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jeudi, 15 mai 2025

Joseph Vogl: Capital et ressentiment à l'ère digitale

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Joseph Vogl: Capital et ressentiment à l'ère digitale

Entretien avec Ivan Areler

Le penseur allemand contemporain Joseph Vogl, auteur de Kapital und Ressentiment. Eine kurze Theorie der Gegenwart, a tenté de reconstruire de nouvelles formes de pouvoir dans l'entreprise, formes qui ont émergé à l'ère digitale (et non avant). Ces formes dépassent les cadres nationaux et s'incrustent massivement dans les processus de décision politique et économique. Pouvez-vous me dire qui est Joseph Vogl, quels ont été les thèmes de son oeuvre jusqu'ici et quelle est la teneur de son ouvrage "Kapital und Ressentiment" et dans quel cadre politique et/ou idéologique on pourrait éventuellement le situer?

Joseph Vogl est un penseur et philosophe allemand contemporain dont le travail se situe à la croisée de la littérature, de la philosophie, de l'économie politique et de la théorie des médias. Né en 1957, il enseigne la littérature allemande, les études culturelles et la théorie des médias à l’université Humboldt de Berlin. Son approche se caractérise par une réflexion critique sur les fondements idéologiques des systèmes économiques et politiques contemporains. Il est souvent perçu comme un penseur "interdisciplinaire", voire "iconoclaste", en raison de son refus des cloisonnements disciplinaires.

Les grands thèmes de l’œuvre de Joseph Vogl

Jusqu'à aujourd’hui, Vogl a exploré plusieurs axes majeurs :

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Critique de l’économie politique :

Dans Das Gespenst des Kapitals (2010, Le Spectre du capital), Vogl s'intéresse aux discours qui entourent le capitalisme financier et tente de démontrer comment le capital s'est autonomisé au point de devenir un système autoréférentiel, échappant au contrôle politique classique.

Il y critique la figure du "marché autorégulateur" comme une fiction idéologique puissante.

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Pouvoir et gouvernementalité :

Dans Der Souveränitätseffekt (2015, L’Effet de souveraineté), il analyse les formes de pouvoir qui se sont développées parallèlement à l'État souverain, notamment dans les sphères économiques et financières. Il montre que le pouvoir réel, dans les sociétés modernes, ne réside pas toujours là où les institutions l’assignent.

Théorie des médias et de la culture :

Plus tôt dans sa carrière, Vogl a beaucoup travaillé sur les rapports entre les formes littéraires et les régimes de savoir, notamment à travers Goethe ou la littérature du XVIIIe et XIXe siècle.

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Kapital und Ressentiment (2021) : contenu et thèse principale

Dans Kapital und Ressentiment. Eine kurze Theorie der Gegenwart (Capital et ressentiment. Une brève théorie du présent), Vogl analyse comment le capitalisme numérique a transformé les modes de production, d’information et surtout de pouvoir.

Principaux axes du livre :

Un nouveau régime de pouvoir : le "pouvoir informationnel"

Vogl y identifie l’émergence d’un pouvoir transnational basé sur la collecte massive de données, la modélisation algorithmique du comportement humain et le ciblage informationnel.

Il parle d’un pouvoir qui ne passe plus par la souveraineté de l’État mais par des formes de gouvernementalité algorithmique, notamment exercée par les grandes entreprises technologiques (GAFAM, etc.).

L’économie de l’attention et la manipulation des affects

L’ère numérique, selon Vogl, n’est pas simplement marquée par l’information, mais par la gestion de l’affect, en particulier du ressentiment.

Les plateformes numériques exploitent ce ressentiment pour générer de l’engagement : radicalisation des opinions, polarisation, haine, colère… Ces affects deviennent des ressources économiques.

Une critique du néolibéralisme tardif

Il montre que nous sommes passés d’un néolibéralisme basé sur le marché et l’individu rationnel à un néolibéralisme technologique où l’individu est profilé, influencé, dirigé, sans toujours en avoir conscience.

Position politique et idéologique de Joseph Vogl

Joseph Vogl n’est pas un militant au sens traditionnel, mais son travail s’inscrit clairement dans une critique radicale du capitalisme contemporain et de ses effets sur les sociétés démocratiques.

Il est souvent comparé à des penseurs comme Michel Foucault, Giorgio Agamben, Byung-Chul Han ou Wendy Brown : une veine critique qui interroge les conditions de possibilité de la souveraineté, de la liberté et de la rationalité dans un monde gouverné par des logiques de marché.

Il ne propose pas de programme politique explicite, mais dénaturalise les discours dominants en révélant leur substrat idéologique.

On pourrait dire qu’il occupe une position post-marxiste, ou néo-foucaldienne, critique envers les promesses non tenues de la modernité libérale, et attentif aux mutations profondes du pouvoir dans l’ère numérique.

Pour résumer :

Joseph Vogl est un penseur critique majeur de l’économie et du pouvoir à l’ère numérique.

Il explore comment les nouveaux régimes de pouvoir s'exercent au-delà des États, à travers les données, les algorithmes, les plateformes.

Dans Kapital und Ressentiment, il montre comment le ressentiment devient une force structurante du capitalisme digital.

Politiquement, il est proche d’une critique radicale des logiques néolibérales, sans être engagé dans un cadre partisan.

Si vous pouviez nous mettre cette oeuvre de Vogl en perspective avec d'autres penseurs ou philosophes, cela nous conviendrait. Aussi, nous serions très heureux si vous pouviez quelque peu préciser ce qu'il entend, sur base d'une étude de l'oeuvre poétique de Goethe, par "rapport entre formes littéraires et régimes de savoir", notamment dans le cadre du 19ème siècle allemand?

Ce sont là deux dimensions fondamentales de l’œuvre de Vogl : d’un côté, sa critique contemporaine du pouvoir à l’ère numérique, et de l’autre, sa généalogie des régimes de savoir en lien avec la littérature, notamment chez Goethe. Et l’une n’est pas étrangère à l’autre : chez Vogl, la forme littéraire n’est jamais neutre, elle participe à la configuration historique d’un régime de rationalité, d’un rapport au monde, voire d’un mode de gouvernementalité.

1. Mise en perspective de Kapital und Ressentiment

Vogl s’inscrit dans un champ intellectuel critique large, qu’on pourrait qualifier de généalogie du capitalisme numérique. Voici quelques rapprochements féconds :

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Michel Foucault

Vogl reprend (sans toujours le dire explicitement) la notion de gouvernementalité développée par Foucault : l’idée que le pouvoir moderne ne s’exerce pas principalement par la violence ou la loi, mais par la production de savoirs, de normes, de comportements.

Là où Foucault étudiait l’économie politique classique, la psychiatrie, la biopolitique, Vogl prolonge la généalogie dans le champ des données, de l'information, de l'affect.

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Shoshana Zuboff – The Age of Surveillance Capitalism

Très proche thématiquement : Zuboff théorise le "capitalisme de surveillance" comme une nouvelle phase dans laquelle les comportements humains sont extraits, analysés, modélisés, non seulement pour prédire mais pour influencer les actions futures.

Là où Vogl insiste sur les affects (le "ressentiment") comme ressource, Zuboff parle de "rendement comportemental".

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Byung-Chul Han

Philosophe germano-coréen qui, comme Vogl, critique l’époque actuelle sous l’angle de ses pathologies affectives et sociales.

Dans La société de la transparence ou Psychopolitique, Han décrit une société où le contrôle ne passe plus par la répression, mais par l’incitation, la transparence, et l’auto-exposition.

Le "ressentiment" chez Vogl pourrait dialoguer avec la "positivité toxique" chez Han: deux formes d’affect mobilisées et instrumentalisées par le capitalisme tardif.

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Wendy Brown & les critiques du néolibéralisme

Dans Undoing the Demos, Brown montre comment la logique néolibérale transforme les sujets politiques en agents économiques, calculant chaque geste selon une logique de profit.

Vogl va plus loin : dans le capitalisme digital, il ne s’agit même plus d’un calcul rationnel, mais de profilage émotionnel et comportemental, hors de la conscience.

2. Vogl, Goethe et la poétique des savoirs

Avant d’être un théoricien du capitalisme, Vogl est un philologue formé à la littérature allemande classique. Son travail sur Goethe est fondateur pour comprendre sa méthode.

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Le projet : penser la littérature comme un lieu de production du savoir

Dans des ouvrages comme Kalkül und Leidenschaft (1998) ou Poetologien des Wissens (Poétiques du savoir), Vogl s’intéresse à la manière dont la littérature ne reflète pas simplement un savoir préexistant, mais met en scène des modes de connaissance, voire expérimente de nouvelles formes de rationalité.

Chez Goethe, il identifie une tension entre :

La passion et la raison, c’est-à-dire entre forces affectives et logiques formelles.

Le calcul et le vivant, par exemple dans les écrits scientifiques de Goethe, qui s’opposent à une logique purement mécaniste du monde.

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Goethe comme figure critique de la modernité scientifique

Goethe, notamment dans ses écrits sur la morphologie, propose une approche du vivant fondée sur la forme, la transformation, l'intuition — contre le réductionnisme analytique de la science naissante.

Vogl y voit une forme de contre-modèle épistémologique, où la littérature et la science ne sont pas séparées mais dialoguent dans une même recherche de compréhension du monde.

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Goethe et la figure du savant : le roman comme laboratoire de pouvoir

Dans Les Affinités électives, par exemple, Goethe applique un langage chimique (les "affinités") à des relations humaines — ce que Vogl lit comme une formalisation des passions, une tentative de mathématiser l’imprévisible.

Cette mise en forme des désirs humains n’est pas innocente : elle reflète une volonté de contrôle rationnel sur l’individu, annonçant des régimes de pouvoir modernes.

Le 19e siècle comme moment de bascule

Le 19e siècle allemand voit l’émergence d’une bureaucratie rationalisée, d’une science positiviste, de l’État-nation, etc.

Vogl montre que la littérature de cette époque participe à l’imagination politique de ces structures — elle est à la fois un miroir et un moteur de la rationalisation du monde (Max Weber n’est pas loin ici).

En résumé

Chez Vogl, l’histoire de la rationalité moderne est indissociable des formes littéraires. Il voit dans les œuvres de Goethe un moment clé où la pensée du vivant, du calcul, du pouvoir et de l’affect s’articulent.

Ce regard "généalogique" sur la modernité se prolonge dans sa critique du capitalisme digital, qui reprend les mêmes tensions, mais en les inscrivant dans des logiques techniques et globalisées.

Il est l’un des rares penseurs à faire le lien direct entre esthétique, économie, et pouvoir, dans une perspective longue, du romantisme allemand à la Silicon Valley.

Les différences et/ou accointances entre Vogl et des auteurs tels Benjamin et Adorno m'intéresse. Par ailleurs a-t-il évoqué ou non l'idée de Nietzsche d'une "transvaluation des valeurs"?

Joseph Vogl se situe à un carrefour intellectuel où l'on croise des noms comme Benjamin, Adorno, Nietzsche, Foucault, Heidegger, etc. Comparer son œuvre à celle de Benjamin et Adorno, et examiner ses rapports avec la pensée de Nietzsche, permet d’éclairer sa philosophie de la modernité et la manière singulière dont il articule pouvoir, savoir, littérature et économie.

Chacun de ces pôles interagit avec les autres. Par exemple :

La littérature est un laboratoire de formes qui préfigurent des formes de rationalité politique ou économique.

Le pouvoir ne se comprend plus uniquement par l’institution, mais par la circulation de savoirs, de récits, d’affects.

Le ressentiment n’est plus un symptôme psychologique mais une ressource économique et politique.

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Comparaison avec Benjamin et Adorno

Avec Walter Benjamin :

Affinités: Tous deux pensent historiquement. Benjamin dans une veine messianique et dialectique, Vogl dans une veine généalogique et critique.

L’idée que la technique transforme la perception, la politique, et la culture les rapproche (cf. Benjamin et l’art à l’ère de sa reproductibilité technique // Vogl et l’ère numérique).

Une attention aux formes culturelles mineures comme révélatrices de vérités historiques.

Différences : Benjamin reste très attaché à une philosophie de l’histoire messianique, où la rédemption est possible dans l’instant.

Vogl est plus foucaultien, sans horizon eschatologique ou salut: il étudie les formes de pouvoir sans promesse.

Avec Theodor W. Adorno :

Affinités : Critique de la rationalité instrumentale, de la réification, de l’aliénation dans les systèmes économiques et culturels.

Intérêt commun pour Goethe, mais dans une perspective différente: Adorno l’aborde dans sa critique de la culture bourgeoise, tandis que Vogl en fait un laboratoire épistémologique.

Différences : Adorno reste attaché à une dialectique négative, profondément imprégnée de marxisme hégélien.

Vogl, lui, se situe plutôt dans une logique post-marxiste et post-structuraliste, méfiant à l’égard des totalités dialectiques, et préférant des lectures discontinues, locales, archéologiques.

On pourrait dire que Vogl est une sorte d'héritier indiscipliné de la Théorie critique : il partage sa méfiance à l'égard de la raison capitaliste, mais adopte des outils foucaldiens, littéraires, et "poétologiques" pour la déconstruire.

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Vogl et Nietzsche : la transvaluation des valeurs

Vogl ne consacre pas d’ouvrage entier à Nietzsche, mais l’influence est là, diffuse, mais structurante, notamment sur deux plans :

  1. Le pouvoir et les affects

Nietzsche, dans La Généalogie de la morale, montre que les systèmes moraux sont des dispositifs de pouvoir intériorisés, fondés sur des affections négatives (culpabilité, ressentiment).

Chez Vogl, ce ressentiment devient une ressource exploitable par les régimes économiques numériques : ce n’est plus un simple symptôme de l’âme blessée, mais une donnée, une énergie sociale, voire une marchandise.

  1. La transvaluation des valeurs

Nietzsche appelait à une refondation des valeurs, au-delà du bien et du mal, contre la morale chrétienne de la faiblesse.

Vogl n’appelle pas à une transvaluation explicite, mais on peut dire qu’il diagnostique un processus involontaire de reconfiguration des valeurs dans l’ère numérique :

La vérité devient moins une fin qu’un effet de viralité.

La liberté devient un choix programmé par des algorithmes.

Le sujet rationnel devient un profil comportemental.

Ainsi, sans être nietzschéen au sens strict, Vogl s’inscrit dans une logique de généalogie critique, là où Nietzsche interrogeait les origines des valeurs, et Foucault leur sédimentation dans des dispositifs.

En résumé

Vogl partage avec Benjamin et Adorno une critique radicale de la modernité, mais en mobilisant des outils post-foucaldiens et en mettant l’accent sur le numérique, le ressentiment et l’information.

Il n’est pas un lecteur explicite de Nietzsche, mais il hérite de son intuition fondamentale : le pouvoir est inscrit dans les valeurs, les formes, les discours – et aujourd’hui, dans les algorithmes.

Sa spécificité : relier littérature, savoir et pouvoir, de Goethe à Google, en passant par les passions, les formes esthétiques et les infrastructures techniques.

En savoir plus sur les notions de "gouvernementalité algorithmique" et de "poétique des savoirs" nous conviendrait parfaitement.

Ces deux notions sont centrales pour comprendre l’originalité de la pensée de Joseph Vogl. Elles permettent d’articuler les nouvelles formes de pouvoir technologique et le rôle des récits, des formes littéraires ou culturelles dans la production de savoir. Elles peuvent sembler très différentes, mais chez Vogl, elles dialoguent intimement : la manière dont une société "raconte" le monde n’est jamais innocente — elle participe à sa gouvernance effective.

1. La gouvernementalité algorithmique

Origine du terme

La notion est un prolongement critique de la "gouvernementalité" chez Michel Foucault, c’est-à-dire :

"L’ensemble constitué par les institutions, les procédures, les analyses, les calculs, les tactiques qui permettent d’exercer une forme très spécifique de pouvoir : le gouvernement des conduites."

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Chez Foucault, la gouvernementalité moderne émerge à partir du XVIIIe siècle, avec l'État libéral : il ne s’agit plus de gouverner seulement par décret ou par force, mais par des mécanismes d’incitation, de régulation, de normalisation des comportements.

Vogl prolonge cette idée dans le monde post-légal, post-étatique, datafié et algorithmisé.

La gouvernementalité algorithmique, chez Vogl, se définit comme :

Un régime de pouvoir déterritorialisé fondé sur la collecte, le traitement et l'exploitation de données massives, qui permet de modéliser, prédire et orienter les comportements humains, souvent de manière préconsciente et sans intervention explicite d’un appareil d’État.

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Ses caractéristiques principales :

  1. a) Profilage comportemental

Chaque individu devient une matrice de données (géolocalisation, achats, réseaux, recherches…).

Ces données ne servent pas à "connaître" l’individu comme une personne morale ou politique, mais à anticiper ses actions, à le rediriger (via la publicité, l’interface, l’algorithme de recommandation).

  1. b) Pouvoir sans visage

Ce régime ne repose plus sur des figures visibles du pouvoir (roi, juge, bureaucrate) mais sur des architectures techniques, souvent opaques.

Ce pouvoir est dispersé, automatisé, intégré à l’environnement (smartphones, applis, plateformes, objets connectés).

  1. c) Économie de l'affect

Les plateformes optimisent l’engagement via des affects polarisants : indignation, peur, colère, ressentiment. L’algorithme "apprend" que l’indignation génère du clic.

Ainsi, le ressentiment devient une ressource économique, un carburant du capitalisme attentionnel.

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  1. d) Subversion de la rationalité

La figure classique du sujet rationnel autonome (hérité des Lumières) est supplantée par un sujet calculé, anticipé, nudgé, dans un environnement de micro-incitations invisibles.

En résumé :

Le pouvoir ne vous dit plus quoi faire : il prédit ce que vous allez faire, puis crée les conditions pour que cela se réalise — sans que vous sachiez qu’on vous a influencé.

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2. La poétique des savoirs

Ce concept est plus "littéraire", mais tout aussi crucial. Il s’agit d’un des apports les plus originaux de Vogl, notamment dans Poetologien des Wissens et Kalkül und Leidenschaft.

Qu’entend-on par "poétique des savoirs" ?

L’idée que les formes littéraires (romans, récits, styles, genres) ne se contentent pas de représenter un monde déjà connu, mais participent activement à la production des savoirs — y compris scientifiques, économiques, politiques.

Trois idées centrales :

  1. a) La forme fait savoir

Par exemple, un roman épistolaire ne transmet pas la même compréhension du monde qu’un roman réaliste à narrateur omniscient.

La forme narrative configure une perception du temps, de la causalité, de l’individualité, etc.

  1. b) La littérature comme lieu d’expérimentation

Goethe, Kleist, Büchner, mais aussi Kafka ou Musil, ne sont pas "des artistes qui expriment leur époque", mais des penseurs qui mettent en scène des configurations possibles du savoir, du droit, de la responsabilité, de la folie…

Chez Goethe, par exemple, Vogl étudie comment le langage scientifique s’infiltre dans la fiction (cf. Les Affinités électives) et modèle les affects.

  1. c) Les régimes de savoir sont historiques

La "science" n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui. La frontière entre science, fiction, et mythe a été mobile.

La poétique des savoirs étudie cette mobilité historique, en interrogeant les formes culturelles par lesquelles un monde devient pensable, dicible, représentable.

En quoi cela rejoint la gouvernementalité ?

    - La littérature préfigure souvent des dispositifs de pouvoir : Vogl montre comment certaines formes littéraires normalisent des comportements, des structures sociales (notamment dans la bourgeoisie naissante).

    - Inversement, aujourd’hui, les formes algorithmiques jouent le rôle qu’avait la littérature dans le passé : elles produisent des savoirs sociaux, structurent des subjectivités, modèlent la perception du réel.

Synthèse (en une phrase chacun)

Gouvernementalité algorithmique : régime de pouvoir technologique où les comportements sont orientés par la donnée et l’algorithme, souvent sans conscience ni consentement.

Poétique des savoirs : étude des formes culturelles et littéraires comme producteurs historiques de rationalité, de normativité et de savoir.

mercredi, 14 mai 2025

Marxiens, oui. Marxistes, non

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Marxiens, oui. Marxistes, non

par Alessio Mannino

Source :  https://www.ariannaeditrice.it/articoli/marxiani-si-marxi... 

Le 5 mai 1818 naissait à Trèves ce penseur brillant, profond, infatigable, fiévreux, utopiste malgré lui, politiquement autoritaire et philosophiquement incontournable qu'était Karl Marx. Il existe d'innombrables bibliothèques sur sa biographie et son œuvre, et il ne s'agit pas ici de se lancer dans une nouvelle interprétation fantaisiste (nous ne sommes d'ailleurs pas dignes d'en formuler une nouvelle). Mais l'occasion, qui nous est donnée ici, nous donne le droit de mettre un point final à son actualité, du moins à mon avis: le marxisme reste une pensée vivante et fertile en tant que méthode analytique, alors qu'il est gangréné de l'intérieur et devenu inutile en tant que conception palingénésique. C'est une idée qui a toujours été hérétique dans le camp marxiste (le premier à l'avoir formellement théorisée fut l'Allemand Karl Korsch, il y a cent ans, une sorte d'anti-Lukacs, qui a fini dans l'oubli précisément parce qu'il était un pestiféré et un réprouvé). Mais la thèse reste la même. D'autant plus aujourd'hui, après les échecs pratiques du communisme tel qu'il a été appliqué, où l'on peut, et même, d'après moi, l'on doit se dire marxien mais non pas marxiste.

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Marx, comme on le sait, est un élève rebelle de Hegel. Le philosophe prussien, dans son article de 1802 intitulé « La Constitution de l'Allemagne », définit l'esprit bourgeois comme relevant d'une « préoccupation constante » pour la propriété. Le bourgeois est avant tout un individu angoissé. Quelques années plus tard, dans son opus majeur, la Phénoménologie de l'esprit, il formule sa fameuse conception du travail comme devoir d'émancipation, « discipline de service et d'obéissance » sans laquelle la peur de la mort, propre à l'être humain, « reste intérieure », polluant la conscience qui, dès lors, « ne devient pas conscience elle-même ». Pour Hegel, et même les pierres le savent, ce qui constitue l'histoire humaine est le processus dialectique de l'autoconscience progressive de l'Esprit. Marx, dans son objectif de « remettre la dialectique hégélienne sur pied », a substitué la matière à l'Esprit (c'est cela le matérialisme historique), tout en maintenant l'aspiration au progrès, à l'amélioration et à l'humanisation, qui, selon lui, étaient entravés par les structures sociales oppressives, dominées à l'époque par la bourgeoisie. C'est-à-dire par le bourgeois dévoué à ses affaires plutôt que, comme le prolétaire, à l'émancipation de l'humanité entière, laquelle serait même, un jour, libérée du travail en tant que tel, grâce au communisme (« de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »).

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Comme l'a souligné Simone Weil dans ses fulgurantes Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale, Marx attribuait en effet au rêve révolutionnaire la tâche de libérer « non pas les hommes, mais les forces productives ».  L'attention de Marx s'est progressivement déplacée de l'homme concret vers la production: ce n'est pas un hasard si le concept d'aliénation (la perte d'humanité de l'homme en tant qu'esclave de la machine capitaliste), si central et significatif pour la postérité, c'est-à-dire pour nous, n'est pas développé par le Marx de la maturité, qui laisse plutôt inachevée l'imposante cathédrale théorique qu'est le Capital.

L'image de la société communiste reste vague, essentiellement identifiée à l'extinction de l'État. Ce dernier est remplacé par une organisation sociale calquée sur le régime hyper-rationnel de la grande entreprise, que Friedrich Engels résume ainsi : « du gouvernement des hommes à l'administration des choses ». Une immense étendue de communautés qui tendent à se pacifier dans la mesure où elles sont régies par des principes, dirions-nous aujourd'hui, de rationalisation des ressources, visant au développement maximal de la productivité. Disons-le tout net : un cauchemar, plutôt qu'un rêve.

En effet, Weil a toujours observé que la limite macroscopique de Marx consistait dans le fait que son anticapitalisme « s'accordait profondément avec le courant général du capitalisme ». C'est-à-dire la mécanisation, la concentration, la managérialisation, tout le système d'asservissement que l'on verrait à l'œuvre dans le fordisme-taylorisme américain. En un mot : le productivisme, qui se traduit aujourd'hui par le dogme de la croissance économique infinie. Une exigence purement machinique, un automatisme de système, un article de foi rationnel, anxiogène, disciplinaire et aliénant vis-à-vis de tout. Mais rien de raisonnable et d'humain, absolument rien, ne s'y manifeste.

La part fallacieuse du philosophe barbu de Trèves ne réside donc pas tant dans la prédiction erronée de la baisse tendancielle du taux de profit, que dans la vision eschatologique de fin des temps d'un règne futuriste et saturnien, débarrassé de la pénibilité du travail et de l'âpreté des conflits.

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C'est pourquoi le marxisme, entendu comme pensée systématique, n'a plus grand-chose à nous dire, après le 20ème siècle: non pas parce que le capitalisme a battu en efficacité et en efficience les expériences du communisme tel qu'il a été réalisé, mais avant tout à cause de la déshumanisation qu'il portait dans son ADN, et dans laquelle toute tentative de poursuite d'un idéal abstrait et réductricement rationaliste finit invariablement par se déverser. C'est un fait établi: la poursuite aveugle du bonheur collectif conduit à la persécution aveugle et au malheur chronique des individus, pris dans leurs interactions, leurs relations et leurs rapports sociaux. Dans leur vie, en somme. Méfions-nous donc de ceux qui imprègnent encore les révolutionnarismes d'une saveur messianique, introduisant dans leur militantisme trop de transcendance et d'actes de foi. La révolution est possible, mais pour retourner le conflit en faveur des aliénés selon la justice. Pas pour le supprimer, ce qui est humainement impossible et indésirable. Ici, le républicain, qui est aussi précisément conflictualiste, Machiavel, peut servir d'excellent antidote (ce n'est pas pour rien que Machiavel, cette pierre angulaire qui va bien au-delà du machiavélisme maniéré, est un auteur totalement ignoré par Marx).

En quoi Marx reste-t-il non seulement utile, mais indispensable ? Dans le diagnostic de la maladie capitaliste (un terme, bien sûr, qu'il n'aurait pas utilisé, nous l'utilisons pour indiquer toute la difformité et l'insalubrité dont est victime la condition psychophysique, aussi bien que politique, de l'homme-animal: une aliénation, en fait, selon moi, qui est comparable à bien des égards à l'inévitable fléau du nihilisme, diagnostiqué plutôt par Nietzsche).

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Dans la mise en évidence de la nature de l'argent, qui provoque un manque inhumain d'empathie en étouffant à la racine le besoin naturel de communauté (« l'indifférence », dit Marx). Dans le chapitre III de la prophétie que constitue le Capital, celle-ci ponctuellement réalisée, est l'« aristocratie financière » qui étendra sa domination au monde entier. Enfin, même s'il est banal de le souligner, dans la subordination lucide de tout jugement à l'examen rigoureux des forces en présence à un moment historique donné, afin de relier les superstructures idéologiques aux structures de pouvoir sous-jacentes (sans tomber pour autant dans un économisme puéril - erreur dans laquelle, contrairement à certains de ses épigones, Marx n'est jamais tombé). Marx est donc toujours vivant. Le marxisme, beaucoup moins. D'ailleurs, malgré le maniement despotique et férocement polémique qui caractérisait le Marx politique actif dans le mouvement ouvrier, c'est lui-même qui disait, selon un témoignage d'Engels, que « ce qui est certain, c'est que je ne suis pas marxiste ». Deux siècles plus tard, nous pouvons d'autant plus nous permettre de ne pas l'être.

mardi, 13 mai 2025

Economie verte et écologisme néolibéral

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Economie verte et écologisme néolibéral

Diego Fusaro

Source: https://posmodernia.com/business-ecologico-el-ambientalis...

Il existe un paradoxe apparent lié à la question de l'apocalypse environnementale qu'il convient d'aborder : le logo dominant dans le cadre du technocapitalisme du nouveau millénaire non seulement ne reste pas silencieux face au dilemme de la catastrophe imminente, mais l'élève au rang d'objet d'une prolifération discursive hypertrophique. L'urgence environnementale et climatique est, à juste titre, l'un des sujets les plus soulignés et les plus discutés dans l'ordre actuel du discours.

Cela semble, à première vue, une contradiction dans les termes, si l'on considère que poser ce dilemme revient à énoncer la contradiction même du capital, qui est son fondement. Ne serait-il pas plus cohérent avec l'ordre technocapitaliste d'occulter - ou du moins de marginaliser - cette question problématique, d'une manière similaire à ce qui se passe avec la question socio-économique du classisme et de l'exploitation du travail, rigoureusement exclue du discours public et de l'action politique ?

Affirmer que, contrairement au problème de l'exploitation du travail (qui reste largement invisible et qui, de toute façon, peut être facilement éludé par le discours dominant), la question environnementale est claire et évidente aux yeux de tous, oculos omnium, et que, par conséquent, il serait impossible de l'éviter comme si elle n'existait pas, revient à faire une affirmation vraie mais, en même temps, insuffisante: une affirmation qui, en outre, n'expliquerait pas les raisons pour lesquelles le discours dominant non seulement aborde ouvertement la question, en la reconnaissant dans sa pleine réalité, mais tend même à l'amplifier et à la transformer en une urgence et en une véritable urgence planétaire.

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La thèse que nous entendons soutenir à cet égard est qu'il existe une différence notable entre la question environnementale et la question socio-économique (que Marx appellerait, sans périphrase et à juste titre, « lutte des classes »). Cette dernière ne peut en aucun cas être « normalisée » et métabolisée par l'ordre technocapitaliste qui, en fait, opère de telle sorte qu'elle n'est même, tendanciellement, jamais mentionnée (ni, ça va sans dire  par les forces du camp gauche de la politique, depuis longtemps redéfini comme gauche néolibérale ou, mieux encore, « sinistrash » - gauche poubelle). Margaret Thacher, quant à elle, avait déjà ostracisé le concept même de classe sociale, le qualifiant de vestige inutile et pernicieux du communisme (selon ses propres termes : « la classe est un concept communiste. Il sépare les gens en groupes comme s'il s'agissait de parcelles et les monte ensuite les uns contre les autres").

978881717846HIG.pngComme nous l'avons montré plus en détail dans notre étude Démophobie (2023), les droits sociaux sont remplacés dans l'ordre discursif et dans l'action politique par des « droits arc-en-ciel », c'est-à-dire par ces caprices de consommateurs qui, en plus de permettre de détourner le regard du conflit de classe, sont intrinsèquement fonctionnels à la logique néolibérale d'expansion de la marchandisation du monde de la vie. Et les forces politiques sont toutes réorganisées à l'extrême centre de la grosse Koalition néolibérale, apparaissant de plus en plus comme des articulations du parti unique du turbo-capital qui élève le fanatisme économique et le classisme, l'impérialisme et l'aliénation à un destin inéluctable et à un horizon exclusif (il n'y a pas d'alternative).

Contrairement à la question socio-économique, la question environnementale peut être métabolisée et - littéralement - rentabilisée par l'ordre technocapitaliste pour de multiples raisons. Précisons toutefois que l'ordre discursif néolibéral affronte et, en fait, amplifie la question environnementale et climatique dans l'acte même par lequel il la déclare abordable et résoluble mais toujours et seulement dans le cadre du technocapitalisme, neutralisant a priori la pensabilité de toute arrière-pensée ennoblissante éloignée de la prose de la réification du marché et de la Technique. Et c'est en fonction de cette clé herméneutique que s'explique l'intensification discursive néolibérale de l'urgence climatique et environnementale, toujours caractérisée par l'occultation de la matrice capitaliste des désastres.

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Bien canalisée dans les rails de la mondialisation néolibérale, la question environnementale peut jouer, pour l'ordre dominant, le rôle d'une fonction efficace de défocalisation du regard sur la question socio-économique, le classisme, l'exploitation et l'impérialisme. Pour comprendre cet usage apotropaïque dans toutes ses implications, on peut par exemple se référer au rapport de 1991 intitulé La première révolution mondiale, publié par le « Club de Rome », une association fondée en 1968 par l'homme d'affaires Aurelio Peccei, le scientifique écossais Alexander King et le turbo-capitaliste milliardaire David Rockefeller : une entité que l'on peut à juste titre classer parmi les nombreux think tanks (du Cato Institute à la Heritage Foundation, de l'Adam Smith Institute à l'Institute of Economic Affairs) au service de l'ordre dominant, auquel ils apportent une caution idéologique.

Ainsi, on peut lire dans le rapport de 1991 : « Dans la recherche d'un nouvel ennemi qui pourrait nous unir, nous avons trouvé l'idée que la pollution, la menace du réchauffement climatique, la pénurie d'eau potable, la faim et d'autres choses du même genre serviraient notre objectif ». En somme, la question verte doit être habilement identifiée comme une contradiction fondamentale et un « ennemi commun » capable de nous unir ("un nouvel ennemi pour nous unir") dans une bataille qui, d'une part, détourne le regard du conflit entre le Serviteur et le Seigneur et, d'autre part, conduit le premier à adhérer à nouveau à l'agenda du second, notamment aux nouvelles voies du capitalisme écologique telles qu'elles seront sculptées dans les années à venir.

Le rapport du Club de Rome peut être accompagné d'un autre document datant de deux ans plus tôt qui, malgré les différences de nuances et d'intensité des approches, propose un schéma de pensée convergent. Il s'agit d'un discours prononcé par Margaret Thatcher le 8 novembre 1989 devant l'Assemblée générale des Nations Unies. Il est animé, entre les lignes, par la volonté d'identifier un nouvel « ennemi commun » pour remplacer le « socialisme réel », déjà en déclin (il est significatif que le discours de la Dame de fer ait eu lieu à la veille de la chute du mur de Berlin). Et que, par conséquent, il peut être assumé comme le nouveau défi global au capitalisme, en impliquant tout le monde dans son projet. Selon Thatcher, « de tous les défis auxquels la communauté mondiale a été confrontée au cours de ces quatre années, l'un d'entre eux est devenu plus évident que tous les autres, à la fois en termes d'urgence et d'importance : je veux parler de la menace qui pèse sur notre environnement mondial ».

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Le sermon de la Dame de fer est parfois encore plus symptomatique du nouvel esprit du temps que le rapport du « Club de Rome », en particulier dans son insistance sur la nécessité de traiter la question environnementale sans renoncer à l'impératif de croissance, préservant ainsi le capitalisme sous une forme éco-durable tout en se consacrant à la croissance économique. Pour reprendre les termes de Thatcher, « nous devons faire ce qu'il faut sur le plan économique. Cela signifie que nous devons d'abord avoir une croissance économique continue afin de générer la richesse nécessaire pour payer la protection de l'environnement ». L'astuce - une constante dans l'ordre du discours néolibéral - consiste à dénoncer le problème environnemental, en accompagnant immédiatement la dénonciation de la reconnaissance que la croissance, le développement et les auri sacra fames - la faim d'or maudite - du capital ne sont pas la cause, mais la solution possible : « nous devons résister à la tendance simpliste de blâmer l'industrie multinationale moderne pour les dommages causés à l'environnement. Loin d'être les méchants, ce sont eux sur qui nous comptons pour enquêter et trouver des solutions ».

Ainsi, suivant le discours de Thatcher, qui résume le nouvel esprit du capitalisme vert in statu nascendi - en phase d'émergence - la critique du capitalisme comme cause de la destruction de l'environnement (en un mot, l'environnementalisme socialiste) serait une « tendance simpliste », du fait que les industries multinationales, « loin d'être les méchants », sont les agents qui peuvent mener les recherches et trouver les solutions au dilemme. Cependant, le non sequitur dans lequel la réflexion de Thatcher, et avec elle, la raison d'être néolibérale elle-même, s'enlisent est que, même à supposer que les entreprises multinationales puissent trouver la solution, cela ne peut servir d'alibi à leur responsabilité dans la genèse de la tragédie, comme semble l'indiquer le passage cité plus haut. Et, de toute façon, comme nous essaierons de le montrer, les « solutions » recherchées et trouvées par l'industrie multinationale moderne évoluent toujours sur la base de l'acceptation (et de la reproduction perpétuelle) de la contradiction qui génère le problème.

Par conséquent, l'ordre hégémonique admet et même encourage le discours sur la catastrophe, tant qu'il est invariablement articulé dans les périmètres du cosmos technocapitaliste, supposé comme un a priori historique non modifiable ou, en tout cas, comme le meilleur système possible à la fois parmi ceux qui ont déjà existé et parmi ceux qui pourraient éventuellement exister en tant qu'alternative.

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L'évocation constante de la catastrophe climatique et l'exigence d'y remédier sont donc permises et d'ailleurs constamment induites, à condition que les recettes et les solutions soient administrées par la logique du profit et le maintien de la forme valeur comme fondement du système de production.

Enfin, si l'environnementalisme néolibéral est ouvertement promu et pratiqué par les modèles politiques de l'Occident - ou, plus précisément, de l'Ouest -, l'environnementalisme socialiste est découragé et diabolisé, soit sur la base de ce que Fisher a défini comme le « réalisme capitaliste » (selon lequel il n'y aurait pas d'alternatives à ce qui existe), soit sur la base de la stigmatisation de la passion utopique et anti-adaptative, idéologiquement assumée comme prémisse à la violence et au retour des atrocités du 20ème siècle.

En d'autres termes, le turbo-capitalisme pose et débat la question de l'apocalypse verte en se présentant comme la solution et non comme l'origine du problème: ainsi, tout en cultivant les causes de la catastrophe, il se propose de travailler sur les effets, dans une perspective qui, de surcroît, est fonctionnelle à la préservation de la logique du capitalisme lui-même. Il va sans dire qu'affronter le dilemme environnemental en restant sur le terrain du technocapitalisme signifie, dans la meilleure des hypothèses, ne pas le résoudre et, dans la pire (comme nous pensons que c'est effectivement le cas), renforcer encore les bases de la catastrophe.

En particulier, nous tenterons de montrer comment, sous la forme de l'environnementalisme néolibéral, le discours turbo-capitaliste sur l'apocalypse verte tente, d'une part, de moduler les stratégies de résolution de la catastrophe qui, présupposant l'ordre technocapitaliste et son maintien, sont toutes vouées à l'échec et, d'autre part, de neutraliser préventivement la viabilité de l'option de l'environnementalisme socialiste. Sans exagérer, si le logo hégémonique s'approprie le discours environnemental, c'est en raison de sa volonté de le sortir du camp socialiste pour le ramener - et donc le « normaliser » - sur le terrain néolibéral, plutôt qu'en raison de sa volonté réelle de remédier au cataclysme qui s'annonce. D'autre part, pour les porte-drapeaux du fanatisme techno-économique - pour paraphraser Jameson - il est plus facile et moins douloureux d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme.

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L'hypertrophie discursive de la question environnementale à l'ère néolibérale s'explique par trois raisons principales, qui seront examinées ci-dessous : (a) la transformation de l'urgence environnementale elle-même en une source d'extraction de la plus-value, qui se produit surtout en vertu du système manipulateur de l'économie verte et de ses « sources renouvelables » d'affaires ; (b) le brouillage du regard par rapport au conflit socio-économique (qui, comme on l'a rappelé, ne peut être incorporé et normalisé dans l'ordre technocapitaliste, contrairement à la question environnementale) ; (c) la fabrique de la crise et le gouvernement de l'économie de marché, qui sont les principaux responsables de l'hypertrophie discursive de la question environnementale à l'ère néolibérale ; c) la fabrique de la crise et l'utilisation gouvernementale de l'urgence, sous la forme d'un « Léviathan vert » qui utilise la crise elle-même comme ars regendi - l'art de gouverner - pour consolider, optimiser et étendre la domination technocapitaliste sur la vie.

Sur la base de ces hypothèses, l'économie verte peut être comprise à juste titre comme la solution que la raison néolibérale propose pour la question environnementale, dans une tentative non pas tant de sauver la planète (et avec elle, la vie) du capitalisme, mais de sauver le capitalisme lui-même des impacts environnementaux et climatiques. En d'autres termes, l'économie verte aspire à garantir que le capital puisse, de quelque manière que ce soit, surmonter sa contradiction intrinsèque qui se traduit par l'épuisement des ressources et la neutralisation du « remplacement organique » de la mémoire marxienne : pour rendre cela possible, le punctum quaestionis - l'état de la question - conduit à la redéfinition du capitalisme lui-même, selon une nouvelle configuration verte, qui lui permet de poursuivre la valorisation de la valeur, en évitant la récession et en reportant dans le temps l'éclatement de la contradiction.

Les élites turbo-financières apatrides s'approprient les revendications écologistes croissantes, nées dans les années 1970 et devenues de plus en plus solides, et les détournent vers les circuits de l'économie verte, en cohérence avec laquelle la limite environnementale doit être perçue non pas comme un obstacle au développement, mais comme une opportunité de profit sans précédent, comme un moteur de croissance renouvelé et comme le fondement d'un nouveau cycle d'accumulation.

L'erreur qui est à la base de l'« économie verte » et, plus généralement, de l'environnementalisme néolibéral dans toutes ses extra-inspections, peut être facilement identifiée dans la conviction générale que la contradiction ne réside pas dans le capitalisme en tant que tel, mais dans son fonctionnement, encore insuffisamment calibré pour trouver un équilibre avec la nature.

En somme, le capitalisme est perçu comme la thérapie d'un mal qui, tout au plus, peut être compris comme la conséquence d'une application encore perfectible du capitalisme lui-même. Il va sans dire que ce qui échappe à la raison d'être néolibérale, c'est que, comme Marx et Heidegger l'ont montré - bien que sur des bases différentes - c'est le fondement même du technocapitalisme qui consomme les entités dans leur totalité et conduit à l'épuisement de la nature.

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En bref, le capitalisme n'est pas malade, comme les hérauts de l'économie verte et de l'environnementalisme néolibéral semblent vouloir le suggérer : il est la maladie. Il ne s'agit donc pas de guérir le capitalisme, mais de guérir l'humanité et la planète du capitalisme. Cela signifie que ni la justice sociale ni même un véritable environnementalisme ne peuvent exister sans l'anticapitalisme. Prétendre guérir le capitalisme signifie seulement perpétuer, sous de nouvelles formes, le système d'oppression de l'homme et de la nature par l'homme.

La dévastation de l'environnement et le changement climatique générés à son image par le technocapital (heideggérien dans son « oubli de l'Être » et sa volonté de puissance de croissance démesurée) deviennent, grâce à l'économie verte, un phénomène par lequel la ruse de la raison capitaliste (comme nous pourrions aussi l'appeler, en empruntant la formule hégélienne), se trompe elle-même en croyant pouvoir résoudre la contradiction, désormais indéniable parce qu'attestée par les données scientifiques et l'expérience quotidienne.

En d'autres termes, puisque la contradiction est réelle et évidente, et que ses effets désastreux tendent à se manifester dès le temps présent, l'ordre libéral s'emploie à la résoudre par des méthodes qui ne remettent pas en cause l'ordre capitaliste lui-même et qui, de surcroît, permettent de le maintenir et même de le renforcer.

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Selon la ligne théorico-pratique ouverte par le « Rapport Stern » (2006), l'économie verte conçoit de nouvelles sources de profit qui, sans affecter réellement le processus de production, ont simplement - ou semblent avoir - moins d'impact sur l'environnement et le climat. En substance, ils recommandent que nous fassions simplement ce que nous faisons déjà, mais d'une manière verte. Ainsi, non seulement le capitalisme se trompe lui-même (et nous trompe) en prétendant avoir trouvé la solution à la catastrophe environnementale dont il a été l'un des principaux responsables, mais il se revitalise et revitalise sa propre logique en modifiant les hypothèses du mode de production et en conquérant de nouveaux marchés, en inventant de nouvelles stratégies et en encourageant la consommation de nouvelles marchandises « éco-durables ».

vendredi, 09 mai 2025

Michel Maffesoli, le penseur du primordial et de l’extinction du secondaire

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Michel Maffesoli, le penseur du primordial et de l’extinction du secondaire

François Mannaz

Le professeur Michel Maffesoli vient de publier ses mémoires. Le fringant penseur octogénaire de frapper dans le marbre ce qu’il pense et ce que penser veut dire. Façon pour lui de caboter dans l’anamnèse de ses rencontres et l’anabase de ses nombreux travaux : il écrit « chemin de pensée ». D’île en île, de penseurs en penseurs, d’ouvrages en ouvrages. Du dépucelage théorique et situationniste par Guy Debord à l’ithyphallie de l’histoire invisible, du sens commun des essences et des dieux contre les mutations par les instances, voilà la tessiture de cette "autobiographie intellectuelle". Elle coiffe la pensée multimodale de ce grand sage.

L’ouvrage impressionne. Dans son style inimitable, Michel Maffesoli paraît batifoler, caboter, romancer, vouloir dire et écrire un peu, juste claquer le mot juste.  Ne nous y trompons pas. La légèreté du style est feinte, ruse du sage qui distille sa grammaire comme de l’eau -de-vie: le lecteur boit la tasse. Le dur de la pensée est porphyre; la pensée est porphyreumique. Elle mérite "Apologie".

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Quel magnifique logbook. On y rencontre plein de monde (l’annuaire est à lire dans l’index nominum à l’arrière du livre ): amis et ennemis, Maîtres et disciples, étudiants innombrables et quelques gredins. Au centre, Madame Hélène Strohl , l’épouse à la ville et le sparring partner permamatriarchique ; elle  est présente dans tous les chapitres , donc à tous les étages de sa carrière solaire. En têtes de gondole: Julien Freund et Gilbert Durand, Carl Schmitt et Martin Heidegger, puis les autres pointures. Pictures at an exhibition !

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Pierre Simon Ballanche opinait que « la vieillesse est l’âge des résumés ». Avec notre ami le feu d’artifices est partout. « L’authentique autorité, auctoritas, consiste à faire croître », non à faire croire. Et l’on apprend que l’homme a "la manie de l’ordre et du ménage". C’est à ce régime que l’on reconnaît le maître: il ordonne sa domus, orne -mental- Iise son quotidien, esthétise son habitus. Il peut donc parler en sage et dicter l’accord avec le cosmos. Le gouverner même. Lisons.

D’emblée il fait savoir: « je ne suis pas politique ». Point de politique politicienne ou "politisme". Mais métapolitique. Il n’est pas de l’ordre de l’éphémère ni du toc. Il n’a que faire de la vérité et lui préfère le vraisemblable, le probable et le bon combat. Il n’est donc pas bocalisable par ses ennemis. Ni ancilarisable au conformisme de la plate conformance. C’est un réfractaire qui aura étudié la théologie et un frondeur qui se sera ripé à Martin Heidegger et à Gilbert Durand. Il ne veut entrer dans aucune case mais coche toutes les cases de l’acuité, de la pensée vive, de la gaillardise. Il conchie « les universitaires de série B », les rentiers de la république, les perroquets de « La science ». Il est définitivement hors la meute... des hyènes du trotzkhygiénisme, de la correction théologique, du politiquement correct ou de l’inquisition de la domination cacocratique.

41104XGAYSL._SX195_-323710170.jpgMichel Maffesoli est au réel, rien qu’au réel, tout au réel ! Le vivant; le bios; la vie. Sa métapolitique en devient bien érotique. Percluse à l’Éros. Savoureuse.

Comme le rock progressif, il vit au présent, pense l’avenir en fonction du passé et musique bellement en spirale. L’air qu’il joue, il le joue avec synthétiseurs. Il ose tout, pense tout, et récite sa vie en langage chiffré. Il nomme cela la "philosophie progressive". Elle se veut "de travers" et de traverse. Mais au vrai, lui, il se joue, il ruse et s’amuse. Le gars du Sud monté dans le Nord demeure dans l’autochtonie latine de l’enracinement dynamique. Là il joue à Dionysos ou à Janus bifrons, bi- facial, le conflit pour, dans, parce que. Gare: il ne joue pas ce qu’il n’est pas ! Parce qu’il est aussi père et grand-père.

 C’est un nouveau « révolutionnaire conservateur » : le rebelle sait que les dogmes vont tomber, le régime de l’exception avecque, la metathéologie même s’est fixée son obsolescence programmée . Il est grand temps d’actualiser la liste d’Armin Mohler, et d’inscrire l’homme au grand tableau de la Konservative Revolution !

Michel Maffesoli aime le conflit, la dispute, la contradiction. Son océanie mentale est l’hétérodoxie: jouer avec le feu, incendier, ignifier! La pensée calculante lui fait horreur. Il est actuel parce qu’attentif; profond parce qu’il sait humer ce qui vaut et pèse: l’essentiel. Il scrute le quotidien de la chute du futur vieux monde et la mutation dans l’ancien nouveau monde. À l’inverse de Gramsci, il sait à quoi chacun d’eux ressemble. Aussi choisira-t-il Athènes et Rome, pas la Cabbale. Ni la cabale des lumières clignotantes devenues des ténèbres.

Le lieu fait lien, ne laisse de nous dire le natif de Graissessac. L’espace fait la tribu: ceux qui vont ensemble s’assemblent et habitent l’espace en soi du chez soi. L’espace c’est les racines, le sol et le sur-sol ; la terre, l’air qui veut l’ère, le chemin qui veut le quelque part. Le devenir dans le vagabondage initiatique et la passion de la vie ,le plaisir et l’élan vital en plus. Apollon et Dionysos. L’énergie spirituelle et les impulsions des sentiments. Maffesoli culte le germinal. Il sait débusquer la vitalité, dénicher la germinalité, adouber l’érotique en vertu.

9782710309949-fr-300-3330746622.jpgL’acmé de la sagesse est dans le peuple, jamais chez les clercs. La cléricature, c’est le système secondaire. Le secondaire c’est la non-essence, le totalement étranger à la vie. Le clerc est celui qui se sépare du commun du peuple, mais ose prétendre à savoir à sa place ce qui lui convient. « Le peuple est détenteur d’une sagesse spécifique qui, entée sur la Tradition, est une richesse des plus prospectives. Connaissance ordinaire… interdisant aux élites d’avoir raison contre tout le monde » écrit-il magnifiquement. Les petits princes passent, les peuples restent. Les premiers n’ont qu’un rendez-vous avec le temps; les seconds ont l’espace pour eux. Ergo, le temps peut devenir espace, territoire, terroir. Climat surtout diront les amateurs de vin.

La religion du maître est le culte au vouloir vivre irrépressible, à la force vitale, au primordial. Sa piété est questionnement du primordial contre le secondaire. Il faudrait ajouter "dans le secondaire". Car le secondaire est partout. Tout devient secondaire dans le secondaire (y compris l’hominidé à qui on a promis qu’il serait comme un dieu). Il est la situation. On le dit même civilisation. Mais pour Maffesoli c’est catabase. Les instances ne tiennent pas le coup, ne valent pas le coup, il leur coupe le cou.

9782262029944-475x500-1-3747480568.jpgL’âge axial s’étiole en conformisme violent et en dictature de l’angélinat: rabies theologica, rage bourdivine et successeurs. Maffesoli veut désobstructionner l’expérimentation théologique et «revenir à l’expérience originale». Maffesoli ne peut donc en être, de la «modernité». C’est cela un sage: intemporel, atemporel, du toujours là.

Sa matrie est la « Tradition », primordiale il va sans dire, rien d’autre. Tradition, c’est les racines cachées, c’est les origines, c’est les sentiments, c’est la sensibilité, c’est les archétypes, c’est l’imaginaire, c’est le Mythe. Récusée, la théologie protestante rivée au matthews effect saturé par K. R. Merton.

L’inquiétude va à l’arraisonnement et à la dévastation par les instances (le technique, la cyberculture, le juridique). Il est d’équerre avec Heidegger. Le primordial est à trouver au fond à gauche de la palingénésie (au sens de «réactionnaire de gauche» selon la devise de Julien Freund). "Archaïque, ce qui est premier, fondamental, c’est tout ce qui compte". Être original, c’est rester relié à l’origine. Michel Maffesoli est assoiffé de l’"original originel". Le natif, le situé, le premier, sont ses repères, ses points cardinaux, les axes de son cardo. Pour trouver, il nomadise. Errer c’est trouver. Mais il erre en spirale: primordial est enracinement dynamique, réminiscence est sphère, pas ligne droite fléchée avec voiture rateau et bar à bière. "La Tradition originelle permet la connaissance originale". Aussi, l’imaginal, c’est l’hyperstructure cornaquée par l’inconscient. L’historial, c’est l’histoire qui advient à partir de la source originelle.

lordre-des-choses-penser-la-postmodernite-3091902509.pngFort simple est la recette: connaître, c’est s’arrimer à l’origine, s’approprier ce qui a déjà été dit, puis actualiser ce dont on a hérité et ce qu’on a accumulé. « Chercher loin dans le passé les racines, c’est-à-dire la force germinative des idées » pour en faire «une œuvre digne de ce nom«. L’essence d’être attentif au passé le plus lointain, remplir de vieux vin les nouveaux tuyaux, ne pas faire du peuple une instance, voilà la ligne de son parti. Le soulèvement contre les instances est donc au bout: très précisément dans les interstices qui vont faire brèches. « Banalité à rappeler: les systèmes (secondaires) s’effondrent l’un après l’autre ». Les petits récits secondaires ne sont plus que ruines et pollutions. Souriez: Progrès dans la chute.

L’avènement (et non l’événement) clôture le paradoxe: la bascule des instances dans autre chose. V’la ti que notre homme est là encore révolutionnaire conservateur. Attention la police du bouc émissaire est de patrouille. Il est des contradicteurs définitivement contradictoires et contraires. Ils ignorent toutefois qu’ils n’auront été que les porteurs de valises de métastases transitoires. Les instances sont par essence passagères. La mondialisation c’est fini . Et avec elle l’infâme reductio ad unum.

MM.Livre0033-659x1024-633209995.jpgLe bon tribalisme est polythéiste, holarchique et enraciné. Il n’a que faire des arrière-mondes. Il veut le renversement du secondaire et l’inversion de l’inversion. Vive Fourrier ! Merde aux petits saints qui abusent de leurs erreurs et les infligent comme vérité démonétisée.

Pas de place à l’égalitarisme. En communauté, on ajuste les différences au tiers donné, non à son exclusion. Cela fait toute la différence avec la "société"; elle, elle exclut, armée du rasoir de son idéosophie bourgeoisiste et cosmétique du furor theologicus.

Seule compte la centralité souterraine. Le professeur nous conduirait-t-il ainsi à la péripétie de l’essence? Ce curieux berger entend "penser hors des sentiers battus pour penser l’essentiel". Il est paradoxal en ce qu’il ose penser à la fois le pré- et le postmoderne, c’est-à-dire l’avant et l’après de l’interrègne. Le professeur Maffesoli de se faire pont et porte, soit double reliance avec l’altérité et l’intimité.

N’est-il pas emblématique qu’il blasonne au nœud papillon? Ici encore et à nouveau la forme rend compte du fond. Georges Bataille se vantait de «penser comme une femme enlève sa robe». Nous dirons que Michel Maffesoli pense comme il arbore son nœud.  Le nœud reste le nœud qu’icelui fait:  effet papillon et réversible ! Pan est désormais bien mis.

Alexandre Kojève réclamait des sages. Voici le premier de cordée, en chair, en os, et plein de sève.

Il était temps de pouvoir lire une « ouverture » à son œuvre grandiose . C’est fait. Et bien fait.

François MANNAZ.

NB: Michel MAFFESOLI  fut universitaire strasbourgeois de 1967 à 1981. Ses maîtres y furent Julien Freund et Lucien Braun. En 1980, il s’envole pour la Sorbonne à Paris .

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mercredi, 07 mai 2025

De Machiavel à Schmitt: le réalisme politique renaît

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De Machiavel à Schmitt: le réalisme politique renaît

Alexander Raynor

Alexander Raynor examine comment le philosophe belge Antoine Dresse renouvelle le réalisme politique pour relever les défis du 21ème siècle.

Qui est Antoine Dresse, alias Ego Non?

Né en 1996 à Liège, en Belgique, Antoine Dresse a poursuivi des études de philosophie à Bruxelles. Pendant sa scolarité, il a étudié l'anglais, l'allemand et le russe. À 18 ans, avant de commencer l'université, il a passé plusieurs mois à Heidelberg, en Allemagne, et à Saint-Pétersbourg, en Russie, pour perfectionner ses connaissances linguistiques.

Aujourd'hui, Antoine Dresse anime la chaîne YouTube, qui compte plus de 29.000 abonnés et est intitulée Ego Non (« Même si tous les autres, pas moi ») consacrée à la philosophie politique et morale, et contribue régulièrement à la publication Éléments. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont La Guerre des civilisations : Introduction à l’œuvre de Feliks Koneczny, publié en 2025. Dans cet ouvrage, Dresse analyse la pensée politique du philosophe polonais Feliks Koneczny et sa théorie des civilisations.

Il a également co-écrit À la rencontre d'un cœur rebelle avec Clotilde Venner, l'épouse de feu Dominique Venner. De plus, il a contribué en tant que préfacier à Definitions: The Texts That Revolutionized Nonconformist Culture, écrit par Giorgio Locchi et récemment traduit et publié en langue anglaise par Arktos.

L'approche philosophique de Dresse offre des voies de libération intellectuelle face aux dogmes moralisateurs. Loin de faire l'éloge du cynisme, son travail aide à décoder la nature souvent trompeuse de la rhétorique révolutionnaire qui, malgré des présupposés apparemment généreux, aboutit fréquemment à des conflits.

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Antoine Dresse

Critique de livre : Political Realism: Principles and Assumptions d'Antoine Dresse

Political Realism: Principles and Assumptions d'Antoine Dresse, traduit et publié en 2025 par Arktos Media en partenariat avec l'Institut Iliade, constitue une contribution profonde et intellectuellement rigoureuse au discours sur la théorie politique. À une époque où l'interaction entre l'idéalisme moral et la gouvernance pragmatique est de plus en plus tendue, Dresse offre à ses lecteurs un cadre clarifiant et résolument réaliste pour comprendre la nature de la politique. Cet ouvrage rend non seulement hommage aux penseurs fondateurs du réalisme politique — Machiavel, Thomas Hobbes et Carl Schmitt — mais trace également un chemin unique à travers leurs héritages, offrant une synthèse à la fois érudite et remarquablement lucide.

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Dès le début, Dresse démantèle l'illusion réconfortante selon laquelle les bonnes idées donnent naturellement de bonnes politiques. L'introduction est un tour de force qui met le lecteur au défi de séparer l'aspiration de la réalité, l'exhortant à reconsidérer la relation fondamentale entre la moralité, la théorie et l'action politique. La précision de Dresse dans la catégorisation des « idées » — en tant qu'impératifs moraux, esprits du temps et modèles conceptuels — donne le ton à l'ensemble de l'ouvrage: prudent, incisif et déterminé à délimiter les phénomènes politiques en tant que tels.

L'une des plus grandes vertus du livre réside dans sa généalogie intellectuelle. Dresse revisite Nicolas Machiavel, tout en ne le percevant pas comme l'archétype du cynique que garde de lui l'imaginaire populaire, mais comme un penseur pionnier de la technique politique — préoccupé par l'action, non par l'abstraction. Il dépeint Machiavel comme un observateur honnête de la nature humaine, qui a refusé de confondre moralité et art de gouverner. L'analyse de Dresse du Prince et des Discours est particulièrement éclairante en attirant l'attention sur le réalisme méthodologique de Machiavel: l'idée que le succès politique exige une attention impitoyable aux circonstances et l'application adaptative des connaissances historiques.

Dans le chapitre sur Thomas Hobbes, Dresse aborde le problème fondamental de l'obéissance et de l'autorité. Il contextualise la théorie politique de Hobbes comme une réponse à la menace existentielle posée par la guerre civile, montrant comment le Léviathan de Hobbes a offert un nécessaire recentrage de la politique autour de la sécurité et de la stabilité. Plutôt que de rejeter le contrat social de Hobbes comme naïf ou mécaniste, Dresse l'apprécie comme une puissante expérience de pensée — conçue pour établir la légitimité du pouvoir dans un monde sans consensus moral.

L'inclusion de Carl Schmitt dans le troisième grand chapitre est un choix opportun. L'œuvre de Schmitt est traitée avec un soin érudit, soulignant son insistance sur l'autonomie du politique et la centralité de la distinction ami/ennemi. Dresse ne recule pas devant les implications de l'argument de Schmitt : que toute dépolitisation du monde — par le droit, l'économie ou la moralité — est intrinsèquement politique en soi. Son analyse accorde le poids voulu à la critique du libéralisme par Schmitt, offrant une sobre lentille à travers laquelle regarder notre ère post-politique.

Ce qui rend Political Realism particulièrement convaincant, c'est qu'il parvient à être lucide sans sombrer dans le cynisme. Dresse ne cherche pas à glorifier la manipulation ou la cruauté; au lieu de cela, il plaide pour une compréhension désintéressée de la politique en tant que domaine propre, régi par sa propre logique. C'est peut-être la correction la plus importante que le livre offre à une époque saturée de confusion idéologique: l'insistance sur le fait que confondre politique avec moralité, économie ou esthétique n'ennoblit aucune d'entre elles — cela ne fait qu'obscurcir la réalité politique et affaiblir la capacité d'action efficace.

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L'écriture — magistralement traduite par Roger Adwan — est claire, mesurée et élégante. Malgré sa densité d'idées, le livre reste accessible à un large public intéressé par la philosophie politique, l'histoire ou les affaires contemporaines. La structure, qui progresse logiquement à travers une progression conceptuelle, est facilitée par des notes de bas de page et des références utiles, ce qui en fait une ressource utile pour les nouveaux venus comme pour les théoriciens chevronnés. Sans oublier que le livre est une lecture courte, agréable et facile à digérer.

Political Realism est une intervention de premier plan dans la pensée politique moderne. Il réintroduit le réalisme non pas comme une doctrine, mais comme une disposition nécessaire — une posture intellectuelle qui reconnaît les limites de l'idéalisme humain et les vérités persistantes, souvent inconfortables, de la vie collective. Ce faisant, Antoine Dresse ne se contente pas de répéter les idées des réalistes politiques du passé ; il les revitalise pour une nouvelle génération confrontée aux périls de la dépolitisation et de l'excès idéologique.

Ce livre est un manuel essentiel de Realpolitik pour les universitaires, les étudiants et les militants politiques.

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lundi, 05 mai 2025

Oswald Spengler et « la nausée des machines »

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Oswald Spengler et « la nausée des machines »

Nicolas Bonnal

Spengler publie son Homme et la technique en 1931. C’est le premier livre que j’ai lu de lui, en 1979, et celui qui m’a le plus marqué : le plus froid, le plus crépusculaire, le plus étincelant dans sa brièveté. Spengler y définit la « tragédie faustienne » : l’homme occidental est finalement vaincu par son industrie, ses sources d’énergie et sa techno-dépendance. A l’heure de la pénurie, du Grand Reset et du grand contrôle informatique planétaire (qui concerne Occident, Chine, Russie, Inde, Brésil et tout le reste), son livre reste une perle, au moins comparable au Règne de la quantité du Maître.

51GYAJDH3VL._SX195_-3121994852.jpgRépétons aussi les deux grandes phrases d’un livre époustouflant de Drieu :

« Tous se promènent satisfaits dans cet enfer incroyable, cette illusion énorme, cet univers de camelote qui est le monde moderne où bientôt plus une lueur spirituelle ne pénétrera… »

« Il n'y a plus de partis dans les classes plus de classes dans les nations, et demain il n'y aura plus de nations, plus rien qu'une immense chose inconsciente, uniforme et obscure, la civilisation mondiale, de modèle européen. »

C’est le dernier chapitre intitulé le Dernier acte qui m’intéresse. Spengler rappelle presque ironiquement les sources de la surpuissance du blanc devenu fétu de paille depuis :

« Les peuples germaniques, en particulier, sont assurés d'un quasi-monopole des gisements de charbon existants, ou en tout cas connus, ce qui les a conduits à une multiplication de leurs populations, sans égale dans l’'histoire. »

Mais la grande transformation a lieu, celle de Polanyi souvent pas si éloigné de Guénon et de Spengler :

« Au-dessus du charbon, et aux carrefours principaux des lignes de communication qui rayonnent à partir de là, est entassée une masse humaine de proportions monstrueuses, enfantée par la technique machiniste, travaillant pour elle et tirant d'elle ses moyens d'existence… »

La supériorité en charbon nourrit le colonialisme et le racisme qu’Hitler appliquera à d’autres blancs (les Russes ou les Ukrainiens, toujours aussi menacés par le capital occidental d’ailleurs) :

« Aux autres peuples que ce soit sous la forme de colonies ou d'États nominalement indépendants est dévolu le rôle de fournir les matières premières et de consommer les produits finis. »

Spengler rappelle la DESTRUCTION DE TOUT par l’ère industrielle :

« La MÉCANISATION DU MONDE est entrée dans une phase d'hypertension périlleuse à l'extrême. La face même de la Terre, avec ses plantes, ses animaux et ses hommes, n'est plus la même. En quelques décennies à peine la plupart des grandes forêts ont disparu, volatilisées en papier journal, et des changements climatériques ont été amorcés ainsi, mettant en péril l'économie rurale de populations tout entières. D'innombrables espèces animales se sont éteintes, ou à peu près, comme le bison, par le fait de l'homme; et des races humaines entières ont été systématiquement exterminées jusqu'à presque l’extinction totale, tels les Indiens de l'Amérique du Nord ou les aborigènes d'Australie. »

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L’idée que la forêt a disparu par la faute du journalisme et de la presse abrutissante est fascinante tout de même. Le traducteur Petrowsky cite un livre d’un proche de Madison Grant, Fairfield Osborn, sur le pillage de la planète et la destruction, voire l’anéantissement de tous les paysages traditionnels. On n’est pas très loin de Savitri Devi ou d’Alexis Carrel. D’ailleurs Spengler écrit, toujours dans le Dernier acte de son œuvre :

« Nous sommes incapables de contempler le bétail paissant dans les champs, sans qu'il nous fasse penser à l'idée de son rendement pour la boucherie. Nous ne savons plus admirer la beauté des ouvrages faits à la main par les peuples encore simples, sans vouloir immédiatement leur substituer des procédés techniques modernes. Notre pensée technique DOIT ABSOLUMENT Se réaliser dans la pratique, judicieusement ou absurdement. »

Il remarque qu’en poussant à l’aberration le développement technique, l’homme touche à l’absurde (le progrès contre-productif !) :

« Cette machine commence d'ailleurs à être, sur bien des plans, en contradiction avec la pratique économique : les signes avant-coureurs de leur divorce apparaissent déjà partout. Par sa multiplication et son raffinement toujours plus poussés, la machine finit par aller à l'encontre du but proposé. Dans les grandes agglomérations urbaines, l'automobile, par sa prolifération même, a réduit sa propre valeur : l'on se déplace plus vite à pied qu’en voiture. »

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Et c’est là qu’intervient la nausée des machines, prélude au penchant suicidaire décrit par des esprits aussi proches (et différents) que Gheorghiu, Daniélou ou Bruckberger :

« Mais, durant ces dernières dizaines d'années, il est clair que cet état des choses change dans tous les pays où l'industrie à grande échelle est établie de longue date. La pensée Faustienne commence à ressentir la nausée des machines. »

Si Bernanos voit une soumission aux machines devenues folles dans sa France contre les robots, Spengler pressent une nausée qui va accompagner le regain écologiste de l’après-guerre (lui-même meut en 1936, qu’aurait-dit ou écrit vingt plus tard ?) :

« Une lassitude se propage, une sorte de pacifisme dans la lutte contre la Nature. Des hommes retournent vers des modes de vie plus simples et plus proches d'elle; ils consacrent leur temps aux sports plutôt qu'aux expériences techniques… Les grandes cités leurs deviennent odieuses et ils aspirent à s'évader de l'oppression écrasante des faits sans âme, de l'atmosphère rigide et glaciale de l'organisation technique. »

L’écologie a depuis vendu son âme à l’informatique et à sa gouvernance globaliste…

Edgar Poe écrivait : 

« Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir.

Mais, pour moi, les annales de la Terre m’avaient appris à attendre la ruine la plus complète comme prix de la plus haute civilisation. »

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Poe voit l'horreur monter sur la terre (Lovecraft reprendra cette vision). L'industrie rime avec maladie physique :

« Cependant d’innombrables cités s’élevèrent, énormes et fumeuses. Les vertes feuilles se recroquevillèrent devant la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage de la Nature fut déformé comme par les ravages de quelque dégoûtante maladie. »

C’est dans l’impeccable Colloque de Monos et Una.

Spengler explique même Guénon et la mode traditionnelle-traditionnelle de cette époque dans des termes encore ironiques :

« L'occultisme et le spiritisme, les philosophies indoues, la curiosité métaphysique sous le manteau chrétien ou païen, qui tous étaient objet de mépris à l’époque de Darwin, voient aujourd'hui leur renouveau. C'est l'esprit de Rome au siècle d'Auguste. Dégoûtés de la vie, les hommes fuient la civilisation et cherchent refuge dans des pays où subsistent une vie et des conditions primitives, dans le vagabondage, dans le suicide. »

Mais si le blanc peut se payer le luxe de l’écologie et du rejet des machines (encore que…) il n’en est pas de même des autres peuples qui souhaitent à leur tour décrocher la timbale du progrès :

« Du coup, les «indigènes » purent pénétrer rapidement nos secrets; ils les comprirent, les utilisèrent à plein rendement. En trente ans, les Japonais devinrent des techniciens de premier ordre : dans leur guerre contre la Russie, ils révélèrent une supériorité technique dont leurs professeurs surent tirer maintes conclusions. »

Marx avait parlé du grand remplacement du yankee par trois chinois ; on y est :

« Aujourd'hui, et presque partout, en Extrême Orient, aux Indes, en Amérique du Sud, en Afrique du Sud, des régions industrielles existent. Ou sont en passe d'exister, qui, grâce au bas niveau des salaires, vont nous mettre en face d'une concurrence mortelle. Les PRIVILÈGES intangibles des races blanches ont été éparpillés au hasard, gaspillés, divulgués. Les non-initiés ont rattrapé leurs initiateurs. »

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Le blanc voit sa place menacée donc (on le voit cent ans plus tard, rien de nouveau sous le soleil) :

« Peut-être même les ont-ils dépassés, grâce à l'alliage qu’ils ont réalisé entre la ruse de l « indigène et la grande maturité intellectuelle atavique de leurs très anciennes civilisations. Partout où il y a du charbon, du pétrole ou de la houille blanche, une arme nouvelle peut être forgée, pointée contre le sur même de la Civilisation Faustienne. Le monde exploité est en passe de prendre sa revanche sur ses seigneurs. »

Autre prédiction légèrement apocalyptique et mélodramatique :

« Les multitudes innombrables des races de couleur aux mains aussi capables, mais beaucoup moins exigeantes anéantiront l'organisation économique des Blancs jusque dans ses fondements vitaux. Le luxe aujourd'hui HABITUEL dont bénéficie, par rapport au coolie, le travailleur blanc sera sa perte. »

Sur les prédictions je persiste : personne ne s’est moins trompé que l’australien Charles Pearson. Il a vu comme Nietzsche arriver sur le monde et se maintenir solidement. Il a écrit qu’au fardeau de l’homme blanc sauce Kipling succédait celui de la personnalité (National Life and Character, III). Les autres, même (surtout en fait) des génies comme Spengler, ont une tendance à la grandiloquence tragique-historique :

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Au moins je rejoins Spengler sur cette splendide envolée :

« Confrontés comme nous le sommes à cette destinée, un seul parti pris vital est digne de nous, celui qui a déjà été mentionné sous le nom du choix d'Achille » : mieux vaut une vie brève, pleine d'action et d'éclat, plutôt qu'une existence prolongée, mais vide. Déjà le péril est si pressant, pour chaque individu, chaque classe, chaque peuple, que vouloir se berner encore d'une illusion quelconque est lamentable. Le Temps ne permet pas qu'on l'arrête. Le pusillanime retour en arrière, comme le précautionneux renoncement, sont exclus. Seuls les mythomanes croient encore qu'il reste une issue possible. L'espérance est lâcheté. »

La vérité de ce monde c’est la mort murmure Céline en pleine dépression newyorkaise.

Sources principales :

https://www.dedefensa.org/article/drieu-la-rochelle-et-le...

https://www.dedefensa.org/article/drieu-la-rochelle-et-la...

https://ia801908.us.archive.org/14/items/dli.ernet.29002/...

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1170301s

https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/12/13/charles-pear...

https://www.dedefensa.org/article/la-25eme-heure-et-le-ci...

https://www.dedefensa.org/article/bruckberger-et-labdicat...

https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/09/09/lecons-liber...

https://www.amazon.fr/grands-auteurs-traditionnels-Contre...

https://www.amazon.fr/GOETHE-GRANDS-ESPRITS-ALLEMANDS-MOD...

https://www.dedefensa.org/article/poe-et-baudelaire-face-...

https://www.dedefensa.org/article/celine-et-la-grosse-dep...

https://www.dedefensa.org/article/alexis-carrel-et-notre-...

samedi, 03 mai 2025

L'influence de Friedrich Schelling sur Maurice Merleau-Ponty

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L'influence de Friedrich Schelling sur Maurice Merleau-Ponty

Troy Southgate

Source: https://troysouthgate.substack.com/p/the-influence-of-fri...

L'existentialiste français Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) s'est inspiré à plusieurs reprises de l'œuvre de Friedrich Schelling et a avancé l'idée que le corps humain est le principal moyen de connaître le monde. Auparavant, les philosophes occidentaux avaient soutenu que la conscience était la source de la connaissance et l'approche unique de Merleau-Ponty sur ces questions avait été influencée par les écrits phénoménologiques de Husserl et de Heidegger. Cependant, en tant qu'homme de gauche, Merleau-Ponty ne partage pas l'opinion de Schelling selon laquelle notre voix intérieure est celle de Dieu et préfère adopter une position matérialiste et reléguer cette dimension intérieure à un simple aspect de l'humanité.

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Empruntant à Schelling l'idée que la créativité artistique représente une expression « barbare » qui sert à libérer l'esprit intérieur de la nature sous la forme d'une communion à la fois réelle et symbolique avec le divin, ce que l'Allemand avait expliqué dans son Sur les rapports des arts plastiques avec la nature (1807), Merleau-Ponty a esquissé ce qu'il a fini par interpréter comme le sacrement de la couleur. À propos de l'œuvre de Cézanne, en particulier, le penseur français laïque présente le dynamisme créatif lié à l'expression artistique en des termes profondément religieux : « Soudain, le sensible prend possession de la couleur :

« Soudain, le sensible s'empare [...] de mon regard, et je livre une partie de mon corps, voire mon corps tout entier, à cette manière particulière d'espace vibrant et sentant que l'on appelle bleu ou rouge. De même que le sacrement ne symbolise pas seulement, sous des espèces sensibles, une opération de la Grâce, mais qu'il est aussi la présence réelle de Dieu, qu'il appelle à occuper un fragment d'espace et qu'il communique à ceux qui mangent le pain consacré, à condition qu'ils y soient intérieurement préparés, de même le sensible n'a pas seulement une signification motrice et vitale, mais n'est rien d'autre qu'une certaine manière d'être au monde qui nous est suggérée à partir d'un point de l'espace, et dont notre corps s'empare et agit, pourvu qu'il en soit capable, de sorte que la sensation est littéralement une forme de communion ».

9782070322909fs.gifCes pensées atypiques sont exprimées dans l'ouvrage de Merleau-Ponty de 1964, L'œil et l'esprit, qui aborde la peinture sous l'angle de la vision. Le fait qu'il mentionne l'impact remarquable de l'œuvre de Cézanne sur le spectateur qui, vraisemblablement, est le destinataire de cette communion visuelle, fait écho aux remarques de Schelling concernant les effets sur l'artiste lui-même, un processus que ce dernier décrit comme étant « poussé à la production et même contre une résistance intérieure ». Deux perspectives différentes, certes, mais Merleau-Ponty est néanmoins d'accord avec Schelling pour dire qu'une telle créativité est un don ou, dans ce cas, une forme de « grâce » qui dénote la présence de quelque chose de mystérieusement divin.

Bien qu'il semble inhabituel pour un marxiste confirmé d'utiliser la terminologie spirituelle privilégiée par son homologue idéaliste allemand, Merleau-Ponty s'intéressait davantage au pouvoir de la volonté humaine en tant que manifestation de la conscience primordiale :

« Il y a vraiment inspiration et expiration de l'Être, action et passion si légèrement discernables qu'il devient impossible de distinguer entre ce qui voit et ce qui est vu, ce qui peint et ce qui est peint ».

Malheureusement, alors que Merleau-Ponty avait formulé sa discussion sur l'art en termes nettement spirituels, il était déterminé à formuler sa philosophie en accord avec son athéisme personnel. Tout comme la transsubstantiation de la Sainte Messe est censée transformer le pain et le vin de la communion en corps et en sang du Christ, Merleau-Ponty souhaitait transformer la libération ontologique de la conscience humaine par l'art en « chair du monde ». La couleur, en particulier, devient un élément de l'être et dépasse les théories limitées de Freud sur l'inconscient en transgressant les frontières du psychologiquement banal.

La libération de ce principe « barbare », le pouvoir symbolique de l'imagination, est un reflet de « la profondeur inépuisable » dont Schelling avait parlé plus d'un siècle auparavant. Pour Merleau-Ponty, la possibilité de découvrir le potentiel caché de la créativité humaine représente une totalité de perception qui conduit au renouvellement de l'individu. Un dernier mot de Schelling:

« L'indiscipliné gît toujours dans les profondeurs, comme s'il pouvait à nouveau percer, et l'ordre et la forme ne semblent nulle part avoir été originels, mais il semble que ce qui était initialement indiscipliné ait été mis en ordre. C'est le fondement incompréhensible de la réalité des choses, le reste irréductible qui ne peut être résolu en raison par le plus grand effort, mais qui reste toujours dans les profondeurs. C'est de ce qui est déraisonnable que naît la raison au sens propre. Sans cette obscurité préalable, la création n'aurait pas de réalité ; l'obscurité est son héritage nécessaire ».

jeudi, 01 mai 2025

Une théorie des civilisations dans les années 1920-1940: Feliks Koneczny

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Une théorie des civilisations dans les années 1920-1940: Feliks Koneczny

Pierre Le Vigan

« Il n’est pas possible d’être civilisé de deux manières », dit Feliks Koneczny. Cette formule est vertigineuse. Elle bat en brèche l’universalisme. Elle ne dit pas qu’il y a « nous » et « les barbares ». Elle dit que l’on n’accède à cette forme universelle d’évolution de l’homme qu’est la civilisation que par plusieurs voies. En d’autres termes, il y a bien des façons d’être civilisé, mais il faut choisir : on ne peut être civilisé à cheval entre deux cultures (ou plus). On peut certes connaitre l’influence de diverses cultures, mais l’une doit être clairement prédominante. Dans l’histoire de l’humanité, la civilisation consiste précisément en ce qu’il y a toujours plusieurs civilisations. De même que l’existence d’une nation suppose qu’il y ait à côté d’autres nations. 

On peut considérer que la formule de Koneczny (1862-1949) est celle de l’ethno-différentialisme ou du culturo-différentialisme.  Trop de différences fait que l’on s’enlise dans les différences: on ne les surmonte pas. Mais qui est cet auteur peu connu ? C’est ce qu’Antoine Dresse nous fait découvrir dans son dernier essai publié sous le patronage de l’Institut Iliade. Polonais, Koneczny nait à Cracovie. Cette ville est alors rattachée à l’Empire d’Autriche qui devient la double monarchie en 1867: l’Empereur d’Autriche est aussi roi de Hongrie. Cracovie, à l’extrême ouest de la Galicie est rattaché à la partie autrichienne de l’Empire, la Cisleithanie. Cracovie est alors la capitale d’une Province appelée Petite Pologne.

La famille de Koneczny a des origines en Silésie, polonaise jusqu’au XIVe siècle, rattachée ensuite brièvement à la Bohème, puis autrichienne, et enfin prussienne depuis sa conquête par Frédéric II de Prusse, conquête validée au traité de 1763. Et de nouveau polonaise depuis 1945. L’histoire de la Silésie fut aussi très liée à celle de la Bohème et de la Moravie (l’actuelle Tchéquie). Koneczny est donc issu des marches occidentales de la Pologne. Il est slavophile et défend, à une époque où la germanité de la population silésienne ne faisait pas de doute, son caractère historiquement slave. Historien renommé à son époque, puis oublié, et redécouvert récemment, Koneczny est l’auteur de nombreux livres sur l’histoire de la Pologne et sur certaines de ses grandes figures, et aussi auteur d’une Histoire de la Russie, exercice d’autant plus intéressant que Pologne et Russie furent des puissances à la fois liées et presque toujours rivales.

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Koneczny cherche à expliquer comment les nations peuvent avoir plus qu’une histoire nationale, c’est-à-dire portent un modèle de civilisation et peuvent en être les garants. C’est là que l’historien devient aussi un philosophe de l’histoire. Dans cette perspective, à partir des années 1920 – celles de la renaissance de la Pologne, étendue jusqu’à Vilna/Vilnius –, Koneczny défend la thèse comme quoi la Pologne représente en Europe le pôle de la chrétienté latine. Elle est, plus précisément, ce qui, dans le pôle latin, se situe le plus à l’est. Et c’est justement parce que la Pologne est « entre Orient et Occident » selon ses propres termes, qu’elle doit savoir ce qu’elle est pour continuer à exister. Pour perdurer dans son être, disait Dominique Venner.  

Feliks Koneczny publie ses premiers livres relevant de la philosophie de l’histoire, ou plutôt d’une méta-théorie de l’histoire dans l’entre-deux guerres. Bien que conservateur et « nationaliste » polonais, il n’a pas que des amis dans la droite polonaise. Il est mal vu du chef de l’Etat, Pilsudski. Ce dernier, ainsi qu’une partie des intellectuels nationalistes polonais, défend l’idée d’une union de nations de la Baltique à la Mer Noire, c’est à dire de la Pologne à la Roumanie, cette dernière alliée de la France pendant la Grande Guerre (la Pologne, quant à elle, n’existait pas comme Etat mais en 1916, les puissances centrales créent un Etat croupion en Pologne ex-Russe).

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De son côté, contrairement à Pilsudski, Koneczny défend l’idée d’un nationalisme strictement polonais sans dissolution de l’identité nationale, même dans une union avec la Lituanie, qui aurait alors repris le schéma historique de la confédération Polono-Lituanienne (il y a du reste un contentieux lituano-polonais dans l’entre-deux guerre puisque Vilna, la capitale historique de la Lituanie est rattachée à la Pologne, la Lituanie ayant comme capitale Kaunas).  Après l’occupation allemande qui  frappe lourdement sa famille, Koneczny trouve plus que difficilement sa place dans la Pologne stalinienne de l’après-guerre. Il est redécouvert après 1989. Une de ses sentences devient emblématique de la droite polonaise : « La Pologne sera catholique ou ne sera pas. »

* * *

La théorie des civilisations de Koneczny a un point commun avec celle de Spengler. Ce dernier disait : « Ou bien l’humanité est un concept zoologique, ou bien elle est un mot vide de sens ». Koneczny est d’accord avec ce point de départ. Il développe une définition de la civilisation comme « la somme de tout ce qui est commun à une certaine fraction de l’humanité  et en même temps la somme de tout ce par quoi cette fraction diffère des autres. »

Koneczny est influencé par des pensées sur l’histoire qui l’ont précédé. Il a lu avec intérêt Vico (La science nouvelle, 1725), sa théorie cyclique de l’histoire et sa vision des trois âges, celui des dieux, des héros, des hommes (qui correspondent à enfance-adolescence-âge mur). Koneczny est aussi influencé par Herder (Une nouvelle philosophie de l’histoire, 1774 ; Idées pour une philosophie de l’histoire de l’humanité, 1791)[1]

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Koneczny reprend l’organicisme de Herder mais récuse par contre la conception morphologique des civilisations de Spengler qui lui parait trop abstraite. Il lui préfère une méthode plus empirique. Ses références sont Francis Bacon (Novum organum, 1620) et sa méthode scientifique, Montesquieu, et (moins connu) Kollataj, l’auteur de la Constitution polonaise de 1791 (en une période tragique de liquidation de la Pologne, avec les trois partages de 1772, 1793, 1795). Ajoutons que Koneczny est aussi proche du néo-thomisme (avec notamment Jacques Maritain) – plein de vitalité dans l’entre-deux guerres en Europe, et notamment en France.

Pour Koneczny, « la civilisation et avant tout un principe d’organisation de la vie collective ». Son approche n’est pas métaphysique, même si nous avons vu qu’il n’est pas indifférent aux questions philosophiques. Mais l’essentiel est pour Koneczny de voir comment les hommes mettent en œuvre des principes d’organisation collective de la vie, et ce dans tous les domaines, matériels et spirituels, ou si l’on préfère, mentaux. La vie collective nécessite en effet une organisation. Or, ce qu’observe Koneczny dans les différentes civilisations, c’est une diversité des droits, et une diversité des valeurs. Les deux domaines étant bien entendu en lien. Le droit, les mœurs et les représentations forment un ensemble. Ainsi, observe Koneczny, qui dit société polygame dit organisation clanique, et donc faible développement économique. La diversité des droits s’applique principalement au droit de la famille, au droit de propriété et au droit de l’héritage.

On voit donc tout de suite se profiler la question des rapports entre le public et le privé, et la question de la transmission, l’héritage n’étant pas seulement une question matérielle (léguer une maison de famille avec la bibliothèque familiale n’est pas une simple question matérielle, c’est aussi un acte à forte charge symbolique). Les valeurs, quant à elles, sont vérité, bonté, beauté, santé, prospérité. Des valeurs de l’esprit, et des valeurs du corps. Et une valeur qui participe des deux: la beauté.

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Ce schéma permet de distinguer différentes civilisations. Mais comment cela s’articule-t-il avec les autres différenciations de l’humanité: races, religions ? Pour Koneczny, les races existent mais elles ne coïncident pas avec les civilisations pas plus qu’elles ne les expliquent entièrement. Les deux cartes, races et civilisations, ne se superposent pas (même s’il peut y avoir des recoupements partiels). La race n’est pas en amont de la civilisation. Ce n’est pas la race qui fait la civilisation, c’est la civilisation qui fait la race. A partir du moment où il y a civilisation, il y a race car il y a endogamie. C’est ainsi que s’était créée une sorte de « race » pied-noir, issus des mélanges entre Européens d’Algérie. C’est ainsi que s’est créée une sorte d’ « ethnie israélienne », les Israéliens étant pourtant un mélange composite[2].

La carte des religions ne se superpose pas non plus avec la carte des civilisations. Les Allemagnes protestante et catholique appartiennent à la même civilisation. Néanmoins, Koneczny souligne que la religion est toujours l’élément le plus important d’une civilisation – plus important que la race. Il introduit en ce sens une typologie entre civilisation sacrales, non sacrales, semi-sacrales. Ce n’est pas l’aspect le plus convaincant de la théorie de Koneczny, ne serait-ce que parce qu’il existe plusieurs conceptions de la sacralité, et aussi des sacralités cachées (par exemple dans l’Occident, la religion du réchauffement climatique[3]).

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Dans la notion de sacralité, Koneczny indique des éléments plus précis sur lesquels on peut s’accorder : le rapport au temps (vision linéaire du temps ou vision cyclique), le rapport entre droit public et droit privé (prédominance de l’un ou de l’autre, fusion ou séparation). Mais aussi les sources du droit : l’éthique ou la Loi (judaïsme). Enfin, l’existence ou non d’un sentiment national. En effet, selon Koneczny, appartenir à une civilisation est la condition de création d’une nation, même si toutes les civilisations ne donnent pas naissance à une nation. Ce n’est en tout cas pas l’Etat qui peut créer une nation, tout juste peut-il la conforter, ou la détruire si l’Etat est aux mains d’oligarques malfaisants (cf. le cas de la France).    

* * *

Koneczny distingue 21 civilisations qui ont existé et 7 qui existent en son temps (les années 1930 et 1940). Dans sa typologie, fondée sur un certain type de conduite collective de la vie, le rapport au sol, au territoire n’est pas important. Une grande différence avec Spengler. La civilisation n’est pas non plus liée à la race comme on l’a vu plus haut.  Ainsi, les Magyars sont devenus chrétiens bien que non Indo-européens (sans compter que bien des Indo-européens, comme les Afghans ou les Iraniens, sont musulmans). Koneczny souligne aussi que des peuples proches du point de vue ethnique, tels les Polonais et les Russes peuvent relever d’une civilisation différente (selon lui). De plus, au sein d’une même civilisation, il existe plusieurs cultures. Ainsi, la culture italienne au sein de la civilisation latine.

Précisément, comment Koneczny définit-il les civilisations qu’il dénombre ? La civilisation qu’il appelle « latine » est ce que l’on nomme usuellement la civilisation occidentale. Elle se caractérise par l’importance de la personne. Elle est aussi marquée par une culture de l’action, ce que Spengler appelait l’esprit faustien. Ce qui est original (et discutable) dans l’analyse de Koneczny, c’est de considérer que dans la civilisation latine, l’Etat est dissocié du sacré. Tout césaro-papisme est donc écarté. Toute intervention du temporel dans le spirituel au nom de ce que le pouvoir politique serait détenteur d’une sacralité au moins aussi importante que celle de l’Eglise est rejetée. C’est pour Koneczny une très bonne chose que le sacré soit écarté du politique. L’empire de Charlemagne[4] (800), puis le Saint Empire Romain germanique (962) – exactement le « Saint Empire romain de la Nation germanique » – sont donc exclus de la civilisation latine ainsi définie. Car ils prétendaient au sacré. Pas d’Empire sans sacralité. Et donc, pas de civilisation latine s’il y a un Empire. Nous sommes dans une vision de l’Europe proche de celle, très anti-germanique, d’Henri Massis (Défense de l’Occident, 1926). Comme le dit  très bien Antoine Dresse, Koneczny est de ce point de vue plus « guelfe » que « gibelin ».  

500_500_productGfx_c3a9defebbff41228e8b0067ed01d9b4-1301707727.jpgAutre civilisation : ce que Koneczny appelle la civilisation touranienne. Elle se caractérise par la non-reconnaissance de la personne humaine. Tout est dans l’Etat. Il n’y a pas de distinction droit public/droit privé. Le droit relève en fait du pur arbitraire d’un pouvoir despotique. Touranien : cela veut dire turco-mongol ou (plus largement) ouralo-altaïque. Pour Feliks Koneczny, la civilisation touranienne, c’est la Russie. Si la Rus’ (ou Rous) de Kiev était en partie latine, la Russie, héritière de la Moscovie, ne l’est quasiment plus, du fait de l’influence des invasions mongoles. La Russie a aussi cessé d’être byzantine et donc césaro-papiste. Elle n‘est plus que touranienne, c’est-à-dire spirituellement turco-mongole bien que sa population soit en grande partie slave. Décidément, la civilisation n’est pas la race. Et c’est la Turquie – cette Prusse du Proche-Orient – qui se retrouve un peu byzantine, en tout cas plus que la Russie, nous dit Koneczny. Il est d’ailleurs flagrant qu’à la chute de Constantinople en 1453, les Turcs musulmans aient essayé de s’approprier le prestige sacral de l’ancien Empire romain d’Orient.

Ce que Korneczny appelle « civilisation byzantine » s’est incarné un temps dans l’Empire romain d’Orient, l’Empire « grec » (ou « gréco-oriental ») mais ne s’y identifie pas. Le byzantinisme comme forme d’organisation de la vie collective préexistait à cet Empire. C’est un Etat tout puissant et bureaucratique. C’est l’Etat qu’était devenu l’Empire romain décadent. Le modèle byzantin correspond à l’orientalisation de l’Empire romain. Le droit privé existe mais est limité. Le centralisme est la règle. Le pouvoir temporel (politique) prime sur le pouvoir spirituel. En fait, il l’incarne et fusionne avec lui. Dans ce modèle byzantin, le fédéralisme est impossible, nous dit Koneczny – qui aspire à un fédéralisme européen centré autour du modèle de la civilisation latine. L’Empire selon Koneczny est le contraire du fédéralisme (qu’il souhaite sous la forme des Etats-Unis d’Europe).

Nous rencontrons un lourd problème à propos de la civilisation byzantine : le modèle byzantin est, selon Koneczny, celui de l’Allemagne. « Byzantinisme allemand » : l’expression très critique, vient d’Edgar Quinet. Au contraire, Constantin Leontiev considérait que le byzantinisme était positif, permettait de juguler le féodalisme et de moderniser un pays[5]. Asiatiste et non pas slavophile, C. Leontiev voyait dans le modèle de Byzance une troisième voie, ni slavophile ni occidentaliste. Avec la conception du byzantinisme que développe Feliks Koneczny, l’Allemagne est vue comme contraire aux principes de la civilisation latine, c’est-à-dire occcidentale. Nous sommes à l’opposé de Spengler (et de C. Leontiev) qui voyait l’Empire carolingien puis le Saint-Empire romain germanique comme marquant la fondation de l’Europe, en enjambant les frontières de l’Empire romain, en associant l’ancienne Europe romaine et l’Europe centrale non romanisée.

Selon Koneczny, l’Europe byzantine, c’est-à-dire l’Europe germanique, est opposée à la civilisation latine et est inassimilable par sa volonté de faire prévaloir le pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel. Hypothèse audacieuse, mais non totalement infondée : il est vrai qu’il y eut des liens entre Byzance et le Saint Empire. La princesse byzantine Theophania épousa (972) l’Empereur germanique Otton II. L’Empereur byzantin Manuel 1er Comnène épousa (1146) la princesse allemande Berthe de Sulzbach. Les liens matrimoniaux allaient de pair avec une alliance. Défendant sa thèse d’une Allemagne « byzantine », Koneczny rappelle que l’installation du protestantisme dans une grande partie de l’Allemagne renforce l’indépendance du pouvoir politique par rapport à tout pouvoir spirituel, donc papal. Ensuite, logiquement, la victoire de la Prusse sur l’Autriche (1866) marquerait la victoire en Allemagne du modèle byzantin sur le modèle latin. Point de vue qui reste surprenant compte tenu de ce que le Saint Empire a été longtemps tenu par la maison autrichienne des Habsbourg, catholique, et (moins longtemps) par les Wittelsbach de Bavière, eux aussi catholiques. N’ignorant nullement ces faits, Koneczny ne les pensait pas de nature à invalider sa théorie. Le Saint Empire n’était pour lui aucunement un relais du pouvoir papal mais une instance voulant s’y substituer.  

Koneczny inclut dans sa typologie une civilisation juive. Cela peut étonner. 13 millions de juifs dans le monde et 7 millions en Israël, pour prendre les chiffres actuels, cela forme-t-il une civilisation ? Il ne s’agit pas d’une question de qualité mais parler de civilisation a-t-il un sens à une échelle aussi modeste ? Ne faut-il pas plutôt parler de culture ? Il existe une culture juive assurément, ou plutôt deux cultures, celle des Séfarades et celles des Ashkénazes, ces derniers étant dominants en Israël et pionniers de l’idée d’Israël. Selon Koneczny, l’essence du judaïsme est le messianisme. Il remarque que le marxisme (ajoutons : tel qu’il s’est fossilisé) est un décalque du messianisme juif. Il avance aussi la thèse comme quoi l’hitlérisme serait un judaïsme inversé (idée qui fut aussi celle de Maurras), les Allemands devenant le nouveau peuple élu. Cette idée, tout comme la première concernant le marxisme (entendons ici le marxisme-léniniste) comporte une part de vérité. Bertrand Russell, allergique à tous les messianismes, la reprendra d’une manière à la fois percutante et caustique. Il y a assurément une  « eschatologie nazie » (Johann Chapoutot) de la fin des temps, croyant dans le triomphe final de l’Aryen, dont le Germain est la manifestation la plus éclatante.

Une part de vérité mais non toute la vérité.

Il faudrait nuancer cela par la prise en compte d’un élément très important dans l’hitlérisme : le darwinisme social. Il reste que regrouper sous le vocable « civilisation juive » tous les messianismes laisse perplexe. Les judaïsmes sionistes et non sionistes, le marxisme comme para-judaïsme athée et matérialiste, le contre-judaïsme d’Hitler dans la même catégorie ? Difficile d’être convaincu par cette catégorie. Mais aussi : qu’en est-il des aspects futuristes du communisme russe, du « cosmisme » soviétique ? Comment cela peut-il rentrer dans le schéma d’une « civilisation juive » de Koneczny ? Il est très aventureux de suivre le théoricien polonais sur ce terrain.

* * *

Ce qui est stimulant avec Koneczny est son opposition avec la théorie de Spengler. Le Polonais est loin de l’Allemand, et pourtant géographiquement si proche. Pour Spengler, les civilisations sont des organismes vivants qui connaissent une naissance, une jeunesse, une maturité, un vieillissement et la mort. Cette approche biologisante ne convainc pas Koneczny. Il pense qu’il faut s’interroger sur l’adéquation des civilisations à des lois de l’histoire sans guetter une « maturité » ou un « vieillissement » inéluctable. En sortant du calque trop facile de concepts biologiques pour voir ce qu’il en est réellement.

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Pour ce faire, Feliks Koneczny établit six grandes « lois » de l’histoire.

1. La cohésion entre les valeurs. Le système de valeurs ne doit pas être contradictoire. Ainsi, une société libérale-libertaire ne peut être fondée sur des valeurs « traditionnelles » comme le goût du travail bien fait, la durabilité, etc.

2. L’acceptation de l’inégalité sociale. Les hommes n’ont pas des talents égaux. La justice n’est pas l’égalité. La volonté que personne ne vive dans la misère n’implique pas l’égalité. Pour que les pauvres vivent mieux, il n’est pas nécessaire ni souhaitable de supprimer les gens riches du fait de leurs talents.

3. Une civilisation doit se protéger contre l’immigration de masse venue d’autres civilisations. Elle se peut que perdre son identité à vouloir intégrer des populations dont la façon de vivre et de voir la vie est très différente.

4. Il faut être lucide sur l’impossibilité de faire coexister dans une civilisation des éléments issus de deux (ou plus) civilisations différentes. Un exemple historique est l’Empire d’Alexandre le Grand. Indépendamment de la mort précoce de l’élève d’Aristote, l’Empire gréco-perse qu’il avait fondé n’était pas viable compte tenu de son hétérogénéité culturelle, et malgré le fait que les peuples grecs et iraniens étaient tous deux indo-européens.

5. Les mélanges de civilisations sont tous conflictuels. Dans ces mélanges, il y a toujours un gagnant et un perdant, et au pire il y a deux perdants. Le mélange ne peut se faire qu’au profit du triomphe du relativisme, du consumérisme, voire du nihilisme.

6. Dans un mélange, c’est toujours l’élément inférieur qui domine (point très lié au point précédent). Il y a élément inférieur car Koneczny ne croit pas à l’égalité des civilisations (alors que Spengler pense qu’il est impossible de les hiérarchiser tant elles se placent sur des plans différents. C’est ce que l’on pourrait appeler un différentialisme absolu). Pour l’historien polonais, la médiocrité est plus facile que l’excellence, et si les deux sont côte à côte, la médiocrité, la bassesse l’emporteront. Pour prendre un exemple historique, il est plus facile d’être épurateur en 1944 que d’être résistant en 1942. Ce pourquoi les épurateurs étaient bien plus nombreux que les Résistants.

Tels sont les six lois de l’histoire des civilisations selon Koneczny.

La pérennité d’une civilisation, explique-t-il, implique que l’on soit conscient de la nécessité de lutter pour sa survie et même sa vitalité. Les civilisations sont en effet en lutte les unes contre les autres. Ne pas croire en soi, c’est laisser le champ libre à ceux qui croient en eux, à leur système de valeurs, à leur mode de vie, à leurs représentations du beau, du vrai et du bien.

* * *

On voit que bien des points de vue de Koneczny sont discutables, non pas tant dans les six points parfois un peu redondants mais pertinents qui caractérisent une civilisation, que dans sa typologie des sept civilisations. Et à propos de celles-ci, nous n’avons évoqué que celles relatives à l’Europe. Il faudrait la culture d’un René Grousset pour porter un jugement sur l’analyse par Koneczny des autres civilisations (Inde, Chine…).

Heureusement, le théoricien polonais de l’histoire ne prétendait pas que son système était à prendre ou à laisser. Son mérite est d’ouvrir sur des intuitions à coup sûr intéressantes. Ainsi, la guerre Russie-Ukraine, même si elle est avant tout une guerre Russie-OTAN, relève néanmoins aussi de la friction entre le monde « latin » (l’Ukraine occidentale) et le monde « touranien » russe, en tout cas l’univers impérial russe qui est autant une civilisation qu’une nation, voire d’abord une civilisation.

dzieje-laska-koneczn-5e2cd0b-214x300-2080506078.jpgEnfin, l’immigration bouleverse l’identité européenne (Koneczny aurait dite « latine », ou « occidentale »), avec  l’immigration arabo-musulmane, mais aussi indienne, touranienne-musulmane (Ouzbékistan et peuples turciques…),  d’Indo-européens-musulmans (Pakistan, Afghanistan, …), et d’originaires d’Afrique noire, musulmans et chrétiens. Enfin, autre élément d’actualité de la théorie du méta-historien polonais, l’Union européenne technocratique – une « terreur sèche », peut-on dire en reprenant une expression d’Augustin Cochin – ne relève-t-elle pas ce que Koneczny appelait la « civilisation byzantine », c’est-à-dire un Etat inquisiteur, bureaucratique et prétendant exercer une fonction spirituelle ?  Même si la spiritualité de l’UE consiste surtout à avoir des « gestes éco-citoyens », à trier ses ordures et à être ouvert à « l’accueil de l’Autre » : « Ouvert à l’ouverture », comme disait plaisamment Philippe Muray. Ainsi qu’à croire en la « religion réchauffiste », ce qui est à peu près le contraire de l’écologie intelligente telle qu’elle fut fondée par Ernst Haeckel. Autant dire que, plus de 70 ans après sa mort, mêmes les désaccords que l’on peut avoir avec Feliks Koneczny sont et seront – espérons qu’il soit mieux connu – sources de réflexions fécondes.

Pierre Le Vigan.

Antoine Dresse, La guerre des civilisations. Introduction à l’œuvre de Feliks Koneczny, La Nouvelle librairie/Institut Iliade, 2025, 104 p., 9 Euros.

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L’auteur de cet article a publié récemment (papier et numérique pour la barque d’or) :

Les démons de la déconstruction. Derrida, Levinas, Sartre, la barque d’or, 2024 (diffusion amazon)

Trop moche la ville. Comment nos villes sont devenues laides (et obèses), la barque d’or, 2025 (diffusion amazon)

Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne, Perspectives libres-Cercle Aristote, 2024.

Nietzsche, un Européen face au nihilisme, La barque d’or, 2024.

Notes:

[1] Herder était un critique « de gauche » des Lumières, contrairement à Joseph de Maistre qui le détestait. Herder héritier de Leibniz et de Rousseau, et perspectiviste comme le sera Nietzsche,  développa l’idée d’une nécessaire diversité des peuples et des bienfaits de l’altérité. Herder était aussi parfaitement démocrate au sens où tout pouvoir doit être légitimé par le peuple, et hostile à tout suprématisme comme celui de la Grande Bretagne sur l’Irlande ou de l’Angleterre sur l’Ecosse.

[2] En 1850, les Juifs de Palestine ne représentent que quelque 3 % des 340 000 habitants, et  leurs descendants sont une petite minorité de la population juive d’Israël. Ainsi, l’immense majorité des descendants des Hébreux de l’Antiquité sont les Arabes de Palestine, qu’ils soient musulmans ou chrétiens. Aux rares Hébreux restés juifs en Palestine se sont ajoutés, en Israël,  les Séfarades, c’est-à-dire des descendants de Berbères convertis au judaïsme, et les Ashkénazes, descendants de Khazars turco-mongols, convertis au VIIIe siècle, mais aussi des descendants de Sémites de Mésopotamie et du monde gréco-romain, de Cananéens,  sans oublier des Européens d’origine indo-européens judaïsés par exemple par le mariage, plus des juifs Mizrahim venus d’Afrique, Inde, Iran, Irak, etc.

[3] Ne serait-ce pas le seul problème écologique qui n’existe pas et qui permet d’occulter tous les autres, qui sont infiniment plus préoccupants ? Cela serait cohérent avec la logique du Capital qui cherche de nouvelles injonctions publiques sources de profits privés au nom d’une écologie falsifiée. 

[4] Charles 1er était roi des Francs depuis 768 et roi des Lombards depuis 774. Napoléon Bonaparte se fera, avec un mimétisme significatif, Empereur des Français en 1804  et roi d’Italie en 1805. Pour résumer son projet, Napoléon disait : « Je suis Charlemagne ». Lire Jean-Claude Valla, La nostalgie de l’Empire, Librairie nationale, 2004.

[5] Lire Gregoire Quevreux, « Constantin Léontiev : l’homme le plus réactionnaire de l’empire russe », Philitt, 26 novembre 2020.

mercredi, 30 avril 2025

La juxtaposition de Hegel et de Nietzsche chez Milan Kundera

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La juxtaposition de Hegel et de Nietzsche chez Milan Kundera

Troy Southgate

Source: https://troysouthgate.substack.com/p/milan-kunderas-juxta...

Je suis tombé sur une distinction intéressante que l'écrivain tchèque Milan Kundera fait entre Hegel et Nietzsche et qui concerne la tendance du premier à tout systématiser pour satisfaire aux rigueurs exigeantes de son programme dialectique-conceptuel. Comme le souligne Kundera: "Dans son désir de compléter son système, Hegel décrit chaque détail, carré par carré, centimètre par centimètre, de sorte que son Esthétique apparaît comme une collaboration entre un aigle et des centaines d'araignées héroïques qui tissent des toiles pour couvrir tous les recoins".

À l'inverse, le style de Nietzsche est résolument non systémique et ses aphorismes sont célèbres pour révéler les soudaines bouffées d'inspiration qui lui permettaient de « philosopher avec un marteau ». Kundera dit de Nietzsche que son « refus de la pensée systématique a une autre conséquence : un immense élargissement du thème ; les barrières entre les différentes disciplines philosophiques, qui ont empêché de voir le monde réel dans toute son étendue, tombent, et dès lors tout ce qui est humain peut devenir l'objet de la pensée d'un philosophe. Cela aussi rapproche la philosophie du roman : pour la première fois, la philosophie réfléchit non pas à l'épistémologie, non pas à l'esthétique ou à l'éthique, à la phénoménologie de l'esprit ou à la critique de la raison, etc. mais à tout ce qui est humain ».

Le cloisonnement dont parle Kundera a permis à différents penseurs de contenir leur discours philosophique à l'intérieur de certains paramètres. Ce faisant, les étudiants comme les critiques sont censés observer les panneaux de signalisation soigneusement placés qui guident le voyageur intellectuel le long d'un ensemble d'autoroutes cérébrales établies et veillent à ce qu'il ne s'égare pas hors des sentiers battus. Le cas de Hegel, comme nous l'avons vu, implique l'accumulation d'autant de concepts que possible au sein d'un credo analytique unique. Bien que le lien entre l'absolutisme et le royaume des araignées reste à explorer, revendiquer, c'est contrôler.

22:12 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, milan kundera, hegel, nietzsche | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

mardi, 29 avril 2025

Pléthon, Sparte et Zarathoustra

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Pléthon, Sparte et Zarathoustra

Claude Bourrinet

Source: https://www.facebook.com/profile.php?id=100002364487528

Dans la traduction de 1492 des Ennéades de Plotin, dédicacée à Laurent de Médicis, Marcile Ficin évoque le philosophe byzantin Gémiste, dit Pléthon (1355/1360/26 juin 1452), et le présente « comme un autre Platon », avec qui Cosme discutait des « mystères platoniciens ». La redécouverte du platonisme, à la Renaissance, s’accompagne d’une victoire progressive sur l’aristotélisme (bien que l’on cherchât en général la concordance entre les philosophes), et ce, malgré la résistance des milieux monastiques et la plupart des « réformateurs » de l’Eglise, qui prônaient plutôt le retour aux Pères. La prise de Constantinople en 1453, et le patronage des mécènes médicéens, en particulier de Cosme, fondateur de l’Académie platonicienne florentine, ont favorisé la translatio studii du corpus néoplatonicien et la vision d’une chaîne d’or liant cette tradition de pensée à des sagesses archaïques, comme celle d’Hermès ou de Zoroastre. La venue au Concile de Ferrare/Florence de 1438/1439, auquel participait l’empereur Jean VIII Paléologue, qui visait à réconcilier, en vue d’affronter l’empire turc, les deux parts d’une chrétienté déchirée par le schisme de 1054, notamment par la question du Filioque, a été l’occasion de rencontres fructueuses entre intellectuels grecs et latins. On pourrait penser que Pléthon fût l’un des acteurs de cet échange. N’a-t-il pas rédigé alors, en 1439, un texte sur les différences (appelé couramment De differentiis, publié en grec en 1450 - celle en latin ne le fut jamais- entre Platon et Aristote ? Cette comparaison, restée confidentielle, provoqua une réponse virulente, en 1448/1449, de son adversaire Scholarios Gennade. Ce modèle comparatif allait pourtant inspirer de nombreuses analyses de ce type en Occident. Et si l’étude des sources qui ont nourri les œuvres de Ficin montre bien un démarquage, parfois presque une paraphrase, du philosophe de Mistra, sa personne et ses ouvrages souffrirent d’une occultation qui le firent oublier du monde savant. Une part de ses idées fut utilisée, par Pic de la Mirandole ou par Ficin, en ce qui concerne singulièrement la référence aux prophètes et aux sages de haute antiquité comme Zoroastre.

Toutefois elles furent réorientées dans un sens chrétien, et récupérées pour refonder une Eglise fragilisée par des attaques multiples. Ce qui était loin des préoccupations de Pléthon. Le philosophe de Morée aurait dû, de ce fait, demeurer comme une référence relativement anecdotique, une note en bas de page pour spécialistes de l’histoire de la pensée, d’autant plus que ses livres furent peu édités, quand ils ne furent pas détruits, comme son ouvrage majeur, le Traité des lois, brûlé, à l’exception de quelques feuillets attestant le polythéisme de l’ouvrage, par Georges Scholarios (v. 1405 – 1472), qui l’accusait d’être païen et polythéiste, et, pour tout dire, antichrétien.

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Néanmoins, en recoupant ces passages préservés avec d’autres écrits, il est possible de reconstituer la pensée de Pléthon, ce qu’ont fait François Masai, en 1956, dans son étude Pléthon et le platonisme de Mistra, parue aux éditions « Les Belles Lettres », et Brigitte Tambrun, en 2006, aux éditions Vrin, dans la collection « Philologie et Mercure », dans son ouvrage qui a pour titre Pléthon, le retour de Platon, que je suis de près pour cette étude. Comme il n’est pas question de remplacer des analyses aussi fouillées et solides, surtout celle de Madame Tambrun, qui nous livre en même temps de fort profondes réflexions sur plusieurs auteurs néoplatoniciens et sur l’empereur Julien, je vais me contenter, par cette présentation, de mettre l’accent sur ce qui peut nous importer chez un philosophe méconnu et, apparemment, si étranger à la modernité philosophique.

Situation de Pléthon

  1. 1) La philosophie des Hellènes à Byzance (source : Alain de Libera ; La philosophie médiévale ; PUF) .

Bien que grecque d’origine, la philosophie, considérée comme « hellénique », est regardée comme étrangère à la pensée religieuse stricto sensu. Du IXe au milieu du XVe siècle, on l’appréhende comme une « science extérieure », une « philosophie du dehors » (exôthen, thurathen), contraire à la « philosophie de l’intérieur », la théologie. Ce statut précaire (puisque sujet à la censure) lui confère une certaine autonomie, contrairement à son rôle de « servante de la théologie » joué dans l’université latine, institution complètement inconnue du monde byzantin. Si la logique d’Aristote et de Porphyre est utilisée dans l’élaboration de la théologie trinitaire, elle n’est pas déterminante comme instrument de la théologie dans son ensemble. Le fossé entre corpus philosophique et religion va se creuser, au XIVe siècle, avec le palamisme mystique et le courant hésychaste (la doctrine palamite, antiphilosophique, est devenue, en 1352, la théologie officielle de l’Eglise orthodoxe). L’enseignement supérieur est octroyé, à titre privé, pour former les hauts fonctionnaires, ce qui entraîne que de nombreux lettrés, à Constantinople, sont laïcs. Pléthon appartient à ce cénacle. Les polémiques entre philosophes et théologiens, comme en Occident chrétien, sont peu probables entre deux univers qui ne se rencontrent pas. En revanche, toute affirmation de l’un, pour rare qu’elle soit, entraîne des conséquences radicales. L’empire byzantin, qui laissait tomber en ruine ou transformait les monuments de Grèce antique, se voulait l’ennemi déclaré de l’hellénisme. Sans remonter à la fermeture de l’Ecole platonicienne d’Athènes, en 529, par Justinien, Jean Italos, sous l’empereur Alexis Comnène (1081 – 1118), va être condamné à la relégation dans un monastère pour neuf articles tès hellènikès athéotètos gémonta, « emplis d’athéisme hellénique », autrement dit « païen ».

Pléthon lui-même, sous la pression du haut-clergé, fut contraint, bien qu’il fût relativement protégé par Manuel II Paléologue, de s’exiler à Mistra, citadelle laconienne, à Sparte (et c’est déjà tout un programme), centre du renouveau de la pensée antique, où l’empereur lui octroya une magistrature (et, un peu plus tard, le despote de Morée, Théodore, fils de Manuel II, lui accorde, en 1427, par un argyrobulle, un domaine en pronoia, propriété provisoire – puis héréditaire - qui lui permet de percevoir , en gouverneur, ou képhalis, des droits sur les paysans, moyennant service (douleia) rendu au souverain, et lui assure les moyens de vivre, ainsi qu’une relative indépendance, à l’abri des poursuites de l’Eglise). Mais son retour à l’hellénisme, plus ou moins affiché (nous verrons qu’il s’adressait à une élite) provoqua un conflit violent avec le monothéisme chrétien. De fait, la décadence byzantine ouvrait des perspectives de renaissance d’une Grèce renouant avec un passé qu’on aurait voulu oublier, ou soumettre, en le trahissant, à une autre Weltanschauung.

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  1. 2) Un monde culturel multipolaire

La gigantomachie qui oppose le monde musulman au monde chrétien, et, à l’intérieur de celui-ci, depuis la prise de Constantinople par les Latins en 1204, (mais, religieusement, bien avant), le heurt entre Eglise d’Orient et Eglise d’Occident, elle-même ébranlée par des schismes depuis 1378 (papes contre anti-pape(s), pape Eugène IV, élu en 1431, contre le Concile de Bâle, ou les hérésies (par exemple celle de Jean Hus, brûlé le 6 juillet 1415), ouvrent, paradoxalement, et, somme toute, fort logiquement, un espace de remise en question(s) des certitudes idéologiques, et autorisent un approfondissement des identités.

Nous avons vu que la nécessité militaire motivait un rapprochement entre l’Orient chrétien et l’Occident. En fait c’était une soumission qui était exigée, moyennant l’acceptation du controversé Filioque, qui plaçait sur le même plan ontologique le Père et le Fils (conception d’une grande importance politique : elle induit la relation, égalitaire ou hiérarchique, de l’Etat et de la société). Pléthon, anti-unioniste, comme Marc d’Ephèse (Marc Eugénikos), contrairement au célèbre Bessarion, s’était élevé contre ce qu’il considérait comme une abdication, ce qui lui avait permis, sous couvert de critiquer le thomisme, de s’en prendre directement, au nom de Platon, à l’aristotélisme.

Quant à l’Islam, empreint de tradition néoplatonicienne, Byzance n’était pas sans recevoir son influence philosophique, même si l’Eglise, acculée par les désastres militaires, s’arc-boutait sur l’orthodoxie strictement religieuse (le même pendant se retrouvant dans le sunnisme, par exemple les Docteurs de la Loi, les ‘olama d’Alep, ceux-là mêmes qui prononcèrent contre Sohravardi le takfir, et le vouèrent à la mort). Il se trouve justement que Georges Scholarios, pour nuire à adversaire, prétendait tenir « de nombreuses personnes qui ont bien connu Pléthon dans sa jeunesse », qu’il s’était rendu « à la cour des barbares », sans doute Andrinople, et qu’il y avait fréquenté « un Juif très influent », Elissaios (Elisha). Scholarios ajoute qu’en fait, le « maître » (didaskalos) de Pléthon n’était pas un Juif, mais un païen (hellênistês), un « polythéiste » (polutheos), qui lui aurait fait connaître « les doctrines concernant Zoroastre et les autres ».

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Or, l’une des sources de la falsafa, outre Aristote, Plotin, Proclus, qu’on essayait de concilier, un commentateur « persan », influencé par le soufisme, héritier des anciens Perses et restaurateur de la doctrine de Zoroastre, est Sohravardi, dont la pensée était alors très active. Même si le projet du penseur iranien et celui de Pléthon divergent (« Pléthon voit dans la résurrection du platonisme une arme de salut pour l’indépendance hellénique, une juste politique, une renaissance spirituelle dirigée contre la double menace, latine et turque. Sohravardi situe d’emblée son projet au niveau de l’ontologie pure et de la véritable signification du monothéisme. La vérité du Livre saint est pour lui un essentiel souci. Revenir à la sagesse de l’ancienne Grèce, de l’ancienne Perse, ce n’est pas contester l’islam, mais en approfondir le sens » (Christian Jambet, introduction au Livre de la sagesse orientale, traduit par Henri Corbin), il n’en demeure pas moins que la doctrine du prophète du Mazdéisme permettra à ce dernier non seulement de contester la prétention des chrétiens de faire remonter la sagesse archaïque à Moïse, mais aussi d’asseoir une conception large de la religion capable de subsumer toutes croyances positives ancrées dans les périodes postérieures à Zoroastre, et, de ce fait, inférieures. Cette perception d’un sacré évolutif, et néanmoins toujours le même, malgré des dissemblances apparentes, ne sera pas sans conséquences pour son projet que l’on pourrait appeler « métapolitique ».

  1. 3) Un cul de sac géopolitique

La situation politique, militaire de l’empire byzantin est alors désespérée. Dans son Mémoire pour Théodore, Pléthon écrit : « Nous n’avons actuellement besoin de rien moins que d’être sauvés : nous voyons, en effet, ce qu’est devenu l’Empire des Romains. Toutes nos cités sont perdues, il nous en reste juste deux en Thrace, plus le Péloponnèse, encore pas tout entier, et l’une ou l’autre petite île. » Pire : après la bataille de Maritsa, les Byzantins durent payer aux Ottomans le haradj et participer aux expéditions du sultan. L’empire était vassalisé. Les Turcs, comme d’ailleurs Vénitiens et « Francs », interviennent parfois dans les querelles internes des Grecs. Les ports et le commerce, en outre, étaient le monopole des Italiens. Il ne faut pas oublier que la reconquête du Péloponnèse (la Morée) se fit contre les « Francs », les Latins, singulièrement la famille champenoise de Villehardouin, dont les ruines du castel, au sommet de la colline de Mistra, attestent encore la puissance.

Mais au fond, ce morcellement territorial et politique, non seulement rappelait l’état anarchique de l’Hellade antique, finalement si propice à l’éclosion de la pensée, mais aussi donnait loisir aux réfractaires de se réfugier quand c’était nécessaire, ou de jouer sur les oppositions d’intérêts. La faiblesse pouvait s’avérer une force, à condition que l’on trouvât le moyen de dispenser une sécurité et une durée suffisante à chaque nation, pour qu’elle donne le meilleur d’elle-même, ce qui était loin d’être assuré pour un empire byzantin qui était réduit à la dimension d’une province prise en étau, et à la merci d’un dernier coup de boutoir.

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L’espoir demeurait : en 1429, presque tout le Péloponnèse était reconquis, hormis les possessions vénitiennes. Malheureusement, l’assaut final de 1453 mettra fin aux rêves de reconquête et de renaissance nationale. Auparavant, la victoire ottomane de Varna, en 1444, avait enlevé tout espoir de salut au despotat de Morée récemment devenu royaume. Le défi que va essayer de relever Pléthon, non sans courage, sera de restaurer les conditions intellectuelles, morales et politiques pour retrouver l’indépendance nationale. Toutefois, ce dessein, bien que prenant une distance audacieuse avec la prétention de l’empire à incarner l’universalisme chrétien, n’est pas un programme « laïc ». Il n’est nullement moderne, c’est-à-dire ne se soustrait pas au rapport puissant qui existe entre la théologie, la science du divin, et un mode opératoire civique qui s’avère être une application nécessaire des principes sacrés. Pour Pléthon, ce qui s’impose « là-bas » doit ordonner, mettre en ordre, ici-bas. C’est pourquoi, avant d’exposer les préceptes politiques du conseiller de Manuel et de Théodore, convient-il d’énoncer la doctrine relative aux choses divines, proposée par le philosophe de Mistra.

Théologie

  1. 1) Une doctrine « secrète »

L’ouvrage le plus important de Pléthon, le Traité des lois, dont il reste des partie substantielle souvent reproduite dans l’étude de François Masai, et qui a été intégralement publiées en 1987 (édition B. Tambrun-Krasker), est tenu pour un livre secret, peut-être destiné à ceux de son entourage qu’il nomme sa « phratrie ». La prudence entre pour une bonne part dans cette volonté d’extrême discrétion (le sort du livre le démontre assez bien), car, d’inspiration païenne et polythéiste, il y enseigne la théologie selon « Zoroastre », et présente les bases de sa réforme, la politeia lakônikê, le régime spartiate qu’il préconise (moins la dureté extrême de son éthique).

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Cependant, cette dissimulation d’une partie du message, qui se concrétise, dans l’ouvrage, en deux parties qui semblent parfois se répéter, reprend la méthode des études platoniciennes, qui comportent deux niveaux, en fonction de l’approfondissement du disciple. La deuxième partie livrerait donc un enseignement plus « ésotérique », ce que recoupe aussi ce qu’avance la tradition, que Platon livrait oralement une doctrine secrète, s’inscrivant dans la « chaîne d’or » des sages d’antique mémoire, instruction seulement réservée à une élite.

  1. 2) Contre l’aristotélisme

Nous avons évoqué l’ouvrage de Pléthon, En quoi Aristote est en désaccord avec Platon, appelé De differentiis, et sa participation au concile de Ferrare/Florence. Pour lui, il ne s’agit pas de concilier les religions entre elles, ni Aristote et Platon. L’échec du concile de Florence, imputé en partie à la méthode utilisée, le syllogisme aristotélicien, qui n’aboutit qu’à une éristique stérile, concile qui débattait de la question du Filioque, mais visait expressément à une absorption de l’Eglise d’Orient par celle d’Occident, montrait que cette ambition était vaine, sinon absurde. En fait, jamais le schisme n’avait paru si évident. Au demeurant, Pléthon ne vise pas seulement la christianisation d’Aristote dans le thomisme, mais Aristote lui-même, plus précisément sa dissidence par rapport à Platon. Il lui reproche d’ignorer le dieu créateur, et de ne penser l’Être qu’en logicien. Il dénonce aussi chez lui sa position ambiguë sur l’immortalité de l’âme.

  1. 3) Retour à l’hellénisme

Pléthon va renverser totalement la théologie historique et sapientielle des chrétiens. La question du Filioque, pour abstruse qu’elle passe au regard des modernes, est d’une importance majeure. « Les Grecs enseignent que l’Esprit Saint procède du Père, tandis que les latins affirment qu’il procède du Père et du Fils » (B. Tambrun). Pléthon, à la suite de Marc d’Ephèse, souligne que la dernière assertion induit la présence de deux « causes » et de deux « principes » d’origine dans la Trinité, ce qui est contraire à la conception hellénique (explicitée dans la Lettre II, 312e, attribuée à Platon) qui soutient l’existence d’une hiérarchie interne au divin. Le retour à l’hellénisme est aussi une réaction contre le palamisme, dont le centre de diffusion est précisément Mistra (Défense des saints hésychastes, de Grégoire Palamas), dont l’irrationalisme mystique, encouragé par la théologie négative (le Bien est au-dessus de la parole), contredisait directement le rationalisme hellénique, et enjoignait, plutôt que de choisir Platon ou Aristote, de s’en remettre à Jésus et Moïse : « La folle philosophie des sages du dehors ne comprend donc pas et ne révèle pas la sagesse de Dieu » (Cf. Paul, dans la Première Lettre au Corinthiens, par exemple : « Et nous n’en parlons pas dans le langage qu’enseigne la sagesse humaine… »). Enfin, pour Platon, le principe de non-contraction était une garantie de la vérité, et les polémiques entretenues entre théologiens monothéistes, orthodoxes ou hérétiques, sont autant de « sophismes ». Car les dieux ont déposé dans notre âme rationnelle des « notions communes », dont Zoroastre saura formuler les vérités, léguées au fil des âges.

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  1. 4) Retour à Zoroastre

La justification d’une doctrine, avant les Temps modernes, se situe aux origines, dans le passé le plus reculé. Pour discréditer une doctrine adverse, il est nécessaire de prouver qu’elle est une « nouveauté », ce que ne manquera pas de faire Pléthon à propos des monothéismes, qui appellera des « sophismes », et qui sont, pour lui des dégradations d’une sagesse archaïque transmise par une « chaîne » de guides (hodêgoi). Il s’agit donc de trouver quel a été le plus ancien législateur, qui a été le maître (didaskalos) originel. Les chrétiens, à la suite de Justin martyr, qui situe Moïse cinq mille ans avant le Christ, puis de Tatien, Clément d’Alexandrie, qui décrit un Logos pédagogue se servant de la Loi et des prophètes, Origène et Eusèbe de Césarée (au début de L’Histoire ecclésiastique), et en se référant aux historiens juifs, comme Artapanus, Eupolemus, Philon d’Alexandrie et Flavius Josèphe, ont avancé le thème du larcin : Platon devrait tout à Moïse. Clément et Eusèbe citent le pythagoricien Numénius : « Qu’est-ce en effet que Platon, sinon un Moïse qui parle attique ? » Il s’agit donc, pour Pléthon, de découvrir la date à laquelle Zoroastre a professé sa doctrine, ses principes (arkhas). Dans le Traité des Lois, Pléthon dit que Zoroastre est « le plus ancien des législateurs et des sages dont nous ayons mémoire », qu’il a été « pour les Mèdes et les Perses et la plupart des autres anciens de l’Asie l’interprète le plus illustre des choses divines et du plus grand nombre des autres grandes questions. » Ayant vécu 5000 ans avant la guerre de Troie (d’après Plutarque – en fait, l’auteur des Gathas – Zarathoustra, en avestique - prophète des Aryens (« Nobles »), peuple indo-européen originaire du nord-est de l’Iran, a peut-être vécu vers -1700), il est à l’origine d’une chaîne d’or qui aboutit à Pythagore et Platon. Il serait aussi, pour Pléthon, l’inspirateur des Oracles chaldaïques, qui, sous Marc-Aurèle, auraient été recueillis par deux théurges chaldéens, Julien le Père, et son fils Julien, et transmis par Psellos (XIe siècle). Ils seraient, une fois rattachés à la tradition des « mages », des révélations philosophiques du prophète iranien, que Pléthon purgera des scories chaldaïques et chrétiennes, et qui constitueront le « centre de gravité » (Brigitte Tambrun, qui en reproduit une traduction) de son système. Ils « présentent l’itinéraire de l’âme, sa descente dans le corps, le service qu’elle doit accomplir sur terre, puis sa remontée ».

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Le terme « mage » est étranger, ici, à la tradition chrétienne. Majûs, en arabe comme en persan, désigne les « Anciens Sages de la Perse », à ne pas confondre avec les « Mages mazdéens », adeptes du dualisme, contrairement à Zoroastre, qui affirme un principe unique à l’origine du monde. En grec, magos peut se référer à celui qui pratique la theôn therapeia, le culte des dieux, ou au goês, le magicien. La confusion peut s’effectuer aussi, en grec, entre mages et Chaldéens (qui s’occupent d’astronomie, et qui peuvent être rattachés, de près ou de loin, à la tradition zoroastrienne). Le but de Pléthon est de disqualifier le monothéisme en évinçant Moïse de la liste des sages primordiaux. Il détaille une liste de législateurs, dont le dénominateur commun est avant tout l’immortalité de l’âme, base morale de toute application des lois : d’abord Zoroastre, puis Eumolpe, Minos, Lycurgue, Iphitos et Numa. Trois de ceux-ci représentent la Crète, Sparte et Rome. Ensuite, il évoque les brahmanes de l’Inde, ou gymnosophistes, les mages de Médie, et les Courètes. Il faut s’attarder sur ces desservants de Zeus, qui exécutent, dans un bruit étourdissant, une danse en armes énergique.

Pour Pléthon, ils sont les défenseurs et les conservateurs de la tradition polythéiste. Ils ont un rôle éthique et militaire. Selon la mythologie, grâce à eux, les géants, allégorie du monothéisme, qui assaillaient les dieux, ont été défaits. D’autre part, ils sont des prêtres de Zeus, autrement dit le premier principe, et le philosophe hellène porte un intérêt particulier pour l’oracle de Zeus à Dodone, peut-être le plus antique « centre de la fondation de l’hellénisme », dont les prêtres, les Selloi, ou Helloi, portent un nom hautement significatif. Pléthon récuse l’approche mystique du divin, sa vision directe, illustrée par le courant néoplatonicien et les palamites. L’écoute lui paraît plus adéquate. Il mentionne aussi Polyide, que Minos consultait, puis le centaure Chiron, éducateur de héros, enfin des sages, rattachés au courant pythagoricien et platonicien, Pythagore, Platon, Parménide, Timée, Plutarque, Plotin, Porphyre et Jamblique. Le philosophe néoplatonicien, Proclus, l’un des membres de l’Ecole d’Athènes, fermée par Justinien, qui s’exilèrent en Perse en 529, et qui est assidûment étudié à Byzance, est absent de cette liste (en même temps qu’Homère, Orphée : Pléthon se méfie des poètes ; quant à Hermès, la confusion qu’on en a fait avec Moïse le pousse à le refuser).

  1. 5) Sohrawardi

Avant d’expliquer pourquoi Proclus est rejeté, il faut revenir sur la découverte que fit Pléthon, dans sa jeunesse, auprès d’Elisha, un Juif, mais en fait un hellênistês, peut-être un disciple de l’école du platonicien Sohrawardi, de Zoroastre et des mages de Perse, ce qui permettra d’en comprendre les raisons. La doctrine de celui qui revivifia l’avicennisme par un retour aux sages iraniens est un philosophe de la lumière orientale, c’est-à-dire de la lumière qui se lève. Or, pour Sohrawardi, la lumière n’est pas une métamorphose, ou pas seulement, mais aussi le principe métaphysique qui manifeste tout existant, et lui donne tout l’éclat de l’Etre. Du premier principe au bas de l’échelle des êtres, tout est régi par un même lien. La lumière s’oppose aux Ténèbres, ce en quoi consiste l’enseignement des Sages de l’ancienne Perse. Le symbolisme de la lumière et du feu, omniprésent dans les Oracles chaldaïques, sera essentielle dans la théologie de Pléthon. Pour bien en saisir l’essence, il est nécessaire de les lire dans l’ouvrage de B. Tambrun, et de parcourir les commentaires qui les accompagnent. Mais pourquoi Pléthon a-t-il dédaigné le grand Proclus, malgré l’insinuation de Scholarios qu’il en fît sa source cachée ?

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  1. 6) Rejet de Proclus et d’une partie du néoplatonisme, notamment l’apophatisme.

 Les points communs entre les deux philosophes platoniciens appartiennent à la tradition néoplatonicienne (B. Tanbrum en donne la liste, que je reproduis en la raccourcissant p. 153-154-155) : composition d’une théologie à partir de Platon et des Oracles, existence d’un premier principe qui est cause (aitia), production du monde sensible par l’intermédiaire d’un monde intelligible, pluralité unitaire des dieux, conçus comme des idées, divinisation des planètes et des astres fixes, dégradation progressive de l’être, rapport proportionnel entre les causes et leur mode de production, existence de plusieurs ordres de réalité, de plusieurs ordres de dieux, dont le nombre est fini, et dont les deux principes primordiaux sont le limitant et l’illimité. De plus, la génération des dieux diffère selon les différents niveaux ontologiques, les réalités divines sont produites, chaque ordre dérive d’un seul principe, il y a communauté entre les dieux, les propriétés des dieux et leurs attributions ne sont pas équivalentes, chaque dieu a son rang, il y a ressemblance des dérivés par rapport aux êtres dont ils sont issus. Les points divergents ont, en revanche, des conséquences majeures : la théologie scientifique de Proclus se fonde sur le « Parménide », traité de théologie de Platon qui a influencé aussi Plotin. Or, il est à la source de l’apophatisme païen et chrétien.

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Pléthon, fortement inspiré par l’Hymne à Zeus, d’Aristide Aelius, s’oppose aussi bien au pseudo-Denys qu’à Grégoire Palamas et à Thomas d’Aquin, et surtout aux acquis du concile de Nicée au sujet du Divin. Pour le néoplatonisme, le premier principe est transcendant de manière absolue, il est « hors de tout et incoordonné à ses dérivés ». Proclus dit : ce dieu est « au-delà des premiers aduta, plus ineffable que tout silence et plus inconnaissable que toute existence ». Or, Pléthon « procède exclusivement par voie de théologie affirmative ». Le dieu ne se cache pas. Pour lui, il est communicable (sauf le fait d’être par soi), il n’est pas absolument transcendant, même s’il est un et unique. Surtout, il est générateur, démiurge, démiurge des démiurges. Zeus est désigné par de très nombreuses qualifications : il est père, démiurge et roi, c’est-à-dire basileus ou autokrator ; il est dit maître, c’est-à-dire despotês absolu, tandis que Proclus identifie le démiurge comme troisième père de la première triade des dieux intellectifs. « Pour Pléthon, le premier dieu est aussi dit réellement être, et être en soi (autoôn), véritablement un et un en soi (autoen), bon en soi (autogathos), parfait en soi (autotelês) ; il est véritable Janus ; il est aussi qualifié d’inengendré, de bienheureux au plus haut degré ; il est noble par essence, il est doux ; il est cause ultime et premier chef, le plus haut de tous (panupertatos), tout-puissant (pagkratês), engendrant toutes choses (paggenetôr) », enfin « être par lui-même (auto dia sauton) ». Nous verrons quelles les implications politiques d’une telle capacité de l’homme à pouvoir connaître le premier dieu.

  1. 7) Une théologie polythéiste

Pléthon est résolument polythéiste. Il s’agit d’un polythéisme hiérarchisé, dont les divinités sont énumérées dans l’ordre d’une « échelle », terme désignant les taktika de l’époque, les titres et fonctions de la nomenclature impériale, et de ceux qui leur sont subordonnés. Il développe cette vision dans son « livre secret », le Traité des lois, celui-là même, et pour cette raison, qui encourra l’ire de Scholarios. Il reprend les noms des dieux de la tradition grecque, mais en leur faisant subir des distorsions (diastrophas), en les « redressant » par la réflexion, et en les transformant de façon à y placer une intention rationnelle. Ses dieux sont des « Dieux-Idées », que le néoplatonisme utilise régulièrement. Sans exposer une théogonie assez savante et subtile, et non moins cohérente (voir le tableau de B. Tambrun page 159, avec son exégèse), il est nécessaire d’en présenter la logique.

  1. 8) Une théologie généalogique

La clé de cette théologie – opposée à celle du néoplatonisme, pour qui l’on n’est pas le genre suprême, est la conception d’un panthéon généalogique. Les Dieux-Idées ne sont pas hétérogènes, ils sont apparentés, engendrés, « et sortent l’un de l’autre », à partir de l’Être-Un-Bien : « […] Zeus, premier principe et première cause, engendre deux « genres » (genê), c’est-à-dire deux familles, de dieux hypercosmiques, et celles-ci engendrent à leur tour les autres êtres » (B. Tambrun). « Zeus engendre le deuxième dieu qui est aussi le deuxième père, Poséidon ou l’ousia, (le Noûs, l’Intellect de Plotin), et de lui proviennent des générations de dieux et d’êtres », jusqu’à la matière. Il s’agit là d’un système en miroir, « chaque niveau de l’ousia reflétant le niveau immédiatement supérieur ». Tous les êtres sont donc rassemblés en un seul genre, eph’ hen genos.

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La fraternité hiérarchique préside le monde des dieux, et le monde terrestre en est l’analogie. « Le monde est bien un kosmos, un bel ordonnancement où les êtres sont assignés à une place et à un rang déterminé ». Le mal en est exclu. Pléthon est résolument optimiste. En outre, la matière est exempte de toute uniformisation et réduction, d’arasement rationaliste, car le mode de génération est fondé sur le processus de la division par dichotomie, qui est explicitation et création (démiurgie), du sommet de l’être à la base, et par production de l’altérité, qui est le double inverse du producteur. Le principe de l’identité-altérité conduit le monde, donc, à ce titre, est accessible à la raison dans sa richesse liée à sa diversité, et liant l’universel au particulier. C’est pourquoi le problème religieux est appréhendé selon le mode du « même » (l’arkhê zoroastrien générant la théorie des déclinaisons de la sagesse éternelle) et de l’ « autre » (les différentes philosophies, religions et Eglises qui ont existé au fil des âges, avec leurs langues, leurs particularités ethniques, historiques, et se sont plus ou moins éloignées de l’origine). Une théologie universelle est donc possible, « située au niveau des formes intelligibles », ces « notions communes » qui donnent la possibilité de compréhension d’un monde où tout est uni selon le même principe, sont des symboles, semés « en puissance » par le démiurge, que chaque âme possède pour saisir la raison des êtres.

Politique

Pléthon reprend la conception byzantine qui veut que le modèle politique prenne sa source dans celui de la théologie. Cependant, pour lui, il n’existe pas de peuple élu, chaque civilisation ayant sa propre raison d’être.

  1. 1) Les origines de la catastrophe, selon Pléthon

Tout membre de l’empire, au XVe siècle, pour peu qu’il eût quelque lumière de l’antiquité, devait être saisi par le contraste tragique entre la misère des temps et la grandeur de la Grèce païenne. D’où cette catastrophe prenait-elle sa source ? Les souvenirs de Saint Augustin et les circonstances de la rédaction de La Cité de Dieu reviennent à l’esprit. L’évêque d’Hippone répondait en effet aux détracteurs du christianisme, à ceux qui expliquaient la prise de Rome, en 410, par Alaric, par l’abandon des divinités ancestrales de l’Urbs. De même, Julien, à la suite de ceux qui prônaient une restauration des cultes polythéistes, avait tenté de renouer le fil brisé des dieux.

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Et que dit Pléthon ? Il constate que le démembrement de l’empire des Rhomaioi est dû aux luttes intestines, mais aussi à la faillite de l’idéologie monothéiste. Le simple fait de perdre sa puissance, à l’époque, « prouve » que l’on est abandonné de Dieu. Après avoir vaincu les dieux nationaux, l’empire chrétien a imposé un culte qui s’est voulu universel, et que l’on avait l’intention d’étendre à la terre entière. C’était le postulat eusèbien qui repose la vérité religieuse sur la puissance de la monarchie constantinienne, argument qui se retourne en ce quinzième siècle, époque qui est l’aboutissement d’une série de catastrophes. Outre ce réquisitoire d’ordre idéologico-historique, Pléthon recourt à une critique interne à la conception qu’a Eusèbe du modèle politique de la monarchie. En effet, en considérant le pouvoir divin, prototype de la monarchie, comme une triade (la Trinité nicéenne), et non comme une monade, en posant l’identité entre le Père et le Fils (contre l’arianisme), il instaure une isotomia, c’est-à-dire une égalité d’honneurs, une égalité entre principes divins qui devraient être hiérarchisés, et postule donc deux causes à la réalité du monde, donc à la structure politique de l’empire. L’universalité monothéiste « orthodoxe » devient non seulement une coquille vide, mais aussi le modèle de l’impuissance politique, d’autant plus qu’il est menacé par d’autres monothéismes, celui des Latins et celui de l’Islam ottoman.

  1. 2) Un programme de restitutio politique

Les institutions des anciens Grecs ayant fait leurs preuves, il convient de s’en inspirer. Contre les ploutocrates, ou la trop grande pauvreté, Pléthon recommande que les conseillers du prince fussent instruits et vivant dans une aurea mediocritas. S’inspirant de Sparte, (si la terre exerce une influence déterminante sur la pensée, il n’est pas indifférent que ce fût sur l’antique sol de Lacédémone qu’il soumit à ses compatriotes les instruments de leur salut) et constatant que le modèle du paysan corvéable, ou celui du mercenaire intéressé, ne sont pas viables, dans le Mémoire pour Théodore, le Mémoire pour Manuel (1418) et le Traité des lois, il propose une refondation du corps social en trois classes bien distinctes. « En toute cité ou presque, la première classe, la plus nécessaire et la plus nombreuse, est celle des producteurs, écrit-il dans le Traité des lois, c’est-à-dire des agriculteurs, des pâtres et de tous ceux qui se procurent directement les fruits de la terre », ceux qu’il nomme les « hilotes », en souvenir de Sparte. La deuxième classe (qui n’est mentionnée que dans le second Mémoire) est intermédiaire et tenue dans un état d’infériorité. Elle aide à produire (les ouvriers agricoles) ou à se procurer des produits (les négociants). Cette « classe » en est à peine une : en homme de la terre, Pléthon rejette le mercantilisme et le modèle oligarchique vénitien, et prône l’autarcie économique. La troisième classe est celle des dirigeants (les « gardiens » de Platon et les « philosophes »), c’est-à-dire l’armée, l’administration (les archontes), le basileus (l’empereur). Cette classe ne peut exercer efficacement son office qu’en étant dégagée des soucis de la production et des tentations du négoce, donc en étant nourrie par les deux autres par un impôt sur le revenu (en nature), cet impôt étant par ailleurs réparti en trois parts (en fait deux) : pour les producteurs et les propriétaires (mais la terre est commune et concédée par l’Etat), et pour ceux qui assurent la sécurité. Ces trois (deux en fait) strates sont attachées par l’intérêt réciproque, la vertu, et la fidélité à des valeurs communes. Pléthon propose donc un système d’armée permanente, loyale et solide, un corps civique préoccupé d’abord du souci national, de la patrie, plutôt que du sort de l’Eglise et de la religion, telles qu’elles sont dans le cadre de l’empire. D’autre part, les fonctions civiles et militaires seront bien distinctes. Enfin, il insiste, dans son traité de 1439, Des vertus, sur la nécessité d’appliquer vigoureusement ces lois, application illustrant la vertu des dirigeants.

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  1. 3) La cité vertueuse

Toutes les exhortations destinées aux responsables politiques, à Manuel, à Théodore, aux nobles, visent à ce qu’ils ne désespèrent pas de la cause grecque, et qu’ils se persuadent que la victoire dépend de la fidélité à des principes et à des valeurs. La puissance d’un Etat tient aux idées qui régissent son organisation, et à la vertu des hommes qui l’incarnent. Un exemple parmi d’autres, du lien entre principes spirituels et comportement, est la source des succès musulmans. Pléthon y décèle deux causes : d’abord, la conviction que l’âme est immortelle, croyance qui rend la mort moins redoutable, et même, d’une certaine façon, qui la présente sous un jour favorable, dans le cadre du jihad, puis la certitude que le destin (Mektoub, « ce qui était écrit », l’équivalent arabe du fatum) mène le jeu, que la liberté (au sens moderne) n’existe pas (de là peut-être son intérêt pour l’astronomie, peu dégagée, à l’époque, de l’astrologie, et qu’il explicite dans un manuel), et que chaque sort est imparti par une nécessité transcendante, conviction qui libère l’énergie en prodiguant à l’être la sensation de se réaliser pleinement, sans crainte d’être paralysé par l’assaut de choix fallacieux, facteurs d’hésitations nuisibles.

Dans le Traité du Destin, contenu dans le Traité des lois, il compare les humains à des douloi, des esclaves, (ils sont « sous la main », hupo kheira) – les fonctionnaires sont des esclaves de la chose publique, des douloi tou koinou - esclaves dont le sort ne peut être malheureux sous l’emprise d’un bon maître (cf. notre mot « ministre », minister, « serviteur », dérivé de ministerium, « ministère », « devoir », « service »). Le tout est de prendre conscience de cette « nécessité », et, pour le reste, de faire confiance à la volonté divine. La force des armées ottomanes, pour Pléthon, est à comparer favorablement avec celle des anciens Hellènes, qui mettaient très haut, à un niveau supérieur à celui des dieux, la Moïra, issue de l’ousia de Zeus, l’ Heimarmenê des stoïciens, la « part », le « lot » de chaque être. Pour Pléthon, c’est Héphaistos, «préposé à la « stasis », au repos, au maintien, fixe « à chacun son domaine et sa place » » (B. Tambrun).

L’hybris, par exemple, est la tentative vaine de transgression de ces limites imparties par le destin. « […] véritablement trois Parques (Moirai) tiennent sous leur garde vigilante la parfaite réalisation de ce que chacun des Dieux a décidé par la plus excellente délibération », écrit-il dans le Traité des lois. Le droit naturel est conditionné par les idées adéquates sur le monde divin. Celles-ci ont pour base le constat que le monde terrestre est intimement uni, par analogon, au monde céleste, que les dieux gouvernent toutes choses, avec rectitude et justice.

Pléthon, à l’opposé des pratiques cultuelles des fidèles, notamment dans les monastères, considère que, le « divin » (thèîon) octroyant à chaque être la part qui lui revient selon ce qui lui convient, il est inutile de vouloir le fléchir ou le flatter. La divinité n’a pas besoin des hommes. La piété consiste dans la reconnaissance des biens qui proviennent de là-haut. Du reste, l’éthique, la morale, le comportement des hommes doivent se moduler sur le Bien, équivalant à l’Un et à l’Être en soi. Autant dire que l’homme, comme Dieu, est bon. La morale de Pléthon est optimiste. Il s’éloigne par-là de la tradition néoplatonicienne. En effet, pour elle, la vertu supérieure consiste à se séparer le plus possible du corps et des richesses matérielles. Il faut procéder à un éloignement de la vie d’ici-bas, comme le préconise Platon dans le Théétète : « … il faut, le plus vite possible, s’enfuir d’ici, là-bas ». La « justice » doit tendre vers l’intelligence, la tempérance, le courage, et la sagesse, qui est contemplation des êtres. Or Pléthon « introduit une restriction considérable à l’imitation de Dieu par l’homme ». Il est beaucoup plus proche de la morale stoïcienne.

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L’homme étant placé à la limite (methoriôi) entre la matière périssable et le monde divin immortel, auquel nous sommes apparentés, l’âme se trouvant entre deux genres de formes (il emploie le terme metaxu), le composé humain étant methorion et sandesmos, limite commune et lien de l’univers, , mélange (mixis), son pneuma rendant possible cette jonction, il appartient à deux patries qui, au fond, ne forment qu’une Cité. Il est redevable de la société (koinônia), cette société s’étendant verticalement et horizontalement, et étant fondée sur le principe de l’association, une « sympathie » vis-à-vis de tout ce qui survient. Il « se trouve au centre de la « cité complète des êtres » (tôn ontôn têi pantelei têide polei). Il est un centre nodal. L’homme est donc à la ressemblance des dieux. Comme eux, il doit se charger de son lot de devoirs. Il possède une véritable mission. De lui dépend l’harmonie universelle. Il doit tenir son poste, son rang dans la société et le monde. Il est copula mundi, car il est le lien entre plusieurs cercles concentriques, sa famille, sa patrie, son domaine, sa terre, l’univers. Son action est un service, une leitourgia. Il est en effet le médiateur par excellence, celui par qui passent les dimensions de l’être, et il prend la place du Christ. Nouvel Hercule, il ne peut se soustraire à sa tâche. Là est sa dignité. La doctrine théologico-politique de Pléthon est une propédeutique à l’action.

  1. 4) Un Etat monarchique analogue au monde divin

 La structure de l’empire doit être calquée sur celle de la famille. Cette notion, d’origine commune et de filiation, est essentielle pour Pléthon. Il rejette la conception d’un empereur « lieutenant de Dieu sur terre », d’un empire à vocation militaire. Certes, le monde politique reflète l’archétype divin, l’ordre céleste. Mais chaque strate, si elle est semblable par l’origine ultime avec celle qui la précède et l’engendre, en est en même temps différente. Chaque maillon de la chaîne hiérarchique possède sa « part », son rôle, son devoir. L’empereur, comme le premier dieu, fonde une lignée, qui est une diffusion hiérarchique de la puissance politique. Mais chaque « fils », ou chaque condition est une créature à part entière. Il n’existe pas, chez Pléthon, cette abolition des limites, des puissances intermédiaires entre le pouvoir central et les exécutants, comme l’implique la conception palamite, qui supprime la distance entre l’homme et Dieu, et, finalement, aboutit à un écrasement, à un nivellement universel. Chaque rouage recrée le pouvoir transmis, comme les dieux le font dans le domaine. Le basileus, qui n’est pas un magistrat (il n’est pas élu), n’est pas un tyran. Il est certes, pour ainsi dire, partout à la fois, mais il délègue son pouvoir. Il doit exister des « centres de relais décisionnels entre [l’empereur] et ses sujets ». Il « faut une adaptation des décisions impériales à la variété des réalités locales ».

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  1. 5) Le genos comme paradigme universel

On voit par là que le modèle généalogique est un paradigme politique. Toute sa pensée est régie par ce principe universel. « Or déjà Plotin (Ennéades, VI, 1 [42] 2 et 3) montrait que si l’ousia était un genre unique (ou une unique catégorie), cela ne pourrait être qu’au sens où les Héraclides forment un seul « genos », non parce qu’ils ont tous un prédicat commun, mais au sens où ils sont tous issus d’un seul (aph’ henos) ». Cette référence aux Héraclides (Hêrakleidôn kathodos), leur retour dans le Péloponnèse, qui est à l’origine de la « race » des Grecs, est mise en parallèle avec le retour des frères de l’empereur Jean VIII Paléologue, en qui il voit l’aube d’une renaissance hellénique. C’est à cette fin qu’il invoque le « germe » d’où peut resurgir la puissance hellénique, Sparte-Mistra, en plein cœur du Péloponnèse, le berceau de l’âme de l’Hellade. Il écrit en effet à Manuel II : « … nous, que vous gouvernez et dont vous êtes l’empereur nous sommes Hellènes de genos, comme l’attestent notre langue et la culture de nos pères. Et pour les Grecs il n’est pas possible de trouver un pays qui leur soit plus propre et qui leur convienne mieux que le Péloponnèse et toute la partie de l’Europe qui lui est contiguë ainsi que les îles adjacentes. En effet, c’est manifestement le pays que les Grecs eux-mêmes ont toujours habité, du moins d’après les souvenirs que les hommes ont conservés ; personne d’autre ne l’avait habité avant eux et aucun étranger ne l’a occupé ».

  1. 6) Un monde apaisé

D’après Georges de Trébizonde relate qu’à Florence, Pléthon aurait prédit qu’il n’y aurait plus qu’une seule religion. Il ne s’agissait évidemment pas de concilier l’inconciliable, c’est-à-dire des dogmes figés par le temps et des certitudes ancrés dans des préférences chauvines. Le concile de Ferrare-Florence en avait montré l’inanité. Or, le retour à l’Arkhê, aux origines de la sagesse primordiale portée par Zoroastre, le premier Sage à partir de qui est engendrée cette « chaîne d’or » qui passe par Pythagore et Platon, « apparaît comme particulièrement propre à servir de référence commune à une multiplicité d’Etats bien cloisonnés qui pourront disposer chacun d’une version particulière de cette doctrine ». Pléthon a conscience que le platonisme irrigue la philosophie musulmane chiite de Perse et la tradition byzantine, et constate qu’il se répand en Occident latin. Ce substrat spirituel commun ne va-t-il pas être reconnu universellement, et servir, non à une fusion des particularités nationales, qui est impossible, et de toute façon non souhaitable, mais à une entente, plutôt à une écoute capable de juguler les expansionnismes, et même d’asseoir une paix universelle fondée sur la quête harmonieuse de la vie vertueuse ? Des notions sont communes à ces civilisations, comme la reconnaissance de réalités intelligibles, la thèse de l’immortalité de l’âme. D’autre part, le polythéisme rectifié peut souffrir d’être perçu, par les théologies qui en nient le principe, comme une relation d’Idées acceptable. Les coutumes seraient donc sauvegardées, avec leurs spécificités politiques, les constitutions idoines (Pléthon s’oppose cependant à la vision qu’avait Julien l’empereur de dieux ethnarques (ou d’anges, selon le Pseudo-Denys), divinités tutélaires des nations), mais une cohabitation pacifique serait possible grâce à un référent conjoint, pour ainsi dire par la reconnaissance d’un même paggenetôr, chaque nation étant elle-même genos (suggeneis, « de même parenté »), c’est-à-dire reflet du modèle divin.

lundi, 14 avril 2025

Nihilisme et technologie: le vide numérique de l'époque moderne

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Nihilisme et technologie: le vide numérique de l'époque moderne

Bernard Lindekens

Source: Nieuwsbrief Knooppunt Delta, n°198, mars 2025.

Nous vivons à une époque où la technologie a radicalement changé notre vie. L'intelligence artificielle, les réseaux sociaux, la réalité virtuelle et la prise de décision guidée par des algorithmes déterminent de plus en plus notre réalité. En même temps, de nombreuses personnes luttent contre un profond sentiment d'insignifiance et d'aliénation. Le nihilisme – l'idée que la vie n'a pas de signification inhérente – semble aller de pair avec les avancées technologiques. Comment se fait-il qu'à une époque de possibilités technologiques sans précédent, le sentiment de vide et de manque de but soit si fortement présent ? Et que dit cela sur l'avenir de l'humanité ?

Qu'est-ce que le nihilisme ?

Le nihilisme est la conviction philosophique qu'il n'y a pas de signification, de valeurs ou d'objectif objectif dans la vie. Le terme est devenu particulièrement connu grâce à Friedrich Nietzsche, qui a mis en garde contre les dangers d'un monde où les valeurs traditionnelles perdent leur signification. À ses yeux, le nihilisme, s'il n'était pas surmonté, pourrait conduire à une crise existentielle où les gens sombraient dans la passivité, le cynisme ou la destruction.

Il existe différentes formes de nihilisme :

    - Nihilisme existentiel : l'idée que la vie n'a pas de signification inhérente.

    - Nihilisme épistémologique : la conviction que la connaissance et la vérité sont fondamentalement inaccessibles.

    - Nihilisme moral : le rejet des valeurs morales objectives.

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Bien que le nihilisme soit souvent associé à la philosophie et à la littérature, il a pris une nouvelle dimension à l'époque actuelle : celle du nihilisme technologique.

L'essor du nihilisme technologique

La technologie a amélioré de nombreux aspects de notre vie : communication plus rapide, meilleurs soins médicaux et accès illimité à l'information. Mais paradoxalement, cette avancée a également créé un sentiment de manque, d'absence de but et d'aliénation.

Autrefois, les gens trouvaient un sens dans les expériences physiques, la religion, la famille et les interactions sociales directes. Aujourd'hui, une grande partie de notre vie se déroule dans des environnements numériques. Les réseaux sociaux, les jeux vidéo et les environnements issus du travail en ligne font que nos expériences sont de plus en plus médiatisées par des écrans et des algorithmes.

Le problème est que les expériences numériques sont souvent superficielles et éphémères. Les « likes », les partages et les vues remplacent les interactions sociales plus profondes. Les identités en ligne sont soigneusement mises en scène, mais manquent d'authenticité. Cela crée un paradoxe: nous sommes plus connectés que jamais, mais nous nous sentons souvent plus seuls et plus aliénés.

Dans un monde nihiliste où les valeurs traditionnelles s'effondrent, les gens cherchent de nouvelles structures pour donner un sens à leur vie. La technologie joue un rôle de plus en plus important dans ce processus. Les big data et l'IA sont de plus en plus utilisés pour orienter les décisions humaines, qu'il s'agisse de quels films nous regarderons ou de quels partenaires nous fréquenterons. Mais si les algorithmes déterminent notre vie, qu'est-ce que cela signifie pour le libre arbitre et l'autonomie ?

Des critiques comme le philosophe Byung-Chul Han avertissent que nous vivons dans une société « guidée par les données » où l'expérience humaine est réduite à des calculs. L'individu perd lentement son autonomie et devient un consommateur passif dirigé par des forces invisibles. Cela conduit à un nihilisme technologique où la quête de sens disparaît : si tout est déterminé par des algorithmes, pourquoi devrions-nous encore réfléchir à nos choix ?

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Silicon Valley a créé une idéologie spécifique où la technologie est présentée comme LA solution à tous les problèmes humains. Le transhumanisme, la promesse d'immortalité via l'IA et le métavers sont des exemples de la manière dont la technologie est utilisée comme un récit quasi-religieux.

Mais beaucoup de critiques voient ces utopies comme une forme d'évasion. Au lieu de répondre à de véritables questions existentielles, les entreprises technologiques créent une illusion de progrès. Elles promettent que la technologie sauvera l'humanité, tandis que les questions fondamentales – Quelle est le sens de la vie ? Comment faisons-nous face à la mortalité ? – restent sans réponse.

Le nihilisme technologique n'est donc pas seulement un sous-produit du monde numérique, mais aussi une stratégie consciente: en laissant les gens croire que la technologie résoudra leurs problèmes, ils deviennent passifs et dépendants. L'une des formes les plus directes de nihilisme technologique est l'essor de la réalité virtuelle et de la réalité augmentée. Avec le développement du métavers et des mondes entièrement numériques, la frontière entre réalité et fiction devient de plus en plus floue. D'une part, cela offre d'énormes possibilités : les gens peuvent acquérir de nouvelles expériences, entretenir des relations sociales et même travailler dans des environnements numériques. Mais d'autre part, il y a le danger que les gens cherchent de plus en plus refuge dans ces réalités alternatives.

Dans une société nihiliste où le monde physique est perçu comme dépourvu de sens, la réalité virtuelle peut devenir l'évasion ultime. Pourquoi faire face à la dure réalité lorsque l'on peut pénétrer dans un monde parfaitement simulé où l'on a le contrôle total ?

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Des philosophes comme Jean Baudrillard nous ont déjà averti de cette dérive en avançant le concept d'hyperréalité : un monde où les simulations remplacent la réalité, jusqu'à ce que les gens ne puissent plus voir la différence.

L'intelligence artificielle a le potentiel de reproduire la créativité humaine, l'émotion et même la conscience. Mais l'IA fonctionne selon un modèle strictement rationnel et calculé. Elle n'a pas d'expérience subjective, pas de sentiment de signification ou d'objectif. À mesure que de plus en plus de fonctions humaines sont reprises par l'IA, cela soulève des questions existentielles. Qu'est-ce que cela signifie d'être humain dans un monde où l'intelligence et la créativité sont répliquées par des machines ? L'expérience humaine a-t-elle encore une valeur intrinsèque si un algorithme peut produire un art, de la musique ou même de la littérature meilleurs que nous-mêmes?

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La combinaison de l'IA et du nihilisme conduit à une conclusion inconfortable : si les machines peuvent finalement tout faire mieux que nous, pourquoi devrions-nous encore nous donner du mal ? C'est le cœur du nihilisme technologique : le sentiment que l'homme devient finalement superflu dans ses propres créations.

Comment en sortir ?

Bien que le nihilisme technologique soit une force puissante dans le monde moderne, cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas lui opposer une résistance. Il existe différentes manières d'utiliser la technologie sans sombrer dans le vide existentiel. Au lieu de nous laisser guider aveuglément par des algorithmes et des données, nous devons utiliser la technologie de manière consciente. Cela signifie réfléchir de manière critique à la façon dont les réseaux sociaux, l'IA et les outils numériques nous influencent. Un véritable sens émerge dans les relations humaines et les expériences. En considérant la technologie comme un moyen plutôt que comme un objectif, nous pouvons nous concentrer sur des interactions authentiques plutôt que sur des connexions superficielles en ligne. Le nihilisme peut être surmonté par une recherche active de sens. La philosophie, l'art et la réflexion personnelle offrent des alternatives pour envisager le monde et trouver un sens dans une société technologique. Au lieu d'utiliser la technologie comme une évasion ou un remplacement de l'expérience humaine, nous devons aspirer à une technologie qui renforce notre humanité. Cela signifie une IA éthique, des interactions numériques humaines et un focus sur le bien-être plutôt que sur le profit.

Le nihilisme et la technologie sont profondément interconnectés dans le monde moderne. Le défi du 21ème siècle n'est pas seulement de rendre la technologie plus intelligente, mais aussi de veiller à ne pas sombrer dans un état de nihilisme technologique. Ce choix nous appartient.

20:04 Publié dans Actualité, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : ia, actualité, technologie, nihilisme, philosophie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

lundi, 07 avril 2025

Carl Schmitt et la résistance tellurique au système

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Carl Schmitt et la résistance tellurique au système

par Nicolas Bonnal

Il y a dix ans, pendant les fortes manifs des jeunes chrétiens contre les lois socialistes sur la famille (lois depuis soutenues et bénies par la hiérarchie et par l’ONG du Vatican mondialisé, mais c’est une autre histoire), j’écrivais ces lignes :

« Deux éléments m’ont frappé dans les combats qui nous occupent, et qui opposent notre jeune élite catholique au gouvernement mondialiste aux abois : d’une part la Foi, car nous avons là une jeunesse insolente et fidèle, audacieuse et tourmentée à la fois par l’Ennemi et la cause qu’elle défend ; la condition physique d’autre part, qui ne correspond en rien avec ce que la démocratie-marché, du sexe drogue et rock’n’roll, des centres commerciaux et des jeux vidéo, attend de la jeunesse.»

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L’important est la terre que nous laisserons à nos enfants ne cesse-ton de nous dire avec des citations truquées ; mais l’avenir c’est surtout les enfants que nous laisserons à la terre ! Cela les soixante-huitards et leurs accompagnateurs des multinationales l’auront mémorisé. On a ainsi vu des dizaines milliers de jeunes Français – qui pourraient demain être des millions, car il n’y a pas de raison pour que cette jeunesse ne fasse pas des petits agents de résistance ! Affronter la nuit, le froid, la pluie, les gaz, l’attente, la taule, l’insulte, la grosse carcasse du CRS casqué nourri aux amphétamines, aux RTT et aux farines fonctionnaires. Et ici encore le système tombe sur une élite physique qu’il n’avait pas prévue. Une élite qui occupe le terrain, pas les réseaux.

Cette mondialisation ne veut pas d’enfants. Elle abrutit et inhibe physiquement – vous pouvez le voir vraiment partout - des millions si ce n’est des milliards de jeunes par la malbouffe, la pollution, la destruction psychique, la techno-addiction et la distraction, le reniement de la famille, de la nation, des traditions, toutes choses très bien analysées par Tocqueville à propos des pauvres Indiens :

« En affaiblissant parmi les Indiens de l'Amérique du Nord le sentiment de la patrie, en dispersant leurs familles, en obscurcissant leurs traditions, en interrompant la chaîne des souvenirs, en changeant toutes leurs habitudes, et en accroissant outre mesure leurs besoins, la tyrannie européenne les a rendus plus désordonnés et moins civilisés qu'ils n'étaient déjà. »

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Et bien les Indiens c’est nous maintenant, quelle que soit notre race ou notre religion, perclus de besoins, de faux messages, de bouffes mortes, de promotions. Et je remarquais qu’il n’y a rien de pire pour le système que d’avoir des jeunes dans la rue (on peut en payer et en promouvoir, les drôles de Nuit debout). Rien de mieux que d’avoir des feints-esprits qui s’agitent sur les réseaux sociaux.

J’ajoutais :

« Et voici qu’une jeunesse montre des qualités que l’on croyait perdues jusqu’alors, et surtout dans la France anticléricale et libertine à souhait ; des qualités telluriques, écrirai-je en attendant d’expliquer ce terme. Ce sont des qualités glanées au cours des pèlerinages avec les parents ; aux cours des longues messes traditionnelles et des nuits de prières ; au cours de longues marches diurnes et des veillées nocturnes ; de la vie naturelle et de la foi épanouie sous la neige et la pluie. On fait alors montre de résistance, de capacité physique, sans qu’il y rentre de la dégoutante obsession contemporaine du sport qui débouche sur la brutalité, sur l’oisiveté, l’obésité via l’addiction à la bière. On est face aux éléments que l’on croyait oubliés. »

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Enfin je citais un grand marxiste, ce qui a souvent le don d’exaspérer les sites mondialistes et d’intriquer les sites gauchistes qui reprennent mes textes. C’est pourtant simple à comprendre : je reprends ce qui est bon (quod verum est meum est, dit Sénèque) :

« Je relis un écrivain marxiste émouvant et oublié, Henri Lefebvre (photo), dénonciateur de la vie quotidienne dans le monde moderne. Lefebvre est un bon marxiste antichrétien mais il sent cette force. D’une part l’URSS crée par manque d’ambition politique le même modèle de citoyen petit-bourgeois passif attendant son match et son embouteillage ; d’autre part la société de consommation crée des temps pseudo-cycliques, comme dira Debord et elle fait aussi semblant de réunir, mais dans le séparé, ce qui était jadis la communauté. Lefebvre rend alors un curieux hommage du vice à la vertu ; et il s’efforce alors à plus d’objectivité sur un ton grinçant.

Le catholicisme se montre dans sa vérité historique un mouvement plutôt qu’une doctrine, un mouvement très vaste, très assimilateur, qui ne crée rien, mais en qui rien ne se perd, avec une certaine prédominance des mythes les plus anciens, les plus tenaces, qui restent pour des raisons multiples acceptés ou acceptables par l’immense majorité des hommes (mythes agraires).

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Le Christ s’exprime par images agraires, il ne faut jamais l’oublier. Il est lié au sol et nous sommes liés à son sang. Ce n’est pas un hasard si Lefebvre en pleine puissance communiste s’interroge sur la résilience absolue de l’Eglise et de notre message :

Eglise, Saint Eglise, après avoir échappé à ton emprise, pendant longtemps je me suis demandé d’où te venait ta puissance.

Oui, le village chrétien qui subsiste avec sa paroisse et son curé, cinquante ans après Carrefour et l’autoroute, deux mille ans après le Christ et deux cents ans après la Révolution industrielle et l’Autre, tout cela tient vraiment du miracle.

Le monde postmoderne est celui du vrai Grand Remplacement : la fin des villages de Cantenac, pour parler comme Guitry. Il a pris une forme radicale sous le gaullisme : voyez le cinéma de Bresson (Balthazar), de Godard (Week-end, Deux ou trois choses), d’Audiard (les Tontons, etc.). Le phénomène était global : voyez les Monstres de Dino Risi qui montraient l’émergence du citoyen déraciné et décérébré en Italie. L’ahuri devant sa télé…

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Il prône ce monde une absence de nature, une vie de banlieue, une cuisine de fastfood, une distraction technicisée. Enfermé dans un studio à mille euros et connecté dans l’espace virtuel du sexe, du jeu, de l’info. Et cela donne l’évangélisme, cette mouture de contrôle mental qui a pris la place du christianisme dans pas le mal de paroisses, surtout hélas en Amérique du Sud. Ce désastre est lié bien sûr à l’abandon par une classe paysanne de ses racines telluriques. Je me souviens aux bords du lac Titicaca de la puissance et de la présence catholique au magnifique sanctuaire de Copacabana (rien à voir avec la plage, mais rien) (photo) ; et de son abandon à la Paz, où justement on vit déjà dans la matrice et le conditionnement. Mais cette reprogrammation par l’évangélisme avait été décidée en haut lieu, comme me le confessa un jour le jeune curé de Guamini dans la Pampa argentine, qui évoquait Kissinger.

J’en viens au sulfureux penseur Carl Schmitt, qui cherchait à expliquer dans son Partisan, le comportement et les raisons de la force des partisans qui résistèrent à Napoléon, à Hitler, aux puissances coloniales qui essayèrent d’en finir avec des résistances éprouvées ; et ne le purent. Schmitt relève quatre critères : l’irrégularité, la mobilité, le combat actif, l’intensité de l’engagement politique.

En allemand cela donne : Solche Kriterien sind: Irregularität, gesteigerte Mobilität des aktiven Kampfes und gesteigerte Intensität des politischen Engagements.

Tout son lexique a des racines latines, ce qui n’est pas fortuit, toutes qualités de ces jeunes qui refusèrent de baisser les bras ou d’aller dormir : car on a bien lu l’Evangile dans ces paroisses et l’on sait ce qu’il en coûte de trop dormir !

Schmitt reconnaît en fait la force paysanne et nationale des résistances communistes ; et il rend hommage à des peuples comme le peuple russe et le peuple espagnol : deux peuples telluriques, enracinés dans leur foi, encadrés par leur clergé, et accoutumés à une vie naturelle et dure de paysan. Ce sont ceux-là et pas les petit-bourgeois protestants qui ont donné du fil à retordre aux armées des Lumières ! Notre auteur souligne à la suite du théoricien espagnol Zamora (comme disait Jankélévitch il faudra un jour réhabiliter la philosophie espagnole) le caractère tellurique de ces bandes de partisans, prêts à tous les sacrifices, et il rappelle la force ces partisans issus d’un monde autochtone et préindustriel. Il souligne qu’une motorisation entraîne une perte de ce caractère tellurique (Ein solcher motorisierter Partisan verliert seinen tellurischen Charakter), même si bien sûr le partisan – ici notre jeune militant catholique - est entraîné à s’adapter et maîtrise mieux que tous les branchés la technologie contemporaine (mais pas moderne, il n’y a de moderne que la conviction) pour mener à bien son ouvrage.

9782080812599-475x500-1-2922018611.jpgSchmitt reconnaît en tant qu’Allemand vaincu lui aussi en Russie que le partisan est un des derniers soldats – ou sentinelles – de la terre (einer der letzten Posten der Erde ; qu’il signifie toujours une part de notre sol (ein Stück echten Bodens), ajoutant qu’il faut espérer dans le futur que tout ne soit pas dissous par le melting-pot du progrès technique et industriel (Schmelztiegel des industrielltechnischen Fortschritts). En ce qui concerne le catholicisme, qui grâce à Dieu n’est pas le marxisme, on voit bien que le but de réification et de destruction du monde par l’économie devenue folle n’a pas atteint son but. Et qu’il en faut encore pour en venir à bout de la vieille foi, dont on découvre que par sa démographie, son courage et son énergie spirituelle et tellurique, elle n’a pas fini de surprendre l’adversaire.

Gardons une condition, dit le maître : den tellurischen Charakter. On comprend que le système ait vidé les campagnes et rempli les cités de tous les déracinés possibles. Le reste s’enferme dans son smartphone, et le tour est joué.

Bibliographie

Carl Schmitt – Du Partisan

Tocqueville – De la démocratie I, Deuxième partie, Chapitre X

Guy Debord – La Société du Spectacle

Henri Lefebvre – Critique de la vie quotidienne (Editions de l’Arche)

samedi, 05 avril 2025

La domestication en tant que projet de la modernité

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La domestication en tant que projet de la modernité

par Robin Carell

Source: https://motpol.nu/robincarell/2025/03/10/domesticeringen-...

La modernité – cette époque d’industrialisation, d’urbanisation et d'universalité séculière – a apporté d'énormes progrès, mais aussi une transformation subtile mais profonde de l’être humain. La domestication de l'homme est le processus par lequel celui-ci, à l’image d’un animal sauvage apprivoisé pour vivre dans une cage, s’adapte à une vie de confort, de conformité et de dépendance. D’un point de vue nietzschéen, c'est une tragédie: l'homme, autrefois une créature de force vivante et d'indépendance, est réduit à un acteur docile dans un système qui privilégie la sécurité face à la liberté, l’uniformité face à la diversité et la consommation face à la création. Du point de vue vitaliste et ethno-national, cela devient particulièrement alarmant pour nous, Suédois, ressortissants des peuples nordiques ou pour d’autres nationalités issues d'un héritage historique d'autonomie et de lutte – la domestication menace non seulement l’individu, mais aussi l'âme même du peuple.

Pourquoi cela est-il mauvais? L'argumentation part du principe que la domestication est nuisible parce qu'elle étouffe la volonté de vivre de l'homme, mine son identité et la transforme en un esclave du machinisme de la modernité.

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Nietzsche parlait de la volonté de puissance comme étant le moteur fondamental de l'homme – non seulement la puissance sur les autres, mais aussi et surtout sur soi-même et sur son propre monde. Dans un contexte sauvage, pré-moderne – imaginez un guerrier nordique naviguant sur des mers agitées – cette volonté était une nécessité pour la survie. La modernité, avec ses filets de sécurité sociaux, ses conforts technologiques et son ordre bureaucratique, a domestiqué cet instinct. L'homme n'a plus besoin de lutter contre la nature ou les ennemis ; il vit dans un monde où tout est prédéterminé, emballé et disponible par une simple pression sur un bouton.

Imaginez un loup qui naît dans la nature, chasse en meute et hurle sous la lune – sa vie est une danse où se succèdent risques et triomphes. Maintenant, on place ce loup dans un zoo: la nourriture est livrée chaque jour, les menaces sont éliminées et son monde se rétrécit à un enclos. Il survit, mais son âme sauvage meurt. De même, la modernité a transformé l'homme en une « créature de zoo ». Nous sommes assis devant des écrans, consommons des divertissements en streaming et mangeons de la nourriture transformée, tandis que notre corps et notre âme – façonnés par des milliers d’années de lutte – crient à la recherche de quelque chose de plus. Cette perte de vitalité est, selon Nietzsche, un pas vers le nihilisme: sans résistance, sans aspiration, la vie devient une pâle imitation d'elle-même.

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D'un point de vue ethno-national, cela est particulièrement dévastateur. Notre héritage germanique était marqué par une culture héroïque où la force, l’endurance et l’indépendance étaient des vertus. La domestication remplace ces vertus par un mode de vie doux et globalisé qui non seulement est étranger, mais efface activement leur essence historique.

La domestication de la modernité représente également une menace pour l'identité de l’homme – et en particulier celle de certains peuples. Par le biais du mondialisme et du libéralisme, on encourage l'avènement (définitif) d'une humanité universelle et homogène où les différences culturelles, ethniques et individuelles sont estompées au profit d’un « citoyen du monde ». C’est le bras idéologique de la domestication : transformer l’homme en une unité interchangeable dans un machinisme mondial, déconnectée de ses racines, de ses traditions et de ses terres.

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La domestication lie l’homme au machinisme de la modernité – l'État, la technologie, le marché – et fait d’elle une créature dépendante de forces qu’elle ne contrôle pas. Nietzsche mettait en garde contre « le dernier homme » dans son Zarathoustra : une créature qui vit pour le confort et évite le risque, qui dit « nous avons inventé le bonheur » tout en clignant des yeux, avec des yeux vides. C’est le point culminant de la domestication: l’homme comme un consommateur obéissant, une roue dans une machine qu'il ne voit même pas.

Imaginez un être humain moderne: il se réveille dans un appartement stérile, se rend à un travail de bureau qu’il déteste, regarde un écran pendant huit heures, et rentre chez lui pour commander de la nourriture via une application (homo foodora). Sa vie est confortable, mais elle n’est pas la sienne – il est un esclave des algorithmes, de ses employeurs et d'une culture qui punit toute forme d'évasion. Cela contraste fortement avec le nordique pré-moderne, qui construisait sa propre maison, chassait pour obtenir sa propre nourriture et forgeait son destin de ses propres mains. La domestication a volé cette autonomie et l’a remplacée par une vie de passivité et de dépendance.

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D'un point de vue nietzschéen, cela est asservissant car cela étouffe la volonté de puissance. La modernité n’offre pas de liberté mais une illusion de liberté – nous pouvons choisir entre dix services de streaming, mais pas entre vivre comme des créatures souveraines ou comme des animaux domestiqués. Pour un peuple avec un héritage d’indépendance, cela est une insulte particulièrement amère à encaisser: le sang des ancêtres se dressait pour défendre la liberté populaire, tandis que les descendants obéissent à un maître invisible.

Quel sera le résultat de cette domestication ? Un monde sans feu – sans l’étincelle qui génère la grandeur humaine. Nietzsche rêvait de l’Übermensch, une créature qui surmonte le nihilisme et crée de nouvelles valeurs. Mais l’homme domestiqué est son contraire: il ne crée rien, il consomme seulement. Sa vie est une longue série de distractions, et non une quête de transcendance. Pensez à une civilisation qui élevait autrefois des temples et des cathédrales, désormais réduite à construire des centres commerciaux et à écrire des tweets – tel est l’héritage de la domestication.

Pour les peuples nordiques, ou d'autres peuples avec un héritage vitaliste, cela constitue une double perte. Leur histoire est remplie de récits de héros qui ont défié l’adversité – des vikings traversant les mers, des fermiers survivant à des hivers rigoureux. La domestication remplace cet esprit par une indifférence douce et globalisée qui n’est pas seulement indigne de leurs ancêtres, mais qui menace aussi leur avenir en tant que peuple distinct.

La conclusion est logique, la domestication de l’homme dans la modernité est nuisible car elle étouffe sa volonté de vivre, mine son identité et le réduit en esclavage sous des systèmes qu'il ne peut pas défier. D'un point de vue nietzschéen, c’est une négation de tout ce qui rend l'homme humain: sa capacité à lutter, à créer et à affirmer sa propre valeur. D'un point de vue ethno-national, c’est une attaque contre le droit des peuples à la diversité et à l’autodétermination, en particulier pour les peuples nordiques dont l’héritage spécifique recèle une vitalité unique. La modernité nous a donné du confort, mais au prix de notre âme – et c’est un prix que ni Nietzsche ni quiconque défendant la vie dans sa plénitude ne devrait être prêt à payer.

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À propos de l’auteur : Robin Carell

Robin Carell a étudié et pratiqué l'ésotérisme pendant de nombreuses années. Il est un païen scandinave pratiquant des rituels de sacrifice, dont la philosophie repose sur la relation complexe entre spiritualité et technologie. Pendant autant d'années, il a développé des thèmes traitant du transhumanisme. Il est l’auteur de l’œuvre autobiographique Rusäventyret, qui, en plus de retracer les aspects de diverses drogues et d'états de conscience modifiés et ce, d'un point de vue rétrospectif de première main, inclut également une critique politique et culturelle (2016), ainsi que Sceniet och geniet : sur l’initiation (2025) ; un récit que Carell décrit lui-même comme ludique, sinistre et gravement nietzschéen.

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L’Occident, la poésie, la mystique et la science

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L’Occident, la poésie, la mystique et la science

Claude Bourrinet

La gente professorale, celle des collèges, mais aussi des lycées, et sans doute aussi une partie de celle des universités, peut être prise comme étalon des goûts, des convictions, idéologiques et « scientifiques », des modes de vie de la classe moyenne (en fait, la plus grosse part de la société, son corps mou, en quelque sorte le ventre d’une créature obèse coiffant de son gros derrière une surface non négligeable de la surface terrestre), de l’American way of life, avec, concédons-le, une French touch légère (il suffit de prendre le train de Londres à Paris pour percevoir une sacrée différence d’élégance entre les deux populations femelles se départageant l’un et l’autre pays des bords de Manche, et c’est sans doute la même expérience lorsqu’on fait le trajet New York-Paris – mais je m’empresse d’ajouter, pour couper la langue aux objecteurs, que l’on peut trouver aussi, des deux côtés, les mêmes échantillons mal fagotés, quoique, ici, dans notre douce France où les villes ont encore la grâce érotique de s’allonger le long de nos fleuves, les femmes soient encore d’une élasticité tentatrice).

Revenons à nos mandarins républicains de bahut démocratiquement massifiés. Il suffit de sommeiller quelques quarts d’heure dans une salle des profs pour engranger une bonne dose de lambeaux de doxa contemporaine. Non seulement, sans avoir de télévision chez soi, on saura par le menu détail ce qui a pu s’y voir et écouter la veille au soir, mais, de surcroît, si l’on a de la chance, on découvrira l’existence de nouveautés dans l’hypermarché du coin, et l’on aura le droit à quelque résumé de vacances en famille, à moins que l’on ait la chance de rire aux éclats en savourant les plaisanteries salaces censées commenter l’agitation politique du moment. N’attendons pas, pour autant, des prises de positions non conformistes : on s’en tient, comme un peu partout en France, à une douillette raillerie voltairienne, ricanante et superficielle, s’en prenant volontiers ad hominem, sans plongeon dans les abysses de l’interrogation existentielle.

Mais ce qui m’a paru le plus ébouriffant, le plus inimaginable, le plus invraisemblable, si l’on a la faiblesse bien compréhensible de croire que des gens qui ont étudié plusieurs années après l’obtention du baccalauréat, et dont l’on suppose qu’ils se tiennent au courant des disputes qui agitent le bocal du savoir universitaire, c’est qu’ils charrient les croyances les plus délavées, les plus désuètes, celles qui nourrissaient encore la cervelle de leurs arrière-grands-pères. Non point la créance qu’ils accorderaient au pouvoir d’un rebouteux local – ce serait même plutôt le contraire ! (tandis que moi, je les estime comme des spécialistes aussi utiles que le pharmacien ou le curé)… Non, foin de chouettes clouées aux portes des granges, ou de chats noirs coupant la route du côté gauche ! Ils croient en la science ! Pas à cette recherche si subtile qui prend en compte, depuis un siècle, tant du reste dans les sciences dites « dures » que dans les sciences humaines, de la présence, de la dimension, de l’action, de l’influence relativisante de l’observateur, et de la « subjectivité » (au sens littéral – relatif au « sujet », non affectif ni sentimental), sans compter la considération de la complexité fondamentale du monde, que l’on a peine à faire tenir dans des « lois », qui sont de toute façon provisoires, et ne sauraient aboutir à quelque vérité que ce soit. Et lorsque l’on évoque le « sujet », on n’a pas en tête celui de Descartes, qui est face au monde, mais celui de la phénoménologie, c’est-à-dire cette « réception-interprétation » de l’univers des phénomènes, nécessairement « intérieurs » (quoique les notions d’« extérieur » et d’« intérieur », en l’occurrence, soient à définir autrement que ce que l’on entend communément à leur égard). Ce sont ici des réflexions qui les dépassent. Ils s’en tiennent au bon vieux positivisme: on collecte le maximum de données, on les classe, on en tire des constantes, qui deviennent des lois, qui sont, si l’on veut (à condition de ne pas sortir du « comment », et ne pas verser dans cet ignoble « pourquoi », digne de la religion, et ce n’est pas peu dire en matière d’insulte), la « vérité », en tout cas l’explication du monde. Aristote prétendait qu’il y avait un haut, et un bas. Erreur ! Il n’y a ni haut, ni bas, dans le cosmos, et si les objets « tombent », c’est à cause de la loi de la gravitation. Et la terre, elle est ronde comme une orange ! Quant aux théories de la relativité, à Poincaré, Einstein, Planck etc., en a-t-on entendu parler ? Quoique maintenant, ces savants soient déjà de vieilles lunes. Mais qu’importe !

Je disais que les professeurs étaient un peu le parangon de la doxa commune. Évidemment, il y a mieux, et il y a pire. C’est une moyenne. Mais je ne puis m’empêcher de constater combien les idées les plus plates et les plus « dépassées » (non que je croie à un « progrès » du savoir, l’homme n’étant guère qu’une poussière, qui essaie d’en connaître davantage, sans avancer beaucoup plus au-delà de l’ombre de sa petitesse), mais il est évident que la paresse, la bêtise, si utiles par ailleurs (que serait un monde où tous seraient entreprenants et intelligents ? Un cauchemar!), empêchent, par leur présence massive, que l’on porte trop de crédit à la « démocratie », et encore moins à la compréhension du monde, dont l’on nous dira pourtant qu’elle est infiniment plus profonde que ce qu’elle était dans le sombre Moyen Âge.

Or, j’ai découvert la même propension à colporter ce genre d’imbécilités dans les milieux « savants ». L’essai si éreinté – à juste raison- de Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel, outre les déficiences que sa réplique critique, aux Éditions HIBR, Les Grecs, les Arabes et nous, recueil de textes érudits, a remis à sa place, qui est malheureusement assez piètre, ne manque pas de partager des préjugés que l’on croyait absents, sinon mis à distance, par des esprits présumés « éveillés ». En effet, l’un des arguments assénés pour discréditer l’Islam, provient, sans le nommer, d’Ernst Renan, qui, bâtissant, à la suite des Germains, une théorie essentialiste des langues (langues aryenne – incluse dans la famille indo-européenne -, sémitique etc.), classe ces idiomes en fonction de leurs capacités à avoir accès aux abstractions (sciences, philosophies). Pour eux (Gouguenheim et Renan), la langue arabe est incapable de « penser » ces logiques rationnelles. Je n’entrerai pas dans les détails, et vous imaginerez combien les militants occidentalistes et islamophobes, voire racistes, le plus souvent d’une inculture vertigineuse, ont pu se délecter à ces conclusions. Au chapitre troisième de la réponse à ces aventureuses assertions, Djamel Kouloughli a répondu avec clarté et précision, en offrant de nombreux exemples probants et convaincants.

Mais ce qui m’a atterré, chez Gouguenheim (et Rémi Brague), c’est la hiérarchisation qualitative qu’ils font entre la « poésie » (ou la mystique), et la connaissance rationnelle, voire rationaliste, techno-scientifique, la seconde catégorie étant apparemment supérieure à la première. Pour évaluer le degré d’« involution » - pour employer un mot de René Guénon -, de dégénérescence, qu’implique la survalorisation du « progrès » matérialiste depuis la fin du Moyen Âge (et il faut lire, pour s’en faire une idée, La Crise du monde moderne, de ce même Guénon), il suffit de voir, sans s’enivrer d’exploits si spectaculaires qui meublent les cerveaux vidés de toute transcendance, le désastre de notre univers si dévasté, dans tous les domaines. Mais nous ne pouvons ici développer davantage.

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Pour Gouguenheim, donc, la langue arabe n’est capable que de s’en tenir à une approche poétique (ou mystique) de l’existence et du monde. Et, pour lui, ce n’est pas un éloge, car, il le dit explicitement, cette « fermeture » à l’abstraction, condamne à demeurer dans un univers enfantin. Or, on peut en juger autrement (pour peu qu’on accorde créance à ses hypothèses complètement aberrantes par ailleurs). De nombreuses sociétés ont plutôt considéré le contraire. Lui-même, « occidentaliste » enragé, ne s’est pas aperçu qu’il était en plein paradoxe. Il prétend ainsi que l’Occident serait fondamentalement « grec ». Or, s’il entend « grec » (qu’il associe, contre toute raison historique, à « chrétien », n’ayant manifestement jamais entendu parler de l’opposition entre Athènes et Jérusalem) : « rationnel », « scientifique », il ne se limite qu’à un courant de notre civilisation, qui a été loin d’être dominant, et qui n’a tendu à se faire de place qu’à partir de Platon, en gros (les « »physiciens » pré-socratiques n’ayant pas eu la puissance du disciple de Socrate de se faire entendre). Pourtant, longtemps, et ce jusque dans notre « occident » médiéval, et même plus tard, avec ésotéristes, pythagoriciens, néoplatoniciens etc., chez de grands écrivains et poètes européens, sans parler de ceux qui ont enchanté le monde par ailleurs, sous d’autres horizons, et même chez des scientifiques qui ont revalorisé le rêve (il n’y eut pas, à ce titre, que les romantiques et les surréalistes), le lien « poétique » et/ou « mystique » est le seul vrai, le seul authentique, l’appréhension scientifique ne sollicitant que le monde (superficiel) des phénomènes. « […] Dieu a créé le monde entier, pour que Dieu naisse dans l’âme et l’âme à son tour en Dieu », proclame Maître Eckhart.

0_metadata-image-62062535-3978016804.jpegNotre « Occident » lui-même, pour autant qu’on veuille le situer dès son origine en Grèce antique, n’a juré que par la poésie et la mystique, avant de dévier (en partie) vers la « science » (encore n’était-ce pas la « science » moderne!). L’’essai de Donatien Grau & de Pietro Pucci, La Parole au miroir, aux éditions Les Belles Lettres, décrit bien cette époque ante-socratique où les Muses servaient de truchement entre l’aède et les dieux (voir aussi l’essai revigorant de William Marx : La haine de la littérature, aux Éditions de Minuit) : le mythe n’est pas seulement une « histoire », une fable, mais un savoir, une sagesse qui nous apprend ce que sont les dieux, les hommes, leurs rapports, et le monde. Leçon qui n’est pas sans, in fine, justifier le monde, puisque l’on a la preuve, par la poésie, que les dieux tissent des liens, souvent de confiance et de sympathie, avec lui. Sinon, les Muses ne prendraient pas la peine de nous éclairer. Le poète, l’aède, obtient par là une position sociale, voire politique (voir l’aède Démodocos, dans Ulysse) privilégiée. Pindare en est l’illustration. Il donne au monde la parole interprétative : les faits, les événements ne parlent pas. Il indique l’ordre des choses, leur hiérarchie, par la beauté du verbe.

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lundi, 31 mars 2025

La lecture, une aliénation , ou une libération ?

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La lecture, une aliénation, ou une libération?

Claude Bourrinet

Comment expliquer la sensation d’être « pris » par un livre comme dans le filet de Circé, l’impression d’échapper au temps vernaculaire, de ne plus penser que par truchement, d’être quasiment manipulé, voire conditionné ? Comment comprendre le rapport érotique assez fréquent entre l’auteur et le lecteur (très souvent la lectrice) instaurant entre eux, parfois, une démarche de séduction et des rapports amoureux très concrets ? Cela s’est vu avec les plus grands, et je ne citerai que Chateaubriand et ses nombreuses conquêtes, ou bien, pour faire bonne mesure, Gide et ses gitons lettrés. La « possession » générée par la lecture présente aussi de belles incarnations, fussent-elles nées de l’imagination romanesque, comme Don Quichotte et Emma Bovarysme.

Pourquoi les Grecs et les Romains se faisaient-ils lire les « rouleaux » de papyrus (les « volumen ») par des esclaves ? Pourquoi, d’ailleurs, lorsqu’ils étaient « auctores », comme Cicéron, dictaient-ils leurs textes ? Il faut bien que l’acte de lecture ait quelque chose à voir avec la conception de la liberté, qui ne pouvait être que civique, dans l’Antiquité.

Il faut donc, pour comprendre ce phénomène qui tient de la magie et de la manipulation (mais on sait que les deux domaines d’action sont parents) revenir à l’origine (du moins dans l’aire de notre civilisation).

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En grec, il y a plusieurs manières de dire « lire ». Nous ne les passerons pas toutes en revue, mais nous retiendrons ce qui concerne les questions ci-dessus. Je me suis servi du livre incroyablement érudit, et collectif – sous la direction de Guglielmo Cavallo et de Roger Chartier : Histoire de la lecture dans le monde occidental, aux Éditions du Seuil.

En Grèce antique, la « voix » est première. Le héros quête le « kléos », le renom, par lequel il deviendra immortel, puisqu’il est « impérissable », autrement dit la « gloire » (en langue germanique, on a un mot de même racine, le « Laut » – peut-être ce mot a-t-il la même racine que "Laudes" (louanges à Dieu), mais je n’en suis pas sûr). Homère utilise le terme pour désigner sa poésie épique, qui fut longtemps une « performance » orale, avant d’être écrite. C’est par le kleos que le héros existe, donc, aussi, son monde. La voix est créatrice de monde, et elle est intimement dépendante de la mémoire. On devine bien que l’écrit rendra, à terme, vaine, cette mémoire, et étouffera la « voix ».

De même, sur les inscriptions lapidaires funéraires, le long des chemins, par exemple, le passant est invité à proférer ce qui y est inscrit, et à haute voix, pour donner corps (ou plutôt son) à la mémoire. C’est assurer un semblant d’immortalité au mort.

L’un des mots utilisés pour désigner l’acte de « lire » est « ananémesthai ». C’est un terme en dialecte ionien, à la forme moyenne, datant, en l’occurrence, ici, du 5ème siècle, trouvé sur une stèle funéraire d’un certain Mnésithéos, en Eubée. L’épitaphe commence ainsi : « Salut, ô passants ! Moi, je repose mort en dessous. Toi qui t’approches, lis (verbe : ananémesthai) qui est l’homme enterré ici : un étranger d’Egine, du nom de Mnésithéos »

Le verbe epinémein, à la forme active, qui signifie aussi « lire », a un sens de « distribuer », qui suppose un auditoire. Mais la forme moyenne ananémesthao signifie aussi « distribuer en s’incluant dans la distribution ».

L’écriture de la stèle est évidemment en scriptio continua, comme c’est le cas de tous les écrits de l’époque, jusqu’à la fin du Moyen Âge, du reste, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’intervalles entre les mots. Il faut lire à haute voix pour comprendre. L’« orateur » sert d’intermédiaire, et « traduit » en son ce qui lui est dicté par des signes graphiques. Il a un rôle passif-actif : il reçoit, mais doit restituer. Un autre mot pour « lire » est epilégesthai », qui signifie « ajouter un dire à ». Autrement dit, le « lecteur » ajoute sa voix à l’écrit, incomplet en lui-même.

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Il s’agit bien sûr d’épeler les mots inscrits (d’où le verbe anagignoskein, qui veut dire « reconnaître », mais il ne s’agit pas simplement d’ânonner des mots, de décrypter parfois péniblement (en effet, les hommes libres de l’Antiquité se faisaient une vertu de ne connaître que les rudiments de la lecture, rougissant d’en savoir davantage, et laissant le soin d’en savoir davantage aux esclaves intelligents et aux philosophes – qui étaient parfois les mêmes). Mais « reconnaissance » signifie bien davantage.  On peut « connaître ses lettres »,  tà grammata espistasthai » sans lire vraiment, c’est-à-dire sans souder les segments de la phrase ou du texte en un sens compréhensible par le lecteur et/ou l’auditoire. Il faut que le son se transforme en langage. Ainsi les signes alphabétiques se transforment-ils en stoikheia, en « éléments constitutifs du langage ».

On voit par là que la lecture (à voix haute) FAIT PARTIE DU TEXTE (sans elle, il n’existe pas). On peut dire la même chose de la lecture silencieuse.  Le texte est un « tissu » (étymologie de « texte ») qui mêle intimement graphie et son (même intériorisé).

Or, on lit, sur une inscription dorienne : « Celui qui écrit ces mots enculera  (pugixei) celui qui en fait la lecture. » Le lecteur est perçu comme un partenaire passif, comme le jeune garçon est l’instrument de plaisir de l’Éraste.

A Athènes, l’homme libre qui se prostituait, d’une façon ou d’une autre, s’il mettait les pieds dans l’agora, était immédiatement mis à mort. Le jeune garçon - à qui il était bienséant de ne manifester aucun penchant excessif à son rôle de partenaire, sexuel, au contraire : il se devait d'être "chaste", comme Socrate le conseillait à  Alcibiade, dans Le Banquet - cessait d’être un instrument érotique lorsqu’il devenait un homme mûr, un guerrier et un citoyen.

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Mais on voit bien avec quel mépris est considéré le lecteur. Sa fonction est de servir, de se soumettre, d'être un jouet. Dans le Théétète, Platon se sert d’un esclave « doué de voix » pour lire un texte. C’était un esclave d’Euclide. Savoir lire savamment et abondamment fait courir le risque – dans l’état d’alors de la lecture, nécessairement orale et publique – d’être assimilé à un esclave, dont la soumission est de nature.

D’autant plus que le texte est le maître, et que son instrument ne doit manifester qu’une vertu, la fidélité. La syntaxe, la grammaire ordonnent. Cette réflexion peut nous permettre, du reste, de comprendre ce que Barthes voulait dire, lorsqu’il proclamais, vers 1970, que la grammaire était « fasciste ». (En vérité, il a dit que la langue était fasciste, mais la grammaire est une vision structurée de la langue).

On a ainsi répondu, en partie peut-être, à la série de questions posées au début de ce texte.

Mais, bien évidemment, pour nous, grands lecteurs, membres d’une civilisation qui a présenté la lecture comme une qualité essentielle de l’« honnête homme » (ou femme), comme l’un des sommets de l’excellence humaine, la lecture nous paraît plutôt comme une voie de libération (sans pour cela que la dimension originelle, de soumission érotisante, ait disparu, on le sait bien).

Il me semble que cette vocation à la liberté vient de la Bible, Livre saint, dont la lecture traduit en mots humain le Verbe de Dieu. A ce titre, tout acte de lecture met au jour les arcanes du monde, et par elle souffle l’Esprit, où Il veut, et est le germe de la Vérité, le levain qui nous fait renaître à la vraie vie.

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samedi, 29 mars 2025

La puissance de la pensée de Giorgio Agamben

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La puissance de la pensée de Giorgio Agamben

Des pages lumineuses qui clarifient le double aspect de la puissance chez Aristote : la possibilité de pouvoir et de non-pouvoir (de privation) en un.

par Giovanni Sessa

Source: https://www.barbadillo.it/120288-la-potenza-del-pensiero-di-giorgio-agamben/

Giorgio Agamben est un penseur de grande valeur, l'une des voix les plus significatives et libres du paysage théorique de l'Italie contemporaine. Cela se révèle dans son dernier ouvrage, La puissance de la pensée. Essais et conférences, paru dans le catalogue de Neri Pozza Editore (392 pages, 26,00 euros). Ce texte est une anthologie de conférences et d'écrits inédits ou publiés dans des revues, couvrant la période de 1980 à aujourd'hui, et il est divisé en trois sections: Langage, Histoire, Puissance. Il s'agit d'un volume complexe, organique dans son contenu, qui montre l'érudition spéculative de l'auteur soutenue par la volonté de mettre en lumière les complexités de la philosophie européenne ayant conduit à l'état actuel des choses.

L'expression linguistique d'Agamben est animée par une volonté de parrhésie, celle de se confronter, à une époque de post-vérité, de manière originale à des problématiques théoriques cruciales pour notre temps. Les argumentations suivent un développement spiralé : comme dans toute véritable philosophie, l'écrit revient de manière continue, « obsessionnelle », sur les mêmes thèmes, depuis l'incipit, la chose même (de la pensée).

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Dans cet essai, Agamben se penche sur la Septième lettre de Platon, souvent interprétée par la critique comme un témoignage de l'existence de doctrines non écrites dans la pensée du grand Athénien, des doctrines renvoyant à un « premier », à une origine indicible. En réalité, Platon, explique le penseur, après avoir fait référence au nom, au discours définitoire, à l'image et à la science, invoque un « cinquième », la chose même à laquelle la pensée tend. Le philosophe grec affirme : « de manière la plus explicite que “si l'on n'a pas saisi les quatre premiers” […] on ne pourra jamais connaître complètement le cinquième » (p. 13). La « chose de la pensée », le contact dont Colli parlait, peut être touchée de manière immédiate : « en frottant les noms, les logos, les visions et les sensations les uns contre les autres et en les soumettant à des réfutations bienveillantes » (p. 13). La disparition du langage dans l'indicible, sic et simpliciter, ésotérique, induit, au contraire, la perte définitive de la philosophie : « La chose même a donc dans le langage son lieu éminent, bien que le langage ne soit certainement pas adéquat à elle » (p. 14). La chose même, l’eidos, n'est pas autre chose que le réel, elle n'en représente pas un duplicata, elle n'est pas un présupposé obscur du nom et du logos, mais elle se trouve « dans le milieu même de sa connaissabilité, dans la pure lumière de sa révélation » (p. 16). La connaissance logocentrique a rendu le langage présupposant et objectivant, réduisant la « chose de la pensée » à «un être sur lequel on dit et en un poion, une qualité et une détermination qui en sont dites » (p. 16).

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Sa réelle connaissabilité, dans cette perspective, a été perdue. Platon se contente d'annoncer l'aporie du langage métaphysique, avec laquelle se confronte la pensée contemporaine. Le trait non-linguistique de l'origine peut, en effet, être pensé uniquement dans le langage. La communication philosophique doit venir en aide, par la parole, à la Parole elle-même.

Aristote, rappelle l’auteur, a fait remplacer « la chose de la pensée » par la substance première, ce qui ne se dit pas sur un sujet, ni en un sujet. La substance est devenue le présupposé sur lequel repose toute énonciation, bien que, en tant qu’individuum, elle soit ineffable. Agamben, pour cette raison, considère Aristote comme le père de la mystique occidentale. Sur cette base, le philosophe devient « le scribe de la pensée et, à travers la pensée, de la chose et de l'être » (p. 22). La tâche de la philosophie de l’avenir sera de redonner à « la chose de la pensée » une place appropriée dans le langage. C’est dans ce sens qu’a agi Derrida, avec son experimentum linguae. Cet essai est centré sur le concept de trace. Il convient de noter que le philosophe français fait paradoxalement référence à un non-concept qui remet en question l’idée même de sens sur laquelle est fondée la logique occidentale. La trace est une sorte d’écriture de la puissance, une écriture que, selon Agamben, personne n’a encore mise en œuvre, car elle implique une reconsidération du concept aristotélicien de dynamis, puissance-possibilité.

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La dynamis est le cœur vital de la philosophie d’Agamben. Cela ressort de l’essai qui donne son titre au volume, La puissance de la pensée. Des pages éclairantes qui clarifient le double aspect de la puissance chez le Stagirite : possibilité de pouvoir et de non-pouvoir (privation) en un seul. L’acte aristotélicien n’est qu’un periechein, « ce qui enveloppe » momentanément dans son don, le prius, la dynamis jamais normalisable, comme l’a compris Andrea Emo : « La puissance est […] définie essentiellement par la possibilité de son non-exercice […] L'architecte est puissant dans la mesure où il peut ne pas construire » (p. 270). La grandeur humaine est amphibie, c’est aussi une puissance de ne pas passer à l’acte. Ce n’est qu’en ne pouvant pas que nous possédons notre propre puissance, et notre action devient inopérante (Nancy). Cette situation témoigne de l’impossibilité du sujet moderne, elle induit la nécessité de sa déconstruction, à la lumière de laquelle sera véritablement puissant celui qui, au moment du passage à l’acte, « n'annulera pas […] sa propre puissance de non-[agir] […] mais la fera passer intégralement en lui comme telle » (p. 278), comme cela se produit dans les êtres de la physis comprise comme mixis.

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Agamben attire également son attention exégétique sur le livre de Lévinas, Philosophie de l’hitlérisme. Dans ces pages, il soutient que l'intérêt pour la facticité et le « ci » de l'Être-là, du nazisme et de Heidegger, leur mouvement à partir de la vie nue, constitue le fondement théorique de la philosophie européenne. Le nazisme ne peut être exorcisé par des condamnations ou des apologies adressées à tel ou tel philosophe proche de ce mouvement. Il serait, au contraire, souhaitable de comprendre comment le « ci » de la condition humaine ne doit pas être vécu et pensé en termes de fermeture, mais en fonction d’une réelle « ouverture », d’une exposition effective à cette idée de puissance inopérante qui pourrait nous permettre de surmonter l’impasse du présent, marqué par le capitalisme computationnel : « Le texte de Lévinas […] peut alors offrir l’occasion de prendre conscience de notre embarrassante proximité avec le nazisme » (p. 317), vu le caractère « épédémique », au sens grec (la définition est de Emo), que les démocraties libérales ont pris.

Agamben montre également comment le thème de l’Immémorial est présent dans la spéculation moderne et comment il a pris dans celle-ci un aspect imaginal. En particulier, cela s’est produit dans le retour éternel de Nietzsche. Dans cette image, être et devenir se donnent, même chronologiquement, en un seul, vivant dans une interdépendance constante. L’image parle d’une puissance en devenir qui contient en elle les deux moments de la dynamis aristotélicienne, éternellement revenante et impliquant l’oubli. De la chose, rappelle l’auteur, Dino Campana en eut une prise de conscience.

La puissance de la pensée est un livre qui mériterait un traitement différent de celui d’une simple critique. Nous nous excusons de cette simplification auprès de l’auteur et des lecteurs. Nous espérons avoir au moins présenté certains des aspects de la proposition théorique complexe d’Agamben.

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vendredi, 28 mars 2025

La menace libérale

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La menace libérale

Georges Feltin-Tracol

Né en 1966 à Gijón dans les Asturies, Carlos X. Blanco enseigne la philosophie. Lecteur assidu d’Oswald Spengler, de Ludwig Klages, de David Engels et de Robert Steuckers, il a signé plusieurs essais parmi lesquels La caballería espiritual. Un ensayo de psicología profunda (2018), Ensayos antimaterialistas (2021) ou La insubordinación de España (2021). Récemment fondées, les éditions La Nivelle publient enfin un court essai, Le virus du libéralisme, la traduction française de El virus del liberalismo. Un virus recorre el mundo (2021).

À rebours de la mode actuelle qui voit une droite nationale – identitaire européenne se fourvoyer dans l’adulation de Donald Trump, d’Elon Musk et du président argentin Javier Milei, Carlos X. Blanco conteste l’idéologie libérale sous ses différentes facettes mortifères en appliquant à sa réflexion « la méthode de l’analyse dialectique […], par essence, holistique et fonctionnelle ».

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Ainsi constate-t-il que « l’économie est libérée du pouvoir politique », ce qui favorise la propagation du « virus du libéralisme […], véritable parasite culturel, [qui] n’a pas de vie propre. Son activité vitale, car elle est toute de prédation et de reproduction, n’a pas de moteur propre ». Cependant, « ce virus a favorisé et profité de la dissolution de la communauté traditionnelle ». Il estime que « le monde d’aujourd’hui est un monde pornographique. C’est l’essence ultime et radicale du libéralisme et de l’expansion du mode de production capitaliste dans sa phase mondialiste ». Il cible aussi volontiers « la “ mondialisation “ [qui] n’est rien d’autre que le nom à la mode qui résume les tendances expansives, intrusives et destructrices du capitalisme à l’échelle planétaire ».

Selon l’auteur, « l’impérialisme américain est l’agent militaire de l’avant-garde et de la mondialisation forcée, entendue au sens strictement économique, la mondialisation exercée par le capital mondial ». Toutefois, « aujourd’hui, le libéralisme n’est pas exclusivement représenté par les États-Unis et leur cortège de satellites anglo-saxons et sionistes ». Bien avant la distorsion actuelle des relations transatlantiques sous les coups de butoir du trio Donald Trump – JD Vance – Marco Rubio, il devine que pour les États-Unis d’Amérique, « l’alliance actuelle avec l’Europe est purement conjoncturelle, et un jour viendra où elle sera rompue. L’ingérence des sionistes, des Russes et des Chinois, le conflit avec les forces plus expansionnistes de l’Islam, etc., y seront pour quelque chose ». La dissociation en cours est finalement la bienvenue, surtout si l’idéologie libérale « est la cause de la mort de l’Europe ».

L’échec pseudo-européen

Ces fortes considérations confirment un solide réalisme, en particulier sur le sort de la politogenèse européenne. L’Europe « est le jouet de l’américanisme et du sionisme. Elle n’a pas de véritable armée, et son économisme forcené empêche une éducation exigeante et disciplinée de ses citoyens pour une véritable Union fédérale européenne. » L’auteur rappelle avec une ironie cinglante que « cette même merveilleuse Union [...] a permis les génocides lors des guerres de l’ex-Yougoslavie. Cette même “ union de destin dans l’universel “ [...] a récemment couvert et dissimulé les vols secrets de la CIA ». Plus récemment, elle a annulé le second tour de l’élection présidentielle en Roumanie comme elle avait incité en 2016 à organiser un autre second tour pour l’élection du chef d’État autrichien.

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Il soutient en outre que « l’Union européenne est une union d’États, mais elle n’est pas du tout une union de peuples. États et peuples : deux catégories conceptuelles disjointes ». Il est toujours heureux de procéder à cette distinction salutaire. Peuples et États ne sont jamais synonymes ou interchangeables. L’État – peuple (et non l’État-nation) est rare si on prend le mot « peuple » dans son acception ethno-culturelle, à l’exception peut-être du cas de la République populaire démocratique de Corée. L’État – peuple dans un sens social (et plébéien) n’existe pas, y compris au temps du socialisme soviétique.

L’État peut susciter un peuple suivant une approche civique et contractuelle, c’est-à-dire un ensemble de citoyens égaux en droits et en devoirs, une collectivité politique qui gommerait les spécificités bio-culturelles. On trouve encore des États formés de plusieurs peuples, surtout en Afrique, en Amérique latine et en Asie. Des peuples relèvent de plusieurs appartenances étatiques distinctes (des francophones vivent dans le Val d’Aoste italien, en Suisse romande, en Wallonie belge sans omettre, outre-Atlantique, les Francos et les Cajuns aux États-Unis, les Québécois, les Acadiens, les « Bois-Brûlés » et les Fransaskois au Canada).

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Entre les séparatismes régionaux qui minent l’Espagne et un étatisme centralisateur qui efface les différences historiques et populaires, Carlos X. Blanco adopte une troisième voie. « Ni un nationalisme espagnol jacobin, comme celui de l’UPyD [centristes centralisateurs] ou de Vox [droite nationaliste], ni un post-communisme sans Marx comme Podemos [l’équivalent espagnol de La France insoumise] (et donc sans une analyse actualisée du mode de production capitaliste en termes d’exploitation, de plus-value et d’aliénation) n’ont d’avenir à long terme. » Mieux, « l’État d’Espagne n’existe presque pas, d’après ce [que les politiciens installés] nous disent, c’est une sorte d’ONG “ qui veille à la solidarité “ entre les régions autonomes, et autres balivernes ». Les souverainismes nationaux et régionaux incarnent dorénavant de « vieilles idéologies ou des tactiques usées qui incitent à la méfiance, renforcent la partitocratie et profitent à une partie de l’oligarchie. Elles sont incapables de dépasser le cadre actuel : “ l’Espagne “ et “ l’Europe “ sont pensées en termes de catégories anciennes et vides. De plus, elles ignorent la géopolitique actuelle : un Islam en guerre civile, une africanisation de l’Europe, une réorganisation des puissances extracommunautaires (Chine, Russie, Inde, Brésil, etc.) qui rend dangereux notre partenariat avec les États-Unis, etc. ».

Par ailleurs, l’auteur décrit l’Union dite européenne comme l’« absorption centralisée despotique des souverainetés nationales, avec sa recherche perpétuelle de mécanismes pour empêcher de manière coercitive le protectionnisme économique de chaque État-nation, avec sa soumission désastreuse aux diktats mondialistes ». Pour lui, « ceux qui disent que l’Union européenne est un antidote à l’étatisme savent qu’ils mentent. L’Union européenne est une entité monstrueuse, une entité de signe clairement capitaliste et au service de la grande accumulation de la plus value. L’Union européenne n’est pas “ moins d’État “, ni au sens libéral, ni au sens anarchiste : c’est simplement le club des États-nations existants et l’instrument de quelques-uns d’entre eux avec la primauté desquels ils pourront exercer une sorte de néo-colonialisme sur les autres ».

Refondation néo-médiévale pour le XXIe siècle

Au début du XVIIIe siècle au moment de la terrible Guerre de Succession d’Espagne (1701 – 1714), Carlos X. Blanco aurait certainement été un austraciste ardent, c’est-à-dire un partisan espagnol du prétendant Charles de Habsbourg. Hostile à la dynastie des Bourbons restaurée en 1975, il déplore l’américanisation accélérée de la Couronne et de la vie politique espagnole. Il condamne en outre, d’une part, « le concept d’égalité (de tous les hommes) [qui] dissimule l’inégalité matérielle de l’espèce à tous égards, surtout en ce qui concerne la possession des moyens de production », et, d’autre part, au risque de passer pour un réactionnaire, « la démocratie, qui […] est strictement une forme de droit politique, [désormais ...] transplantée sur des terrains où le concept même dégénère ». Il en sort dès lors la « langue de coton » (titre d’un ouvrage de François-Bernard Huyghe paru en 1991), le politiquement correct et le wokisme.

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On décèle dans les analyses de Carlos X. Blanco (photo) des formulations qui se rapprochent de celles du Français Guy Debord dans La société du spectacle (1967), puis dans Commentaires sur la société du spectacle (1988). A-t-il lu Debord ? On peut le supposer comme il a dû s’intéresser aux écrits de Guillaume Faye. En effet, il affirme que « occidental et européen seront des termes mal assortis. Ils ne le sont pas déjà, mais la divergence ne fera que s’accentuer dans les décennies à venir ». Retrouver l’essence de l’Européen implique au préalable de récuser « le “ moderne “ [qui] était donc le processus de sécularisation du moi protestant ». L’apparition et l’expansion de l’individualisme a aboli « la véritable charité, c’est-à-dire l’amour de l’autre qui consiste à le considérer comme une partie de son propre sang et comme un aspect de la même communauté éthique organique ». Issu de la matrice réformée, prélude de la fétide idéologie des Lumières, l’individualisme a conçu le libéralisme, grand corrupteur des liens organiques communautaires. « Les assemblées et les synodes, les hiérarchies et les corps intermédiaires, les principes de subsidiarité et de droit naturel protégeaient l’homme de tout réductionnisme. Ils protégeaient l’individu du virus libéral. » En réponse, il insiste sur l’obligation impérieuse de redécouvrir le « féodalisme [qui] est un personnalisme par opposition à la réification capitaliste ». Il faut néanmoins faire attention quand on aborde cette notion historique. Karl Marx se trompe quand il parle de l’économie féodale. Féodalisme et féodalité s’inscrivent dans l’essence du politique, et non dans celle de l’économique, en établissant des liens synallagmatiques en dépit d’une forte hiérarchisation politico-sociale entre membres du clergé et/ou de la noblesse.

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À l’instar du philosophe russe Nicolas Berdiaeff, Carlos X. Blanco préconise le retour au Moyen Âge dans un contexte techno-scientifique avancé. « Ce que l’on appelle le Moyen âge, et sa continuité légitime, l’Empire de la Monarchie hispanique, fut un katechon, l’esprit de résistance et de recomposition de cette Unité spirituelle, qui est aussi une union politico-militaire, de l’Imperium. » On sait par Carl Schmitt que le katechon est le retardateur de l’avènement de l’Antéchrist. Il s’agit d’un facteur déterminant qui empêche le surgissement du chaos en grande politique. En se référant à la Monarchie hispanique, puissance à la fois tellurocratique et thalassocratique, qui surplombait divers peuples (dont les francophones arpitans de Franche-Comté et les locuteurs d’oïl picard des Pays-Bas), l’auteur fait-il une allusion implicite à une nouvelle Union des Armes ? En 1626, le roi d’Espagne Philippe IV tenta d’accélérer l'unité de ses couronnes et royaumes (Castille, Portugal, Pays-Bas, Aragon, Deux-Siciles, Franche-Comté et possessions ultra-marines d’Amérique, d’Afrique et d’Asie) sur les plans militaire et financier. Les réserves et autres réticences des assemblées provinciales paralysèrent et interrompirent finalement cette grande idée géopolitique inaboutie.

On le voit, Le virus du libéralisme montre une hostilité radicale envers la marchandisation du monde. Carlos X. Blanco tient une position essentielle dans l’actuel combat des idées. Un fascicule à méditer d’urgence !

  • Carlos X. Blanco, Le virus du libéralisme. Un virus s’abat sur le monde, Éditions La Nivelle, 2024, 71 p., 11,98 €.

De quand date la crise de l’Occident?

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De quand date la crise de l’Occident?

Claude Bourrinet

Source: https://www.facebook.com/profile.php?id=100002364487528

Parallèlement à mon étude de Julien Gracq, déjà bien avancé, et qui occupera probablement mes soirées, je vais m'atteler à une autre tâche, bien plus rude, qui risque, si Dieu me prête encore assez de vie, de meubler les quelque dix ans qui viennent, peut-être ce qui me reste avant de mourir, avec un peu de chance.

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Cette recherche aura pour noyau Perlesvaus, aussi appelé Li Hauz Livres du Graal, roman "arthurien' violent, sombre, magnifique, publié anonymement au tournant des XIIe et XIIIe siècles. Ce récit ouvre une plaie sanglante dans la civilisation que l'on considère pourtant comme l'un des sommets de l'Europe, entre le Roman et le Gothique (termes et concepts, du reste, forgés au XIXe siècle). Quelque chose se passe alors dans le champ littéraire, comme un symptôme morbide. Il me semble que la crise s'ouvre en 1140 (voire avant, mais il s'agit-là de la prise en considération d'une maladie qui va plonger l'Europe dans des angoisses profondes et vitales), avec le heurt frontal entre Saint Bernard et Abélard, et semble se refermer, pour verser dans autre chose, un autre Occident, au début du XIVe siècle, avec la mystique rhénane et Dante.

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Quelques lignes d'Alain de Libéra m'ont confirmé dans mon choix, car il dit, en substance, que les fractures subies dans les expressions les plus hautes de la culture, comme la philosophie, ou, surtout, la théologie, se retrouvent, pour ainsi dit naïvement, naturellement, en littérature, dans un domaine qui, a priori, ne concerne que les « gens du commun », les « illettrés » (qui ne sont pas versés dans les « arts »intellectuels, ce qui ne signifie pas qu’ils ne sachent ni lire, ni écrire), mais qui, par ce fait même, reçoivent plus facilement, en imagination ou en leur sensibilité, les secousses qui mettent en péril la société. De fait, cette vocation de la littérature à jouer le rôle d’un sismographe civilisationnel a toujours été avérée, d’Homère à Julien Gracq. Et, à tout prendre, les blessures sanglantes, parfois mortelles, de notre humanité, surtout intérieure, s’explicitent mieux, en langage simple et accessible, dans le royaume des Lettres, que dans les réduits fortifiés de la technicité langagière et conceptuelle.

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Entre Saint Bernard et le couple Eckhart-Dante, existe un principe commun : c’est le choix conscient de la nature, et d’un lien direct entre l’âme (ou plutôt l’esprit) et le coeur, et le rejet plus ou moins affirmé de la dialectique et des « jongleries » verbales propres aux techniciens de l’« organon » aristotélicien. Au début, il s’agit de sauver un mysticisme d’épanchement, lyrique, tel qu’on le rencontre par exemple dans les Confessions de Saint-Augustin. Durant le large siècle et demi qui sépare Saint Bernard d’Eckhart et de Dante, la philosophie a émergé de façon plus ou moins autonome, néanmoins censurée par la Sorbonne. Non que le théologien ne passe par les arts libéraux comme propédeutique à l’étude très longue de la science de Dieu, mais l’horizon n’était pas celui d’une recherche du bonheur individuel, et surtout à la portée de tous. Les théologiens étaient une caste de spécialistes se plaçant au service des pouvoirs civils et ecclésiastique, pour permettre que le Salut de tous fût possible.

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En revanche, le Maître qu’était Eckhart « oublie » le jargon scolastique, la technicité langagière, et s’adresse en termes très simples, « enthousiasmant », en langue vernaculaire, aux béguines (et à d’autres « laïcs » … ou moines), à des gens qui n’ont pas fait d’études autres que d’apprendre à lire et à écrire (et encore!) ; et pourtant, ses sermons sont d’une profondeur fascinante.

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Quant à Dante il opte en grande partie pour l’italien, nous livre un immense poème théologique, métaphysique, épique, qui jette les bases de l’homme moderne, et disserte sur les préoccupations mondaines comme un philosophe. Ces deux grands penseurs n’ont pas pour autant abandonné le latin, langue de l’Europe, mais ont « oublié » le langage de l’université, pour transmettre leur Sagesse.

Il s’agit de savoir ce qui est en jeu dans ce pont entre deux périodes de l’histoire européenne, qui paraissent pourtant bien éloignées l’une de l’autre. Qu’a-t-on voulu « sauver », au moment où la ville « dénature » l’homme, où l’argent, truchement aliénant entre les producteurs, les consommateurs, semble être la transmutation dans le domaine économique de l’inflation technicienne du savoir, où l’aristocratie paraît dépossédée de son pouvoir, et où les fondements mystiques de l’âge roman ont été ravalés à des considérations parfois sécularisées, dont le thomisme, l’averroïsme, et certaines productions littéraires, traduisent la mauvaise conscience, ou le consentement à une vision « terrestre » de l’humanité (pour être plus précis, il s’agit en l’occurrence d’une vision qui part de l’homme pour se diriger vers Dieu). Un retournement des sens, de l’oeil, de l’âme, s’est produit durant ces deux siècles. Lequel ?

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mardi, 25 mars 2025

Platon, Aristote et le destin de la civilisation occidentale

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Platon, Aristote et le destin de la civilisation occidentale

Le libéralisme et le communisme sont tous deux des produits de la tradition anti-platonique. Pour restaurer la civilisation, nous devons revenir aux fondations métaphysiques de Platon et d'Aristote.

Alexander Douguine

Platon est pour la civilisation russe et également pour la civilisation traditionnelle de l'Occident aussi important que les Upanishads pour l'Inde ou Confucius pour la Chine. La théologie chrétienne est basée sur Platon. Sans lui, sans ses théories, ses termes, sa langue, rien n'est compréhensible dans notre héritage.

D'ailleurs, la philosophie islamique, le soufisme (en terres arabes et ailleurs) et la doctrine chiite (avant tout le chiisme rouge) sont également construits sur Platon. Certains étaient appelés péripatéticiens, mais en réalité, ils reposaient sur le néoplatonisme. Platon est central dans la tradition intellectuelle islamique à ses apogées.

La Kabbale juive n'est rien d'autre qu'une doctrine néoplatonique introduite au Moyen Âge dans la religion juive. Scholem soutient qu'elle était étrangère au judaïsme traditionnel précédent, où presque aucune trace de la théorie des émanations n'est trouvée, sauf pour quelques groupes mystiques (peut-être influencés plus tôt).

Platon est le fondement métaphysique de notre civilisation. Mais cela ne signifie pas qu'Aristote doit être abandonné. Proclus, Simplicius et d'autres néoplatonistes ont inclus Aristote dans le contexte platonicien. La lecture correcte d'Aristote est celle d'Alexandre d'Aphrodise et de Brentano.

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Ainsi, Aristote est le deuxième pilier le plus important de notre héritage intellectuel. En perdant une connaissance et une compréhension profondes de ces deux hautes figures, nous nous coupons des racines de notre identité en tant que civilisation. Rien dans la philosophie, la religion et la vie elle-même ne peut être compris correctement sans ces deux phares de la pensée.

Nous n'avons aucune idée des éléments qui seraient purement sémitiques dans nos religions monothéistes - dans toutes les trois. Le sémitisme a déjà été profondément retravaillé par l'hellénisme (où le platonisme et Aristote ont joué un rôle crucial). Tout l'esprit sémitique que nous connaissons aujourd'hui est une version hellénisée de celui-ci.

La modernité et le déclin de l'Occident ont commencé avec l'abandon de Platon et d'Aristote et de leur héritage. C'est là que Démocrite est réapparu. L'atomisme et l'externalisme, aussi connu sous le nom de matérialisme, étaient des hérésies philosophiques grecques ressuscitées du passé présocratique.

La modernité est anti-platonicienne et anti-aristotélicienne. Mais pro-Démocrite. Démocrite est la racine commune du communisme et du libéralisme. Ainsi, l'alternative au communisme et au libéralisme ne peut être que le retour à Platon et à Aristote. C'est pourquoi le platonisme politique est si important.

La Grande-Bretagne est un morceau de l'Occident profondément empoisonné, toxique et en décomposition. C'est un démon mourant. Déjà sénile et faible mais toujours vindicatif, agressif, violent, stupide et ensauvagé, comme le sont habituellement les vieilles personnes de mauvais aloi.

Le nouveau 1776 est la seule solution. Pour les États-Unis, je veux dire.

Le Royaume-Uni essaie d'entraîner MAGA dans l'abîme. Je ne leur ferais pas confiance.

La pandémie teslaphobe est une invention typique du MI6, mise en œuvre par Soros et ses réseaux.

La modernité et le déclin de l'Occident ont commencé avec l'abandon de Platon et d'Aristote et de leur héritage. C'est là que Démocrite est réapparu. L'atomisme et l'externalisme, aussi connu sous le nom de matérialisme, étaient des hérésies philosophiques grecques ressuscitées du passé présocratique.

L'externalisme est l'approche qui nous domine lorsque nous convenons que la réalité est placée à l'extérieur de la conscience et non à l'intérieur. Platon et Aristote (ce dernier s'il est correctement interprété) ont supposé que la réalité est interne. Ce qui est purement "externe" n'est que matière dépourvue de toute qualité et donc elle égale à rien.

La modernité a commencé avec le nominalisme niant l'internalisme et affirmant l'externalisme. C'est pourquoi la modernité est totalement erronée. Incurable.

L'Etat vrai et la politique organique selon Othmar Spann - Rétrospective et essai de réactualisation

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L'Etat vrai et la politique organique selon Othmar Spann - Rétrospective et essai de réactualisation

Entretien avec Robert Steuckers

Entretien paru préalablement dans le n°16 (janvier 2025) de la revue Les Ecrits de Rome (Laval, France), dirigée par Louis Marguet et Louis Furiet (contact: ecritsderome@gmail.com)

Sociologue et philosophe, Othmar Spann fut l’une des principales figures de ladite « révolution conservatrice » en Autriche. Pourriez-vous d’abord rappeler la nature de cette nébuleuse ? À quel courant Spann appartenait-il en son sein ?

S’il fallait résumer en quelques mots la nature de la nébuleuse que fut (et reste) la « révolution conservatrice » dans les pays germanophones, je dirai qu’elle constitue un ensemble, assez varié, de réactions philosophiques et politiques qui entendaient rejeter tous les linéaments du libéralisme occidental, revenir à l’équilibre diplomatique de l’ère bismarckienne (avec de bons rapports avec la Russie) et à l’efficacité de l’Obrigkeitsstaat (la forme d’Etat démocratique et parlementaire mais assortie de pouvoirs régaliens forts, que l’on qualifierait d’illibéral aujourd’hui). A cela s’ajoute, l’expérience traumatisante de la première guerre mondiale et surtout de la défaite et de la disparition imposée de cet Obrikeitsstaat qui avait sorti l’Allemagne, au 19ème siècle, de la misère impolitique où elle avait longtemps végété.

Il ne faut pas oublier que l’Allemagne est un pays bi-confessionnel, catholique et protestant-luthérien : Spann, dans ce contexte, est catholique et entend donc penser un système politique, économique et social qui correspond à l’idéal communautaire des traditions catholiques, souvent rurales. Son influence s’exercera principalement sur les réseaux jungkonservativ, selon la classification d’Armin Mohler, bien que l’impact de son oeuvre, rigoureuse, puisse se repérer bien au-delà des catégories habituelles où l’on range les auteurs appartenant au filon RC.

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Spann décrivait l’État comme un tout « organique », auquel il appliquait le célèbre principe aristotélicien, repris par Thomas d’Aquin, selon lequel totum ante partes, le tout précède les parties. Peut-on dire que la sociologie de Spann s’appuyait au fond sur une philosophie aristotélico-thomiste ? Et si oui, pourquoi le choix d’une telle philosophie ?

Bien sûr, Spann pose son œuvre comme une réponse solide à la modernité, qui a commencé à la Renaissance et a culminé avec la Révolution française. Il choisit une terminologie particulière, qui déroute un peu le lecteur d’aujourd’hui, en opposant la pensée politique individualiste (qu’il entend combattre) à la pensée politique universaliste (qu’il veut promouvoir, entendant par « universalisme » la définition qu’en fit Aristote).

L’individualisme selon Spann est donc ce que la plupart des autres critiques de la modernité appellent le libéralisme, tant dans sa version classique/modérée que dans sa version gauchiste (selon l’usage anglo-saxon du terme « liberal »). L’individualisme selon Spann à des racines profondes remontant à la Renaissance, moment historique où l’homme se détache et se libère de tous les liens sociaux qui existaient au moyen-âge, époque des guildes et des corporations, des ordres de chevalerie et des ordres monacaux, sous le baldaquin théologico-philosophique qu’était la scolastique (c’est-à-dire la pensée d’Aristote revue et christianisée par Saint Thomas d’Aquin). Il déplore la destruction de l’esprit médiéval et surtout des liens corporatifs qui équilibraient les sociétés européennes.

En même temps, il constate l’irruption de la dissolution individualiste dans la sphère politique, laquelle dissolution se repère chez Hobbes (où l’Etat n’assure qu’une simple protection, finalement très théorique), dans le volontarisme qui entend dépasser par la volonté tout ce qui s’oppose à l’individu, dans le culte du génie qui se suffit à lui-même et débouche sur une forme de titanisme, dans le mythe de Robinson Crusoé qui fait miroiter l’idéal d’une autonomie totale, sans société, comme le voudra, quelques siècles plus tard, Margaret Thatcher (« There is no society »).  

Le néolibéralisme, qui triomphe de nos jours est l’exact contraire de la société néo-médiévale espérée par Spann. Celui-ci, catholique, croit en une réalité suprasensible, métaphysique et spirituelle, existant séparément de la réalité matérielle et hissée au-dessus de cette dernière, le matériel n’étant que le reflet imparfait de cette réalité suprasensible (il y a beaucoup de platonisme chez Spann !). L’Etat vrai, en ce sens, doit être conforme aux lois divines. Telle est bien la raison fondamentale qui a poussé Spann à reprendre et à actualiser le corpus médiéval scolastico-thomiste.

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Othmar Spann est aussi connu pour sa réflexion sur l’ « État vrai », qu’il opposait aux abstractions individualistes des Modernes reposant notamment sur les théories de l’ « état de nature » et du « contrat social ». Qu’entendait-il par cette expression d’« État vrai » ?

L’Etat vrai de Spann dérive de sa définition de la société, laquelle, pour lui, est un tout dont les parties ne sont pas à proprement parler « autonomes et indépendantes » mais sont, en une certaine façon, les organes d’un Tout. Les parties existent parce qu’elles sont nécessaires à la totalité/à l’holicité (Ganzheit). L’Etat vrai, pour faire simple, doit donc promouvoir, protéger, renforcer les liens entre ces organes et faire éclore les potentialités de cette unité organique, vivante et dynamique.

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Il n’y a donc plus d’  « Etat vrai » selon Spann : il s’agit de le reconstituer en évinçant les formes d’individualisme qui ont sapé l’Etat vrai antérieur, médiéval et corporatif. Ces formes d’individualisme sont l’anarchisme (dont les effets négatifs sont évidents), le machiavélisme (qui utilise la société à des fins triviales, pour satisfaire des ambitions ou des fringales de pouvoir déséquilibrantes), l’idéologie du « droit naturel » et du contrat (jusnaturalisme). Cette dernière idéologie a introduit dans l’histoire européenne 1) l’absolutisme éclairé où les parties délèguent leur pouvoir à un monarque (légitime ou non) et 2) la démocratie libérale, où les parties délèguent leur pouvoir à des mandataires. L’illusion de la « liberté individuelle », sans plus aucun lien social/communautaire, conduit à l’instauration d’un « Etat faux », qui est minimal, réduit à une association vaguement protectrice (protection qui, aujourd’hui, 74 ans après la mort de Spann, s’avère totalement illusoire), avec un droit qui n’autorise qu’un minimum de limitations à la liberté, ce qui permet, notamment aux sphères économiques, usurocratiques et autres, de dresser des factures léonines et contraignantes, acceptées par les tribunaux au nom de contrats qui ne tiennent jamais compte du principe « res sic stantibus », de se livrer à des captations de rente, etc.

L’irruption permanente de ferments de l’individualisme dans la chose politique détache celle-ci du réel, reflet des lois divines, lesquelles lois impliquent la Ganzheit, l’holicité, des sociétés. Si cette holicité de facture divine est absente, donc si l’Etat n’est pas « vrai »,  nous débouchons sur « un monde asocial d’atomes mus par leurs seules pulsions, sans responsabilité et sans liens enracinés (Spann parle plus spécifiquement de Rückbindung).

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D’autres dangers guettent la « véracité de la chose politique fondée sur les lois divines » : un mauvais usage de la notion d’holicité ou de communauté fait que l’on voit, dans tout « Etat faux », émerger des totalités partielles - les catholiques, les protestants, les végétariens, les ouvriers (au sens marxiste du terme), les animalistes, les espérantistes, etc.- qui bétonnent un éparpillement démesuré. L’ « Etat vrai » postule un principe d’intégration qui hiérarchise les valeurs et les priorités, avec, pour objectif, la stabilité sociale, l’harmonie, la justice-équité : les communautés ou Stände (états) peuvent regrouper les travailleurs manuels, les travailleurs hautement qualifiés, les gérants efficaces de l’économie vraie, les fonctionnaires indispensables, les militaires, les dignitaires de l’église, les enseignants (avec un Stand particulier pour ce que Spann appelle les « enseignants créatifs », correspondant peu ou prou aux philosophoi de la pensée platonicienne). Dans un tel « Tout », chacun doit pouvoir réaliser le meilleur de lui-même.

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L’élite d’un tel « Etat vrai » doit être « staatsgestaltend », soit « façonneuse d’Etatité », donner forme en permanence à la chose politique, ce qui fait de la notion spannienne de l’Etat vrai une notion dynamique et non statique (comme on le lui a parfois reproché, à tort). Autre aspect intéressant de la vision de l’Etat vrai chez Spann : la définition de l’économie qui doit être un moyen et non une fin, ein Mittel für Ziele, un moyen pour atteindre des objectifs définis avec clarté, constance et précision. Il n’y a donc pas de primat de l’économie dans l’Etat vrai. Une telle primauté est indice d’Etat faux. Spann demande à faire barrage au tout-économique (comme le fera aussi Carl Schmitt) et à refuser l’ « économicisation de la vie » (ce qui équivaut au slogan « ni capitalisme ni marxisme »). Spann est donc plus actuel que jamais car il refuse anticipativement ce à quoi nous assistons aujourd’hui où plus aucun frein n’est posé au tout-économique. Celui-ci ne vise aucun but sublime, idéal, ne cherche pas à promouvoir de « hautes valeurs », ne constitue jamais un plus d’ordre axiologique tel la stabilité sociale (on le voit du thatchérisme au macronisme, et aussi avec les outrances du gauchisme écolo dans l’Allemagne de Merkel à Scholz et Baerbock). Le tout-économique ne recherche que des profits sectoriels voire individuels à court terme. L’Etat faux où règne le tout-économique et où s’impose l’ « économicisation de la vie » ne connait pas la planification à long terme donc déstabilise dangereusement la chose politique.

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Sa pensée de l’« État vrai » le conduisit logiquement à prôner un État autoritaire de type corporatiste. Comment vit-il le régime corporatif fondé par le chancelier Dollfuss (photo, ci-dessus) en 1934 ? Peut-on dire que ce dernier a été influencé par la pensée de Spann ?

Il prônait certes un Etat autoritaire et corporatiste dans une Autriche mutilée après le Traité du Trianon, coupée qu’elle était des ressources agricoles de la Hongrie et de la Croatie et des atouts industriels de la Bohème. Il a appuyé la Heimwehr, le mouvement qui entendait soutenir le petit Etat autrichien résiduaire, au départ en s’appuyant résolument sur les nationaux-socialistes, en bout de course en cherchant un compromis avec le pouvoir en place à Vienne. Explorer les vicissitudes historiques de l’Autriche de l’entre-deux-guerres dépasserait le cadre de ce modeste entretien. On peut dire que Spann, et son principal disciple Walter Heinrich, ont animé quantité de manifestations liées au mouvement Heimwehr, avant et après leur rupture avec le national-socialisme.

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En revanche, ses théories ont inspiré bon nombre de penseurs catholiques italiens, lié au fascisme, dont Carlo Costamagna (photo). De plus, l’influence directe de Spann sur un Etat européen est dûment attestée dans la Slovaquie de Monseigneur Tiso, où un disciple local de Spann, Stefan Polakovic, a exercé une influence directe sur le fonctionnement du pays, au cours de ses six petites années d’existence. En France, les cercles de Spann ont exercé une influence directe sur certains autonomistes alsaciens, dont Hermann Bichler. Une étude plus approfondie du contexte centre-européen et du catholicisme allemand permettrait de répondre de manière plus exhaustive à votre question. Il faudra s’y atteler car il est impossible de comprendre une pensée, en n’étudiant qu’elle seule et en ignorant la complexité de son contexte.

Enfin, les nationaux-socialistes, après avoir cherché un temps à la récupérer, comprirent rapidement que la pensée du philosophe autrichien était incompatible avec la leur. Ce dernier fut arrêté le jour même de l’Anschluss. Qu’est-ce qui, dans sa pensée politique, rebutait le plus les intellectuels du NSDAP : sa dimension spiritualiste – inconciliable avec le racisme biologique –, ou sa vision même de l’État, qui différait de la conception totalitaire des dirigeants nazis ?

Ne nous livrons pas à ces manichéismes imbéciles qui marquent certaines écoles historiques francophones qui traitent de l’Allemagne, de l’Europe centrale ou des mouvements quiritaires européens, en montrant une fascination inversée pour le nazisme et en voulant tout ramener à lui, en commettant quantité d’anachronismes. Ainsi, ce qui leur plait est absous de toute compromission avec le nazisme, ce qui leur déplait est nazifié à outrance. Triste mentalité. Spann, pour parler vrai, a coopéré étroitement avec les nationaux-socialistes à partir de 1928-1929, soutenant notamment une association fondée par Alfred Rosenberg, Die Nationalsozialistischen Gesellschaft für die deutsche Kultur, dont il sera exclu en 1931 (sans doute à cause de l’anticatholicisme de Rosenberg). Il a animé les cercles du Hakenkreuzlertum à l’Univerité de Vienne et organisé des stages de formation pour les cadres NS en Autriche. Il voyait le NS comme un mouvement (qui n’était alors nulle part au pouvoir) dont la dynamique aurait été capable de faire advenir l’Etat corporatif, soit l’Etat vrai de ses vœux. La rupture viendra immédiatement après la dissolution du mouvement NS autrichien, suite à des violences démesurées et à l’attentat qui coûta la vie au Chancelier Dollfus. Spann ne pouvait plus travailler en Autriche en se réclamant ouvertement de la NSDAP allemande. Par ailleurs, des maximalistes, en Allemagne, se mirent à traquer les intellectuels catholiques au sein des instances du parti. Carl Schmitt en fit les frais en 1936. Spann a critiqué les conceptions raciales du national-socialisme à partir de 1934, selon des modalités que l’on retrouve chez d’autres auteurs tels Ludwig-Ferdinand Clauss et Julius Evola. L’homme est, pour ces auteurs, un être spirituel avant d’être un être simplement biologique, mais cette spiritualité intrinsèque doit être en harmonie avec une forme somatique chaque fois particulière (nordique chez les uns, bédouine chez le Clauss qui étudie les tribus du désert du Néguev, etc.). Chaque spiritualité a sa forme somatique particulière.

Bibliographie :

mercredi, 19 mars 2025

Hegel, Marx et Douguine: une dialectique contrariée

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Hegel, Marx et Douguine: une dialectique contrariée

Pierre Le Vigan

Paru sur cerclearistote.fr le 16 mars 2025

Dans un article récent [1], Alexandre Douguine s’interroge sur le « saut platonicien » et les conséquences métapolitiques que l’on peut en déduire de nos jours. Le saut platonicien, c’est celui qui va des phénomènes à l’Idée, de ce que l’on voit et ressent aux choses telles qu’elles sont réellement. Idée et phénomènes : c’est ce que l’on a appelé le dualisme de Platon, dualisme qui est relativisé par la participation (metaxu, un terme qui veut dire « au milieu de », « dans l’intervalle de »). La participation, c’est le fait que les phénomènes participent de l’Idée et n’en sont séparés qu’en apparence. Cette question du supposé dualisme de Platon hantera la philosophie occidentale.

Hegel, de son côté, veut supprimer le dualisme entre le phénoménal et l’objectif (ce qui est objectivement, non subjectivement, le réel, ce qui est le réel « en soi »). Il veut cette suppression du dualisme d’une autre façon que Platon, par la dialectique. Le phénoménal est un « pour soi », l’objectif est un « en soi ». Le « pour soi » est ce qui est subjectif, le « en soi » est ce qui est nature et matière. C’est à la matière, en ce sens de quasi équivalent de nature (phusis), que l’on fait référence quand on parle des philosophies matérialistes[2]. Ce  n’est bien sûr aucunement à une vision de la vie centrée sur les seuls intérêts matériels, qui est le matérialisme au sens vulgaire.

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Il y a donc une dialectique entre esprit subjectif et esprit objectif. « Hegel, explique Douguine, soutient qu'il existe un esprit subjectif qui se révèle à travers l'esprit objectif par le biais de l'aliénation dialectique. La Thèse est l'Esprit subjectif et l'Antithèse est l'Esprit objectif, c'est-à-dire la nature. La nature n'est donc pas la nature puisque, selon Hegel, rien n'est identique à soi, mais tout est altérité de l'Autre, d'où le terme de ‘’dialectique’’. En d'autres termes, il y a l'Esprit subjectif en tant que tel qui se projette comme Antithèse. C'est ainsi que commence l'histoire. Pour Hegel, la philosophie de l'histoire est d'une importance fondamentale car l'histoire n'est rien d'autre que le processus de déploiement de l'Esprit objectif qui acquiert à chaque nouvelle étape sa composante spirituelle qui constitue son essence. Mais le premier acte de l'Esprit objectif est de cacher son caractère spirituel, de s'incarner dans la matière ou la nature, et ensuite, tout au long de l'histoire, cette altérité de l'Esprit subjectif revient, par l'homme et l'histoire humaine, à son essence. »

La dialectique est donc le chemin d’une reconquête du soi, mais d’une reconquête transformatrice. Non à l’identique. Quand l’esprit objectif (celui de la nature et des institutions de l’homme) redevient esprit subjectif, ce n’est plus l’esprit subjectif du point de départ. C’est un « en soi - pour soi » (un objectif subjectivisé) qui est en même temps un « pour soi - en soi » (un subjectif objectivisé). C’est un résumé pertinent que fait Alexandre Douguine. Il n’est pas à proprement parler un hégélien mais, comme tout praticien des philosophies de l’histoire, il sait que l’on ne peut que rencontrer Hegel sur sa route.

Alexandre Douguine a rencontré Hegel dans le cadre de son cheminement. Douguine plaide pour une quatrième théorie politique. Il rejette le libéralisme, le marxisme, le fascisme. En effet, le fascisme n’était pas un dépassement de l’opposition entre le libéralisme et le marxisme – et plus généralement le socialisme, mais il était un anti-libéralisme socialisant (et sous toutes ses formes, italiennes, allemandes et autres, il est mort en 1945). Ce que parait souhaiter Douguine, c’est une synthèse entre le stade 2 des théories politiques, le socialisme, et le stade 3, le fascisme (ou, pour prendre un terme et une notion non datée, le nationalisme révolutionnaire dans ses formes totalitaires). Le fascisme a été une réaction contre l’universalisme abstrait du socialisme. Mais cette réaction a  été faussée par un nationalisme stérilisant, un racisme ou au moins un racialisme biologique (le fascisme italien n’était pas le national-socialisme allemand et n’était pas exterminateur), par un vitalisme extraverti qui donnait déjà un avant-goût du « bougisme » (bien analysé par P-A Taguieff) contemporain et de la société du spectacle. La quatrième théorie politique de Douguine se veut une synthèse du meilleur du socialisme, à savoir le sens de la communauté et du commun, et de qui fut à l’origine de certaines aspirations « fascistes », à savoir la volonté de se réenraciner dans la longue histoire d’un peuple et de redonner du sens – un sens partagé - à la vie dans une civilisation de plus en plus machiniste et massifiée.

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En outre, la quatrième théorie politique allie la vision métapolitique avec la géopolitique. Douguine souhaite un monde multipolaire de même qu’il voit le monde comme un pluriversum. Un monde dans lequel les cultures doivent rester diverses. Il oppose à l’ « Occident collectif », centré hier sur la Grande-Bretagne et ses dépendances, aujourd’hui sur les Etats-Unis, de grands espaces civilisationnels. Celui qui concerne directement les Européens est l’Eurasie, la grande « île mondiale » de Halford John Mackinder. L’Eurasie, ce n’est pas seulement l’Europe de Dublin à Vladivostok. C’est plus.

Alexandre Douguine considère que les autres grands espaces de l’Eurasie, la Chine et l’Inde notamment, ont vocation à faire bloc contre les Etats-Unis et leur tentative de créer un monde unipolaire. C’est aussi le souhait d’une coalition des puissances de la Terre contre les puissances de la Mer (Etats-Unis et Grande Bretagne). L’Eurasie est ainsi non seulement un projet géopolitique consistant à ne pas se laisser diviser par les puissances de la Mer, mais un projet spirituel de nouvelle civilisation, qui serait post-occidentale et échapperait à la domination de la marchandise et aux idéologies de l’indifférenciation (wokisme, LGBTisme, etc). C’est l’eurasisme, dont l’un des principaux théoriciens fut Nikolaï Sergueïevitch Troubetskoï (1890-1938)[3]. Nouvelle civilisation ? Le pluriel s’impose certainement. La quatrième théorie politique serait celle qui permet l’éclosion de nouvelles civilisations post-marchandes.

La quatrième théorie politique d’Alexandre  Douguine – que l’on ne peut séparer des écrits philosophiques de sa fille Daria Douguine, fauchée en pleine jeunesse et essor de sa pensée - serait le projet d’un nouveau traditionalisme sans immobilisme. L’idée d’un enracinement dynamique. Dans cette perspective, on peut définir la dialectique de Douguine, une dialectique ternaire, comme Tradition-Modernité-Nouvelle Tradition (ce dernier stade correspondant à ce que Hegel appelle l’esprit absolu, dernier stade de Thèse-Antithèse-Synthèse). Mais comment fonctionne cette dialectique ? C’est ici qu’il faut faire, pour le comprendre,  un saut chez Hegel lui-même.

* * *

La dialectique chez Hegel n’est pas seulement une méthode pour trouver le vrai. Elle est l’étoffe même du réel. Ce qui est au départ chez Hegel, - disons plutôt « à l’origine » -, c’est la logique, ou l’Idée, ou encore l’esprit. « L’esprit est [.…] l’essence absolue et réelle qui se soutient soi-même »  (Phénoménologie de l’esprit, chap. 6, 1807). Mais ce qui se tient à l’origine, c’est  l’esprit non absolu. Celui-ci est médiatisé par la nature. Mais cette médiation est elle-même médiatisée par la synthèse, par la réconciliation de l’Idée et de la nature dans l’esprit absolu. Cette synthèse joue le rôle du « troisième homme » chez Platon. L’esprit absolu est, pour le dire dans des termes proches de ceux de Bernard Bourgeois (Le vocabulaire de Hegel, 2000), l’unité infinie de l’esprit infini (l’Idée – ou la logique, le logos - du premier stade de la dialectique) et de l’esprit fini, deuxième stade de la dialectique, esprit fini qui se présente sous la forme de la nature (ou matière). L’unité infinie correspond au stade troisième, synthétique, de la dialectique de Hegel.

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Cette dialectique aboutit à une conception de l’histoire universelle dans laquelle les singularités expriment toutes un universel, et dans laquelle tout universel inclut et donne force aux singularités, leur donne « un énorme droit » dit Hegel. L’histoire a ainsi un sens. « L’histoire est le progrès dans la conscience de la liberté » (La raison dans l’histoire, posth. 1837).  Mais l’observation du réel rend difficile de croire à cet  ajustement implacable qui se produirait entre l’homme et son histoire via la médiation de la nature (ou encore, comme on le verra, via la médiation de l’esprit objectif, le stade 2 de Hegel).

* * *

Le sens de l’histoire est aussi un sens de l’esprit : il y a selon Hegel coïncidence entre l’esprit absolu (le moment de la synthèse) et l’esprit du monde (ou esprit-monde). « L’esprit-monde est l’esprit du monde  tel qu’il s’explicite dans la conscience humaine ; les hommes se rapportent à lui  comme des individus singuliers  au tout qui est leur substance. Et cet esprit–monde est conforme à l’esprit divin qui est l’esprit absolu ». (La raison dans l’histoire). L’esprit du monde est donc identique à l’esprit absolu.

Cette coïncidence laisse perplexe plus d’un philosophe et même plus d’un hégélien.  Le processus par lequel le Soi se ressaisit lui-même par la médiation historique et ses productions (art, religion, philosophie) nécessite de connaitre les ressorts réels de l’histoire des hommes, et c’est ce que veut entreprendre Marx, en rompant avec l’idéalisme de Hegel, idéalisme spéculatif (selon Marx) qui ne voit la vérité (ou l’être – c’est ici la même chose) dans aucune des choses finies qui apparaissent et qui s’interdit donc de comprendre l’histoire au nom d’une conception du Tout qui fait au final l’impasse sur les processus historiques. C’est ce totalisme[4] historiciste hégélien que rejette Marx.    

Autre sujet d’interrogation : en faisant de l’absolu – du divin, de l’esprit – un sujet, Hegel rompt avec Spinoza, en passant d’une métaphysique de la substance à une métaphysique du sujet.  Ceci n’amène-t-il pas à un désenchantement du monde, à un rapport entre le divin et l’homme qui éclipserait la nature ? A une métaphysique de la subjectivité, comme dira Heidegger ?   C’est peut-être ce qui pèche chez Hegel par rapport à Spinoza, peut-être aussi par rapport à Marx, et certainement par rapport à Schelling. Sans prétendre à répondre pleinement à toutes ces questions, nous soulignerons leur légitimité. La dialectique est bel et bien au cœur de la pensée de Hegel, et elle est contrariée. Par le totalisme de Hegel lui-même.

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On évoque souvent pour caractériser la démarche de Hegel le triptyque Logique–Nature–Esprit. Il serait peut-être plus clair, pour être pédagogue, de dire Idée–Nature–Esprit. Quand Hegel (1770-1831) parle de la science de la logique[5], il s’agit de la science de l’Idée. La logique chez Hegel, c’est l’Idée (et on voit bien l’influence de Platon). C’est pourquoi nous parlerons d’Idée plutôt que de logique, le terme logique ayant un sens contemporain éloigné de l’ancienne signification du terme logos. Ce triptyque Idée–Nature–Esprit,  - cette œuvre pliée en trois – serait la forme concrète de la suite « Thèse–Antithèse–Synthèse » (Fichte). C’est certainement un point de repère que de se remémorer cette suite, mais ce n’est pas une explication. Ce triptyque[6] ne prend sens qu’à partir d’une théorie de la transformation qui a pour nom la dialectique. Qu’est-il de celle-ci ?  C’est non seulement un art de raisonner mais un art particulier, fondé sur la succession affirmation–négation–réconciliation. La dialectique est ainsi, non un jeu de l’esprit, mais, selon Hegel, le mouvement même de l’être. De l’être lui-même, on ne peut rien dire, car il est la possibilité de tout, la potentialité de tout, mais par là même, il n’est rien. L’être est le néant. L’être, c’est rien, et c’est pour cela qu’il peut être tout (Heidegger a parfaitement compris cet aspect de la pensée de Hegel[7]).

Un des topos (enjeu, terrain de débat) de la philosophie est la distinction du « pour soi » et de l’ « en soi ». C’est une distinction entre les choses telles qu’on les voit et les choses telles qu’elles sont, indépendamment de nous. Pour Kant, le grand prédécesseur de Hegel, le « pour soi » et l’ « en soi » ne pourront jamais coïncider. Selon Kant nous ne pouvons connaitre les « choses en soi ». C’est pourquoi Alexandre Douguine parle de pessimisme épistémologique à propos de Kant. Au contraire, Hegel pense que l’on peut surmonter cette dissociation entre le « pour soi » et l’ « en soi ». Et ce par un mouvement dialectique. 

Comment se présente ce mouvement, et d’abord, quelles en sont les termes ? L’Idée est le logos : la raison, la parole, le « dire », et plus largement la pensée. Elle est ce que Hegel appelle l’esprit subjectif. C’est l’esprit dans la conscience humaine. Pour éclairer les choses, nous dirons que ce qui est subjectif est un « pour soi », tandis que ce qui est objectif est un « en soi ». « Je me sens maltraité » est une appréciation subjective. « Ceci est une injustice » est une appréciation objective (elle se veut en tout cas objective). Comme le remarque Alexandre Douguine[8], l’esprit subjectif consiste à se mettre à la place de Dieu.  Je parle de mon point de vue mais je pense que mon point de vue est légitimement surplombant. C’est l’occasion de l’installation de la conscience malheureuse. Je me prendrais volontiers pour Dieu mais je sais que je ne peux me prendre pour Dieu. Je suis ainsi séparé de Dieu, dans un rapport de frustration, d’irascibilité qui me rend malheureux (on sait que pour les Grecs, il y a deux tempéraments opposés : le sage et l’irascible).

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L’esprit objectif se prétend en aval de la création. Il constate le monde. Non pas passivement du reste, il le réaffirme par des créations d’institutions, des œuvres d’art, etc. L’esprit subjectif, au contraire, est ce qui triomphe à notre époque d’inflation des ego. Institutions, Etat, lois, arts : il ne juge tout que par rapport à lui, non aux œuvres d’une civilisation. C’est selon Heidegger le règne de la subjectivité. Elle affirme le soi avant d’approuver le monde. Comment ne pas en rester à cette subjectivité ? Réponse de Hegel : il y a toujours une négativité des choses. De quoi s’agit-il ? De l’Autre d’une chose (de son envers), de ce qui lui manque. Par exemple, si, sur un total de 10 points, vous en possédez 6, la négativité de 6 est 4. La négativité est un manque. En ce sens, elle est un appel. Une positivité amène toujours à l’existence d’une négativité car la positivité n’est jamais la totalité.

Ainsi, l’existence d’un esprit subjectif implique l’existence d’un esprit non subjectif donc objectif, son contraire partiel, voire d’un « non-esprit objectif » : son contraire total. Celui-ci est la nature – elle n’est pas esprit, elle est objective - , et cette nature inclut la nature humaine. Cela veut dire que l’esprit subjectif sort de lui-même (s’extériorise) pour devenir la nature, pour se verser dans la nature. Nous en sommes donc au deuxième stade de notre mouvement Thèse–Antithèse (Idée–Nature). La nature comme esprit objectif voire « non-esprit objectif » (objectivité de ce qui n’est pas esprit) est à l’Idée ce que le concave est au convexe dans une surface plane, son complément pour atteindre à une totalité.

Ce terme de totalité est essentiel chez Hegel. Il s’agit de penser le tout du monde, de l’homme et de l’être. Comme chez Parménide, la totalité et la perfection sont l’être pensé. Etre et penser : le même. Aussi n’y-a-t-il pas pour Hegel de l’inconnaissable. Auquel cas, on ne pourrait connaitre le tout. C’est une grande différence avec Kant : pour ce dernier, Dieu, l’âme, le monde étaient inconnaissables, c’était le domaine de la métaphysique, c’est-à-dire de choses auxquelles on pouvait penser, que l’on pouvait penser mais non connaitre. C’était le domaine de l’indécidable. Et la raison est comme le monde et l’âme : elle nous échappe. Seul est à notre portée l’entendement, selon Kant. Le principal reproche (non le seul) que l’on peut faire à Kant est cette distinction entre entendement et raison. L’entendement n’est pas autre chose que l’intelligence de l’homme. Or, Kant met l’entendement en-dessous de la raison. Pourtant, il n’y a pas de raison humaine sans entendement. Autrement, la raison n’est qu’une raison calculante. Mettre la raison hors et au-dessus de l’entendement, c’est en fait prendre le risque (Kant ne pouvait le prévoir) de mettre l’intelligence artificielle au-dessus de l’intelligence humaine[9], alors que l’IA n’est justement pas une intelligence. Pour le dire autrement, la ratio n’est pas la noèse. Calculer n’est pas saisir. Savoir n’est pas comprendre.

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Selon Hegel, la raison peut et doit saisir la totalité, tandis que l’entendement n’est que la compréhension partielle des phénomènes.  La sensibilité, le ressenti, l’expérience vécue ne nous donnent que des indications partielles sur le réel. Au sens trivial, nous disons volontiers que ces indications sont concrètes. Exemple : quelqu‘un nous fait « bonne impression » (ou pas).  Mais nous avons tort selon Hegel : une impression est partielle, elle n’est donc pas vraiment concrète. Au sens philosophique selon Hegel, un ressenti est une abstraction car c’est une impression partielle. Evidemment, Hegel est contre-intuitif. Mais comme cela que fonctionna sa pensée. Ce qui nous parait concret est souvent partiel, donc abstrait selon Hegel. 

Ce qui est vraiment concret doit être total, et non immédiat. Or, nous confondons le concret et l’immédiat.  Pour reprendre notre exemple, il nous faut réfléchir, de manière moins immédiate, aux circonstances de la rencontre, au pourquoi de la bonne impression, aux intentionnalités. Il s’agit, si on est hégélien dans la démarche (quitte à s’éloigner ensuite de Hegel), de passer de l‘abstrait de l’entendement au concret de la raison. C’est l’esprit qui va nous donner accès au « vrai » réel, au réel vraiment concret, au réel total, au tout du réel. Au totalement réel. Ce qui nous est  apparu comme concret de prime abord est  en fait abstrait.

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Dans ce schéma, on s’étonnera peut-être de ne pas avoir encore rencontré l’histoire. Or, elle est inclue dans la nature, car la nature de la nature humaine est d’être historique et culturelle. « La nature de l’homme, c’est sa culture ».  L’histoire est partout : elle est dans le mouvement même de transfusion de l’esprit subjectif dans la nature. Mais le stade de la nature est aussi un stade de l’esprit. C’est le stade de l’esprit objectif. La nature est vue comme un objet, dans une dialectique sujet–objet (homme-nature). Mais nous allons voir que cet objet va se resubjectiviser.

A partir de l’esprit subjectif, fondé sur la psychologie de l’homme et sur son anthropologie, l’homme développe un esprit objectif c’est-à-dire qu’il produit du droit, des institutions, des lois écrites et non écrites, des constitutions, des monuments aussi, qui glorifient ces institutions, et une morale. L’histoire des hommes, qu’ils font en le sachant ou pas (en ne le sachant pas, nous dit Marx), relève elle-même de l’esprit objectif. Mais ce ne sont pas les histoires particulières qui sont l’esprit objectif, c’est l’histoire universelle. C’est toujours le tout qui donne son sens au singulier. C’est aussi la médiation, par quelque chose de plus complet, de plus total, qui donne sens au singulier.

L’histoire a deux sens : c’est ce qui nous est arrivé et c’est la façon dont nous racontons ce qui nous est arrivé. La notion d’histoire, collective ou individuelle, a donc toujours deux sens : ce qui nous est arrivé n’existe pas indépendamment du récit que nous en faisons (un récit qui a à plusieurs versions bien entendu). L’histoire est d’emblée une notion médiatisée. Pour qu’elle soit concrète, il faut qu’elle soit totale, donc universelle. Et cette histoire universelle a un sens, nous dit Hegel : toujours plus de liberté. Mais s’agit-il d’une liberté de faire tout ce que l’on veut ? Certes non.  La liberté est la conscience de ce qui doit être, de ce qui ne peut pas ne pas être. Le réel n’est pas « bien » en soi, mais il est le meilleur à un moment donné car il s’inscrit dans un mouvement nécessaire. En ce sens, Hegel est dans la lignée de Spinoza (tout ce qui arrive doit arriver) et dans celle de Leibniz (nous vivons dans le meilleur des mondes possibles, au moment où nous vivons. Cela ne veut pas dire dans un monde « bon et bien »). Quand Hegel dit à propos de Napoléon, en 1806 : « J’ai vu l’Empereur, cette âme du monde… », c’est parce que, pour lui, la création d’un Etat fort, garantissant les principes de la Révolution française de 1789 correspond à l’impérieuse  nécessité historique du moment et est une manifestation de la liberté de l’homme. Mais si l’Etat est la manifestation de l’esprit objectif, il n’est pas la manifestation de l’esprit absolu, qui réconcilie l’esprit objectif (du stade 2) et l’esprit subjectif (du stade 1).

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Les hommes font donc leur histoire, qui aboutit au triomphe de l’esprit sans entraves (c’est ce que veut dire absolu). L’histoire des hommes ne consiste pas à suivre un quelconque « droit naturel », qui n’existe pas. Pour Hegel, le droit positif, celui qui existe comme produit historique d’une société, est supérieur à l’impératif moral catégorique de Kant car ce qui est le produit d’une évolution est supérieur à ce qui est décrété abstraitement (et l’impératif moral de Kant lui parait abstrait).  L’homme de l’impératif catégorique risque de se sentir une « belle âme » c’est-à-dire de tomber dans le contentement de soi sans penser aux conditions concrètes de la morale. En ce sens, la « belle âme » chez Hegel – celle qu’il critique - est le contraire d’une « âme belle », telle celle que veut  Goethe.   

Ce qui a de la valeur est ce qui est issu de l’esprit de l’homme, et il n’y a nul secret à chercher dans la nature. On peut appeler aliénation l’extériorisation de l’Idée dans la nature, et cette transformation de l’esprit subjectif en esprit objectif. On peut aussi voir dans cela un retrait. L’esprit subjectif se met en retrait pour laisser place à la nature objective et à l’esprit objectif. L’esprit subjectif se retire de lui-même pour envahir le champ de la nature, métamorphosé en esprit objectif.

A partir de là peut se réaliser une troisième étape, celle de la synthèse. « Nous allons voir que cet objet va se resubjectiver » avions nous dit plus haut. L’esprit subjectif (l’Idée, la pensée) devenu objectif (comme la nature l’est) se réapproprie la conscience de soi et devient esprit absolu (absolu : sans entrave, pleinement libre). Ce que désigne absolu chez Hegel n’est pas conforme à l’étymologie qui veut dire « séparé ». Au contraire, cela veut dire : « au-delà de toute séparation ». Cela veut dire que l’Esprit (la majuscule s’impose ici) existe par lui-même, sans être conditionné par des définitions partielles. L’Esprit est absolu en tant qu’il est total, qu’il est « totalement le réel » et « le tout du réel ».

En d’autres termes, l’objectif et le subjectif se réconcilient. Le « pour soi » (L’Idée) est devenu « en soi » (la Nature). Le « pour soi » et l’ « en soi »  se réconcilient dans l’Esprit (absolu) qui est un « en soi pour soi ». A ce stade de la synthèse, la nature devient esprit et conscience d’elle-même. Comme l’homme fait partie de la nature, c’est l’homme qui devient conscient de lui-même et du sens de sa propre histoire au sein de la nature. L’homme devient  conscient par là même de son histoire politique, qui est ce qu’il y a de plus caractéristique de son humanité. C’est l’histoire des religions, des arts, des idées, de la philosophie qui devient alors lisible par l’homme dans une transparence à soi qui est le propre de l’esprit absolu.

La philosophie de Hegel est ainsi un dualisme (Idée–Nature ou esprit subjectif–esprit objectif) surmonté par l’accession à l’esprit absolu. On peut voir aussi cette philosophie comme un monisme de l’esprit qui se déploie en dualisme et se rassemble ensuite en monisme supérieur. On peut encore trouver une analogie avec la doctrine des universaux, qui correspond au moment moniste (l’Idée – stade 1, puis l’Esprit – stade 3), mais un monisme transcendant, et celle des nominaux (le nominalisme affirmant la pluralité, qui commence à deux : Idée–nature, esprit subjectif–esprit objectif), qui correspond au moment dualiste (avec la Nature – stade 2) et plus généralement pluraliste. Mais ce nominalisme est alors un pluralisme de l’immanence (celui de la Nature).

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Pour Hegel, l’histoire des hommes apparait comme le mouvement par lequel, de manière progressive, les hommes, après avoir versé tout leur esprit subjectif dans la nature, se réapproprient cet esprit en resubjectivant la nature et en ‘’supprimant-conservant-dépassant’’ (Aufhebung) l’esprit objectif (celui du stade 2) par un retour conscient sur soi (stade 3 : la synthèse, l’esprit absolu). Cela se fait par la création d’institutions toujours plus parfaites, d’arts de plus en plus épanouis, de pensées de plus en plus élevées dans le domaine de la religion, avec le christianisme, et dans le domaine de la philosophie. Dans tous les domaines, il s’agit de réunir ce qui a pu s’opposer. Ainsi, l’art est-il l’union de la forme et du contenu par le symbole. La forme est limitée, le contenu est illimité. C’est le symbole qui permet de signifier le « sans-limite », ou le « hors limite »  (un sentiment, une gloire, etc) dans une forme limitée. C’est toujours une méthode dialectique (même quand le mot n’y est pas) qui surmonte une séparation.

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Le christianisme est le paradigme de la dialectique de Hegel (qui employait peu le terme). Jésus est un Dieu fait homme, donc une négation de Dieu, mais, mourant sur la croix, il renait, et c’est la Résurrection. Il devient alors le Christ, c’est-à-dire la négation de la négation, le Dieu fait homme (négation de Dieu) qui redevient Dieu sans cesser d’être un homme. Fils de l’Homme et vrai Dieu. Ce pourquoi le Saint Esprit procède du Père et du Fils. (s’il ne procède que du Père, il n’y a plus de dialectique. Il n’y a que des déclinaisons de la verticalité absolue du Père). Jésus Christ : vrai homme et vrai Dieu. Tout Hegel est là. Hegel arrive, en passant par le dualisme Idée–Nature à un monisme à la fois transcendant (comme l’Idée) et immanent (comme la Nature) qui est l’Esprit (absolu), et qui réconcilie la pluralité avec l’Unité, que l’on retrouve au final, mais rehaussée, par rapport à l’Idée unitaire du début, incomplète, mutilée, abstraite (ce qui est parfait, accompli, mené à bien doit être le non-abstrait pour Hegel, c’est-à-dire le concret).    

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La pensée de Hegel peut évidemment donner lieu à des variantes, à des développements divers, et c’est ce qui s’est produit. C’est ce que l’on a appelé les hégélianismes de droite et de gauche. Sachons aussi qu’il existe aussi un hégélianisme « libéral » - ou mieux encore : progressiste-libéral - qui considère que la fin de l’histoire, au sens de sa finalité, est la société libérale. C’est la position d’Alexandre Kojève[10] et de Francis Fukuyama[11]. L’hégélianisme « de droite », pour sa part, est dans la filiation directe de Hegel (même s’il était étranger aux catégories de droite et de gauche). C’est un hégélianisme qui considère que l’ordre existant est légitime par principe. Il considère que l’Etat prussien est le plus perfectionné de l’Allemagne voire de l’Europe, et le plus apte à préparer l’unité étatique de l’Allemagne. L’hégélianisme « de gauche » – qui s’appela historiquement le Jeune hégélianisme (Marx en fit partie de 1841 à 1844) -  considère au contraire que cet Etat n‘est qu’une étape, et est le reflet des limites historiques de son temps. Il considère que le socialisme est le stade supérieur de la civilisation, en quelque sorte l’équivalent de l’esprit absolu, tout en échappant à tout spiritualisme et à tout idéalisme.

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Marx ne se contente pas d’appliquer la méthode dialectique de Hegel à un domaine peu pratiqué par Hegel : l’économie politique. Son approche méthodologique diffère de celle de Hegel. La dialectique de Marx, non seulement ne part pas des mêmes prémisses que celle de Hegel, mais est différente. Témoin cette remarque de Marx : « L’homme aliéné de soi par soi est aussi le penseur aliéné de son être, c’est-à-dire de l’être naturel et humain. »[12] Mais « ce qui est naturel est toujours historial », disait Heidegger. Et ce qui est historial est amené à « avoir à être », est appelé à être. Ce qui est historial est ‘’ce qui doit advenir’’. C’est une ouverture à ‘’ce qui vient’’.

La compréhension du passé vaut ainsi non pour lui-même mais par fidélité à une espérance : espérance chrétienne chez Hegel, espérance d’une société sans classe chez Marx. Deux espérances différentes mais fondées dans les deux cas sur l’étude de l’histoire et de la pensée. Il en ressort toutefois une divergence de fond. Monisme de l’être (non immobile bien entendu) chez Marx, monisme de l’esprit chez Hegel. Pour Hegel, il faut réconcilier l’homme avec l’esprit du monde. Pour Marx, il faut réconcilier l’homme avec lui-même.  

Le « saut platonicien » – celui qui va de l’Idée aux apparences – qu’évoque Alexandre Douguine concerne Hegel, et seulement lui. Marx est moins platonicien que Hegel et plus aristotélicien. Et ce non-platonisme éloigne Marx de Hegel. La question du rapport de Marx à Hegel est essentielle. Marx s’est–il contenté de renverser Hegel et de remettre la philosophie à l’endroit : les idées après la matière et après la nature, et non le contraire ? Nous avons vu que Marx ne s’est pas contenté de cela. Il est plus moniste que Hegel. Son monisme est moins un monisme de résultat (même s’il vise à la société sans classe) mais un monisme de départ (pour Marx, l’homme fait pleinement partie de la nature et du procesus de la vie).   

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On a reproché (Henri Denis) à Marx cet éloignement de Hegel[13]. La théorie de la transformation de la valeur en prix de production (le Capital, Livre III, section 2 chap. 9 et 10[14]) a notamment fait l’objet de critiques en ce sens (Eugen von Böhm-Bawerk, Michio Morishima, Ladislaus Bortkiewicz, ce dernier validant toutefois en grande partie l’analyse de Marx). Nombre de ces critiques, celles issues des marxiens, portaient sur le fait que Marx aurait cherché à résoudre de manière non hégélienne – et donc post-marxienne ( !) – un problème déjà posé par Ricardo[15]. Quoi qu’il en soit de cette controverse de théorie économique, c’est la dimension proprement philosophique qui nous importera ici : Marx est avec Hegel mais au-delà de Hegel.

Chez Marx, hégélien critique, hégélien de premier appui (quand on escalade, il faut bien une première prise), le monisme de départ n’est pas l’Idée (le logos, la raison, la pensée). C’est la nature ou la matière. C’est pourquoi Marx s’écarte rapidement de Hegel qu’il voit comme un idéaliste au sens philosophique, c’est-à-dire quelqu’un qui croit à la primauté de l’Idée (tout comme Platon). Idéaliste : qui croit que l’esprit préexiste à la matière et se dégrade dans celle-ci. Pour l’idéalisme[16], la transcendance ne peut se maintenir face à l’immanence du réel. Quand l’Idée s’incarne, son contenu se dégrade. Ce qui amène à condamner le réel (lire Clément Rosset à ce sujet).

Selon Marx, c’est au contraire le réel matériel qui est primordial, et est à l’origine du monde. Mais en même temps, la conscience des hommes fait évoluer le monde matériel. Le « matérialisme » de Marx est donc très relatif. Il y a une interaction entre les forces matérielles, les rapports sociaux et les représentations, c’est-à-dire les idéologies (la façon dont les choses sont vues)[17]. Pour simplifier, nous dirons : est matérialiste celui qui pense que la matière est à l’origine du réel, mais qu’elle donne naissance à l’esprit. Matérialisme : une immanence qui devient une ascension vers la conscience et l’esprit tout en restant lié à la matière, c’est-à-dire aux conditions matérielles du monde, conditions à la fois héritées et produites par l’homme.

C’est cette conception que résume Gueorgui Plekhanov, avec l’utilisation évidemment inappropriée de « socialisme scientifique »  mais en comprenant bien la nécessité de dépasser l’opposition que fait Descartes entre la res cogitans et la res extensa : « Le matérialisme, nous dit Plekhanov, sous la forme élaborée au XVIIIe siècle et tel qu’il a été adopté par les fondateurs du socialisme scientifique, nous enseigne que “nous ne pouvons connaître une substance pensante en dehors de la substance douée d’étendue, et que la pensée est, au même titre que le mouvement, une fonction de la matière. ‘’ »[18]

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De son côté, Marx nous dit : la nature, qui est aussi la nature humaine, traverse un moment d’aliénation, de dessaisissement de soi, avec l’apparition des sociétés de classes. Elle sortira de cette aliénation par la création d’une société sans classes. On retrouve le mouvement ternaire caractéristique de Hegel même s’il y a retournement du point de départ. Avec Marx, nous trouvons la nature et la matière au départ. Puis, nous connaissons le moment de l’esprit faussé (religion, idéologie, conscience faussée), ensuite (3ème stade), la sortie de l’aliénation : l’esprit entre en conformité avec la nature et l’émancipation de l’homme advient. Il y a rétablissement d’une unité homme–nature. « Le développement illimité du capital détruit les deux sources de la richesse, la Terre et le travail. C’était une des conclusions les plus importantes de Marx qui recherchait la voie d’une restauration du métabolisme entre l’homme et la nature. », écrit Denis Collin (entretien avec Breizh-info.com, 25 janvier 2025).

Ainsi, avec Marx, le stade 2 de Hegel (la nature) devient le stade 1.  Le stade 2 de Marx est l’esprit en tant qu’aliéné et encombré d’illusions (idéologie, religion), il est l’esprit subjectif de Hegel, son stade 1. Cet esprit aliéné est déjà porteur chez Marx de potentialités de compréhension de sa propre aliénation. Le stade 3 de Marx est l’adéquation entre la nature émancipée de l’homme, débarrassé de son auto-exploitation économique, et la conscience de l’homme, qui est d’abord conscience de sa propre histoire. Comme Hegel, Marx vise la réunification de l’esprit subjectif et de l’esprit objectif, mais non comme « esprit absolu » (le stade 3 de Hegel). C’est chez Marx une réconciliation de l’homme et de la nature (= la matière). C’est une réconciliation entre l’esprit subjectif et l’esprit objectif mais cela peut se dire autrement.  C’est une réconciliation entre l’homme abstrait – c’est-à-dire comme espèce, comme être « organique », produit par la nature – et l’homme socio-historique –  concret, « générique » (Gattungswesen)[19] en tant qu’il crée les conditions de sa propre reproduction[20].

Prenons le temps d’écouter Marx sur cette notion d’être générique. Voyons tout d’abord que cette notion caractérise seulement l’homme, alors que les animaux - et l’homme « brut », abstrait, hors l’histoire (qui n’existe plus) – ne sont que des êtres organiques (ce pourquoi l’homme est un animal mais aussi plus qu’un animal). Marx nous dit ceci : « En produisant pratiquement un monde d'objets, en façonnant la nature non organique, l'homme s'affirme comme un être générique conscient, c'est-à-dire un être qui se rapporte à l'espèce comme à sa propre nature, ou à lui-même comme être générique. Certes, l'animal aussi produit. Il construit son nid, son habitation, tels l'abeille, le castor, la fourmi, etc. Mais il produit seulement ce dont il a immédiatement besoin pour lui et pour sa progéniture ; il produit d'une façon partielle, quand l'homme produit d'une façon universelle ; il [l’animal] ne produit que sous l'empire du besoin physique immédiat, tandis que l'homme produit alors même qu'il est libéré du besoin physique, et il ne produit vraiment que lorsqu'il en est libéré. L'animal ne produit que lui-même, tandis que l'homme reproduit toute la nature. Le produit de l'animal fait, comme tel, partie de son corps physique, tandis que l'homme se dresse librement face à son produit. L'animal ne crée qu'à la mesure et selon les besoins de son espèce, tandis que l'homme sait produire à la mesure de toutes les espèces, il sait appliquer à tout objet sa mesure inhérente ; aussi sait-il créer selon les lois de la beauté. C'est précisément en façonnant le monde des objets que l'homme commence à s'affirmer comme un être générique (souligné par nous). Cette production est sa vie générique créatrice. Grâce à cette production, la nature apparaît comme son œuvre et sa réalité. L'objet du travail est donc la réalisation de la vie générique de l'homme. L'homme ne se recrée pas seulement d'une façon intellectuelle, dans sa conscience, mais activement, réellement, et il se contemple lui-même dans un monde de sa création. » (Manuscrits de 1844).  Cette  réconciliation (entre l’être organique et l’être générique)  se fait comme assomption d’un  humanisme intégral et affirmation d’un monisme évolutif. Avec Hegel comme avec Marx, il y a réconciliation finale de deux pôles antagonistes, mais le point de départ n’est pas le même, non plus que le point d’arrivée.

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Nous avons vu Hegel travailler en dialecticien. Mais on peut aussi analyser Hegel en termes de « haut » et de « bas », d’ascension et de descente, voire de chute, comme sur une échelle. Selon Hegel, l’esprit subjectif tombe à un niveau inférieur dans la nature. C’est le passage du stade 1 au stade 2. C’est ici qu’intervient la notion de négativité, qui a donné lieu à tant de formules prétentieuses, mais qui est en fait assez simple. La négativité est un déficit, c’est l’Autre d’une chose. Pour Hegel, la référence est toujours la totalité. Pour reprendre un exemple cité plus haut, sur un total de 10 boules de pétanques, si vous en avez 6, la négativité est de 4. La négativité est donc ce qui manque à une chose pour attendre au tout. Dans un registre moins comptable, la négativité d’un fruit pas mûr est le temps de murir et le soleil, voire le soin qu’on lui apporte. La négativité est donc aussi un appel. Ainsi, la nature (stade 2) est la négativité de l’esprit subjectif (stade 1). Elle remonte vers l’esprit, et c’est cette fois l’esprit absolu (stade 3) qui apparait comme réconciliation de l’esprit subjectif (stade 1) et de l’esprit objectif (stade 2). C’est une respiritualisation de la nature, d’abord détachée de l’esprit, puis rendue à l’esprit. On peut le dire autrement : c’est le retour du sens et sa réappropriation.

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Autre clé de lecture : on peut aussi comprendre Hegel en termes de rapport entre une unité et une multiplicité. Au début est le Un (l’esprit subjectif), puis vient la nature dans sa multiplicité, et enfin l’esprit absolu qui dépasse et inclut les deux notions précédentes. C’est l’Aufhebung, une annulation–conservation par transformation et élévation, une relève, comme l’officier de quart prend la relève de son camarade. L’annulation d’une forme originelle pour la reprendre, la sauver à un niveau supérieur. Comme la mort de Jésus et sa résurrection en Christ. Il s’agit de surmonter une notion, un stade de la pensée mais sans l’abolir. Exemple. Nous marchons en montagne. On dépasse un col, il est annulé comme objectif, mais il a existé comme chemin vers un col plus élevé, ou vers un sommet plus élevé. Nous sommes au-delà de ce col. Le franchir a été indispensable dans notre parcours.

Aufhebung est une notion proche d’Überwindung, la première notion insistant plus sur le levage, le soulèvement de la notion d’origine, mais les deux termes indiquant un dépassement. Aussi est-il éclairant de noter qu’on traduit Die Überwindung der Metaphysik, livre de Walter Schweidler, par « Au-delà de la métaphysique ». On traduit aussi le livre de Rudolf Carnap Überwindung der Metaphysik durch logische Analyse der Sprache par « Le dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage ». La tonalité est double : dépasser est une façon de conserver mais aussi de rendre caduc. Selon les auteurs, l’accent est mis sur un aspect ou plutôt sur un autre.

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Il reste la dimension originelle du débat.  Ce qui est à l’origine est-il l’esprit ? « L’absolu est esprit », affirme Hegel (Encyclopédie des sciences philosophiques III. Philosophie de l’esprit). Ou bien est-ce la nature, la matière qui, en se complexifiant, donne naissance de l’esprit, qui est son reflet (mais un reflet agissant), en passant par le cerveau ? Ceci nous ramène à ce que nous avons évoqué des différences entre Hegel et Marx. Ce qui distingue Marx de Hegel, ce n’est pas la méthode dialectique (ils la partagent dans son principe), c’est le point de départ : l’esprit ou la nature ? Hegel part de l’esprit. Marx part de la nature. Le premier fait sa place à Dieu, la place première et ultime, puisque Dieu est l’esprit absolu. Le second considère que l’idée de Dieu est une illusion.

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Il existe pourtant une voie qui réconcilie Dieu, ou bien plutôt le divin, ou mieux encore le sacré, et la nature, une nature qui n’est pas une donnée immuable mais un processus éternel. Cette voie consiste à penser « Deus sive Natura ». C’est ce que fait Spinoza dans L’éthique (IV, 1677), après avoir affirmé ce même axiome (qui annonce ceux de Ludwig Wittgenstein) dans son Traité théologico-politique (1670). Ce que veut dire « Dieu ou la nature », c’est qu’il ne faut pas choisir, qu’on ne peut pas choisir entre Dieu et la nature puisque c’est la même chose. Dieu et la nature, c’est l’être infini et éternel. L’un n’est qu’un autre nom de l’autre. Dieu, dans cette conception, est tout sauf une personne, il est le divin, il est la divinité qu’est le monde (ou la nature). Corollaire : il n’y a pas de monde extérieur à soi puisque le monde nous inclut. Dieu nous inclut, la nature nous inclut.

A la lecture de Spinoza, on peut se demander si le vrai clivage est entre Marx et Hegel. N’est-il pas plutôt entre Hegel et les penseurs panthéistes, comme Spinoza[21], ou cosmothéistes (comme les Anciens Egyptiens)[22].  Et n’y-a-t-il pas des ponts à explorer entre Marx et Spinoza ?[23] En tout état de cause, la querelle entre Marx et Hegel, querelle posthume, s’éclaire étonnamment si on fait intervenir la question du divin, et plus amplement du sacré[24], même si cette question est occultée chez Marx par son rapport (critique) à la religion. Car le divin et plus largement le sacré vont bien au-delà des religions instituées.  Autant dire que nous n’avons pas fini d’en parler.

PLV

Notes:

[1] A. Douguine, « Hegel et le saut platonicien », Euro-synergies, 21 janvier 2025.

[2] Lire par exemple Friedrich-Albert Lange, Histoire du matérialisme, 1866.

[3] Troubetskoï enseigna en Autriche et fut persécuté par les nazis après l’Anschluss. On ne peut le suivre sur sa sous-estimation de l’unité des langues indo-européennes. Par contre, que l’identité russe soit composite, à la fois indo-européenne (pour la langue russe en tout cas) et finno-ougrienne ne fait pas de  doute. Les Finno-Ougriens (Estonie, Finlande, Hongrie…) sont des peuples ouralo-altaïques, catégorie qui inclut aussi les Turcs (ou Turco-Tatars) et les Mongols.

[4] Totalisme et non totalitarisme.

[5] La logique est la pensée et l’énoncé de la pensée. « Au commencement était le Verbe », (logos) dit saint Jean. Chez Hegel, la Science de la logique (1812-1816) - dite plus tard Grande Logique - comporte l’Etre et la doctrine de l’essence (qui constituent toutes deux la logique objective),  puis la doctrine du concept (qui est la logique subjective). La Petite Logique constitue pour sa part la première partie de l’Encyclopédie des sciences philosophiques (1817).

[6] Le philosophe canadien Jean-Luc Gouin parle, de son côté, du « Gyroscope Sujet—Négativité—Résultat—Réconciliation » mais le résultat est la réconciliation, ce qui forme une redondance. On peut donc parler plutôt de Sujet-Négativité- Réconciliation, ce qui rejoint le schéma classique que nous avons adopté.

[7] « Le néant ne reste pas le simple vis-à-vis indéterminé de l’étant, mais se dévoile plutôt comme ayant part à l’être de l’étant. », Qu’est-ce que la métaphysique, 1929.

[8] « Hegel et le saut platonicien », Euro-synergies, 20 janvier 2025, art. cit.

[9] Cf. Paul Ducay, « L’IA n’est qu’une Raison artificielle », Philitt, 31 janvier 2025.

[10] Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947.

[11] La fin de l’histoire et le dernier homme, 1992.           

[12] Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. Franck Fischbach, Vrin, 2007, p. 174.

[13] Henri Denis, Logique hégélienne et systèmes économiques, 1983 ; L’ ’’économie’’ de Marx. Histoire d’un échec, 1992.

[14] Le Capital, Livre II et III, Folio-Gallimard, 2008. Le livre IV du Capital est constitué par les Théories sur la plus-value.

[15] Ce qui est reproché à Marx est un retour à Ricardo, une « déviation ricardienne ». Le supposé échec de Marx – qui n’est bien sûr pas à exclure - dans le traitement de cette question est remis en cause par Adolfo Rodriguez-Herrera, Travail, valeur et prix, L'Harmattan, 2021 ; cf. aussi Alain Lipietz, « Retour au problème de la transformation des valeurs en prix de production », Cahiers d’économie politique, 7, 1982 ; Gilles Dostaler : Marx. La valeur et l’économie politique, Anthropos, 1978 ; Valeur et prix. Histoire d’un débat, Maspéro, 1978, L’Harmattan, 2013.

[16] Le clivage idéalisme-matérialisme ne recoupe pas celui qui existe entre ceux qui voient l’homme comme une créature et ceux qui pensent l’homme comme créateur de lui-même. En effet, du point de vue matérialiste, l’homme se crée lui-même d’une certaine façon, mais en tant qu’il est produit par l’évolution même du vivant et de la matière, pas ex nihilo. L’idéalisme qui affirme la primauté de l’Idée, et donc de l’Idée de l’homme est donc en fait une conception de l’homme plus créationniste – un créationnisme idéaliste – (l’Idée précède et engendre le réel et l’homme) que le matérialisme. Pour ce dernier, L’homme [est] dans le fleuve du vivant, selon le titre du livre de Konrad Lorenz, (1981). Pour le matérialiste, l’homme est une création continue de la nature, pas une création de Dieu.

[17] De ce fait, compte tenu de l’importance des ‘’superstructures’’ idéologiques et du fait qu’elles ne sont pas un simple reflet des conditions matérielles (contrairement à ce que dit un marxisme vulgaire), il nous parait difficile de se référer aussi bien à l’idéalisme ou au spiritualisme (nouvelle forme de l’idéalisme) qu’au matérialisme. Le terme de monisme, ou de monisme dialectique parait plus à même de rendre compte du réel et de son mouvement de perpétuelle polarisation et dépassement des contraires. Coincidentia oppositorum, comme dit Nicolas de Cuse.

[18] G. Plekhanov, D’une prétendue crise du marxisme, 1898.

[19] Cet être générique, c’est l’homme en tant qu’il travaille consciemment à devenir homme.

[20] Cette reproduction est économique et non-économique. Ces aspects non économiques sont regroupés sous le nom d’anthroponomie par Paul Boccara.

[21] D’où la querelle du panthéisme (1785-1815) qui débute par le débat entre Lessing, défenseur des idées de Spinoza, et Jacobi, qui les combat au nom de la lutte contre l’athéisme auquel conduirait le panthéisme de Spinoza. Schelling sera ensuite à la fois le penseur du panthéisme et celui du monisme dialectique.

[22] Voire comme Heidegger. Le Da de Da-sein ne fait-il pas signe vers un cosmothéisme ?

[23] Franck Fischbach, La production des hommes. Marx avec Spinoza, Vrin, 2014.

[24] Le sacré fait intervenir la nature, la sexualité, le sacrifice, les idéaux pour lesquels on est prêts à mourir, etc.  

mardi, 18 mars 2025

«Le secret et les sociétés secrètes» de Georg Simmel et la lutte pour le pouvoir

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«Le secret et les sociétés secrètes» de Georg Simmel et la lutte pour le pouvoir

L'essai du sociologue allemand sur les dynamiques complexes de l'ésotérisme, publié par Aragno dans une nouvelle traduction italienne

par Lello Sciannimanico

Source: https://www.barbadillo.it/119816-il-segreto-e-le-societa-...

download-1.jpegDans Le secret et les sociétés secrètes, Georg Simmel aborde le concept de « secret » d’un point de vue sociologique et philosophique, explorant sa pertinence dans les dynamiques sociales et les structures de pouvoir. L’auteur, l'un des penseurs les plus influents de la sociologie, ne se contente pas de traiter le secret comme un phénomène exclusivement privé ou psychologique, mais l’examine comme un élément fondamental des liens sociaux, de la construction de l’identité et des hiérarchies de pouvoir.

Le texte est structuré en deux parties principales: la première se concentre sur l’analyse du secret en soi, explorant sa nature psychologique et sociale. Simmel en souligne la fonction ambivalente, capable de renforcer les liens de confiance entre ceux qui le partagent, mais aussi génératrice de suspicions et de divisions, créant une frontière subtile entre l'inclus et l'exclus. Le secret, dans cette vision, n'est pas seulement un moyen de protection, mais aussi une manière dont la société se structure, excluant et protégeant simultanément. La seconde partie du livre traite de manière incisive des « sociétés secrètes », ces groupes qui reposent sur des connaissances exclusives, réservées à quelques initiés. Simmel explore le rôle de ces organisations dans le maintien des structures de pouvoir, la création de solidarité entre les membres et l'attrait qu’elles suscitent à travers le mystère et la confidentialité. Les sociétés secrètes deviennent ainsi une lentille privilégiée à travers laquelle observer les dynamiques de pouvoir et d’appartenance qui traversent la société dans son ensemble.

Particulièrement fascinante est l'approche de Simmel concernant la relation entre visibilité et invisibilité, public et privé. Le secret, bien qu'il reste caché, exerce une influence continue sur les structures visibles de la société, créant des espaces de pouvoir, de contrôle et de résistance. Cette dialectique entre ce qui est connu et ce qui est occulté traverse toute la réflexion de l’auteur, faisant de l'œuvre une clé de lecture importante des sociétés contemporaines, tant dans la sphère politique que dans les relations intimes.

Le langage de Simmel, bien que philosophiquement dense, est extrêmement raffiné et incisif, et la traduction restitue fidèlement la richesse de la pensée originelle. Le texte se distingue par sa capacité à mêler sociologie, philosophie et psychologie, offrant une vision complexe et multidimensionnelle du secret, d’où émergent des réflexions qui ne sont en rien obsolètes concernant les structures sociales et politiques du présent.

Le secret et les sociétés secrètes est donc une œuvre d'une rare profondeur, qui continue de susciter des interrogations et des pistes de réflexion sur la nature du pouvoir, des relations sociales et de l’intimité. Un travail qui invite à s'interroger sur le rôle fondamental que joue le secret, avec son pouvoir invisible, dans nos vies sociales, politiques et personnelles. Un texte incontournable pour ceux qui souhaitent comprendre les dynamiques souterraines qui gouvernent les sociétés, tant dans le passé que dans le présent.

Georg Simmel, Il segreto e le società segrete, a cura di Giovanni Balducci e Mauro Cascio, Introduzione di Antonio De Simone, Aragno, Torino 2024 (= Georg Simmel, Le secret et les sociétés secrètes, édition par Giovanni Balducci et Mauro Cascio, introduction d'Antonio De Simone, Aragno, Turin 2024).

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jeudi, 13 mars 2025

Ellul: la foi comme résistance à la domination de la technologie

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Ellul: la foi comme résistance à la domination de la technologie

par Mauro Magatti

Source : Avvenire & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/ellul-la-fede-come-resistenza-al-dominio-della-tecnologia

Nous publions de larges extraits de l'article "Ellul, le christianisme comme religion de la liberté", écrit par le sociologue de l'Université Catholique Mauro Magatti pour le numéro 1 de 2025 de Vita e Pensiero, revue bimestrielle de l'université. L'article fait partie d'un "Focus" thématique dans lequel le philosophe Roberto Presilla réfléchit sur la question "La société technologique sans Dieu ?", l'artiste Raul Gabriel donne sa clé de lecture sur "L'IA et le destin de l'homme", tandis que le coordinateur de la revue Roberto Righetto met au centre "Teilhard de Chardin et le destin du cosmos" à 70 ans de la mort du théologien. Parmi les autres contributions, qui couvrent des domaines allant de la géopolitique à la spiritualité, une réflexion inédite en Italie du philosophe Karl Löwith sur les bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki, survenus il y a 80 ans, y est publiée.

À trente ans de sa mort, Jacques Ellul (1912-1994) – philosophe, sociologue et théologien français – demeure un point de référence non seulement pour sa réflexion critique sur la société contemporaine, mais aussi pour son témoignage d'intellectuel chrétien capable de fonder sur la foi l'idée de liberté et de résistance. C'est en effet dans la foi – vue comme un espace d'autonomie intérieure et d'ouverture transcendante que la technique ne peut atteindre – qu'Ellul voit une alternative aux tendances à l'aliénation et à l'oppression typiques des sociétés avancées. Dans une époque de passions tristes, le christianisme, pour Ellul, est un acte de résistance contre l'idéologie de la société technologique.

La technique n'est jamais un fait neutre. Au contraire, il s'agit d'un phénomène qui modifie le contexte social et culturel et, avec lui, les valeurs et les comportements sociaux. Partant de cette prémisse, Ellul centre son raisonnement sur l'idée de "société technologique" pour décrire une civilisation où la technologie devient le principe organisationnel central. La société contemporaine se caractérise en effet par son "déterminisme technique", où l'efficacité et la productivité sont les critères suprêmes de valeur, trop souvent au détriment de la dimension spirituelle.

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Cette affirmation repose sur la distinction fondamentale qu'Ellul opère entre la technique – comprise comme la capacité humaine présente dès l'origine du processus d'hominisation, grâce à laquelle l'homme crée des outils pour renforcer son action – et le système technique qui se constitue seulement au cours de la modernité. En généralisant le modèle de l'usine, le "système technique" décrit cette situation dans laquelle les dispositifs individuels sont reliés à d'autres dispositifs, "devenant ainsi dépendants de l'ensemble des facteurs techniques avant d'être en rapport avec des éléments non techniques". (...)

Dans la contemporanéité, le réseau des sujets (entreprises, banques, bureaucraties, universités, associations), des dispositifs (voitures, téléphones portables, ordinateurs, cartes de crédit, appareils électroménagers) et des appareils infrastructurels (autoroutes, aéroports, bande passante, conduites électriques, codes contractuels, réseau financier) forme, bien au-delà des lieux de la sphère de la production, une configuration dans laquelle la connaissance s'organise selon une pure logique instrumentale, systémique et codifiable, sur la base de procédures standard qui rendent possible la production et l'échange entre un très grand nombre d'individus, culturellement et spatialement délocalisés (jusqu'à atteindre l'ensemble de l'espace planétaire). Un "système" qui réduit le savoir à une forme de connaissance spécialisée, à mi-chemin entre l'apprentissage opérationnel (transmissible par des langages et des procédures codifiées) et des conduites sociales de type imitateur. (...)

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Ellul considère que le message biblique – vu comme un appel à la compassion, à l'amour du prochain et au détachement des valeurs matérielles – dessine une éthique de vie qui s'oppose à la logique du pouvoir, de la violence et de la technique. Dans cette perspective, Ellul se situe dans la lignée d'autres auteurs chrétiens (Bonhoeffer, Tillich, Niebuhr, Illich, Mounier, Berdjaev, Weil, Stringfellow) qui, au cours du 20ème siècle, ont développé une approche critique de la modernité non pas sur un ton nostalgique (vers un passé perdu), mais prospectif (vers un avenir encore à atteindre) à partir des ressources de liberté et d'authenticité offertes par la foi.

Protestant, Ellul attribue une place centrale à la conscience individuelle, à la lecture directe de la Bible et à la relation personnelle avec Dieu. La foi est vue comme un engagement actif et un défi à la société et à ses structures oppressives. Le christianisme est interprété comme une réponse personnelle au sentiment d'aliénation propre à la société moderne et comme un chemin vers l'authenticité. La critique d'Ellul tourne autour de la domination du matérialisme et du vide spirituel de la société contemporaine, pour proposer le christianisme comme une alternative de sens. Ellul a une vision réaliste du péché et des limites humaines et une certaine méfiance envers les idéologies du progrès et les pouvoirs mondains. C'est pourquoi il maintient une certaine distance par rapport aux institutions typiques de la modernité, à commencer par l'État, qui promettent progrès et bien-être, mais qui réduisent souvent la liberté et l'humanité. À l'instar d'Ivan Illich, il propose une vision chrétienne qui valorise la communauté, l'authenticité et la liberté individuelle.

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Proche d'Emmanuel Mounier et du personnalisme, Ellul place l'homme au centre de sa pensée. Il est convaincu que le christianisme a un rôle important à jouer pour défendre la personne contre les forces impersonnelles. Le christianisme d'Ellul se distingue par sa nature radicale et contre-culturelle, centrée sur la liberté et l'authenticité de la foi. Au cœur de sa vision se trouve la réponse personnelle à Dieu. Être chrétien signifie répondre à l'appel de Dieu de manière unique et irremplaçable, en s'engageant dans une vie d'amour et de service. Cela exige du courage et de l'authenticité, car cela implique d'aller à contre-courant des valeurs dominantes. Ellul croit à l'importance de la responsabilité individuelle, voyant la liberté comme un bien rare et précieux. Chaque personne a le devoir de prendre position, même à travers de petits actes de résistance.

Son éthique n'est pas fondée sur le succès ou l'efficacité, mais sur la fidélité à sa propre conscience et à sa propre foi. Le christianisme n'est pas une religion conformiste ou institutionnelle, mais une force de résistance contre les puissances mondaines, notamment contre la domination de la technologie et de la société technique (...). La liberté est un pilier du christianisme d'Ellul. Non seulement parce qu'il voit la foi comme un cheminement individuel et conscient, où chacun est appelé à prendre position et à exercer sa propre conscience, mais aussi parce que cette liberté – qui rend toujours vigilant face aux normes imposées par la société ou par les institutions religieuses – (...) touche les cordes fondamentales de la sensibilité moderne. Pour Ellul, le christianisme retrouvera sa capacité à parler au cœur de l'homme et à la société toute entière lorsqu'il sera capable de se concevoir, dans l'esprit de l'Évangile, comme une "religion de la liberté".

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mardi, 11 mars 2025

Le Paradoxe de Platon: l’extrême contemporain et le super-mythologue

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Le Paradoxe de Platon: l’extrême contemporain et le super-mythologue

François Mannaz

« Et si Platon revenait… » se demande Roger-Pol Droit. Olivier Battistini de lui répondre que Platon ne se sera jamais absenté. Il est notre « extrême contemporain ».

Cette proposition est la phrase-clé de l’ouvrage d'Olivier Battistini, consacré à Platon. Ce put en être le titre; ce sera la thèse du livre: « Platon Le philosophe-roi », bellement préfacé par Michel Maffesoli.

La biographie de Platon est courte. On sait peu de choses de lui. « Il est né » en 428 ou 427; « il est mort » en 347 ou 346. Mais il est le seul penseur grec dont l’œuvre complète nous est parvenue. (Etrange: pourquoi pas les autres? Désamour, mal-pensance, censure?)

Donc Platon tient la corde du théologiquement correct depuis deux millénaires et demi.

On saluera la judicieuse initiative de l’auteur de contextualiser son travail. Le livre contient en effet une imposante galerie des portraits: des interlocuteurs, adversaires, amis, clients, ou gitons de Platon. Cet utile catalogue fixe « les protagonistes » et « antagonistes », (ensemble leurs « caractères », statut, camp, rôle, pedigree) qui défilent sous la plume de l’auteur et constituent le paysage de « la scène à Athènes » sous Platon, Socrate et consorts.

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Platon « extrême contemporain », cela veut dire l’hypermoderne qui fonde et structure la modernité, ouvre et habite « l’âge axial » (Karl Jaspers) vieux de 2500 ans. Es klang so neu und war doch so alt…..

Curieusement Platon n’aura jamais été pris au sérieux de son vivant. Il n’a d’ailleurs inventé ni doctrine ni théorie, et se bornera à mettre en forme ce qui fut pensé avant lui (Battistini s’essaye à dire « système apparent »). Reste que sa griffe ne laisse de fasciner. Son savoir caché accouchera en mythe une causalité d’exception appelée à se fixer en horizon absolu de science.

Divers auteurs opinent que Platon aurait créé la « philosophie », comme si on n’avait pas pensé avant lui. Ce qui revient à faire peu de cas des millénaires de sagesse dite primordiale, des innombrables sages amants de la Sophia, et surtout des ennemis irréductibles de Platon qu’il  racise  en « Sophistes ». À preuve sont les écrits de bagarre de Platon lui-même. Comme Cicéron, il fait des livres de ses pugilats et les titre du nom de ses cibles. Il cogne et éborgne les porteurs de la Sophia. Parce qu’en eux le mythos honni brille de mille feux. Michel Maffesoli indique que ce mythos, c’est notre « Tradition ». Tandis qu’en face mugit leur déconstruction.

Platon n’aura de cesse que de provoquer à l’adultère philosophique. Il cancelle et wokise les mythèmes et les hérauts de la Sophia (Calliclès, Gorgias, Critias ou Protagoras). Il culpabilise ses adversaires à la faute d’impiété à l’encontre de son snobisme de clerc mercenaire. En toute occurrence, il fait « pliure » et excite au « devenir minoritaire -majoritaire » de conformation à son modèle (G. Deleuze).

Platon éclipse la « philosophie », invente le concept, la catégorie, le genre de la misosophie (doctrine accusatoire de détestation) et l’installe en tout théologique de négation de la négation, de l’en-même-temps de la théologie spéculative et de la théologie expérimentale.

Platon inaugure la figure, la fonction et l’impact de l’intellectuel, activiste, propagandiste. Un « possédé » insiste Battistini. Un « prédicateur contre l’ennemi » (Hermann Lübbe) qui excelle à faire la guerre avec les idées, les valeurs et les fétiches de la théologie expérimentale.

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Platon est assurément un polémiste de la réaction théologique. Il n’a de cesse d’accumuler, d’activer et d’exciter à la controverse. Partout, il est à l’attraction – répulsion – scandale. Discourir toujours pour provoquer un effet théologico-matriciel. Son entreprise est toute d’agitation religieuse et politique. Platon pousse sans relâche au degré ultime d’association et de dissociation dans la cité. Il se fait bélier de la pressure policy. Sa stratégie est au choc contre la physique politique et le primat de l’autochtonie: la cité grecque n’est pour lui qu’une « hypothèse ». Platon est le mécanicien du basculement de l’état politique à l’état cosmopolitique. Il s’impose en chiffre d’une triplice particulière de métaphysique, de métapolitique et de métacognition (où meta s’entend en mise à distance du point de vue tiers). Cela donne un anti-système, une métathéologie, une épi-théologie patriarcale de la plus forte nuisance, médisance, fraudulence, modulant à la chute.

De la sorte Platon se retrouvera à la tête d’un mouvement de contestation théologique qui perdure à ce jour (Osons dire que le climat est permaplatonique). Son énergie mentale se déchaîne contre le mythe politique de la polis et du peuple politique. Son idéologie est à l’inversion; sa (mytho)graphie est à la misosophie; sa misosophie est commissionnaire et commissaire: elle charrie l’en-soph-ie ! Emblématiquement, Léo Strauss proclamera qu’avec Platon l’activité de penser revient à s’aligner, se soumettre, se conformer à l’instance supérieure du théologique. Désormais, misosopher est décision et méthode ad hoc de technique sociale (scripsit K. R. Popper).

Platon demeure la star de l’esprit néolithique qui s’étale en « dialogue » inquisitorial, en  « maieutique » engagée et en « dialectique » ravageuse.

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Sa rhétorique est fractale. La mise en état du monde est jeu d’attaques. La plus-value doit aller à l’insolence, à l’effronterie, à la cacologie. Il en va de « réduire l’adversaire à quia », de lui ôter toute légitimité, de le déposséder de son humanité !

Comme l’on voit, le terrorisme théologique est d’une antique actualité. Walter Benjamin précisera que « l’esprit est la capacité même à exercer la dictature » ! Pour forcer à lui obéir, ajoutera Léon Chestov !!

Le combat des idées est donc travail théologique: « Idée, c’est Dieu ». Le monde des idées c’est la pensée du dieu jaloux. C’est théâtralité de l’absence de « liberté des présupposés » (Julien Freund) et de la technologie téléologique du miraculisme . C’est surtout violence théologique qui motorise l’« image inversée », « opposé absolu », schème d’alter-culte à effet direct d’application immédiate. Qui métabolise l’excès, l’exception, l’abstraction. Qui est lavé de la Haine (Empédocle).

Et Platon sait hair: la cité, ses héros, les femmes, la mer, ses opposants, les dieux, les déesses, les poètes, les arts, les Muses,... jusqu’à « la démocratie » ! L’auteur de reproduire le brevet de M. I. Finley: « le plus puissant et le plus radical penseur antidémocratique que le monde ait jamais connu » ! Ergo, Platon roule pour l’élite. Un théologien, ça pense cybernétiquement, et politiquement ça veut » l’hégémonie ! « Les civilisations meurent »; les théologiens restent. Est-ce là « ce que penser veut dire » ?

La parole théologique est vendue comme logos  Le « logos platonicien » est l’arme des armes, » l’outil politique par excellence », « theoria » en marche. Logos est  toujours assaut contre ce qui est dit  a-logique, c’est à dire a-causal, ir-rationnel, impie (Georg Lukacs a tout dit sur le sujet). Il mathétise la prise. Il ingéniérise la culbute de la Thèse en antithèse, de la physis en cosmos, du Nomos (ou habitus d’ordre) en « nomos » (complot, décision ou loi au sens de lex dei), du peuple (laos) en parti (demos), des dèmes en classes, de la politeia en république, de la politeia en ressentimentalité, de ressentiment en croisade de conversion, etc. Il met tout à l’envers et ostracise ceux qui sont déclarés incompatibles. Logos devient raison, grammaire, discours divin dévoilé… en égologie. Bien sûr, ce logos est proclamé « roi », totem, grenier à « valeurs ».  Socrate expérimentera qu’on meure pour lui.

Dans son écrit le plus célèbre, La République, Platon déchaine sa théologie « naturelle » contre les possibles biologiques du politique mais se déploie en technocrate théocratique indexé à la loi du plus fort. Or le gars s’y connait en la matière: saches lecteur que « Platon » c’est un surnom, un nom de scène, une marque. « Platon » veut dire le balaise, le barraqué, le prolixe (la grande gueule?). Son vrai nom est Aristoclès et çà déplait à ses péripatéticiens camarades de lutte pour la dictature du socratisme (et que Saul de Tarse traitera de « chiens »).

Il convient dès lors de calibrer Platon en théologien et porteur des valises de la théologie (nous savons depuis Hans-Günther Adler qu’elle s’entend de la mentalité arrimée au désir insatiable d’expérimenter le grand remplacement du réel par une réalité nouvelle enchainée à sa causalité irrépressible). Il lui importe de déconstruire la dimension polaire de la cité, de dézinguer la physis (de l’incréé) et de mettre en déchéance théologique tout mythe alternatif au récit unique. Son but est de créer une « cité seconde « dans laquelle logos est théos », « la divinité mesure de toutes choses » (non l’hominidé… parce que homo est le jouet du dieu-dieu...), où machine quelque sombre « loi générale de l’humanité ».

Telle est la face 1 du disque Platon, celle du théologien commissionnaire des premières années.

Il est une face 2 de doxanalyse que nous offre avec brio l’auteur, celle de l’homme mûr , revenu de ses emportements pour compte d’autrui, l’homme du Mythe.

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Olivier Battistini souligne la metanoia de l’homme et le tour « dans le sens opposé » de son œuvre. Il présente un Platon en sage révulsé par la « théonose », défroquant la fraude, marri de son avocature, qui fait anamnèse vers le plus lointain passé. S’agaçant d’évidence sur le tard de l’absurdité de l’idée théologique et la remisant en thèse déontologique, Platon renordisera ses réflexions. Il quêtera sur les terres inaugurales des peuples premiers en osant penser l’avant de la création confessionnelle, et donc « l’avant du mythe politique », l’hyper-alterité alternative. Il se consacrera désormais à Thulé, à l’Atlantide ou à la course fâcheuse du nomos-basileus.

Platon de nous décrire Thulé (Tula), l’ile fabuleuse de l’extrème-Nord, la matrie des Hyperboréens, « la grande aurore », par le menu. Il gagnera des renseignements de première main auprès de son marin-reporter, le navigateur Pytheas au soutien de son offre  d’avoir à penser l’hyper-alternation primordialice. C’est donc fait historique avéré que Thulé aura été la terre du primordial. Celui-là même que la théologie jalousera au point d’y originer sa diatribe vengeresse contre toute fragrance et mémoire de certain passé à l’Infraction de « péché originel »qui n’en finit pas d’empester la planète. Au rebours, Platon en fait donnée qui appelle à « réminiscence », à la purge des vices, au soleil du Pôle. Ce faisant il nous offre de penser l’origine, le Nord, le paradis magnétique, loin de tout péché, hors la chute, à l’abri du sabir théomaniaque et pirate. Platon d’inviter in fine à l’hyper-sécession d’avec la modernité et de ses « ombres ».

Bien plus tard, Pierre-Simon Ballanche se résoudra à acter cette alternative de palingénésie. En deçà de la bifurcation, il y a re-départ, altercroisement, autre commencement. Inverser l’inversion est le programme. « Callipolis » ou l’architectonie à l’angle droit est le projet. Castoriadis parlera pertinemment de « contre-révolution platonicienne ».

Battistini renchérit. Il nous incite à penser Platon contre Platon, nous convoque à penser la technique de Platon contre la technologie de Platon, nous provoque à renverser la table et à nover l’espace-temps au devenir de l’extraordinaire !

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Michel Maffesoli l’a bien compris, lui qui dans sa préface salue la « belle œuvre » valant « chemin initiatique » vers la Vérité. Là est le fil d’Ariane vers la vraie sagesse ayant origine et dévoilement propres; là est le socle des « potentialités » du « ce que penser veut dire » fondamentalement, fondativement, sophialogiquement; là est le travail de fixation et de concrétion  à mythe contre mythe (théologie n’est d’ailleurs qu’un mythe parmi d’autres, contre tous les autres,avec une enseigne autre). La conflagration des mythes prend le nom maffésolique de « complexio oppositorum ».  

Le Paradoxe de Platon signe la victoire oblique, rétroactive et sophistiquée des Sophistes et de la Sophia. Il culmine en schème de décolonisation, de désintoxication, de résonnance parfaites. Loin de toute interdiction de penser l’autre provenance-appartenance ou Denkverbot de l’épi-théologie (S. Freud). « Le réel est sophique » et nullement théologique, souligne Jean Vioulac avec force .

Olivier Battistini fait bien d’élever Platon à « génie », « maitre de la métapolitique » et  réinitialisateur du devenir. C’est judicieuse offre télesmatique à la clôture de l’interrègne de la modernité. C-ar-thage n’a-t-elle pas vaincu Rome obliquement in fine ?

Après tout, Peter Sloterdijk ne conte-t-il pas que la terre est sphère, ronde, boule où tout  peut rouler dans tous les sens? Dès lors, tout vient et revient, au point que l’on pourra se baigner à nouveau dans la polyversité de ses eaux… et de ses fleuves.

Lecteur, bon voyage en sophialogie.

vendredi, 07 mars 2025

Deux réflexions sur l'oeuvre de Henry Corbin

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Deux réflexions sur l'oeuvre de Henry Corbin

Henry Corbin et les racines ésotériques de l'histoire

Troy Southgate

Source: https://troysouthgate.substack.com/p/henry-corbin-and-the...

Le philosophe français Henry Corbin (1903-1978) a été profondément influencé par L'Être et le Temps de Heidegger et s’est attaché à démontrer que la conscience ne peut être réduite à des forces physiques, sociales ou historiques. Il a ainsi développé une interprétation fascinante à la fois de l’espace et du temps. Concernant le premier, il affirme que nous n’existons pas dans l’espace tel que le suggèrent les positivistes newtoniens, mais que nous spatialisation le monde en accord avec la distinction faite par Heidegger entre l'existential (ce que signifie être) et l'existentiell (la vie dans une perspective profane). Comme l’explique Corbin :

    "L’orientation est un phénomène primordial de notre présence au monde. Une présence humaine possède la propriété de spatialiser un monde autour d’elle, et ce phénomène implique une certaine relation de l’homme avec le monde, son monde, cette relation étant déterminée par le mode même de sa présence au monde. Les quatre points cardinaux, est et ouest, nord et sud, ne sont pas des choses rencontrées par cette présence, mais des directions qui expriment son sens, l’acclimatation de l’homme au monde, sa familiarité avec lui. Avoir ce sens, c’est s’orienter dans le monde."

Ainsi, notre manière d’interpréter l’espace n’est pas prédéterminée, en ce sens que nous devons nous adapter au monde et en tirer le meilleur parti, mais elle dépend plutôt de la façon dont nous nous concentrons sur l’acte de présence.

En ce qui concerne l’analyse du temps par Corbin, le penseur français s'inscrit dans la continuité de la philosophie de son homologue allemand en employant la notion heideggérienne d’historicité. Celle-ci constitue la structure ontologique cachée qui rend l’Histoire – et donc une temporalité plus fondamentale – possible. Si cela n’apparaît pas immédiatement, selon Heidegger, c’est en raison de la prédominance du monde profane. Même la culture, selon Corbin, renforce notre incapacité à percevoir ce qui se cache sous la surface du temps dans sa forme la plus basique et profane. Corbin rend hommage à la philosophie de Heidegger en ces termes :

    "Je dois dire que le cours de mon travail a pris naissance dans l’analyse incomparable que nous devons à Heidegger, mettant en évidence les racines ontologiques de la science historique et prouvant qu’il existe une historicité plus originelle, plus primordiale que celle que nous appelons Histoire Universelle, l’histoire des événements extérieurs, la Weltgeschichte, l’Histoire au sens ordinaire du terme […] Il y a le même rapport entre historicité et historicité qu’entre l’existentiel et l’existentiell. Ce fut un moment décisif."

Plus intéressant encore, l’inspiration que Corbin a puisée dans cette interprétation phénoménologique unique du temps l’a conduit à conclure qu’une structure ontologique cachée ne nous rend pas totalement impuissants et que tout repose sur deux possibilités : "se jeter dans le courant ou lutter contre lui". Ironiquement, Corbin rejette ces deux options, car se soumettre ou combattre revient à accepter les limitations de l’espace quantitatif. Il nous rappelle donc que les objets du monde sont à notre merci, et non l’inverse.

En refusant de reconnaître "l’historicité de l’Histoire", comme Corbin la décrit, nous validons ainsi une historicité impliquant "les racines secrètes, ésotériques, existentielles de l’Histoire et de l’historique". Autrement dit, c’est la seule méthode véritablement efficace pour mener une guerre spirituelle contre le passage linéaire du temps.

* * *

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Henry Corbin et «l’Être-vers-l’Autre-Côté-de-la-Mort»

Troy Southgate

Source: https://troysouthgate.substack.com/p/henry-corbin-and-bei...

J’ai récemment mentionné que Henry Corbin avait été profondément inspiré par l’approche phénoménologique dans L'Être et le Temps (1927) de Martin Heidegger, mais pour Corbin, ce dernier n'était qu'une clé philosophique ouvrant la voie à une potentialité bien plus grande.

Bien que Heidegger ait évoqué l’idée selon laquelle le Da du Dasein renvoie à la présence effective de l’individu dans le monde, Corbin estime que la focalisation du penseur allemand sur la notion d’« être-pour-la-mort » est trop ancrée dans la finitude humaine et qu’elle enferme inévitablement la pensée heideggérienne dans une historicité incapable d’appréhender une question bien plus essentielle : celle de « l’être-vers-l’autre-côté-de-la-mort ».

Le fait que Heidegger ait consacré bien moins de temps à la question de l’éthique humaine, selon Corbin, l’empêche de réaliser que sa propre analyse du Dasein contient en réalité le secret fondamental qui permet de s’éloigner d’une interprétation purement séculière de l’histoire. Une fois les limites de « l’être-pour-la-mort » dépassées, la réunification de l’éthique et de l’ontologie aboutira à un sens plus profond de la présence, permettant ainsi à l’humanité de dépasser l’horizon de la finitude et de poser la question essentielle : « À quoi la présence humaine est-elle présente ? »