », écrit Fischer, qui résume cette évolution par les mots suivants : “l'autorité de l'ensemble politique est remplacée par l'autorité des intérêts individuels”. Comme on le voit, Fischer, Schmitt, Niekisch et d'autres avaient accès à un appareil conceptuel concernant le politique qui complétait celui de Marx. Le reproche fait à la société bourgeoise n'est pas des moindres : elle est apolitique. « L'économie devient étatique, l'économie étatique, ce sont les deux faces d'un même processus : l'économicisation de la vie politico-sociale dans la phase finale de sa décomposition ».
Fischer a succinctement décrit des phénomènes modernes tels que le pouvoir du travail mort sur le travail vivant, l'objectivation et l'inversion des mots (voir avec le terme « valeur »). On retrouve le Der Arbeiter de Jünger dans les descriptions du progrès technologique et de la façon dont le « travailleur combiné » annule le bourgeois. Comparez par ailleurs le travaux de Debord et de Vaneigem avec la prise de conscience de Fischer que « le milieu dans lequel règne la mort est la monotonie ». La domination des morts est la domination des marchandises et de l'argent, l'une des idées les plus utiles de Marx, tant pour la droite que pour la gauche. Fischer décrit en détail « l'économicisation de la vie politique et sociale au stade final de sa décadence », la manière dont les acteurs économiques exploitent l'État, la manière dont l'État est lié aux conflits de classe, le dualisme entre l'intérêt privé et le droit, etc. Il considère ces processus comme des expressions de la décadence, comme des déviations de la relation correcte entre la politique et l'économie. Pendant la phase de décadence, l'économie envahit non seulement la politique, mais aussi l'art, la métaphysique, la famille, etc. Nous trouvons également ici une analyse intéressante de la relation entre la décadence et la bureaucratie. « La forme première de la totalité illusoire est la bureaucratie » selon Fischer, “la bureaucratie possède l'Etat, l'essence spirituelle de la société, c'est sa propriété privée” selon Marx. L'État moderne sert les intérêts économiques, son objectif est l'« anti-étatisme ».
Dans l'ensemble, il s'agit d'une lecture fascinante pour le lecteur avisé. Fischer aborde la relation entre Max Weber et le concept dialectique du capital de Karl Marx, il décrit le déclin progressif de l'ordre féodal et résume le « conservatisme » par les mots: « la phase finale du processus de décomposition doit être stabilisée ». Il est parfois susceptible de surprendre, par exemple dans la manière dont les deux fondateurs du marxisme considéraient l'État moderne. Fischer cite Engels sur « la maladie du crétinisme parlementaire » et Marx sur l'État moderne, en l'occurrence français, comme « un terrible parasite... vivant sur le dos de la société française ». Voici un complexe d'idées dans lequel le politique, les États et l'Empire s'opposent au totalitarisme bureaucratique et à une révolution managériale que Marx et Fischer n'auraient pu qu'imaginer. Karl Marx und sein Verhältnis zu Staat und Wirtschaft est une lecture de Marx initiée par la droite, une critique sociale précieuse à bien des égards, et parfois aussi surprenante qu'enrichissante pour la droite comme pour la gauche.
Pour en savoir plus:
Karl Marx und sein Verhältnis zu Staat und Wirtschaft
Hugo Fischer: Ernst Jünger’s Mentor – Tiana Berger – Junge Freiheit n°20 – 2000
En français: https://vouloir.eklablog.com/hugo-fischer-a48482356 (avec en plus : "Souvenir de Hugo Fischer", par Ernst Niekisch
Ex oriente ordo: Eine deutsche Philosophie zum Anbruch des planetarischen Zeitalters (anno 1933)
16:39 Publié dans Philosophie, Révolution conservatrice, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : karl marx, hugo fischer, révolution conservatrice, théorie politique, politologie, sciences politiques, philosophie, philosophie politique | |
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jeudi, 15 mai 2025
Joseph Vogl: Capital et ressentiment à l'ère digitale
Joseph Vogl: Capital et ressentiment à l'ère digitale
Entretien avec Ivan Areler
Le penseur allemand contemporain Joseph Vogl, auteur de Kapital und Ressentiment. Eine kurze Theorie der Gegenwart, a tenté de reconstruire de nouvelles formes de pouvoir dans l'entreprise, formes qui ont émergé à l'ère digitale (et non avant). Ces formes dépassent les cadres nationaux et s'incrustent massivement dans les processus de décision politique et économique. Pouvez-vous me dire qui est Joseph Vogl, quels ont été les thèmes de son oeuvre jusqu'ici et quelle est la teneur de son ouvrage "Kapital und Ressentiment" et dans quel cadre politique et/ou idéologique on pourrait éventuellement le situer?
Joseph Vogl est un penseur et philosophe allemand contemporain dont le travail se situe à la croisée de la littérature, de la philosophie, de l'économie politique et de la théorie des médias. Né en 1957, il enseigne la littérature allemande, les études culturelles et la théorie des médias à l’université Humboldt de Berlin. Son approche se caractérise par une réflexion critique sur les fondements idéologiques des systèmes économiques et politiques contemporains. Il est souvent perçu comme un penseur "interdisciplinaire", voire "iconoclaste", en raison de son refus des cloisonnements disciplinaires.
Les grands thèmes de l’œuvre de Joseph Vogl
Jusqu'à aujourd’hui, Vogl a exploré plusieurs axes majeurs :
Critique de l’économie politique :
Dans Das Gespenst des Kapitals (2010, Le Spectre du capital), Vogl s'intéresse aux discours qui entourent le capitalisme financier et tente de démontrer comment le capital s'est autonomisé au point de devenir un système autoréférentiel, échappant au contrôle politique classique.
Il y critique la figure du "marché autorégulateur" comme une fiction idéologique puissante.
Pouvoir et gouvernementalité :
Dans Der Souveränitätseffekt (2015, L’Effet de souveraineté), il analyse les formes de pouvoir qui se sont développées parallèlement à l'État souverain, notamment dans les sphères économiques et financières. Il montre que le pouvoir réel, dans les sociétés modernes, ne réside pas toujours là où les institutions l’assignent.
Théorie des médias et de la culture :
Plus tôt dans sa carrière, Vogl a beaucoup travaillé sur les rapports entre les formes littéraires et les régimes de savoir, notamment à travers Goethe ou la littérature du XVIIIe et XIXe siècle.
Kapital und Ressentiment (2021) : contenu et thèse principale
Dans Kapital und Ressentiment. Eine kurze Theorie der Gegenwart (Capital et ressentiment. Une brève théorie du présent), Vogl analyse comment le capitalisme numérique a transformé les modes de production, d’information et surtout de pouvoir.
Principaux axes du livre :
Un nouveau régime de pouvoir : le "pouvoir informationnel"
Vogl y identifie l’émergence d’un pouvoir transnational basé sur la collecte massive de données, la modélisation algorithmique du comportement humain et le ciblage informationnel.
Il parle d’un pouvoir qui ne passe plus par la souveraineté de l’État mais par des formes de gouvernementalité algorithmique, notamment exercée par les grandes entreprises technologiques (GAFAM, etc.).
L’économie de l’attention et la manipulation des affects
L’ère numérique, selon Vogl, n’est pas simplement marquée par l’information, mais par la gestion de l’affect, en particulier du ressentiment.
Les plateformes numériques exploitent ce ressentiment pour générer de l’engagement : radicalisation des opinions, polarisation, haine, colère… Ces affects deviennent des ressources économiques.
Une critique du néolibéralisme tardif
Il montre que nous sommes passés d’un néolibéralisme basé sur le marché et l’individu rationnel à un néolibéralisme technologique où l’individu est profilé, influencé, dirigé, sans toujours en avoir conscience.
Position politique et idéologique de Joseph Vogl
Joseph Vogl n’est pas un militant au sens traditionnel, mais son travail s’inscrit clairement dans une critique radicale du capitalisme contemporain et de ses effets sur les sociétés démocratiques.
Il est souvent comparé à des penseurs comme Michel Foucault, Giorgio Agamben, Byung-Chul Han ou Wendy Brown : une veine critique qui interroge les conditions de possibilité de la souveraineté, de la liberté et de la rationalité dans un monde gouverné par des logiques de marché.
Il ne propose pas de programme politique explicite, mais dénaturalise les discours dominants en révélant leur substrat idéologique.
On pourrait dire qu’il occupe une position post-marxiste, ou néo-foucaldienne, critique envers les promesses non tenues de la modernité libérale, et attentif aux mutations profondes du pouvoir dans l’ère numérique.
Pour résumer :
Joseph Vogl est un penseur critique majeur de l’économie et du pouvoir à l’ère numérique.
Il explore comment les nouveaux régimes de pouvoir s'exercent au-delà des États, à travers les données, les algorithmes, les plateformes.
Dans Kapital und Ressentiment, il montre comment le ressentiment devient une force structurante du capitalisme digital.
Politiquement, il est proche d’une critique radicale des logiques néolibérales, sans être engagé dans un cadre partisan.
Si vous pouviez nous mettre cette oeuvre de Vogl en perspective avec d'autres penseurs ou philosophes, cela nous conviendrait. Aussi, nous serions très heureux si vous pouviez quelque peu préciser ce qu'il entend, sur base d'une étude de l'oeuvre poétique de Goethe, par "rapport entre formes littéraires et régimes de savoir", notamment dans le cadre du 19ème siècle allemand?
Ce sont là deux dimensions fondamentales de l’œuvre de Vogl : d’un côté, sa critique contemporaine du pouvoir à l’ère numérique, et de l’autre, sa généalogie des régimes de savoir en lien avec la littérature, notamment chez Goethe. Et l’une n’est pas étrangère à l’autre : chez Vogl, la forme littéraire n’est jamais neutre, elle participe à la configuration historique d’un régime de rationalité, d’un rapport au monde, voire d’un mode de gouvernementalité.
1. Mise en perspective de Kapital und Ressentiment
Vogl s’inscrit dans un champ intellectuel critique large, qu’on pourrait qualifier de généalogie du capitalisme numérique. Voici quelques rapprochements féconds :
Michel Foucault
Vogl reprend (sans toujours le dire explicitement) la notion de gouvernementalité développée par Foucault : l’idée que le pouvoir moderne ne s’exerce pas principalement par la violence ou la loi, mais par la production de savoirs, de normes, de comportements.
Là où Foucault étudiait l’économie politique classique, la psychiatrie, la biopolitique, Vogl prolonge la généalogie dans le champ des données, de l'information, de l'affect.
Shoshana Zuboff – The Age of Surveillance Capitalism
Très proche thématiquement : Zuboff théorise le "capitalisme de surveillance" comme une nouvelle phase dans laquelle les comportements humains sont extraits, analysés, modélisés, non seulement pour prédire mais pour influencer les actions futures.
Là où Vogl insiste sur les affects (le "ressentiment") comme ressource, Zuboff parle de "rendement comportemental".
Byung-Chul Han
Philosophe germano-coréen qui, comme Vogl, critique l’époque actuelle sous l’angle de ses pathologies affectives et sociales.
Dans La société de la transparence ou Psychopolitique, Han décrit une société où le contrôle ne passe plus par la répression, mais par l’incitation, la transparence, et l’auto-exposition.
Le "ressentiment" chez Vogl pourrait dialoguer avec la "positivité toxique" chez Han: deux formes d’affect mobilisées et instrumentalisées par le capitalisme tardif.
Wendy Brown & les critiques du néolibéralisme
Dans Undoing the Demos, Brown montre comment la logique néolibérale transforme les sujets politiques en agents économiques, calculant chaque geste selon une logique de profit.
Vogl va plus loin : dans le capitalisme digital, il ne s’agit même plus d’un calcul rationnel, mais de profilage émotionnel et comportemental, hors de la conscience.
2. Vogl, Goethe et la poétique des savoirs
Avant d’être un théoricien du capitalisme, Vogl est un philologue formé à la littérature allemande classique. Son travail sur Goethe est fondateur pour comprendre sa méthode.
Le projet : penser la littérature comme un lieu de production du savoir
Dans des ouvrages comme Kalkül und Leidenschaft (1998) ou Poetologien des Wissens (Poétiques du savoir), Vogl s’intéresse à la manière dont la littérature ne reflète pas simplement un savoir préexistant, mais met en scène des modes de connaissance, voire expérimente de nouvelles formes de rationalité.
Chez Goethe, il identifie une tension entre :
La passion et la raison, c’est-à-dire entre forces affectives et logiques formelles.
Le calcul et le vivant, par exemple dans les écrits scientifiques de Goethe, qui s’opposent à une logique purement mécaniste du monde.
Goethe comme figure critique de la modernité scientifique
Goethe, notamment dans ses écrits sur la morphologie, propose une approche du vivant fondée sur la forme, la transformation, l'intuition — contre le réductionnisme analytique de la science naissante.
Vogl y voit une forme de contre-modèle épistémologique, où la littérature et la science ne sont pas séparées mais dialoguent dans une même recherche de compréhension du monde.
Goethe et la figure du savant : le roman comme laboratoire de pouvoir
Dans Les Affinités électives, par exemple, Goethe applique un langage chimique (les "affinités") à des relations humaines — ce que Vogl lit comme une formalisation des passions, une tentative de mathématiser l’imprévisible.
Cette mise en forme des désirs humains n’est pas innocente : elle reflète une volonté de contrôle rationnel sur l’individu, annonçant des régimes de pouvoir modernes.
Le 19e siècle comme moment de bascule
Le 19e siècle allemand voit l’émergence d’une bureaucratie rationalisée, d’une science positiviste, de l’État-nation, etc.
Vogl montre que la littérature de cette époque participe à l’imagination politique de ces structures — elle est à la fois un miroir et un moteur de la rationalisation du monde (Max Weber n’est pas loin ici).
En résumé
Chez Vogl, l’histoire de la rationalité moderne est indissociable des formes littéraires. Il voit dans les œuvres de Goethe un moment clé où la pensée du vivant, du calcul, du pouvoir et de l’affect s’articulent.
Ce regard "généalogique" sur la modernité se prolonge dans sa critique du capitalisme digital, qui reprend les mêmes tensions, mais en les inscrivant dans des logiques techniques et globalisées.
Il est l’un des rares penseurs à faire le lien direct entre esthétique, économie, et pouvoir, dans une perspective longue, du romantisme allemand à la Silicon Valley.
Les différences et/ou accointances entre Vogl et des auteurs tels Benjamin et Adorno m'intéresse. Par ailleurs a-t-il évoqué ou non l'idée de Nietzsche d'une "transvaluation des valeurs"?
Joseph Vogl se situe à un carrefour intellectuel où l'on croise des noms comme Benjamin, Adorno, Nietzsche, Foucault, Heidegger, etc. Comparer son œuvre à celle de Benjamin et Adorno, et examiner ses rapports avec la pensée de Nietzsche, permet d’éclairer sa philosophie de la modernité et la manière singulière dont il articule pouvoir, savoir, littérature et économie.
Chacun de ces pôles interagit avec les autres. Par exemple :
La littérature est un laboratoire de formes qui préfigurent des formes de rationalité politique ou économique.
Le pouvoir ne se comprend plus uniquement par l’institution, mais par la circulation de savoirs, de récits, d’affects.
Le ressentiment n’est plus un symptôme psychologique mais une ressource économique et politique.
Comparaison avec Benjamin et Adorno
Avec Walter Benjamin :
Affinités: Tous deux pensent historiquement. Benjamin dans une veine messianique et dialectique, Vogl dans une veine généalogique et critique.
L’idée que la technique transforme la perception, la politique, et la culture les rapproche (cf. Benjamin et l’art à l’ère de sa reproductibilité technique // Vogl et l’ère numérique).
Une attention aux formes culturelles mineures comme révélatrices de vérités historiques.
Différences : Benjamin reste très attaché à une philosophie de l’histoire messianique, où la rédemption est possible dans l’instant.
Vogl est plus foucaultien, sans horizon eschatologique ou salut: il étudie les formes de pouvoir sans promesse.
Avec Theodor W. Adorno :
Affinités : Critique de la rationalité instrumentale, de la réification, de l’aliénation dans les systèmes économiques et culturels.
Intérêt commun pour Goethe, mais dans une perspective différente: Adorno l’aborde dans sa critique de la culture bourgeoise, tandis que Vogl en fait un laboratoire épistémologique.
Différences : Adorno reste attaché à une dialectique négative, profondément imprégnée de marxisme hégélien.
Vogl, lui, se situe plutôt dans une logique post-marxiste et post-structuraliste, méfiant à l’égard des totalités dialectiques, et préférant des lectures discontinues, locales, archéologiques.
On pourrait dire que Vogl est une sorte d'héritier indiscipliné de la Théorie critique : il partage sa méfiance à l'égard de la raison capitaliste, mais adopte des outils foucaldiens, littéraires, et "poétologiques" pour la déconstruire.
Vogl et Nietzsche : la transvaluation des valeurs
Vogl ne consacre pas d’ouvrage entier à Nietzsche, mais l’influence est là, diffuse, mais structurante, notamment sur deux plans :
- Le pouvoir et les affects
Nietzsche, dans La Généalogie de la morale, montre que les systèmes moraux sont des dispositifs de pouvoir intériorisés, fondés sur des affections négatives (culpabilité, ressentiment).
Chez Vogl, ce ressentiment devient une ressource exploitable par les régimes économiques numériques : ce n’est plus un simple symptôme de l’âme blessée, mais une donnée, une énergie sociale, voire une marchandise.
- La transvaluation des valeurs
Nietzsche appelait à une refondation des valeurs, au-delà du bien et du mal, contre la morale chrétienne de la faiblesse.
Vogl n’appelle pas à une transvaluation explicite, mais on peut dire qu’il diagnostique un processus involontaire de reconfiguration des valeurs dans l’ère numérique :
La vérité devient moins une fin qu’un effet de viralité.
La liberté devient un choix programmé par des algorithmes.
Le sujet rationnel devient un profil comportemental.
Ainsi, sans être nietzschéen au sens strict, Vogl s’inscrit dans une logique de généalogie critique, là où Nietzsche interrogeait les origines des valeurs, et Foucault leur sédimentation dans des dispositifs.
En résumé
Vogl partage avec Benjamin et Adorno une critique radicale de la modernité, mais en mobilisant des outils post-foucaldiens et en mettant l’accent sur le numérique, le ressentiment et l’information.
Il n’est pas un lecteur explicite de Nietzsche, mais il hérite de son intuition fondamentale : le pouvoir est inscrit dans les valeurs, les formes, les discours – et aujourd’hui, dans les algorithmes.
Sa spécificité : relier littérature, savoir et pouvoir, de Goethe à Google, en passant par les passions, les formes esthétiques et les infrastructures techniques.
En savoir plus sur les notions de "gouvernementalité algorithmique" et de "poétique des savoirs" nous conviendrait parfaitement.
Ces deux notions sont centrales pour comprendre l’originalité de la pensée de Joseph Vogl. Elles permettent d’articuler les nouvelles formes de pouvoir technologique et le rôle des récits, des formes littéraires ou culturelles dans la production de savoir. Elles peuvent sembler très différentes, mais chez Vogl, elles dialoguent intimement : la manière dont une société "raconte" le monde n’est jamais innocente — elle participe à sa gouvernance effective.
1. La gouvernementalité algorithmique
Origine du terme
La notion est un prolongement critique de la "gouvernementalité" chez Michel Foucault, c’est-à-dire :
"L’ensemble constitué par les institutions, les procédures, les analyses, les calculs, les tactiques qui permettent d’exercer une forme très spécifique de pouvoir : le gouvernement des conduites."
Chez Foucault, la gouvernementalité moderne émerge à partir du XVIIIe siècle, avec l'État libéral : il ne s’agit plus de gouverner seulement par décret ou par force, mais par des mécanismes d’incitation, de régulation, de normalisation des comportements.
Vogl prolonge cette idée dans le monde post-légal, post-étatique, datafié et algorithmisé.
La gouvernementalité algorithmique, chez Vogl, se définit comme :
Un régime de pouvoir déterritorialisé fondé sur la collecte, le traitement et l'exploitation de données massives, qui permet de modéliser, prédire et orienter les comportements humains, souvent de manière préconsciente et sans intervention explicite d’un appareil d’État.
Ses caractéristiques principales :
- a) Profilage comportemental
Chaque individu devient une matrice de données (géolocalisation, achats, réseaux, recherches…).
Ces données ne servent pas à "connaître" l’individu comme une personne morale ou politique, mais à anticiper ses actions, à le rediriger (via la publicité, l’interface, l’algorithme de recommandation).
- b) Pouvoir sans visage
Ce régime ne repose plus sur des figures visibles du pouvoir (roi, juge, bureaucrate) mais sur des architectures techniques, souvent opaques.
Ce pouvoir est dispersé, automatisé, intégré à l’environnement (smartphones, applis, plateformes, objets connectés).
- c) Économie de l'affect
Les plateformes optimisent l’engagement via des affects polarisants : indignation, peur, colère, ressentiment. L’algorithme "apprend" que l’indignation génère du clic.
Ainsi, le ressentiment devient une ressource économique, un carburant du capitalisme attentionnel.
- d) Subversion de la rationalité
La figure classique du sujet rationnel autonome (hérité des Lumières) est supplantée par un sujet calculé, anticipé, nudgé, dans un environnement de micro-incitations invisibles.
En résumé :
Le pouvoir ne vous dit plus quoi faire : il prédit ce que vous allez faire, puis crée les conditions pour que cela se réalise — sans que vous sachiez qu’on vous a influencé.
2. La poétique des savoirs
Ce concept est plus "littéraire", mais tout aussi crucial. Il s’agit d’un des apports les plus originaux de Vogl, notamment dans Poetologien des Wissens et Kalkül und Leidenschaft.
Qu’entend-on par "poétique des savoirs" ?
L’idée que les formes littéraires (romans, récits, styles, genres) ne se contentent pas de représenter un monde déjà connu, mais participent activement à la production des savoirs — y compris scientifiques, économiques, politiques.
Trois idées centrales :
- a) La forme fait savoir
Par exemple, un roman épistolaire ne transmet pas la même compréhension du monde qu’un roman réaliste à narrateur omniscient.
La forme narrative configure une perception du temps, de la causalité, de l’individualité, etc.
- b) La littérature comme lieu d’expérimentation
Goethe, Kleist, Büchner, mais aussi Kafka ou Musil, ne sont pas "des artistes qui expriment leur époque", mais des penseurs qui mettent en scène des configurations possibles du savoir, du droit, de la responsabilité, de la folie…
Chez Goethe, par exemple, Vogl étudie comment le langage scientifique s’infiltre dans la fiction (cf. Les Affinités électives) et modèle les affects.
- c) Les régimes de savoir sont historiques
La "science" n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui. La frontière entre science, fiction, et mythe a été mobile.
La poétique des savoirs étudie cette mobilité historique, en interrogeant les formes culturelles par lesquelles un monde devient pensable, dicible, représentable.
En quoi cela rejoint la gouvernementalité ?
- La littérature préfigure souvent des dispositifs de pouvoir : Vogl montre comment certaines formes littéraires normalisent des comportements, des structures sociales (notamment dans la bourgeoisie naissante).
- Inversement, aujourd’hui, les formes algorithmiques jouent le rôle qu’avait la littérature dans le passé : elles produisent des savoirs sociaux, structurent des subjectivités, modèlent la perception du réel.
Synthèse (en une phrase chacun)
Gouvernementalité algorithmique : régime de pouvoir technologique où les comportements sont orientés par la donnée et l’algorithme, souvent sans conscience ni consentement.
Poétique des savoirs : étude des formes culturelles et littéraires comme producteurs historiques de rationalité, de normativité et de savoir.
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mercredi, 14 mai 2025
Marxiens, oui. Marxistes, non
Marxiens, oui. Marxistes, non
par Alessio Mannino
Source : https://www.ariannaeditrice.it/articoli/marxiani-si-marxi...
Le 5 mai 1818 naissait à Trèves ce penseur brillant, profond, infatigable, fiévreux, utopiste malgré lui, politiquement autoritaire et philosophiquement incontournable qu'était Karl Marx. Il existe d'innombrables bibliothèques sur sa biographie et son œuvre, et il ne s'agit pas ici de se lancer dans une nouvelle interprétation fantaisiste (nous ne sommes d'ailleurs pas dignes d'en formuler une nouvelle). Mais l'occasion, qui nous est donnée ici, nous donne le droit de mettre un point final à son actualité, du moins à mon avis: le marxisme reste une pensée vivante et fertile en tant que méthode analytique, alors qu'il est gangréné de l'intérieur et devenu inutile en tant que conception palingénésique. C'est une idée qui a toujours été hérétique dans le camp marxiste (le premier à l'avoir formellement théorisée fut l'Allemand Karl Korsch, il y a cent ans, une sorte d'anti-Lukacs, qui a fini dans l'oubli précisément parce qu'il était un pestiféré et un réprouvé). Mais la thèse reste la même. D'autant plus aujourd'hui, après les échecs pratiques du communisme tel qu'il a été appliqué, où l'on peut, et même, d'après moi, l'on doit se dire marxien mais non pas marxiste.
Marx, comme on le sait, est un élève rebelle de Hegel. Le philosophe prussien, dans son article de 1802 intitulé « La Constitution de l'Allemagne », définit l'esprit bourgeois comme relevant d'une « préoccupation constante » pour la propriété. Le bourgeois est avant tout un individu angoissé. Quelques années plus tard, dans son opus majeur, la Phénoménologie de l'esprit, il formule sa fameuse conception du travail comme devoir d'émancipation, « discipline de service et d'obéissance » sans laquelle la peur de la mort, propre à l'être humain, « reste intérieure », polluant la conscience qui, dès lors, « ne devient pas conscience elle-même ». Pour Hegel, et même les pierres le savent, ce qui constitue l'histoire humaine est le processus dialectique de l'autoconscience progressive de l'Esprit. Marx, dans son objectif de « remettre la dialectique hégélienne sur pied », a substitué la matière à l'Esprit (c'est cela le matérialisme historique), tout en maintenant l'aspiration au progrès, à l'amélioration et à l'humanisation, qui, selon lui, étaient entravés par les structures sociales oppressives, dominées à l'époque par la bourgeoisie. C'est-à-dire par le bourgeois dévoué à ses affaires plutôt que, comme le prolétaire, à l'émancipation de l'humanité entière, laquelle serait même, un jour, libérée du travail en tant que tel, grâce au communisme (« de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »).
Comme l'a souligné Simone Weil dans ses fulgurantes Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale, Marx attribuait en effet au rêve révolutionnaire la tâche de libérer « non pas les hommes, mais les forces productives ». L'attention de Marx s'est progressivement déplacée de l'homme concret vers la production: ce n'est pas un hasard si le concept d'aliénation (la perte d'humanité de l'homme en tant qu'esclave de la machine capitaliste), si central et significatif pour la postérité, c'est-à-dire pour nous, n'est pas développé par le Marx de la maturité, qui laisse plutôt inachevée l'imposante cathédrale théorique qu'est le Capital.
L'image de la société communiste reste vague, essentiellement identifiée à l'extinction de l'État. Ce dernier est remplacé par une organisation sociale calquée sur le régime hyper-rationnel de la grande entreprise, que Friedrich Engels résume ainsi : « du gouvernement des hommes à l'administration des choses ». Une immense étendue de communautés qui tendent à se pacifier dans la mesure où elles sont régies par des principes, dirions-nous aujourd'hui, de rationalisation des ressources, visant au développement maximal de la productivité. Disons-le tout net : un cauchemar, plutôt qu'un rêve.
En effet, Weil a toujours observé que la limite macroscopique de Marx consistait dans le fait que son anticapitalisme « s'accordait profondément avec le courant général du capitalisme ». C'est-à-dire la mécanisation, la concentration, la managérialisation, tout le système d'asservissement que l'on verrait à l'œuvre dans le fordisme-taylorisme américain. En un mot : le productivisme, qui se traduit aujourd'hui par le dogme de la croissance économique infinie. Une exigence purement machinique, un automatisme de système, un article de foi rationnel, anxiogène, disciplinaire et aliénant vis-à-vis de tout. Mais rien de raisonnable et d'humain, absolument rien, ne s'y manifeste.
La part fallacieuse du philosophe barbu de Trèves ne réside donc pas tant dans la prédiction erronée de la baisse tendancielle du taux de profit, que dans la vision eschatologique de fin des temps d'un règne futuriste et saturnien, débarrassé de la pénibilité du travail et de l'âpreté des conflits.
C'est pourquoi le marxisme, entendu comme pensée systématique, n'a plus grand-chose à nous dire, après le 20ème siècle: non pas parce que le capitalisme a battu en efficacité et en efficience les expériences du communisme tel qu'il a été réalisé, mais avant tout à cause de la déshumanisation qu'il portait dans son ADN, et dans laquelle toute tentative de poursuite d'un idéal abstrait et réductricement rationaliste finit invariablement par se déverser. C'est un fait établi: la poursuite aveugle du bonheur collectif conduit à la persécution aveugle et au malheur chronique des individus, pris dans leurs interactions, leurs relations et leurs rapports sociaux. Dans leur vie, en somme. Méfions-nous donc de ceux qui imprègnent encore les révolutionnarismes d'une saveur messianique, introduisant dans leur militantisme trop de transcendance et d'actes de foi. La révolution est possible, mais pour retourner le conflit en faveur des aliénés selon la justice. Pas pour le supprimer, ce qui est humainement impossible et indésirable. Ici, le républicain, qui est aussi précisément conflictualiste, Machiavel, peut servir d'excellent antidote (ce n'est pas pour rien que Machiavel, cette pierre angulaire qui va bien au-delà du machiavélisme maniéré, est un auteur totalement ignoré par Marx).
En quoi Marx reste-t-il non seulement utile, mais indispensable ? Dans le diagnostic de la maladie capitaliste (un terme, bien sûr, qu'il n'aurait pas utilisé, nous l'utilisons pour indiquer toute la difformité et l'insalubrité dont est victime la condition psychophysique, aussi bien que politique, de l'homme-animal: une aliénation, en fait, selon moi, qui est comparable à bien des égards à l'inévitable fléau du nihilisme, diagnostiqué plutôt par Nietzsche).
Dans la mise en évidence de la nature de l'argent, qui provoque un manque inhumain d'empathie en étouffant à la racine le besoin naturel de communauté (« l'indifférence », dit Marx). Dans le chapitre III de la prophétie que constitue le Capital, celle-ci ponctuellement réalisée, est l'« aristocratie financière » qui étendra sa domination au monde entier. Enfin, même s'il est banal de le souligner, dans la subordination lucide de tout jugement à l'examen rigoureux des forces en présence à un moment historique donné, afin de relier les superstructures idéologiques aux structures de pouvoir sous-jacentes (sans tomber pour autant dans un économisme puéril - erreur dans laquelle, contrairement à certains de ses épigones, Marx n'est jamais tombé). Marx est donc toujours vivant. Le marxisme, beaucoup moins. D'ailleurs, malgré le maniement despotique et férocement polémique qui caractérisait le Marx politique actif dans le mouvement ouvrier, c'est lui-même qui disait, selon un témoignage d'Engels, que « ce qui est certain, c'est que je ne suis pas marxiste ». Deux siècles plus tard, nous pouvons d'autant plus nous permettre de ne pas l'être.
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mardi, 13 mai 2025
Economie verte et écologisme néolibéral
Economie verte et écologisme néolibéral
Diego Fusaro
Source: https://posmodernia.com/business-ecologico-el-ambientalis...
Il existe un paradoxe apparent lié à la question de l'apocalypse environnementale qu'il convient d'aborder : le logo dominant dans le cadre du technocapitalisme du nouveau millénaire non seulement ne reste pas silencieux face au dilemme de la catastrophe imminente, mais l'élève au rang d'objet d'une prolifération discursive hypertrophique. L'urgence environnementale et climatique est, à juste titre, l'un des sujets les plus soulignés et les plus discutés dans l'ordre actuel du discours.
Cela semble, à première vue, une contradiction dans les termes, si l'on considère que poser ce dilemme revient à énoncer la contradiction même du capital, qui est son fondement. Ne serait-il pas plus cohérent avec l'ordre technocapitaliste d'occulter - ou du moins de marginaliser - cette question problématique, d'une manière similaire à ce qui se passe avec la question socio-économique du classisme et de l'exploitation du travail, rigoureusement exclue du discours public et de l'action politique ?
Affirmer que, contrairement au problème de l'exploitation du travail (qui reste largement invisible et qui, de toute façon, peut être facilement éludé par le discours dominant), la question environnementale est claire et évidente aux yeux de tous, oculos omnium, et que, par conséquent, il serait impossible de l'éviter comme si elle n'existait pas, revient à faire une affirmation vraie mais, en même temps, insuffisante: une affirmation qui, en outre, n'expliquerait pas les raisons pour lesquelles le discours dominant non seulement aborde ouvertement la question, en la reconnaissant dans sa pleine réalité, mais tend même à l'amplifier et à la transformer en une urgence et en une véritable urgence planétaire.
La thèse que nous entendons soutenir à cet égard est qu'il existe une différence notable entre la question environnementale et la question socio-économique (que Marx appellerait, sans périphrase et à juste titre, « lutte des classes »). Cette dernière ne peut en aucun cas être « normalisée » et métabolisée par l'ordre technocapitaliste qui, en fait, opère de telle sorte qu'elle n'est même, tendanciellement, jamais mentionnée (ni, ça va sans dire par les forces du camp gauche de la politique, depuis longtemps redéfini comme gauche néolibérale ou, mieux encore, « sinistrash » - gauche poubelle). Margaret Thacher, quant à elle, avait déjà ostracisé le concept même de classe sociale, le qualifiant de vestige inutile et pernicieux du communisme (selon ses propres termes : « la classe est un concept communiste. Il sépare les gens en groupes comme s'il s'agissait de parcelles et les monte ensuite les uns contre les autres").
Comme nous l'avons montré plus en détail dans notre étude Démophobie (2023), les droits sociaux sont remplacés dans l'ordre discursif et dans l'action politique par des « droits arc-en-ciel », c'est-à-dire par ces caprices de consommateurs qui, en plus de permettre de détourner le regard du conflit de classe, sont intrinsèquement fonctionnels à la logique néolibérale d'expansion de la marchandisation du monde de la vie. Et les forces politiques sont toutes réorganisées à l'extrême centre de la grosse Koalition néolibérale, apparaissant de plus en plus comme des articulations du parti unique du turbo-capital qui élève le fanatisme économique et le classisme, l'impérialisme et l'aliénation à un destin inéluctable et à un horizon exclusif (il n'y a pas d'alternative).
Contrairement à la question socio-économique, la question environnementale peut être métabolisée et - littéralement - rentabilisée par l'ordre technocapitaliste pour de multiples raisons. Précisons toutefois que l'ordre discursif néolibéral affronte et, en fait, amplifie la question environnementale et climatique dans l'acte même par lequel il la déclare abordable et résoluble mais toujours et seulement dans le cadre du technocapitalisme, neutralisant a priori la pensabilité de toute arrière-pensée ennoblissante éloignée de la prose de la réification du marché et de la Technique. Et c'est en fonction de cette clé herméneutique que s'explique l'intensification discursive néolibérale de l'urgence climatique et environnementale, toujours caractérisée par l'occultation de la matrice capitaliste des désastres.
Bien canalisée dans les rails de la mondialisation néolibérale, la question environnementale peut jouer, pour l'ordre dominant, le rôle d'une fonction efficace de défocalisation du regard sur la question socio-économique, le classisme, l'exploitation et l'impérialisme. Pour comprendre cet usage apotropaïque dans toutes ses implications, on peut par exemple se référer au rapport de 1991 intitulé La première révolution mondiale, publié par le « Club de Rome », une association fondée en 1968 par l'homme d'affaires Aurelio Peccei, le scientifique écossais Alexander King et le turbo-capitaliste milliardaire David Rockefeller : une entité que l'on peut à juste titre classer parmi les nombreux think tanks (du Cato Institute à la Heritage Foundation, de l'Adam Smith Institute à l'Institute of Economic Affairs) au service de l'ordre dominant, auquel ils apportent une caution idéologique.
Ainsi, on peut lire dans le rapport de 1991 : « Dans la recherche d'un nouvel ennemi qui pourrait nous unir, nous avons trouvé l'idée que la pollution, la menace du réchauffement climatique, la pénurie d'eau potable, la faim et d'autres choses du même genre serviraient notre objectif ». En somme, la question verte doit être habilement identifiée comme une contradiction fondamentale et un « ennemi commun » capable de nous unir ("un nouvel ennemi pour nous unir") dans une bataille qui, d'une part, détourne le regard du conflit entre le Serviteur et le Seigneur et, d'autre part, conduit le premier à adhérer à nouveau à l'agenda du second, notamment aux nouvelles voies du capitalisme écologique telles qu'elles seront sculptées dans les années à venir.
Le rapport du Club de Rome peut être accompagné d'un autre document datant de deux ans plus tôt qui, malgré les différences de nuances et d'intensité des approches, propose un schéma de pensée convergent. Il s'agit d'un discours prononcé par Margaret Thatcher le 8 novembre 1989 devant l'Assemblée générale des Nations Unies. Il est animé, entre les lignes, par la volonté d'identifier un nouvel « ennemi commun » pour remplacer le « socialisme réel », déjà en déclin (il est significatif que le discours de la Dame de fer ait eu lieu à la veille de la chute du mur de Berlin). Et que, par conséquent, il peut être assumé comme le nouveau défi global au capitalisme, en impliquant tout le monde dans son projet. Selon Thatcher, « de tous les défis auxquels la communauté mondiale a été confrontée au cours de ces quatre années, l'un d'entre eux est devenu plus évident que tous les autres, à la fois en termes d'urgence et d'importance : je veux parler de la menace qui pèse sur notre environnement mondial ».
Le sermon de la Dame de fer est parfois encore plus symptomatique du nouvel esprit du temps que le rapport du « Club de Rome », en particulier dans son insistance sur la nécessité de traiter la question environnementale sans renoncer à l'impératif de croissance, préservant ainsi le capitalisme sous une forme éco-durable tout en se consacrant à la croissance économique. Pour reprendre les termes de Thatcher, « nous devons faire ce qu'il faut sur le plan économique. Cela signifie que nous devons d'abord avoir une croissance économique continue afin de générer la richesse nécessaire pour payer la protection de l'environnement ». L'astuce - une constante dans l'ordre du discours néolibéral - consiste à dénoncer le problème environnemental, en accompagnant immédiatement la dénonciation de la reconnaissance que la croissance, le développement et les auri sacra fames - la faim d'or maudite - du capital ne sont pas la cause, mais la solution possible : « nous devons résister à la tendance simpliste de blâmer l'industrie multinationale moderne pour les dommages causés à l'environnement. Loin d'être les méchants, ce sont eux sur qui nous comptons pour enquêter et trouver des solutions ».
Ainsi, suivant le discours de Thatcher, qui résume le nouvel esprit du capitalisme vert in statu nascendi - en phase d'émergence - la critique du capitalisme comme cause de la destruction de l'environnement (en un mot, l'environnementalisme socialiste) serait une « tendance simpliste », du fait que les industries multinationales, « loin d'être les méchants », sont les agents qui peuvent mener les recherches et trouver les solutions au dilemme. Cependant, le non sequitur dans lequel la réflexion de Thatcher, et avec elle, la raison d'être néolibérale elle-même, s'enlisent est que, même à supposer que les entreprises multinationales puissent trouver la solution, cela ne peut servir d'alibi à leur responsabilité dans la genèse de la tragédie, comme semble l'indiquer le passage cité plus haut. Et, de toute façon, comme nous essaierons de le montrer, les « solutions » recherchées et trouvées par l'industrie multinationale moderne évoluent toujours sur la base de l'acceptation (et de la reproduction perpétuelle) de la contradiction qui génère le problème.
Par conséquent, l'ordre hégémonique admet et même encourage le discours sur la catastrophe, tant qu'il est invariablement articulé dans les périmètres du cosmos technocapitaliste, supposé comme un a priori historique non modifiable ou, en tout cas, comme le meilleur système possible à la fois parmi ceux qui ont déjà existé et parmi ceux qui pourraient éventuellement exister en tant qu'alternative.
L'évocation constante de la catastrophe climatique et l'exigence d'y remédier sont donc permises et d'ailleurs constamment induites, à condition que les recettes et les solutions soient administrées par la logique du profit et le maintien de la forme valeur comme fondement du système de production.
Enfin, si l'environnementalisme néolibéral est ouvertement promu et pratiqué par les modèles politiques de l'Occident - ou, plus précisément, de l'Ouest -, l'environnementalisme socialiste est découragé et diabolisé, soit sur la base de ce que Fisher a défini comme le « réalisme capitaliste » (selon lequel il n'y aurait pas d'alternatives à ce qui existe), soit sur la base de la stigmatisation de la passion utopique et anti-adaptative, idéologiquement assumée comme prémisse à la violence et au retour des atrocités du 20ème siècle.
En d'autres termes, le turbo-capitalisme pose et débat la question de l'apocalypse verte en se présentant comme la solution et non comme l'origine du problème: ainsi, tout en cultivant les causes de la catastrophe, il se propose de travailler sur les effets, dans une perspective qui, de surcroît, est fonctionnelle à la préservation de la logique du capitalisme lui-même. Il va sans dire qu'affronter le dilemme environnemental en restant sur le terrain du technocapitalisme signifie, dans la meilleure des hypothèses, ne pas le résoudre et, dans la pire (comme nous pensons que c'est effectivement le cas), renforcer encore les bases de la catastrophe.
En particulier, nous tenterons de montrer comment, sous la forme de l'environnementalisme néolibéral, le discours turbo-capitaliste sur l'apocalypse verte tente, d'une part, de moduler les stratégies de résolution de la catastrophe qui, présupposant l'ordre technocapitaliste et son maintien, sont toutes vouées à l'échec et, d'autre part, de neutraliser préventivement la viabilité de l'option de l'environnementalisme socialiste. Sans exagérer, si le logo hégémonique s'approprie le discours environnemental, c'est en raison de sa volonté de le sortir du camp socialiste pour le ramener - et donc le « normaliser » - sur le terrain néolibéral, plutôt qu'en raison de sa volonté réelle de remédier au cataclysme qui s'annonce. D'autre part, pour les porte-drapeaux du fanatisme techno-économique - pour paraphraser Jameson - il est plus facile et moins douloureux d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme.
L'hypertrophie discursive de la question environnementale à l'ère néolibérale s'explique par trois raisons principales, qui seront examinées ci-dessous : (a) la transformation de l'urgence environnementale elle-même en une source d'extraction de la plus-value, qui se produit surtout en vertu du système manipulateur de l'économie verte et de ses « sources renouvelables » d'affaires ; (b) le brouillage du regard par rapport au conflit socio-économique (qui, comme on l'a rappelé, ne peut être incorporé et normalisé dans l'ordre technocapitaliste, contrairement à la question environnementale) ; (c) la fabrique de la crise et le gouvernement de l'économie de marché, qui sont les principaux responsables de l'hypertrophie discursive de la question environnementale à l'ère néolibérale ; c) la fabrique de la crise et l'utilisation gouvernementale de l'urgence, sous la forme d'un « Léviathan vert » qui utilise la crise elle-même comme ars regendi - l'art de gouverner - pour consolider, optimiser et étendre la domination technocapitaliste sur la vie.
Sur la base de ces hypothèses, l'économie verte peut être comprise à juste titre comme la solution que la raison néolibérale propose pour la question environnementale, dans une tentative non pas tant de sauver la planète (et avec elle, la vie) du capitalisme, mais de sauver le capitalisme lui-même des impacts environnementaux et climatiques. En d'autres termes, l'économie verte aspire à garantir que le capital puisse, de quelque manière que ce soit, surmonter sa contradiction intrinsèque qui se traduit par l'épuisement des ressources et la neutralisation du « remplacement organique » de la mémoire marxienne : pour rendre cela possible, le punctum quaestionis - l'état de la question - conduit à la redéfinition du capitalisme lui-même, selon une nouvelle configuration verte, qui lui permet de poursuivre la valorisation de la valeur, en évitant la récession et en reportant dans le temps l'éclatement de la contradiction.
Les élites turbo-financières apatrides s'approprient les revendications écologistes croissantes, nées dans les années 1970 et devenues de plus en plus solides, et les détournent vers les circuits de l'économie verte, en cohérence avec laquelle la limite environnementale doit être perçue non pas comme un obstacle au développement, mais comme une opportunité de profit sans précédent, comme un moteur de croissance renouvelé et comme le fondement d'un nouveau cycle d'accumulation.
L'erreur qui est à la base de l'« économie verte » et, plus généralement, de l'environnementalisme néolibéral dans toutes ses extra-inspections, peut être facilement identifiée dans la conviction générale que la contradiction ne réside pas dans le capitalisme en tant que tel, mais dans son fonctionnement, encore insuffisamment calibré pour trouver un équilibre avec la nature.
En somme, le capitalisme est perçu comme la thérapie d'un mal qui, tout au plus, peut être compris comme la conséquence d'une application encore perfectible du capitalisme lui-même. Il va sans dire que ce qui échappe à la raison d'être néolibérale, c'est que, comme Marx et Heidegger l'ont montré - bien que sur des bases différentes - c'est le fondement même du technocapitalisme qui consomme les entités dans leur totalité et conduit à l'épuisement de la nature.
En bref, le capitalisme n'est pas malade, comme les hérauts de l'économie verte et de l'environnementalisme néolibéral semblent vouloir le suggérer : il est la maladie. Il ne s'agit donc pas de guérir le capitalisme, mais de guérir l'humanité et la planète du capitalisme. Cela signifie que ni la justice sociale ni même un véritable environnementalisme ne peuvent exister sans l'anticapitalisme. Prétendre guérir le capitalisme signifie seulement perpétuer, sous de nouvelles formes, le système d'oppression de l'homme et de la nature par l'homme.
La dévastation de l'environnement et le changement climatique générés à son image par le technocapital (heideggérien dans son « oubli de l'Être » et sa volonté de puissance de croissance démesurée) deviennent, grâce à l'économie verte, un phénomène par lequel la ruse de la raison capitaliste (comme nous pourrions aussi l'appeler, en empruntant la formule hégélienne), se trompe elle-même en croyant pouvoir résoudre la contradiction, désormais indéniable parce qu'attestée par les données scientifiques et l'expérience quotidienne.
En d'autres termes, puisque la contradiction est réelle et évidente, et que ses effets désastreux tendent à se manifester dès le temps présent, l'ordre libéral s'emploie à la résoudre par des méthodes qui ne remettent pas en cause l'ordre capitaliste lui-même et qui, de surcroît, permettent de le maintenir et même de le renforcer.
Selon la ligne théorico-pratique ouverte par le « Rapport Stern » (2006), l'économie verte conçoit de nouvelles sources de profit qui, sans affecter réellement le processus de production, ont simplement - ou semblent avoir - moins d'impact sur l'environnement et le climat. En substance, ils recommandent que nous fassions simplement ce que nous faisons déjà, mais d'une manière verte. Ainsi, non seulement le capitalisme se trompe lui-même (et nous trompe) en prétendant avoir trouvé la solution à la catastrophe environnementale dont il a été l'un des principaux responsables, mais il se revitalise et revitalise sa propre logique en modifiant les hypothèses du mode de production et en conquérant de nouveaux marchés, en inventant de nouvelles stratégies et en encourageant la consommation de nouvelles marchandises « éco-durables ».
17:34 Publié dans Actualité, Ecologie, Economie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : économie, écologie, économie verte, club de rome, diego fusaro, philosophie, philosophie politique, capitalisme, actualité, théorie politique, politologie, sciences politiques | |
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vendredi, 09 mai 2025
Michel Maffesoli, le penseur du primordial et de l’extinction du secondaire
Michel Maffesoli, le penseur du primordial et de l’extinction du secondaire
François Mannaz
Le professeur Michel Maffesoli vient de publier ses mémoires. Le fringant penseur octogénaire de frapper dans le marbre ce qu’il pense et ce que penser veut dire. Façon pour lui de caboter dans l’anamnèse de ses rencontres et l’anabase de ses nombreux travaux : il écrit « chemin de pensée ». D’île en île, de penseurs en penseurs, d’ouvrages en ouvrages. Du dépucelage théorique et situationniste par Guy Debord à l’ithyphallie de l’histoire invisible, du sens commun des essences et des dieux contre les mutations par les instances, voilà la tessiture de cette "autobiographie intellectuelle". Elle coiffe la pensée multimodale de ce grand sage.
L’ouvrage impressionne. Dans son style inimitable, Michel Maffesoli paraît batifoler, caboter, romancer, vouloir dire et écrire un peu, juste claquer le mot juste. Ne nous y trompons pas. La légèreté du style est feinte, ruse du sage qui distille sa grammaire comme de l’eau -de-vie: le lecteur boit la tasse. Le dur de la pensée est porphyre; la pensée est porphyreumique. Elle mérite "Apologie".
Quel magnifique logbook. On y rencontre plein de monde (l’annuaire est à lire dans l’index nominum à l’arrière du livre ): amis et ennemis, Maîtres et disciples, étudiants innombrables et quelques gredins. Au centre, Madame Hélène Strohl , l’épouse à la ville et le sparring partner permamatriarchique ; elle est présente dans tous les chapitres , donc à tous les étages de sa carrière solaire. En têtes de gondole: Julien Freund et Gilbert Durand, Carl Schmitt et Martin Heidegger, puis les autres pointures. Pictures at an exhibition !
Pierre Simon Ballanche opinait que « la vieillesse est l’âge des résumés ». Avec notre ami le feu d’artifices est partout. « L’authentique autorité, auctoritas, consiste à faire croître », non à faire croire. Et l’on apprend que l’homme a "la manie de l’ordre et du ménage". C’est à ce régime que l’on reconnaît le maître: il ordonne sa domus, orne -mental- Iise son quotidien, esthétise son habitus. Il peut donc parler en sage et dicter l’accord avec le cosmos. Le gouverner même. Lisons.
D’emblée il fait savoir: « je ne suis pas politique ». Point de politique politicienne ou "politisme". Mais métapolitique. Il n’est pas de l’ordre de l’éphémère ni du toc. Il n’a que faire de la vérité et lui préfère le vraisemblable, le probable et le bon combat. Il n’est donc pas bocalisable par ses ennemis. Ni ancilarisable au conformisme de la plate conformance. C’est un réfractaire qui aura étudié la théologie et un frondeur qui se sera ripé à Martin Heidegger et à Gilbert Durand. Il ne veut entrer dans aucune case mais coche toutes les cases de l’acuité, de la pensée vive, de la gaillardise. Il conchie « les universitaires de série B », les rentiers de la république, les perroquets de « La science ». Il est définitivement hors la meute... des hyènes du trotzkhygiénisme, de la correction théologique, du politiquement correct ou de l’inquisition de la domination cacocratique.
Michel Maffesoli est au réel, rien qu’au réel, tout au réel ! Le vivant; le bios; la vie. Sa métapolitique en devient bien érotique. Percluse à l’Éros. Savoureuse.
Comme le rock progressif, il vit au présent, pense l’avenir en fonction du passé et musique bellement en spirale. L’air qu’il joue, il le joue avec synthétiseurs. Il ose tout, pense tout, et récite sa vie en langage chiffré. Il nomme cela la "philosophie progressive". Elle se veut "de travers" et de traverse. Mais au vrai, lui, il se joue, il ruse et s’amuse. Le gars du Sud monté dans le Nord demeure dans l’autochtonie latine de l’enracinement dynamique. Là il joue à Dionysos ou à Janus bifrons, bi- facial, le conflit pour, dans, parce que. Gare: il ne joue pas ce qu’il n’est pas ! Parce qu’il est aussi père et grand-père.
C’est un nouveau « révolutionnaire conservateur » : le rebelle sait que les dogmes vont tomber, le régime de l’exception avecque, la metathéologie même s’est fixée son obsolescence programmée . Il est grand temps d’actualiser la liste d’Armin Mohler, et d’inscrire l’homme au grand tableau de la Konservative Revolution !
Michel Maffesoli aime le conflit, la dispute, la contradiction. Son océanie mentale est l’hétérodoxie: jouer avec le feu, incendier, ignifier! La pensée calculante lui fait horreur. Il est actuel parce qu’attentif; profond parce qu’il sait humer ce qui vaut et pèse: l’essentiel. Il scrute le quotidien de la chute du futur vieux monde et la mutation dans l’ancien nouveau monde. À l’inverse de Gramsci, il sait à quoi chacun d’eux ressemble. Aussi choisira-t-il Athènes et Rome, pas la Cabbale. Ni la cabale des lumières clignotantes devenues des ténèbres.
Le lieu fait lien, ne laisse de nous dire le natif de Graissessac. L’espace fait la tribu: ceux qui vont ensemble s’assemblent et habitent l’espace en soi du chez soi. L’espace c’est les racines, le sol et le sur-sol ; la terre, l’air qui veut l’ère, le chemin qui veut le quelque part. Le devenir dans le vagabondage initiatique et la passion de la vie ,le plaisir et l’élan vital en plus. Apollon et Dionysos. L’énergie spirituelle et les impulsions des sentiments. Maffesoli culte le germinal. Il sait débusquer la vitalité, dénicher la germinalité, adouber l’érotique en vertu.
L’acmé de la sagesse est dans le peuple, jamais chez les clercs. La cléricature, c’est le système secondaire. Le secondaire c’est la non-essence, le totalement étranger à la vie. Le clerc est celui qui se sépare du commun du peuple, mais ose prétendre à savoir à sa place ce qui lui convient. « Le peuple est détenteur d’une sagesse spécifique qui, entée sur la Tradition, est une richesse des plus prospectives. Connaissance ordinaire… interdisant aux élites d’avoir raison contre tout le monde » écrit-il magnifiquement. Les petits princes passent, les peuples restent. Les premiers n’ont qu’un rendez-vous avec le temps; les seconds ont l’espace pour eux. Ergo, le temps peut devenir espace, territoire, terroir. Climat surtout diront les amateurs de vin.
La religion du maître est le culte au vouloir vivre irrépressible, à la force vitale, au primordial. Sa piété est questionnement du primordial contre le secondaire. Il faudrait ajouter "dans le secondaire". Car le secondaire est partout. Tout devient secondaire dans le secondaire (y compris l’hominidé à qui on a promis qu’il serait comme un dieu). Il est la situation. On le dit même civilisation. Mais pour Maffesoli c’est catabase. Les instances ne tiennent pas le coup, ne valent pas le coup, il leur coupe le cou.
L’âge axial s’étiole en conformisme violent et en dictature de l’angélinat: rabies theologica, rage bourdivine et successeurs. Maffesoli veut désobstructionner l’expérimentation théologique et «revenir à l’expérience originale». Maffesoli ne peut donc en être, de la «modernité». C’est cela un sage: intemporel, atemporel, du toujours là.
Sa matrie est la « Tradition », primordiale il va sans dire, rien d’autre. Tradition, c’est les racines cachées, c’est les origines, c’est les sentiments, c’est la sensibilité, c’est les archétypes, c’est l’imaginaire, c’est le Mythe. Récusée, la théologie protestante rivée au matthews effect saturé par K. R. Merton.
L’inquiétude va à l’arraisonnement et à la dévastation par les instances (le technique, la cyberculture, le juridique). Il est d’équerre avec Heidegger. Le primordial est à trouver au fond à gauche de la palingénésie (au sens de «réactionnaire de gauche» selon la devise de Julien Freund). "Archaïque, ce qui est premier, fondamental, c’est tout ce qui compte". Être original, c’est rester relié à l’origine. Michel Maffesoli est assoiffé de l’"original originel". Le natif, le situé, le premier, sont ses repères, ses points cardinaux, les axes de son cardo. Pour trouver, il nomadise. Errer c’est trouver. Mais il erre en spirale: primordial est enracinement dynamique, réminiscence est sphère, pas ligne droite fléchée avec voiture rateau et bar à bière. "La Tradition originelle permet la connaissance originale". Aussi, l’imaginal, c’est l’hyperstructure cornaquée par l’inconscient. L’historial, c’est l’histoire qui advient à partir de la source originelle.
Fort simple est la recette: connaître, c’est s’arrimer à l’origine, s’approprier ce qui a déjà été dit, puis actualiser ce dont on a hérité et ce qu’on a accumulé. « Chercher loin dans le passé les racines, c’est-à-dire la force germinative des idées » pour en faire «une œuvre digne de ce nom«. L’essence d’être attentif au passé le plus lointain, remplir de vieux vin les nouveaux tuyaux, ne pas faire du peuple une instance, voilà la ligne de son parti. Le soulèvement contre les instances est donc au bout: très précisément dans les interstices qui vont faire brèches. « Banalité à rappeler: les systèmes (secondaires) s’effondrent l’un après l’autre ». Les petits récits secondaires ne sont plus que ruines et pollutions. Souriez: Progrès dans la chute.
L’avènement (et non l’événement) clôture le paradoxe: la bascule des instances dans autre chose. V’la ti que notre homme est là encore révolutionnaire conservateur. Attention la police du bouc émissaire est de patrouille. Il est des contradicteurs définitivement contradictoires et contraires. Ils ignorent toutefois qu’ils n’auront été que les porteurs de valises de métastases transitoires. Les instances sont par essence passagères. La mondialisation c’est fini . Et avec elle l’infâme reductio ad unum.
Le bon tribalisme est polythéiste, holarchique et enraciné. Il n’a que faire des arrière-mondes. Il veut le renversement du secondaire et l’inversion de l’inversion. Vive Fourrier ! Merde aux petits saints qui abusent de leurs erreurs et les infligent comme vérité démonétisée.
Pas de place à l’égalitarisme. En communauté, on ajuste les différences au tiers donné, non à son exclusion. Cela fait toute la différence avec la "société"; elle, elle exclut, armée du rasoir de son idéosophie bourgeoisiste et cosmétique du furor theologicus.
Seule compte la centralité souterraine. Le professeur nous conduirait-t-il ainsi à la péripétie de l’essence? Ce curieux berger entend "penser hors des sentiers battus pour penser l’essentiel". Il est paradoxal en ce qu’il ose penser à la fois le pré- et le postmoderne, c’est-à-dire l’avant et l’après de l’interrègne. Le professeur Maffesoli de se faire pont et porte, soit double reliance avec l’altérité et l’intimité.
N’est-il pas emblématique qu’il blasonne au nœud papillon? Ici encore et à nouveau la forme rend compte du fond. Georges Bataille se vantait de «penser comme une femme enlève sa robe». Nous dirons que Michel Maffesoli pense comme il arbore son nœud. Le nœud reste le nœud qu’icelui fait: effet papillon et réversible ! Pan est désormais bien mis.
Alexandre Kojève réclamait des sages. Voici le premier de cordée, en chair, en os, et plein de sève.
Il était temps de pouvoir lire une « ouverture » à son œuvre grandiose . C’est fait. Et bien fait.
François MANNAZ.
NB: Michel MAFFESOLI fut universitaire strasbourgeois de 1967 à 1981. Ses maîtres y furent Julien Freund et Lucien Braun. En 1980, il s’envole pour la Sorbonne à Paris .
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mercredi, 07 mai 2025
De Machiavel à Schmitt: le réalisme politique renaît
De Machiavel à Schmitt: le réalisme politique renaît
Alexander Raynor
Alexander Raynor examine comment le philosophe belge Antoine Dresse renouvelle le réalisme politique pour relever les défis du 21ème siècle.
Qui est Antoine Dresse, alias Ego Non?
Né en 1996 à Liège, en Belgique, Antoine Dresse a poursuivi des études de philosophie à Bruxelles. Pendant sa scolarité, il a étudié l'anglais, l'allemand et le russe. À 18 ans, avant de commencer l'université, il a passé plusieurs mois à Heidelberg, en Allemagne, et à Saint-Pétersbourg, en Russie, pour perfectionner ses connaissances linguistiques.
Aujourd'hui, Antoine Dresse anime la chaîne YouTube, qui compte plus de 29.000 abonnés et est intitulée Ego Non (« Même si tous les autres, pas moi ») consacrée à la philosophie politique et morale, et contribue régulièrement à la publication Éléments. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont La Guerre des civilisations : Introduction à l’œuvre de Feliks Koneczny, publié en 2025. Dans cet ouvrage, Dresse analyse la pensée politique du philosophe polonais Feliks Koneczny et sa théorie des civilisations.
Il a également co-écrit À la rencontre d'un cœur rebelle avec Clotilde Venner, l'épouse de feu Dominique Venner. De plus, il a contribué en tant que préfacier à Definitions: The Texts That Revolutionized Nonconformist Culture, écrit par Giorgio Locchi et récemment traduit et publié en langue anglaise par Arktos.
L'approche philosophique de Dresse offre des voies de libération intellectuelle face aux dogmes moralisateurs. Loin de faire l'éloge du cynisme, son travail aide à décoder la nature souvent trompeuse de la rhétorique révolutionnaire qui, malgré des présupposés apparemment généreux, aboutit fréquemment à des conflits.
Antoine Dresse
Critique de livre : Political Realism: Principles and Assumptions d'Antoine Dresse
Political Realism: Principles and Assumptions d'Antoine Dresse, traduit et publié en 2025 par Arktos Media en partenariat avec l'Institut Iliade, constitue une contribution profonde et intellectuellement rigoureuse au discours sur la théorie politique. À une époque où l'interaction entre l'idéalisme moral et la gouvernance pragmatique est de plus en plus tendue, Dresse offre à ses lecteurs un cadre clarifiant et résolument réaliste pour comprendre la nature de la politique. Cet ouvrage rend non seulement hommage aux penseurs fondateurs du réalisme politique — Machiavel, Thomas Hobbes et Carl Schmitt — mais trace également un chemin unique à travers leurs héritages, offrant une synthèse à la fois érudite et remarquablement lucide.
Dès le début, Dresse démantèle l'illusion réconfortante selon laquelle les bonnes idées donnent naturellement de bonnes politiques. L'introduction est un tour de force qui met le lecteur au défi de séparer l'aspiration de la réalité, l'exhortant à reconsidérer la relation fondamentale entre la moralité, la théorie et l'action politique. La précision de Dresse dans la catégorisation des « idées » — en tant qu'impératifs moraux, esprits du temps et modèles conceptuels — donne le ton à l'ensemble de l'ouvrage: prudent, incisif et déterminé à délimiter les phénomènes politiques en tant que tels.
L'une des plus grandes vertus du livre réside dans sa généalogie intellectuelle. Dresse revisite Nicolas Machiavel, tout en ne le percevant pas comme l'archétype du cynique que garde de lui l'imaginaire populaire, mais comme un penseur pionnier de la technique politique — préoccupé par l'action, non par l'abstraction. Il dépeint Machiavel comme un observateur honnête de la nature humaine, qui a refusé de confondre moralité et art de gouverner. L'analyse de Dresse du Prince et des Discours est particulièrement éclairante en attirant l'attention sur le réalisme méthodologique de Machiavel: l'idée que le succès politique exige une attention impitoyable aux circonstances et l'application adaptative des connaissances historiques.
Dans le chapitre sur Thomas Hobbes, Dresse aborde le problème fondamental de l'obéissance et de l'autorité. Il contextualise la théorie politique de Hobbes comme une réponse à la menace existentielle posée par la guerre civile, montrant comment le Léviathan de Hobbes a offert un nécessaire recentrage de la politique autour de la sécurité et de la stabilité. Plutôt que de rejeter le contrat social de Hobbes comme naïf ou mécaniste, Dresse l'apprécie comme une puissante expérience de pensée — conçue pour établir la légitimité du pouvoir dans un monde sans consensus moral.
L'inclusion de Carl Schmitt dans le troisième grand chapitre est un choix opportun. L'œuvre de Schmitt est traitée avec un soin érudit, soulignant son insistance sur l'autonomie du politique et la centralité de la distinction ami/ennemi. Dresse ne recule pas devant les implications de l'argument de Schmitt : que toute dépolitisation du monde — par le droit, l'économie ou la moralité — est intrinsèquement politique en soi. Son analyse accorde le poids voulu à la critique du libéralisme par Schmitt, offrant une sobre lentille à travers laquelle regarder notre ère post-politique.
Ce qui rend Political Realism particulièrement convaincant, c'est qu'il parvient à être lucide sans sombrer dans le cynisme. Dresse ne cherche pas à glorifier la manipulation ou la cruauté; au lieu de cela, il plaide pour une compréhension désintéressée de la politique en tant que domaine propre, régi par sa propre logique. C'est peut-être la correction la plus importante que le livre offre à une époque saturée de confusion idéologique: l'insistance sur le fait que confondre politique avec moralité, économie ou esthétique n'ennoblit aucune d'entre elles — cela ne fait qu'obscurcir la réalité politique et affaiblir la capacité d'action efficace.
L'écriture — magistralement traduite par Roger Adwan — est claire, mesurée et élégante. Malgré sa densité d'idées, le livre reste accessible à un large public intéressé par la philosophie politique, l'histoire ou les affaires contemporaines. La structure, qui progresse logiquement à travers une progression conceptuelle, est facilitée par des notes de bas de page et des références utiles, ce qui en fait une ressource utile pour les nouveaux venus comme pour les théoriciens chevronnés. Sans oublier que le livre est une lecture courte, agréable et facile à digérer.
Political Realism est une intervention de premier plan dans la pensée politique moderne. Il réintroduit le réalisme non pas comme une doctrine, mais comme une disposition nécessaire — une posture intellectuelle qui reconnaît les limites de l'idéalisme humain et les vérités persistantes, souvent inconfortables, de la vie collective. Ce faisant, Antoine Dresse ne se contente pas de répéter les idées des réalistes politiques du passé ; il les revitalise pour une nouvelle génération confrontée aux périls de la dépolitisation et de l'excès idéologique.
Ce livre est un manuel essentiel de Realpolitik pour les universitaires, les étudiants et les militants politiques.
Commander Political Realism: Principles and Assumptions:
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Pour commander l'original français:
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lundi, 05 mai 2025
Oswald Spengler et « la nausée des machines »
Oswald Spengler et « la nausée des machines »
Nicolas Bonnal
Spengler publie son Homme et la technique en 1931. C’est le premier livre que j’ai lu de lui, en 1979, et celui qui m’a le plus marqué : le plus froid, le plus crépusculaire, le plus étincelant dans sa brièveté. Spengler y définit la « tragédie faustienne » : l’homme occidental est finalement vaincu par son industrie, ses sources d’énergie et sa techno-dépendance. A l’heure de la pénurie, du Grand Reset et du grand contrôle informatique planétaire (qui concerne Occident, Chine, Russie, Inde, Brésil et tout le reste), son livre reste une perle, au moins comparable au Règne de la quantité du Maître.
Répétons aussi les deux grandes phrases d’un livre époustouflant de Drieu :
« Tous se promènent satisfaits dans cet enfer incroyable, cette illusion énorme, cet univers de camelote qui est le monde moderne où bientôt plus une lueur spirituelle ne pénétrera… »
« Il n'y a plus de partis dans les classes plus de classes dans les nations, et demain il n'y aura plus de nations, plus rien qu'une immense chose inconsciente, uniforme et obscure, la civilisation mondiale, de modèle européen. »
C’est le dernier chapitre intitulé le Dernier acte qui m’intéresse. Spengler rappelle presque ironiquement les sources de la surpuissance du blanc devenu fétu de paille depuis :
« Les peuples germaniques, en particulier, sont assurés d'un quasi-monopole des gisements de charbon existants, ou en tout cas connus, ce qui les a conduits à une multiplication de leurs populations, sans égale dans l’'histoire. »
Mais la grande transformation a lieu, celle de Polanyi souvent pas si éloigné de Guénon et de Spengler :
« Au-dessus du charbon, et aux carrefours principaux des lignes de communication qui rayonnent à partir de là, est entassée une masse humaine de proportions monstrueuses, enfantée par la technique machiniste, travaillant pour elle et tirant d'elle ses moyens d'existence… »
La supériorité en charbon nourrit le colonialisme et le racisme qu’Hitler appliquera à d’autres blancs (les Russes ou les Ukrainiens, toujours aussi menacés par le capital occidental d’ailleurs) :
« Aux autres peuples que ce soit sous la forme de colonies ou d'États nominalement indépendants est dévolu le rôle de fournir les matières premières et de consommer les produits finis. »
Spengler rappelle la DESTRUCTION DE TOUT par l’ère industrielle :
« La MÉCANISATION DU MONDE est entrée dans une phase d'hypertension périlleuse à l'extrême. La face même de la Terre, avec ses plantes, ses animaux et ses hommes, n'est plus la même. En quelques décennies à peine la plupart des grandes forêts ont disparu, volatilisées en papier journal, et des changements climatériques ont été amorcés ainsi, mettant en péril l'économie rurale de populations tout entières. D'innombrables espèces animales se sont éteintes, ou à peu près, comme le bison, par le fait de l'homme; et des races humaines entières ont été systématiquement exterminées jusqu'à presque l’extinction totale, tels les Indiens de l'Amérique du Nord ou les aborigènes d'Australie. »
L’idée que la forêt a disparu par la faute du journalisme et de la presse abrutissante est fascinante tout de même. Le traducteur Petrowsky cite un livre d’un proche de Madison Grant, Fairfield Osborn, sur le pillage de la planète et la destruction, voire l’anéantissement de tous les paysages traditionnels. On n’est pas très loin de Savitri Devi ou d’Alexis Carrel. D’ailleurs Spengler écrit, toujours dans le Dernier acte de son œuvre :
« Nous sommes incapables de contempler le bétail paissant dans les champs, sans qu'il nous fasse penser à l'idée de son rendement pour la boucherie. Nous ne savons plus admirer la beauté des ouvrages faits à la main par les peuples encore simples, sans vouloir immédiatement leur substituer des procédés techniques modernes. Notre pensée technique DOIT ABSOLUMENT Se réaliser dans la pratique, judicieusement ou absurdement. »
Il remarque qu’en poussant à l’aberration le développement technique, l’homme touche à l’absurde (le progrès contre-productif !) :
« Cette machine commence d'ailleurs à être, sur bien des plans, en contradiction avec la pratique économique : les signes avant-coureurs de leur divorce apparaissent déjà partout. Par sa multiplication et son raffinement toujours plus poussés, la machine finit par aller à l'encontre du but proposé. Dans les grandes agglomérations urbaines, l'automobile, par sa prolifération même, a réduit sa propre valeur : l'on se déplace plus vite à pied qu’en voiture. »
Et c’est là qu’intervient la nausée des machines, prélude au penchant suicidaire décrit par des esprits aussi proches (et différents) que Gheorghiu, Daniélou ou Bruckberger :
« Mais, durant ces dernières dizaines d'années, il est clair que cet état des choses change dans tous les pays où l'industrie à grande échelle est établie de longue date. La pensée Faustienne commence à ressentir la nausée des machines. »
Si Bernanos voit une soumission aux machines devenues folles dans sa France contre les robots, Spengler pressent une nausée qui va accompagner le regain écologiste de l’après-guerre (lui-même meut en 1936, qu’aurait-dit ou écrit vingt plus tard ?) :
« Une lassitude se propage, une sorte de pacifisme dans la lutte contre la Nature. Des hommes retournent vers des modes de vie plus simples et plus proches d'elle; ils consacrent leur temps aux sports plutôt qu'aux expériences techniques… Les grandes cités leurs deviennent odieuses et ils aspirent à s'évader de l'oppression écrasante des faits sans âme, de l'atmosphère rigide et glaciale de l'organisation technique. »
L’écologie a depuis vendu son âme à l’informatique et à sa gouvernance globaliste…
Edgar Poe écrivait :
« Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir.
Mais, pour moi, les annales de la Terre m’avaient appris à attendre la ruine la plus complète comme prix de la plus haute civilisation. »
Poe voit l'horreur monter sur la terre (Lovecraft reprendra cette vision). L'industrie rime avec maladie physique :
« Cependant d’innombrables cités s’élevèrent, énormes et fumeuses. Les vertes feuilles se recroquevillèrent devant la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage de la Nature fut déformé comme par les ravages de quelque dégoûtante maladie. »
C’est dans l’impeccable Colloque de Monos et Una.
Spengler explique même Guénon et la mode traditionnelle-traditionnelle de cette époque dans des termes encore ironiques :
« L'occultisme et le spiritisme, les philosophies indoues, la curiosité métaphysique sous le manteau chrétien ou païen, qui tous étaient objet de mépris à l’époque de Darwin, voient aujourd'hui leur renouveau. C'est l'esprit de Rome au siècle d'Auguste. Dégoûtés de la vie, les hommes fuient la civilisation et cherchent refuge dans des pays où subsistent une vie et des conditions primitives, dans le vagabondage, dans le suicide. »
Mais si le blanc peut se payer le luxe de l’écologie et du rejet des machines (encore que…) il n’en est pas de même des autres peuples qui souhaitent à leur tour décrocher la timbale du progrès :
« Du coup, les «indigènes » purent pénétrer rapidement nos secrets; ils les comprirent, les utilisèrent à plein rendement. En trente ans, les Japonais devinrent des techniciens de premier ordre : dans leur guerre contre la Russie, ils révélèrent une supériorité technique dont leurs professeurs surent tirer maintes conclusions. »
Marx avait parlé du grand remplacement du yankee par trois chinois ; on y est :
« Aujourd'hui, et presque partout, en Extrême Orient, aux Indes, en Amérique du Sud, en Afrique du Sud, des régions industrielles existent. Ou sont en passe d'exister, qui, grâce au bas niveau des salaires, vont nous mettre en face d'une concurrence mortelle. Les PRIVILÈGES intangibles des races blanches ont été éparpillés au hasard, gaspillés, divulgués. Les non-initiés ont rattrapé leurs initiateurs. »
Le blanc voit sa place menacée donc (on le voit cent ans plus tard, rien de nouveau sous le soleil) :
« Peut-être même les ont-ils dépassés, grâce à l'alliage qu’ils ont réalisé entre la ruse de l « indigène et la grande maturité intellectuelle atavique de leurs très anciennes civilisations. Partout où il y a du charbon, du pétrole ou de la houille blanche, une arme nouvelle peut être forgée, pointée contre le sur même de la Civilisation Faustienne. Le monde exploité est en passe de prendre sa revanche sur ses seigneurs. »
Autre prédiction légèrement apocalyptique et mélodramatique :
« Les multitudes innombrables des races de couleur aux mains aussi capables, mais beaucoup moins exigeantes anéantiront l'organisation économique des Blancs jusque dans ses fondements vitaux. Le luxe aujourd'hui HABITUEL dont bénéficie, par rapport au coolie, le travailleur blanc sera sa perte. »
Sur les prédictions je persiste : personne ne s’est moins trompé que l’australien Charles Pearson. Il a vu comme Nietzsche arriver sur le monde et se maintenir solidement. Il a écrit qu’au fardeau de l’homme blanc sauce Kipling succédait celui de la personnalité (National Life and Character, III). Les autres, même (surtout en fait) des génies comme Spengler, ont une tendance à la grandiloquence tragique-historique :
Au moins je rejoins Spengler sur cette splendide envolée :
« Confrontés comme nous le sommes à cette destinée, un seul parti pris vital est digne de nous, celui qui a déjà été mentionné sous le nom du choix d'Achille » : mieux vaut une vie brève, pleine d'action et d'éclat, plutôt qu'une existence prolongée, mais vide. Déjà le péril est si pressant, pour chaque individu, chaque classe, chaque peuple, que vouloir se berner encore d'une illusion quelconque est lamentable. Le Temps ne permet pas qu'on l'arrête. Le pusillanime retour en arrière, comme le précautionneux renoncement, sont exclus. Seuls les mythomanes croient encore qu'il reste une issue possible. L'espérance est lâcheté. »
La vérité de ce monde c’est la mort murmure Céline en pleine dépression newyorkaise.
Sources principales :
https://www.dedefensa.org/article/drieu-la-rochelle-et-le...
https://www.dedefensa.org/article/drieu-la-rochelle-et-la...
https://ia801908.us.archive.org/14/items/dli.ernet.29002/...
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1170301s
https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/12/13/charles-pear...
https://www.dedefensa.org/article/la-25eme-heure-et-le-ci...
https://www.dedefensa.org/article/bruckberger-et-labdicat...
https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/09/09/lecons-liber...
https://www.amazon.fr/grands-auteurs-traditionnels-Contre...
https://www.amazon.fr/GOETHE-GRANDS-ESPRITS-ALLEMANDS-MOD...
https://www.dedefensa.org/article/poe-et-baudelaire-face-...
https://www.dedefensa.org/article/celine-et-la-grosse-dep...
https://www.dedefensa.org/article/alexis-carrel-et-notre-...
22:13 Publié dans Philosophie, Révolution conservatrice | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : oswald spengler, machines, technique, révolution conservatrice, philosophie | |
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samedi, 03 mai 2025
L'influence de Friedrich Schelling sur Maurice Merleau-Ponty
L'influence de Friedrich Schelling sur Maurice Merleau-Ponty
Troy Southgate
Source: https://troysouthgate.substack.com/p/the-influence-of-fri...
L'existentialiste français Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) s'est inspiré à plusieurs reprises de l'œuvre de Friedrich Schelling et a avancé l'idée que le corps humain est le principal moyen de connaître le monde. Auparavant, les philosophes occidentaux avaient soutenu que la conscience était la source de la connaissance et l'approche unique de Merleau-Ponty sur ces questions avait été influencée par les écrits phénoménologiques de Husserl et de Heidegger. Cependant, en tant qu'homme de gauche, Merleau-Ponty ne partage pas l'opinion de Schelling selon laquelle notre voix intérieure est celle de Dieu et préfère adopter une position matérialiste et reléguer cette dimension intérieure à un simple aspect de l'humanité.
Empruntant à Schelling l'idée que la créativité artistique représente une expression « barbare » qui sert à libérer l'esprit intérieur de la nature sous la forme d'une communion à la fois réelle et symbolique avec le divin, ce que l'Allemand avait expliqué dans son Sur les rapports des arts plastiques avec la nature (1807), Merleau-Ponty a esquissé ce qu'il a fini par interpréter comme le sacrement de la couleur. À propos de l'œuvre de Cézanne, en particulier, le penseur français laïque présente le dynamisme créatif lié à l'expression artistique en des termes profondément religieux : « Soudain, le sensible prend possession de la couleur :
« Soudain, le sensible s'empare [...] de mon regard, et je livre une partie de mon corps, voire mon corps tout entier, à cette manière particulière d'espace vibrant et sentant que l'on appelle bleu ou rouge. De même que le sacrement ne symbolise pas seulement, sous des espèces sensibles, une opération de la Grâce, mais qu'il est aussi la présence réelle de Dieu, qu'il appelle à occuper un fragment d'espace et qu'il communique à ceux qui mangent le pain consacré, à condition qu'ils y soient intérieurement préparés, de même le sensible n'a pas seulement une signification motrice et vitale, mais n'est rien d'autre qu'une certaine manière d'être au monde qui nous est suggérée à partir d'un point de l'espace, et dont notre corps s'empare et agit, pourvu qu'il en soit capable, de sorte que la sensation est littéralement une forme de communion ».
Ces pensées atypiques sont exprimées dans l'ouvrage de Merleau-Ponty de 1964, L'œil et l'esprit, qui aborde la peinture sous l'angle de la vision. Le fait qu'il mentionne l'impact remarquable de l'œuvre de Cézanne sur le spectateur qui, vraisemblablement, est le destinataire de cette communion visuelle, fait écho aux remarques de Schelling concernant les effets sur l'artiste lui-même, un processus que ce dernier décrit comme étant « poussé à la production et même contre une résistance intérieure ». Deux perspectives différentes, certes, mais Merleau-Ponty est néanmoins d'accord avec Schelling pour dire qu'une telle créativité est un don ou, dans ce cas, une forme de « grâce » qui dénote la présence de quelque chose de mystérieusement divin.
Bien qu'il semble inhabituel pour un marxiste confirmé d'utiliser la terminologie spirituelle privilégiée par son homologue idéaliste allemand, Merleau-Ponty s'intéressait davantage au pouvoir de la volonté humaine en tant que manifestation de la conscience primordiale :
« Il y a vraiment inspiration et expiration de l'Être, action et passion si légèrement discernables qu'il devient impossible de distinguer entre ce qui voit et ce qui est vu, ce qui peint et ce qui est peint ».
Malheureusement, alors que Merleau-Ponty avait formulé sa discussion sur l'art en termes nettement spirituels, il était déterminé à formuler sa philosophie en accord avec son athéisme personnel. Tout comme la transsubstantiation de la Sainte Messe est censée transformer le pain et le vin de la communion en corps et en sang du Christ, Merleau-Ponty souhaitait transformer la libération ontologique de la conscience humaine par l'art en « chair du monde ». La couleur, en particulier, devient un élément de l'être et dépasse les théories limitées de Freud sur l'inconscient en transgressant les frontières du psychologiquement banal.
La libération de ce principe « barbare », le pouvoir symbolique de l'imagination, est un reflet de « la profondeur inépuisable » dont Schelling avait parlé plus d'un siècle auparavant. Pour Merleau-Ponty, la possibilité de découvrir le potentiel caché de la créativité humaine représente une totalité de perception qui conduit au renouvellement de l'individu. Un dernier mot de Schelling:
« L'indiscipliné gît toujours dans les profondeurs, comme s'il pouvait à nouveau percer, et l'ordre et la forme ne semblent nulle part avoir été originels, mais il semble que ce qui était initialement indiscipliné ait été mis en ordre. C'est le fondement incompréhensible de la réalité des choses, le reste irréductible qui ne peut être résolu en raison par le plus grand effort, mais qui reste toujours dans les profondeurs. C'est de ce qui est déraisonnable que naît la raison au sens propre. Sans cette obscurité préalable, la création n'aurait pas de réalité ; l'obscurité est son héritage nécessaire ».
21:01 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, esthétique, maurice merleau-ponty, friedrich schelling | |
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jeudi, 01 mai 2025
Une théorie des civilisations dans les années 1920-1940: Feliks Koneczny
Une théorie des civilisations dans les années 1920-1940: Feliks Koneczny
Pierre Le Vigan
« Il n’est pas possible d’être civilisé de deux manières », dit Feliks Koneczny. Cette formule est vertigineuse. Elle bat en brèche l’universalisme. Elle ne dit pas qu’il y a « nous » et « les barbares ». Elle dit que l’on n’accède à cette forme universelle d’évolution de l’homme qu’est la civilisation que par plusieurs voies. En d’autres termes, il y a bien des façons d’être civilisé, mais il faut choisir : on ne peut être civilisé à cheval entre deux cultures (ou plus). On peut certes connaitre l’influence de diverses cultures, mais l’une doit être clairement prédominante. Dans l’histoire de l’humanité, la civilisation consiste précisément en ce qu’il y a toujours plusieurs civilisations. De même que l’existence d’une nation suppose qu’il y ait à côté d’autres nations.
On peut considérer que la formule de Koneczny (1862-1949) est celle de l’ethno-différentialisme ou du culturo-différentialisme. Trop de différences fait que l’on s’enlise dans les différences: on ne les surmonte pas. Mais qui est cet auteur peu connu ? C’est ce qu’Antoine Dresse nous fait découvrir dans son dernier essai publié sous le patronage de l’Institut Iliade. Polonais, Koneczny nait à Cracovie. Cette ville est alors rattachée à l’Empire d’Autriche qui devient la double monarchie en 1867: l’Empereur d’Autriche est aussi roi de Hongrie. Cracovie, à l’extrême ouest de la Galicie est rattaché à la partie autrichienne de l’Empire, la Cisleithanie. Cracovie est alors la capitale d’une Province appelée Petite Pologne.
La famille de Koneczny a des origines en Silésie, polonaise jusqu’au XIVe siècle, rattachée ensuite brièvement à la Bohème, puis autrichienne, et enfin prussienne depuis sa conquête par Frédéric II de Prusse, conquête validée au traité de 1763. Et de nouveau polonaise depuis 1945. L’histoire de la Silésie fut aussi très liée à celle de la Bohème et de la Moravie (l’actuelle Tchéquie). Koneczny est donc issu des marches occidentales de la Pologne. Il est slavophile et défend, à une époque où la germanité de la population silésienne ne faisait pas de doute, son caractère historiquement slave. Historien renommé à son époque, puis oublié, et redécouvert récemment, Koneczny est l’auteur de nombreux livres sur l’histoire de la Pologne et sur certaines de ses grandes figures, et aussi auteur d’une Histoire de la Russie, exercice d’autant plus intéressant que Pologne et Russie furent des puissances à la fois liées et presque toujours rivales.
Koneczny cherche à expliquer comment les nations peuvent avoir plus qu’une histoire nationale, c’est-à-dire portent un modèle de civilisation et peuvent en être les garants. C’est là que l’historien devient aussi un philosophe de l’histoire. Dans cette perspective, à partir des années 1920 – celles de la renaissance de la Pologne, étendue jusqu’à Vilna/Vilnius –, Koneczny défend la thèse comme quoi la Pologne représente en Europe le pôle de la chrétienté latine. Elle est, plus précisément, ce qui, dans le pôle latin, se situe le plus à l’est. Et c’est justement parce que la Pologne est « entre Orient et Occident » selon ses propres termes, qu’elle doit savoir ce qu’elle est pour continuer à exister. Pour perdurer dans son être, disait Dominique Venner.
Feliks Koneczny publie ses premiers livres relevant de la philosophie de l’histoire, ou plutôt d’une méta-théorie de l’histoire dans l’entre-deux guerres. Bien que conservateur et « nationaliste » polonais, il n’a pas que des amis dans la droite polonaise. Il est mal vu du chef de l’Etat, Pilsudski. Ce dernier, ainsi qu’une partie des intellectuels nationalistes polonais, défend l’idée d’une union de nations de la Baltique à la Mer Noire, c’est à dire de la Pologne à la Roumanie, cette dernière alliée de la France pendant la Grande Guerre (la Pologne, quant à elle, n’existait pas comme Etat mais en 1916, les puissances centrales créent un Etat croupion en Pologne ex-Russe).
De son côté, contrairement à Pilsudski, Koneczny défend l’idée d’un nationalisme strictement polonais sans dissolution de l’identité nationale, même dans une union avec la Lituanie, qui aurait alors repris le schéma historique de la confédération Polono-Lituanienne (il y a du reste un contentieux lituano-polonais dans l’entre-deux guerre puisque Vilna, la capitale historique de la Lituanie est rattachée à la Pologne, la Lituanie ayant comme capitale Kaunas). Après l’occupation allemande qui frappe lourdement sa famille, Koneczny trouve plus que difficilement sa place dans la Pologne stalinienne de l’après-guerre. Il est redécouvert après 1989. Une de ses sentences devient emblématique de la droite polonaise : « La Pologne sera catholique ou ne sera pas. »
* * *
La théorie des civilisations de Koneczny a un point commun avec celle de Spengler. Ce dernier disait : « Ou bien l’humanité est un concept zoologique, ou bien elle est un mot vide de sens ». Koneczny est d’accord avec ce point de départ. Il développe une définition de la civilisation comme « la somme de tout ce qui est commun à une certaine fraction de l’humanité et en même temps la somme de tout ce par quoi cette fraction diffère des autres. »
Koneczny est influencé par des pensées sur l’histoire qui l’ont précédé. Il a lu avec intérêt Vico (La science nouvelle, 1725), sa théorie cyclique de l’histoire et sa vision des trois âges, celui des dieux, des héros, des hommes (qui correspondent à enfance-adolescence-âge mur). Koneczny est aussi influencé par Herder (Une nouvelle philosophie de l’histoire, 1774 ; Idées pour une philosophie de l’histoire de l’humanité, 1791)[1]
Koneczny reprend l’organicisme de Herder mais récuse par contre la conception morphologique des civilisations de Spengler qui lui parait trop abstraite. Il lui préfère une méthode plus empirique. Ses références sont Francis Bacon (Novum organum, 1620) et sa méthode scientifique, Montesquieu, et (moins connu) Kollataj, l’auteur de la Constitution polonaise de 1791 (en une période tragique de liquidation de la Pologne, avec les trois partages de 1772, 1793, 1795). Ajoutons que Koneczny est aussi proche du néo-thomisme (avec notamment Jacques Maritain) – plein de vitalité dans l’entre-deux guerres en Europe, et notamment en France.
Pour Koneczny, « la civilisation et avant tout un principe d’organisation de la vie collective ». Son approche n’est pas métaphysique, même si nous avons vu qu’il n’est pas indifférent aux questions philosophiques. Mais l’essentiel est pour Koneczny de voir comment les hommes mettent en œuvre des principes d’organisation collective de la vie, et ce dans tous les domaines, matériels et spirituels, ou si l’on préfère, mentaux. La vie collective nécessite en effet une organisation. Or, ce qu’observe Koneczny dans les différentes civilisations, c’est une diversité des droits, et une diversité des valeurs. Les deux domaines étant bien entendu en lien. Le droit, les mœurs et les représentations forment un ensemble. Ainsi, observe Koneczny, qui dit société polygame dit organisation clanique, et donc faible développement économique. La diversité des droits s’applique principalement au droit de la famille, au droit de propriété et au droit de l’héritage.
On voit donc tout de suite se profiler la question des rapports entre le public et le privé, et la question de la transmission, l’héritage n’étant pas seulement une question matérielle (léguer une maison de famille avec la bibliothèque familiale n’est pas une simple question matérielle, c’est aussi un acte à forte charge symbolique). Les valeurs, quant à elles, sont vérité, bonté, beauté, santé, prospérité. Des valeurs de l’esprit, et des valeurs du corps. Et une valeur qui participe des deux: la beauté.
Ce schéma permet de distinguer différentes civilisations. Mais comment cela s’articule-t-il avec les autres différenciations de l’humanité: races, religions ? Pour Koneczny, les races existent mais elles ne coïncident pas avec les civilisations pas plus qu’elles ne les expliquent entièrement. Les deux cartes, races et civilisations, ne se superposent pas (même s’il peut y avoir des recoupements partiels). La race n’est pas en amont de la civilisation. Ce n’est pas la race qui fait la civilisation, c’est la civilisation qui fait la race. A partir du moment où il y a civilisation, il y a race car il y a endogamie. C’est ainsi que s’était créée une sorte de « race » pied-noir, issus des mélanges entre Européens d’Algérie. C’est ainsi que s’est créée une sorte d’ « ethnie israélienne », les Israéliens étant pourtant un mélange composite[2].
La carte des religions ne se superpose pas non plus avec la carte des civilisations. Les Allemagnes protestante et catholique appartiennent à la même civilisation. Néanmoins, Koneczny souligne que la religion est toujours l’élément le plus important d’une civilisation – plus important que la race. Il introduit en ce sens une typologie entre civilisation sacrales, non sacrales, semi-sacrales. Ce n’est pas l’aspect le plus convaincant de la théorie de Koneczny, ne serait-ce que parce qu’il existe plusieurs conceptions de la sacralité, et aussi des sacralités cachées (par exemple dans l’Occident, la religion du réchauffement climatique[3]).
Dans la notion de sacralité, Koneczny indique des éléments plus précis sur lesquels on peut s’accorder : le rapport au temps (vision linéaire du temps ou vision cyclique), le rapport entre droit public et droit privé (prédominance de l’un ou de l’autre, fusion ou séparation). Mais aussi les sources du droit : l’éthique ou la Loi (judaïsme). Enfin, l’existence ou non d’un sentiment national. En effet, selon Koneczny, appartenir à une civilisation est la condition de création d’une nation, même si toutes les civilisations ne donnent pas naissance à une nation. Ce n’est en tout cas pas l’Etat qui peut créer une nation, tout juste peut-il la conforter, ou la détruire si l’Etat est aux mains d’oligarques malfaisants (cf. le cas de la France).
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Koneczny distingue 21 civilisations qui ont existé et 7 qui existent en son temps (les années 1930 et 1940). Dans sa typologie, fondée sur un certain type de conduite collective de la vie, le rapport au sol, au territoire n’est pas important. Une grande différence avec Spengler. La civilisation n’est pas non plus liée à la race comme on l’a vu plus haut. Ainsi, les Magyars sont devenus chrétiens bien que non Indo-européens (sans compter que bien des Indo-européens, comme les Afghans ou les Iraniens, sont musulmans). Koneczny souligne aussi que des peuples proches du point de vue ethnique, tels les Polonais et les Russes peuvent relever d’une civilisation différente (selon lui). De plus, au sein d’une même civilisation, il existe plusieurs cultures. Ainsi, la culture italienne au sein de la civilisation latine.
Précisément, comment Koneczny définit-il les civilisations qu’il dénombre ? La civilisation qu’il appelle « latine » est ce que l’on nomme usuellement la civilisation occidentale. Elle se caractérise par l’importance de la personne. Elle est aussi marquée par une culture de l’action, ce que Spengler appelait l’esprit faustien. Ce qui est original (et discutable) dans l’analyse de Koneczny, c’est de considérer que dans la civilisation latine, l’Etat est dissocié du sacré. Tout césaro-papisme est donc écarté. Toute intervention du temporel dans le spirituel au nom de ce que le pouvoir politique serait détenteur d’une sacralité au moins aussi importante que celle de l’Eglise est rejetée. C’est pour Koneczny une très bonne chose que le sacré soit écarté du politique. L’empire de Charlemagne[4] (800), puis le Saint Empire Romain germanique (962) – exactement le « Saint Empire romain de la Nation germanique » – sont donc exclus de la civilisation latine ainsi définie. Car ils prétendaient au sacré. Pas d’Empire sans sacralité. Et donc, pas de civilisation latine s’il y a un Empire. Nous sommes dans une vision de l’Europe proche de celle, très anti-germanique, d’Henri Massis (Défense de l’Occident, 1926). Comme le dit très bien Antoine Dresse, Koneczny est de ce point de vue plus « guelfe » que « gibelin ».
Autre civilisation : ce que Koneczny appelle la civilisation touranienne. Elle se caractérise par la non-reconnaissance de la personne humaine. Tout est dans l’Etat. Il n’y a pas de distinction droit public/droit privé. Le droit relève en fait du pur arbitraire d’un pouvoir despotique. Touranien : cela veut dire turco-mongol ou (plus largement) ouralo-altaïque. Pour Feliks Koneczny, la civilisation touranienne, c’est la Russie. Si la Rus’ (ou Rous) de Kiev était en partie latine, la Russie, héritière de la Moscovie, ne l’est quasiment plus, du fait de l’influence des invasions mongoles. La Russie a aussi cessé d’être byzantine et donc césaro-papiste. Elle n‘est plus que touranienne, c’est-à-dire spirituellement turco-mongole bien que sa population soit en grande partie slave. Décidément, la civilisation n’est pas la race. Et c’est la Turquie – cette Prusse du Proche-Orient – qui se retrouve un peu byzantine, en tout cas plus que la Russie, nous dit Koneczny. Il est d’ailleurs flagrant qu’à la chute de Constantinople en 1453, les Turcs musulmans aient essayé de s’approprier le prestige sacral de l’ancien Empire romain d’Orient.
Ce que Korneczny appelle « civilisation byzantine » s’est incarné un temps dans l’Empire romain d’Orient, l’Empire « grec » (ou « gréco-oriental ») mais ne s’y identifie pas. Le byzantinisme comme forme d’organisation de la vie collective préexistait à cet Empire. C’est un Etat tout puissant et bureaucratique. C’est l’Etat qu’était devenu l’Empire romain décadent. Le modèle byzantin correspond à l’orientalisation de l’Empire romain. Le droit privé existe mais est limité. Le centralisme est la règle. Le pouvoir temporel (politique) prime sur le pouvoir spirituel. En fait, il l’incarne et fusionne avec lui. Dans ce modèle byzantin, le fédéralisme est impossible, nous dit Koneczny – qui aspire à un fédéralisme européen centré autour du modèle de la civilisation latine. L’Empire selon Koneczny est le contraire du fédéralisme (qu’il souhaite sous la forme des Etats-Unis d’Europe).
Nous rencontrons un lourd problème à propos de la civilisation byzantine : le modèle byzantin est, selon Koneczny, celui de l’Allemagne. « Byzantinisme allemand » : l’expression très critique, vient d’Edgar Quinet. Au contraire, Constantin Leontiev considérait que le byzantinisme était positif, permettait de juguler le féodalisme et de moderniser un pays[5]. Asiatiste et non pas slavophile, C. Leontiev voyait dans le modèle de Byzance une troisième voie, ni slavophile ni occidentaliste. Avec la conception du byzantinisme que développe Feliks Koneczny, l’Allemagne est vue comme contraire aux principes de la civilisation latine, c’est-à-dire occcidentale. Nous sommes à l’opposé de Spengler (et de C. Leontiev) qui voyait l’Empire carolingien puis le Saint-Empire romain germanique comme marquant la fondation de l’Europe, en enjambant les frontières de l’Empire romain, en associant l’ancienne Europe romaine et l’Europe centrale non romanisée.
Selon Koneczny, l’Europe byzantine, c’est-à-dire l’Europe germanique, est opposée à la civilisation latine et est inassimilable par sa volonté de faire prévaloir le pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel. Hypothèse audacieuse, mais non totalement infondée : il est vrai qu’il y eut des liens entre Byzance et le Saint Empire. La princesse byzantine Theophania épousa (972) l’Empereur germanique Otton II. L’Empereur byzantin Manuel 1er Comnène épousa (1146) la princesse allemande Berthe de Sulzbach. Les liens matrimoniaux allaient de pair avec une alliance. Défendant sa thèse d’une Allemagne « byzantine », Koneczny rappelle que l’installation du protestantisme dans une grande partie de l’Allemagne renforce l’indépendance du pouvoir politique par rapport à tout pouvoir spirituel, donc papal. Ensuite, logiquement, la victoire de la Prusse sur l’Autriche (1866) marquerait la victoire en Allemagne du modèle byzantin sur le modèle latin. Point de vue qui reste surprenant compte tenu de ce que le Saint Empire a été longtemps tenu par la maison autrichienne des Habsbourg, catholique, et (moins longtemps) par les Wittelsbach de Bavière, eux aussi catholiques. N’ignorant nullement ces faits, Koneczny ne les pensait pas de nature à invalider sa théorie. Le Saint Empire n’était pour lui aucunement un relais du pouvoir papal mais une instance voulant s’y substituer.
Koneczny inclut dans sa typologie une civilisation juive. Cela peut étonner. 13 millions de juifs dans le monde et 7 millions en Israël, pour prendre les chiffres actuels, cela forme-t-il une civilisation ? Il ne s’agit pas d’une question de qualité mais parler de civilisation a-t-il un sens à une échelle aussi modeste ? Ne faut-il pas plutôt parler de culture ? Il existe une culture juive assurément, ou plutôt deux cultures, celle des Séfarades et celles des Ashkénazes, ces derniers étant dominants en Israël et pionniers de l’idée d’Israël. Selon Koneczny, l’essence du judaïsme est le messianisme. Il remarque que le marxisme (ajoutons : tel qu’il s’est fossilisé) est un décalque du messianisme juif. Il avance aussi la thèse comme quoi l’hitlérisme serait un judaïsme inversé (idée qui fut aussi celle de Maurras), les Allemands devenant le nouveau peuple élu. Cette idée, tout comme la première concernant le marxisme (entendons ici le marxisme-léniniste) comporte une part de vérité. Bertrand Russell, allergique à tous les messianismes, la reprendra d’une manière à la fois percutante et caustique. Il y a assurément une « eschatologie nazie » (Johann Chapoutot) de la fin des temps, croyant dans le triomphe final de l’Aryen, dont le Germain est la manifestation la plus éclatante.
Une part de vérité mais non toute la vérité.
Il faudrait nuancer cela par la prise en compte d’un élément très important dans l’hitlérisme : le darwinisme social. Il reste que regrouper sous le vocable « civilisation juive » tous les messianismes laisse perplexe. Les judaïsmes sionistes et non sionistes, le marxisme comme para-judaïsme athée et matérialiste, le contre-judaïsme d’Hitler dans la même catégorie ? Difficile d’être convaincu par cette catégorie. Mais aussi : qu’en est-il des aspects futuristes du communisme russe, du « cosmisme » soviétique ? Comment cela peut-il rentrer dans le schéma d’une « civilisation juive » de Koneczny ? Il est très aventureux de suivre le théoricien polonais sur ce terrain.
* * *
Ce qui est stimulant avec Koneczny est son opposition avec la théorie de Spengler. Le Polonais est loin de l’Allemand, et pourtant géographiquement si proche. Pour Spengler, les civilisations sont des organismes vivants qui connaissent une naissance, une jeunesse, une maturité, un vieillissement et la mort. Cette approche biologisante ne convainc pas Koneczny. Il pense qu’il faut s’interroger sur l’adéquation des civilisations à des lois de l’histoire sans guetter une « maturité » ou un « vieillissement » inéluctable. En sortant du calque trop facile de concepts biologiques pour voir ce qu’il en est réellement.
Pour ce faire, Feliks Koneczny établit six grandes « lois » de l’histoire.
1. La cohésion entre les valeurs. Le système de valeurs ne doit pas être contradictoire. Ainsi, une société libérale-libertaire ne peut être fondée sur des valeurs « traditionnelles » comme le goût du travail bien fait, la durabilité, etc.
2. L’acceptation de l’inégalité sociale. Les hommes n’ont pas des talents égaux. La justice n’est pas l’égalité. La volonté que personne ne vive dans la misère n’implique pas l’égalité. Pour que les pauvres vivent mieux, il n’est pas nécessaire ni souhaitable de supprimer les gens riches du fait de leurs talents.
3. Une civilisation doit se protéger contre l’immigration de masse venue d’autres civilisations. Elle se peut que perdre son identité à vouloir intégrer des populations dont la façon de vivre et de voir la vie est très différente.
4. Il faut être lucide sur l’impossibilité de faire coexister dans une civilisation des éléments issus de deux (ou plus) civilisations différentes. Un exemple historique est l’Empire d’Alexandre le Grand. Indépendamment de la mort précoce de l’élève d’Aristote, l’Empire gréco-perse qu’il avait fondé n’était pas viable compte tenu de son hétérogénéité culturelle, et malgré le fait que les peuples grecs et iraniens étaient tous deux indo-européens.
5. Les mélanges de civilisations sont tous conflictuels. Dans ces mélanges, il y a toujours un gagnant et un perdant, et au pire il y a deux perdants. Le mélange ne peut se faire qu’au profit du triomphe du relativisme, du consumérisme, voire du nihilisme.
6. Dans un mélange, c’est toujours l’élément inférieur qui domine (point très lié au point précédent). Il y a élément inférieur car Koneczny ne croit pas à l’égalité des civilisations (alors que Spengler pense qu’il est impossible de les hiérarchiser tant elles se placent sur des plans différents. C’est ce que l’on pourrait appeler un différentialisme absolu). Pour l’historien polonais, la médiocrité est plus facile que l’excellence, et si les deux sont côte à côte, la médiocrité, la bassesse l’emporteront. Pour prendre un exemple historique, il est plus facile d’être épurateur en 1944 que d’être résistant en 1942. Ce pourquoi les épurateurs étaient bien plus nombreux que les Résistants.
Tels sont les six lois de l’histoire des civilisations selon Koneczny.
La pérennité d’une civilisation, explique-t-il, implique que l’on soit conscient de la nécessité de lutter pour sa survie et même sa vitalité. Les civilisations sont en effet en lutte les unes contre les autres. Ne pas croire en soi, c’est laisser le champ libre à ceux qui croient en eux, à leur système de valeurs, à leur mode de vie, à leurs représentations du beau, du vrai et du bien.
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On voit que bien des points de vue de Koneczny sont discutables, non pas tant dans les six points parfois un peu redondants mais pertinents qui caractérisent une civilisation, que dans sa typologie des sept civilisations. Et à propos de celles-ci, nous n’avons évoqué que celles relatives à l’Europe. Il faudrait la culture d’un René Grousset pour porter un jugement sur l’analyse par Koneczny des autres civilisations (Inde, Chine…).
Heureusement, le théoricien polonais de l’histoire ne prétendait pas que son système était à prendre ou à laisser. Son mérite est d’ouvrir sur des intuitions à coup sûr intéressantes. Ainsi, la guerre Russie-Ukraine, même si elle est avant tout une guerre Russie-OTAN, relève néanmoins aussi de la friction entre le monde « latin » (l’Ukraine occidentale) et le monde « touranien » russe, en tout cas l’univers impérial russe qui est autant une civilisation qu’une nation, voire d’abord une civilisation.
Enfin, l’immigration bouleverse l’identité européenne (Koneczny aurait dite « latine », ou « occidentale »), avec l’immigration arabo-musulmane, mais aussi indienne, touranienne-musulmane (Ouzbékistan et peuples turciques…), d’Indo-européens-musulmans (Pakistan, Afghanistan, …), et d’originaires d’Afrique noire, musulmans et chrétiens. Enfin, autre élément d’actualité de la théorie du méta-historien polonais, l’Union européenne technocratique – une « terreur sèche », peut-on dire en reprenant une expression d’Augustin Cochin – ne relève-t-elle pas ce que Koneczny appelait la « civilisation byzantine », c’est-à-dire un Etat inquisiteur, bureaucratique et prétendant exercer une fonction spirituelle ? Même si la spiritualité de l’UE consiste surtout à avoir des « gestes éco-citoyens », à trier ses ordures et à être ouvert à « l’accueil de l’Autre » : « Ouvert à l’ouverture », comme disait plaisamment Philippe Muray. Ainsi qu’à croire en la « religion réchauffiste », ce qui est à peu près le contraire de l’écologie intelligente telle qu’elle fut fondée par Ernst Haeckel. Autant dire que, plus de 70 ans après sa mort, mêmes les désaccords que l’on peut avoir avec Feliks Koneczny sont et seront – espérons qu’il soit mieux connu – sources de réflexions fécondes.
Pierre Le Vigan.
Antoine Dresse, La guerre des civilisations. Introduction à l’œuvre de Feliks Koneczny, La Nouvelle librairie/Institut Iliade, 2025, 104 p., 9 Euros.
L’auteur de cet article a publié récemment (papier et numérique pour la barque d’or) :
Les démons de la déconstruction. Derrida, Levinas, Sartre, la barque d’or, 2024 (diffusion amazon)
Trop moche la ville. Comment nos villes sont devenues laides (et obèses), la barque d’or, 2025 (diffusion amazon)
Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne, Perspectives libres-Cercle Aristote, 2024.
Nietzsche, un Européen face au nihilisme, La barque d’or, 2024.
Notes:
[1] Herder était un critique « de gauche » des Lumières, contrairement à Joseph de Maistre qui le détestait. Herder héritier de Leibniz et de Rousseau, et perspectiviste comme le sera Nietzsche, développa l’idée d’une nécessaire diversité des peuples et des bienfaits de l’altérité. Herder était aussi parfaitement démocrate au sens où tout pouvoir doit être légitimé par le peuple, et hostile à tout suprématisme comme celui de la Grande Bretagne sur l’Irlande ou de l’Angleterre sur l’Ecosse.
[2] En 1850, les Juifs de Palestine ne représentent que quelque 3 % des 340 000 habitants, et leurs descendants sont une petite minorité de la population juive d’Israël. Ainsi, l’immense majorité des descendants des Hébreux de l’Antiquité sont les Arabes de Palestine, qu’ils soient musulmans ou chrétiens. Aux rares Hébreux restés juifs en Palestine se sont ajoutés, en Israël, les Séfarades, c’est-à-dire des descendants de Berbères convertis au judaïsme, et les Ashkénazes, descendants de Khazars turco-mongols, convertis au VIIIe siècle, mais aussi des descendants de Sémites de Mésopotamie et du monde gréco-romain, de Cananéens, sans oublier des Européens d’origine indo-européens judaïsés par exemple par le mariage, plus des juifs Mizrahim venus d’Afrique, Inde, Iran, Irak, etc.
[3] Ne serait-ce pas le seul problème écologique qui n’existe pas et qui permet d’occulter tous les autres, qui sont infiniment plus préoccupants ? Cela serait cohérent avec la logique du Capital qui cherche de nouvelles injonctions publiques sources de profits privés au nom d’une écologie falsifiée.
[4] Charles 1er était roi des Francs depuis 768 et roi des Lombards depuis 774. Napoléon Bonaparte se fera, avec un mimétisme significatif, Empereur des Français en 1804 et roi d’Italie en 1805. Pour résumer son projet, Napoléon disait : « Je suis Charlemagne ». Lire Jean-Claude Valla, La nostalgie de l’Empire, Librairie nationale, 2004.
[5] Lire Gregoire Quevreux, « Constantin Léontiev : l’homme le plus réactionnaire de l’empire russe », Philitt, 26 novembre 2020.
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mercredi, 30 avril 2025
La juxtaposition de Hegel et de Nietzsche chez Milan Kundera
La juxtaposition de Hegel et de Nietzsche chez Milan Kundera
Troy Southgate
Source: https://troysouthgate.substack.com/p/milan-kunderas-juxta...
Je suis tombé sur une distinction intéressante que l'écrivain tchèque Milan Kundera fait entre Hegel et Nietzsche et qui concerne la tendance du premier à tout systématiser pour satisfaire aux rigueurs exigeantes de son programme dialectique-conceptuel. Comme le souligne Kundera: "Dans son désir de compléter son système, Hegel décrit chaque détail, carré par carré, centimètre par centimètre, de sorte que son Esthétique apparaît comme une collaboration entre un aigle et des centaines d'araignées héroïques qui tissent des toiles pour couvrir tous les recoins".
À l'inverse, le style de Nietzsche est résolument non systémique et ses aphorismes sont célèbres pour révéler les soudaines bouffées d'inspiration qui lui permettaient de « philosopher avec un marteau ». Kundera dit de Nietzsche que son « refus de la pensée systématique a une autre conséquence : un immense élargissement du thème ; les barrières entre les différentes disciplines philosophiques, qui ont empêché de voir le monde réel dans toute son étendue, tombent, et dès lors tout ce qui est humain peut devenir l'objet de la pensée d'un philosophe. Cela aussi rapproche la philosophie du roman : pour la première fois, la philosophie réfléchit non pas à l'épistémologie, non pas à l'esthétique ou à l'éthique, à la phénoménologie de l'esprit ou à la critique de la raison, etc. mais à tout ce qui est humain ».
Le cloisonnement dont parle Kundera a permis à différents penseurs de contenir leur discours philosophique à l'intérieur de certains paramètres. Ce faisant, les étudiants comme les critiques sont censés observer les panneaux de signalisation soigneusement placés qui guident le voyageur intellectuel le long d'un ensemble d'autoroutes cérébrales établies et veillent à ce qu'il ne s'égare pas hors des sentiers battus. Le cas de Hegel, comme nous l'avons vu, implique l'accumulation d'autant de concepts que possible au sein d'un credo analytique unique. Bien que le lien entre l'absolutisme et le royaume des araignées reste à explorer, revendiquer, c'est contrôler.
22:12 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, milan kundera, hegel, nietzsche | |
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mardi, 29 avril 2025
Pléthon, Sparte et Zarathoustra
Pléthon, Sparte et Zarathoustra
Claude Bourrinet
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Dans la traduction de 1492 des Ennéades de Plotin, dédicacée à Laurent de Médicis, Marcile Ficin évoque le philosophe byzantin Gémiste, dit Pléthon (1355/1360/26 juin 1452), et le présente « comme un autre Platon », avec qui Cosme discutait des « mystères platoniciens ». La redécouverte du platonisme, à la Renaissance, s’accompagne d’une victoire progressive sur l’aristotélisme (bien que l’on cherchât en général la concordance entre les philosophes), et ce, malgré la résistance des milieux monastiques et la plupart des « réformateurs » de l’Eglise, qui prônaient plutôt le retour aux Pères. La prise de Constantinople en 1453, et le patronage des mécènes médicéens, en particulier de Cosme, fondateur de l’Académie platonicienne florentine, ont favorisé la translatio studii du corpus néoplatonicien et la vision d’une chaîne d’or liant cette tradition de pensée à des sagesses archaïques, comme celle d’Hermès ou de Zoroastre. La venue au Concile de Ferrare/Florence de 1438/1439, auquel participait l’empereur Jean VIII Paléologue, qui visait à réconcilier, en vue d’affronter l’empire turc, les deux parts d’une chrétienté déchirée par le schisme de 1054, notamment par la question du Filioque, a été l’occasion de rencontres fructueuses entre intellectuels grecs et latins. On pourrait penser que Pléthon fût l’un des acteurs de cet échange. N’a-t-il pas rédigé alors, en 1439, un texte sur les différences (appelé couramment De differentiis, publié en grec en 1450 - celle en latin ne le fut jamais- entre Platon et Aristote ? Cette comparaison, restée confidentielle, provoqua une réponse virulente, en 1448/1449, de son adversaire Scholarios Gennade. Ce modèle comparatif allait pourtant inspirer de nombreuses analyses de ce type en Occident. Et si l’étude des sources qui ont nourri les œuvres de Ficin montre bien un démarquage, parfois presque une paraphrase, du philosophe de Mistra, sa personne et ses ouvrages souffrirent d’une occultation qui le firent oublier du monde savant. Une part de ses idées fut utilisée, par Pic de la Mirandole ou par Ficin, en ce qui concerne singulièrement la référence aux prophètes et aux sages de haute antiquité comme Zoroastre.
Toutefois elles furent réorientées dans un sens chrétien, et récupérées pour refonder une Eglise fragilisée par des attaques multiples. Ce qui était loin des préoccupations de Pléthon. Le philosophe de Morée aurait dû, de ce fait, demeurer comme une référence relativement anecdotique, une note en bas de page pour spécialistes de l’histoire de la pensée, d’autant plus que ses livres furent peu édités, quand ils ne furent pas détruits, comme son ouvrage majeur, le Traité des lois, brûlé, à l’exception de quelques feuillets attestant le polythéisme de l’ouvrage, par Georges Scholarios (v. 1405 – 1472), qui l’accusait d’être païen et polythéiste, et, pour tout dire, antichrétien.
Néanmoins, en recoupant ces passages préservés avec d’autres écrits, il est possible de reconstituer la pensée de Pléthon, ce qu’ont fait François Masai, en 1956, dans son étude Pléthon et le platonisme de Mistra, parue aux éditions « Les Belles Lettres », et Brigitte Tambrun, en 2006, aux éditions Vrin, dans la collection « Philologie et Mercure », dans son ouvrage qui a pour titre Pléthon, le retour de Platon, que je suis de près pour cette étude. Comme il n’est pas question de remplacer des analyses aussi fouillées et solides, surtout celle de Madame Tambrun, qui nous livre en même temps de fort profondes réflexions sur plusieurs auteurs néoplatoniciens et sur l’empereur Julien, je vais me contenter, par cette présentation, de mettre l’accent sur ce qui peut nous importer chez un philosophe méconnu et, apparemment, si étranger à la modernité philosophique.
Situation de Pléthon
- 1) La philosophie des Hellènes à Byzance (source : Alain de Libera ; La philosophie médiévale ; PUF) .
Bien que grecque d’origine, la philosophie, considérée comme « hellénique », est regardée comme étrangère à la pensée religieuse stricto sensu. Du IXe au milieu du XVe siècle, on l’appréhende comme une « science extérieure », une « philosophie du dehors » (exôthen, thurathen), contraire à la « philosophie de l’intérieur », la théologie. Ce statut précaire (puisque sujet à la censure) lui confère une certaine autonomie, contrairement à son rôle de « servante de la théologie » joué dans l’université latine, institution complètement inconnue du monde byzantin. Si la logique d’Aristote et de Porphyre est utilisée dans l’élaboration de la théologie trinitaire, elle n’est pas déterminante comme instrument de la théologie dans son ensemble. Le fossé entre corpus philosophique et religion va se creuser, au XIVe siècle, avec le palamisme mystique et le courant hésychaste (la doctrine palamite, antiphilosophique, est devenue, en 1352, la théologie officielle de l’Eglise orthodoxe). L’enseignement supérieur est octroyé, à titre privé, pour former les hauts fonctionnaires, ce qui entraîne que de nombreux lettrés, à Constantinople, sont laïcs. Pléthon appartient à ce cénacle. Les polémiques entre philosophes et théologiens, comme en Occident chrétien, sont peu probables entre deux univers qui ne se rencontrent pas. En revanche, toute affirmation de l’un, pour rare qu’elle soit, entraîne des conséquences radicales. L’empire byzantin, qui laissait tomber en ruine ou transformait les monuments de Grèce antique, se voulait l’ennemi déclaré de l’hellénisme. Sans remonter à la fermeture de l’Ecole platonicienne d’Athènes, en 529, par Justinien, Jean Italos, sous l’empereur Alexis Comnène (1081 – 1118), va être condamné à la relégation dans un monastère pour neuf articles tès hellènikès athéotètos gémonta, « emplis d’athéisme hellénique », autrement dit « païen ».
Pléthon lui-même, sous la pression du haut-clergé, fut contraint, bien qu’il fût relativement protégé par Manuel II Paléologue, de s’exiler à Mistra, citadelle laconienne, à Sparte (et c’est déjà tout un programme), centre du renouveau de la pensée antique, où l’empereur lui octroya une magistrature (et, un peu plus tard, le despote de Morée, Théodore, fils de Manuel II, lui accorde, en 1427, par un argyrobulle, un domaine en pronoia, propriété provisoire – puis héréditaire - qui lui permet de percevoir , en gouverneur, ou képhalis, des droits sur les paysans, moyennant service (douleia) rendu au souverain, et lui assure les moyens de vivre, ainsi qu’une relative indépendance, à l’abri des poursuites de l’Eglise). Mais son retour à l’hellénisme, plus ou moins affiché (nous verrons qu’il s’adressait à une élite) provoqua un conflit violent avec le monothéisme chrétien. De fait, la décadence byzantine ouvrait des perspectives de renaissance d’une Grèce renouant avec un passé qu’on aurait voulu oublier, ou soumettre, en le trahissant, à une autre Weltanschauung.
- 2) Un monde culturel multipolaire
La gigantomachie qui oppose le monde musulman au monde chrétien, et, à l’intérieur de celui-ci, depuis la prise de Constantinople par les Latins en 1204, (mais, religieusement, bien avant), le heurt entre Eglise d’Orient et Eglise d’Occident, elle-même ébranlée par des schismes depuis 1378 (papes contre anti-pape(s), pape Eugène IV, élu en 1431, contre le Concile de Bâle, ou les hérésies (par exemple celle de Jean Hus, brûlé le 6 juillet 1415), ouvrent, paradoxalement, et, somme toute, fort logiquement, un espace de remise en question(s) des certitudes idéologiques, et autorisent un approfondissement des identités.
Nous avons vu que la nécessité militaire motivait un rapprochement entre l’Orient chrétien et l’Occident. En fait c’était une soumission qui était exigée, moyennant l’acceptation du controversé Filioque, qui plaçait sur le même plan ontologique le Père et le Fils (conception d’une grande importance politique : elle induit la relation, égalitaire ou hiérarchique, de l’Etat et de la société). Pléthon, anti-unioniste, comme Marc d’Ephèse (Marc Eugénikos), contrairement au célèbre Bessarion, s’était élevé contre ce qu’il considérait comme une abdication, ce qui lui avait permis, sous couvert de critiquer le thomisme, de s’en prendre directement, au nom de Platon, à l’aristotélisme.
Quant à l’Islam, empreint de tradition néoplatonicienne, Byzance n’était pas sans recevoir son influence philosophique, même si l’Eglise, acculée par les désastres militaires, s’arc-boutait sur l’orthodoxie strictement religieuse (le même pendant se retrouvant dans le sunnisme, par exemple les Docteurs de la Loi, les ‘olama d’Alep, ceux-là mêmes qui prononcèrent contre Sohravardi le takfir, et le vouèrent à la mort). Il se trouve justement que Georges Scholarios, pour nuire à adversaire, prétendait tenir « de nombreuses personnes qui ont bien connu Pléthon dans sa jeunesse », qu’il s’était rendu « à la cour des barbares », sans doute Andrinople, et qu’il y avait fréquenté « un Juif très influent », Elissaios (Elisha). Scholarios ajoute qu’en fait, le « maître » (didaskalos) de Pléthon n’était pas un Juif, mais un païen (hellênistês), un « polythéiste » (polutheos), qui lui aurait fait connaître « les doctrines concernant Zoroastre et les autres ».
Or, l’une des sources de la falsafa, outre Aristote, Plotin, Proclus, qu’on essayait de concilier, un commentateur « persan », influencé par le soufisme, héritier des anciens Perses et restaurateur de la doctrine de Zoroastre, est Sohravardi, dont la pensée était alors très active. Même si le projet du penseur iranien et celui de Pléthon divergent (« Pléthon voit dans la résurrection du platonisme une arme de salut pour l’indépendance hellénique, une juste politique, une renaissance spirituelle dirigée contre la double menace, latine et turque. Sohravardi situe d’emblée son projet au niveau de l’ontologie pure et de la véritable signification du monothéisme. La vérité du Livre saint est pour lui un essentiel souci. Revenir à la sagesse de l’ancienne Grèce, de l’ancienne Perse, ce n’est pas contester l’islam, mais en approfondir le sens » (Christian Jambet, introduction au Livre de la sagesse orientale, traduit par Henri Corbin), il n’en demeure pas moins que la doctrine du prophète du Mazdéisme permettra à ce dernier non seulement de contester la prétention des chrétiens de faire remonter la sagesse archaïque à Moïse, mais aussi d’asseoir une conception large de la religion capable de subsumer toutes croyances positives ancrées dans les périodes postérieures à Zoroastre, et, de ce fait, inférieures. Cette perception d’un sacré évolutif, et néanmoins toujours le même, malgré des dissemblances apparentes, ne sera pas sans conséquences pour son projet que l’on pourrait appeler « métapolitique ».
- 3) Un cul de sac géopolitique
La situation politique, militaire de l’empire byzantin est alors désespérée. Dans son Mémoire pour Théodore, Pléthon écrit : « Nous n’avons actuellement besoin de rien moins que d’être sauvés : nous voyons, en effet, ce qu’est devenu l’Empire des Romains. Toutes nos cités sont perdues, il nous en reste juste deux en Thrace, plus le Péloponnèse, encore pas tout entier, et l’une ou l’autre petite île. » Pire : après la bataille de Maritsa, les Byzantins durent payer aux Ottomans le haradj et participer aux expéditions du sultan. L’empire était vassalisé. Les Turcs, comme d’ailleurs Vénitiens et « Francs », interviennent parfois dans les querelles internes des Grecs. Les ports et le commerce, en outre, étaient le monopole des Italiens. Il ne faut pas oublier que la reconquête du Péloponnèse (la Morée) se fit contre les « Francs », les Latins, singulièrement la famille champenoise de Villehardouin, dont les ruines du castel, au sommet de la colline de Mistra, attestent encore la puissance.
Mais au fond, ce morcellement territorial et politique, non seulement rappelait l’état anarchique de l’Hellade antique, finalement si propice à l’éclosion de la pensée, mais aussi donnait loisir aux réfractaires de se réfugier quand c’était nécessaire, ou de jouer sur les oppositions d’intérêts. La faiblesse pouvait s’avérer une force, à condition que l’on trouvât le moyen de dispenser une sécurité et une durée suffisante à chaque nation, pour qu’elle donne le meilleur d’elle-même, ce qui était loin d’être assuré pour un empire byzantin qui était réduit à la dimension d’une province prise en étau, et à la merci d’un dernier coup de boutoir.
L’espoir demeurait : en 1429, presque tout le Péloponnèse était reconquis, hormis les possessions vénitiennes. Malheureusement, l’assaut final de 1453 mettra fin aux rêves de reconquête et de renaissance nationale. Auparavant, la victoire ottomane de Varna, en 1444, avait enlevé tout espoir de salut au despotat de Morée récemment devenu royaume. Le défi que va essayer de relever Pléthon, non sans courage, sera de restaurer les conditions intellectuelles, morales et politiques pour retrouver l’indépendance nationale. Toutefois, ce dessein, bien que prenant une distance audacieuse avec la prétention de l’empire à incarner l’universalisme chrétien, n’est pas un programme « laïc ». Il n’est nullement moderne, c’est-à-dire ne se soustrait pas au rapport puissant qui existe entre la théologie, la science du divin, et un mode opératoire civique qui s’avère être une application nécessaire des principes sacrés. Pour Pléthon, ce qui s’impose « là-bas » doit ordonner, mettre en ordre, ici-bas. C’est pourquoi, avant d’exposer les préceptes politiques du conseiller de Manuel et de Théodore, convient-il d’énoncer la doctrine relative aux choses divines, proposée par le philosophe de Mistra.
Théologie
- 1) Une doctrine « secrète »
L’ouvrage le plus important de Pléthon, le Traité des lois, dont il reste des partie substantielle souvent reproduite dans l’étude de François Masai, et qui a été intégralement publiées en 1987 (édition B. Tambrun-Krasker), est tenu pour un livre secret, peut-être destiné à ceux de son entourage qu’il nomme sa « phratrie ». La prudence entre pour une bonne part dans cette volonté d’extrême discrétion (le sort du livre le démontre assez bien), car, d’inspiration païenne et polythéiste, il y enseigne la théologie selon « Zoroastre », et présente les bases de sa réforme, la politeia lakônikê, le régime spartiate qu’il préconise (moins la dureté extrême de son éthique).
Cependant, cette dissimulation d’une partie du message, qui se concrétise, dans l’ouvrage, en deux parties qui semblent parfois se répéter, reprend la méthode des études platoniciennes, qui comportent deux niveaux, en fonction de l’approfondissement du disciple. La deuxième partie livrerait donc un enseignement plus « ésotérique », ce que recoupe aussi ce qu’avance la tradition, que Platon livrait oralement une doctrine secrète, s’inscrivant dans la « chaîne d’or » des sages d’antique mémoire, instruction seulement réservée à une élite.
- 2) Contre l’aristotélisme
Nous avons évoqué l’ouvrage de Pléthon, En quoi Aristote est en désaccord avec Platon, appelé De differentiis, et sa participation au concile de Ferrare/Florence. Pour lui, il ne s’agit pas de concilier les religions entre elles, ni Aristote et Platon. L’échec du concile de Florence, imputé en partie à la méthode utilisée, le syllogisme aristotélicien, qui n’aboutit qu’à une éristique stérile, concile qui débattait de la question du Filioque, mais visait expressément à une absorption de l’Eglise d’Orient par celle d’Occident, montrait que cette ambition était vaine, sinon absurde. En fait, jamais le schisme n’avait paru si évident. Au demeurant, Pléthon ne vise pas seulement la christianisation d’Aristote dans le thomisme, mais Aristote lui-même, plus précisément sa dissidence par rapport à Platon. Il lui reproche d’ignorer le dieu créateur, et de ne penser l’Être qu’en logicien. Il dénonce aussi chez lui sa position ambiguë sur l’immortalité de l’âme.
- 3) Retour à l’hellénisme
Pléthon va renverser totalement la théologie historique et sapientielle des chrétiens. La question du Filioque, pour abstruse qu’elle passe au regard des modernes, est d’une importance majeure. « Les Grecs enseignent que l’Esprit Saint procède du Père, tandis que les latins affirment qu’il procède du Père et du Fils » (B. Tambrun). Pléthon, à la suite de Marc d’Ephèse, souligne que la dernière assertion induit la présence de deux « causes » et de deux « principes » d’origine dans la Trinité, ce qui est contraire à la conception hellénique (explicitée dans la Lettre II, 312e, attribuée à Platon) qui soutient l’existence d’une hiérarchie interne au divin. Le retour à l’hellénisme est aussi une réaction contre le palamisme, dont le centre de diffusion est précisément Mistra (Défense des saints hésychastes, de Grégoire Palamas), dont l’irrationalisme mystique, encouragé par la théologie négative (le Bien est au-dessus de la parole), contredisait directement le rationalisme hellénique, et enjoignait, plutôt que de choisir Platon ou Aristote, de s’en remettre à Jésus et Moïse : « La folle philosophie des sages du dehors ne comprend donc pas et ne révèle pas la sagesse de Dieu » (Cf. Paul, dans la Première Lettre au Corinthiens, par exemple : « Et nous n’en parlons pas dans le langage qu’enseigne la sagesse humaine… »). Enfin, pour Platon, le principe de non-contraction était une garantie de la vérité, et les polémiques entretenues entre théologiens monothéistes, orthodoxes ou hérétiques, sont autant de « sophismes ». Car les dieux ont déposé dans notre âme rationnelle des « notions communes », dont Zoroastre saura formuler les vérités, léguées au fil des âges.
- 4) Retour à Zoroastre
La justification d’une doctrine, avant les Temps modernes, se situe aux origines, dans le passé le plus reculé. Pour discréditer une doctrine adverse, il est nécessaire de prouver qu’elle est une « nouveauté », ce que ne manquera pas de faire Pléthon à propos des monothéismes, qui appellera des « sophismes », et qui sont, pour lui des dégradations d’une sagesse archaïque transmise par une « chaîne » de guides (hodêgoi). Il s’agit donc de trouver quel a été le plus ancien législateur, qui a été le maître (didaskalos) originel. Les chrétiens, à la suite de Justin martyr, qui situe Moïse cinq mille ans avant le Christ, puis de Tatien, Clément d’Alexandrie, qui décrit un Logos pédagogue se servant de la Loi et des prophètes, Origène et Eusèbe de Césarée (au début de L’Histoire ecclésiastique), et en se référant aux historiens juifs, comme Artapanus, Eupolemus, Philon d’Alexandrie et Flavius Josèphe, ont avancé le thème du larcin : Platon devrait tout à Moïse. Clément et Eusèbe citent le pythagoricien Numénius : « Qu’est-ce en effet que Platon, sinon un Moïse qui parle attique ? » Il s’agit donc, pour Pléthon, de découvrir la date à laquelle Zoroastre a professé sa doctrine, ses principes (arkhas). Dans le Traité des Lois, Pléthon dit que Zoroastre est « le plus ancien des législateurs et des sages dont nous ayons mémoire », qu’il a été « pour les Mèdes et les Perses et la plupart des autres anciens de l’Asie l’interprète le plus illustre des choses divines et du plus grand nombre des autres grandes questions. » Ayant vécu 5000 ans avant la guerre de Troie (d’après Plutarque – en fait, l’auteur des Gathas – Zarathoustra, en avestique - prophète des Aryens (« Nobles »), peuple indo-européen originaire du nord-est de l’Iran, a peut-être vécu vers -1700), il est à l’origine d’une chaîne d’or qui aboutit à Pythagore et Platon. Il serait aussi, pour Pléthon, l’inspirateur des Oracles chaldaïques, qui, sous Marc-Aurèle, auraient été recueillis par deux théurges chaldéens, Julien le Père, et son fils Julien, et transmis par Psellos (XIe siècle). Ils seraient, une fois rattachés à la tradition des « mages », des révélations philosophiques du prophète iranien, que Pléthon purgera des scories chaldaïques et chrétiennes, et qui constitueront le « centre de gravité » (Brigitte Tambrun, qui en reproduit une traduction) de son système. Ils « présentent l’itinéraire de l’âme, sa descente dans le corps, le service qu’elle doit accomplir sur terre, puis sa remontée ».
Le terme « mage » est étranger, ici, à la tradition chrétienne. Majûs, en arabe comme en persan, désigne les « Anciens Sages de la Perse », à ne pas confondre avec les « Mages mazdéens », adeptes du dualisme, contrairement à Zoroastre, qui affirme un principe unique à l’origine du monde. En grec, magos peut se référer à celui qui pratique la theôn therapeia, le culte des dieux, ou au goês, le magicien. La confusion peut s’effectuer aussi, en grec, entre mages et Chaldéens (qui s’occupent d’astronomie, et qui peuvent être rattachés, de près ou de loin, à la tradition zoroastrienne). Le but de Pléthon est de disqualifier le monothéisme en évinçant Moïse de la liste des sages primordiaux. Il détaille une liste de législateurs, dont le dénominateur commun est avant tout l’immortalité de l’âme, base morale de toute application des lois : d’abord Zoroastre, puis Eumolpe, Minos, Lycurgue, Iphitos et Numa. Trois de ceux-ci représentent la Crète, Sparte et Rome. Ensuite, il évoque les brahmanes de l’Inde, ou gymnosophistes, les mages de Médie, et les Courètes. Il faut s’attarder sur ces desservants de Zeus, qui exécutent, dans un bruit étourdissant, une danse en armes énergique.
Pour Pléthon, ils sont les défenseurs et les conservateurs de la tradition polythéiste. Ils ont un rôle éthique et militaire. Selon la mythologie, grâce à eux, les géants, allégorie du monothéisme, qui assaillaient les dieux, ont été défaits. D’autre part, ils sont des prêtres de Zeus, autrement dit le premier principe, et le philosophe hellène porte un intérêt particulier pour l’oracle de Zeus à Dodone, peut-être le plus antique « centre de la fondation de l’hellénisme », dont les prêtres, les Selloi, ou Helloi, portent un nom hautement significatif. Pléthon récuse l’approche mystique du divin, sa vision directe, illustrée par le courant néoplatonicien et les palamites. L’écoute lui paraît plus adéquate. Il mentionne aussi Polyide, que Minos consultait, puis le centaure Chiron, éducateur de héros, enfin des sages, rattachés au courant pythagoricien et platonicien, Pythagore, Platon, Parménide, Timée, Plutarque, Plotin, Porphyre et Jamblique. Le philosophe néoplatonicien, Proclus, l’un des membres de l’Ecole d’Athènes, fermée par Justinien, qui s’exilèrent en Perse en 529, et qui est assidûment étudié à Byzance, est absent de cette liste (en même temps qu’Homère, Orphée : Pléthon se méfie des poètes ; quant à Hermès, la confusion qu’on en a fait avec Moïse le pousse à le refuser).
- 5) Sohrawardi
Avant d’expliquer pourquoi Proclus est rejeté, il faut revenir sur la découverte que fit Pléthon, dans sa jeunesse, auprès d’Elisha, un Juif, mais en fait un hellênistês, peut-être un disciple de l’école du platonicien Sohrawardi, de Zoroastre et des mages de Perse, ce qui permettra d’en comprendre les raisons. La doctrine de celui qui revivifia l’avicennisme par un retour aux sages iraniens est un philosophe de la lumière orientale, c’est-à-dire de la lumière qui se lève. Or, pour Sohrawardi, la lumière n’est pas une métamorphose, ou pas seulement, mais aussi le principe métaphysique qui manifeste tout existant, et lui donne tout l’éclat de l’Etre. Du premier principe au bas de l’échelle des êtres, tout est régi par un même lien. La lumière s’oppose aux Ténèbres, ce en quoi consiste l’enseignement des Sages de l’ancienne Perse. Le symbolisme de la lumière et du feu, omniprésent dans les Oracles chaldaïques, sera essentielle dans la théologie de Pléthon. Pour bien en saisir l’essence, il est nécessaire de les lire dans l’ouvrage de B. Tambrun, et de parcourir les commentaires qui les accompagnent. Mais pourquoi Pléthon a-t-il dédaigné le grand Proclus, malgré l’insinuation de Scholarios qu’il en fît sa source cachée ?
- 6) Rejet de Proclus et d’une partie du néoplatonisme, notamment l’apophatisme.
Les points communs entre les deux philosophes platoniciens appartiennent à la tradition néoplatonicienne (B. Tanbrum en donne la liste, que je reproduis en la raccourcissant p. 153-154-155) : composition d’une théologie à partir de Platon et des Oracles, existence d’un premier principe qui est cause (aitia), production du monde sensible par l’intermédiaire d’un monde intelligible, pluralité unitaire des dieux, conçus comme des idées, divinisation des planètes et des astres fixes, dégradation progressive de l’être, rapport proportionnel entre les causes et leur mode de production, existence de plusieurs ordres de réalité, de plusieurs ordres de dieux, dont le nombre est fini, et dont les deux principes primordiaux sont le limitant et l’illimité. De plus, la génération des dieux diffère selon les différents niveaux ontologiques, les réalités divines sont produites, chaque ordre dérive d’un seul principe, il y a communauté entre les dieux, les propriétés des dieux et leurs attributions ne sont pas équivalentes, chaque dieu a son rang, il y a ressemblance des dérivés par rapport aux êtres dont ils sont issus. Les points divergents ont, en revanche, des conséquences majeures : la théologie scientifique de Proclus se fonde sur le « Parménide », traité de théologie de Platon qui a influencé aussi Plotin. Or, il est à la source de l’apophatisme païen et chrétien.
Pléthon, fortement inspiré par l’Hymne à Zeus, d’Aristide Aelius, s’oppose aussi bien au pseudo-Denys qu’à Grégoire Palamas et à Thomas d’Aquin, et surtout aux acquis du concile de Nicée au sujet du Divin. Pour le néoplatonisme, le premier principe est transcendant de manière absolue, il est « hors de tout et incoordonné à ses dérivés ». Proclus dit : ce dieu est « au-delà des premiers aduta, plus ineffable que tout silence et plus inconnaissable que toute existence ». Or, Pléthon « procède exclusivement par voie de théologie affirmative ». Le dieu ne se cache pas. Pour lui, il est communicable (sauf le fait d’être par soi), il n’est pas absolument transcendant, même s’il est un et unique. Surtout, il est générateur, démiurge, démiurge des démiurges. Zeus est désigné par de très nombreuses qualifications : il est père, démiurge et roi, c’est-à-dire basileus ou autokrator ; il est dit maître, c’est-à-dire despotês absolu, tandis que Proclus identifie le démiurge comme troisième père de la première triade des dieux intellectifs. « Pour Pléthon, le premier dieu est aussi dit réellement être, et être en soi (autoôn), véritablement un et un en soi (autoen), bon en soi (autogathos), parfait en soi (autotelês) ; il est véritable Janus ; il est aussi qualifié d’inengendré, de bienheureux au plus haut degré ; il est noble par essence, il est doux ; il est cause ultime et premier chef, le plus haut de tous (panupertatos), tout-puissant (pagkratês), engendrant toutes choses (paggenetôr) », enfin « être par lui-même (auto dia sauton) ». Nous verrons quelles les implications politiques d’une telle capacité de l’homme à pouvoir connaître le premier dieu.
- 7) Une théologie polythéiste
Pléthon est résolument polythéiste. Il s’agit d’un polythéisme hiérarchisé, dont les divinités sont énumérées dans l’ordre d’une « échelle », terme désignant les taktika de l’époque, les titres et fonctions de la nomenclature impériale, et de ceux qui leur sont subordonnés. Il développe cette vision dans son « livre secret », le Traité des lois, celui-là même, et pour cette raison, qui encourra l’ire de Scholarios. Il reprend les noms des dieux de la tradition grecque, mais en leur faisant subir des distorsions (diastrophas), en les « redressant » par la réflexion, et en les transformant de façon à y placer une intention rationnelle. Ses dieux sont des « Dieux-Idées », que le néoplatonisme utilise régulièrement. Sans exposer une théogonie assez savante et subtile, et non moins cohérente (voir le tableau de B. Tambrun page 159, avec son exégèse), il est nécessaire d’en présenter la logique.
- 8) Une théologie généalogique
La clé de cette théologie – opposée à celle du néoplatonisme, pour qui l’on n’est pas le genre suprême, est la conception d’un panthéon généalogique. Les Dieux-Idées ne sont pas hétérogènes, ils sont apparentés, engendrés, « et sortent l’un de l’autre », à partir de l’Être-Un-Bien : « […] Zeus, premier principe et première cause, engendre deux « genres » (genê), c’est-à-dire deux familles, de dieux hypercosmiques, et celles-ci engendrent à leur tour les autres êtres » (B. Tambrun). « Zeus engendre le deuxième dieu qui est aussi le deuxième père, Poséidon ou l’ousia, (le Noûs, l’Intellect de Plotin), et de lui proviennent des générations de dieux et d’êtres », jusqu’à la matière. Il s’agit là d’un système en miroir, « chaque niveau de l’ousia reflétant le niveau immédiatement supérieur ». Tous les êtres sont donc rassemblés en un seul genre, eph’ hen genos.
La fraternité hiérarchique préside le monde des dieux, et le monde terrestre en est l’analogie. « Le monde est bien un kosmos, un bel ordonnancement où les êtres sont assignés à une place et à un rang déterminé ». Le mal en est exclu. Pléthon est résolument optimiste. En outre, la matière est exempte de toute uniformisation et réduction, d’arasement rationaliste, car le mode de génération est fondé sur le processus de la division par dichotomie, qui est explicitation et création (démiurgie), du sommet de l’être à la base, et par production de l’altérité, qui est le double inverse du producteur. Le principe de l’identité-altérité conduit le monde, donc, à ce titre, est accessible à la raison dans sa richesse liée à sa diversité, et liant l’universel au particulier. C’est pourquoi le problème religieux est appréhendé selon le mode du « même » (l’arkhê zoroastrien générant la théorie des déclinaisons de la sagesse éternelle) et de l’ « autre » (les différentes philosophies, religions et Eglises qui ont existé au fil des âges, avec leurs langues, leurs particularités ethniques, historiques, et se sont plus ou moins éloignées de l’origine). Une théologie universelle est donc possible, « située au niveau des formes intelligibles », ces « notions communes » qui donnent la possibilité de compréhension d’un monde où tout est uni selon le même principe, sont des symboles, semés « en puissance » par le démiurge, que chaque âme possède pour saisir la raison des êtres.
Politique
Pléthon reprend la conception byzantine qui veut que le modèle politique prenne sa source dans celui de la théologie. Cependant, pour lui, il n’existe pas de peuple élu, chaque civilisation ayant sa propre raison d’être.
- 1) Les origines de la catastrophe, selon Pléthon
Tout membre de l’empire, au XVe siècle, pour peu qu’il eût quelque lumière de l’antiquité, devait être saisi par le contraste tragique entre la misère des temps et la grandeur de la Grèce païenne. D’où cette catastrophe prenait-elle sa source ? Les souvenirs de Saint Augustin et les circonstances de la rédaction de La Cité de Dieu reviennent à l’esprit. L’évêque d’Hippone répondait en effet aux détracteurs du christianisme, à ceux qui expliquaient la prise de Rome, en 410, par Alaric, par l’abandon des divinités ancestrales de l’Urbs. De même, Julien, à la suite de ceux qui prônaient une restauration des cultes polythéistes, avait tenté de renouer le fil brisé des dieux.
Et que dit Pléthon ? Il constate que le démembrement de l’empire des Rhomaioi est dû aux luttes intestines, mais aussi à la faillite de l’idéologie monothéiste. Le simple fait de perdre sa puissance, à l’époque, « prouve » que l’on est abandonné de Dieu. Après avoir vaincu les dieux nationaux, l’empire chrétien a imposé un culte qui s’est voulu universel, et que l’on avait l’intention d’étendre à la terre entière. C’était le postulat eusèbien qui repose la vérité religieuse sur la puissance de la monarchie constantinienne, argument qui se retourne en ce quinzième siècle, époque qui est l’aboutissement d’une série de catastrophes. Outre ce réquisitoire d’ordre idéologico-historique, Pléthon recourt à une critique interne à la conception qu’a Eusèbe du modèle politique de la monarchie. En effet, en considérant le pouvoir divin, prototype de la monarchie, comme une triade (la Trinité nicéenne), et non comme une monade, en posant l’identité entre le Père et le Fils (contre l’arianisme), il instaure une isotomia, c’est-à-dire une égalité d’honneurs, une égalité entre principes divins qui devraient être hiérarchisés, et postule donc deux causes à la réalité du monde, donc à la structure politique de l’empire. L’universalité monothéiste « orthodoxe » devient non seulement une coquille vide, mais aussi le modèle de l’impuissance politique, d’autant plus qu’il est menacé par d’autres monothéismes, celui des Latins et celui de l’Islam ottoman.
- 2) Un programme de restitutio politique
Les institutions des anciens Grecs ayant fait leurs preuves, il convient de s’en inspirer. Contre les ploutocrates, ou la trop grande pauvreté, Pléthon recommande que les conseillers du prince fussent instruits et vivant dans une aurea mediocritas. S’inspirant de Sparte, (si la terre exerce une influence déterminante sur la pensée, il n’est pas indifférent que ce fût sur l’antique sol de Lacédémone qu’il soumit à ses compatriotes les instruments de leur salut) et constatant que le modèle du paysan corvéable, ou celui du mercenaire intéressé, ne sont pas viables, dans le Mémoire pour Théodore, le Mémoire pour Manuel (1418) et le Traité des lois, il propose une refondation du corps social en trois classes bien distinctes. « En toute cité ou presque, la première classe, la plus nécessaire et la plus nombreuse, est celle des producteurs, écrit-il dans le Traité des lois, c’est-à-dire des agriculteurs, des pâtres et de tous ceux qui se procurent directement les fruits de la terre », ceux qu’il nomme les « hilotes », en souvenir de Sparte. La deuxième classe (qui n’est mentionnée que dans le second Mémoire) est intermédiaire et tenue dans un état d’infériorité. Elle aide à produire (les ouvriers agricoles) ou à se procurer des produits (les négociants). Cette « classe » en est à peine une : en homme de la terre, Pléthon rejette le mercantilisme et le modèle oligarchique vénitien, et prône l’autarcie économique. La troisième classe est celle des dirigeants (les « gardiens » de Platon et les « philosophes »), c’est-à-dire l’armée, l’administration (les archontes), le basileus (l’empereur). Cette classe ne peut exercer efficacement son office qu’en étant dégagée des soucis de la production et des tentations du négoce, donc en étant nourrie par les deux autres par un impôt sur le revenu (en nature), cet impôt étant par ailleurs réparti en trois parts (en fait deux) : pour les producteurs et les propriétaires (mais la terre est commune et concédée par l’Etat), et pour ceux qui assurent la sécurité. Ces trois (deux en fait) strates sont attachées par l’intérêt réciproque, la vertu, et la fidélité à des valeurs communes. Pléthon propose donc un système d’armée permanente, loyale et solide, un corps civique préoccupé d’abord du souci national, de la patrie, plutôt que du sort de l’Eglise et de la religion, telles qu’elles sont dans le cadre de l’empire. D’autre part, les fonctions civiles et militaires seront bien distinctes. Enfin, il insiste, dans son traité de 1439, Des vertus, sur la nécessité d’appliquer vigoureusement ces lois, application illustrant la vertu des dirigeants.
- 3) La cité vertueuse
Toutes les exhortations destinées aux responsables politiques, à Manuel, à Théodore, aux nobles, visent à ce qu’ils ne désespèrent pas de la cause grecque, et qu’ils se persuadent que la victoire dépend de la fidélité à des principes et à des valeurs. La puissance d’un Etat tient aux idées qui régissent son organisation, et à la vertu des hommes qui l’incarnent. Un exemple parmi d’autres, du lien entre principes spirituels et comportement, est la source des succès musulmans. Pléthon y décèle deux causes : d’abord, la conviction que l’âme est immortelle, croyance qui rend la mort moins redoutable, et même, d’une certaine façon, qui la présente sous un jour favorable, dans le cadre du jihad, puis la certitude que le destin (Mektoub, « ce qui était écrit », l’équivalent arabe du fatum) mène le jeu, que la liberté (au sens moderne) n’existe pas (de là peut-être son intérêt pour l’astronomie, peu dégagée, à l’époque, de l’astrologie, et qu’il explicite dans un manuel), et que chaque sort est imparti par une nécessité transcendante, conviction qui libère l’énergie en prodiguant à l’être la sensation de se réaliser pleinement, sans crainte d’être paralysé par l’assaut de choix fallacieux, facteurs d’hésitations nuisibles.
Dans le Traité du Destin, contenu dans le Traité des lois, il compare les humains à des douloi, des esclaves, (ils sont « sous la main », hupo kheira) – les fonctionnaires sont des esclaves de la chose publique, des douloi tou koinou - esclaves dont le sort ne peut être malheureux sous l’emprise d’un bon maître (cf. notre mot « ministre », minister, « serviteur », dérivé de ministerium, « ministère », « devoir », « service »). Le tout est de prendre conscience de cette « nécessité », et, pour le reste, de faire confiance à la volonté divine. La force des armées ottomanes, pour Pléthon, est à comparer favorablement avec celle des anciens Hellènes, qui mettaient très haut, à un niveau supérieur à celui des dieux, la Moïra, issue de l’ousia de Zeus, l’ Heimarmenê des stoïciens, la « part », le « lot » de chaque être. Pour Pléthon, c’est Héphaistos, «préposé à la « stasis », au repos, au maintien, fixe « à chacun son domaine et sa place » » (B. Tambrun).
L’hybris, par exemple, est la tentative vaine de transgression de ces limites imparties par le destin. « […] véritablement trois Parques (Moirai) tiennent sous leur garde vigilante la parfaite réalisation de ce que chacun des Dieux a décidé par la plus excellente délibération », écrit-il dans le Traité des lois. Le droit naturel est conditionné par les idées adéquates sur le monde divin. Celles-ci ont pour base le constat que le monde terrestre est intimement uni, par analogon, au monde céleste, que les dieux gouvernent toutes choses, avec rectitude et justice.
Pléthon, à l’opposé des pratiques cultuelles des fidèles, notamment dans les monastères, considère que, le « divin » (thèîon) octroyant à chaque être la part qui lui revient selon ce qui lui convient, il est inutile de vouloir le fléchir ou le flatter. La divinité n’a pas besoin des hommes. La piété consiste dans la reconnaissance des biens qui proviennent de là-haut. Du reste, l’éthique, la morale, le comportement des hommes doivent se moduler sur le Bien, équivalant à l’Un et à l’Être en soi. Autant dire que l’homme, comme Dieu, est bon. La morale de Pléthon est optimiste. Il s’éloigne par-là de la tradition néoplatonicienne. En effet, pour elle, la vertu supérieure consiste à se séparer le plus possible du corps et des richesses matérielles. Il faut procéder à un éloignement de la vie d’ici-bas, comme le préconise Platon dans le Théétète : « … il faut, le plus vite possible, s’enfuir d’ici, là-bas ». La « justice » doit tendre vers l’intelligence, la tempérance, le courage, et la sagesse, qui est contemplation des êtres. Or Pléthon « introduit une restriction considérable à l’imitation de Dieu par l’homme ». Il est beaucoup plus proche de la morale stoïcienne.
L’homme étant placé à la limite (methoriôi) entre la matière périssable et le monde divin immortel, auquel nous sommes apparentés, l’âme se trouvant entre deux genres de formes (il emploie le terme metaxu), le composé humain étant methorion et sandesmos, limite commune et lien de l’univers, , mélange (mixis), son pneuma rendant possible cette jonction, il appartient à deux patries qui, au fond, ne forment qu’une Cité. Il est redevable de la société (koinônia), cette société s’étendant verticalement et horizontalement, et étant fondée sur le principe de l’association, une « sympathie » vis-à-vis de tout ce qui survient. Il « se trouve au centre de la « cité complète des êtres » (tôn ontôn têi pantelei têide polei). Il est un centre nodal. L’homme est donc à la ressemblance des dieux. Comme eux, il doit se charger de son lot de devoirs. Il possède une véritable mission. De lui dépend l’harmonie universelle. Il doit tenir son poste, son rang dans la société et le monde. Il est copula mundi, car il est le lien entre plusieurs cercles concentriques, sa famille, sa patrie, son domaine, sa terre, l’univers. Son action est un service, une leitourgia. Il est en effet le médiateur par excellence, celui par qui passent les dimensions de l’être, et il prend la place du Christ. Nouvel Hercule, il ne peut se soustraire à sa tâche. Là est sa dignité. La doctrine théologico-politique de Pléthon est une propédeutique à l’action.
- 4) Un Etat monarchique analogue au monde divin
La structure de l’empire doit être calquée sur celle de la famille. Cette notion, d’origine commune et de filiation, est essentielle pour Pléthon. Il rejette la conception d’un empereur « lieutenant de Dieu sur terre », d’un empire à vocation militaire. Certes, le monde politique reflète l’archétype divin, l’ordre céleste. Mais chaque strate, si elle est semblable par l’origine ultime avec celle qui la précède et l’engendre, en est en même temps différente. Chaque maillon de la chaîne hiérarchique possède sa « part », son rôle, son devoir. L’empereur, comme le premier dieu, fonde une lignée, qui est une diffusion hiérarchique de la puissance politique. Mais chaque « fils », ou chaque condition est une créature à part entière. Il n’existe pas, chez Pléthon, cette abolition des limites, des puissances intermédiaires entre le pouvoir central et les exécutants, comme l’implique la conception palamite, qui supprime la distance entre l’homme et Dieu, et, finalement, aboutit à un écrasement, à un nivellement universel. Chaque rouage recrée le pouvoir transmis, comme les dieux le font dans le domaine. Le basileus, qui n’est pas un magistrat (il n’est pas élu), n’est pas un tyran. Il est certes, pour ainsi dire, partout à la fois, mais il délègue son pouvoir. Il doit exister des « centres de relais décisionnels entre [l’empereur] et ses sujets ». Il « faut une adaptation des décisions impériales à la variété des réalités locales ».
- 5) Le genos comme paradigme universel
On voit par là que le modèle généalogique est un paradigme politique. Toute sa pensée est régie par ce principe universel. « Or déjà Plotin (Ennéades, VI, 1 [42] 2 et 3) montrait que si l’ousia était un genre unique (ou une unique catégorie), cela ne pourrait être qu’au sens où les Héraclides forment un seul « genos », non parce qu’ils ont tous un prédicat commun, mais au sens où ils sont tous issus d’un seul (aph’ henos) ». Cette référence aux Héraclides (Hêrakleidôn kathodos), leur retour dans le Péloponnèse, qui est à l’origine de la « race » des Grecs, est mise en parallèle avec le retour des frères de l’empereur Jean VIII Paléologue, en qui il voit l’aube d’une renaissance hellénique. C’est à cette fin qu’il invoque le « germe » d’où peut resurgir la puissance hellénique, Sparte-Mistra, en plein cœur du Péloponnèse, le berceau de l’âme de l’Hellade. Il écrit en effet à Manuel II : « … nous, que vous gouvernez et dont vous êtes l’empereur nous sommes Hellènes de genos, comme l’attestent notre langue et la culture de nos pères. Et pour les Grecs il n’est pas possible de trouver un pays qui leur soit plus propre et qui leur convienne mieux que le Péloponnèse et toute la partie de l’Europe qui lui est contiguë ainsi que les îles adjacentes. En effet, c’est manifestement le pays que les Grecs eux-mêmes ont toujours habité, du moins d’après les souvenirs que les hommes ont conservés ; personne d’autre ne l’avait habité avant eux et aucun étranger ne l’a occupé ».
- 6) Un monde apaisé
D’après Georges de Trébizonde relate qu’à Florence, Pléthon aurait prédit qu’il n’y aurait plus qu’une seule religion. Il ne s’agissait évidemment pas de concilier l’inconciliable, c’est-à-dire des dogmes figés par le temps et des certitudes ancrés dans des préférences chauvines. Le concile de Ferrare-Florence en avait montré l’inanité. Or, le retour à l’Arkhê, aux origines de la sagesse primordiale portée par Zoroastre, le premier Sage à partir de qui est engendrée cette « chaîne d’or » qui passe par Pythagore et Platon, « apparaît comme particulièrement propre à servir de référence commune à une multiplicité d’Etats bien cloisonnés qui pourront disposer chacun d’une version particulière de cette doctrine ». Pléthon a conscience que le platonisme irrigue la philosophie musulmane chiite de Perse et la tradition byzantine, et constate qu’il se répand en Occident latin. Ce substrat spirituel commun ne va-t-il pas être reconnu universellement, et servir, non à une fusion des particularités nationales, qui est impossible, et de toute façon non souhaitable, mais à une entente, plutôt à une écoute capable de juguler les expansionnismes, et même d’asseoir une paix universelle fondée sur la quête harmonieuse de la vie vertueuse ? Des notions sont communes à ces civilisations, comme la reconnaissance de réalités intelligibles, la thèse de l’immortalité de l’âme. D’autre part, le polythéisme rectifié peut souffrir d’être perçu, par les théologies qui en nient le principe, comme une relation d’Idées acceptable. Les coutumes seraient donc sauvegardées, avec leurs spécificités politiques, les constitutions idoines (Pléthon s’oppose cependant à la vision qu’avait Julien l’empereur de dieux ethnarques (ou d’anges, selon le Pseudo-Denys), divinités tutélaires des nations), mais une cohabitation pacifique serait possible grâce à un référent conjoint, pour ainsi dire par la reconnaissance d’un même paggenetôr, chaque nation étant elle-même genos (suggeneis, « de même parenté »), c’est-à-dire reflet du modèle divin.
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lundi, 14 avril 2025
Nihilisme et technologie: le vide numérique de l'époque moderne
Nihilisme et technologie: le vide numérique de l'époque moderne
Bernard Lindekens
Source: Nieuwsbrief Knooppunt Delta, n°198, mars 2025.
Nous vivons à une époque où la technologie a radicalement changé notre vie. L'intelligence artificielle, les réseaux sociaux, la réalité virtuelle et la prise de décision guidée par des algorithmes déterminent de plus en plus notre réalité. En même temps, de nombreuses personnes luttent contre un profond sentiment d'insignifiance et d'aliénation. Le nihilisme – l'idée que la vie n'a pas de signification inhérente – semble aller de pair avec les avancées technologiques. Comment se fait-il qu'à une époque de possibilités technologiques sans précédent, le sentiment de vide et de manque de but soit si fortement présent ? Et que dit cela sur l'avenir de l'humanité ?
Qu'est-ce que le nihilisme ?
Le nihilisme est la conviction philosophique qu'il n'y a pas de signification, de valeurs ou d'objectif objectif dans la vie. Le terme est devenu particulièrement connu grâce à Friedrich Nietzsche, qui a mis en garde contre les dangers d'un monde où les valeurs traditionnelles perdent leur signification. À ses yeux, le nihilisme, s'il n'était pas surmonté, pourrait conduire à une crise existentielle où les gens sombraient dans la passivité, le cynisme ou la destruction.
Il existe différentes formes de nihilisme :
- Nihilisme existentiel : l'idée que la vie n'a pas de signification inhérente.
- Nihilisme épistémologique : la conviction que la connaissance et la vérité sont fondamentalement inaccessibles.
- Nihilisme moral : le rejet des valeurs morales objectives.
Bien que le nihilisme soit souvent associé à la philosophie et à la littérature, il a pris une nouvelle dimension à l'époque actuelle : celle du nihilisme technologique.
L'essor du nihilisme technologique
La technologie a amélioré de nombreux aspects de notre vie : communication plus rapide, meilleurs soins médicaux et accès illimité à l'information. Mais paradoxalement, cette avancée a également créé un sentiment de manque, d'absence de but et d'aliénation.
Autrefois, les gens trouvaient un sens dans les expériences physiques, la religion, la famille et les interactions sociales directes. Aujourd'hui, une grande partie de notre vie se déroule dans des environnements numériques. Les réseaux sociaux, les jeux vidéo et les environnements issus du travail en ligne font que nos expériences sont de plus en plus médiatisées par des écrans et des algorithmes.
Le problème est que les expériences numériques sont souvent superficielles et éphémères. Les « likes », les partages et les vues remplacent les interactions sociales plus profondes. Les identités en ligne sont soigneusement mises en scène, mais manquent d'authenticité. Cela crée un paradoxe: nous sommes plus connectés que jamais, mais nous nous sentons souvent plus seuls et plus aliénés.
Dans un monde nihiliste où les valeurs traditionnelles s'effondrent, les gens cherchent de nouvelles structures pour donner un sens à leur vie. La technologie joue un rôle de plus en plus important dans ce processus. Les big data et l'IA sont de plus en plus utilisés pour orienter les décisions humaines, qu'il s'agisse de quels films nous regarderons ou de quels partenaires nous fréquenterons. Mais si les algorithmes déterminent notre vie, qu'est-ce que cela signifie pour le libre arbitre et l'autonomie ?
Des critiques comme le philosophe Byung-Chul Han avertissent que nous vivons dans une société « guidée par les données » où l'expérience humaine est réduite à des calculs. L'individu perd lentement son autonomie et devient un consommateur passif dirigé par des forces invisibles. Cela conduit à un nihilisme technologique où la quête de sens disparaît : si tout est déterminé par des algorithmes, pourquoi devrions-nous encore réfléchir à nos choix ?
Silicon Valley a créé une idéologie spécifique où la technologie est présentée comme LA solution à tous les problèmes humains. Le transhumanisme, la promesse d'immortalité via l'IA et le métavers sont des exemples de la manière dont la technologie est utilisée comme un récit quasi-religieux.
Mais beaucoup de critiques voient ces utopies comme une forme d'évasion. Au lieu de répondre à de véritables questions existentielles, les entreprises technologiques créent une illusion de progrès. Elles promettent que la technologie sauvera l'humanité, tandis que les questions fondamentales – Quelle est le sens de la vie ? Comment faisons-nous face à la mortalité ? – restent sans réponse.
Le nihilisme technologique n'est donc pas seulement un sous-produit du monde numérique, mais aussi une stratégie consciente: en laissant les gens croire que la technologie résoudra leurs problèmes, ils deviennent passifs et dépendants. L'une des formes les plus directes de nihilisme technologique est l'essor de la réalité virtuelle et de la réalité augmentée. Avec le développement du métavers et des mondes entièrement numériques, la frontière entre réalité et fiction devient de plus en plus floue. D'une part, cela offre d'énormes possibilités : les gens peuvent acquérir de nouvelles expériences, entretenir des relations sociales et même travailler dans des environnements numériques. Mais d'autre part, il y a le danger que les gens cherchent de plus en plus refuge dans ces réalités alternatives.
Dans une société nihiliste où le monde physique est perçu comme dépourvu de sens, la réalité virtuelle peut devenir l'évasion ultime. Pourquoi faire face à la dure réalité lorsque l'on peut pénétrer dans un monde parfaitement simulé où l'on a le contrôle total ?
Des philosophes comme Jean Baudrillard nous ont déjà averti de cette dérive en avançant le concept d'hyperréalité : un monde où les simulations remplacent la réalité, jusqu'à ce que les gens ne puissent plus voir la différence.
L'intelligence artificielle a le potentiel de reproduire la créativité humaine, l'émotion et même la conscience. Mais l'IA fonctionne selon un modèle strictement rationnel et calculé. Elle n'a pas d'expérience subjective, pas de sentiment de signification ou d'objectif. À mesure que de plus en plus de fonctions humaines sont reprises par l'IA, cela soulève des questions existentielles. Qu'est-ce que cela signifie d'être humain dans un monde où l'intelligence et la créativité sont répliquées par des machines ? L'expérience humaine a-t-elle encore une valeur intrinsèque si un algorithme peut produire un art, de la musique ou même de la littérature meilleurs que nous-mêmes?
La combinaison de l'IA et du nihilisme conduit à une conclusion inconfortable : si les machines peuvent finalement tout faire mieux que nous, pourquoi devrions-nous encore nous donner du mal ? C'est le cœur du nihilisme technologique : le sentiment que l'homme devient finalement superflu dans ses propres créations.
Comment en sortir ?
Bien que le nihilisme technologique soit une force puissante dans le monde moderne, cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas lui opposer une résistance. Il existe différentes manières d'utiliser la technologie sans sombrer dans le vide existentiel. Au lieu de nous laisser guider aveuglément par des algorithmes et des données, nous devons utiliser la technologie de manière consciente. Cela signifie réfléchir de manière critique à la façon dont les réseaux sociaux, l'IA et les outils numériques nous influencent. Un véritable sens émerge dans les relations humaines et les expériences. En considérant la technologie comme un moyen plutôt que comme un objectif, nous pouvons nous concentrer sur des interactions authentiques plutôt que sur des connexions superficielles en ligne. Le nihilisme peut être surmonté par une recherche active de sens. La philosophie, l'art et la réflexion personnelle offrent des alternatives pour envisager le monde et trouver un sens dans une société technologique. Au lieu d'utiliser la technologie comme une évasion ou un remplacement de l'expérience humaine, nous devons aspirer à une technologie qui renforce notre humanité. Cela signifie une IA éthique, des interactions numériques humaines et un focus sur le bien-être plutôt que sur le profit.
Le nihilisme et la technologie sont profondément interconnectés dans le monde moderne. Le défi du 21ème siècle n'est pas seulement de rendre la technologie plus intelligente, mais aussi de veiller à ne pas sombrer dans un état de nihilisme technologique. Ce choix nous appartient.
20:04 Publié dans Actualité, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : ia, actualité, technologie, nihilisme, philosophie | |
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lundi, 07 avril 2025
Carl Schmitt et la résistance tellurique au système
Carl Schmitt et la résistance tellurique au système
par Nicolas Bonnal
Il y a dix ans, pendant les fortes manifs des jeunes chrétiens contre les lois socialistes sur la famille (lois depuis soutenues et bénies par la hiérarchie et par l’ONG du Vatican mondialisé, mais c’est une autre histoire), j’écrivais ces lignes :
« Deux éléments m’ont frappé dans les combats qui nous occupent, et qui opposent notre jeune élite catholique au gouvernement mondialiste aux abois : d’une part la Foi, car nous avons là une jeunesse insolente et fidèle, audacieuse et tourmentée à la fois par l’Ennemi et la cause qu’elle défend ; la condition physique d’autre part, qui ne correspond en rien avec ce que la démocratie-marché, du sexe drogue et rock’n’roll, des centres commerciaux et des jeux vidéo, attend de la jeunesse.»
L’important est la terre que nous laisserons à nos enfants ne cesse-ton de nous dire avec des citations truquées ; mais l’avenir c’est surtout les enfants que nous laisserons à la terre ! Cela les soixante-huitards et leurs accompagnateurs des multinationales l’auront mémorisé. On a ainsi vu des dizaines milliers de jeunes Français – qui pourraient demain être des millions, car il n’y a pas de raison pour que cette jeunesse ne fasse pas des petits agents de résistance ! Affronter la nuit, le froid, la pluie, les gaz, l’attente, la taule, l’insulte, la grosse carcasse du CRS casqué nourri aux amphétamines, aux RTT et aux farines fonctionnaires. Et ici encore le système tombe sur une élite physique qu’il n’avait pas prévue. Une élite qui occupe le terrain, pas les réseaux.
Cette mondialisation ne veut pas d’enfants. Elle abrutit et inhibe physiquement – vous pouvez le voir vraiment partout - des millions si ce n’est des milliards de jeunes par la malbouffe, la pollution, la destruction psychique, la techno-addiction et la distraction, le reniement de la famille, de la nation, des traditions, toutes choses très bien analysées par Tocqueville à propos des pauvres Indiens :
« En affaiblissant parmi les Indiens de l'Amérique du Nord le sentiment de la patrie, en dispersant leurs familles, en obscurcissant leurs traditions, en interrompant la chaîne des souvenirs, en changeant toutes leurs habitudes, et en accroissant outre mesure leurs besoins, la tyrannie européenne les a rendus plus désordonnés et moins civilisés qu'ils n'étaient déjà. »
Et bien les Indiens c’est nous maintenant, quelle que soit notre race ou notre religion, perclus de besoins, de faux messages, de bouffes mortes, de promotions. Et je remarquais qu’il n’y a rien de pire pour le système que d’avoir des jeunes dans la rue (on peut en payer et en promouvoir, les drôles de Nuit debout). Rien de mieux que d’avoir des feints-esprits qui s’agitent sur les réseaux sociaux.
J’ajoutais :
« Et voici qu’une jeunesse montre des qualités que l’on croyait perdues jusqu’alors, et surtout dans la France anticléricale et libertine à souhait ; des qualités telluriques, écrirai-je en attendant d’expliquer ce terme. Ce sont des qualités glanées au cours des pèlerinages avec les parents ; aux cours des longues messes traditionnelles et des nuits de prières ; au cours de longues marches diurnes et des veillées nocturnes ; de la vie naturelle et de la foi épanouie sous la neige et la pluie. On fait alors montre de résistance, de capacité physique, sans qu’il y rentre de la dégoutante obsession contemporaine du sport qui débouche sur la brutalité, sur l’oisiveté, l’obésité via l’addiction à la bière. On est face aux éléments que l’on croyait oubliés. »
Enfin je citais un grand marxiste, ce qui a souvent le don d’exaspérer les sites mondialistes et d’intriquer les sites gauchistes qui reprennent mes textes. C’est pourtant simple à comprendre : je reprends ce qui est bon (quod verum est meum est, dit Sénèque) :
« Je relis un écrivain marxiste émouvant et oublié, Henri Lefebvre (photo), dénonciateur de la vie quotidienne dans le monde moderne. Lefebvre est un bon marxiste antichrétien mais il sent cette force. D’une part l’URSS crée par manque d’ambition politique le même modèle de citoyen petit-bourgeois passif attendant son match et son embouteillage ; d’autre part la société de consommation crée des temps pseudo-cycliques, comme dira Debord et elle fait aussi semblant de réunir, mais dans le séparé, ce qui était jadis la communauté. Lefebvre rend alors un curieux hommage du vice à la vertu ; et il s’efforce alors à plus d’objectivité sur un ton grinçant.
Le catholicisme se montre dans sa vérité historique un mouvement plutôt qu’une doctrine, un mouvement très vaste, très assimilateur, qui ne crée rien, mais en qui rien ne se perd, avec une certaine prédominance des mythes les plus anciens, les plus tenaces, qui restent pour des raisons multiples acceptés ou acceptables par l’immense majorité des hommes (mythes agraires).
Le Christ s’exprime par images agraires, il ne faut jamais l’oublier. Il est lié au sol et nous sommes liés à son sang. Ce n’est pas un hasard si Lefebvre en pleine puissance communiste s’interroge sur la résilience absolue de l’Eglise et de notre message :
Eglise, Saint Eglise, après avoir échappé à ton emprise, pendant longtemps je me suis demandé d’où te venait ta puissance.
Oui, le village chrétien qui subsiste avec sa paroisse et son curé, cinquante ans après Carrefour et l’autoroute, deux mille ans après le Christ et deux cents ans après la Révolution industrielle et l’Autre, tout cela tient vraiment du miracle.
Le monde postmoderne est celui du vrai Grand Remplacement : la fin des villages de Cantenac, pour parler comme Guitry. Il a pris une forme radicale sous le gaullisme : voyez le cinéma de Bresson (Balthazar), de Godard (Week-end, Deux ou trois choses), d’Audiard (les Tontons, etc.). Le phénomène était global : voyez les Monstres de Dino Risi qui montraient l’émergence du citoyen déraciné et décérébré en Italie. L’ahuri devant sa télé…
Il prône ce monde une absence de nature, une vie de banlieue, une cuisine de fastfood, une distraction technicisée. Enfermé dans un studio à mille euros et connecté dans l’espace virtuel du sexe, du jeu, de l’info. Et cela donne l’évangélisme, cette mouture de contrôle mental qui a pris la place du christianisme dans pas le mal de paroisses, surtout hélas en Amérique du Sud. Ce désastre est lié bien sûr à l’abandon par une classe paysanne de ses racines telluriques. Je me souviens aux bords du lac Titicaca de la puissance et de la présence catholique au magnifique sanctuaire de Copacabana (rien à voir avec la plage, mais rien) (photo) ; et de son abandon à la Paz, où justement on vit déjà dans la matrice et le conditionnement. Mais cette reprogrammation par l’évangélisme avait été décidée en haut lieu, comme me le confessa un jour le jeune curé de Guamini dans la Pampa argentine, qui évoquait Kissinger.
J’en viens au sulfureux penseur Carl Schmitt, qui cherchait à expliquer dans son Partisan, le comportement et les raisons de la force des partisans qui résistèrent à Napoléon, à Hitler, aux puissances coloniales qui essayèrent d’en finir avec des résistances éprouvées ; et ne le purent. Schmitt relève quatre critères : l’irrégularité, la mobilité, le combat actif, l’intensité de l’engagement politique.
En allemand cela donne : Solche Kriterien sind: Irregularität, gesteigerte Mobilität des aktiven Kampfes und gesteigerte Intensität des politischen Engagements.
Tout son lexique a des racines latines, ce qui n’est pas fortuit, toutes qualités de ces jeunes qui refusèrent de baisser les bras ou d’aller dormir : car on a bien lu l’Evangile dans ces paroisses et l’on sait ce qu’il en coûte de trop dormir !
Schmitt reconnaît en fait la force paysanne et nationale des résistances communistes ; et il rend hommage à des peuples comme le peuple russe et le peuple espagnol : deux peuples telluriques, enracinés dans leur foi, encadrés par leur clergé, et accoutumés à une vie naturelle et dure de paysan. Ce sont ceux-là et pas les petit-bourgeois protestants qui ont donné du fil à retordre aux armées des Lumières ! Notre auteur souligne à la suite du théoricien espagnol Zamora (comme disait Jankélévitch il faudra un jour réhabiliter la philosophie espagnole) le caractère tellurique de ces bandes de partisans, prêts à tous les sacrifices, et il rappelle la force ces partisans issus d’un monde autochtone et préindustriel. Il souligne qu’une motorisation entraîne une perte de ce caractère tellurique (Ein solcher motorisierter Partisan verliert seinen tellurischen Charakter), même si bien sûr le partisan – ici notre jeune militant catholique - est entraîné à s’adapter et maîtrise mieux que tous les branchés la technologie contemporaine (mais pas moderne, il n’y a de moderne que la conviction) pour mener à bien son ouvrage.
Schmitt reconnaît en tant qu’Allemand vaincu lui aussi en Russie que le partisan est un des derniers soldats – ou sentinelles – de la terre (einer der letzten Posten der Erde ; qu’il signifie toujours une part de notre sol (ein Stück echten Bodens), ajoutant qu’il faut espérer dans le futur que tout ne soit pas dissous par le melting-pot du progrès technique et industriel (Schmelztiegel des industrielltechnischen Fortschritts). En ce qui concerne le catholicisme, qui grâce à Dieu n’est pas le marxisme, on voit bien que le but de réification et de destruction du monde par l’économie devenue folle n’a pas atteint son but. Et qu’il en faut encore pour en venir à bout de la vieille foi, dont on découvre que par sa démographie, son courage et son énergie spirituelle et tellurique, elle n’a pas fini de surprendre l’adversaire.
Gardons une condition, dit le maître : den tellurischen Charakter. On comprend que le système ait vidé les campagnes et rempli les cités de tous les déracinés possibles. Le reste s’enferme dans son smartphone, et le tour est joué.
Bibliographie
Carl Schmitt – Du Partisan
Tocqueville – De la démocratie I, Deuxième partie, Chapitre X
Guy Debord – La Société du Spectacle
Henri Lefebvre – Critique de la vie quotidienne (Editions de l’Arche)
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samedi, 05 avril 2025
La domestication en tant que projet de la modernité
La domestication en tant que projet de la modernité
par Robin Carell
Source: https://motpol.nu/robincarell/2025/03/10/domesticeringen-...
La modernité – cette époque d’industrialisation, d’urbanisation et d'universalité séculière – a apporté d'énormes progrès, mais aussi une transformation subtile mais profonde de l’être humain. La domestication de l'homme est le processus par lequel celui-ci, à l’image d’un animal sauvage apprivoisé pour vivre dans une cage, s’adapte à une vie de confort, de conformité et de dépendance. D’un point de vue nietzschéen, c'est une tragédie: l'homme, autrefois une créature de force vivante et d'indépendance, est réduit à un acteur docile dans un système qui privilégie la sécurité face à la liberté, l’uniformité face à la diversité et la consommation face à la création. Du point de vue vitaliste et ethno-national, cela devient particulièrement alarmant pour nous, Suédois, ressortissants des peuples nordiques ou pour d’autres nationalités issues d'un héritage historique d'autonomie et de lutte – la domestication menace non seulement l’individu, mais aussi l'âme même du peuple.
Pourquoi cela est-il mauvais? L'argumentation part du principe que la domestication est nuisible parce qu'elle étouffe la volonté de vivre de l'homme, mine son identité et la transforme en un esclave du machinisme de la modernité.
Nietzsche parlait de la volonté de puissance comme étant le moteur fondamental de l'homme – non seulement la puissance sur les autres, mais aussi et surtout sur soi-même et sur son propre monde. Dans un contexte sauvage, pré-moderne – imaginez un guerrier nordique naviguant sur des mers agitées – cette volonté était une nécessité pour la survie. La modernité, avec ses filets de sécurité sociaux, ses conforts technologiques et son ordre bureaucratique, a domestiqué cet instinct. L'homme n'a plus besoin de lutter contre la nature ou les ennemis ; il vit dans un monde où tout est prédéterminé, emballé et disponible par une simple pression sur un bouton.
Imaginez un loup qui naît dans la nature, chasse en meute et hurle sous la lune – sa vie est une danse où se succèdent risques et triomphes. Maintenant, on place ce loup dans un zoo: la nourriture est livrée chaque jour, les menaces sont éliminées et son monde se rétrécit à un enclos. Il survit, mais son âme sauvage meurt. De même, la modernité a transformé l'homme en une « créature de zoo ». Nous sommes assis devant des écrans, consommons des divertissements en streaming et mangeons de la nourriture transformée, tandis que notre corps et notre âme – façonnés par des milliers d’années de lutte – crient à la recherche de quelque chose de plus. Cette perte de vitalité est, selon Nietzsche, un pas vers le nihilisme: sans résistance, sans aspiration, la vie devient une pâle imitation d'elle-même.
D'un point de vue ethno-national, cela est particulièrement dévastateur. Notre héritage germanique était marqué par une culture héroïque où la force, l’endurance et l’indépendance étaient des vertus. La domestication remplace ces vertus par un mode de vie doux et globalisé qui non seulement est étranger, mais efface activement leur essence historique.
La domestication de la modernité représente également une menace pour l'identité de l’homme – et en particulier celle de certains peuples. Par le biais du mondialisme et du libéralisme, on encourage l'avènement (définitif) d'une humanité universelle et homogène où les différences culturelles, ethniques et individuelles sont estompées au profit d’un « citoyen du monde ». C’est le bras idéologique de la domestication : transformer l’homme en une unité interchangeable dans un machinisme mondial, déconnectée de ses racines, de ses traditions et de ses terres.
La domestication lie l’homme au machinisme de la modernité – l'État, la technologie, le marché – et fait d’elle une créature dépendante de forces qu’elle ne contrôle pas. Nietzsche mettait en garde contre « le dernier homme » dans son Zarathoustra : une créature qui vit pour le confort et évite le risque, qui dit « nous avons inventé le bonheur » tout en clignant des yeux, avec des yeux vides. C’est le point culminant de la domestication: l’homme comme un consommateur obéissant, une roue dans une machine qu'il ne voit même pas.
Imaginez un être humain moderne: il se réveille dans un appartement stérile, se rend à un travail de bureau qu’il déteste, regarde un écran pendant huit heures, et rentre chez lui pour commander de la nourriture via une application (homo foodora). Sa vie est confortable, mais elle n’est pas la sienne – il est un esclave des algorithmes, de ses employeurs et d'une culture qui punit toute forme d'évasion. Cela contraste fortement avec le nordique pré-moderne, qui construisait sa propre maison, chassait pour obtenir sa propre nourriture et forgeait son destin de ses propres mains. La domestication a volé cette autonomie et l’a remplacée par une vie de passivité et de dépendance.
D'un point de vue nietzschéen, cela est asservissant car cela étouffe la volonté de puissance. La modernité n’offre pas de liberté mais une illusion de liberté – nous pouvons choisir entre dix services de streaming, mais pas entre vivre comme des créatures souveraines ou comme des animaux domestiqués. Pour un peuple avec un héritage d’indépendance, cela est une insulte particulièrement amère à encaisser: le sang des ancêtres se dressait pour défendre la liberté populaire, tandis que les descendants obéissent à un maître invisible.
Quel sera le résultat de cette domestication ? Un monde sans feu – sans l’étincelle qui génère la grandeur humaine. Nietzsche rêvait de l’Übermensch, une créature qui surmonte le nihilisme et crée de nouvelles valeurs. Mais l’homme domestiqué est son contraire: il ne crée rien, il consomme seulement. Sa vie est une longue série de distractions, et non une quête de transcendance. Pensez à une civilisation qui élevait autrefois des temples et des cathédrales, désormais réduite à construire des centres commerciaux et à écrire des tweets – tel est l’héritage de la domestication.
Pour les peuples nordiques, ou d'autres peuples avec un héritage vitaliste, cela constitue une double perte. Leur histoire est remplie de récits de héros qui ont défié l’adversité – des vikings traversant les mers, des fermiers survivant à des hivers rigoureux. La domestication remplace cet esprit par une indifférence douce et globalisée qui n’est pas seulement indigne de leurs ancêtres, mais qui menace aussi leur avenir en tant que peuple distinct.
La conclusion est logique, la domestication de l’homme dans la modernité est nuisible car elle étouffe sa volonté de vivre, mine son identité et le réduit en esclavage sous des systèmes qu'il ne peut pas défier. D'un point de vue nietzschéen, c’est une négation de tout ce qui rend l'homme humain: sa capacité à lutter, à créer et à affirmer sa propre valeur. D'un point de vue ethno-national, c’est une attaque contre le droit des peuples à la diversité et à l’autodétermination, en particulier pour les peuples nordiques dont l’héritage spécifique recèle une vitalité unique. La modernité nous a donné du confort, mais au prix de notre âme – et c’est un prix que ni Nietzsche ni quiconque défendant la vie dans sa plénitude ne devrait être prêt à payer.
À propos de l’auteur : Robin Carell
Robin Carell a étudié et pratiqué l'ésotérisme pendant de nombreuses années. Il est un païen scandinave pratiquant des rituels de sacrifice, dont la philosophie repose sur la relation complexe entre spiritualité et technologie. Pendant autant d'années, il a développé des thèmes traitant du transhumanisme. Il est l’auteur de l’œuvre autobiographique Rusäventyret, qui, en plus de retracer les aspects de diverses drogues et d'états de conscience modifiés et ce, d'un point de vue rétrospectif de première main, inclut également une critique politique et culturelle (2016), ainsi que Sceniet och geniet : sur l’initiation (2025) ; un récit que Carell décrit lui-même comme ludique, sinistre et gravement nietzschéen.
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L’Occident, la poésie, la mystique et la science
L’Occident, la poésie, la mystique et la science
Claude Bourrinet
La gente professorale, celle des collèges, mais aussi des lycées, et sans doute aussi une partie de celle des universités, peut être prise comme étalon des goûts, des convictions, idéologiques et « scientifiques », des modes de vie de la classe moyenne (en fait, la plus grosse part de la société, son corps mou, en quelque sorte le ventre d’une créature obèse coiffant de son gros derrière une surface non négligeable de la surface terrestre), de l’American way of life, avec, concédons-le, une French touch légère (il suffit de prendre le train de Londres à Paris pour percevoir une sacrée différence d’élégance entre les deux populations femelles se départageant l’un et l’autre pays des bords de Manche, et c’est sans doute la même expérience lorsqu’on fait le trajet New York-Paris – mais je m’empresse d’ajouter, pour couper la langue aux objecteurs, que l’on peut trouver aussi, des deux côtés, les mêmes échantillons mal fagotés, quoique, ici, dans notre douce France où les villes ont encore la grâce érotique de s’allonger le long de nos fleuves, les femmes soient encore d’une élasticité tentatrice).
Revenons à nos mandarins républicains de bahut démocratiquement massifiés. Il suffit de sommeiller quelques quarts d’heure dans une salle des profs pour engranger une bonne dose de lambeaux de doxa contemporaine. Non seulement, sans avoir de télévision chez soi, on saura par le menu détail ce qui a pu s’y voir et écouter la veille au soir, mais, de surcroît, si l’on a de la chance, on découvrira l’existence de nouveautés dans l’hypermarché du coin, et l’on aura le droit à quelque résumé de vacances en famille, à moins que l’on ait la chance de rire aux éclats en savourant les plaisanteries salaces censées commenter l’agitation politique du moment. N’attendons pas, pour autant, des prises de positions non conformistes : on s’en tient, comme un peu partout en France, à une douillette raillerie voltairienne, ricanante et superficielle, s’en prenant volontiers ad hominem, sans plongeon dans les abysses de l’interrogation existentielle.
Mais ce qui m’a paru le plus ébouriffant, le plus inimaginable, le plus invraisemblable, si l’on a la faiblesse bien compréhensible de croire que des gens qui ont étudié plusieurs années après l’obtention du baccalauréat, et dont l’on suppose qu’ils se tiennent au courant des disputes qui agitent le bocal du savoir universitaire, c’est qu’ils charrient les croyances les plus délavées, les plus désuètes, celles qui nourrissaient encore la cervelle de leurs arrière-grands-pères. Non point la créance qu’ils accorderaient au pouvoir d’un rebouteux local – ce serait même plutôt le contraire ! (tandis que moi, je les estime comme des spécialistes aussi utiles que le pharmacien ou le curé)… Non, foin de chouettes clouées aux portes des granges, ou de chats noirs coupant la route du côté gauche ! Ils croient en la science ! Pas à cette recherche si subtile qui prend en compte, depuis un siècle, tant du reste dans les sciences dites « dures » que dans les sciences humaines, de la présence, de la dimension, de l’action, de l’influence relativisante de l’observateur, et de la « subjectivité » (au sens littéral – relatif au « sujet », non affectif ni sentimental), sans compter la considération de la complexité fondamentale du monde, que l’on a peine à faire tenir dans des « lois », qui sont de toute façon provisoires, et ne sauraient aboutir à quelque vérité que ce soit. Et lorsque l’on évoque le « sujet », on n’a pas en tête celui de Descartes, qui est face au monde, mais celui de la phénoménologie, c’est-à-dire cette « réception-interprétation » de l’univers des phénomènes, nécessairement « intérieurs » (quoique les notions d’« extérieur » et d’« intérieur », en l’occurrence, soient à définir autrement que ce que l’on entend communément à leur égard). Ce sont ici des réflexions qui les dépassent. Ils s’en tiennent au bon vieux positivisme: on collecte le maximum de données, on les classe, on en tire des constantes, qui deviennent des lois, qui sont, si l’on veut (à condition de ne pas sortir du « comment », et ne pas verser dans cet ignoble « pourquoi », digne de la religion, et ce n’est pas peu dire en matière d’insulte), la « vérité », en tout cas l’explication du monde. Aristote prétendait qu’il y avait un haut, et un bas. Erreur ! Il n’y a ni haut, ni bas, dans le cosmos, et si les objets « tombent », c’est à cause de la loi de la gravitation. Et la terre, elle est ronde comme une orange ! Quant aux théories de la relativité, à Poincaré, Einstein, Planck etc., en a-t-on entendu parler ? Quoique maintenant, ces savants soient déjà de vieilles lunes. Mais qu’importe !
Je disais que les professeurs étaient un peu le parangon de la doxa commune. Évidemment, il y a mieux, et il y a pire. C’est une moyenne. Mais je ne puis m’empêcher de constater combien les idées les plus plates et les plus « dépassées » (non que je croie à un « progrès » du savoir, l’homme n’étant guère qu’une poussière, qui essaie d’en connaître davantage, sans avancer beaucoup plus au-delà de l’ombre de sa petitesse), mais il est évident que la paresse, la bêtise, si utiles par ailleurs (que serait un monde où tous seraient entreprenants et intelligents ? Un cauchemar!), empêchent, par leur présence massive, que l’on porte trop de crédit à la « démocratie », et encore moins à la compréhension du monde, dont l’on nous dira pourtant qu’elle est infiniment plus profonde que ce qu’elle était dans le sombre Moyen Âge.
Or, j’ai découvert la même propension à colporter ce genre d’imbécilités dans les milieux « savants ». L’essai si éreinté – à juste raison- de Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel, outre les déficiences que sa réplique critique, aux Éditions HIBR, Les Grecs, les Arabes et nous, recueil de textes érudits, a remis à sa place, qui est malheureusement assez piètre, ne manque pas de partager des préjugés que l’on croyait absents, sinon mis à distance, par des esprits présumés « éveillés ». En effet, l’un des arguments assénés pour discréditer l’Islam, provient, sans le nommer, d’Ernst Renan, qui, bâtissant, à la suite des Germains, une théorie essentialiste des langues (langues aryenne – incluse dans la famille indo-européenne -, sémitique etc.), classe ces idiomes en fonction de leurs capacités à avoir accès aux abstractions (sciences, philosophies). Pour eux (Gouguenheim et Renan), la langue arabe est incapable de « penser » ces logiques rationnelles. Je n’entrerai pas dans les détails, et vous imaginerez combien les militants occidentalistes et islamophobes, voire racistes, le plus souvent d’une inculture vertigineuse, ont pu se délecter à ces conclusions. Au chapitre troisième de la réponse à ces aventureuses assertions, Djamel Kouloughli a répondu avec clarté et précision, en offrant de nombreux exemples probants et convaincants.
Mais ce qui m’a atterré, chez Gouguenheim (et Rémi Brague), c’est la hiérarchisation qualitative qu’ils font entre la « poésie » (ou la mystique), et la connaissance rationnelle, voire rationaliste, techno-scientifique, la seconde catégorie étant apparemment supérieure à la première. Pour évaluer le degré d’« involution » - pour employer un mot de René Guénon -, de dégénérescence, qu’implique la survalorisation du « progrès » matérialiste depuis la fin du Moyen Âge (et il faut lire, pour s’en faire une idée, La Crise du monde moderne, de ce même Guénon), il suffit de voir, sans s’enivrer d’exploits si spectaculaires qui meublent les cerveaux vidés de toute transcendance, le désastre de notre univers si dévasté, dans tous les domaines. Mais nous ne pouvons ici développer davantage.
Pour Gouguenheim, donc, la langue arabe n’est capable que de s’en tenir à une approche poétique (ou mystique) de l’existence et du monde. Et, pour lui, ce n’est pas un éloge, car, il le dit explicitement, cette « fermeture » à l’abstraction, condamne à demeurer dans un univers enfantin. Or, on peut en juger autrement (pour peu qu’on accorde créance à ses hypothèses complètement aberrantes par ailleurs). De nombreuses sociétés ont plutôt considéré le contraire. Lui-même, « occidentaliste » enragé, ne s’est pas aperçu qu’il était en plein paradoxe. Il prétend ainsi que l’Occident serait fondamentalement « grec ». Or, s’il entend « grec » (qu’il associe, contre toute raison historique, à « chrétien », n’ayant manifestement jamais entendu parler de l’opposition entre Athènes et Jérusalem) : « rationnel », « scientifique », il ne se limite qu’à un courant de notre civilisation, qui a été loin d’être dominant, et qui n’a tendu à se faire de place qu’à partir de Platon, en gros (les « »physiciens » pré-socratiques n’ayant pas eu la puissance du disciple de Socrate de se faire entendre). Pourtant, longtemps, et ce jusque dans notre « occident » médiéval, et même plus tard, avec ésotéristes, pythagoriciens, néoplatoniciens etc., chez de grands écrivains et poètes européens, sans parler de ceux qui ont enchanté le monde par ailleurs, sous d’autres horizons, et même chez des scientifiques qui ont revalorisé le rêve (il n’y eut pas, à ce titre, que les romantiques et les surréalistes), le lien « poétique » et/ou « mystique » est le seul vrai, le seul authentique, l’appréhension scientifique ne sollicitant que le monde (superficiel) des phénomènes. « […] Dieu a créé le monde entier, pour que Dieu naisse dans l’âme et l’âme à son tour en Dieu », proclame Maître Eckhart.
Notre « Occident » lui-même, pour autant qu’on veuille le situer dès son origine en Grèce antique, n’a juré que par la poésie et la mystique, avant de dévier (en partie) vers la « science » (encore n’était-ce pas la « science » moderne!). L’’essai de Donatien Grau & de Pietro Pucci, La Parole au miroir, aux éditions Les Belles Lettres, décrit bien cette époque ante-socratique où les Muses servaient de truchement entre l’aède et les dieux (voir aussi l’essai revigorant de William Marx : La haine de la littérature, aux Éditions de Minuit) : le mythe n’est pas seulement une « histoire », une fable, mais un savoir, une sagesse qui nous apprend ce que sont les dieux, les hommes, leurs rapports, et le monde. Leçon qui n’est pas sans, in fine, justifier le monde, puisque l’on a la preuve, par la poésie, que les dieux tissent des liens, souvent de confiance et de sympathie, avec lui. Sinon, les Muses ne prendraient pas la peine de nous éclairer. Le poète, l’aède, obtient par là une position sociale, voire politique (voir l’aède Démodocos, dans Ulysse) privilégiée. Pindare en est l’illustration. Il donne au monde la parole interprétative : les faits, les événements ne parlent pas. Il indique l’ordre des choses, leur hiérarchie, par la beauté du verbe.
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lundi, 31 mars 2025
La lecture, une aliénation , ou une libération ?
La lecture, une aliénation, ou une libération?
Claude Bourrinet
Comment expliquer la sensation d’être « pris » par un livre comme dans le filet de Circé, l’impression d’échapper au temps vernaculaire, de ne plus penser que par truchement, d’être quasiment manipulé, voire conditionné ? Comment comprendre le rapport érotique assez fréquent entre l’auteur et le lecteur (très souvent la lectrice) instaurant entre eux, parfois, une démarche de séduction et des rapports amoureux très concrets ? Cela s’est vu avec les plus grands, et je ne citerai que Chateaubriand et ses nombreuses conquêtes, ou bien, pour faire bonne mesure, Gide et ses gitons lettrés. La « possession » générée par la lecture présente aussi de belles incarnations, fussent-elles nées de l’imagination romanesque, comme Don Quichotte et Emma Bovarysme.
Pourquoi les Grecs et les Romains se faisaient-ils lire les « rouleaux » de papyrus (les « volumen ») par des esclaves ? Pourquoi, d’ailleurs, lorsqu’ils étaient « auctores », comme Cicéron, dictaient-ils leurs textes ? Il faut bien que l’acte de lecture ait quelque chose à voir avec la conception de la liberté, qui ne pouvait être que civique, dans l’Antiquité.
Il faut donc, pour comprendre ce phénomène qui tient de la magie et de la manipulation (mais on sait que les deux domaines d’action sont parents) revenir à l’origine (du moins dans l’aire de notre civilisation).
En grec, il y a plusieurs manières de dire « lire ». Nous ne les passerons pas toutes en revue, mais nous retiendrons ce qui concerne les questions ci-dessus. Je me suis servi du livre incroyablement érudit, et collectif – sous la direction de Guglielmo Cavallo et de Roger Chartier : Histoire de la lecture dans le monde occidental, aux Éditions du Seuil.
En Grèce antique, la « voix » est première. Le héros quête le « kléos », le renom, par lequel il deviendra immortel, puisqu’il est « impérissable », autrement dit la « gloire » (en langue germanique, on a un mot de même racine, le « Laut » – peut-être ce mot a-t-il la même racine que "Laudes" (louanges à Dieu), mais je n’en suis pas sûr). Homère utilise le terme pour désigner sa poésie épique, qui fut longtemps une « performance » orale, avant d’être écrite. C’est par le kleos que le héros existe, donc, aussi, son monde. La voix est créatrice de monde, et elle est intimement dépendante de la mémoire. On devine bien que l’écrit rendra, à terme, vaine, cette mémoire, et étouffera la « voix ».
De même, sur les inscriptions lapidaires funéraires, le long des chemins, par exemple, le passant est invité à proférer ce qui y est inscrit, et à haute voix, pour donner corps (ou plutôt son) à la mémoire. C’est assurer un semblant d’immortalité au mort.
L’un des mots utilisés pour désigner l’acte de « lire » est « ananémesthai ». C’est un terme en dialecte ionien, à la forme moyenne, datant, en l’occurrence, ici, du 5ème siècle, trouvé sur une stèle funéraire d’un certain Mnésithéos, en Eubée. L’épitaphe commence ainsi : « Salut, ô passants ! Moi, je repose mort en dessous. Toi qui t’approches, lis (verbe : ananémesthai) qui est l’homme enterré ici : un étranger d’Egine, du nom de Mnésithéos »
Le verbe epinémein, à la forme active, qui signifie aussi « lire », a un sens de « distribuer », qui suppose un auditoire. Mais la forme moyenne ananémesthao signifie aussi « distribuer en s’incluant dans la distribution ».
L’écriture de la stèle est évidemment en scriptio continua, comme c’est le cas de tous les écrits de l’époque, jusqu’à la fin du Moyen Âge, du reste, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’intervalles entre les mots. Il faut lire à haute voix pour comprendre. L’« orateur » sert d’intermédiaire, et « traduit » en son ce qui lui est dicté par des signes graphiques. Il a un rôle passif-actif : il reçoit, mais doit restituer. Un autre mot pour « lire » est epilégesthai », qui signifie « ajouter un dire à ». Autrement dit, le « lecteur » ajoute sa voix à l’écrit, incomplet en lui-même.
Il s’agit bien sûr d’épeler les mots inscrits (d’où le verbe anagignoskein, qui veut dire « reconnaître », mais il ne s’agit pas simplement d’ânonner des mots, de décrypter parfois péniblement (en effet, les hommes libres de l’Antiquité se faisaient une vertu de ne connaître que les rudiments de la lecture, rougissant d’en savoir davantage, et laissant le soin d’en savoir davantage aux esclaves intelligents et aux philosophes – qui étaient parfois les mêmes). Mais « reconnaissance » signifie bien davantage. On peut « connaître ses lettres », tà grammata espistasthai » sans lire vraiment, c’est-à-dire sans souder les segments de la phrase ou du texte en un sens compréhensible par le lecteur et/ou l’auditoire. Il faut que le son se transforme en langage. Ainsi les signes alphabétiques se transforment-ils en stoikheia, en « éléments constitutifs du langage ».
On voit par là que la lecture (à voix haute) FAIT PARTIE DU TEXTE (sans elle, il n’existe pas). On peut dire la même chose de la lecture silencieuse. Le texte est un « tissu » (étymologie de « texte ») qui mêle intimement graphie et son (même intériorisé).
Or, on lit, sur une inscription dorienne : « Celui qui écrit ces mots enculera (pugixei) celui qui en fait la lecture. » Le lecteur est perçu comme un partenaire passif, comme le jeune garçon est l’instrument de plaisir de l’Éraste.
A Athènes, l’homme libre qui se prostituait, d’une façon ou d’une autre, s’il mettait les pieds dans l’agora, était immédiatement mis à mort. Le jeune garçon - à qui il était bienséant de ne manifester aucun penchant excessif à son rôle de partenaire, sexuel, au contraire : il se devait d'être "chaste", comme Socrate le conseillait à Alcibiade, dans Le Banquet - cessait d’être un instrument érotique lorsqu’il devenait un homme mûr, un guerrier et un citoyen.
Mais on voit bien avec quel mépris est considéré le lecteur. Sa fonction est de servir, de se soumettre, d'être un jouet. Dans le Théétète, Platon se sert d’un esclave « doué de voix » pour lire un texte. C’était un esclave d’Euclide. Savoir lire savamment et abondamment fait courir le risque – dans l’état d’alors de la lecture, nécessairement orale et publique – d’être assimilé à un esclave, dont la soumission est de nature.
D’autant plus que le texte est le maître, et que son instrument ne doit manifester qu’une vertu, la fidélité. La syntaxe, la grammaire ordonnent. Cette réflexion peut nous permettre, du reste, de comprendre ce que Barthes voulait dire, lorsqu’il proclamais, vers 1970, que la grammaire était « fasciste ». (En vérité, il a dit que la langue était fasciste, mais la grammaire est une vision structurée de la langue).
On a ainsi répondu, en partie peut-être, à la série de questions posées au début de ce texte.
Mais, bien évidemment, pour nous, grands lecteurs, membres d’une civilisation qui a présenté la lecture comme une qualité essentielle de l’« honnête homme » (ou femme), comme l’un des sommets de l’excellence humaine, la lecture nous paraît plutôt comme une voie de libération (sans pour cela que la dimension originelle, de soumission érotisante, ait disparu, on le sait bien).
Il me semble que cette vocation à la liberté vient de la Bible, Livre saint, dont la lecture traduit en mots humain le Verbe de Dieu. A ce titre, tout acte de lecture met au jour les arcanes du monde, et par elle souffle l’Esprit, où Il veut, et est le germe de la Vérité, le levain qui nous fait renaître à la vraie vie.
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