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Chypre : un lieu de tensions en Méditerranée orientale

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Chypre : un lieu de tensions en Méditerranée orientale

Par Patrice GOURDIN

Ex: https://www.diploweb.com

Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique.

Alors que nous assistons à la mise en scène des « Jeux de la Paix » entre la Corée du Sud et la Corée du Nord, l’Union européenne compte depuis 2004 un pays membre – Chypre - occupé en partie par un pays supposé candidat depuis 2005 – la Turquie. Patrice Gourdin offre ici une analyse géopolitique de ce lieu de tensions en mer Méditerranée. Un texte de référence sur une question souvent méconnue.

FIN janvier 2018, à Lefkosia (nom turc de Nicosie), à l’instigation du président turc Recep Tayyip Erdogan, des nationalistes ont attaqué le journal Afrika qui avait critiqué l’offensive contre les Kurdes de Syrie (opération Rameau d’olivier) et établi un parallèle avec l’intervention à Chypre en 1974. Cette violence illustre les rivalités qui affligent l’île. Sur le territoire de Chypre, la répartition du pouvoir est complexe : au nord, la République turque de Chypre du Nord-RTCN, une zone peuplée de Chypriotes turcs, occupée par l’armée turque depuis 1974 ; au sud, un espace contrôlé par la République de Chypre, où le pouvoir est exercé par des Chypriotes grecs. Issues d’un conflit, ces deux entités sont séparées par une zone tampon où se trouve stationnée depuis 1974 une force d’interposition de l’ONU, la Force des Nations Unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP). Ajoutons qu’après l’indépendance de Chypre en 1960, la Grande-Bretagne a conservé deux bases militaires (Dhekelia, Akrotiri), sur la côte sud. La proximité de cet espace insulaire avec le Proche-Orient contribue à expliquer cet état de fait. Le poids de l’histoire est considérable et plusieurs acteurs extérieurs ont influé ou continuent d’influer sur l’évolution de l’île.

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Carte de Chypre en 2017.
Source de cette carte de Chypre en 2017 : Mathieu Petithomme « Chypre : l’impasse des pourparlers de réunification », Questions internationales n°87 - septembre-octobre 2017, La documentation Française.

I. Un carrefour insulaire

L’île de Chypre se situe en Méditerranée orientale, très près des côtes de Turquie, de Syrie, du Liban, d’Israël et d’Égypte. Cela la place au contact direct d’une zone particulièrement instable : le Proche-Orient. La tumultueuse histoire de cette région pesa constamment sur les Chypriotes. L’île connut différents centres de pouvoir, aujourd’hui disparus ou délaissés. En 1192, la maison des Lusignan prit la direction du royaume et en fixa la capitale à Nicosie. La ville se trouvait idéalement située : sur la rivière Pedieos, pour l’approvisionnement en eau ; au cœur de l’île, donc équidistante des différentes régions ; dans la plaine de la Mésorée, principale zone agricole, pour l’alimentation des citadins. Nicosie est l’épicentre de tous les événements importants qui marquèrent l’évolution de l’île depuis près d’un millénaire. Moins connu que celui qui traversait Berlin entre 1961 et 1989, un mur de séparation matérialise, au cœur de la capitale, la coupure du pays en deux. La division politique de l’île, la zone tampon instituée en 1964 à Nicosie puis généralisée en 1974 et l’emprise des bases britanniques (Dhekelia, Akrotiri) fragmentent le territoire de Chypre. La découverte récente d’hydrocarbures offshore suscite des tensions autour de la délimitation des zones économiques exclusives des États riverains.

Chypre est peu étendue : 9 251 km², ce qui la place derrière la Sicile, la Sardaigne ou la Crète, à peu près à égalité avec la Corse. Ce territoire est marqué par les caractéristiques de l’insularité, plus ou moins pesantes selon les périodes de son histoire : un relatif isolement, des particularismes, une économie en partie dépendante de l’extérieur, des difficultés à maîtriser son sort.

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Plus arrosé que la chaîne de Kyrenia, le massif du Troodos est le château d’eau de l’île, source de plusieurs fleuves ou rivières (notamment le Pedieos) qui viennent irriguer la plaine fertile de la Mésorée. Mais la sécheresse du climat méditerranéen est particulièrement marquée, ce qui pose depuis toujours le problème des disponibilités en eau. L’existence des habitants, ainsi que le développement des aptitudes agricoles et des activités touristiques, dépendent de la plus ou moins grande capacité à mettre en place et à entretenir des systèmes hydrauliques efficaces. L’agriculture, autrefois prospère et source importante de richesse, occupe aujourd’hui une place modeste dans la vie économique (2,3 % du PIB de la République de Chypre). Les troubles dans l’île tout au long du XXe siècle ont entravé la modernisation de l’agriculture de la Mésorée, la grande plaine centrale. La coupure de l’île a ruiné les exploitations dans la partie nord. Depuis plus de quarante ans, les habitants attendent la mise en œuvre du programme d’aménagement promis par Ankara pour améliorer l’agriculture de la zone turque.

Chypre occupant une position de carrefour, son insularité ne l’empêcha pas de profiter très précocement de la révolution néolithique. Elle fut ensuite incorporée à toutes les grandes constructions politiques proche-orientales de l’Antiquité, tout en préservant une plus ou moins grande autonomie jusqu’à la domination macédonienne. Elle choisit l’hellénisme dès la période achéménide et appartint au vaste empire d’Alexandre, puis le diadoque Ptolémée en prit le contrôle. Après les conquêtes de Pompée en Orient, Chypre intégra l’Empire romain. Lors du partage du IVe siècle, elle échut à l’Empire romain d’Orient. Durant tout le Moyen-Âge, Chypre fut une plate-forme importante des échanges commerciaux et des affrontements entre l’Orient musulman et les puissances chrétiennes. Elle tomba aux mains de l’Empire ottoman, sous lequel son économie périclita et la population chrétienne souffrit. Elle appartint à l’empire colonial britannique de 1878 à 1960. Pour Londres elle eut une valeur stratégique variable : brièvement importante pour contrer l’avancée russe en Méditerranée à la fin du XIXe siècle, cruciale pendant la Première Guerre mondiale pour affronter l’Empire ottoman, considérable depuis la Seconde Guerre mondiale pour peser sur l’évolution du Proche-Orient. Aujourd’hui, la République de Chypre argue de cette situation de carrefour pour encourager l’implantation d’entreprises étrangères. Elle valorise le très riche patrimoine culturel accumulé au fil de ces différentes époques pour attirer les touristes étrangers.

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Dans l’Antiquité, Chypre fut le principal fournisseur de cuivre du bassin méditerranéen. Cette ressource généra une importante activité métallurgique aujourd’hui pratiquement disparue. Les exportations de matière première et de produits finis contribuaient largement à la prospérité de l’île. Temps révolus : les gisements sont épuisés et une seule mine reste en activité, celle de Skouriotissa. Les habitants tentent désormais de faire des sites d’extraction une attraction touristique. Le sous-sol ne recèle aucune autre ressource notable. Cela a contribué à l’absence d’activité industrielle significative jusqu’à nos jours (10,6% du PIB de la République de Chypre). Découvert à partir de 2009 dans la région maritime comprise entre l’Égypte et la Turquie, le « bassin du Levant » recèlerait, selon les estimations de l’US Geological Survey, 3 400 milliards de mètres cubes de gaz naturel. Des experts comparent ce gisement à celui de la Mer du Nord. En 2011, d’importantes réserves ont été localisées au large de la côte sud de l’île. La République de Chypre entend bien s’appuyer sur ce pactole pour améliorer sa situation économique. Mais la mise en exploitation du gisement Aphrodite se heurte au problème des investissements et aux revendications de la Turquie.

L’île participa de tout temps aux échanges maritimes en Méditerranée, mais la valorisation de cet atout est limitée par les sanctions que la Turquie a prises à l’encontre des navires battant pavillon chypriote ou ayant fait escale dans un port de la République de Chypre. Toutefois, cette dernière, à l’instar de la Grèce, tire parti de sa longue tradition navale pour offrir un pavillon de complaisance (2% de flotte mondiale, soit1 053 navires totalisant une capacité de 33 Mt de port en lourd) qui contribue pour 5% au PIB du pays. Ceci, joint à une politique fiscale “attractive“ et à un système bancaire peu regardant, vaut à la République de Chypre une réputation douteuse et la présence de personnages ou d’entreprises pas toujours recommandables. Cette particularité remonte à la guerre civile libanaise (1975-1990), qui provoqua le transfert des activités bancaires de Beyrouth vers Nicosie. La fin de la Guerre froide a entraîné l’afflux des fortunes russes (notamment à Limassol où l’on décompte 30 000 résidents russes). Cela a contribué à amplifier les activités des banques chypriotes. Les difficultés de ces dernières sont à l’origine de la très grave crise financière qu’a connue le pays en 2008-2013. Le pays dut faire appel à l’Union européenne qui le plaça sous surveillance et lui imposa des réformes. La crise est officiellement terminée depuis 2016. La disponibilité d’importantes quantités de capitaux explique que la construction immobilière ait connu un essor important. Les investissements s’orientent également vers le tourisme (favorisé par le climat, l’omniprésence de la mer et le capital culturel) qui est devenu le secteur le plus important de l’économie chypriote (15% du PIB de la République de Chypre, qui reçoit 3 millions de visiteurs par an). De son côté, la RTCN tente de devenir un “casino flottant“ pour les ressortissants du Proche-Orient mais cela ne suffit pas pour lui éviter de stagner dans le marasme économique.

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La population de Chypre est faible : 1 116 500 habitants. Les habitants sont inégalement répartis dans l’espace. Si les faibles densités s’expliquent en partie par les conditions naturelles (relief inhospitalier, notamment le massif du Troodos), le dépeuplement du Nord résulte de l’expulsion des Chypriotes grecs lors de l’invasion turque en 1974. L’implantation de colons turcs venus d’Anatolie est loin d’avoir compensé cette perte. Les statistiques démographiques, fragmentaires, portent avant tout sur la République de Chypre. La population affiche un vieillissement marqué : 15,16 % de la population ont moins de quinze ans, 29,4 % ont moins de 25 ans, 11,8 % ont 65 ans ou plus. Avec 1,47 enfants par femme, le remplacement des générations n’est plus assuré. Comme partout où il se produit, ce phénomène obère l’avenir.

Dans la partie turque, le niveau de vie serait trois fois plus bas que dans la partie grecque.

Avec un indice de développement humain élevé (0,856), la République de Chypre se situe au 33e rang mondial (au niveau de Malte ou de la Pologne, légèrement en-dessous de la Grèce et largement au-dessus de la Turquie). Les dépenses d’éducation atteignent 6,4 % du PIB et le taux d’alphabétisation de la population dépasse 99 %. Cela garantit une main-d’œuvre qualifiée, mais n’empêche pas le chômage (10% de la population active de la République de Chypre) car l’activité économique est insuffisante (la crise économique a provoqué le départ de 25 000 personnes). Les dépenses de santé représentent 7,4 % du PIB et l’espérance de vie est assez élevée : 81,6 ans pour les femmes, 75,8 ans pour les hommes. Un niveau comparable à celui de la Pologne ou des États baltes. La Turquie affiche des performances bien inférieures. D’ailleurs, selon les estimations, dans la partie turque, le niveau de vie serait trois fois plus bas que dans la partie grecque.

La population de Chypre est hétérogène. La délimitation du périmètre d’attribution de la nationalité chypriote (question des colons turcs) dans la perspective d’une réunification constitue l’un des points débattus dans les négociations. Le nombre est un facteur important pour la répartition du pouvoir et des ressources dans la perspective qui semble la plus adaptée au cas chypriote : la mise en place d’un État fédéral associant deux entités fondées sur l’appartenance communautaire. Par conséquent, les chiffres qui circulent sont sujets à caution. En l’absence de recensement contemporain fiable, les extrapolations se basent sur celui de 1954. À cette date, les Chypriotes grecs représentaient 80,2 % de la population et les Chypriotes turcs 17,9 %. Avant la partition, les Chypriotes grecs étaient présents sur l’ensemble de l’île et les Chypriotes turcs étaient disséminés un peu partout (mais regroupés dans 45 enclaves depuis 1964). En 1974, les transferts forcés de population ont vidé la partie nord de ses habitants grecs et la partie sud de ses habitants turcs. Après une décennie de ségrégation spatiale, il s’est produit un processus d’épuration ethnique.

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Les deux parties de l’île ont des institutions politiques distinctes. Elles jouissent d’un régime démocratique, mais la partie nord subit depuis 1974 les avatars de l’autoritarisme caractéristique des pouvoirs turcs successifs. Des élections pluralistes sont régulièrement organisées dans les deux entités. De part et d’autre, dans les campagnes électorales, la question de la réunification occupe une large place. Au sein des deux communautés, une majorité semble favorable à celle-ci, mais la plupart des habitants de l’île ne souhaitent pas la réaliser à n’importe quel prix. La communauté turque tient à limiter le

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dimanche, 11 février 2018 | Lien permanent

L'Espagne 1479-2018 : la Catalogne existe-t-elle vraiment ?

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L'Espagne 1479-2018 : la Catalogne existe-t-elle vraiment ?

Jesús Sebastián Lorente
Diplômé en droit, sciences politiques et histoire contemporaine,
Responsable des collections Bibliothèque Métapolitique et Originis de l’éditeur espagnol Fides.

Ex: https://metamag.fr

Carlos Puigdemont, le Président catalan destitué, exilé en Belgique et qui craint d’être arrêté s’il rentrait en Espagne, ne se représentera pas. On a toujours su que c’était un grand courageux ! Son groupe propose donc  Jordi Sanchez, le président emprisonné d’une association indépendantiste . La Catalogne, région de 7,5 millions d’habitants est placée sous la tutelle de Madrid depuis la proclamation, restée sans effets, le 27 octobre à Barcelone d’une “République catalane”.  Dans un discours pugnace au ton solennel, devant les seuls drapeaux catalan et européen, Charles Puigdemont a fustigé « les abus de l’État espagnol  », qui cherche selon lui à “criminaliser l’indépendantisme”. “La Catalogne a gagné le droit à se convertir en une république indépendante”, a-t-il réaffirmé. “Cet objectif est incontournable et c’est pourquoi il faudra continuer à faire de la politique depuis l’intérieur et depuis l’extérieur” du pays», a-t-il dit. Un de nos correspondants en Espagne a souhaité lui répondre. ML.

Souvenirs de la mémoire historique

Le royaume d’Espagne apparaît indissolublement fondé en 1479 avec l’union dynastique des soi-disant Rois catholiques, en fusionnant les couronnes de Castille et d’Aragon. Catalogne, à savoir, l’ensemble des comtés et marques (avec Barcelone à la tête) sous la souveraineté du roi d’Aragon, sera pleinement intégrée avec les autres territoires du patrimoine royal aragonais. Or il n’est pas vrai, comme le soutient certains Français de langue catalane (Alain Santacreu), que le mot Espagne n´était pas d´usage avant 1812. De nombreux documents médiévaux se réfèrent au nom de l’Espagne (parfois, aussi, aux Espagnes) en référence aux peuples de la péninsule ibérique. Lorsque Christophe Colomb est arrivé en Amérique en 1492, il n’a pas baptisé la grande île découverte comme «L’Espagnole» par pur produit de son inventivité.

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Dénomination d’origine latine (Hispania), le nom de l’Espagne est dû, précisément, aux guerriers et aux colons francs venus aux royaumes chrétiens en quête de prestige militaire ou de terres à cultiver. Américo Castro a défendu le caractère endogène du nom de l’Espagne, à laquelle il a attribué une origine islamique, tandis que celle de “espagnol” aurait une origine provençale. Dans tous les cas, Manuel Alvar a souligné «l´empreinte franque» de ces dénominations, ce qui montre que le nom de l’Espagne est un terme créé et diffusé à partir du Midi français, par opposition à l’«hom de muntanya» (gens libres des Pyrénées) à l’«hom de Espanya» (chrétiens et musulmans des basses terres). Cela ne veut pas dire que l’Espagne était une unité homogène, bien sûr, comme ce n’est pas le cas aujourd’hui. Comme la plupart des grands États-nations européens, en Espagne, il y a eu des différences de peuples et de sensibilités culturelles, ethniques et linguistiques (jusqu’à récemment), mais c’est aussi le seul pays européen qui a été confronté à ce problème (problème merveilleux!) tout en profitant de l’impulsion démocratique, pour culminer en un État hétérogène, composé et complexe dans lequel tous les territoires et leurs peuples ont vu reconnaître leur personnalité particulière.

L’Espagne est-elle un État fédéral ?

L’Espagne est, à l’heure actuelle, l’État de l’Europe avec la plus grande décentralisation territoriale (peut-être aussi, du monde). Aucun État fédéré (de l’Allemagne aux États-Unis) n’a les pouvoirs financiers, législatifs et exécutifs dont jouissent le Pays basque et la Catalogne. Depuis 1978, l’Espagne a opté pour une «autonomisation communautaire» progressive et sans limitations définitives, au lieu d’une «fédéralisation», peut-être à cause des souvenirs négatifs que ce type de régime a suscité dans l’esprit de nombreux espagnols. L’Espagne n’est pas la France jacobine, ni l’Italie régionale, ni l’Allemagne fédérale. L’Espagne est ‒et cela est vérifiable politiquement et juridiquement‒ l’État-nation qui a accordé une plus grande autonomie à ses nationalités et régions historiques. Les Communautés autonomes en Espagne jouissent de toutes sortes de privilèges politiques: leur propre finance, leur propre budget, une éducation autonome, la santé, la police, la liberté des radios et des télévisions publiques … et, bien sûr, l’officialité de leur propre langue (catalan, galicien, valencien, euskera, mais aussi l’asturien et l’aragonais, dans une moindre mesure). Ce fut un engagement espagnol clair en faveur du bilinguisme que les autorités catalanes ont déjoué tout en discriminant l’espagnol (ou le castillan, comme ils préfèrent l’appeler) au profit de l’unilinguisme catalan. Est-ce qu’un Français accepterait qu’en Bretagne ou en Roussillon, seul le breton ou le catalan soit parlé et que le français soit déplacé des médias, des écoles, de l’administration, des entreprises, de l’université…?

Désinformation sur la «question catalane»

Dans le monde globalisé où l’information est disponible pratiquement à temps réel, je ne pense pas qu’il soit nécessaire de rappeler la situation que traverse l’Espagne avec l’«affaire catalane» même si on aura remarqué comment l’information est aujourd’hui suspecte, n’approfondit jamais rien parce que surfant en temps réel sur la vague des événements. On a évoqué en France à propos de la réaction du gouvernement espagnol, les « heures sombres » de l’histoire de la péninsule, Franco et tutti quanti. Certains Français, comme M. Santacreu, n’argumentent plus mais anathématisent, ils parlent par exemple de «déclaration caudillesque de la destitution du gouvernement catalan » ou « d’application martiale de l’article 155 de la Constitution». Caudillesque! Martiale! Or, en Espagne, il n’y a personne avec le traitement de caudillo. En Espagne ne régit plus la loi martiale, mais la Constitution. Et en parlant de la Constitution, n’est-ce pas la loi suprême qui se doit d’être appliquée? Pourquoi les Français se sont-ils donc étonnés de l’application d’un de ses articles? Tous les actes et manifestations des autorités et des politiciens catalans dans le soi-disant «processus vers l’indépendance», y compris la déclaration de celle-ci, constituent une preuve (pas un indice) ‒ télévisées et retransmises en direct‒ d’avoir commis les crimes graves de « rébellion »  et de « sédition ». Ou bien n’y aurait-il plus de « crimes politiques » ?

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Bien sûr, l’Espagne « martiale et caudillesque », dans son empressement à détruire l’identité catalane, permet curieusement l’existence de partis indépendantistes qui menacent l’intégrité territoriale de l’État et, gracieusement, les récompense avec un régime électoral qui va jusqu’à donner la préférence à ses résultats dans les élections régionales. Il s’avère que ni l’Allemagne, ni la France, ni le Portugal ne tolèrent l’existence de partis indépendantistes (qui bien entendu aspirent aussi à la sécession d’une partie du territoire national). En Allemagne, de tels partis sont simplement considérés de facto comme illégaux. En France, la Constitution stipule que « La France est une République indivisible (…) La souveraineté nationale appartient au peuple (…) Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice (…) Les partis et groupements politiques (…) doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie» même si actuellement que ce soit en Corse ou dans ses territoires d’Outre-mer, la France jacobine se délite totalement. En Portugal, ils sont plus expéditifs: «Les partis politiques qui, par leur désignation ou par leurs objectifs programmatiques, ont une nature ou une portée régionale, ne peuvent être constitués».

Mer et terre: le vide face à l’enracinement

Et ici nous arrivons à l’ouvrage célèbre de Carl Schmitt, avec qui on nous offre souvent chez les géopoliticiens littéraires une explication géopolitique particulière de la «discorde séculaire» entre la Castille (sic) et la Catalogne, ce qui serait un exemple clair de l’opposition élémentaire entre «la terre et la mer». Outre le fait qu’il existe deux communautés autonomes en Espagne qui portent le nom de l’ancienne terre castillane, la Castille n’existe plus. La Castilla s’est auto-immolée pour construire l’Espagne et s’est saigné dans l’aventure américaine, l’Amérique latine. Il n’y a pas de confrontation entre les Castillans et les Catalans, il y a seulement une scission entre près de la moitié de la population catalane (souverainiste ou séparatiste) et l’autre moitié (constitutionnaliste ou espagnoliste).

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Bien sûr, il n´est pas vrai que la Catalogne « a été ouverte à la modernité de la Réforme protestante » (à quelques exceptions près, les Catalans étaient farouchement catholiques), que la Catalogne était une puissance maritime (la puissance méditerranéenne était la Couronne d’Aragon avec sa présence dans les îles de la Méditerranée, en Italie, en Grèce et à Byzance) et que Madrid ‒«une aberration de choix géographique qui a déterminé le destin historique de l´Espagne» comme le remarque Alain Santacreu‒ était une sorte de capitale sous-développée dans les mains des «hidalgos, des propriétaires terriens et de la bourgeoisie rentière, alors que la côte basque (cantabrique) et catalane (méditerranée) se sont développées industriellement en raison de son caractère thalassocratique mais les zones industrielles de l’Allemagne sont concentrées dans la Ruhr et celle de la France dans les régions limitrophes de l’Allemagne et du Benelux. Or ce sont des zones continentales et très peu thalassocratiques apparemment. Et même pour Madrid, nous noterons au passage que les plus grandes capitales européennes (Paris, Berlin, Rome, Moscou) sont situées à l´intérieur des terres. C’est comme si les décisions politiques ‒y compris celles du général Franco‒ qui privilégiaient l’infrastructure côtière (la politique du tourisme de plage) au détriment du développement de l’intérieur de la péninsule ibérique, n’avaient pas été mises en pratique. C’était peut-être une méthode, comme une autre, de gagner le soutien inconditionnel des bourgeoisies basques et catalanes mais ce qui est certain en tout cas c’est que par cette politique franquiste, les Catalans se sont enrichis et sans aucun scrupule. La même méthode a été suivie par les différents gouvernements démocratiques nés du régime de 1978.

Quoi qu’il en soit, dans les thalassocraties on trouve l’émergence de la modernité, du capitalisme (et son mentor, le protestantisme), le commerce libre, qui furent en effet les attributs de la «bourgeoisie catalane», une modernité maritime en ce qu’elle «consacre le primat de l’économie sur le politique» contre le «capitalisme tellurique» de Madrid (en espagnol, le terme “tellurique” se réfère plus au souterrain qu’au terrestre). Cette modernité soulignerait le caractère profondément économiste de la Catalogne. Et nous avons toujours défendu “le primat du politique sur l’économie”. La Catalogne des indépendantistes rejoint effectivement le modèle des puissances thalassocratiques, commerciales, maritimes, universelles, liquides c’est-à-dire sans espace et ouvertes à tout vent, déracinées et sans frontière. La géopolitique identitaire à l’envers, en somme l’apologie du «petit nationalisme» et de la modernité capitaliste. Carthage contre Rome? Or ne serait-ce pas mieux Rome contre Carthage ?

Une apologie de la modernité capitaliste

Si l’alternative « monde unipolaire » et « monde multipolaire » rencontre l’opposition Mer et Terre c’est qu’un monde multipolaire délite la notion territoriale de frontière. Dans le monde actuel, la logique de la terre est plus que jamais confondue avec une logique continentale, celle de l’Europe dans son ensemble (ou celle de l’Eurasie), tandis que la logique maritime, incarnée jusqu’à récemment par l’Angleterre, est désormais celle de l’Empire, l’Amérique du Nord. De même, pourrait-on dire, l’alternative entre la construction de l’Union européenne en tant que simple espace de libre-échange transatlantique et sa construction en tant que puissance continentale autonome, montre encore plus cette opposition de la Terre et de la Mer dans la mesure où la mer est du côté du commerce, tandis que la terre est du côté du politique pris dans son essence». L’histoire schmittienne se présenterait donc comme une opposition entre «ceux qui vivent sur la terre ferme» et «ceux qui écument les mers», histoire qui a trouvé son expression la plus fascinante dans la lutte entre l’Angleterre et la France napoléonienne, le dualisme existant entre terre et mer marquant de son empreinte toute la période récente de l’histoire européenne.

Le Nomos de l´Espagne

Selon Santacreu, la « discorde séculaire » entre la Catalogne et la Castille a empêché la constitution d’un ordre national fondamental et c’est ce qui expliquerait pourquoi « l’Espagne serait restée sans nomos». Selon Schmitt lui-même, «le nomos est la forme immédiate dans laquelle devient visible, en termes d’espace, l’ordre politique et social d’un peuple… Nomos est la mesure qui distribue et divise le sol du monde dans un ordre particulier, et, en vertu de cela, représente la forme d’organisation politique, sociale et religieuse…». Le nomos espagnol est organisé en deux niveaux: sa répartition territoriale du pouvoir parmi dix-sept Communautés autonomes et son intégration inconditionnelle dans le projet de l’Union européenne. Un nomos qui a été un succès de la coexistence pacifique des peuples et un exemple pour de nombreux autres pays. La communauté super-autonome de la Catalogne fait partie de ce nomos sans interruption depuis 1479.

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La Catalogne est un grand pays, un peuple formidable, un exemple constant pour toutes les générations d’espagnols, un miroir où l’effort, le travail, le savoir-faire, l’art, le dialogue se reflètent partout mais après quarante ans d’endoctrinement indépendantiste, à travers les médias publics couverts par tous les espagnols, à travers une intolérable propagande anti espagnole, l’«affaire Catalogne» semble avoir atteint un point de non-retour. Il est fort probable que l’Europe de Bruxelles (ou ce qu’il en restera après les élections italiennes) changera de stratégie et, compte tenu du caractère insoluble du problème catala

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samedi, 10 mars 2018 | Lien permanent

Ethnofuturisme ? Une recension de Rebirth of Europe

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Ethnofuturisme ? Une recension de Rebirth of Europe

Andrew Joyce

Ruuben Kaalep & August Meister
Rebirth of Europe - The Ethnofuturist Manifesto
Arktos, 2020

Il existe de nombreuses façons de décrire l'époque dans laquelle nous vivons, et aucune n'est optimiste. C'est pourquoi je considère que ce n'est pas une mince affaire que Ruuben Kaalep et August Meister, deux jeunes ethnonationalistes des pays baltes, soient parvenus à élaborer un manifeste extrêmement positif, et même réjouissant, à partir des déchets puants et des engouements imbéciles de l'époque actuelle. H.L. Mencken a suggéré un jour que "tout gouvernement, dans son essence, est une conspiration contre l'homme supérieur". Le gouvernement moderne de l'Occident est une conspiration contre le seul homme blanc, et la question de savoir comment renverser cette conspiration est le plus grand défi de notre époque. Elle a donné lieu à une prolifération de manifestes et de façons de décrire notre politique, tous dans le but de renverser la vapeur sur le plan politique et de ramener à la raison la majorité des Européens, où qu'ils vivent dans le monde.

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Ruuben Kaalep

Mais cette prolifération d'idées et de méthodes a probablement aggravé nos maux plutôt que de les soulager. Aujourd'hui, nous sommes confrontés à de la confusion: de nombreuses auto-suggestions ont été élaborées qui ne semblent qu'exacerber les factions. Et nous avons cuisiné un véritable ragoût de manifestes qui se contredisent les uns les autres ou suggèrent des points d'intérêt différents. Une grande partie de ce qui passe aujourd'hui pour la philosophie ethnonationaliste contemporaine, en particulier dans l'Anglosphère, est sous-tendue par une sorte de paralysie apathique, et exprime une attente de quelque chose d'indéfini mais néanmoins d'ardemment désiré. Je crois que la chose à laquelle nous aspirons le plus est la clarté et la confiance. La clarté de notre position. La clarté de ce qui nous arrive. La clarté de nos options. Et la confiance de voir ces options avancer dans nos sociétés. Kaalep et Meister réussissent là où d'autres échouent, car Rebirth of Europe est un chef-d'œuvre qui nous donne confiance et offre enfin de la clarté.

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Ruuben Kaalep est un nationaliste estonien qui se décrit comme un ethnofuturiste. Il est l'un des fondateurs du mouvement de jeunesse Blue Awakening (Sinine Äratus) et du Parti populaire conservateur d'Estonie (EKRE). Il est également membre du Parlement estonien depuis 2019, où il appartient à la commission des affaires étrangères et préside le groupe chargé de plancher sur la liberté d'expression. À part cela, je ne sais pas grand-chose de lui, ce qui en dit plus sur mon ignorance des affaires relatives au nationalisme est-européen que sur l'étendue de ses activités.

Les images que nous trouvons de ce théoricien et parlementaire révèlent un jeune homme joyeux qui lui donne l'air d'un artiste excentrique, doté d'une sensibilité qui se retrouve dans ce livre sous la forme d'une confiance rhétorique excentrique et irrépressible. Kaalep a écrit Rebirth of Europe avec August Meister, qui semble être le pseudonyme d'un écrivain balte, expert en histoire et en politique, entre 2015 et 2017. Tous deux sont clairement talentueux, cultivés et bien formés. Bien que nous soyons maintenant près de quatre ans après la rédaction finale du texte, celui-ci n'a pas du tout vieilli puisqu'il s'abstient de discuter des menus détails de la politique contemporaine (il n'y a qu'une ou deux références fugaces à Trump, par exemple) au profit d'une vision beaucoup plus grande et plus large de la scène politique mondiale.

Rebirth of Europe est un texte court mais incroyablement subtil d'une centaine de pages, divisé en trois chapitres. Le premier chapitre, "La lutte de notre temps", est une description succincte des causes fondamentales et des manifestations patentes du déclin européen. Le deuxième chapitre, "Ethnofuturisme", est un appel à une politique ethnonationaliste prête à accepter pleinement la technologie et à avancer dans l'histoire. Le troisième chapitre, "Les aspects géopolitiques de l'ethnofuturisme", offre une vue d'ensemble des perspectives d'avenir de l'ethnonationalisme européen sur la scène internationale.

Le livre s'ouvre sur un grand style philosophique qui, dans son appel au "principe organique", m'a quelque peu rappelé l'ouverture d'Imperium de Yockey. Ce que le premier chapitre décrit pour l'essentiel, c'est l'état spirituel et politico-culturel d'une civilisation en crise. La crise européenne, comme nous ne le savons que trop bien, se déroule à de multiples niveaux, les Européens étant confrontés à l'emballement de la technologie, à des concepts d'individualisme renégats, à une migration de masse, à une subversion calculée, à la trahison et à la corruption internes, et à la perte de tout lien avec le passé. Ce dernier point est l'une des principales préoccupations de Kaalep et Meister, la solution proposée étant une tentative d'arraisonner l'avenir tout en intégrant des éléments du passé, en évitant les dérapages nostalgiques simplistes.

Dans un sens large, il s'agit d'une idée peu originale, et je veux dire par là que je félicite les auteurs plutôt que de les dénigrer. Ce que je veux souligner, c'est qu'une telle proposition ne doit pas être considérée comme du charlatanisme, ni même comme une pensée propre à une chapelle émanant de la marginalité politique. L'un des représentants les plus impressionnants et les plus profonds de cette approche est Keiji Nishitani (1900-1990), un disciple japonais de Martin Heidegger et l'un des principaux philosophes des religions du XXe siècle [1], qui s'est immergé profondément dans la philosophie européenne, et lui a témoigné un grand respect, tout en s'interrogeant sur ce que le modernisme et la technologie de l'Occident signifieraient en fin de compte pour sa propre civilisation.

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Ce questionnement a finalement conduit Nishitani à s'opposer farouchement aux tendances nihilistes de la modernité européenne/occidentale (voir, par exemple, son ouvrage The Self-Overcoming of Nihilism), et à proposer quelque chose qui ressemble remarquablement à l'archéofuturisme défendu plus tard par feu Guillaume Faye et, en fait, par Kaalep et Meister dans le volume que je recense ici. Dans une série de conférences données à l'Association bouddhiste Shin à Kyoto entre 1971 et 1974, Nishitani a élaboré du sens face à la confrontation entre la culture japonaise et ces éléments du modernisme occidental que nous décririons aujourd'hui simplement comme le globalisme [2].

Nishitani a rejeté l'individualisme extrême, qui considère le Soi comme à la fois singulier et autonome - par opposition à singulier mais intégré dans une communauté et un héritage. Associée à la science et à la technologie, ainsi qu'à un matérialisme effréné, la vision individualiste extrême du Soi conduirait, selon Nishitani, à l'effondrement de toutes les relations humaines interpersonnelles significatives. L'athéisme matérialiste, incapable de placer l'individu dans le contexte plus large de l'univers comme lieu divin et source créatrice, conduirait à l'atrophie totale de la culture et à la régression de l'humanité. Le professeur Robert Carter, un spécialiste de Nishitani, souligne que:

    La stratégie [de Nishitani] n'est pas de préconiser un retour au passé, car il est catégorique sur le fait que le passé est à jamais figé et hors de portée. Néanmoins, en tant qu'êtres humains, nous portons le passé en nous de bien des façons, et il nous incombe d'insuffler une nouvelle vie et une nouvelle signification à la tradition, alors qu'elle est façonnée et remodelée par la science, la technologie et les cultures occidentales. Il est partisan du changement, mais d'un changement qui n'oublie pas de porter son passé vers l'avenir comme un ingrédient du "mélange de sens" qu'une vie de qualité exige toujours. La personne authentique est celle qui vit dans le présent avec un œil sur le passé et un autre sur l'avenir, sur l'espoir et les possibilités. Nishitani pense que ce que l'on attend de nous dans le monde moderne et postmoderne, c'est que nous détruisions et reconstruisions simultanément notre mode de vie traditionnel à la lumière des changements induits par le siècle dans lequel nous nous trouvons. Cependant, nous ne devons pas simplement rejoindre les laïcs qui ont abandonné la religion et une grande partie de la tradition. Ils vivent aveuglément, au gré des tendances et des modes du moment. De plus, ils ont accepté et préféré un nihilisme omniprésent qui leur fait comprendre de manière rationnelle la vérité de la condition humaine et, ce faisant, ils ont perdu toute conscience d'un arrière-plan métaphysique et spirituel durable par rapport au premier plan matérialiste et nihiliste, appauvri, de nos existences.

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Nishitani, qui suscite aujourd'hui une extrême prudence de la part des chercheurs contemporains en raison de son utilisation fréquente de l'allemand pour désigner "le sang et la terre" (Blut und Boden) et de son affirmation selon laquelle seules les civilisations européenne et est-asiatique peuvent être considérées comme prééminentes au niveau mondial [3], élabore une sorte d'ethnofuturisme sous forme poétique, en utilisant l'analogie du cerf-volant :

    Elle concrétise ce qui vient d'être dit sur l'importance de la tradition pour avancer vers un nouvel avenir, et rencontrer de nouvelles circonstances, tout en restant fidèle au passé. ... Comme un cerf-volant, le Japon a pu maintenir un cap stable, grâce à la "queue" de la tradition qui a servi à stabiliser son vol dans les vents du changement, tout en étant enraciné ou ancré par la "corde" de sa culture profonde. Un cerf-volant qui n'a pas le poids de la tradition et de l'enracinement ne fait que danser sauvagement, s'empêtrant dans les branches des arbres, ou s'écrasant au sol, ou encore se détachant complètement et perdant son passé distinctif. Ce qui a fait du Japon un pays capable de s'adapter à sa propre modernisation de haut niveau, ce sont ses traditions profondément enracinées. Il en résulte une forme de progrès plus équilibrée et plus stable [par rapport à celle observée en Occident]. Lorsqu'un vent violent souffle, la force de la tradition doit être mise à contribution. Mais... on ne peut pas faire voler un cerf-volant si sa queue est trop lourde. Il est de la plus haute importance de trouver un équilibre entre ces deux inclinations : vers la modernisation et le changement, et vers la tradition.

La lutte de notre temps

Dans Rebirth of Europe, Kaalep et Meister font presque exactement écho aux sentiments de Nishitani et commencent leur texte en avançant l'argument selon lequel le "cerf-volant" européen s'est vu couper la ficelle et la queue, ce qui l'entraîne dans une spirale de chaos. Ce chaos est cultivé par des éléments mondialistes qui veulent couper les liens de toutes les nations avec leur histoire et leurs traditions et tentent d'écraser les patrimoines génétiques uniques des différents peuples en les recouvrant d'une culture totalitaire commune tissée de conformité. Kaalep et Meister insistent sur le fait que "au XXIe siècle, le conflit fondamental oppose le mondialisme et le nationalisme. ... La lutte de notre époque ne se manifeste pas tant comme une guerre avec des rangées de tombes entourées de coquelicots et avec des charges de cavalerie, mais comme une lutte culturelle. Le monde doit soit devenir un, dirigé par une culture de masse totalitaire, soit redevenir multiple - une diversité d'ethno-états uniques". Le couple affirme que "le véritable ethnonationaliste se soucie de toutes les nations, et le principe de l'ethnonationalisme vise à fournir à chaque nation une patrie. Le nôtre est donc une rébellion contre les principes du libéralisme, qui considère que chaque pays appartient à tout le monde - et donc à personne. Le nationalisme cherche à sauver le monde".

41M3Z1gBvXL.jpgAu cœur de leur manifeste se trouve ce que Kaalep et Meister appellent "le principe organique", qui implique - une fois de plus en écho aux philosophies est-asiatiques de Nishitani et de l'école de philosophie de Kyoto à laquelle il était associé (mais avec des inflexions nietzschéennes et européennes pré-modernes) - "un principe de base non-duel de l'existence - la plus haute unité possible, au-delà du bien et du mal, qui intègre à la fois la réalité spirituelle et physique". Bien que cette rhétorique soit un peu trop tête en l'air à mon goût, elle est entrecoupée d'un langage suffisamment clair pour permettre à un lecteur peu familier avec la philosophie en question de retenir le message principal. En bref, Kaalep et Meister soutiennent que:

   Notre monde est un combat permanent entre les forces spirituelles et physiques, entre les identités, les religions, les cultures, entre "nous" et "eux". Au fur et à mesure que la vie s'étend, elle surmonte les résistances, elle devient plus complexe et inégale, et le conflit et la lutte sont donc des contreparties de la vie elle-même. ... Cette dialectique pourrait très bien être appelée le "cercle de la vie". La vie existe dans le mouvement, la différenciation et l'inégalité. ... L'inégalité universelle est un facteur qui permet au monde d'être dynamique et d'évoluer, en donnant à chacun une chance de trouver sa place dans le tout organique. C'est le principe de non-discrimination de l'État organique, qui s'oppose à l'humanisme mécaniste, selon lequel l'individu est considéré comme "un rouage de la machine", remplaçable selon les besoins d'un projet de super-État ou les besoins du marché.

Kaalep et Meister consacrent une section intéressante à la hiérarchie dans les sociétés européennes historiques, en réfléchissant au fait que, si les anciens systèmes de castes sont aujourd'hui très décriés, ils étaient en fait transparents et socialement satisfaisants. Par contraste, nos élites d'aujourd'hui prospèrent sur le fait que,

    Les hiérarchies mécanistes modernes sont secrètes et fondées sur un "mérite" purement matériel. ... Elles n'ont de comptes à rendre à personne, mais l'influence des niveaux supérieurs sur les niveaux inférieurs est totalitaire et sans aucun sens de la responsabilité éthique. Une hiérarchie verticale du pouvoir est établie ; les liens horizontaux sont affaiblis par des conflits internes et une idéologie de haine mutuelle, de compétition et d'individualisme, qui renforce le pouvoir des niveaux supérieurs. Le paradoxe aujourd'hui est le suivant : dans les conditions de l'idéologie de l'"égalité" totale, une quantité historiquement sans précédent de pouvoir appartient à ceux d'"en haut" par rapport à ceux d'"en bas". L

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lundi, 02 août 2021 | Lien permanent

1973-2023. Adriano Romualdi et l'union de l'Europe et de la politique

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1973-2023. Adriano Romualdi et l'union de l'Europe et de la politique

Etudiant ayant suivi attentivement les études historiques de Renzo De Felice, et de Giuseppe Tricoli et ayant acquis une vision traditionaliste du monde par la lecture de Julius Evola, Adriano Romualdi fut le plus jeune et le plus brillant intellectuel de sa génération.

par Gennaro Malgieri

SOURCE: https://www.barbadillo.it/110706-1973-2023-adriano-romualdi-e-il-connubio-europa-politica/

Adriano Romualdi (extrait du site web d'Azione Tradizionale)

Le "choix" européen, la réappropriation de la politique, la tentative de créer et d'imposer de nouvelles hégémonies peuvent-ils être les éléments de l'engagement de celui qui n'a pas manqué d'adhérer aux valeurs "objectives" à l'heure de la transmutation du sens et du bien commun ? L'ensemble de l'œuvre d'Adriano Romualdi, dont la jeune vie a été interrompue sur la Via Aurelia, dans un terrible accident de voiture, il y a cinquante ans, à seulement trente-trois ans, le 12 août 1973, est la réponse affirmative à cette question "cruciale". Une réponse qui, au vu de ce qui se passe dans le monde, mais surtout en Europe, nous semble la plus pertinente et la plus actuelle.

Étudiant ayant suivi attentivement les études historiques de Renzo De Felice et de Giuseppe Tricoli et ayant acquis une vision traditionaliste du monde par la lecture des oeuvres de Julius Evola, Adriano Romualdi a été l'intellectuel le plus jeune et le plus brillant de sa génération, un auteur aux vertus culturelles spécifiques, qu'il a maintenues derrière un militantisme politique non moins intense, lié à l'étude et à l'engagement d'un vaste corpus littéraire dans lequel nous puisons encore comme si un demi-siècle ne s'était pas écoulé : un jeune maître, en somme. Et les pierres angulaires de son œuvre sont celles énoncées par le culte des origines comme référence d'une civilisation qui voyait se perdre ses connotations originelles, ce qu'il a dénoncé avec une lucidité qui séduit encore aujourd'hui et qui fait de lui notre contemporain.

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Le choix européen

 Le "choix" européen de Romuladi, synthèse de sa vision politique et culturelle, est d'abord une manière d'être. Il s'exprime suite à la prise de conscience de la décadence de l'Europe, essentiellement comprise comme un creuset de culture, et dans le rejet de la civilisation qui en découle, produit par le sentiment de lassitude que nourrit la "souffrance du monde". La réaction à la "mythologie" du renoncement - typique de tous les temps dits derniers, et donc aussi du nôtre - ne peut trouver sa substance que dans la renaissance des idéaux actifs qui ont marqué la naissance et la formation de la civilisation européenne, avant tout la renaissance d'une volonté de puissance spécifique et différenciée, non seulement capable de garantir un "ordre politique" au Vieux Continent, mais aussi - et surtout - comme nécessité de redonner un rôle équilibrant à l'Europe à l'époque du relativisme éthique et du colonialisme économico-financier. Une vision déduite de la révolution conservatrice que Romualdi a "importée" en Italie à grand renfort de publicité.

L'Europe, dans ce contexte, se révèle donc être une idée plutôt qu'une simple expression géographique, à jeter dans la mêlée de la contestation "impériale" où le besoin de "paix européenne" (à l'époque de la grande confrontation planétaire et de la montée en puissance de la Chine) devient chaque jour plus urgent face à la transformation en champ de bataille (à l'époque "stratégique") de la vaste zone qui s'étend de l'Oural aux rives de l'Atlantique. A côté de cette perspective de défense, il y a aussi celle de la reconquête d'une identité européenne spécifique déformée par un "lavage de caractères" qui a commencé en 1945 et n'a jamais cessé, s'il est vrai que l'Europe a perdu son identité propre pour se reconnaître dans une Union sans âme gouvernée par des puissances méconnaissables et éloignées de l'esprit des peuples.

Le "choix" européen n'est pas étranger à la réappropriation du politique. Si toutes les idéologies hégémoniques ont été  -et sont encore plus aujourd'hui-  en crise ou ont disparu, c'est essentiellement en raison de l'échec de leur application à la gestion politique et de leur faiblesse intrinsèque. La négativité des modèles marxiste et libéral-démocrate est essentiellement due à la superposition de schémas fictifs et intellectualistes aux éléments "naturels" présents dans les communautés humaines qui ont produit l'annulation politique des subjectivités qui, submergées, n'ont cependant pas cessé d'exister et qui aujourd'hui, semble-t-il, réapparaissent de manière envahissante sur la scène "sociale", causant un traumatisme incontestable aux apologistes de la "vérité idéologique". Reprendre possession du politique, c'est donc essentiellement interpréter, organiser et représenter les "nouvelles subjectivités" qui sont alors la colonne vertébrale de la reconstruction communautaire, instance ultime de la refondation de l'ordre politique.

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C'est aux "nouveaux sujets" qu'il revient de recomposer les fragments du "social" au nom de l'hégémonie politique et d'une nouvelle politique des valeurs qui tienne compte de l'"objectivité" de ce social: une opération qui n'est certainement pas facile après des siècles de nominalisme débridé qui ont conduit au relativisme désolant d'aujourd'hui, une lande immorale dans laquelle non seulement toute dimension sacrée a été détruite, mais où l'on a nié toute légitimation du pouvoir qui ne soit pas liée à une "politique" d'intérêts et d'égoïsmes particuliers. Qui peut décider aujourd'hui - et sur la base de quels critères - qui est l'hostis et qui est l'amicus ? Les catégories fondamentales de l'ordre politique ont disparu, ou plutôt se sont transformées et le jugement de valeur est formulé exclusivement sur la base de considérations utilitaires et mercantiles, même en l'absence d'une légitimité éminemment politique se référant à une "éthocratie" reconnaissable et acceptable, c'est-à-dire représentative des valeurs civiles, historiques et culturelles d'un peuple, d'une communauté.

Cependant, dans la chute verticale des anciennes idéologies "hégémoniques", des idées niées refont surface. La nation est l'une de ces idées niées. Dans la perspective de la "grande politique", il est intéressant de suivre sa transformation: aujourd'hui, la nation n'est plus le type du 19ème siècle que nous a transmis la culture du Risorgimento, mais elle s'identifie à une patrie plus vaste et plus complexe : l'Europe.

C'est ainsi que les trois moments - "choix" européen, réappropriation de la politique, nouvelles hégémonies - sont étroitement liés et compris dans l'œuvre de Romualdi qui, bien qu'il n'ait pas élaboré de théorie spécifique à cet égard, s'y est appliqué précisément en vue de la formulation de ce que nous appelons la "nouvelle culture" et la "grande politique". Deux concepts qui représentent les pistes sur lesquelles court une "projectualité" de renaissance civile et/ou communautaire qui se situe à un moment extrêmement contradictoire en termes de culture et de politique, mais les deux profils, comme il est facile de le voir, sont étroitement liés.

20071112160010-conrom.jpgSi, d'une part, nous assistons à la reprise, par les courants de pensée les plus divers, de thèmes philosophiques et littéraires de nature révolutionnaire-conservatrice, essentiellement comme un symptôme de la crise des idéologies soutenant les "magnifiques destins et progrès de l'humanité", d'autre part, se répand une coutume culturelle tendant au dialogue - en soi très positive - dans laquelle semblent toutefois manquer le pathos de la différence, la reconnaissance des origines, la conscience de l'appartenance et la recherche d'une identité spécifique. Je crois que le dialogue et la tolérance ne sont pas synonymes d'abdication ou de recherche impossible de manières d'être, de statuts sociaux, de styles de vie totalement détachés d'un terreau. Si la plante n'est pas enracinée dans un humus plus que fertile, tôt ou tard elle se fane, elle meurt. Il y a environ deux siècles, Donoso Cortés parlait de "négations absolues et d'affirmations souveraines", une expression qui sonne comme un reproche au régime de médiation qui caractérise les affaires des démocraties soumises au mercantilisme, mais malgré cette habitude répandue, les raisons du décisionnisme radical semblent plus fondées que jamais aujourd'hui. C'est, à y regarder de plus près, la contradiction la plus tangible de notre époque, qui est celle des grandes décisions où les suggestions de la nostalgie s'accordent très mal avec les attraits d'un possible "should be".

La réflexion historico-politique

La réflexion historique et politique de Romualdi est certainement un point de référence pour ceux qui cherchent des réponses radicales dans le mouvement d'idées contemporain, caractérisé par une complaisance malsaine à l'égard d'un certain rejet nihiliste auquel Romualdi a voulu réagir en rejetant la logique compromettante de l'égalitarisme et de la massification, la marchandisation de l'âme et de l'esprit, la destruction de "notre" Europe, la profanation de la Tradition, la profanation de la mémoire historique des "vaincus", la négation des raisons les plus intimes de la vie de l'homme, dans le but plus général d'adapter "les valeurs de toujours" à la réalité changeante.

C'est ce patrimoine idéal que toute une génération a fait sien, cette génération née au début des années 50 qui considérait Romualdi comme un "frère aîné", orphelin de pères nobles ; et pour cette génération, le jour de la mort d'un jeune savant aimé marque la date du début d'un voyage "hors tutelle" qui verra les idées de Romualdi parcourir des chemins très différents avec les jambes de jeunes intellectuels qui, en tout cas, n'ont pas oublié sa "leçon" au fil du temps.

Le problème des origines

Le problème des racines, des origines, lié à la recherche d'une identité unitaire des Européens, a été le grand souci et la grande passion de Romualdi. Pensant largement et fort d'une conception géopolitique qui dépassait les limites étroites du nationalisme, Romualdi accordait une importance primordiale à la question de l'unité européenne. Il s'agit pour lui de donner un sens à l'idée d'Europe en redécouvrant les raisons et les éléments lointains de son existence et en les projetant dans le présent et l'avenir de manière à donner le sentiment d'une communauté culturellement, historiquement et politiquement accomplie.

Ce n'est pas une tâche facile car Romualdi lui-même n'a pas caché que, pour certains, la tradition européenne s'identifie au rationalisme, pour d'autres au christianisme et pour d'autres encore au classicisme. Tous ces aspects, quelle que soit la manière dont on veut les considérer, sont limités et particuliers. Il faut remonter beaucoup plus loin, selon Romualdi, pour dégager de l'ensemble de l'histoire spirituelle européenne le sens d'une tradition. Romualdi désigne le monde indo-européen comme le principe unificateur des peuples du Vieux Continent. Un monde caractérisé par un ordre spirituel fondé sur l'inégalité et des éléments agrégatifs naturels : la famille, la communauté, l'État, la religion, le droit. Dans cet ordre indo-européen, observe Romualdi, l'esprit de l'homme et les pouvoirs les plus élevés collaborent. L'intelligence humaine n'est pas contredite, mais complétée par la présence d'une intelligence de la nature et de l'univers. D'où l'impératif qui pousse cette rationalité humaine à devenir action, unifiant dans sa lutte les motifs de l'ordre humain et de l'ordre divin".

Nous sommes en présence, on le voit bien, d'une conception sacrée de l'existence. Une conception qui prévoyait, dans les temps dits "traditionnels", le déroulement de l'année, les fêtes, les règles morales et spirituelles, jusqu'à la culture des champs et l'entretien des maisons : un ordre cosmique dans lequel l'homme vivait en tant que membre d'une agrégation consciente d'avoir un destin différent de celui des autres communautés.

L'ordre indo-européen a connu des aurores et des couchers de soleil, des réapparitions fugaces et des oublis persistants, des siècles absents et des éclairs de lumière. Mais sa veine subtile ne s'est jamais totalement éteinte. Aujourd'hui encore, au milieu de nous, cet ordre métaphysique vit dans la possibilité constante de renaître : nous devons être capables de le "reconnaître" dans ses formes modifiées et, si possible, d'adapter la praxis politique à la métapolitique du comportement.

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Sur le fascisme

La réflexion de Romualdi sur les mouvements nationaux européens qui sont nés et se sont développés entre les deux guerres renvoie également au schéma des valeurs primaires typiques de la civilisation européenne et, en ce sens, il a abordé la critique des idéologies égalitaires et du siècle des Lumières. Dans l'essai Le fascisme en tant que phénomène européen, il écrit: "Le fascisme n'était pas seulement une doctrine expansionniste. Il incarnait une nostalgie des origines à une époque où se manifestaient des tendances qui nivelaient toute structure organique et spirituelle. En d'autres termes, le fascisme était la réaction d'une civilisation moderne qui risquait de périr précisément à cause d'un excès de modernité". La fin du fascisme, cependant, n'a jamais constitué une raison valable pour Romualdi de se plier à l'acceptation de l'historiographie de la défaite, ni pour lui de considérer le fascisme comme une "parenthèse" dans l'histoire européenne.

Au contraire, notre érudit a contemplé la décadence avec l'esprit militant de celui qui veut une renaissance, avec l'attitude de celui qui sait qu'au-delà des ténèbres du présent, il y a des horizons qu'il faut discerner, quel qu'en soit le prix. Pour Romualdi, l'horizon de la renaissance européenne ne pouvait être que la renaissance d'un mythe, de la "grande politique" comme expression d'une volonté de puissance.

C'est pourquoi le schéma d'aurores et de couchers de soleil qui caractérise l'histoire européenne, et dont Romualdi était pleinement conscient, n'a jamais abouti à son acceptation du nihilisme comme condition inéluctable de l'homme européen. Nietzschéen et fidèle à la vision cyclique de l'histoire, Romualdi a toujours cru aux événements historiques régénérant la conscience et la vie des peuples. La considération même de l'avènement des mouvements fascistes est le symptôme le plus clair de l'application d'une "méthode nietzschéenne" à l'analyse des grands événements. C'est également à Nietzsche que Romualdi doit la conception d'une "grande politique" à laquelle la droite italienne s'est souvent référée au début des années 1970. Il ressort des écrits de Romualdi - et en particulier de ceux que nous reproduisons ci-dessous - que son militantisme culturel et civique était entièrement projeté dans la mise en œuvre pratique d'un projet idéal et existentiel : la formulation non pas d'une théorie, d'une doctrine,

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jeudi, 17 août 2023 | Lien permanent

Claudio Mutti: Quelle Eurasie?

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Quelle Eurasie ?

Par Claudio Mutti

Source: https://www.eurasia-rivista.com/quale-eurasia/

Un célèbre roman dystopique [1], paru dans la deuxième année de la "guerre froide", présente le scénario fantaisiste de trois superpuissances continentales gouvernées par autant de systèmes politiques totalitaires: l'Océanie, l'Estasie et l'Eurasie. Cette dernière, soumise à un régime néo-bolchévique, englobe le vaste espace territorial qui s'étend de l'Europe occidentale et méditerranéenne au détroit de Béring. Telle est l'image de l'Eurasie modelée par un informateur au service de l'Information Research Department (IRD) du Foreign Office britannique, un "policier colonial" [2] prêté à la littérature, qui s'inspirait ouvertement des schémas de la propagande antinazie et antisoviétique [3].

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En réalité, le nom d'Eurasie circulait depuis longtemps dans les milieux scientifiques : utilisé par le géologue autrichien Eduard Suess (1831-1914) dans son ouvrage Das Antlitz der Erde [4], il avait été inventé par le mathématicien et géographe allemand Carl Gustav Reuschle (1812-1875) dans un Handbuch der Geographie [5] pour désigner le continent qui unit de manière indissociable l'Asie et l'Europe. En effet, le terme continent (du latin continēre, "tenir ensemble, garder ensemble") désigne bien une masse compacte de terre entourée d'eaux océaniques et maritimes, de sorte qu'il ne peut désigner ni l'Europe ni l'Asie, mais seulement l'ensemble continental dont l'Europe et l'Asie sont les éléments constitutifs.

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Si, en revanche, ignorant le critère géographique sur lequel repose la notion de continent, on voulait tracer une ligne conventionnelle entre l'Europe et l'Asie, on serait contraint de prendre comme ligne de démarcation l'Oural, une chaîne de montagnes qui n'atteint même pas 2000 mètres d'altitude (le sommet le plus élevé, Narodnaja, culmine à 1895 mètres au-dessus du niveau de la mer). Il faudrait ensuite poursuivre cette ligne de partage le long de l'Oural et de la côte nord-ouest de la mer Caspienne ; mais c'est là que commenceraient les problèmes et les désaccords, car selon certains, la frontière entre les deux supposés continents européen et asiatique serait la ligne de partage des eaux du Caucase, selon d'autres, la dépression de Kuma-Manyč au nord du Caucase.

Tout cela ne fait que mettre en évidence le caractère unitaire de la réalité géographique dont font partie l'Asie et l'Europe. Et que ce caractère unitaire ne concerne pas que la géographie physique devait déjà être pensé par les Grecs, puisqu'entre le 8ème et le 7ème siècle av. J.-C. la Théogonie d'Hésiode mentionne l'Europe et l'Asie comme deux sœurs, filles d'Okéanos et de Thétis, appartenant à la "lignée sacrée des filles [θυγατέρων ἱερὸν γένος] qui sur terre / élèvent les hommes à la jeunesse, avec le Seigneur Apollon / et les Fleuves : ils tiennent ce destin de Zeus" [6] ; et Eschyle, qui avait lui aussi combattu les Perses à Marathon (et probablement aussi à Salamine), parlait de la Grèce et de la Perse - représentatives de l'Europe et de l'Asie - comme de "deux sœurs de sang de la même lignée [ϰασιγνήτα γένους ταὐτοῦ]" [7].

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Mais venons-en à des temps plus récents. L'orientaliste, explorateur et historien des religions Giuseppe Tucci (1894-1984), qui a mené plusieurs expéditions archéologiques au Tibet, en Inde, en Afghanistan et en Iran, et qui a fondé en 1933 avec Giovanni Gentile l'Institut italien pour le Moyen-Orient et l'Extrême-Orient, insistait encore peu avant sa mort sur la nécessité d'une conception qui n'opposerait plus l'Asie et l'Europe, mais qui les verrait comme deux réalités complémentaires et inséparables. Il a d'ailleurs fait référence à une sorte d'unité culturelle eurasienne dans sa dernière intervention publique, une interview parue le 20 octobre 1983 dans la Stampa de Turin. Je ne parle jamais d'Europe et d'Asie, mais d'Eurasie", déclarait-il à cette occasion. Il n'y a pas un événement qui se produit en Chine ou en Inde qui ne nous influence pas, et vice versa, et il en a toujours été ainsi". Les déclarations de ce type ne sont pas rares dans l'œuvre de Tucci. En 1977, il avait qualifié de grave l'erreur commise lorsque l'Asie et l'Europe sont considérées comme deux continents distincts l'un de l'autre, car, selon lui, "il faut parler d'un seul continent, l'Eurasie: tellement uni dans ses parties qu'il n'y a pas d'événement d'importance dans l'un qui n'ait eu son reflet dans l'autre"[8]. Plus tôt encore, en 1971, à l'occasion de la commémoration de Cyrus le Grand, fondateur de l'Empire perse, Tucci avait déclaré que "l'Asie et l'Europe forment un tout unique, uni par les migrations des peuples, les vicissitudes des conquêtes, les aventures du commerce, dans une complicité historique que seuls les ignorants ou les incultes, qui pensent que le monde entier se conclut en Europe, s'obstinent à ignorer" (9).

Samelre.jpgUn autre grand savant du 20ème siècle, l'historien des religions Mircea Eliade (1907-1986), a documenté dans toute son œuvre ce qu'il appelle lui-même "l'unité fondamentale non seulement de l'Europe, mais de tout l'écoumène qui s'étend du Portugal à la Chine et de la Scandinavie à Ceylan" [10]. Au plus fort de la "guerre froide", alors qu'il résidait en exil en France, de ce côté-ci du "rideau de fer" qui le séparait de son pays d'origine, Eliade refusait de concevoir l'Europe dans les termes étroits que les défenseurs de la soi-disant "civilisation occidentale" auraient voulu lui imposer. Il a d'ailleurs rejeté avec sarcasme la conception occidentaliste, écrivant textuellement: "Il existe encore d'honnêtes Occidentaux pour qui l'Europe se termine sur le Rhin ou, tout au plus, à Vienne. Leur géographie est essentiellement sentimentale : ils sont arrivés à Vienne en voyage de noces. Plus loin, il y a un monde étranger, peut-être fascinant, mais incertain : ces puristes seraient tentés de découvrir, sous la peau du Russe, ce fameux Tartare dont ils ont entendu parler à l'école ; quant aux Balkans, c'est avec eux que commence cet océan ethnique confus d'indigènes, qui s'étend jusqu'à la Malaisie"[11].

Eliade's_Chamanisme.jpgDe son étude de l'ethnographie roumaine, qui s'inscrit dans un contexte géographique qui transcende largement les Carpates et le cours du Danube, Eliade a tiré la conviction que l'Europe du Sud-Est constitue le "véritable pivot des liens stratifiés entre l'Europe méditerranéenne et l'Extrême-Orient" (12). Dans le riche patrimoine folklorique roumain, Eliade a en effet identifié plusieurs éléments qui renvoient à des thèmes mythiques et rituels présents en divers endroits du continent eurasien. Ainsi, en soumettant l'une des plus célèbres ballades folkloriques roumaines, celle de Maître Manole, à une analyse comparative, le savant a mis en lumière toute une série d'analogies qui s'entrecroisent dans une zone située entre l'Angleterre et le Japon. En effet, il constate que le thème du sacrifice humain nécessaire à l'achèvement d'une construction est non seulement attesté en Europe ("en Scandinavie et chez les Finlandais et les Estoniens, chez les Russes et les Ukrainiens, chez les Allemands, en France, en Angleterre, en Espagne" [13]), mais que son aire de diffusion comprend également la Chine, le Siam, le Japon et le Pendjab. Enfin, Eliade a montré que divers phénomènes étudiés dans ses études, comme l'alchimie ou le chamanisme, se retrouvent répartis sur une vaste zone du continent eurasiatique, parfois jusqu'à ses régions les plus éloignées.

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Outre Tucci et Eliade, on peut citer un autre chercheur, Franz Altheim (1998-1986), qui a encadré les gravures du Val Camonica dans ce qu'il a appelé "le monde chevaleresque eurasien" [14] et qui, considérant les processus historiques qui ont marqué le passage de l'âge antique à l'âge médiéval, nous a invités à regarder au-delà des frontières de l'Empire romain. Rappelant explicitement la perspective historiographique de Polybe, qui embrassait l'écoumène politiquement unifié par Rome - "tout l'espace entre les piliers d'Hercule et les portes de l'Inde ou les steppes de l'Asie centrale" [15] -, Altheim a souligné la nécessité pour l'historiographie de prendre en compte l'unité substantielle du continent eurasiatique.

31410391562.jpgIl accorde une attention particulière à la Völkerwanderung des Huns, protagonistes d'une cavalcade transeurasienne qui les a conduits des rives du lac Baïkal, au nord de la Mongolie, jusqu'aux Champs catalauniques, dans le nord de la France. Si, en Asie, les Huns ont conditionné le destin de l'Empire du Milieu pendant des siècles, en Europe - souligne Altheim - ils ont ouvert la voie aux invasions et à la colonisation de toute une série de peuples apparentés: Avars, Bulgares, Kazaars, Cumans, Pechenegs, Hongrois, de sorte que - écrit le chercheur dans son livre sur Attila et les Huns - "le couronnement a été l'avancée des Mongols" [16]. À l'intérêt pour la figure d'Attila, le chef d'origine centrasiatique qui a fondé un empire en Europe, Altheim a associé son intérêt pour Alexandre le Grand, qui a amené la civilisation grecque jusqu'à l'Indus, le Syr-Darya, Assouan et le golfe d'Aden, inaugurant une nouvelle phase dans l'histoire de l'Eurasie.

Les eurasistes des années 1920

L'idée de l'Eurasie qui émerge des travaux de chercheurs tels que Giuseppe Tucci, Mircea Eliade et Franz Altheim [17] est très différente de celle qui inspire l'eurasisme ou eurasiatisme dit "classique" [18], caractérisé par une aversion radicale pour la culture européenne, identifiée comme "romano-germanique" [19].

L'eurasisme "classique" [20] est représenté par un groupe d'intellectuels russes émigrés après la défaite des armées blanches et actifs dans les années 1920, parmi lesquels il convient de citer les plus éminents : le prince Nikolaï S. Trubeckoj (1890-1938), célèbre dans le domaine linguistique pour avoir élaboré, avec les autres savants du Cercle de Prague, la "nouvelle phonologie" [21], l'historien Georgii V. Vernadskij (1887-1973), le géographe et économiste Pyotr N. Savickij (1895-1965), le musicologue Pyotr P. Suvčinskij (1892-1985) et le théologien Georgij V. Florovsky (1893-1973). Dans ce qui est considéré comme le "manifeste" du mouvement, à savoir dans le recueil d'essais intitulé Ischod k Vostoku ["Chemin vers l'Est"] et publié à Sofia en 1921 par une maison d'édition russo-bulgare [22], les eurasistes "classiques" ont exprimé l'idée fondamentale que les peuples de Russie et des régions adjacentes d'Europe et d'Asie forment une unité naturelle, car ils sont liés par des affinités historiques et culturelles. Fondée non seulement sur l'héritage byzantin, mais aussi sur la conquête mongole et donc identifiable comme "eurasienne", l'identité culturelle russe avait été niée, selon les auteurs d'Ischod k Vostoku, à la fois par les réformes de Pierre le Grand et de la classe politique qui avait ensuite gouverné la Russie, et par le courant slavophile, qu'ils accusaient de vouloir imiter l'Europe. Quant à la révolution bolchevique, s'ils l'évaluent négativement, les "eurasistes" de Sofia cherchent néanmoins à en étudier la signification dans le contexte de l'histoire russe ; Savicky, en particulier, voit dans la révolution d'Octobre un développement de la révolution bourgeoise des années 1880, mais observe d'autre part qu'elle déplace l'axe de l'histoire universelle vers l'Est.

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Dans un essai de 1925 intitulé Nasledie Čingis Chana ["L'héritage de Gengis Khan"], Trubeckoj entend souligner la relation étroite entre la culture russe authentique et l'élément turco-mongol, en se référant à un événement historique spécifique: l'unification de l'espace eurasien par Gengis Khan et ses successeurs. L'Eurasie", écrit Trubeckoj, "constitue un ensemble unitaire en termes géographiques et anthropologiques. (...). Par conséquent, en vertu de sa nature même, elle est historiquement destinée à constituer une entité étatique unique. Dès le début, l'unification de l'Eurasie s'est avérée historiquement inévitable, et la géographie elle-même a indiqué les moyens de sa réalisation" [23].

Il est évident que par le nom d'Eurasie, Trubeckoj et les autres "eurasistes" des années 1920 n'entendaient pas, comme l'aurait exigé le contenu sémantique du terme, le grand continent situé entre les océans Atlantique et Pacifique et entre les océans Arctique et Indien, mais se référaient à un grand espace intermédiaire entre l'Europe et l'Asie, distinct à la fois de l'Europe et de l'Asie. Pour eux, l'Asie était l'ensemble des régions périphériques orientales, sud-orientales et méridionales du grand continent : le Japon, la Chine, l'Indochine, l'Inde, l'Iran et toute l'Asie mineure. Quant à l'Europe, elle coïncidait avec le "monde romano-germanique", se réduisant essentiellement à l'Europe occidentale et centrale, tandis que ce qu'ils appelaient habituellement "l'Europe orientale", jusqu'à l'Oural, était pour eux une partie de l'Eurasie. D'autre part, ils considéraient que la division de la Russie en une partie européenne et une partie asiatique était erronée et trompeuse. Dans l'essai intitulé Povorot k Vostoku ["Tournez-vous vers l'Est"], Pyotr Savicky est explicite : "La Russie n'est pas seulement l'Ouest, mais aussi l'Est, pas seulement l'Europe, mais aussi l'Asie ; en fait, elle n'est pas l'Europe, mais l'Eurasie" [24]. En substance, pour les auteurs du "manifeste" de 1921, l'Eurasie était identifiée à l'Empire russe, plus ou moins le même grand espace historiquement délimité par les frontières de l'Union des républiques socialistes soviétiques.

L'historien, ethnologue et anthropologue Lev N. Gumilëv (1912-1992) [25], dont les travaux [26] ont réévalué la contribution des peuples turcs, mongols et tatars à la naissance de la Russie, en reconnaissant le caractère multiethnique et la multiplicité des racines culturelles de cette dernière, s'apparente dans une certaine mesure aux "eurasianistes" des années 1920. Gumilëv a également identifié l'Eurasie à la zone géographique de l'Empire russe et de l'Union soviétique. Divisée du nord au sud en quatre ceintures horizontales caractérisées respectivement par la toundra sans végétation, la taïga forestière, la steppe et enfin le désert, cette aire géographique se situe entre deux ceintures climatiques, la séparant d'une part du climat européen plus doux et, d'autre part, du climat de mousson typique des zones périphériques de l'Asie. Une telle conformation, selon Gumilëv, a conduit à la formation d'une civilisation autonome fortement distincte des autres qui l'e

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mercredi, 25 octobre 2023 | Lien permanent

Entretien avec Thorvald Ross, auteur d'un remarquable roman initiatique

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Entretien avec Thorvald Ross, auteur d'un remarquable roman initiatique

A propos d'une quête religieuse et philosophique de plus de quarante ans

Propos recueillis par Robert Steuckers

1.

Je vous connaissais déjà lorsque vous publiez la revue Mjöllnir. Vous vouliez découvrir les racines nordiques (scandinaves) présentes de manière diffuse dans la culture néerlandaise (Nord et Sud confondus). Votre livre De laatsten heiden (= Les derniers païens) est-il le témoignage de cette quête ? Et qu'en est-il de cet héritage nordique aujourd'hui ?

Mon expérience "païenne" ne s'est pas faite du jour au lendemain. Il s'agit d'une quête sans fin qui a mis du temps à arriver à maturité. Avant la publication de Mjöllnir, j'avais pris contact avec des organisations "païennes" à l'étranger et j'avais lu avec avidité leurs revues, principalement des publications allemandes, anglaises, irlandaises, françaises et scandinaves. Ces publications étaient fortement teintées de romantisme, d'occultisme et de libre-pensée, mais elles cherchaient aussi parfois à revendiquer politiquement l'héritage "païen". On pourrait donc dire qu'il ne s'agissait pas vraiment d'études scientifiques, mais plutôt de visions nostalgiques qui cherchaient une certaine légitimité dans ce "paganisme". Néanmoins, cela m'a donné envie de creuser davantage. La revue Mjöllnir a suivi à la fin des années 1980. Il s'agissait d'un mélange d'occultisme, d'une certaine forme d'ésotérisme, des premiers balbutiements de la recherche de sources et d'une étude plus large de la symbolologie.

Cela correspondait parfaitement à la phase suivante de mon itinéraire, à savoir la fondation de la Société Herman Wirth. Le travail de pionnier effectué par cette société était basé sur les écrits de Herman Wirth Roeper Bosch (1885-1985): j'en possédais déjà un grand nombre à l'époque. Der Aufgang der Menschheit et Die Heilige Urschrift der Menschheit ont été pour moi des ouvrages révolutionnaires. Ils m'ont encouragé à partir à la recherche des vestiges de notre héritage préchrétien dans les Pays-Bas, c'est-à-dire à travailler sur le terrain. Muni de mon appareil photo, je suis parti de village en village, dans les cimetières, sur les maisons, dans l'art populaire, les coutumes, les chansons, etc. pour redécouvrir le symbolisme ancien, l'enregistrer pour la postérité et l'interpréter de manière adéquate.

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Le résultat: la publication de mon premier livre: Tussen Hamer en Staf - Voorchristelijke symboliek in de Nederlanden en elders in Europa (= Entre le Marteau et la Crosse - Symbolisme pré-chrétiendans les Bas Pays et ailleurs en Europe). Entre-temps, j'étais entré en contact avec des personnes en Flandre qui cherchaient une interprétation spirituelle et une véritable expérience de nos propres traditions.

C'est ainsi qu'est né, dans les années 1990, le Werkgroep Traditie, toujours actif aujourd'hui. La différence avec toutes les initiatives "païennes" précédentes était que la nouvelle organisation ne se basait pas sur l'interprétation völkisch du mot tradition, mais sur le concept établi par Julius Evola dans Les Hommes au milieu des Ruines, à savoir :  "Dans sa véritable essence, la Tradition ne représente pas un conformisme passif à l'égard de ce qui a existé, ni la continuation inerte du passé dans le présent. La Tradition est, par essence, une réalité à la fois métahistorique et dynamique : elle est une force générale d'ordonnancement, obéissant à des principes qui visent une légitimité supérieure. On pourrait également dire qu'elle s'aligne sur les principes d'en haut. C'est une force qui est une dans l'esprit et dans l'inspiration - une force qui exerce son influence à travers les générations en servant les institutions, les lois et les organisations dans la plus grande variété. Cependant, ce serait un malentendu d'identifier certaines de ces formes, appartenant à un passé plus ou moins lointain, avec la Tradition en tant que telle".

Mon souci était de commencer à voir notre Tradition non plus comme une simple transmission horizontale (dans le temps), mais de la voir, en plus, comme une force verticale (transcendante) ordonnatrice, métaphysique. Cela était nécessaire pour se libérer de l'amateurisme et s'élever à un niveau véritablement spirituel. Ce n'est qu'alors que notre tradition (avec un petit t) deviendrait viable et ferait véritablement partie de la Tradition (avec un grand T). Sinon, elle ne serait qu'un saupoudrage incohérent de vestiges d'un passé plus ou moins lointain, tout au plus bon à exposer dans un musée.

Cette vision traditionaliste était également notre approche en tant que cofondateurs du Congrès mondial des religions ethniques (fondé par Jonas Trinkunas, avec des réunions à Vilnius, Athènes, Delhi, Anvers et Rome). Nous avons ainsi pu établir des liens avec des formes encore vivantes de "paganisme" indo-européen.

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J'ai quitté ce groupe de travail sur la tradition au début des années 2000, en partie parce que certains membres trouvaient difficile de s'engager dans cette vision métaphysique fondamentale. À cette époque, j'avais déjà publié un certain nombre d'ouvrages, dont De Graal - tussen heidense en christelijke erfenis (= Le Graal - Entre héritage païen et chrétien) sera probablement considéré comme l'un des plus importants. Des articles pour les revues Vers la Tradition, Ars Macionica, Tradition,... indiquent clairement où battait mon cœur. Je me suis plongé de plus en plus profondément dans les auteurs traditionalistes tels que René Guénon, Julius Evola, Ananda K. Coomaraswamy, Frithjof Shuon, Titus Burkhardt, Christophe Levalois, j'ai parcouru des ouvrages savants de Dumézil, De Vries, Guyonvarc'h, Widengren, Gimbutas... et je suis retourné aux sources pour vérifier les choses.

En outre, j'étais particulièrement actif dans la franc-maçonnerie traditionnelle depuis le début des années 1990. Par conséquent, ma connaissance des mystères n'était pas purement académique, mais reposait sur une expérience concrète. Dans l'Ordre, je m'étais consacré à l'enseignement des Frères : exposés sur les principes métaphysiques, recherche de symboles, techniques pratiques, instructions, aphorismes, poèmes et, enfin, pièces littéraires. J'ai pris conscience que la manière dont les choses sont mises en place contribue à déterminer l'impact du contenu. C'est pourquoi, des années plus tard, je me suis aventuré dans la littérature, d'abord la poésie, puis le roman. Le roman est un excellent outil pour faire connaître la pensée traditionnelle au grand public. C'est ainsi qu'est né De laatste heiden (= Les derniers païens). Bien que cette histoire soit basée sur la mythologie nordique, le drame a été complètement transposé à notre époque. Il a constitué la base de mon réalisme magique.

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Certains se demandent si, avec De Zwerver, j'ai dit adieu à la pensée nordique. À cela, je réponds résolument : non ! Je place maintenant mon expérience dans un contexte indo-européen plus large, car je pense que les points de vue nordique et indien sont très similaires. Ce n'est que dans la forme qu'elles sont relativement différentes. En fait, l'imagerie nordique reste bien présente dans De Zwerver : par exemple, le pont à la fin du livre (cf. Bifröst), l'entrelacement des mondes (cf. Nevelland), les trois classes (cf. Scuola Sapientia),... Ces thèmes ne sont pas typiquement nordiques, ils sont indo-européens. Ce sont ces grandes lignes indo-européennes que je veux mettre en évidence dans le patrimoine matériel et immatériel de nos Pays-Bas. Soyez assurés que sous la surface, beaucoup de choses sont encore présentes dans nos régions: dans l'étymologie, dans diverses expressions, dans des chansons, dans les coutumes populaires, dans les symboles, dans les structures, dans la législation.

2.

On a dit que votre nouvelle œuvre était d'inspiration néoplatonicienne. Après la mort tragique de Darja Douguina qui, après des études en Russie et en France, défendait une vision traditionaliste marquée par le néo-platonisme, vous semblez vous aussi emprunter la voie du néo-platonisme dans un contexte plus apaisé ? Quel est donc le néo-platonisme de votre héros et comment le néo-platonisme s'inscrit-il dans le paysage intellectuel néerlandais d'hier et d'aujourd'hui ?

C'est effectivement ce que l'ondit. Il existe en effet d'autres systèmes qui présentent une certaine parenté avec le platonisme: l'hermétisme, la kabbale, le gnosticisme, l'advaitisme,... Cependant, cette perception n'est que partiellement vraie. Certes, j'accorde une grande importance à Platon, mais ma vision du monde n'est pas statique. Elle est dynamique, presque taoïste ou héraclitéenne. Tout s'enchaîne dans une sorte de dynamisme tourbillonnant. Cela n'est possible que s'il existe un pivot qui maintient cette confluence. C'est là que réside la tension entre Vishnu et Maya (Mahadêvi/Shakti), qui permet à la manifestation dynamique de prendre forme.

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Il est clair que la contemplation est primordiale pour moi, mais cela n'exclut pas l'action (tragique). Je préconise une manière d'être quasi stoïcienne, en gardant toujours à l'esprit les principes métaphysiques et en essayant d'agir en accord avec l'être humain authentique. Concrètement, il s'agit d'abandonner toute forme de morale et de culpabilité. Il s'agit d'une attitude "Jenseits von Gute und Böse". Tout est ce qu'il est. Pour beaucoup, cela semble être une voie sans cœur (on m'en fait parfois le reproche). De l'extérieur, c'est le cas. Mais pour l'essentiel, cette voie est beaucoup plus humaine et élevée. C'est une vision sobre qui perçoit le monde avec détachement. C'est précisément par ce biais que se réalise l'être humain le plus proche (homogène), physiquement, psychiquement et métaphysiquement. Donc pas de rejet de la matière, pas de mépris du corps, pas de mépris du terrestre, mais une acceptation totale de celui-ci, quelles qu'en soient les conséquences. En ce sens, je ne suis guère platonicien - ou du moins pas de la manière dont certains modernistes pensent qu'il faut expliquer Platon. Ma vision est l'extension radicale de ce que Ruusbroec appelle la "sur-image". Il désigne par là une attitude de base qui se situe au-delà des images, mais qui est néanmoins ancrée dans l'ici et le maintenant. Une attitude qui ne se laisse pas emporter par le tourbillon du monde, mais qui s'enracine dans l'origine de toute chose.

La voie active de Daria Douguina et de son père Alexander Douguine, je peux la suivre et la défendre dans une certaine mesure. L'objectif ultime est d'élever le niveau local en un royaume global, c'est-à-dire non seulement dans le cadre d'un ordre administratif, mais aussi dans une structure dotée d'une cohérence spirituelle. Au sein du royaume spirituel, tout groupe organique - de toute culture, religion, ethnie - est assuré d'être lui-même et d'être inclus dans un récit supérieur. Ainsi, la composante populaire est transcendée et liée à un niveau d'être au niveau de l'État - un niveau greffé sur des valeurs spirituelles. Il me semble que c'est là la véritable signification de l'idée d'État, telle que nous l'avons vue s'établir autour de la chrétienté au Moyen-Âge, entre autres.

Là où je m'écarte de l'idée russe, c'est dans la méthode. L'empire n'est pas contraignant. Il doit agir comme un aimant organisationnel qui attire les peuples à lui en faisant rayonner l'autorité. L'autorité (auctoritas) n'est pas la même chose que la force. Cette dernière est l'exercice forcé du pouvoir par la force. Une telle chose ne peut jamais conduire à la stabilité. L'auctoritas représente la dignité, le prestige, l'influence, l'élévation. C'est ce qu'une personne "regarde vers le haut".

Le paysage intellectuel néerlandais actuel est celui du nihilisme, du relativisme, du je m'en foutisme. Peut-être un peu court sur le plan de la substance, il est vrai. Mais c'est bien de cela qu'il s'agit. Tout est remis en question, il ne nous reste que la trivialité, la banalité de notre existence. Pourtant, il existe des écrivains qui parviennent à transcender cette situation et qui jouissent d'une certaine notoriété dans le paysage culturel néerlandais: il suffit de penser à Albert Verwey, Martinus Nijhoff, Pieter Cornelis Boutens, Hubert Lampo, Harry Mulish, Pol le Roy. Il convient toutefois de faire preuve de prudence dans ce domaine également. Dès qu'une interprétation spirituelle est repérée, les gens pensent qu'ils doivent immédiatement invoquer Platon.

Quoi qu'il en soit, j'ai l'intention d'initier une nouvelle profondeur et un nouveau dynamisme dans cette vie, en partant des valeurs traditionnelles qui forment la communauté (horizontalement), mais qui construisent également le pont vers une ouverture transcendante. Dans cette optique, le séculier est intégré dans une histoire plus vaste, une histoire de pouvoirs et de forces cosmiques à l'œuvre ici et maintenant.

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3.

Le Zwerver est un personnage "qui part en quête". La quête n'est-elle pas l'essence même de l'homme ? Et en quoi la quête de l'Errant est-elle caractérisée par la Tradition au sens le plus élevé du terme ?

Il est logique que la queste, la quête, le pèlerinage, l'imramma,... soit le fondement de l'existence. C'est aussi vieux que le monde. Nous sommes ici en transit à la recherche de quelque chose que nous avons perdu: notre origine, notre être, notre essence, notre patrie, une petite perle, un mot, une félicité... La quête renvoie à l'aliénation, à un état dégénéré. Mais ne vous y trompez pas: la plupart des gens - malgré le parcours de leur vie - ne s'y attardent pas. Ils se contentent de flotter sur les eaux et, parfois, ils sont engloutis par les eaux, engloutis tout entiers. Ils sont habités par la dynamique de l'agitation. Ils ne contrôlent pas la vie, ou plutôt: ils ne la vivent pas ! C'est là que réside le problème. Mon personnage principal, en revanche, fait tout ce qu'il peut pour échapper à ce qui conditionne les humains. Il va même jusqu'à se sacrifier - encore et encore - pour échapper à la mort par la mort. Cela lui permet d'atteindre les limites du concevable. Même si tout s'y effondre, tout y repart à zéro. Finalement, le chemin devient le but.

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mercredi, 05 avril 2023 | Lien permanent

Du conflit limité au conflit mondial

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Du conflit limité au conflit mondial

Par Daniele Perra

Source: https://www.eurasia-rivista.com/dal-conflitto-limitato-al-conflitto-globale/

Lors d'une réunion de la Force expéditionnaire conjointe (une initiative interne de l'OTAN dirigée par le Royaume-Uni qui réunit les États scandinaves et baltes), le président ukrainien Volodymyr Zelens'kyi, après avoir insisté sur un soutien accru de l'Europe (ses déclarations sont toujours parfaitement conformes aux souhaits de Washington), a candidement admis que son pays ne pourra pas rejoindre l'Alliance atlantique [1].

Ces déclarations, et le contexte dans lequel elles ont été faites, peuvent être interprétées de plusieurs façons. Tout d'abord, on peut être assez perplexe d'entendre que les dirigeants politiques ukrainiens aient réalisé, trois semaines après le début du conflit, que leur entrée dans l'OTAN est hors de question. Deuxièmement, on ne sait pas exactement ce que le président ukrainien veut dire lorsqu'il demande à l'Europe d'en faire plus. En fait, l'Union européenne a déjà garanti une fourniture d'armes à l'Ukraine à hauteur de 450 millions d'euros. Les Etats-Unis ont garanti 350 millions de dollars, en plus des 650 millions fournis en 2021 ainsi que 90 tonnes de matériel de guerre. Plus précisément, les États-Unis et l'OTAN ont fourni à l'Ukraine 17.000 missiles antichars Javelin (fabriqués par Lockheed Martin Corp) et 2000 Stingers (fabriqués par Raytheon). Le directeur exécutif de Raytheon, Gregory J. Hayes, a déclaré le 25 janvier de cette année : "Il suffit de regarder les dernières semaines: les attaques de drones aux Émirats arabes unis, les tensions en Europe de l'Est et en mer de Chine méridionale. Toutes ces choses exercent une pression sur les dépenses militaires dans ces régions. Je m'attends donc à voir d'énormes avantages pour nous" [2].

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En fait, à l'heure actuelle, le seul véritable gagnant dans ce conflit semble être l'industrie occidentale de l'armement. Elle a déjà gagné plus de mille milliards de dollars grâce à la guerre. Cela nous amène à nous interroger, et à soulever de nouvelles questions, sur un autre aspect de la déclaration de Zelensk'yi : a-t-on fait quelque chose pour éviter ce conflit ? La réponse est non. Pourquoi rien n'a été fait ? La réponse, dans ce cas, ne peut ignorer le fait géopolitique.

Le journaliste italien Manlio Dinucci a démissionné du "quotidien communiste" Il Manifesto après que ce dernier a rapidement retiré de son site web un article dans lequel il révélait le plan de la Rand Corporation (une organisation soi-disant sans but lucratif financée par le Pentagone) pour faire plier la Russie. L'organisation se vante, entre autres, d'avoir conçu la stratégie qui a fait plier l'URSS à la fin du 20e siècle. Selon l'analyste Peter Schweizer, cela reposait sur cinq étapes fondamentales: a) attirer Moscou dans la course aux armements en engageant d'énormes dépenses pour la "guerre des étoiles" ; b) maintenir les prix du pétrole à un bas niveau ; c) encourager le blocus occidental des investissements en URSS ; d) soutenir la lutte de Solidarnosc en Pologne ; e) soutenir la rébellion en Afghanistan [3].

Le nouveau plan de la Rand Corp, publié en 2019, reprend (avec les différences qui s'imposent) celui des années 1980. Il envisage d'attaquer la Russie sur son côté le plus vulnérable, l'exportation d'hydrocarbures, pour amener l'Europe à réduire ses importations de gaz russe au profit du GNL nord-américain. Sur le plan intérieur, il envisage de continuer à attiser les protestations antigouvernementales en exploitant une importante cinquième colonne. Tandis que, sur le plan militaire, il envisage la poursuite de la croissance du rôle de l'OTAN en Europe. Grâce à cette stratégie, les États-Unis ont une forte probabilité de succès avec un risque minimal. En outre, "fournir une aide létale à l'Ukraine permettrait d'exploiter la plus grande vulnérabilité externe de la Russie, mais toute augmentation des armes américaines et de la fourniture militaire à l'Ukraine devrait être soigneusement calibrée pour augmenter le coût pour la Russie sans provoquer un conflit beaucoup plus important dans lequel la Russie, en raison de sa proximité, obtiendrait des avantages significatifs" [4].

Quels seraient ces "avantages significatifs" ? Le célèbre stratège Zbigniew Brzezinski, dans son ouvrage le plus célèbre, The Grand Chessboard, craignait que la Russie ne reprenne possession du littoral de la mer Noire. Ceci, selon le théoricien de "l'arc de crise" et de la balkanisation de l'Asie centrale, permettrait à la Russie de trouver un moyen d'être et d'exister en tant qu'"État impérial" s'étendant sur l'Europe et l'Asie [5].

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Maintenant, si nous jetons un coup d'œil rapide à la carte de l'Ukraine à la lumière de l'opération spéciale des forces militaires russes, il est clair que l'objectif est précisément de prendre le contrôle de la bande côtière d'Odessa à Marioupol (il n'est pas surprenant que les combats aient été les plus intenses dans cette région), tandis que l'encerclement de Kiev est réservé au simple rôle de pression dans les négociations. De plus, à ce jour, l'armée ukrainienne (qui est difficile à encadrer en tant que structure unitaire) ne semble avoir aucune possibilité de contre-offensive, indépendamment du flux continu d'aide militaire de l'Occident. Il va sans dire que cela porterait un préjudice considérable à la stratégie de l'OTAN consistant à utiliser l'Ukraine comme un pont vers la région de la Transcaucasie [6].  Et cela laisse planer quelques doutes quant à la volonté réelle des États-Unis de pousser la crise jusqu'à provoquer ce "conflit" dont la Russie tirerait les "avantages significatifs" susmentionnés.

Ainsi, s'il est vrai qu'à court terme, la crise géopolitique profite à la stratégie nord-américaine d'affaiblissement de la reprise économique européenne post-pandémique afin de canaliser les flux de capitaux vers les États-Unis, il est tout aussi vrai qu'à long terme, les effets de l'opération militaire russe pourraient être bien plus complexes qu'on ne l'imagine actuellement.

En fait, du point de vue occidental, il reste l'espoir que la prolongation du conflit jusqu'au bout et le lourd régime de sanctions imposé à Moscou puissent conduire à une intensification des divisions internes, à un "changement de régime" et à un gouvernement russe plus ouvert au dialogue avec Washington et, par conséquent, à la construction d'un éventuel front commun contre la véritable menace à l'hégémonie mondiale nord-américaine : la Chine. Cependant, il semble également que le conflit actuel impose une puissante accélération à certaines dynamiques historiques qui s'étaient déjà manifestées au cours des années précédentes, mises en évidence par la crise pandémique, et pas toutes conformément aux souhaits des États-Unis.

En fait, à l'"Ouest", ces dernières années ont été marquées par une réduction continue de la marge de manœuvre des dirigeants politiques, avec un transfert du pouvoir de décision vers ce que l'on appelle les "états-majors de l'information" : l'imbrication des services secrets d'État et de ceux liés aux grandes sociétés industrielles et financières. Cela a conduit à un renforcement de ce "capitalisme de surveillance", déjà manifesté pendant les deux années de la pandémie et précédé au début des années 2000 par le Patriot Act de l'administration Bush, qui transforme rapidement l'espace hégémonique des États-Unis en une sorte de "cage d'acier" wébérienne de la pensée unique libérale.

En ce sens, la géopolitique de la vaccination et la mise en service de l'État au profit des multinationales n'ont été qu'un avant-goût de ce que sera l'avenir de l'Occident. Par exemple, l'"état d'urgence" permanent dissimule la volonté de l'actuel gouvernement italien de vendre le peu qui reste du patrimoine national au profit de sociétés et de fonds d'investissement étrangers : la vente de 49% d'Enipower à Sixth Street, une société créée par d'anciens cadres de la banque d'investissement Goldman Sachs [7], n'est pas la moindre.

Cependant, le conflit ukrainien pose également des problèmes en termes de durabilité du système mondial hégémonisé par les États-Unis. A l'heure où nous écrivons ces lignes, au-delà des pays traditionnellement inclus dans le contexte "occidental", la vulgate des sanctions contre la Russie ne semble pas avoir fait de percée dans le reste du monde.

La Turquie, deuxième armée de l'OTAN, ne semble pas du tout disposée à suivre le régime des sanctions, préférant un rôle de médiation entre l'Ukraine et la Russie. Il en va de même pour la Chine, peu encline à ruiner sa coopération commerciale avantageuse avec la Russie, et l'Inde, qui étudie avec Moscou des formes alternatives à l'utilisation du dollar dans les transactions commerciales réciproques. En outre, la République populaire de Chine et l'Arabie saoudite étudient la possibilité d'utiliser le yuan comme monnaie de référence dans le commerce du pétrole (la Chine importe 25 % de ses besoins en pétrole brut d'Arabie saoudite) [8]. Cela ébranlerait sérieusement le fondement de la mondialisation américaine, c'est-à-dire la mondialisation du dollar qui a vu le jour lorsque, en accord avec l'OPEP, les États-Unis ont arrimé leur monnaie au commerce international du pétrole. Cet acte leur a permis d'imposer au monde le principe selon lequel pour acheter du pétrole, il faut des dollars et pour obtenir des dollars, il faut se soumettre aux souhaits du producteur de dollars.

C'est également la raison des attaques constantes des États-Unis contre la seule monnaie qui a jusqu'à présent timidement défié l'hégémonie du dollar: l'euro. Et c'est la principale raison de l'obsession nord-américaine pour le contrôle hégémonique de l'Europe et pour contenir son renforcement politique potentiel par une expansion constante vers l'Est (la pression pour l'élargissement de l'Union à la Moldavie, à la Géorgie et à l'Ukraine elle-même n'est pas surprenante).

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Pour en revenir au cas saoudien, il est utile de comprendre ce qui a déterminé la décision de Riyad de refuser une augmentation de la production de pétrole pour compenser la baisse des exportations russes. Outre les facteurs purement économiques (le prix élevé du pétrole est une panacée pour les coffres saoudiens mis à mal par les dépenses militaires dues à sept années d'agression infructueuse contre le Yémen), d'autres facteurs entrent en jeu. Après les administrations plus que condescendantes d'Obama et de Trump, Biden s'est surtout attaché à réduire le soutien logistique américain à la guerre susmentionnée contre le Yémen. L'objectif était ici de rouvrir la porte à l'Iran (un soutien d'Ansarullah) et à la négociation de l'accord nucléaire. Ceci, dans les plans de Washington, aurait dû limiter le développement excessif de la coopération entre Téhéran, Pékin et Moscou (sans oublier que Brzezinski lui-même a soutenu la thèse selon laquelle la communion d'intentions entre ces trois forces aurait mis en grande difficulté la stratégie hégémonique globale des Etats-Unis). Une négociation qui, à vrai dire, ne semble pas promise à un brillant avenir. Les États-Unis ne peuvent pas garantir (ou, plus probablement, ne veulent pas garantir) qu'un éventuel changement d'administration en 2022 pourrait entraîner un nouveau retrait unilatéral.

Dans le même temps, la partie iranienne semble rechercher une stratégie étrangère déconnectée du succès ou non de l'accord (une stratégie qui inclut la réponse sévère aux attaques sionistes en Syrie par le récent bombardement des installations du Mossad au Kurdistan irakien). Par conséquent, la réaction saoudienne ne peut être attribuée uniquement à la tentative américaine d'établir de nouveaux canaux de négociation avec l'Iran ou au regain d'intérêt des médias occidentaux pour l'affaire Khashoggi. Cela semble plus facilement lié au fait que les Etats-Unis, ces dernières années, ont réduit drastiquement l'importation de pétrole en provenance d'Arabie Saoudite, se transformant en un concurrent important du Royaume et au fait que Riyad a commencé à nourrir pas mal de doutes sur le rôle effectif de Washington dans la région. Cette dernière, en effet, paraphrasant la célèbre motion d'Henry Kissinger, semble beaucoup plus intéressée par la protection de ses propres intérêts que par celle de ses alliés (réels ou supposés).

La réaction des Émirats arabes unis et du Venezuela n'est pas très différente de la réaction saoudienne. Caracas, après des décennies de sanctions et de tentatives répétées de déstabilisation interne, a fait de la levée du régime de sanctions et de la reconnaissance de la légitimité du gouvernement Maduro une condition pour exporter son pétrole brut vers l'Europe : une "perte de face" donc, qu'un Occident engagé dans une énième "croisade démocratique" hypocrite contre ce que Carl Schmitt définissait comme le retour du "machiavélisme politique" ne peut se permettre. (Sans surprise, Nicolas Maduro lui-même a parlé d'un conflit mondial déjà en cours, bien que limité au domaine économico-financier).

Les plus enclins à satisfaire les exigences de l'Occident semblent être le Qatar (où se trouve la plus grande base américaine d'Asie occidentale) et le Bahreïn (monarchie sunnite dans un petit pays à majorité chiite à la légitimité douteuse et déjà protagoniste des "accords d'Abraham").

Aujourd'hui, en observant le tableau général de l'évolution des relations internationales (et face au constat que l'Occident ne produit pas de matières premières et que son secteur manufacturier a été drastiquement réduit au cours des décennies précédentes au nom de l'économie virtuelle et d'une mondialisation présumée immuable), il apparaît évident que souffrir de l'isolement, à moyen-long terme, ce ne sera pas le fait de la Russie, mais de la partie du monde insérée dans la "cage d'acier" du totalitarisme libéral.

Et aujourd'hui, le seul moyen de resserrer encore les mailles de cette cage est de prolonger le plus longtemps possible le conflit en Ukraine, ce qui permet également au complexe militaro-industriel de respirer. Cette voie est possible grâce au flux constant d'armes et de mercenaires sur le sol du pays d'Europe de l'Est.

Le rôle de la tristement célèbre société contractante Blackwater (Xe Services depuis 2009, Academi depuis 2011) et de son fondateur Erik Prince mérite une brève mention.

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Connu dans les médias pour avoir tenté de saper les entreprises russes dans leur soutien à Khalifa Haftar en Libye, M. Prince a obtenu 2 milliards de dollars de contrats gouvernementaux de Washington entre 1997 et 2010 pour soutenir l'effort de guerre en Irak et en Afghanistan, plus 600 millions de dollars supplémentaires de la CIA pour des contrats classés secrets [9]. Ses hommes ont été interdits d'Irak après le massacre de la place Nisour à Bagdad (septembre 2007), au cours duquel 17 civils irakiens sont morts et 20 autres ont été gravement blessés. Et lui-même a été impliqué de diverses manières dans des affaires de trafic d'armes, de pétrole et de minéraux précieux. Cela en dit long sur le rôle que jouent les groupes privés dans les territoires où ils opèrent.

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dimanche, 27 mars 2022 | Lien permanent

Le nationalisme complexe de la génération Z en Chine

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Le nationalisme complexe de la génération Z en Chine

La jeune génération chinoise est souvent associée à l'hyper-nationalisme. Cela simplifie à l'excès leur relation complexe et individualisée avec leur pays.

Par Brian Wong

Source: https://nritalia.org/2022/06/29/il-complesso-nazionalismo-della-gen-z-cinese/

La génération Z de la Chine (vaguement définie comme les personnes nées après 1996) tend à être associée à des images de partisans féroces, francs et inflexibles, propagandistes du nationalisme et du régime du pays.

Dans son ethnographie incisive de la jeunesse chinoise après l'ère de libéralisation politique éphémère et de politique controversée de la fin des années 1980, Alec Ash observe que "les nouveaux jeunes Chinois, nés dans les années 2000, sont également diversifiés, façonnés par une Chine plus forte et plus nationaliste" - bien que Ash prévienne que "la diversité est toujours là". L'expert en relations internationales et intellectuel de renom Yan Xuetong suggère que "les étudiants post-millénaires ont généralement un fort sentiment de supériorité et de confiance et ont tendance à considérer les autres pays d'un point de vue condescendant".

Pour comprendre comment les Chinois de la génération Z peuvent penser, il est toutefois nécessaire de se mettre à leur place. Un individu de la génération Z né au début du nouveau millénaire aurait eu un peu plus d'un an lorsque la Chine a rejoint l'Organisation mondiale du commerce. À l'âge de 3 ans, ils ont vu le premier astronaute chinois dans l'espace, Yang Liwei, lors du voyage réussi de Shenzhou-5. À l'âge de 8 ans, ils allaient vivre le tremblement de terre du Sichuan et les Jeux olympiques de Pékin, peut-être indirectement, mais ces événements n'en étaient pas moins transformateurs dans l'invocation d'une nation chinoise. À l'âge de 10 ans, le PIB de la Chine avait été multiplié par cinq depuis leur naissance, passant de 1,2 trillion de dollars en 2000 à plus de 6 trillions de dollars en 2010.

Puis, lorsqu'ils avaient 12 ans, ils voyaient une nouvelle direction politique, celle-ci propageant le "rêve chinois" et le "rajeunissement national" - des slogans abstraits peut-être, mais aussi des propositions rhétoriquement emphatiques qui restaient plausibles pour une génération qui n'avait jamais vu la Chine se débattre. La purge anti-corruption se conjuguerait au début de l'adolescence, en même temps qu'une réorientation vers une croissance intérieure tirée par les hautes technologies et une amélioration palpable du niveau de vie dans la plupart des zones rurales (et peut-être même dans certaines villes). À l'âge de 17 ans, le premier forum du sommet de "la Ceinture et de la Route" s'est tenu, annonçant une nouvelle ère pour la diplomatie chinoise. À l'âge de 19 ans, les habitants du continent auraient regardé les événements se déroulant à Hong Kong et auraient été convaincus par l'État et les médias sociaux que la "lutte" contre les forces néocolonialistes hostiles aux intérêts chinois restait omniprésente.

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Avec cette trajectoire particulière d'événements et de perceptions, il est peut-être compréhensible que de nombreux jeunes Chinois éprouvent un véritable sentiment de fierté triomphaliste et résolue pour leur pays. Certains d'entre eux peuvent considérer l'essor du pays comme étant à la fois empiriquement inévitable et normativement impératif (en tant que moyen de contrer l'ordre mondial dirigé par l'Occident) ; d'autres peuvent être moins obstinés sur le plan idéologique, mais perçoivent les améliorations matérielles du niveau de vie comme un signe que le pays travaille et le fait pour eux.

Cependant, assimiler l'histoire ci-dessus à celle de tous les jeunes Chinois serait erroné. Cela reviendrait à négliger les nombreuses personnes qui sont contraintes à l'"involution" et à la poursuite autodestructrice de la richesse et de la stabilité dans une économie précipitée et précaire, ou dont l'identification et l'identité ne coïncident pas avec les lignes "politiquement correctes" (par exemple, les personnes homosexuelles ou politiquement libérales), ou, en fait, qui se sont retrouvées laissées pour compte par les efforts ambitieux de redistribution et d'autonomisation de la base.

Dans un article récent, l'écrivain Peter Hessler se souvient d'une mission particulière qu'il avait confiée à ses étudiants de l'université du Sichuan : "demander aux étudiants de première année d'écrire sur une personnalité publique, vivante ou morte, chinoise ou étrangère, qu'ils admiraient". Lors de son premier séjour d'enseignement en Chine dans les années 1990, Hessler s'était posé la même question. Dans le passé, Mao était le choix le plus populaire, mais mes étudiants de l'université du Sichuan étaient beaucoup plus enclins à écrire sur des scientifiques ou des entrepreneurs. Pour une grande partie de la jeune génération chinoise, la source de la fierté nationaliste n'est ni politique ni étatique : c'est plutôt l'innovation et la ténacité durable des entrepreneurs et des chercheurs civilisés qui sont venus transformer la Chine.

Le nationalisme chinois, un discours multiforme et fragmenté

Lorsqu'on analyse le nationalisme des jeunes Chinois, on constate à la fois des similitudes et des différences entre leur nationalisme et le nationalisme plus largement répandu à travers les générations. Le nationalisme chinois est un discours aux multiples facettes, fragmenté et politiquement contesté, dont le niveau d'hétérogénéité varie en fonction des forces d'en haut et d'en bas. La nation est peut-être sommairement homogène, mais les sentiments nationalistes qui l'entourent ne le sont certainement pas.

L'élément ascendant des nationalismes chinois - le pluriel désigne ici la fragmentation à l'œuvre - ne peut être surestimé. Lors d'un récent entretien que j'ai mené avec l'historienne Rana Mitter à Oxford, cette dernière a observé que "la Chine est un nom pluriel" - un spectre diversifié d'individus compose sa société civile, son appareil administratif et bureaucratique, et il existe un vaste espace entre les familles d'une part et le gouvernement national d'autre part. Cette hétérogénéité se manifeste dans la création et la (ré)imagination de la nation chinoise.

Pour certains, la nation est une relique historique imprégnée d'une imagerie et de tropes culturalistes s'étendant sur des "millénaires" ; pour d'autres, la nation désigne un collectif orienté vers la prospérité et la stabilité, qui garantirait aux habitants une vie prospère et confortable, et rien de plus. Cependant, pour beaucoup d'autres, leur engagement avec la nation se limite à l'environnement immédiat qui caractérise leur fujin - leurs espaces voisins (voir l'excellent travail de l'anthropologue Xiang Biao (photo) sur les politiques spatiales et urbaines).

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Non seulement l'archétype de la nation chinoise varie d'une personne à l'autre, mais ses sentiments sont également très disparates : les différentes communautés s'appuient sur leurs bases d'identifications et de clivages par rapport aux communautés opposées, pour créer des changements ascendants par rapport au défaut anodin. Comme l'affirme Cheng Li dans "Middle Class Shanghai", le nationalisme dans la mégapole cosmopolite tend à être davantage lié à des orientations internationalistes et à l'idée que l'État-nation chinois n'est pas différent de l'État-nation américain ou britannique, par exemple, dans sa quête de légitimité de la performance. D'autre part, les conceptions de la nation provenant des zones rurales et des provinces de l'intérieur sont plus susceptibles d'être fondées sur des tropes traditionalistes et culturels plus épais, établissant des parallèles entre la nation chinoise moderne et le patrimoine rituel hérité par des générations de transmission orale et textuelle. Les progrès technologiques émergents et l'essor des médias sociaux de base sont venus consolider ce que Peter Gries décrit comme un "nationalisme populaire" qui sape le monopole du parti au pouvoir sur le discours nationaliste.

Cela ne veut pas dire que le nationalisme chinois est entièrement organique. Le parti-État se donne beaucoup de mal pour minimiser la rhétorique qu'il rejette comme antipatriotique - c'est un moyen à la fois de signifier la pertinence idéologique et le poids de la dévotion au pays, mais aussi d'écarter commodément le discours non-conformiste qu'il perçoit comme antithétique à la stabilité continue du régime. La propagande d'État, les médias sanctionnés par l'État et la fourniture d'avantages matériels aux acteurs "indépendants" - les influenceurs de la génération Z pour leurs discours patriotiques - jouent également un rôle clé dans l'amplification des voix nationalistes qui correspondent le mieux à l'agenda de l'État. Enfin, l'éducation patriotique nationale et pleinement installée en Chine permet au parti d'encadrer à la fois la compréhension par le public de la localisation des intérêts chinois, ainsi que leur auto-identification affective en ce qui concerne la substance et les limites de la nationalité chinoise.

Alors que la fin des années 1990 et le début des années 2000 ont vu l'approche descendante de la construction de la nation prendre du retard sur la richesse exponentielle des récits de la base, le passage à "l'autoritarisme en réseau" (voir Rebecca MacKinnon) a permis au régime en place de coopter les discours d'opposition modérés et de contrôler la blogosphère en ligne. Pendant ce temps, la consolidation et la rationalisation hors ligne de l'appareil bureaucratique et de sécurité nationale ont permis à l'État de tisser les sentiments du public dans ses dernières offres concernant la nation.

Complexités au sein du nationalisme des jeunes en Chine

Ce qui précède a jeté les bases théoriques qui nous permettront de donner un sens au nationalisme des jeunes en Chine aujourd'hui. Nous vivons en effet une époque sans précédent : les blocages provoqués par le COVID-19 ont été extrêmement perturbateurs ; le coût de la vie dans les villes augmente de telle manière que l'éducation des enfants devient prohibitive ; et il existe un sentiment palpable de stagnation socio-économique, avec des termes tels que "s'allonger" (tangping) et "laisser pourrir" (bailan) qui font leur apparition dans le lexique de la jeunesse chinoise. Les nationalismes (encore une fois, un pluriel) des jeunes en Chine varient de trois façons.

Le premier est la mesure dans laquelle l'individu est capable de faire la différence entre l'empirique et l'aspirationnel. Il y a certainement des voix qui expriment authentiquement la conviction que la Chine est actuellement grande et destinée à la grandeur - que ses succès retentissants en matière de réduction de la pauvreté et de développement économique ont ouvert la voie à la "montée inévitable" du pays. Ces voix sont à leur tour amplifiées de manière sélective par les médias sociaux et d'État comme des exemples de patriotisme idéal. Pour ces personnes, l'aspiration est empirique.

Cependant, pour d'autres parmi la jeune génération, qui doivent faire face aux aspects négatifs de l'urbanisation rapide de la Chine, aux vastes inégalités entre les zones rurales et urbaines et aux divisions entre les sexes et les ethnies au sein du pays, ils ne se feraient aucune illusion sur le statu quo. Face à cette adversité, certains se tournent vers une résilience performative, étant donné les mécanismes susmentionnés de diffusion et d'entretien des sentiments nationalistes : en tant que membres du collectif, ils doivent s'unir pour surmonter ces "obstacles" de longue date. Dans le discours de l'État, l'expression "lutte" (douzheng) est souvent invoquée pour justifier l'élimination des situations difficiles, tant internes qu'externes, par la défiance. Un article récent de Zhang Jingyi soutient que le "tangping" de la jeunesse chinoise doit être interprété non pas comme un rejet total de la nation chinoise, mais comme un type particulier de cynisme à l'égard des obstacles écrasants au progrès social et à la mobilité.

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La deuxième dimension concerne le niveau d'individualisation. La description standard des jeunes nationalistes en Chine tend à les cataloguer sous des étiquettes désobligeantes telles que "Petites roses" ou "Armée rouge". De telles caractérisations sont malheureusement - mais sans surprise - de plus en plus populaires dans les discours des médias critiques, qui imprègnent leurs critiques de l'État chinois d'essentialismes à peine voilés sur la jeunesse du pays.

Pourtant, de telles généralisations ne rendraient pas justice à ce que Yan Yunxiang appelle "l'individualisation croissante" de la société chinoise. De l'institutionnalisation de la responsabilité individuelle par le biais de mécanismes allant des systèmes de crédit social et de hukou au sommet, à la montée des sous-cultures centrées sur les fandoms et les LGBTQ+ parmi les jeunes à la base, il est clair que la société civile chinoise s'est - même malgré la dernière décennie de centralisation politique - progressivement individualisée.

Ces fils d'identité et d'expression individuelles s'entrecroisent à leur tour avec la nation de manière complexe. D'un côté, il y a les nationalistes chinois virulemment homophobes et transphobes qui présentent l'hétérogénéité comme l'orientation sexuelle par défaut d'un "État chinois fort et durable". D'autre part, de nombreuses personnes au sein des espaces queer opèrent souvent sous les auspices de membres de ces espaces ayant des liens avec les systèmes administratifs et bureaucratiques. Certains peuvent même servir des cadres du parti qui luttent néanmoins pour concilier leur identité avec l'hétéronormativité qui reste dominante en Chine aujourd'hui. Il serait donc prématuré de conclure que tous les nationalistes chinois doivent donc adopter exactement les mêmes perspectives personnelles et politiques.

Une dernière question est la suivante : dans quelle mesure les jeunes Chinois d'aujourd'hui sont-ils politisés, si tant est qu'ils le soient ? L'un des points de vue est que, contrairement à ceux qui ont atteint l'âge adulte dans les années 1980, qui ont assisté au bref flirt de la Chine avec la démocratisation libérale occidentale, la jeune génération d'aujourd'hui reste fermement attachée à un État-nation qui a fusionné des tendances autoritaires, technocratiques, bureaucratiques et centralisatrices. On prétend que les jeunes Chinois sont apolitiques ; ils n'ont pas d'autre choix que de l'être.

Pourtant, ce point de vue ignore le vaste terrain qui se situe entre l'assujettissement total et la contestation politique systématique, et ce terrain intermédiaire est traversé par de nombreux membres de la génération Z de Chine, qu'il s'agisse d'entrepreneurs sociaux, d'activistes environnementaux, de fondateurs et de dirigeants d'ONG ou de journalist

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jeudi, 07 juillet 2022 | Lien permanent

L'école argentine de géopolitique

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L'école argentine de géopolitique

Ronald Lasecki

Source: https://ronald-lasecki.blogspot.com/2023/11/argentynska-szkoa-geopolityki.html

Les origines de la pensée géopolitique argentine se situent au 19ème siècle, dans le contexte de la formation institutionnelle et spatiale de l'État argentin lui-même. Le 25 mai 1810, l'Argentine a obtenu son indépendance en tant que Provinces unies du Río de la Plata (Provincias Unidas del Río de la Plata) par la révolution dite de mai (Revolución de Mayo) par rapport à la vice-royauté espagnole du Río de la Plata qui existait depuis 1776. La Bolivie s'est ensuite détachée de l'autorité de Buenos Aires. L'appellation "Provinces unies d'Amérique du Sud" (Provincias Unidas de Sud América), également utilisée de manière interchangeable à l'époque, reflétait les aspirations de Buenos Aires au contrôle politique de la périphérie indépendante de l'ancienne vice-royauté du Río de la Plata et à une intégration politique sud-américaine à un niveau plus élevé.

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La Confédération argentine (Confederación Argentina), qui a existé entre 1831 et 1861, est une autre forme d'État argentin. Le terme "Fédération argentine" (Federación Argentina) a été utilisé de manière interchangeable à l'époque, ce qui reflétait le conflit entre les partisans de la centralisation de l'État et les partisans d'une forme plus souple d'union de ses provinces.

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Le gouverneur de Buenos Aires de 1835 à 1852, Juan Manuel de Rosas (1793-1877) (tableau, ci-dessus), représentait la Confédération argentine dans les relations extérieures. Après la défaite des forces de Buenos Aires à la bataille de Caseros en février 1852, Justo José de Urquiza y García, ancien gouverneur de la province d'Entre Ríos, prend la relève. Il a conduit à l'adoption de la Constitution de 1853, qui a entraîné la sécession de Buenos Aires, qui a existé en tant qu'État indépendant (Estado de Buenos Ayres) jusqu'à la bataille victorieuse de Pavón en septembre 1861, au cours de laquelle elle a rejoint la Confédération argentine, militairement vaincue, en tant qu'entité dominante. Cette bataille a été suivie par le dernier changement de nom du pays, à ce jour, en République argentine (República Argentina) en décembre 1861.

250px-Julio_Roca_color.jpgJulio Argentino Roca (1843-1914), meneur des guerres contre les Mapuches (la "conquête du désert", en espagnol : Conquista del desierto), menées entre 1879 et 1884, et figure dominante de la politique argentine entre 1880 et 1904, a joué un rôle déterminant dans la formation du territoire argentin. L'émergence de l'État argentin tel que nous le connaissons aujourd'hui ne peut être envisagée qu'à partir de la conclusion réussie de la "conquête du désert", c'est-à-dire à partir du milieu des années 1880. En 1867, le président Bartolomé Mitre Martínez a promulgué un décret accordant aux agriculteurs et aux éleveurs le droit d'occuper des terres dans les Pampas et en Patagonie. En 1879, une force argentine de 8000 soldats a lancé une agression contre les colonies mapuches au sud du Río Negro. Après avoir gagné la campagne au prix de 1,5 million de pesos, 20 millions d'hectares ont été distribués aux 500 plus proches collaborateurs de J. A. Roca, et la reconnaissance des titres antérieurs a permis d'étendre le contrôle effectif de Buenos Aires sur ces territoires.

Les conditions naturelles de l'Argentine

L'émergence de la pensée géopolitique en Argentine était compréhensible, étant donné les excellentes conditions géopolitiques du pays. L'Argentine est l'un des pays les plus isolés géopolitiquement au monde. Après l'élimination de la menace brésilienne lors de la Guerra da Cisplatina (1825-1828) et de la menace paraguayenne lors de la Guerre du Paraguay (1864-1870), la seule source de menace territoriale directe pour l'Argentine se trouvait à 12.000 km. Le Royaume-Uni, qui avait conservé la souveraineté coloniale sur les Malouines depuis 1833, dont la tentative de libération armée par l'Argentine en 1982 s'est soldée par la défaite de Buenos Aires, ne menaçait pas le noyau géopolitique continental de l'État argentin.

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L'Argentine est également favorisée par ses conditions naturelles. Contrairement au reste du continent sud-américain, l'Argentine n'a pas de climat tropical et la végétation prédominante n'est donc pas tropicale. Les étés argentins sont suffisamment secs pour permettre aux grains des cultures traditionnelles de pousser. Les hivers sont suffisamment frais pour éliminer les insectes porteurs de germes dangereux pour l'homme et le bétail. Le territoire de l'État est une vaste plaine plate, modérément irriguée. La planéité de la surface, combinée à la végétation des prairies et au climat tempéré, fait de la région argentine l'une des zones agricoles les plus fertiles du monde. Le système fluvial de La Plata, formé par les fleuves Paraná, Paraguay, Uruguay et l'estuaire du Río de la Plata, est navigable sur presque toute sa longueur et, avec les canaux et les écluses qui relient ses fleuves, il constitue l'un des systèmes de transport fluvial les plus étendus au monde - dont l'Argentine contrôle géopolitiquement l'embouchure sur l'océan.

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La connectivité intrinsèque de la région de La Plata permet de réaliser des économies d'échelle, de produire plus de capital et de nourrir des populations plus importantes que les pays tropicaux ou andins d'Amérique du Sud. L'Argentine est privilégiée en ce qui concerne les conditions de transport des marchandises produites dans la région de La Plata. Le transport par voie fluviale est 10 à 30 fois moins cher que le transport par voie terrestre. Le réseau de transport du système fluvial de La Plata permet donc de générer d'importants capitaux à un coût bien inférieur à celui du transport terrestre. Il permet notamment de se passer d'infrastructures routières. Cependant, la planéité de la surface et sa bonne connectivité avec les ports maritimes réduisent également le coût de construction des infrastructures terrestres. Le transport fluvial augmente également la rentabilité de l'exportation de produits agricoles argentins tels que le soja, le maïs et le blé, dont le rapport volume/valeur rend peu rentable leur transport sur de longues distances par voie terrestre.

L'intégration du réseau fluvial et la planéité de la surface sont également propices à l'émergence d'une autorité politique unifiée, ce qui contraste, par exemple, avec l'Eurasie, où le réseau fluvial méridional a entraîné la formation d'organismes politiques distincts et hostiles le long des différents cours d'eau. Le seul organisme politique dont l'ensemble du territoire est situé dans le cône sud (Cono Sur) de l'Amérique du Sud est le Chili, qui est séparé de l'Argentine par une chaîne de montagnes des Andes de près de 7000 mètres d'altitude ; un vol de Santiago du Chili à Buenos Aires prend plus de temps qu'un vol de Londres à New York, de sorte que le Chili n'est pas un rival de l'Argentine qui menace son noyau géopolitique.

Les précurseurs de la géopolitique argentine

Sarmiento.jpgPendant la période de formation de l'État argentin au 19ème siècle, des ouvrages tels que "Argiropolis : O la Capital de los Estados Confederadus del Rio del Plata" (1850) de Domingo Faustino Sarmiento (1811-1888) (photo), futur président de l'Argentine entre 1868 et 1874, lorsque les derniers caudillos régionaux ont été vaincus, ont été publiés. L'auteur y plaide pour l'établissement d'une nouvelle capitale nationale sur l'île de Martín García, sur le Río de la Plata, afin de donner un élan à l'intégration des terres de l'ancienne vice-royauté du Río de la Plata. Il préconise de s'appuyer sur les traditions unificatrices du libéralisme européen pour surmonter l'héritage de l'empire espagnol et le caudillisme qui en découle. L'exemple emblématique du caudillo provincial fut pour D. F. Sarmiento le gouverneur de Buenos Aires, J. M. de Rosas - sous son règne, le pouvoir était concentré entre les mains d'une oligarchie privilégiée, ce qui, selon l'auteur d'"Argiropolis", constituait un obstacle à la formation d'un sentiment national et à la prise de conscience d'un territoire étatique intégré parmi les Argentins.

Juan_Bautista_Alberdi.jpgL'écrivain nationaliste Juan Bautista Alberdi (1810-1884) (photo) demanda à l'administration de J. A. Roca, dans les pages de son ouvrage "Reconstruction Geografico de America del Sur" (1879), d'accroître la force institutionnelle de l'État argentin afin de lier plus efficacement à Buenos Aires les terres qui faisaient historiquement partie de la vice-royauté du Río de la Plata. Comme D. F. Sarmiento, J. B. Alberdi a également attiré l'attention sur la menace d'une baisse du sens civique et de l'identification à l'État parmi les Argentins en l'absence d'un système politique et social participatif. Dans la seconde moitié du 19ème siècle, les gouvernements argentins successifs ont tenté de remédier à cette situation en développant l'endoctrinement patriotique et national dans l'enseignement public. Ce faisant, ils ont donné l'impression que l'Argentine et son territoire étaient constamment menacés par des centres de pouvoir puissants et expansifs: brésiliens, chiliens et britanniques. Au début du 20ème siècle, le récit patriotique argentin mettait l'accent sur les grandes réussites économiques du pays au 19ème siècle, contre lesquelles le Royaume-Uni et les États-Unis se sont élevés dans les années 1920 et 1930. En 1833, les Britanniques avaient pris à l'Argentine l'archipel des Malouines. Entre-temps, la source de tout renouveau économique pourrait venir de l'exploitation par Buenos Aires de zones précédemment non développées ou sous-développées telles que la Patagonie, les océans ou l'Antarctique. Se tourner vers elles permettrait de développer l'idée nationale argentine et de donner à l'Argentine la place qui lui revient dans la politique mondiale.

Caractéristiques générales de l'école géopolitique argentine

407323799_tcimg_6B6E0990.jpgParmi les pays latino-américains possédant un patrimoine de pensée géopolitique, seule l'Argentine, avec le Brésil, a produit sa propre école. La pensée argentine présente une doctrine intérieurement cohérente, elle a une tradition qui remonte loin dans le passé, elle est composée de nombreux représentants et elle exerce une influence significative sur la politique intérieure et extérieure du pays. Publié en Argentine entre 1969 et 1983, le périodique Estrategia représentait, dans son domaine, le plus haut niveau de contenu en Amérique latine, et probablement dans le monde.

Les principaux domaines d'intérêt de l'école argentine de géopolitique sont les suivants: l'expansion brésilienne et sa quête d'hégémonie; les préoccupations concernant l'alliance du Brésil avec les États-Unis; le rôle de l'Argentine en tant que leader naturel des pays de la région du cône sud; l'orientation maritime avec une référence particulière à l'Atlantique sud, la libération des Malouines du colonialisme britannique et la garantie des droits de l'Argentine dans l'Antarctique; l'énergie nucléaire et l'acquisition de ses propres armes nucléaires - en particulier si le Brésil en développe une; et l'influence des centres extérieurs sur la situation interne de l'Argentine et ses possibilités de développement national. L'une des caractéristiques de l'école argentine de géopolitique est également son attitude positive à l'égard de l'école allemande de géopolitique, même après la défaite de l'Allemagne lors des deux guerres mondiales successives.

L'école argentine de géopolitique accorde une attention particulière aux questions maritimes et océaniques; le rôle de l'Argentine en tant qu'État maritime, conformément à sa position particulière dans l'"hémisphère océanique" (c'est-à-dire le Sud) ; la responsabilité particulière de l'Argentine en tant qu'État maritime, conformément à sa position particulière dans l'"hémisphère océanique" (c'est-à-dire le Sud); la responsabilité particulière de l'Argentine en tant que centre de pouvoir contrôlant les "entrées" et "sorties" stratégiques de l'Atlantique Sud ; la domination de l'Argentine sur le détroit de Magellan et le cap de Bonne-Espérance, qui deviendrait particulièrement importante si le canal de Panama était fermé; l'importance stratégique de l'archipel des Malouines et la nécessité de le libérer du colonialisme britannique; l'importance stratégique actuelle et potentielle de l'Antarctique et la nécessité de garantir les droits de l'Argentine sur cette région face à la pénétration d'autres centres de pouvoir.

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Les origines de l'école argentine de géopolitique

intereses argentinos_thumb[1].jpgLe premier auteur argentin clairement inspiré par la pensée géopolitique anglo-américaine - plus précisément par les travaux d'un Anglais, Halford John Mackinder (1861-1947), et d'un Américain, Alfred Thayer Mahan (1840-1914) - est l'amiral Segundo Storni (1876-1954). Son ouvrage "Intereses Argentinos en la Mar" (1916) est considéré comme un précurseur de l'école argentine de géopolitique. L'auteur y identifie diverses routes commerciales et régions géographiques de l'océan mondial. Il considère l'Atlantique et le Pacifique comme des espaces non développés, la direction naturelle de l'expansion de l'État argentin, économiquement fort et leader au 19ème siècle dans l'exportation de maïs, de graines de lin, de bœuf et de blé. Il n'est pas exact que l'Argentine, qui dépend d'un réseau de transport et de commerce maritimes, n'ait pas manifesté jusqu'à présent d'intérêt pour les zones maritimes. Les mers et les océans qui entourent l'Argentine peuvent non seulement devenir des atouts économiques supplémentaires

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vendredi, 08 décembre 2023 | Lien permanent

Quelques dates et quelques étapes dans le retour de la conscience païenne en Europe

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Quelques dates et quelques étapes dans le retour de la conscience païenne en Europe

 

 

Robert STEUCKERS

 

L'objectif de cette longue liste est de donner au lecteur et à l'éventuel mémorisant l'envie d'approfondir quelques aspects de l'aventure néo-païenne à l'œuvre en Europe depuis les humanistes italiens du XVième siècle. Cette liste n'est pas du tout exhausive. Nous sommes conscients de ses lacunes, mais nous avons d'abord voulu évoquer des étapes ou des événements peu connus, significatifs et non réductibles aux vulgates paganisantes ou anti-paganisantes qui tiennent le haut du pavé aujourd'hui. Nous n'avons pas repris les étapes de la redécouverte archéologique ou linguistique des faits indo-européens, indissociables toutefois de la reprise en compte de notre plus lointain passé. Nous avons arrêté nos investigations dans les années 20 de ce siècle.

 

1176: A Cardigan au Pays de Galles, se tient le premier Eisteddfod gallois en présence de Lord Rhys ap Grufydd.

 

1365- c. 1430: Christine de Pizan, qui préfigure le féminisme européen, commence son traité d'héraldique par une invocation directe à Minerve, déesse des facultés intellectuelles, de l'intelligence et des armes. Minerve remplace ainsi la figure abstraite de la Sapientia.

 

1422-1427: Découverte dans les milieux humanistes italiens du texte de Tacite, Germania. La redécouverte de ce texte ouvre la pensée européenne aux réalités non classiques de l'Europe du Nord.

 

1431: L'humaniste italien Lorenzo Valla publie De voluptate, tentant de concilier la ferveur spirituelle chrétienne et la fantaisie sensuelle des Epicuriens, en rejetant le filon stoïcien qui érigeait la frigidité au rang de vertu. La parution de ce texte est contemporaine de la représentation picturale de nombreuses Vénus, nymphes, grâces et muses. 

 

1450: A Rimini en Italie, Leon Battista Alberti construit en 1450 le Tempietto Malatestiano, en l'honneur du condottieri Sigismondo Malatesta, ennemi du Pape. Toutes les icônes de ce temple sont païennes, notamment un soleil faisant référence directe à Apollon. Pie II, en dépit de sa tolérance et de ses largesses de vue, condamne ce temple, comme expression du paganisme mais en réalité il le refuse car il est un “pied-de-nez” à l'institution pontificale, et excommunie Malatesta.

 

1450: Naissance à Schlettstadt (Sélestat) en Alsace de l'humaniste, juriste et théologien allemand Jakob Wimpfeling. Sur base de la  Germania de Tacite, réédité par Konrad Celtis en 1500, il développe les premières manifestations du nationalisme allemand. Les Germains de Tacite sont proches de la nature, simples et guerriers: tel est le modèle de la meilleure humanité (comme le disait aussi Machiavel en admirant et en préconisant le système des milices paysannes et guerrières suisses). Chez Wimpfeling toutefois, le modèle germanique ne doit pas uniquement conduire à exalter la guerre, mais à promouvoir d'autres vertus importantes en Europe du Nord et en Europe centrale: l'humanité, la magnanimité, le courage civique et l'hospitalité. Il défend farouchement la germanité naturelle de l'Alsace contre les premières manifestations de la francisation.Wimpfeling meurt dans sa ville natale en 1528.

 

1455: La ville de Pienza commande des travaux de réaménagement urbain à Federico de Montefelto. Parmi les innovations, celui-ci fait construire un temple dédié aux Muses (Tempietto delle Muse). L'iconographie païenne s'y juxtapose à l'iconographie chrétienne.

 

1459: Naissance à Wipfeld près de Schweinfurt de l'humaniste allemand Konrad Celtis (en réalité Konrad Bickel ou Pickel). Philosophe itinérant, poète récompensé en 1487 par l'Empereur Frédéric III, ami des humanistes italiens, fondateur des premières sociétés littéraires polonaise (Sodalitas Vistulana; Cracovie, 1489-91) et hongroise (Sodalitas literaria Hungerorum), ensuite de nombreuses sociétés littéraires allemandes (à Vienne et en Rhénanie). Konrad Celtis écrit en latin, mais un latin non académique, proche de la simplicité populaire. Il édite en 1487 les textes de Sénèque et en 1500 la Germania de Tacite. Quand il édite ce texte mineur de Tacite (mais combien important pour la prise de conscience nationale future des Allemands), ses intentions sont anti-cléricales et, à l'instar de du Bellay et Ronsard, de défendre la langue populaire contre un latin figé et les trop nombreux emprunts à l'italien. Celtis lance une idée qui fera son chemin: Tacite, dans Germania, nous enseigne les vertus de la simplicité et de la primitivité. Dans certains textes, il applique la méthode de Tacite aux Allemands de son siècle, en vantant les mérites de la simplicité scythe, à imiter. Celtis introduit ainsi les premiers linéaments de la russophilie des nationalistes et des conservateurs allemands. Konrad Celtis meurt à Vienne en 1508.

 

1472: Naissance à Ingstetten près de Justingen dans le Wurtemberg de l'humaniste et poète Heinrich Bebel, fils de paysan. Professeur de rhétorique à l'université de Tübingen, il est nommé “poeta laureatus” par l'Empereur Maximilien I en 1501. Bebel lutte contre la scolastique étouffante, développe les armes de la satire et de l'ironie dans sa rhétorique, revalorise les traditions populaires et le langage non frelaté de l'homme du peuple. Cette simplicité permet le politique, car elle a donné à l'antique Rome républicaine ses vertus de paysans-soldats frugaux, figures par excellence destinées à la gloire militaire et impériale. Or les Allemands du temps de Bebel doivent assurer la responsabilité de l'Empire. Ce n'est que sur base d'une simplicité, comparable à la frugalité romaine antique, que cette mission divine peut être assurée. Bebel meurt en 1518 à Tübingen.

 

1484: Le 5 décembre 1484, le Pape émet la Bulle “Summis desiderantes” contre les sorcières.

 

1486: Pic de la Mirandole prépare, pour l'assemblée d'humanistes et d'érudits qu'il a convoqués à Rome et qui sera interdite par le Pape, une De hominis dignitate oratio, où il définit la gloire de l'homme par sa capacité à changer, à adopter des comportements différents. L'espace où agit l'homme n'est pas clos comme celui des anges ou des animaux. Cette absence de fermeture lui permet de devenir ce qu'il veut devenir. L'homme peut végéter comme une plante, se démener comme une brute, danser comme un dieu, raisonner comme un ange ou se retirer dans l'antre de sa solitiude. “Qui hunc notrum chameleonta non admiretur?” (= Qui d'entre nous n'admirerait pas ce chaméléon?). Spécialiste de la redécouverte de la paganité hellénique pendant la renaissance italienne, l'historien anglais Edgard Wind écrit: «Dans cette poursuite aventureuse de sa propre auto-transformation, l'homme explore l'univers comme s'il s'explorait lui-même. Et plus il porte ses métamorphoses vers le lointain, plus il découvre que ces phases variées de son expérience sont transposables les unes dans les autres: car toutes reflètent en ultime instance l'Un, dont elles développent des aspects particuliers. Si l'homme ne sent pas l'unité transcendante du monde, il perdra également son inhérente diversité. Pic exprime cette idée de manière cryptée mais indubitable dans l'une de ses conclusiones orphiques: “Celui qui ne peut attirer Pan à lui, approchera Protée en vain”». Pic de la Mirandole fait l'équation entre Pan et le Tout, réintroduit dans la pensée européenne le polythéisme orphique, la vision renaissanciste d'un univers pluriel.

 

1486/87: Les dominicains et inquisiteurs allemands Jacob Sprenger (Bâle) et Heinrich Institoris (Schlettstadt/Sélestat) publient le Hexenhammer (Malleus maleficarum), manuel de l'inquisition contre les sorcières.

 

1496: Dans Practica Musice l'humaniste Luc Gafurius publie une image montrant l'harmonie divine, où ne figurent que les muses, les dieux et la cosmologie païenne.

 

1508-1511: Raphaël installe son Ecole d'Athènes dans le Vatican, ce qui banalise les images des dieux et des déesses païennes dans toute l'Europe.

 

1514: L'humaniste Justus Bebelius traite dans ses ouvrages de l'ancienne religion des Germains et des druides gaulois.

 

1520: A Piacenza en Italie, le juriste Gianfrancesco Ponzinibio s'insurge contre les procès en sorcellerie dans un réquisitoire imprimé et diffusé. En 1523, il doit répondre à l'inquisiteur de Spina.

 

1532: L'humaniste français Jean le Fèvre publie son ouvrage Les Fleurs et Antiquitez des Gaules, où il est traité des Anciens Philosophes Gaulois appellez Druides,  première approche de la religiosité celtique en France.

 

1556: L'humaniste français Picard reprend la mythologie imaginaire d'Annius de Viterbe (1498), du moins pour ce qui concerne les Gaulois.

 

1563: Le médecin du Duc de Clèves, d'obédience calviniste, Johannes Weyer (1516-1588) rédige un ouvrage pour dénoncer la folie des procès de sorcellerie et le dédie à l'Empereur Ferdinand I, frère de Charles-Quint (Über die Blendwerke der Dämonen, Zaubereien und Giftmischereien). L'Empereur le félicite mais l'ouvrage sera mis à l'index.

 

1567-1570: Le sculpteur Giovanni di Bologna installe des statues de bronze des divinités païennes dans la ville de Bologne (Hercule), dans les Jardins de Boboli (Oceanus) et à Florence (Neptune).

 

1579: Le juriste toulousain Forcadel, dans De Gallio Imperio et Philosophia reprend à son tour la vision d'Annius de Viterbe, mais y ajoute des paragraphes importants sur la fonction juridique des Druides. Forcadel entend ainsi, implicitement, revenir à un droit plus conforme au passé de la Gaule/France.

 

1582: L'humaniste écossais George Buchanan (1506-1582), dans son “Histoire de l'Ecosse”, jette les bases des études celtiques comparées. Il souligne la parenté des langues celtiques.

 

1585: L'humaniste français Noël Taillepied publie Histoire de l'estat et républiques des Druides, Eubages, Sarronides, Bardes, Vacies, anciens François, gouverneurs des pais de la Gaule, depuis le déluge universel, iusques à la venue de Jésus Christ en ce monde. Compris en deux livres, contenans leurs loix, police, ordonnances, tant en l'estat ecclésiastique, que séculier. Taillepied consacre vingt sections de cet ouvrage aux codes légaux et aux ordonnances des druides. Le retour à la Gaule chrétienne chez cet humaniste est lié à une volonté de retrouver un droit accordant au peuple davantage de libertés concrètes.

 

1592: Le prêtre catholique et théologien Cornelius Loos (ca. 1546-1595) est sommé de se rétracter: il avait protesté contre les exécutions de sorcières par le feu à Trêves où il était professeur. Le Nonce de Cologne Ottavio Mirto Frangipani l'avait fait enfermer dans l'abbaye de Saint-Maximin. Après sa rétractation, il dirige une paroisse à Bruxelles, mais continue de s'insurger contre les procès en sorcellerie. Il est à nouveau enfermé et meurt prisonnier.

 

1594: Une tentative échoue d'organiser un Eisteddfod au Pays de Galles.

 

1602: Adriaen de Vries, disciple du sculpteur Giovanni di Bologna, installe la première statue païenne hors d'Italie, à Augsburg en Bavière. Il s'agit d'une fontaine d'Hercule. Désormais, les figures du panthéon païen remplacent sur les fontaines les représentations médiévales de Saint-Georges.

 

1618: Le poète et dramaturge anglais John Fletcher, dans sa pièce consacrée à la figure de Bonduca (= le reine celtique Boadicée, résistante à la l'occupation romaine), fait apparaître sur scène des druides et des bardes dans une séquence dansée. La perspective de Fletcher est patriotique et renoue avec le passé celtique de l'Angleterre, exalté comme vierge de toute influence continentale.

 

1622: Le poète et humaniste anglais Michael Drayton (1563-1631) publie son long poème en alexandrins intitulé Polyolbion, où il conte les merveilles de la Britannia, mélangeant doux idyllisme et patriotisme. Dans ce poème, les druides apparaissent comme des “bardes sacrés” dont la connaissance des mystères de la nature a été la plus profonde jamais acquise par les hommes.

 

1623: L'humaniste et médecin Guenebault publie Le réveil de l'antique tombeau de Chyndonax, Prince des Vacies, druides celtiques, dijonnois,... Dans cet ouvrage, l'auteur insiste sur la fonction juridique des druides.

 

1627: Le Jésuite Adam Tanner (1572-1632), professeur à Ingolstadt, veut réintroduire le “Canon Episcopi”, selon lequel la sorcellerie n'est que superstition sans fondement. Puisqu'il n'y a pas de fondement, les tortures et les exécutions sont inutiles. L'Inquisition menace de lui faire subir la torture.

 

1631-1632: Le Jésuite allemand Friedrich von Spee (1591-1635) demande de limiter les procès en sorcellerie dans sa “Cautio criminalis”. Des pressions sont exercées sur le RP von Spee. La guerre de Trente Ans ruine ses efforts.

 

1635: Le luthérien de tendance piétiste Johannes Matthäus Meyfart (1590-1642) tente de reprendre le combat du Jésuite von Spee, cette fois dans les territoires protestants, mais se fait beaucoup d'ennemis.

 

1648: L'humaniste allemand Elias Schedius publis De Dis Germans  (= Des dieux des Germains), traitant de la religion des “anciens Germains, Gaulois, Bretons et Vandales”.

 

1660: Le roi d'Angleterre Charles II fait figurer sur les nouvelles pièces de monnaie anglaises la déesse Britannia, ce qui n'avait plus été fait depuis l'empire romain. L'Etat ou la nation sont désormais considérés comme des divinités. L'hymne patriotique anglais Rule, Britannia en est un autre témoignagne. En Allemagne, apparaît la déesse Virtembergia (= Wurtemberg), sur le sommet du Château Solitude près de Stuttgart en 1767.

 

1670: John Aubrey fonde l'association druidisante Mount Haemus Grove, dont l'inspiration dérive d'une société du même nom qu'aurait fondée à Oxford en 1245 le barde Philipp Bryddod.

 

1676: Aylett Sammes écrit dans sa Britannia Antiqua Illustrata, que les druides croyaient en l'immortalité de l'âme, ainsi qu'à la transmigration de celle-ci, à la façon de Pythagore. Les druides auraient supplanté des prêtres phéniciens en Bretagne, constituant de la sorte un “clergé” autochtone, plus en prise avec la spiritualité du peuple celtique-britannique.

 

1692: Le prêtre réformé néerlandais Balthasar Bekker (1634-1698) est destitué. Il avait étudié les superstitions relatives aux comètes, aux œuvres du Diable et aux fantômes, puis avait condamné les procès en sorcellerie au nom de la raison et du message des saintes écritures.

 

1703: Dans The Description of the Western Islands of Scotland, Martin Martin traite des cercles de pierres dressées dans les Orkneys et signale qu'ils étaient des lieux de cultes païens.

 

1703: L'abbé breton Pezron lance la vogue des études celtiques sur le continent (dans L'antiquité de la nation et la langue des Celtes). C'est lui qui donne au terme “celte” sa connotation actuelle.

 

1707: Le philologue gallois Edward Lhuyd collationne une quantité de matériaux écrits, oraux et chantés dans les pays celtiques pour en faire la base d'études comparées de celtologie dans le cadre de l'Université d'Oxford.

 

1717: John Toland, successeur de John Aubrey (cf. 1670), fonde l'Ancient Druid Order.

 

1718-1742: Le maître-jardinier Stephen Switzer énonce les règles pour installer des statues de divinités païennes dans les jardins publics et privés (cf. Ichonographica Rustica).

 

1720: Lord Cobham commande au sculpteur anglais John Michael Rysbrack de lui faire sept statues représentant les divinités saxonnes des jours, pour ses jardins de Stowe.

 

1720: L'Allemand Johann G. Keysler, dans Antiquitates Selectae Septentrionales et Celticae, publiées à Hannovre, décrit les résidus des anciens cultes païens en Allemagne, dans les Pays-Bas et en Grande-Bretagne.

 

1723: Le pasteur Henry Rowlands de l'île d'Anglesey publie Mona Antiqua Restaurata, où le druidisme n'est plus considéré comme diabolique mais comme l'expression d'une conscience de l'harmonie de la nature. Pour le reste, il les dénigre comme tenants d'un culte barbare et sanglant.

 

1740: Simon Pelloutier publie son Histoire des Celtes, cherchant, surtout dans la deuxième édition de 1770, à mettre sur pied d'égalité les religions celtique et germanique pour des motifs politiques.

 

1747: L'architecte anglais John Wood l'Ancien (1704-1754) énonce l'hypothèse que sa ville natale de Bath était à l'origine le lieu d'un culte druidique et apollinien. Wood s'intéresse ensuite au site de Stonehenge, dont il reproduit la géométrie sacrée pour une place de Bath, appelée “Circus”. Dans son ouvrage Choir Gaure, il associe directement Stonehenge aux cultes druidiques. Il jette ainsi les bases d'une renaissance druidique en Angleterre.

 

1750: Le prêtre catholique Hieronymus Tartarotti fait paraître à Venise un vigoureux plaidoyer contre les procès en sorcellerie.

 

1752-1766: Le Comte de Caylus, dans son grand Recueil des antiquités,  émet l'hypothèse que les mégalithes ouest-européens sont des sites cultuels pré-druidiques. A la fin de sa vie, il les qualifiera de “druidiques”.

 

1754: William Cooke publie An Enquiry into the Druidical and Patriarchal Religion.

 

1760-62-63: Le poète écossais James MacPherson de Kingussie publie des “traductions” (fictives) d'anciens manuscrits gaëliques d'Ecosse. Ils deviendront célèbres sous le nom d'Ossian. Il lance ainsi la vogue romantique pour le celtisme.

 

1763: Sir James Clerk fait ériger la statue d'un druide à l'entrée de son château, Penicuik House, à Midlothian en Ecosse.

 

1764: Le poète gallois Evan Evans publie Specimens of the Poetry of the Ancient Welsh Bards. En 1784, il publie Musical and Poetical Relics of the Welsh Bards.

 

1766: Le médecin personnel de l'Impératrice Marie-Thérèse d'Autriche, Reine de Hongrie, Gerhard van Swieten (1700-1772), transmet un mémoire visant à supprimer la torture et les exécutions en matières de sorcellerie, celle-ci n'étant que l'expression de la sottise, de la folie ou de la mélancolie. En 1768, le code de la pratique judiciaire impérial interdit la torture dans les procès de sorcellerie. Ainsi la Grande Impératrice Marie-Thérèse met un terme à la folie inquisitoriale de la West-Flandre à la Transylvanie.

 

1766: En Bavière, Don Ferdinand Sterzinger (1721-1786) et Eusebius Amort stigmatisent les procès en sorcellerie et portent un coup fatal à l'Inquisition dans leur pays.

 

1771: Fondation au Pays de Galles du mouvement celtisant et révolutionnaire, d'inspiration druidique, Cymdeithas Gwyneddigion, qui s'affirmera plus tard comme “radical” et “républicain”.

 

1779: Naissance à Vesterbro près de Copenhague du poète danois Adam Gottlob Oehlenschläger. Il deviendra le poète de la renaissance nationale danoise et puisera ses inspirations dans le patrimoine de la mythologie et des sagas scandinaves. Avec la notable exception d'une pièce sur Aladin et d'une interprétation des “Mille et une nuits”. Il meurt en 1850 à Copenhague.

 

1781: Henry Hurle fonde à Londres l'Ancient Order of Druids, une société ésotérique fonctionnant selon les règles de la maçonnerie.

 

1782: Naissance à Kyrkerud dans le Värmland du poète suédois Esaias Tegnér. La publication de son poème Svea en 1811 fait de lui le poète patriotique par excellence. Il aborde les mêmes thématiques patriotiques que la Ligue Gothique de Geijer. Les grandes lignes de force de son œuvre sont la fantaisie, le courage héroïque, l'enthousiasme, l'élégance ironique, la sensualité, exprimés dans une forme claire et classique. Il s'oppose au patriotisme réactionnaire et obscurantiste et estime que les thèmes de la mythologie scandinave doivent être mobilisés pour faire de la Suède un Etat d'avant-garde sur la scéne européenne. A partir de 1825, il sombre dans le pessimisme, la misanthropie et la mélancolie. Il meurt en 1846 à Östrabo près de Växjö.

 

1783: Naissance à Ransäter dans le Värmland de l'écrivain suédois Erik Gustav Geijer. Dans sa jeunesse, il est un adepte des Lumières mais se tournera rapidement vers le romantisme national. Il fonde la Ligue Gothique (Götiska Förbundet), expression de la conscience nationale suédoise, basée sur les vertus attribuées aux peuples sacandinaves. Iduna  (= nom de la déesse scandinave de la jeunesse) est la revue dans laquelle il exprime ce corpus idéologique. A la fin de sa vie, Geijer élabore une philosophie de la personnalité, qu'il oppose à celles de Hegel et Feuerbach, où apparaissent également des thèmes comme la joie de vivre dans la nature, le renoncement aux biens de consommation, l'ancrage dans l'existence. Geijer meurt en 1847 à Stockholm.

 

1786: L'Irlandais Joseph Walker publie Historical memoirs of the Irish Bards.

 

1787: Une pièce de monnaie de la Parys Mine Company de l'île d'Anglesey est ornée de la tête d'un druide, couronnée de feuilles de chêne. L'île est considérée dès cette époque comme le site majeur d'un culte druidique (cf. 1723).

 

1787: Thomas Taylor traduit l'“Hymne orphique à Pan”, induisant les poètes romantiques à redécouvrir l'âme de toutes choses.

 

1789: La poétesse irlandaise Charlotte Brooke publie Reliques of Irish Poetry.

 

1789: Thomas Jones de Crowen, agitateur politique gallois, réétablit la fête traditionnelle celtique de l'Eisteddfod (concours de chants et de poésies d'inspiration nationale et identitaire). Son compatriote, également membre du groupe identitaire et celtisant Gwyneddigion, Edward Williams, alias Iolo Morganwg, recrée la cérémonie druidique du Gorsedd.

 

1791: Fondation de l'“Association bretonne” par Armand de la Rouerie, afin de restaurer l'autonomie bretonne dans le respect des clauses du Traité de 1532. De la Rouerie prévoyait le recours aux armes pour rétablir la légitimité. Il avait soutenu la révolution française jusqu'à la suppression du Parlement de Bretagne par l'Assemblée nationale.

 

1792: Le premier Gorsedd est tenu publiquement au Pays de Galles, le 21 juin 1792. En octobre, Edward Williams/Iolo Morganwg célèbre une fête druidique de l'équinoxe en plein Londres.

 

1793: A Posen (Poznan), encore sous juridiction polonaise, deux femmes accusées de sorcellerie, sont brûlées sur le bûcher, avant l'arrivée des juges prussiens qui avaient interdit l'exécution et déclaré le procès nul et non avenu.

 

1796: Dans ses Origines gauloises, La Tour-d'Auvergne traite des dolmens et des alignements de pierres dressées en Grande-Bretagne et en Armorique.

 

1804: Edward Davies publie Celtic Researches, approfondissant ainsi l'étude du druidisme et des cultes païens celtiques.

 

1805: Fondation de l'académie celtique en Bretagne par l'érudit Jean-Francis Le Gonidec.

 

1805: Jacques Cambry publie Monuments celtiques, contribution importante à la redécouverte de la religiosité native dans les pays celtiques. Les monuments mégalithiques sont druidiques et ont une fonction astronomique, conclut-il.

 

1809: Edward Davies poursuit son œuvre (cf. 1804) et publie The Mythology and Rites of the British Druids.

 

1815: Samuel Rush Meyrick et Charles Hamilton Smith publient Costume of the Original Inhabitants of the British Islands.

 

1818: Le 22 janvier 1818, l'écrivain anglais Leigh Hunt écrit à Thomas Jefferson Hogg une lettre exprimant brièvement les sentiments des écrivains paganisants, après la chute de Napoléon. Pour guérir l'Europe du “christianisme et de l'industrialisation”, il faut rétablir, dit-il, la religio loci, symboliser l'éternité de la vie en décorant sa maison de branches de houx ou de sapin (comme rappels de l'éternelle verdeur de la vie), se souvenir du “grand dieu Pan”.

 

1819: La fête de l'Eisteddfod accepte d'inclure dans ces cérémoniaux le Gorsedd gallois et druidique.

 

1820: Une Société celtique se constitue en Ecosse, immédiatement après la dernière révolte républicaine contre l'union avec l'Angleterre.

 

1821: Dans une lettre à Thomas J. Hogg, le poète romantique anglais Percy Bysshe Shelley exprime sa dévotion à Pan.

 

1823: Le philologue et linguiste allemand Julius Klaproth utilise pour la première fois le terme “indogermanisch” dans son ouvrage publié à Paris Asia polyglotta.

 

1828: Le professeur de criminologie de l'Université de Berlin, Karl-Ernst Jarcke énonce l'hypothèse que les procès de sorcellerie visaient à éradiquer les tenants de l'ancienne religiosité germanique.

 

1831: James Hardiman, poète irlandais, publie un recueil de textes de ménestrels irlandais: Irish minstrelsy.

 

1831: A La Scala de Milan, on joue pour la première fois Norma de Bellini, qui contient un thème druidique, avec, lors de la première présentation publique, un décor de fond représentant Stonehenge. Cette pièce connaîtra un succès formidable en Angleterre.

 

1832: Mendelssohn achève son œuvre chorale Die Erste Walpurgisnacht, décrivant la fête païenne traditionnelle de la veille de Mai (30 avril), où les villageois en fête sont attaqués par les chrétiens, effraient ceux-ci et les mettent en déroute.

 

1836: Le poète et celtisant breton Théodore Hersart de la Villemarqué publie Barzaz Breiz: chants populaires de la Bretagne.

 

1837: Naissance à Valenciennes en Hainaut du poète celtisant Charles De Gaulle (oncle du général), chantre du pan-celtisme. Philologue bien écolé, bon connaisseur des langues galloise et gaëlique-irlandaise. Il devait son inspiration celtisante à une grand-mère maternelle, Marie-Angélique McCartan, descendante d'un officier irlandais de l'armée française. Le Barzaz Breiz  de Hersart de la Villemarqué a eu une grande influence sur lui.

 

1838: De la Villemarqué et Le Gonidec se rendent à la réunion galloise d'Abergavenny, organisée par Cymdeithas y Cymreigyddion y Fenni, nouant des relations étroites entre celtisants bretons et gallois. Cette visite inspire la résurrection de l'Association bretonne.

 

1839: L'archiviste allemand Franz-Joseph Mone de la ville de Bade énonce l'hypothèse que les éléments dionysiaques du culte sorcier, persécuté au moyen-âge et aux débuts de l'époque moderne, sont les résidus clandestins d'un culte né dans les colonies grecques de la zone pontique, amenés en Germanie par les Goths, chassés d'Ukraine par les Huns.

 

1842: L'historien breton Alexis-François Rio publie une étude intitulée La petite chouannerie, qui inspirera Charles de Gaulle, hostile au centralisme parisien et partisan de la légitimité et de l'autonomie bretonnes.

 

1844: Naissance à Brighton de l'écrivain socialiste et réformiste Edward Carpenter qui injectera le paganisme dans le mouvement socialiste anglais (Socialist League, Fellowship of the New Life dont est issue la fameuse Fabian Society). Pour Carpenter, le socialisme doit conduire les peuples à retrouver une vie libre, primitive, simple, saine, morale, basée sur les idées de Whitman, Thoreau et Tolstoï. En 1883, Carpenter fonde une “communauté auto-suffisante” à Millthorpe entre Sheffield et Chesterfield. Son ouvrage principal date de 1889 (et s'intitule: Civilisation: Its Cause and Cure). Il y réclame notamment le retour des divinités féminines et apaisantes (Astarté, Diana, Isis, etc.). Carpenter meurt en 1929, après avoir exercé une influence durable sur les mouvements socialistes et pré-écologiques.

 

1848: Jacques d'Omalius d'Halloy défend devant l'Académie Royale de Bruxelles pour la première fois l'hypothèse d'une origine européenne des civilisations avestique (Perse) et védique (Inde). Près de vingt ans plus tard, il défendra la même thèse devant la Société d'Anthropologie de Paris.

 

1850: Naissance de la philosophe anglaise Jane Ellen Harrison, qui, dans ses recherches, a démontré le “substrat primitif” de la religion olympienne et investigué les pratiques populaires sous-jacentes de l'art et de la rationalité grecs. Elle a montré que les structures intellectuelles les plus élaborées dérivaient en fin de compte de “pratiques vernaculaires” simples, courantes dans le paysannat. Pour Jane Ellen Harrison, ce processus consistait à purger la religion de la peur. Elle s'intéressait plus particulièrement au mysticisme orphique, qu'elle considérait comme la purification et l'édulcoration de rites dionysiaques antérieurs, plus sanglants.

 

1853: Sur base des travaux de l'abbé Pezron (cf. 1703), le philologue allemand Johann Caspar Zeuss publie sa Grammatica Celtica, base de toutes les études philologiques contemporaines sur les langues celtiques.

 

1854: Ernest Renan publie son fameux Essai sur la poésie des races celtiques (deuxième édition en 1859).

 

1854: Naissance de James Frazer, futur fondateur de l'école de Cambridge, qui a cherché à démontrer que le christianisme exprimait un mythe universel, celui du jeune dieu qui meurt et ressuscite, repérable dès le mythe babylonien de Tammuz. Il sera l'auteur de The Golden Bough, publié en deux éditions entre 1890 et 1915. Cet épais ouvrage est une mine d'information sur les rites, les croyances et les traces de ce culte.

 

1858: Le pouvoir parisien fait interdire l'Association Bretonne, porte-voix de la légitimité en Bretagne. Elle continue cependant à fonctionner dans la clandestinité.

 

1859-1863: Adolphe Pictet (1799-1875) publie Les origines indo-européennes ou les Aryas primitifs. Essai de paléontologie linguistique.

 

1864: Parution dans la Revue de Bretagne d'un long article de Charles de Gaulle. Cette publication, dirigée par Arthur de la Borderie, était d'inspiration royaliste et catholique. De Gaulle y plaide pour l'auto-détermination des régions celtophones, Bretagne comprise. Il se réfère à Tacite, par ailleurs inspirateur antique des filons germanisants en Italie, en Allemagne et chez Montesquieu, qui disait, à l'adresse des Romains qui entraient en décadence: «La langue du conquérant dans le bouche du conquis est toujours la langue de l'esclavage». Cette maxime a inspiré les nationalismes à fondement linguistique, sans doute aussi la pensée de Herder et initié les mouvements de libération, se servant de la langue comme levier. De Gaulle appelait aussi les peuples celtiques à émigrer uniquement en Patagonie, afin de ne pas se disperser au milieu d'allophones (anglophones, hispanophones, lusophones ou francophones au Québec). De Gaulle s'aligne ainsi sur le projet similaire d'un Gallois, Michael D. Jones, qui nommait la Patagonie “Y Wladfa”. De Gaulle plaidait en même temps pour le droit des Araucaniens, habitants aborigènes de la Patagonie, à qui les colons celtes devaient accorder des droits culturels et politiques. A la fin de l'année, cet article, considérablement étoffé, parait à Paris et à Nantes sous le titre de Les Celtes au dix-neuvième siècle - appel aux représentants actuels de la race Celtique.

 

1865: Naissance à Rothbach en Alsace du philosophe, poète et écrivain allemand Friedrich Lienhard, grand défenseur des arts et artisanats régionaux. Il s'oppose au naturalisme et à la littérature issue des grandes villes, au profit d'un néo-romantisme et d'un ruralisme, exprimant le fond-du-peuple. Dans son roman Oberlin, il plaide en faveur d'une religion populaire. Entre 1896 et 1900, il publie une trilogie sur Till Eulenspiegel  et, en 1900, un ouvrage sur le roi Arthur (König Arthur). Lienhard meurt en 1929 à Weimar.

 

1866: Michael D. Jones fonde la colonie galloise de Patagonie.

 

1867: Sous l'impulsion des propositions de Charles De Gaulle, l'idée panceltique a fait son chemin en Irlande et en Grande-Bretagne. Les philologues joignent leurs efforts pour créer des chaires de langues celtiques dans les universités. En 1867, le poète anglais Matthew Arnold prononce quatre leçons publiques intitulées On the Study of Celtic Literature; elles sont publiées dans le Cornhill Magazine, puis sous forme de livre. Arnold ne plaide pas pour un retour des langues celtiques dans la vie quotidienne. Il réclame l'avènement de l'anglais dans la pratique, mais, simultanément, l'étude approfondie du patrimoine celtique à l'université. Les matières du fond celtique doivent être utilisées “pour rendre les Anglais plus intelligents, grâcieux et humains”. Plus tard, Yeats, dont la dette à l'égard d'Arnold est indubitable, considèrera la tradition celtiq

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mercredi, 19 novembre 2008 | Lien permanent

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