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J.J. Langendorf : Contre-Révolution

La lanterne magique de la contre-révolution 
(1789-1799)

par Jean-Jacques LANGENDORF

Comme tout mouvement engendre la chaleur, toute ré-volution engendre une contre-révolution, qui est à la fois réaction armée à ses actes et réponse "idéo-logique" à ses postulats (1).

Déjà face aux premiers tâtonnements "modérés" de la révolution française, les exigences d'une "contre-ré-volution pacifique"  (l'expression est de Barnave) se font jour. Dans ce stade initial de la fermentation, vécu par la plupart comme une étape correctrice et néces-saire des erreurs du passé, on commence à devenir contre-révolutionnaire, lentement, non sans hésita-tions. A de rares exceptions près (quelques grands aristocrates qui émigrent immédiatement au lendemain du 14 juillet 1789 ou quelques pamphlétaires, Mira-beau-Tonneau constituant le cas le plus marquant), il n'existe pas de contre-révolutionnaire suis generis.  On ne naît pas contre-révolutionnaire, on le devient. Tous ceux qui ne tarderont pas à s'ériger en féroces censeurs de la révo-lution passent d'abord par une phase d'approbation, qu'il s'agisse de Bonald, Maistre, Mal-let-Du Pan ou Gentz. Les motiva-tions qui poussent les uns et les autres à re-joindre la contre-ré-volution et à la servir par les armes ou par la plume sont variées, et elles ne procèdent que rarement d'une froide détermina-tion théorique a priori.  On rompt in-dividuelle-ment avec la Révolution en fonction de si-tuations précises qu'elles a engendrées, qu'il s'agisse d'un château brûlé, d'un parent assassiné, d'un privi-lège aboli, ou, collectivement, lorsqu'il s'agit de la suppression du satut quasi-millénaire du clergé ou, plus rationnellement, du refus total ou partiel des lois sécrétées par l'Assemblée na-tionale.

Et plus la Révolution dégénèrera, plus le refus se fera massif et global, les ralliements contre-révolution-naires ne se comptant plus sous la Terreur. Sans même tomber dans le paradoxe, on peut affirmer que tous ceux qui, en France, ont tra-versé la Révolution l'ont été, quelqu'ait été leur idéologie, contre-révolution-naire à un moment donné, objectivement ou subjectivement, car il est vrai qu'on est toujours le contre-ré-volution-naire de quelqu'un. Dans la nuit du 9 au 10 Thermidor 1794 Robespierre qui a la mâchoire fracas-sée par un coup de pistolet, agonise sur une table de l'Hôtel de Ville, aura tout le temps d'imaginer qu'il est la victime de la contre-révo-lution, alors que ceux qui s'apprêtent à le con-duire, avec ses amis, à la guillo-tine, sont con-vaincus qu'ils vont exécuter un dange-reux con-tre-révolutionnaire. D'ailleurs dans Paris une étrange rumeur circule alors: l'incorruptible au-rait eu l'intention de se faire couronner roi. Ultérieurement, sous la plume de gens aussi dif-férents que les Thermi-doriens, que les jacobins irréductibles, ou qu'un G. Babeuf, qui aimerait tant que la Révolution, qu'il conçoit angélique, n'ait pas été souillée par la Terreur, le terme contre-révolutionnaire est utilisé pour désigner tout ce qui s'oppose à sa propre idéologie.

Récemment, confrontés à cette inflation de contre-ré-volutionnaires, certains historiens ont voulu clarifier le concept et le restreindre en lui op-po-sant celui d'anti-révolution. A leurs yeux est an-ti-révolutionnaire celui qui, rallié à l'idée de pro-grès incluse dans celle de ré-volution, n'en ac-cep-te pourtant pas tous les aspects. C'est ainsi qu'on constate l'existence de couches po-pu-lai-res, paysans et  Lumpenproletariat  urbain (sur-tout dans le sud de la France) qui rejettent ponc-tuellement, mais violemment, certaines émana-tions de la révolution (2).

Dans cette nouvelle perspective historique, il serait par conséquent plus légitime de parler, globa-lement, de ré-sistances à la révolution que de contre-révolution (3).

Il ne peut être question, dans un article limité, d'aller plus avant dans ces subtilités d'école. Si l'on demeure sur le terrain classique, on peut dire qu'un contre-ré-volutionnaire est celui qui reste attaché à ce qu'il considère comme des condi-tions d'essence indispen-sables au fonction-ne-ment même de la société et de l'Etat: la monar-chie et l'Eglise, le trône et l'autel. A partir de là, il ne verra plus l'épisode révolutionnaire que com-me une parenthèse malheureuse qui doit être close (et qui peut l'être) le plus rapidement pos-sible afin de revenir au statu quo ante.  C'est en définitive sur cette notion de status quo ante  que les divergences entre les contre-révolutionnaires vont se manifester. Pour les uns, on recom-mence, comme si rien ne s'était produit, pour les autres au contraire, afin de prévenir la réappari-tion d'une nouvelle parenthèse révolution-naire, il s'agit d'introduire de très prudentes modifications, qui ouvriraient la porte à un "Ancien régime" certes restauré, mais également régénéré. Mais quoi qu'il en soit, l'idéal réformateur ne s'aventure pas au-delà des limites étroites d'un exécutif monarchiste tout puissant et d'une Eglise auxquelles les âmes doivent se soumettre impérativement. Ainsi circonscrite, la pen-sée contre-révolutionnaire peut varier à l'infini. Dans ses formes d'abord. C'est par milliers que l'on compte les libelles et pamphlets (souvent aussi brefs que mé-diocres) qui réagissent à chaud et épidermiquement aux événements révolutionnaires. Toutefois, nous re-levons aussi l'existence de toute une littérature qui veut, en utilisant les arguments de la philosophie, de la métaphysique ou de la théologie, démontrer l'inanité des thèses révolutionnaires.

Toutefois nous relevons aussi l'existence de toute une littérature qui veut, en utilisant les arguments de la philosophie, de la métaphysique ou de la théologie, démontrer l'inanité des thèses révolutionnaires. Et cette littérature souvent profonde et souveraine ‹nous son-geons à Bonald, Maistre, Rivarol ou Chateaubriand‹ si elle s'en prend à un événement inédit (la Révolution) s'inspire de motifs souvent préexistants, et procède soit d'une sensibilité d'Ancien régime, soit d'une cul-ture "médiévale". Nous voulons dire par là que les uns se réfèrent à une philosophie "moderne" de l'Abso-lutisme (telle qu'un Voltaire, par exemple, l'incarne), alors que d'autres au contraire, plus tournés vers l'an-cien droit de la France et vers ses institutions tra-di-tionnelles, considèrent la monarchie sous un angle organique. Et ce sont eux, en définitive, qui incarnent les authentiques réactionnaires.

Au départ la succession d'événements décousus et violents qui, à Paris et en Provence, se situent en amont et en aval de la prise de la Bastille sont perçus, même par les plus conservateurs, comme un orage ré-générateur. Travaillés par le déisme, le sensualisme, le matérialisme, abreuvés des leçons de l'Encyclopédie, saoûlés par les palabres de salon, énervés par la nou-velle littérature théâtrale ou romanesque (un Beaumar-chais et un Cho-derlos de Laclos sont les parfaits reflets de l'époque), les beaux esprits sont mûrs pour s'engager fort loin sur la voie de ce qu'ils imaginent être le renouveau. Il va de soi d'ailleurs que la situation matérielle du pays facilite cette effervescence: mauvais impôts, mauvaise gestion, pri-vilèges souvent ab-surdes, mauvaise organisa-tion, mauvaise politique in-térieure et étrangère, la liste est très longue. Mais en tout état de cause, rien, dans ce pays riche, prospère et hautement civilisé, ne justifiait le bouleversement san-glant qu'il allait connaître.

Toutefois la volonté des "philosophes" est implacable: "Du passé faisons table rase.". Au nom de la toute-puissante raison régénératrice, us, coutumes, croyances, traditions les plus vénérables sont traînées dans la boue et les bases du trône et de l'autel sont gri-gnotées par l'infatigable travail d'une armée de ron-geurs. Tout d'ailleurs se passe très vite. Il aura fallu moins de cin-quante ans, relève le royaliste Balzac, pour dé-truire le solide tissu français. Cette rapide dé-com-position est une source inépuisable d'étonnement pour l'historien contemporain. Elle s'explique en partie par une sorte de langueur qui s'est emparée des âmes et des esprits et que Taine, dans des pages admirables, met au compte de la "douceur de vivre". Le noble n'est plus qu'un petit maître, attaché par une chaîne d'or à la niche de Versailles, le prêtre, un abbé de salon qui fait profession d'athéisme et qui dissimule honteusement son crucifix sous son tablier ma-çonnique, le phi-lo-sophe un sophiste ingénieux dans le persiflage.
 

Les monarchiens et Stanislas de Clermont-Tonnerre

Les débuts de la Révolution voient émerger toute une couche d'esprits libéraux et éclairés qui jugent possible la mise en ¦uvre de vastes ré-formes sociales et fis-cales, dans le cadre de la monar-chie. Attachés au roi, anglophiles convaincus, défendant l'idée de la possibi-lité d'une Révo-lution modérée, ces "monarchiens" militent pour le bicaméralisme, la séparation des pou-voirs, tout en demeurant partisans d'un exécutif royal qui s'exprime par le droit de veto réservé au sou-verain. Mais devant l'impitoyable durcis-sement de la révolu-tion, leur désillusion ne cesse de s'accroître et bientôt, au lendemain du 6 oc-tobre 1789 (le roi est ramené à Paris par la popu-lace), les "idéologues" du mouve-ment, les Mounier, Malouet, Lally-Tolendal, exhaleront un "das haben wir nicht gewollt"  (nous n'avons pas vou-lu ça!), alors que tout déjà est con-sommé. Rien n'illustre peut-être mieux la trajec-toire pathétique des "monarchiens", engloutis dans la sanglante tempête révolutionnaire, que le destin et les errements ‹qui sont ceux de toute une époque et de toute une classe‹ de Stanislas Clermont-Tonnerre. Les fées se sont pen-chées sur son berceau. Filleul de la reine de France et du roi de Pologne, riche, beau, adulé, âme sen-sible, il flirte avec toutes les modes de l'époque. Franc-maçon, il admire les Encyclopédistes et Rousseau. Epris d'humanitarisme, il prend la dé-fense des protestants, des comédiens, des juifs etŠ du bourreau. Présidant pour un temps la Constituante, il participe allègrement, selon l'expres-sion de son biographe, "au suicide d'une élite". Après le 6 octobre ‹ce 6 octobre qui va mar-quer le passage des monarchiens à la contre-révolu-tion‹ il ouvre enfin les yeux, se lançant dans une at-taque de grand style contre la Déclaration des Droits de l'Homme et l'¦uvre de la Constitutante. Ayant pré-paré, plus par inconscience que par malignité, comme tant de ses emblables, le lit de la Révolution au nom de la liberté, il en arrive maintenant à écrire que "la liberté est l'unique cause des malheures publics". Mais l'éveil est trop tardif et l'incendie, qu'il a contribué à allumer, le dévore: il est massacré le 10 août. Plus chanceux, les autres grands noms monarchiens émigreront et, de leur exil, ils deviendront les plus zélés contempteurs de la révolution. Si nous avons mentionné ici Stanislas de Clermont-Tonnerre et les monarchiens, c'est parce que leur cas possède presque une valeur symbolique pour ce que l'on pourrait nommer "l'éveil paresseux" à la contre-révolution, un éveil à la fois tortueux et réticent qui, en passant d'un "oui, mais" à un "non, mais", fi-nit par aboutir à un non radicalŠ alors qu'il est trop tard.

C'est à d'autres, moins aveuglés par les illusions d'un possible "libéralisme" révolutionnaire, à des "gens simples et directs" serait-on tenté de dire, qui ne sont pas prisonniers d'un carcan idéologique que reviendra le mérite d'organiser la première résistance intransi-geante à la Révolution.
 

La ligue des ironistes

Avec Mirabeau-Tonneau  (le frère du tribun) (4), Peltier, Suleau, l'abbé Royou et le redoutable abbé Maury, à la carrure de lutteur, se constitue, d'une manière infor-melle, ce que l'on pourrait nommer "la ligue des iro-nistes". Théoriciens, ils ne le sont guère. Ils réagissent à chaud à l'évé-nement en maniant un humour assassin, ils fusti-gent de leur plume corrosive les hommes nou-veaux et leurs gesticulations intellectuelles, tout en se rangeant inconditionnellement derrière le roi. Leurs li-belles et journeaux à un sou, qui font pendant à la presse populaire révolutionnaire (L'Ami du Roi  de Royou sera interdit le même jour que L'Ami du Peuple  du pustuleux Marat) connaissent une grande diffusion, le plus brillant d'entre eux étant sans aucun doute Les Actes des Apôtres  de J.G. Peltier. Ces intrépides pamphlétaires ont compris que les révolutionnaires sont totalement dépourvus d'humour (une des premières mesures de l'Assemblée nationale n'a-t-elle pas été d'interdire le carnaval?) et que c'est sous cet angle-là qu'il faut les provoquer. Ils payeront d'ailleurs très cher cette opposition: une mort atroce pour Suleau, as-sassiné le 10 août, la mort par misère physiologique pour Royou, traqué part la police, l'exil pour Mira-beau-Tonneau, Maury et Peltier.
 

Le Groupe des Genevois

Mais assez rapidement la révolution engendrera un autre courant contre-révolutionnaire, représenté par ce que je nommerais le "groupe des Genevois" (F. d'Ivernois, F.-P. Pictet) que domi-ne de très haut la personnalité de J. Mallet-Du Pan. Ce dernier, fils d'un modeste pasteur, ne fai-sait pas partie du patriciat qui gouvernait la "Parvulissime" sous l'Ancien Régime. Libéral au départ, et ami des philosophes, il rejoint, au début de la Révolution, les "monarchiens" dont il de-vient le penseur attitré. Mais, tout en évoluant vers des positions plus extrêmes, il se met au service de la mo-narchie pour des missions se-crètes et est contraint d'émigrer en Suisse. Mal-let-Du Pan n'est ni un philo-sophe, ni un mé-taphysicien de la contre-révolution. Analyste aigu, il se révèle dans les Correspondances qu'il fournit à divers cours européennes, l'incomparable observateur de la situation et, contrairement à tant d'autres contre-révolution-naires, il ne se berce d'aucune illusion, en ce qui concerne le pou-voir de réaction de l'aristocratie et de l'émi-gration. Mais ce qui rend peut-être Mallet-Du Pan unique (avec Iver-nois, qui a vécu la même situation), c'est le fait que dans sa jeunesse, il a participé, mais cette fois de l'autre côté de la barricade, à la révolution genevoise de 1782 et qu'il a été contraint de fuir devant le triomphe de la contre-révolution. C'est dire qu'il connait à mer-veille, "de l'intérieur", les mécanismes de l'émeute et le caractère des hommes qui en sont le moteur. Contrairement à tant d'autres, il distingue le chemine-ment que prendra la Révolution. A ses yeux, le vide créé par la dis-parition de la monarchie a été successi-vement comblé par la bourgeoisie possédante, puis par la petite bour-geoisie, puis par les non-possédants, en-fin par les sans-culottes, chacune de ces classes ayant éliminé celle qui l'a précédée. Et à chaque éli-mi-nation, la violence monte d'un cran. Mallet-Du Pan est un des rares (avec Rivarol toutefois) qui discerne que tout cela doit logiquement aboutir à la "dictature du sabre".

Jusque-là en France, la contre-révolution théo-rique n'était guère sortie de la voie empirique, critiquant coup par coup les innovations des révolutionnaires. Ce fut là essentiellement la tâche des monarchiens, et de la droite parlementaire (S. de Girardin, Mathieu Dumas, Viennot-Vauban) qui combattent les décisions de la Constituante et de la Législative, attaquant, outre la Dé-claration des Droits de l'Homme et la constitution, leur po-litique religieuse, financière, sociale, militaire et étrangère. Mentionnons à ce titre les travaux, souvent fort techniques, d'un N. Bergasse, qui démontre l'inanité de la politique financière de l'Assemblée na-tionale.
 

Edmund Burke: premier grand théoricien anti-révolutionnaire

C'est d'Angleterre toutefois que viendra le véritable opus  de la contre-révolution. Le 29 novembre 1790, la traduction des Reflections on the Revolution in France  d'E. Burke est mise en vente à Paris, où elle connaît un succès foudroyant, qui s'explique par le fait que le public, confronté à cette vaste synthèse, a le sentiment d'enfin mieux comprendre ce qui lui arrive. En dépit de multiples défauts, l'ouvrage de l'Anglo-Irlandais propose une analyse des événements qui les domine de très haut. S'en prenant aux concepts abs-traits, donc stériles, mis en ¦uvre par les nouveaux philosophes de la raison, l'auteur démonte point par point les concepts de droit naturel, de liberté, égalité et fraternité, de sou-veraineté populaire, de démocratie, du bon-heur qui doit devenir le lot de tous.

Il est frappant de constater que la "grande critique" française ou francophone de la révolution se fera, elle, attendre quelques années encore et se manifestera, au fond, alors que tout est joué. Les Considérations sur la nature de la Révolution de France (Š)  de Mallet-Du Pan sont publiées en 1793, La défense de l'ordre so-cial contre les principes de la révolution française  de l'abbé Du--voisin en 1796 (et dans un tirage confidentiel), comme La Théorie du pouvoir politique et reli-gieux  de Bonald, et il faudra attendre 1797 pour pou-voir lire les Considérations sur la France  de Maistre, et 1798 l'Essai sur les révolutions  de Chateaubriand. En règle générale, on peut di-re que les contre-révolu-tionnaires fournis-saient avant Thermidor une ¦uvre de pamphlé-taires, et que c'est seulement après l'extinction de la terreur que leur critique "métaphysique" voit le jour, qui est précisément celle que la pos-térité retien-dra.
 

La contre-révolution dans ses grandes lignes théoriques

Il ne peut être question, dans le cadre restreint d'un ar-ticle, de passer systématiquement en revue la pensée des auteurs importants et d'en dresser une sorte de ca-talogue. Contentons-nous d'esquisser les grandes lignes qui reviennent à satiété chez tous les auteurs contre-révolution-naires.

1) La critique la plus générale et la plus répandue re-lève en premier lieu du simple bon sens et de l'évidence même: privée du trône et de l'autel, la France cesse d'exister, car ils lui sont, pourrait-on dire "consubstantiels". Il n'existe aucun contre-révolution-naire, "réactionnaire" ou "progres-siste", qui remette en question ce qui consti-tue une vérité intan-gible. Il en découle na-turel-lement qu'une partie im-portante de la littéra-ture contre-révolutionnaire est consacrée à la dé-fense et à l'illustration du roi, de sa famille et de l'E-glise opprimée.

2) L'idéologie, ou la philosohie, qu'invoque la révo-lution est ressentie comme abstraite et artificielle. Que signifient des notions aussi vagues que Liberté et Ega-lité? Où commencent-elles? Où finissent-elles? Il n'est pas vrai que les hommes soient nés libres et égaux. La liberté de l'assassin qui s'échappe de prison n'a rien de commun avec celle de l'honnête homme. Il n'existe au-cune véritable égalité entre un homme intelligent et un imbécile, entre un fort et un faible, entre celui qui est armé et celui qui ne l'est pas, entre l'enfant né dans un palais et celui né dans une chaumière. Proclamer la liberté ne revient pas à la réaliser et il ne suffit pas d'exprimer une idée pour qu'elle se mette à exister. Quant à la fra-ternité  ‹et la notion est déjà ambigue en soi puisqu'elle évoque le premier meurtre de l'his-toire humaine‹  elle relève du domaine de la sen-timentalité et ne possède aucun contenu réel. Les révolutionnaires se meuvent dans l'abstrait (5). Ils postulent la toute-puis-sance d'une raison (et d'une vertu) qui va bientôt re-vê-tir les formes les plus grotesques ou les plus tra-giques: assas-sinat du roi au nom de la raison, déclara-tion de guerre à l'Europe au nom de la raison, profa-na-tion des tombes royales au nom de la raison, dilapi-dation des biens nationaux au nom de la raison, terreur au nom de la raison, etc. Face à cette usurpation de la raison par la dé-raison, nombreux seront les théoriciens de la contre-révolution qui se considéreront, eux, comme les authentiques porte-paroles de la rai-son. Ils se vou-dront également les seuls véri-tables réalistes, détenteurs d'une somme d'expériences très anciennes et qui, à ce titre, ont pour devoir de lutter contre l'illusionnisme révo-lutionnaire, contre les fabriquants en gros d'utopies et contre les marchands de vertu.

3) La révolution croit au progrès: les révolutionnaires sont convaincus qu'ils sont en mesure de réaliser le bonheur et l'harmonie sur terre grâce à des moyens particuliers qui leur sont propres. La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen constitue l'un de ceux-ci et ses articles sont censés baliser la voie qui conduit à la félicité universelle. Mais quoi qu'on en dise, il est impossible de bannir le malheur de la so-ciété et le bonheur ne peut être le résultat de décrets et de lois, ou de déclarations d'intention aussi creuses que bien intentionnées. L'évolution d'une humanité entachée par le péché originel ne se fait que dans des soubresauts tragiques, dans les larmes et dans le sang. Il ne suffit pas de ravaler la façade d'un antique édi-fice, bâti par des générations d'architec-tes et de ma-çons, pour modifier sa structure et ses dispositions. Dans le meilleur des cas la Révolution ne sera rien d'autre qu'un ba-digeon provisoire, dans le pire ses maladresses et son arbitraire infligeront des dommages irrépa-rables à la substance même de l'édifice.

4) La démocratie est une illusion. Comment croire que des millions d'hommes qui délèguent leur souverai-neté, leurs "droits" et leur portion du pouvoir à quelques centaines de députés se trouveront mieux re-présentés que par un monarque ‹et ses ministres‹ qui incarne depuis des siècles les aspirations orga-niques du pays et dont l'autorité n'est pas fondée sur une quelconque loi écrite (dans le sens que Condorcet donne à ce terme) mais sur la loi divine uniquement. La fragmentation des compétences et des volontés aboutit au nivellement ou, pire encore, à la dictature d'un parti et à l'arbitraire de la tyrannie. Et le fait de prendre une décision à la majorité ne signifie nullement que cette dernière soit bonne. L'arithmétique démocra-tique, la loi du nombre, n'est pas une valeur positive en soi. Au contraire, elle engendre la médio-crité, impose un lit de Procuste aux aspirations origi-nales. Si par le passé certains ont plaidé en faveur de la démo-cratie ‹Rousseau par exemple‹ c'est parce qu'ils ne l'ont considérée comme applicable qu'à de très petits Etats, comme la République de Genève.

Cette critique de la démocratie a conservé jusqu'à nos jours tout son poids et elle incarne peut-être l'héritage le plus vivant de la pensée contre-révolutionnaire.

5) Celui qui détruit l'ordre traditionnel (et organique), l'harmonie fondée en définitive sur et en Dieu, pro-voque la catastrophe. Dès le début de la Révolution, la plupart des contre-révolutionnai-res ont discerné qu'elle portait dans son sein ses futurs "dérapages", comme les nomment pudi-que-ment les historiens libéraux, et qu'elle finirait par engendrer une "catastrophe française" sui generis.  Ils reconnaissent d'ailleurs qu'il est dif-ficile de prendre la mesure de son ampleur, car par sa soudaineté et sa violence elle est, comme dit Burke, "étonnante". Plus la terreur s'étendra, et plus les contre-révolutionnaires se verront confirmés dans leur analyse.

6) Toutefois certains d'entre eux, comme Maistre, Mallet-Du Pan, Chateaubriand ou Gentz, jugeront que la Révolution possède une incomparable charge d'énergie et ils compren-dront qu'elle doit être mesurée à une aune nou-velle. Pour d'autres au contraire, l'arbitraire et la violence de la Révolution ne constituent qu'un boule-versement provisoire ‹et finalement positif‹ puisqu'il prépare une restauration régénératrice. C'est ainsi que les théocrates ou de nombreux cléricaux la considèrent comme un élément de la volonté divine, comme le châtiment nécessaire pour l'amollissement et les vices de l'Ancien Ré-gime. Lorsque l'orage aura pu-rifié l'atmos-phè-re, il sera alors possible de fonder une monarchie régénérée, de s'appuyer sur une nou-velle souve-raineté fortifiée et renforcée. C'est là, grosso mo-do, le point de vue de Maistre, alors que d'autres penseurs (Rivarol, Sénac de Meilhan) voient avant tout dans la Révolution un acte cruel et barbare qui a irrémédiablement mis fin à la "douceur de vivre" de l'Ancien Régime. Quant à Bonald ‹et c'est entre autres ce qui constitue l'originalité de sa position‹ il situe en dehors du projet divin la Révolution qui de-vient sinon un non-être, du moins une simple maladie.

7) Si la dégénérescence des m¦urs de la société fran-çaise en général et de la cour en particulier, ainsi que l'accumulation des abus, sont parfois mentionnés comme causes de la Révolution, il en est toutefois une autre qui est constamment évoquée. Inlassablement, les théoriciens de la contre-révolution soulignent le rôle destructeur exercé par ce qu'ils nomment "la secte", c'est-à-dire les philosophes. La machine rationaliste qui s'est mise en mouvement dans la première moitié du XVIIIe siècle, se propose de détruire le vieil esprit français et de saper les bases du trône et de l'autel. Cet hydre de la subversion possède mille têtes: le criticisme de Bayle, le sensualisme de Con-dillac, le naturalisme de Rousseau, l'ironie de Voltaire, la doctrine des phy-siocrates, le poison distillé par les palabres des salons, les malheureux exemples donnés depuis l'étranger par Frédéric de Prusse ou Joseph II. Le solide bon sens gaulois a été contaminé par tous ces raisonneurs et il est désormais incapable de résister à la contagion.

Certains contre-révolutionnaires iront encore plus loin et tenteront de déceler la cause des causes qui ont conduit à la catastrophe. Il y a ceux qui accusent le duc d'Orléans, Necker ou La Fayette, d'avoir travaillé à la ruine de la monarchie pour satisfaire leurs ambitions personnelles. Il y en a d'autres comme Barruel qui pensent que l'¦uvre de sape a été systématiquement organisée par les Francs-Maçons, les Illuminés, les protestants, voire les jansénistes ligués dans un gigan-tesque complot. Les plus radicaux croient même dis-cerner dans la Révolution proprement dite un épisode tardif et accessoire, tout ayant déjà été joué avec la ré-forme qui, en sapant l'unité de l'Eglise et l'autorité du pape, a facilité l'éclosion en Europe du libertinage et de la discorde. Sabatier de Castres fut le penseur contre-révolutionnaire qui développa cette thèse jusqu'à ses consé-quences ultimes. Selon lui, il faut rechercher l'origine de la révolution dans l'invention de la poudre, de l'im-primerie, dans les progrès de la médecine, etc. Il en découle que c'est déjà à la fin du Moyen Age qu'il aurait fallu qu'une pensée et une action contre-révolu-tionnaires se dévelopas-sent, afin de barrer la route aux fatales idées nouvelles.

8) Les contre-révolutionnaires se montrent allergiques à la rhétorique creuse de la Révolution. Leurs sar-casmes s'adressent au style ampoulé et prétentieux des décrets et des discours, au sentimentalisme des décla-rations théoriques, à la phra--séologie des tribuns qui puise ses ressources autant dans la grandiloquence à l'antique que dans les effusions rousseauistes. Pour eux, celui qui écrit mal, pense mal et ne peut donc pré-tendre être le créateur d'une société nouvelle. Il serait d'ailleurs possible de constituer une anthologie de la contre-révolution uniquement avec des tex-tes révolu-tionnaires qui offrent tant d'exem-ples de délire verbal et d'incontinence stylistique.

9) Il ne faudra toutefois pas conclure des points sus-mentionnés que la pensée contre-révolutionnaire se cantonna uniquement dans la critique, le sarcasme, ou dans une vision restaurative plus ou moins absolue. P.-H. Beik (6) a eu le mérite de montrer, en son temps, que les contre-révolutionnaires surent répondre égale-ment au défi révolutionnaire par des propositions de ré-formes sociales ou politiques souvent originales (7). Dans cette perspective, la réflexion du Comte de Montlosier, par exemple, revêt une importance par-ticu-lière.
 

L'Europe élabore la réponse théorique à la Révolution Française

Très vite, la Révolution, idéologiquement et matériel-lement, se proclame conquérante et prétend faire "souf-fler le vent de la liberté sur l'univers entier", comme elle l'annonce dans sa logomachie. Devant ses menaces, l'Europe organise sa défense et met sur pied sa réponse. Parmi les ténors de la contre-révolution ce sont  ‹Bonald et Chateaubriand exceptés‹  des non-Français qui donneront le ton: l'Anglais Burke, le Sardo-Piémontais Maistre, le Genevois Mallet-Du Pan, le Prussien Gentz, les Hannovriens Rehberg et Bran-des ou, avec une ¦uvre rédigée en latin, Braschi, le pape Pie VI. Il va sans dire que la réaction à la Ré-volution se teinte là de sensibilités, et de préoccupa-tions, nationales. Dans les Etats allemands, on dis-tingue diverses attitudes: il y a ceux qui, séduits au dé-but, se détourneront avec horreur des excès de la Ré-volution terroriste. C'est, par exemple, le cas d'un Schiller. Il y a également ceux qui, abominant le dés-ordre et la canaille, contemplent l'événement avec une distance et un mépris aristocratiques: c'est le cas de Goethe. Notons aussi l'existence d'une tendan-ce for-tement représentée: les amis de l'Aufklärung  qui finis-sent par condamner les glissements de la Révolution comme contraire aux exigences de la raison. C'est le cas, en Autriche, de J. von Sonnenfels, ou en Alle-magne de J.L. Ewald. Les critiques d'un Rehberg et d'un Brandes, qui subissent l'influence de Burke, possèdent par contre une toute autre di-mension. Dans ses Untersuchungen über die französische Revolution  (1793) (en fait un re-cueil de recensions), Rehberg ex-pose que le des-tin de l'homme, produit d'une histoire complexe, ne peut être arbitrairement et violemment modi-fié. On ne peut lui imposer une constitution artifi-cielle et il est impossible de remplacer, du jour au lendemain, dans un tour de passe-passe, l'édifice des va-leurs traditionnelles par une "déclaration des Droits de l'Homme" surgie du néant. Rien ne fonde en droit la "volonté du peuple" et la bourgeoisie a commis une er-reur fatale en s'agenouillant devant la canaille. En même temps il soumet la "revo-lutiomania" des Alle-mands à une critique impi-toyable, ce qui va lui attirer les foudres des "es-prits avancés", Fichte en tête. Quant à son dios-cure Brandes, il est, après avoir défendu des po-sitions "monarchiennes", obligé de reconnaître ‹d'un c¦ur lourd, il est vrai‹ que chaque pas fait "en avant" par la Révolution, ne signife en réalité qu'un faux progrès, un retour vers la barbarie.

Mais il existe aussi une catégorie d'auteurs qui ont été encore plus incisifs dans leur critique de la Révolution qu'ils éprouvent directement comme une manifestation du mal absolu, comme une rupture de l'ordre divin, comme une souil-lure in-fligée à l'harmonie mystique de l'univers: c'est le cas d'un Jung-Stilling, d'un Mathias Claudius et, plus tardivement, d'un Novalis (8).

Comme en France, on assistera en Allemagne à l'éclosion de toute une "littérature de combat" aux prétentions parfois humoristiques, dont souvent les clubistes de Mayence font les frais. Parallèlement on observe aussi la naissance d'une pres-se contre-révolu-tionnaire dont émerge le remarquable Revolutions-Al-manach  de Reichard ou, pour l'Autriche, le Wiener Zeitschrift  de A. Hoffmann qui, corrosif et sarcas-tique, s'inspire des Actes des Apôtres  de J.G. Peltier.

C'est toutefois à F. von Gentz que revient la palme du "grand penseur allemand de la contre-révolution". La lecture de Burke lui ouvre les yeux sur la vraie nature de la Révolution, qu'il avait jugée favorablement dans ses premiers moments. Traducteur inspiré de Burke, de Mallet-Du Pan, et d'autres encore, il pourvoit ses traductions d'abondantes annexes et notes, qui finis-sent par constituer une ¦uvre en soi. Comme Mallet-Du Pan, Gentz est un réaliste implacable qui ne se berce d'aucune illusion et ne fait intervenir dans sa ré-flexion ni considérations morales, ni larmoiements humanitaires. La Révolution est puissante, il s'agit de la combattre et de la détruire afin de rétablir l'équilibre euro-péen. Toutefois les cours continentales auraient tort de surestimer leurs forces. Seule une inter-vention armée de l'Angleterre pourra modifier le cours des choses. Dans cette perspective, Gentz est un des rares écrivains contre-révolutionnaires qui, dans son ¦uvre, concède une place centrale à la réflexion militaire.

La Suisse, avec ses treize républiques oligarchiques, joue un rôle important dans le combat contre la Révo-lution, tant sur le plan de l'accueil fait aux émigrés que sur celui de la propagation des idées contre-révolution-naires. Les Suisses, qui s'estiment détenteurs du seul auhentique républicanisme, se détournent avec horreur de l'expérience française, à leurs yeux pervertie et caricaturale. Le massacre de leurs compatriotes à Paris, le 10 août 1792, les touchera au plus profond d'eux-mêmes et suscitera un flot de pamphlets et de libelles contre-révolutionnaires. Il faudra tou-tefois attendre la Restauration pour que la Suisse, avec le "Bonald ber-nois", C.L. von Haller, pro-duise un penseur contre-révolution-naire et réac-tionnaire de premier plan. Il convient aussi de relever le rôle joué à Neuchâtel  ‹alors prin-ci-pau-té prussienne‹  par L. Fauche-Borel, "l'im-primeur de la contre-révolution" qui publie, avec des lieux d'édition fictifs, une quantité con-si-dérable d'ouvrages importants, dont les Consi-dérations  de Maistre.

Dans les Etats de l'Eglise, qui ouvrent toutes grandes leurs frontières aux émigrés ecclésiastiques, on relève également une très vive activité intellectuelle, les thèses conspiratives de l'abbé Barruel étant reprises à satiété par les publicistes en soutane. Le pape Pie VI est peut-être le plus convaincant d'entre eux. Non content de dénoncer l'hérésie révolutionnaire dans son bref Aliquantum,  il en démonte aussi fort adroitement le mé-canisme philosophique (9).

Ce rapide et schématique tour d'horizon n'a eu pour propos que de démontrer l'ampleur prise par la ré-flexion contre-révolutionnaire dans la dé-cennie 1789-1799. On a toutefois le sentiment que la moisson fut, sur le moment, presque trop abondante pour avoir été complètement engrangée. En effet, il faudra attendre l'ère restaurative (et même au-delà), pour qu'une partie des idées contre-révolutionnaires, dans la mesure où elles esquissent les contours d'une philosophie de la réaction, portent leurs fruits.

Toutefois tous ceux qui ont ardemment lutté pour le relèvement du trône et de l'autel auront, au lendemain de 1815, de bonnes raisons de ressentir une certaine amertume, car la parenthèse révolutionnaire n'a pas été vraiment refermée comme ils l'auraient souhaité et même, aux yeux de beaucoup, n'a pas été refermée du tout. Les uns déplorent que l'inimitable douceur de vivre de l'Ancien Régime se soit irrémédiablement évaporée, alors que d'autres expriment des regrets plus concrets: ils ne retrouvent plus leurs biens et leurs pri-vilèges et, pour les prêtres, leur Eglise ne sera plus ja-mais ce qu'elle
 

Que deviennent les contre-révolutionnaires sous la Restauration?

Mais il y a pire encore: si les contre-révolutionnaires retrouvent leur roi, ils doivent en même temps s'accomoder d'une constitution. Ce qui est fondamen-talement en cause, toutefois, c'est l'écou-lement, le cruel écoulement du temps, qui ne peut plus être re-monté, c'est ce quart de siècle évanoui qui a vu l'avènement d'une république, la persécution du clergé et de la noblesse, la terreur avec ses massacres (en soi parfaitement démocratique car dirigée contre tous), l'assassinat d'un roi et d'une reine, la poursuite de guerres incessantes et, enfin, l'avènement d'un des plus singuliers empereurs de l'histoire et de l'hu-manité. Si restaurer la monarchie s'est avéré possible, il s'est par contre avéré impos-sible de faire rétrograder les aiguilles du temps, et les contre-ré-volu-tionnaires en prendront cruellement cons-cience lors de la seconde Restauration. D'ail-leurs, progressivement, la pensée contre-révolu-tionnaire de restauratrice de-viendra prophylacti-que: il ne faut pas que la ca-tastrophe révolution-naire puisse se reproduire et c'est à cette tâche dorénavant qu'un Bonald ou Maistre, devenus ministres en leurs royaumes respectifs, ou un Gentz conseiller de Metternich, s'attèleront. C'est alors que de contre-révolutionnaire leur pen-sée devient, à pro-prement parler, réaction-naire puisque l'objet qu'elle se proposait de com-battre, la révolution, a (momentanément) disparu (10).

L. Hampson compare la Révolution à un autobus dans lequel beaucoup de monde est monté, et beaucoup des-cendu (11). On peut en dire autant des contre-ré-volutionnaires. Sous le Consulat, et surtout sous l'Empire, les défections sont massives, et même un Bonald finira par se rallier. Voilà qui démontre que dès le début du XIXe siècle la contre-révolution n'est plus assurée du bien-fondé absolu de ses exigences et que la revendication de restauration sine qua non  de la mo-narchie s'estompe devant le désir d'ordre, de prospé-rité et devant le mirage impérial. Alors qu'aux yeux des Anglais (qui ont très largement accueilli les contre-ré-volutionnaires pourchassés) le général Bonaparte res-tera jusqu'à sa mort le gé-néral Bonaparte, et l'implacable continuateur de la révolution qui ne s'arrête pour eux, qu'à Waterloo, les contre-révolu-tionnaires théoriciens et practiciens français viennent se blottir au pied du nouveau trône, l'abeille valant dès lors bien le lys, à leurs yeux. Dans une doctrine qui a haussé la fidélité au niveau d'un véritable dogme, une infidélité aussi massive peut surprendre. C'est pour-quoi il convient de saluer la constance d'un J.G. Peltier qui, dès le premier jour de la Révo-lution, resta in-ébranlablement fidèle à ses idéaux contre-révolution-naires, sous le Directoire, le Consulat, l'Empire Š et à l'époque de la Restauration.

Il n'en demeure pas moins qu'à partir de 1815 la pen-sée contre-révolutionnaire, bien que privée de son "objet" révolutionnaire par la restauration et trahie dans certaines de ses exigences essentielles (à cette époque, en France, un monarchien de 1789 aurait presque passé pour un ultra)  (12) s'engagera sur des voies in-édites, de plus en plus souterraines à partir de 1830 et de plus en plus diffuses à partir de 1918. Ses doctrines, consti-tuées entre 1789 et 1799 ne meurent pas, elles se transforment en un terreau fécond qui vivifie, souvent sous des formes inédites, le champ de la pen-sée politique. Invisibles comme l'oxygène, elle n'en nourrissent pas moins encore pour une bonne part cer-tains courants de la pensée conser-vatrice et réaction-naire, du romantisme au maurrasisme, en passant par un Proudhon et un Bakounine. Et c'est la raison pour laquelle les rares individus qui se désignent au-jourd'hui encore comme contre-révolutionnaires ne désespèrent pas de vivre un jour la Restauration totale et universelle ‹qui coïncidera avec la vraie révélation du projet de Dieu, selon la formule de l'essayiste co-lombien ultra-catholique, Nicolás Gómez Dávila: "Lorsqu'un réactionnaire parle d'une "inéluctable res-tauration", il convient de ne pas oublier que le réac-tionnaire compte en millénaires" (13).
 

Jean-Jacques LANGENDORF.

Notes

1) Nous n'envisageons ici la contre-révolution que sous son as-pect théorique, et laissons de côté la contre-révolution en acte (Toulon, Lyon, Vendée, guerres des coalisés contre la Révolu-tion, etc.). Les liens entre la contre-révolution pratique et la théo-rique ont été extrêmement ténus. Une sorte de pont a toute-fois été établi entre les activistes et les théoriciens par des gens comme Antraigues ou Mallet-Du Pan chargés de missions se-crètes ou officielles. Si l'on veut pousser les choses à l'extrême, on peut dire que le seul écrivain contre-révolutionnaire qui ait eu une influence directe ‹d'ailleurs, a contrario‹ sur les événe-ments fut le marquis de Limon, rédacteur du Manifeste du duc de Brunschwick,  ce texte étant en partie à l'origine de la fatale jour-née du 10 août 1792, qui vit la chute de la monarchie!!!
2) Cf. C. Lucas, "Résistances populaires à la révolution dans le Sud-Est", in Mouvements populaires et Conscience sociale (XVIe - XIXe siècles),  Actes du col-loque de Paris, 24-26 mai 1984, Pris, 1985, pp. 473-488.
3) C'est précisément le titre choisi par le colloque de Rennes, 17-21 septembre 1985: Les résistances à la révolution,  Paris, 1987.
4) On doit entre autres à Mirabeau-Tonneau une Lanterne ma-gique nationale  (Paris, 1790), qui fustige avec humour et cruauté les nouvelles m¦urs "parlementaires", telles qu'elles se dévelop-pent au sein de la Constituante. C'est cette brochure qui a inspiré le titre de cet article.
5) Lorsque je me promène dans la France actuelle, je ne peux m'empêcher de sourire devant les frontons des Palais de Justice et des prisons ornés de l'inscription "Liberté - Egalité - Fraternité", alors qu'on devrait lire "Justice" sur les premiers, et "Expiation" sur les seconds.
6) The French Revolution Seen from the Right. Social Theories in Motion, 1789-1799.  Transactions of the American Philoso-phical Society, vol.46, February 1956, PP. 3-122.
7) Nous aurions pu prolonger cette liste presque ad libitum.  Ajoutons seulement qu'en défendant la monarchie et l'Eglise le contre-révolutionnaire a aussi le sentiment de défendre l'universalité contre le patriotisme chauvin, donc particulariste, des révolutionnaires.
8) Le travail de certains historiens contribuera également à nour-rir les sentiments contre-révolutionnaires des Allemands. Il convient de mentionner ici les Historische Nachrichten und poli-tische Betrachtungen über die französische Revolution  du Suisse C. Girtanner, publication périodique commencée  en 1794, en fait une collection de matériaux, qui dévoile impitoyablement les crimes de la Révolution.
9) Si l'Espagne n'apparaît pas dans ce concert contre-révolution-naire, c'est parce qu'une stricte censure allait jusqu'à interdire toute mention, même négative, de la Révolution.
10) Dans Le vocabulaire politique et social en France de 1861 à 1872 à travers les ¦uvres des écrivains, les revues et les jour-naux,  Paris, 1962, p.55, J. Dupuis montre qu'à partir de 1869 les termes "contre-révolution/contre-révolu-tionnaire" cèdent le pas à "réaction" et "réactionnaire", précisément à une époque où l'ère de la révolution fran-çaise est considérée comme achevée.
11) N. Hampson, "La Contre-Révolution a-t-elle existé?", in Résistances à la Révolution,  op. cit., p. 462.
12) Mais on peut également assister au phénomène inverse. Dans son roman Les mouchoirs rouges de Cholet  (Paris, 1984), Mi-chel Ragon montre fort bien comment les Vendéens les plus ar-demment contre-révolutionnaires, qui sous la restauration ne ces-sent d'exiger un retour aux conditions d'avant 1789, seront traités de révolutionnaires par les monarchistes.
13) N. Gómez Dávila, Einsamkeiten, Glossen und Text in ei-nem,  Wien, 1987, p. 147. 
 

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vendredi, 19 janvier 2007 | Lien permanent

L'impact de Nietzsche dans les milieux de gauche et de droite

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L'impact de Nietzsche dans les milieux politiques de gauche et de droite

 

par Robert STEUCKERS

 

Intervention lors de la 3ième Université d'été de la FACE, Provence, juillet 1995

 

Analyse:

-Steven E. ASCHHEIM, The Nietzsche Legacy in Germany. 1890-1990, University of California Press, Berkeley/Los Angeles/Oxford, 1992, 337 p., ill., ISBN 0-520-07805-5.

- Giorgio PENZO, Il superamento di Zarathustra. Nietzsche e il nazionalsocialismo, Armando Editore, Roma, 1987, 359 p., 25.000 Lire.

 

L'objet de mon exposé n'est pas de faire de la philosophie, d'entrer dans un débat philosophique, de chercher quelle critique adresse Nietzsche, par le biais d'un aphorisme cinglant ou subtil, à Aristote, à Descartes ou à Kant, mais de faire beaucoup plus simplement de l'histoire des idées, de constater qu'il n'existe pas seulement une droite ou un pré-fascisme ou un fascisme tout court qui dérivent de Nietzsche, mais que celui-ci a fécondé tout le discours de la sociale-démocratie allemande, puis des radicaux issus de cette gauche et, enfin, des animateurs de l'Ecole de Francfort. De nos jours, c'est la “political correctness” qui opère par dichotomies simplètes, cherche à cisailler à l'intérieur même des discours pour trier ce qu'il est licite de penser pour le séparer pudiquement, bigotement, de ce qui serait illicite pour nos cerveaux. C'est à notre sens peine perdue: Nietzsche est présent partout, dans tous les corpus, chez les socialistes, les communistes, les fascistes et les nationaux-socialistes, et, même, certains arguments nietzschéens se retrouvent simultanément sous une forme dans les théories communistes et sous une autre dans les théories fascistes.

 

La “political correctness”, dans sa mesquinerie, cherche justement à morceler le nietzschéisme, à opposer ses morceaux les uns aux autres, alors que la fusion de toutes les contestations à assises nietzschéennes est un impératif pour le XXIième siècle. La fusion de tous les nietzschéismes est déjà là, dans quelques cerveaux non encore politisés: elle attend son heure pour balayer les résidus d'un monde vétuste et sans foi. Mais pour balayer aussi ceux qui sont incapables de penser, à gauche comme à droite, sans ces vilaines béquilles conventionnelles que sont les manichéismes et les dualismes, opposant binairement, répétitivement, une droite figée à une gauche toute aussi figée.

 

La caractéristique majeure de cet impact ubiquitaire du nietzschéisme est justement d'être extrêmement diversifiée, très plurielle. L'œuvre de Nietzsche a tout compénétré. Méthodologiquement, l'impact de la pensée de Nietzsche n'est donc pas simple à étudier, car il faut connaître à fond l'histoire culturelle de l'Allemagne en ce XXième siècle; il faut cesser de parler d'un impact au singulier mais plutôt d'une immense variété d'impulsions nietzschéennes. D'abord Nietzsche lui-même est un personnage qui a évolué, changé, de multiples strates se superposent dans son œuvre et en sa personne même. Le Dr. Christian Lannoy, philosophe néerlandais d'avant-guerre, a énuméré les différents stades de la pensée nietzschéenne:

1er stade: Le pessimisme esthétique, comprenant quatre phases qui sont autant de passages: a) du piétisme (familial) au modernisme d'Emerson; b) du modernisme à Schopenhauer; c) de Schopenhauer au pessimisme esthétique proprement dit; d) du pessimisme esthétique à l'humanisme athée (tragédies grecques + Wagner).

2ième stade: Le positivisme intellectuel, comprenant deux phases: a) le rejet du pessimisme esthétique et de Wagner; b) l'adhésion au positivisme intellectuel (phase d'égocentrisme).

3ième stade: Le positivisme anti-intellectuel, comprenant trois phases: a) la phase poétique (Zarathoustra); b) la phase consistant à démasquer l'égocentrisme; c) la phase de la Volonté de Puissance (consistant à se soustraire aux limites des constructions et des constats intellectuels).

4ième stade: Le stade de l'Antéchrist qui est purement existentiel, selon la terminologie catholique de Lannoy; cette phase terminale consiste à se jeter dans le fleuve de la Vie, en abandonnant toute référence à des arrière-mondes, en abandonnant tous les discours consolateurs, en délaissant tout Code (moral, intellectuel, etc.).

 

Plus récemment, le philosophe allemand Kaulbach, exégète de Nietzsche, voit six types de langage différents se succéder dans l'œuvre de Nietzsche: 1. Le langage de la puissance plastique; 2. Le langage de la critique démasquante; 3. Le style du langage expérimental; 4. L'autarcie de la raison perspectiviste; 5. La conjugaison de ces quatre premiers langages nietzschéens (1+2+3+4), contribuant à forger l'instrument pour dépasser le nihilisme (soit le fixisme ou le psittacisme) pour affronter les multiples facettes, surprises, imprévus et impondérables du devenir; 6. L'insistance sur le rôle du Maître et sur le langage dionysiaque.

 

Ces classifications valent ce qu'elles valent. D'autres philosophes pourront déceler d'autres étapes ou d'autres strates mais les classifications de Lannoy et Kaulbach ont le mérite de la clarté, d'orienter l'étudiant qui fait face à la complexité de l'œuvre de Nietzsche. L'intérêt didactique de telles classifications est de montrer que chacune de ces strates a pu influencer une école, un philosophe particulier, etc. De par la multiplicité des approches nietzschéennes, de multiples catégories d'individus vont recevoir l'influence de Nietzsche ou d'une partie seulement de Nietzsche (au détriment de tous les autres possibles). Aujourd'hui, on constate en effet que la philosophie, la philologie, les sciences sociales, les idéologies politiques ont receptionné des bribes ou des pans entiers de l'œuvre nietzschéenne, ce qui oblige les chercheurs contemporains à dresser une taxinomie des influences et à écrire une histoire des réceptions, comme l'affirme, à juste titre, Steven E. Aschheim, un historien américain des idées européennes.

 

Nietzsche: mauvais génie ou héraut impavide?

 

Aschheim énumère les erreurs de l'historiographie des idées jusqu'à présent:

- Ou bien cette historiographie est moraliste et considère Nietzsche comme le “mauvais génie” de l'Allemagne et de l'Europe, “mauvais génie” qui est tour à tour “athée” pour les catholiques ou les chrétiens, “pré-fasciste ou pré-nazi” pour les marxistes, etc.

- Ou bien cette historiographie est statique, dans ses variantes apologétiques (où Nietzsche apparaît comme le “héraut” du national-socialisme ou du fascisme ou du germanisme) comme dans ses variantes démonisantes (où Nietzsche reste constamment le mauvais génie, sans qu'il ne soit tenu compte des variations dans son œuvre ou de la diversité de ses réceptions).

Or pour juger la dissémination de Nietzsche dans la culture allemande et européenne, il faut: 1. Saisir des processus donc 2. avoir une approche dynamique de son œuvre.

 

Le bilan de cette historiographie figée, dit Aschheim, se résume parfaitement dans les travaux de Walter Kaufmann et d'Arno J. Mayer. Walter Kaufmann démontre que Nietzsche a été mésinterprété à droite par sa sœur, Elisabeth Förster-Nietzsche, par Stefan George, par Ernst Bertram et Karl Jaspers. Mais aussi dans le camp marxiste après 1945, notamment par Georg Lukacs, communiste hongrois, qui a dressé un tableau général de ce qu'il faut abroger dans la pensée européenne, ce qui revient à rédiger un manuel d'inquisition, dont s'inspirent certains tenants actuels de la “political correctness”. Lukacs accuse Nietzsche d'irrationalité et affirme que toute forme d'irrationalité conduit inéluctablement au nazisme, d'où tout retour à Nietzsche équivaut à recommencer un processus “dangereux”. L'erreur de cette interprétation c'est de dire que Nietzsche ne suscite qu'une seule trajectoire et qu'elle est dangereuse. Cette vision est strictement linéaire et refuse de dresser une cartographie des innombrables influences de Nietzsche.

 

Arno J. Mayer rappelle que Nietzsche a été considéré par certains exégètes marxisants comme le héraut des classes aristocratiques dominantes en Allemagne à la fin du XIXième siècle. L'insolence de Nietzsche aurait séduit les plus turbulents représentants de cette classe sociale. Aschheim estime que cette thèse est une erreur d'ordre historique. En effet, l'aristocratie dominante, à cette époque-là en Allemagne, est un milieu plutôt hostile à Nietzsche. Pourquoi? Parce que l'anti-christianisme de Nietzsche sape les assises de la société qu'elle domine. L'“éthique aristocratique” de Nietzsche est fondamentalement différente de celle des classes dominantes de la noblesse allemande du temps de Bismarck. Par conséquent, Nietzsche est jugé “subversif, pathologique et dangereux”. La “droite” (en l'occurrence la “révolution conservatrice”) ne l'utilisera surtout qu'après 1918.

 

Les “transvaluateurs”

 

Hinton Thomas, historien anglais des idées européennes, constate effectivement que Nietzsche est réceptionné essentiellement par des dissidents, des radicaux, des partisans de toutes les formes d'émancipation, des socialistes (actifs dans la social-démocratie), des anarchistes et des libertaires, par certaines féministes. Thomas nomme ces dissidents des “transvaluateurs”. La droite révolutionnaire allemande, post-conservatrice, se posera elle aussi comme “transvaluatrice” des idéaux bourgeois, présents dans l'Allemagne wilhelmienne et dans la République de Weimar. Hinton Thomas concentre l'essentiel de son étude aux gauches nietzschéennes, en n'oubliant toutefois pas complètement les droites. Son interprétation n'est pas unilatérale, dans le sens où il explore deux filons de droite où Nietzsche n'a peut-être joué qu'un rôle mineur ou, au moins, un rôle de repoussoir: l'Alldeutscher Verband (la Ligue Pangermaniste) et l'univers social-darwiniste, plus particulièrement le groupe des “eugénistes”.

 

En somme, on peut dire que Nietzsche rejette les systèmes, son anti-socialisme est un anti-grégarisme mais qui est ignoré, n'est pas pris au tragique, par les militants les plus originaux du socialisme allemand de l'époque. Les intellectuels sociaux-démocrates s'enthousiasment au départ pour Nietzsche mais dès qu'ils établissent dans la société allemande leurs structures de pouvoir, ils se détachent de l'anarchisme, du criticisme et de la veine libertaire qu'introduit Nietzsche dans la pensée européenne. La social-démocratie cesse d'être pleinement contestatrice pour participer au pouvoir. Roberto Michels appelera ce glissement dans les conventions la Verbonzung, la “bonzification”, où les chefs socialistes perdent leur charisme révolutionnaire pour devenir les fonctionnaires d'une mécanique partitocratique, d'une structure sociale participant en marge au pouvoir. Seuls les libertaires comme Landauer et Mühsam demeurent fidèles au message nietzschéen. Enfin, au-delà des clivages politiques usuels, Nietzsche introduit dans la pensée européenne un “style” (qui peut toujours s'exprimer de plusieurs façons possibles) et une notion d'“ouverture”, impliquant, pour ceux qui savent reconnaître cette ouverture-au-monde et en tirer profit, une dynamique permanente d'auto-réalisation. L'homme devient ce qu'il est au fond de lui-même dans cette tension constante qui le porte à aller au-devant des défis et des mutations, sans frilosité rédhibitoire, sans nostalgies incapacitantes, sans rêves irréels.

 

Enfin, Nietzsche a été lu majoritairement par les socialistes avant 1914, par les “révolutionnaires-conservateurs” (et éventuellement par les fascistes et les nationaux-socialistes) après 1918. Aujourd'hui, il revient à un niveau non politique, notamment dans le “nietzschéisme français” d'après 1945.

 

L'impact de Nietzsche sur le discours socialiste avant 1914 en Allemagne

 

En Allemagne, mais aussi ailleurs, notamment en Italie avec Mussolini, alors fougueux militant socialiste, ou en France, avec Charles Andler, Daniel Halévy et Georges Sorel, la philosophie de Nietzsche séduit principalement les militants de gauche. Mais non ceux qui sont strictement orthodoxes, comme Franz Mehring, que les nietzschéens socialistes considèrent comme le théoricien d'un socialisme craintif et procédurier, fort éloigné de ses tumultueuses origines révolutionnaires. Franz Mehring, gardien à l'époque de l'orthodoxie figée, évoque une stricte filiation philosophie  —en dehors de laquelle il n'y a point de salut!—  partant de Hegel pour aboutir à Marx et à la pratique routinière, sociale et parlementariste, de la sociale-démocratie wilhelminienne. Face à ce marxisme conventionnel et frileux, les gauches dissidentes opposent Nietzsche ou l'un ou l'autre linéament de sa philosophie. Ces gauches dissidentes conduisent à un anarchisme (plus ou moins dionysiaque), à l'anarcho-syndicalisme (un des filons du futur fascisme) ou au communisme. Ainsi, Isadora Duncan, une journaliste anglaise qui couvre, avec sympathie, les événements de la Révolution Russe pour L'Humanité, écrit en 1921: «Les prophéties de Beethoven, de Nietzsche, de Walt Whitman sont en train de se réaliser. Tous les hommes seront frères, emportés par la grande vague de libération qui vient de naître en Russie». On remarquera que la journaliste anglaise ne cite aucun grand nom du socialisme ou du marxisme! La gauche radicale voit dans la Révolution Russe la réalisation des idées de Beethoven, de Nietzsche ou de Whitman et non celles de Marx, Engels, Liebknecht (père), Plekhanov, Lénine, etc.

 

Pourquoi cet engouement? Selon Steven Aschheim, les radicaux maximalistes dans le camp des socialistes se réfèrent plus volontiers à la critique dévastatrice du bourgeoisisme (plus exactement: du philistinisme) de Nietzsche, car cette critique permet de déployer un “contre-langage”, dissolvant pour toutes les conventions sociales et intellectuelles établies, qui permettent aux bourgeoisies de se maintenir à la barre. Ensuite, l'idée de “devenir” séduit les révolutionnaires permanents, pour qui aucune “superstructure” ne peut demeurer longtemps en place, pour dominer durablement les forces vives qui jaillissent sans cesse du “fond-du-peuple”.

 

En fait, dès la fin de la première décennie du XXième siècle, la sociale-démocratie allemande et européenne subit une mutation en profondeur: les radicaux abandonnent les conventions qui se sont incrustées dans la pratique quotidienne du socialisme: en Allemagne, pendant la première guerre mondiale, les militants les plus décidés quittent la SPD pour former d'abord l'USPD puis la KPD (avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht); en Italie, une aile anarcho-syndicaliste se détache des socialistes pour fusionner ultérieurement avec les futuristes de Marinetti et les arditi  revenus des tranchées, ce qui donne, sous l'impulsion de la personnalité de Mussolini, le syncrétisme fasciste; etc.

 

le socialisme: une révolte permanente contre les superstructures

 

Par ailleurs, dès 1926, l'Ecole de Francfort commence à déployer son influence: elle ne rejette pas l'apport de Nietzsche; après les vicissitudes de l'histoire allemande, du nazisme et de l'exil américain de ses principaux protagonistes, cette Ecole de Francfort est à l'origine de l'effervescence de mai 68. Dans toutes ces optiques, le socialisme est avant toutes choses une révolte contre les superstructures, jugées dépassées et archaïques, mais une révolte chaque fois différente dans ses démarches et dans son langage selon le pays où elle explose. A cette révolte socialiste contre les superstructures (y compris les nouvelles superstructures rationnelles et trop figées installées par la sociale-démocratie), s'ajoute toute une série de thématiques, comme celles de l'“énergie” (selon Schiller et surtout Bergson; ce dernier influençant considérablement Mussolini), de la volonté (que l'on oppose chez les dissidents radicaux du socialisme à la doctrine sociale-démocrate et marxiste du déterminisme) et la vitalité (thématique issue de la “philosophie de la Vie”, tant dans ses interprétations laïques que catholiques).

 

Une question nous semble dès lors légitime: cette évolution est-elle 1) marginale, réduite à des théoriciens ou à des cénacles intellectuels, ou bien 2) est-elle vraiment bien capillarisée dans le parti? Steven Aschheim, en concluant son enquête minutieuse, répond: oui. Il étaye son affirmation sur les résultats d'une enquête ancienne, qu'il a analysée méticuleusement, celle d'Adolf Levenstein en 1914. Levenstein avait procédé en son temps à une étude statistique des livres empruntés aux bibliothèques ouvrières de Leipzig entre 1897 et 1914. Levenstein avait constaté que les livres de Nietzsche étaient beaucoup plus lus que ceux de Marx, Lassalle ou Bebel, figures de proue de la sociale-démocratie officielle. Cette étude prouve que le nietzschéisme socialiste était une réalité dans le cœur des ouvriers allemands.

 

«Die Jungen» de Bruno Wille, «Der Sozialist» de Gustav Landauer

 

En Allemagne, la première organisation socialiste/nietzschéenne était Die Jungen (Les Jeunes) de Bruno Wille. Celui-ci entendait combattre l'“accomodationnisme” de la sociale-démocratie, son embourgeoisement (rejoignant par là Roberto Michels, analyste de l'oligarchisation des partis), le culte du parlementarisme (rejoignant Sorel et anticipant les deux plus célèbres soréliens allemands d'après 1918: Ernst Jünger et Carl Schmitt), l'ossification du parti et sa bureaucratisation (Michels). Plus précisément, Wille déplore la disparition de tous les réflexes créatifs dans le parti; l'imagination n'est plus au pouvoir dans la sociale-démocratie allemande du début de notre siècle, tout comme aujourd'hui, avec l'accession au pouvoir des anciens soixante-huitards, l'imagination, pourtant bruyamment promise, n'a plus du tout droit au chapitre, “political correctness” oblige. Ensuite, autre contestataire fondamental dans les rangs socialistes allemands, Gustav Landauer (1870-1919), qui tombera les armes à la main dans Munich investie par les Corps Francs de von Epp, fonde une revue libertaire, socialiste et nietzschéenne, qu'il baptise Der Sozialist. Chose remarquable, son interprétation de Nietzsche ignore le culte nietzschéen de l'égoïté, l'absence de toute forme de solidarité ou de communauté chez le philosophe de Sils-Maria, pour privilégier très fortement sa fantaisie créatrice et sa critique de toutes les pétrifications à l'œuvre dans les sociétés et les civilisations modernes et bourgeoises.

 

Max Maurenbrecher et Lily Braun

 

Max Maurenbrecher (1874-1930), est un pasteur protestant socialiste qui a foi dans le mouvement ouvrier tout en se référant constamment à Nietzsche et à sa critique du christianisme. La première intention de Maurenbrecher a été justement de fusionner socialisme, nietzschéisme et anti-christianisme. Son premier engagement a lieu dans le Nationalsozialer Verein de Naumann en 1903. Son deuxième engagement le conduit dans les rangs de la sociale-démocratie en 1907, au moment où il quitte aussi l'église protestante et s'engage dans le “mouvement religieux libre”. Son troisième engagement est un retour vers son église, un abandon de toute référence à Marx et à la sociale-démocratie, assortis d'une adhésion au message des Deutschnationalen. Maurenbrecher incarne donc un parcours qui va du socialisme au nationalisme.

 

Lily Braun, dans l'univers des intellectuels socialistes du début du siècle, est une militante féministe, socialiste et nietzschéenne. Elle s'engage dans les rangs sociaux-démocrates, où elle plaide la cause des femmes, réclame leur émancipation et leur droit au suffrage universel. Ce féminisme est complété par une critique systématique de tous les dogmes et par une esthétique nouvelle. Son apport philosophique est d'avoir défendu l'“esprit de négation” (Geist der Verneinung), dans le sens où elle entendait par “négation”, la négation de toute superstructure, des ossifications repérables dans les superstructures sociales. En ce sens, elle annonce certaines démarches de l'Ecole de Francfort. Lily Braun plaidait en faveur d'une juvénilisation permanente de la société et du socialisme. Elle s'opposait aux formes démobilisantes du moralisme kantien. Pendant la première guerre mondiale, elle développe un “socialisme patriotique” en arguant que l'Allemagne est la patrie de la sociale-démocratie, et qu'en tant que telle, elle lutte contre la France bourgeoise, l'Angleterre capitaliste et marchande et la Russie obscurantiste. Son néo-nationalisme est une sociale-démocratie nietzschéanisée perçue comme nouvelle idéologie allemande. La constante du message de Lily Braun est un anti-christianisme conséquent, dans le sens où l'idéologie chrétienne est le fondement métaphysique des superstructures en Europe et que toute forme de fidélité figée aux idéologèmes chrétiens sert les classes dirigeantes fossilisées à maintenir des superstructures obsolètes.

 

Contre le socialisme nietzschéen, la riposte des “bonzes”

 

Avec Max Maurenbrecher et Lily Braun, nous avons donc deux figures maximalistes du socialisme allemand qui évoluent vers le nationalisme, par nietzschéanisation. Cette évolution, les “bonzes” du parti l'observent avec grande méfiance. Ils perçoivent le danger d'une mutation du socialisme en un nationalisme populaire et ouvrier, qui rejette les avocats, les intellectuels et les nouveaux prêtres du positivisme sociologique. Les “bonzes” organisent donc leur riposte intellectuelle, qui sera une réaction anti-nietzschéenne. Le parallèle est facile à tracer avec la France actuelle, où Luc Ferry et Alain Renaut critiquent l'héritage de mai 68 et du nietzschéisme français des Deleuze, Guattari, Foucault, etc. Le mitterrandisme tardif, très “occidentaliste” dans ses orientations (géo)politiques, s'alignent sur la contre-révolution moraliste américaine et sur ses avatars de droite (Buchanan, Nozick) ou de gauche, en s'attaquant à des linéaments philosophiques capables de ruiner en profondeur  —et définitivement—  les assises d'une civilisation moribonde, qui crève de sa superstition idéologique et de son adhésion inconditionnelle aux idéaux fluets et chétifs de l'Aufklärung. L'intention de Ferry et Renaut est sans doute de bloquer le nietzschéisme français, afin qu'il ne se mette pas au service du lepénisme ou d'un nationalisme post-lepéniste. Démarche bizarre. Curieux exercice. Plus politicien-policier que philosophique...

 

Kurt Eisner: nietzschéen repenti

 

L'exemple historique le plus significatif de ce type de réaction, nous le trouvons chez Kurt Eisner, Président de cette République des Soviets de Bavière (Räterepublik), qui sera balayée par les Corps Francs en 1919. Avant de connaître cette aventure politique tragique et d'y laisser la vie, Eisner avait écrit un ouvrage orthodoxe et anti-nietzschéen, intitulé Psychopathia Spiritualis,  qui a comme plus remarquable caractéristique d'être l'œuvre d'un ancien nietzschéen repenti! Quels ont été les arguments d'Eisner? Le socialisme est rationnel et pratique, disait-il, tandis que Nietzsche est rêveur, onirique. Il est donc impossible de construire une idéologie socialiste cohérente sur l'égocentrisme de Nietzsche et sur son absence de compassion (ce type d'argument sera plus tard repris par certains nationaux-socialistes!). Ensuite, Eisner constate que l'“impératif nietzschéen” conduit à la dégénérescence des mœurs et de la politique (même argument que le “conservateur” Steding). A l'injonction “devenir dur!” de Nietzsche, Eisner oppose un “devenir tendre!”, pratiquant de la sorte un exorcisme sur lui-même. Eisner dans son texte avoue avoir succombé au “langage intoxicateur” et au “style narcotique” de Nietzsche. Contrairement à Lily Braun et polémiquant sans doute avec elle, Eisner s'affirme kantien et explique que son kantisme est paradoxalement ce qui l'a conduit à admirer Nietzsche, car, pour Eisner, Kant, tout comme Nietzsche, met l'accent sur le développement libre et maximal de l'individu, mais, ajoute-t-il, l'impératif nietzschéen doit être collectivisé, de façon à susciter dans la société et la classe ouvrière un pan-aristocratisme (Heinrich Härtle, ancien secrétaire d'Alfred Rosenberg, développera un argumentaire similaire, en décrivant l'idéologie nationale-socialiste comme un mixte d'impératif éthique kantien et d'éthique du surpassement nietzschéenne, le tout dans une perspective non individualiste!).

 

Si Eisner est le premier nietzschéen à faire machine arrière, à amorcer dans le camp socialiste une critique finalement “réactionnaire” et “figeante” de Nietzsche et du socialisme nietzschéen, si Ferry et Renaut sont ses héritiers dans la triste France du mitterrandisme tardif, Georg Lukacs, avec une trilogie inquisitoriale fulminant contre les mutliples formes d'“irrationalisme” conduisant au “fascisme”, demeure la référence la plus classique de cette manie obsessionnelle et récurrente de biffer les innombrables strates de nietzschéisme. Pourtant, Lukacs était vitaliste dans sa jeunesse et cultivait une vision tragique de l'homme, de la vie et de l'histoire inspirée de Nietzsche; après 1945, il rédige cette trilogie contre les irrationalismes qui deviendra la bible de la “political correctness” de Staline à Andropov et Tchernenko dans les pays du COMECON, chez les marxistes qui se voulaient orthodoxes. Pourtant, les traces du nietzschéisme sont patentes dans la gauche nietzschéenne, chez Bloch et dans l'Ecole de Francfort.

 

Les gauchistes nietzschéens

 

Par gauchisme nietzschéen, Aschheim entend l'héritage d'Ernst Bloch et d'une partie de l'Ecole de Francfort. Ernst Bloch a eu une grande influence sur le mouvement étudiant allemand qui a précédé l'effervescence de mai 68. Une amitié fidèle et sincère le liait au leader de ces étudiants contestataires, Rudy Dutschke, apôtre protestant d'un socialisme gauchiste et national. Bloch opère une distinction fondamentale entre “marxisme froid” et “marxisme chaud”. Ce dernier postule un retour à la religion, ou, plus exactement, à l'utopisme religieux des anabaptistes, mus par le “principe espérance”. Lukacs ne ménagera pas ses critiques, et s'opposera à Bloch, jugeant son œuvre comme “un mélange d'éthique de gauche avec une épistémologie de droite”. Bloch est toutefois très critique à l'égard de la vision de Nietzsche qu'avait répandue Ludwig Klages. Bloch la qualifiera de “dionysisme passéiste”, en ajoutant que Nietzsche devait être utilisé dans une perspective “futuriste”, afin de “modeler l'avenir”. Bloch rejette toutefois la notion d'éternel retour car toute idée de “retour” est profondément statique: Bloch parle d'“archaïsme castrateur”. Le dionysisme que Bloch oppose à celui de Klages est un dionysisme de la “nature inachevée”, c'est-à-dire un dionysisme qui doit travailler à l'achèvement de la nature.

 

Bloch n'appartient pas à l'Ecole de Francfort; il en est proche; il l'a influencée mais ses idées religieuses et son “principe espérance” l'éloignent des deux chefs de file principaux de cette école, Horkheimer et Adorno. Les puristes de l'Ecole de Francfort ne croient pas à la rédemption par le principe espérance, car, disent-il, ce sont là des affirmations para-religieuses et a-critiques. Dans leurs critiques des idéologies (y compris des idéologies post-marxistes), les principaux protagonistes de l'Ecole de Francfort se réfèrent surtout au “Nietzsche démasquant”, dont ils utilisent les ressources pour démasquer les formes d'oppression dans la modernité tardive. Leur but est de sauver la théorie critique, et même toute critique, pour exercer une action dissolvante sur toutes les superstructures léguées par le passé et jugées obsolètes. Dans ce sens, Nietzsche est celui qui défie au mieux toutes les orthodoxies, celui dont le “langage démasquant” est le plus caustique; Adorno justifiait ses références à Nietzsche en disant: «Il n'est jamais complice avec le monde». A méditer si l'on ne veut pas être le complice du “Nouvel Ordre Mondial”...

 

Marcuse: un nietzschéisme de libération

 

Quant à Marcuse, souvent associé à l'Ecole de Francfort, que retient-il de Nietzsche? L'historiographie des idées retient souvent deux Marcuse: un Marcuse pessimiste, celui de L'homme unidimensionnel, et un Marcuse optimiste, celui d'Eros et civilisation. Pour Steven Aschheim, c'est ce Marcuse optimiste  —il met beaucoup d'espoir dans son discours—  qui est peut-être le plus “nietzschéen”. Son nietzschéisme est dès lors un nietzschéisme de libération, teinté de freudisme, dans le sens où Marcuse développe, au départ de sa double lecture de Nietzsche et de Freud, l'idée d'un “pouvoir libérateur du souvenir”. Jadis, la mémoire servait à se souvenir de devoirs,  d'autant de “tu dois”, suscitant tout à la fois l'esprit de péché, la mauvaise conscience, le sens de la culpabilité, sur lesquels le christianisme s'est arcbouté et a imprégné notre civilisation. Cette mémoire-là “transforme des faits en essences”, fige des bribes d'histoire peut-être encore féconds pour en faire des absolus métaphysiques pétrifiés et fermés, qu'on ne peut plus remettre en question; pour Nietzsche, comme pour le Marcuse optimiste d'Eros et civilisation, il faut évacuer les brimades et les idoles qu'a imposées cette mémoire-là, car les instincts de vie (pour Freud: l'aspiration au bonheur total, entravée par la répression et les refoulements), doivent toujours, finalement, avoir le dessus, en rejettant sans hésiter toutes les formes d'“escapismes” et de négation. Pour Marcuse, en cela élève de Nietzsche, la civilisation occidentale et son pendant socialiste soviétique (Nietzsche aurait plutôt parlé du christianisme) sont fondamentalement fallacieux (parce que sur-répressifs) (*) car ils conservent trop d'essences, d'interdits, et étouffent les créativités, l'Eros. On retrouve là les mêmes mécanismes de pensée que chez un Landauer.

 

La “science mélancolique” d'Adorno

 

Adorno, dans Minima Moralia, se réfère à la dialectique négative de Nietzsche et se félicite du fait que cette négation nietzschéenne permanente ne conduit à l'affirmation d'aucune positivité qui, le cas échéant, pourrait se transformer en une nouvelle grande idole figée. Mais, Adorno, contrairement à Nietzsche, ne prône pas l'avènement d'un “gai savoir” ou d'une “gaie science”, mais espère l'avènement d'une “science mélancolique”, sorte de scepticisme méfiant à l'endroit de toute forme d'affirmation joyeuse. Adorno se démarque ainsi du “panisme” de Bloch, des idées claires et tranchées d'un Wille ou d'une Lily Braun, du communautarisme socialiste d'un Landauer ou, anticipativement, du “gai savoir” d'un philosophe nietzschéen français comme Gilles Deleuze. Pour Adorno, la joie ne doit pas tout surplomber.

 

Pour Aschheim, l'Ecole de Francfort adopte alternativement deux attitudes face à ce que Lukacs, dans sa célèbre polémique pro-rationaliste, a qualifié d'“irrationalisme”. Selon les circonstances, l'Ecole de Francfort distingue entre, d'une part, les irrationalismes féconds, qui permettent la critique des superstructures (dans ce qu'elles ont de figé) et/ou des institutions (dans ce qu'elles ont de rigide) et, d'autre part, les irrationalismes réactionnaires qui affirment brutalement des valeurs en dépit de leur obsolescence et de leur fonction au service du maintien de hiérarchies désuètes.

 

A quoi sert la “political correctness”?

 

Aschheim constate que l'idéologie des Lumières introduit et généralise dans la pensée européenne le relativisme, le subjectivisme, etc. qui développent, dans un premier temps, une dynamique critique, puis retournent cette dynamique contre le sujet érigé comme absolu dans la civilisation occidentale par les tenants de l'Aufklärung eux-mêmes. Ce que Ferry a appelé la “pensée-68” est justement cette idéologie des Lumières qui devient justement sans cesse plus intéressante, en ses stades ultimes, parce qu'elle retourne sa dynamique relativiste et perspectiviste contre l'idole-sujet. Ferry estime que ce retournement est allé trop loin, dans les œuvres de philosophes français tels Deleuze, Guattari, Foucault,... La “pensée-68” sort donc de l'Aufklärung stricto sensu et travaille à dissoudre le sacro-saint sujet, pierre angulaire des régimes libéraux, pseudo-démocratiques, nomocratiques et/ou ploutocratiques, axés sur l'individualisme juridique, sur la méthodologie individualiste en économie et en sociologie. Par conséquent, contre l'avancée de l'Aufklärung jusqu'à ses conséquences ultimes, avancée qui risque de faire voler en éclat des cadres institutionnels vermoulus qui ne peuvent plus se justifier philosophiquement, un personnel composite de journalistes, de censeurs médiatiques, de fonctionnaires, de juristes et de philosophes-mercenaires doit imposer une “correction politique”, afin de restituer le sujet dans sa plénitude et sa “magnificence” d'idole, afin de promouvoir et de consolider une restauration néo-libérale.

 

Revenons toutefois à Aschheim, qui cherche à remettre clairement en évidence les linéaments de nietzschéisme dans l'Ecole de Francfort, tout en montrant par quelles portes entrouvertes la correction politique, sur le modèle des Mehring, Eisner, Lukacs, Ferry, etc., peut simultanément s'insinuer dans ce discours. Horkheimer, chef de file de cette Ecole de Francfort et philosophe quasi officiel de la première décennie de la RFA, juge Nietzsche comme suit: le philosophe de Sils-Maria est incapable de reconnaître l'importance de la “société concrète”  (**) dans ses analyses, mais, en dépit de cette lacune, inacceptable pour ceux qui ont été séduits, d'une façon ou d'une autre, par le matérialisme historique de la tradition marxiste, Nietzsche demeure toujours libre de toute illusion et voit et sent parfaitement quand un fait de vie se fige en “essence” (pour reprendre le vocabulaire de Marcuse). Horkheimer ajoute que Nietzsche “ne voit pas les origines sociales des déclins”. Position évidemment ambivalente, où admiration et crainte se mêlent indissolublement.

 

Nietzsche, le maître en “misologie”

 

En 1969, J. G. Merquior, dans Western Marxism,  ouvrage qui analyse les ressorts du “marxisme occidental”, rappelle le rôle joué par les diverses lectures de Nietzsche dans l'émergence de ce phénomène un peu paradoxal de l'histoire des idées; Nietzsche, disait Merquior, est un “maître en misologie” (néologisme désignant l'opposition radicale des irrationalistes à l'endroit de la raison voire de la logique). Cette misologie transparaît le plus clairement dans la Généalogie de la morale  (1887), où Nietzsche dit que “n'est définissable que ce qui n'a pas d'histoire”; en effet, on ne peut enfermer dans des concepts durables que ce qui n'a plus de potentialités en jachère, car des potentialités insoupçonnées peuvent à tout moment surgir et faire éclater le cadre définitionnel comme une écorce devenue trop étroite.

 

Notre point de vue dans ce débat sur l'Ecole de Francfort: cette école critique à juste titre l'étroitesse des vieilles institutions, lois, superstructures, qui se maintiennent envers et contre les mouvements de la vie, mais, dans la foulée de sa critique, elle heurte et tente d'effacer des legs de l'histoire qui gardent en jachère des potentialités réelles, en les jugeant a priori obsolètes. Elle n'utilise qu'une panoplie d'armes, celles de la seule critique, en omettant systématiquement de retourner les forces vives et potentielles des héritages historiques contre les fixations superstructurelles, les manifestations institutionnelles reflètant dans toutes leurs rigidités les épuisements vitaux, et les processus de dévitalisation (ou de désenchantement). Bloch, en dépit de ses références aux théologies de libération et aux messianismes révolutionnaires, abandonne au fond lui aussi l'histoire politique, militaire et non religieuse  —c'est du moins le risque qu'il court délibérément en déployant sa critique contre Klages—  pour construire dans ses anticipations quasi oniriques un futur somme toute bien artificiel voire fragile. Son recours aux luttes est à l'évidence pleinement acceptable, mais ce recours ne doit pas se limiter aux seules révoltes motivées par des messianismes religieux, il doit s'insinuer dans des combats pluriséculaires à motivations multiples. Adorno et Horkheimer abandonnent eux aussi l'histoire, la notion d'une continuité vitale et historique, au profit du magma informe et purement “présent”, sans profondeur temporelle, de la “société” (erreur que l'on a vu se répéter récemment au sein de la fameuse “nouvelle droite” parisienne, où l'histoire est étrangement absente et le pilpoul sociologisant, nettement omniprésent). Le risque de ce saltus pericolosus, d'Adorno et Horkheimer, dit Siegfried Kracauer (in: History: The Last Things Before the Last, New York, OUP, 1969), est de perdre tout point d'appui solide pour capter les plus fortes concrétions en devenir qui seront marquées de durée; pour Kracauer la “dialectique négative” des deux principaux parrains de l'Ecole de Francfort “manque de direction et de contenu”. Tout comme les ratiocinations jargonnantes et sociologisantes d'Alain de Benoist et de sa bande de jeunes perroquets.

 

L'entreprise de “dé-nietzschéanisation” de Habermas

 

Si Nietzsche a été bel et bien présent, et solidement, dans le corpus de l'Ecole de Francfort, il en a été expulsé par une deuxième vague de “dialecticiens négatifs” et d'apôtres, sur le tard, de l'idéologie des Lumières. Le chef de file de cette deuxième vague, celle des émules, a été sans conteste Jürgen Habermas. Aschheim résume les objectifs de Habermas dans son travail de “dé-nietzschéanisation”: a) œuvrer pour expurger les legs de l'Ecole de Francfort de tout nietzschéisme; b) rétablir une cohérence rationnelle; c) re-coder (!) (Deleuze et Foucault avaient dissous les codes); d) reconstruire une “correction politique”; e) réexaminer l'héritage de mai 68, où, pour notre regard, il y a quelques éléments très positifs et féconds, surtout au niveau de ce que Ferry et Renaut appelerons la “pensée-68”; dans ce réexamen, Habermas part du principe que la critique de la critique de l'Aufklärung, risque fortement de déboucher sur un “néo-conservatisme”; de ce fait, il entend militer pour le rétablissement de la “dialectique de l'Aufklärung”  dans sa “pureté” (ou dans ce qu'il veut bien désigner sous ce terme). Pour Habermas, le nietzschéisme français, le néo-heideggerisme, le post-structuralisme de Foucault, le déconstructivisme de Derrida, sont autant de filons de 68 qui ont chaviré dans “l'irrationalisme bourgeois tardif”. Or ces démarches philosophiques non-politiques, ou très peu politisables, ne se posent nullement comme des options militantes en faveur d'un conservatisme ou d'une restauration “bourgeoise”, bien au contraire, on peut conclure que Habermas déclenche une guerre civile à l'intérieur même de la gauche et cherche à émasculer celle-ci, à la repeindre en gris. Dans son combat, Habermas s'attaque explicitement aux notions d'hétérogénité (de pluralité), de jeu (de tragique, de kaïros tel que l'imaginait un Henri Lefebvre), de rire, de contradiction (implicite et incontournable), de désir, de différence. Selon Habermas, toutes ces notions conduisent soit au “gauchisme radical” soit à l'“anarchisme nihiliste” soit au “quiétisme conservateur”. De telles attitudes, prétend Habermas, sont incapables d'envisager un changement chargé de sens (i. e. un sens progressiste et modéré, évolutionnaire et calculant). D'où Habermas, et à sa suite Ferry et Renaut, estiment être les seuls habilités à énoncer le sens, lequel est alors posé a priori, imposé d'autorité. Le libéralisme ou le démocratisme que habermas, Ferry et Renaut entendent représenter sont dès lors les produits d'une autorité, en l'occurence la leur et celle de ceux qui les relaient dans les médias.

 

Le libéralisme et le démocratisme autoritaires (sur le plan intellectuel), mais en apparence tolérants sur le plan pratique, constituent en fait le fondement de notre actuelle “political correctness” qui se marie très bien avec le pouvoir des “socialistes établis”, héritiers du social-démocratisme à la Mehring, et flanqués des orthodoxes marxistes dévitalisés à la Lukacs. Cette alliance vise à remplacer un autoritarisme par un autre, une superstructure par une autre, qui serait le réseau des notables, des mafieux et des fonctionnaires socialistes. Une telle constellation idéologique renonce à émanciper continuellement les masses, les citoyens, les esprits mais entend installer un appareil inamovible (au besoin en noyautant les services de police, comme c'est le cas des socialistes en Belgique qui transforment la gendarmerie, déjà Etat dans l'Etat, en une armée au service du ministère de l'intérieur socialiste, tenu par un ancien gauchiste adepte de la marijuana). Cette constellation idéologique et politique refuse de réceptionner l'innovation, de quelqu'ordre qu'elle soit, et les rénégats de 68, les repentis à la façon d'Eisner, trahissent les intellectuels féconds de leur propre camp de départ, pour déboucher sur un discours sans relief, sans sel.

 

Donc l'aventure commencée par Die Jungen  autour de Wille est un échec au sein de la sociale-démocratie. Ses forces dynamiques vont-elles aller vers un nouveau fascisme? Il semble que la sociale-démocratie n'écoute pas les leçons de l'histoire et qu'en alignant à l'université des Habermas, des Ferry et des Renaut, ou en manipulant des groupes de choc violents, ou en animant des cercles conspirationnistes parallèles comme le CRIDA de “René Monzat”, elle prépare un nouvel autoritarisme, qu'en d'autres temps elle n'aurait pas hésiter à qualifier de “fascisme”. Dans toute tradition politico-intellectuelle, il faut laisser la porte ouverte au dynamisme juvénile, immédiatement réceptif aux innovations. Une telle ouverture est une nécessité voire un impératif de survie. Dans le cas de la sociale-démocratie, si ce dynamisme juvénile ne peut s'exprimer dans des revues, des cercles, des associations, des mouvements de jeunesse liés au parti, il passera forcément “à droite” (ce qui n'est jamais qu'une convention de langage), parce que la gauche-appareil ne cesse de demeurer sourde à ses revendications légitimes. Aujourd'hui, ce passage “à droite” est possible dans la mesure où la “droite” est démonisée au même titre que l'anarchisme au début du siècle. Et les démonisations fascinent les incompris.

 

Nietzsche et la “droite”

 

Avant 1914, la droite allemande la plus bruyante est celle des pangermanistes, qui ne se réfèrent pas à Nietzsche, parce que celui-ci n'évoque ni la race ni la germanité. Lehmann pensait que Nietzsche restait en dehors de la politique et qu'il était dès lors inutile de se préoccuper de sa philosophie. Paul de Lagarde ne marque pas davantage d'intérêt. Quant à Lange, il est férocement anti-nietzschéen, dans la mesure où il affirme que la philosophie de Nietzsche est juste bonne “pour les névrosés et les littérateurs”, “les artistes et les femmes hystériques”. A Nietzsche, il convient d'opposer Gobineau et de parier ainsi pour le sang, valeur sûre et stable, contre l'imagination, valeur déstabilisante et volatile. Otto Bonhard, pour sa part, réfute l'“anarchisme nietzschéen”.

 

C'est sous l'impulsion d'Arthur Moeller van den Bruck que Nietzsche fera son entrée dans les idéologies de la droite allemande. Moeller van den Bruck part d'un premier constat: le défaut majeur du marxisme (i. e. l'appareil social-démocrate) est de ne se référer qu'à un rationalisme abstrait, comme le libéralisme. De ce fait, il est incapable de capter les véritables “sources de la vie”. En 1919, la superstructure officielle de l'empire allemand s'effondre, non pas tant par la révolution, comme en Russie, mais par la défaite et par les réparations imposées par les Alliés occidentaux. L'Armée est hors jeu. Inutile donc de défendre des structures politiques qui n'existent plus. La droite doit entrer dans l'ère des “re-définitions”, estime Moeller van den Bruck, et à sa suite on parlera de “néo-nationalisme”.

 

Si tout doit être redéfini, le socialisme doit l'être aussi, aux yeux de Moeller. Celui-ci ne saurait plus être une “analyse objective des rapports entre la superstructure et la base”, comme le voulait l'idéologie positiviste de la sociale-démocratie d'

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mardi, 18 novembre 2008 | Lien permanent | Commentaires (9)

Heidegger et son temps

CONCEPTION DE L’HOMME ET REVOLUTION CONSERVATRICE : HEIDEGGER ET SON TEMPS

Source : Robert STEUCKERS, revue Nouvelle Ecole n°37 (printemps 1982).

 

Dans l’œuvre de Heidegger, 2 types de vocabulaires se juxtaposent. D’une part, il y a celui, très concret, qui exalte la glèbe, le sol, la forêt, le travail du bûcheron, et, d’autre part, le plus apparemment rébarbatif des jargons philosophiques. Heidegger réalise donc ce tour de force d’être à la fois un doux poète bucolique et un philosophe universitaire excessivement rigoureux, auquel aucun concept n’échappe. Comment ces 2 attitudes ont-elles pu cohabiter dans un seul individu ? Y aurait-il 2 Heidegger ? L’article qui suit entend répondre à ces questions.

Il peut paraître banal de dire que Martin Heidegger est né le 26 septembre 1889 à Messkirch. C’est qu'une appréciable part de son œuvre sera déterminée par ce "quelque part". Heidegger reste, en effet, très attaché à son enracinement alémanique. L'enracinement, pour lui, est une des conditions essentielles de l'être-homme. "L'homme véridique ne sera pas enraciné par accident et provisoirement (en attendant mieux) ; il l’est essentiellement. L'homme qui perd ses racines se perd en même temps" [1]. Il ne serait pas arbitraire de résumer la pensée anthropologique de Heidegger en quelques mots : être homme, c'est bâtir (fonder) et habiter un monde (s'y enraciner). De fait, toute l’œuvre de Heidegger porte l’empreinte du terroir natal, de cette Souabe qui vit naître Schiller, Schelling, Hegel et Hölderlin. Le murmure, les palpitations de ce pays de forêts, silencieusement présents dans la philosophie heideggérienne, différencieront Heidegger de Sartre, le disciple parisien qui s'est efforcé d'utiliser à son profit le même outillage conceptuel. Sartre, a remarqué Jean-Paul Resweber, subira toujours l’influence anonyme ou frénétique des cités bourdonnantes, où il est impossible de saisir la densité et l’unité originelles des choses et de la nature [2].

le jeu de l’enracinement et de la désinstallation

La terre, lieu de notre séjour, est aussi le miroir de notre finitude, le signe d’un impossible dépassement. Elle rappelle à l'homme qu'il est irrémédiablement situé dans le monde de l’existant. Elle est le sol même sur lequel prend pied (Bodennehmen) notre liberté. L’acte libre, poursuit Resweber, n’est pas un pur jaillissement créateur ; le dépassement qu'il inaugure est, en fait, une reprise de notre être enraciné dans le monde, à la manière de possibilités nouvellement découvertes. Toute œuvre d’art est un resurgissement, une transfiguration de la terre ; celle-ci est l’élément primordial à partir duquel toute création (Schaffen) devient un "puiser" (Schöpfen). Dans L’origine de l’œuvre d’art (texte repris dans le recueil intitulé Holzwege) [3], Heidegger écrit que l’art fait jaillir la vérité. Si l’œuvre sauvegarde une vérité, c’est celle de l’étant : l’art est la "conclusion" de l’étant. Mais l’art ne se manifeste aussi que par la médiation de l’artiste, c-à-d. de l'homme. "L'existence humaine, ce lieu de ressourcement poétique, est essentiellement tragique, parce qu’elle est tendue entre un donné irréductible (la terre) et une exigence de dépassement jamais satisfaite, déchirée entre l'appel de la terre et celui du monde… L'homme humanise la terre avant de la dominer, et l'horizon qu'il déploie pour la pénétrer, c’est le monde. La réflexion philosophique est précisément la mise en dialogue de ces 2 pôles complémentaires de l’existence qui, dans une expérience unique, se découvre à la fois enracinée dans la terre et dépassée vers le monde" (Resweber, op. cit.).

C’est ce double jeu de l’enracinement et de la désinstallation que Heidegger nomme la transcendance. Le rôle de l’homme sera d’amener sa terre à l’éclosion d’un monde. Ce geste, cette tâche sont éminemment poétiques parce que le mystère profond de la terre reste toujours inépuisable et présent, parce qu'il s’exprime en mythes et en images, mais surtout parce que c’est l’homme, par son intelligence et son action, qui fait surgir (poïeïn) le monde. Avec un vocabulaire différent, on dira que l’homme est un être qui inaugure la dimension culturelle tout en restant lié à la nature. La tension qu’implique cette tâche de construire un monde est tragique, car jamais il n’y aura totale adéquation entre l’origine tellurique et le monde instauré par la geste humaine. La finitude que nous assigne la terre nous condamne à rester "inachevé". A nous d’accepter joyeusement cette destinée !

Si, pour Heidegger, l’enracinement dans le pays de la Forêt noire constitue la dimension spatiale primordiale, nous devons aussi nous intéresser au contexte historique de son œuvre de philosophe, réponse aux interrogations de ses contemporains. Heidegger - nous l’avons vu - est indubitablement l’homme d’un espace ; il est également l’homme d’une époque. Un grand nombre des questions que se posent les philosophes trouvent leur origine dans l’œuvre d’Aristote. Heidegger lui-même reconnaît cette dette [4]. Au Gymnasium de Constance et à celui de Fribourg, où il étudia de 1903 à 1909, le futur archevêque de Fribourg, le Dr Conrad Gröber, l’incita à lire la dissertation de Franz Brentano, Von der mannigfachen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles, publiée en 1862 et consacrée aux multiples significations du mot "étant" chez Aristote. Cette 1ère initiation à la philosophie produisit, dans l’esprit du jeune étudiant, une interrogation encore imprécise : si l’étant a tant de significations, qu’est-ce qui en fait l’unité ? A partir de cette interrogation, Heidegger apprit à manier les concepts du langage philosophique et put percevoir toutes les potentialités de la méthode scolastique.

La période qui va de 1916 à 1927 constitue, dans la biographie de Heidegger, un silence de maturation. Rien, pendant ces 11 années, n’est très clair. On tâchera néanmoins de repérer quels furent les contacts personnels et intellectuels qui influeront sur l’élaboration de Sein und Zeit (L’être et le temps, 1927) d’abord, des cours, des essais et des conférences ensuite. C’est à cette époque, notamment, que Heidegger a travaillé avec Edmund Husserl (1859-1938), ce qui lui a permis d’acquérir complètement la discipline mentale et le vocabulaire de la phénoménologie. Cette discipline philosophique avait été investie, au XIXe siècle, d’un sens nouveau. Auparavant, elle désignait la simple description des phénomènes. Husserl, lui, eut la volonté de faire de la phénoménologie une science philosophique universelle. Le principe fondamental de cette "science" était ce que Husserl a appelé la réduction phénoménologique ou eïdétique. Cette réduction a pour but de concentrer l’attention du philosophe sur les expériences fondamentales qui n’ont jamais reçu d’interprétation, sur la description des vécus de conscience, sur la découverte des racines des idées logiques et sur la nécessité de rechercher les essences des choses. Husserl partira donc de ces idées logiques pour montrer leur enracinement dans la conscience vécue et, ensuite, découvrir dans l’ego transcendantal le fondement ultime du réel. L’influence de cette démarche philosophique se retrouvera dans le vocabulaire de Heidegger.

Husserl a commis le péché du géomètre

Pourtant, la 1ère œuvre magistrale de Heidegger, Sein und Zeit, marque un tournant radical par rapport à l’héritage husserlien. Heidegger reproche à son maître de réinstituer une métaphysique dégagée de tout vécu. L’ego transcendantal, à l’instar du modèle cartésien, se pense objectivement en face du monde. Ce face-à-face implique un arrachement du sujet au non-sens du monde. L’humanité réelle, seul sujet historique, devient l’ego trans-cendantal. Vicissitudes, événements, enracine-ments, histoire se voient donc dépouillés de tou-te validité. Pour échapper à cet idéalisme ratio-naliste, Heidegger propose une phénoménologie postulant qu’il n’y a pas, à la racine des phénomènes, une réalité dont ils dérivent. Il écrit : "Au-dessus de la réalité, il y a la possibilité. Comprendre la phénoménologie veut dire saisir ses possibilités". Ces possibilités présentes dans l’immanence, c’est ce que Heidegger appelle l’être de l’étant. Pour lui, ontologie et phénoménologie ne sont pas 2 disciplines différentes : il est impossible de sortir du plan des phénomènes, car ce serait s’exclure de la sphère de la révélation de l’être. En d’autres termes, refuser de tenir compte des phénomènes, c’est s’interdire l’accès à l’essentiel. Heidegger renverse la perspective de la philosophie traditionnelle : il voit l’essentiel dans l’intervention sur la trame des phénomènes et non dans une position de distance prise vis-à-vis d’eux.

Le moi transcendantal, chez Husserl, s’érige contre la phénoménalité des phénomènes, exactement comme dans la plupart des perspectives philosophiques classiques. II est la cause qui explique les phénomènes, le lieu à partir duquel ceux-ci sont dominés et justifiés. L’homme, dans une telle perspective, est un découvreur et non un créateur de sens. Sa position est contemplative et non active. Pour Heidegger, au contraire, la réflexion philosophique ne doit pas se borner à expliquer (à décrire ou à recenser) la réalité statique des phénomènes, mais elle doit en expliquer, par le moyen de l’herméneutique, les possibilités, c-à-d. ce qui, en eux, est susceptible de se développer, d’évoluer vers la production de nouveauté. On ne décrit complètement et avec assurance que ce qui est statique, figé, sûr. De ces choses statiques, les philosophes avaient déduit les essences. Hélas pour eux, les essences étaient rarement adéquates aux existences. De cette inadéquation naissent tant le pessimisme, qui s’en désole, que bon nombre de totalitarismes qui veulent, coûte que coûte, réaliser l’adéquation définitive. Heidegger pense que la possibilité est le mode d’être propre à l’existant parce qu’on ne peut reconnaître aucune entité métaphysique comme fondement de l’existence, et parce qu’il faut -enraciner l’être dans les phénomènes, dans la "facticité" [5]. Résolument, Heidegger affirme que c’est le néant qui sous-tend l’existence. Il ne remet rien à la place des anciens absolus métaphysiques.

Husserl, avec son moi transcendantal, a fini par commettre le péché du géomètre : la nature qu’il postule est préalablement posée, en dehors de toute limitation spatiale et temporelle, derrière l’écran des contingences et des particularités. Cette nature est comme créée ex nihilo. Où faut-il alors placer le travail de l’homme ? Le moi transcendantal travaille-t-il ? Le moi transcendantal produit-il ce que recèlent les possibilités ? Ces questions, Heidegger y répond dans son œuvre, en une sorte de dialogue inavoué avec Husserl.

Le monde de l'existence, ce chantier où œuvre l'homme, est, sans pour autant être nié, mis "entre parenthèses" par Husserl. L'herméneutique heideggérienne voudra, elle, décrire la facticité pour, ensuite, la retourner vers son sens ontologique, ce sens qui annonce l’être dans le monde. La description ne vise ici qu’à repérer ce qui peut être actualisé - ce qui peut se manifester dans le monde, ce que nous pouvons faire surgir. Le savoir a toujours été conçu comme un "voir" passif ; un tel point de départ trahit un platonisme tenace. Or Heidegger veut dépasser toute les attitudes passives qu'impliquent les enseignements des vieux philosophes. C’est pourquoi il juge que l'ego (le moi) transcendantal de Husserl reste, lui aussi, "un pur regard, assuré de son immortalité, glissant à travers l'éther du sens pur" [6]. Husserl n'a pas perçu que toute présence, jetée au regard de l’observateur, montre au philosophe attentif une temporalité dissimulée, oubliée ou déformée. Toute présence est à la fois spatiale (l’opposition de l’absence) et temporelle (son caractère d’instant). L’être et le temps sont liés dans la présence, et la reconnaissance de cette naïve évidence est la condition sine qua non pour échapper à l’illusion métaphysique.

Cette découverte de l’imbrication être-temps, Heidegger la doit à l’intérêt qu’il porte à la théologie depuis 1923. Cet intérêt a de multiples aspects. Sa rencontre avec l’œuvre de Rudolf Bultmann (1884-1976), philosophe connu pour s’être assigné la tâche de "-mythologiser" le Nouveau Testament en l’interprétant à la lumière de l’existentialisme, est, sur ce plan, capitale [7]. Bultmann a voulu dégager le message du Nouveau Testament en expliquant le contenu éthique des expressions mythiques employées dans la rédaction des textes évangéliques. Pour la Bible, l’homme est, d’une certaine manière (et de façon provisoire), historicité. Heidegger a scruté, avec la plus grande attention, la tradition chrétienne pour comprendre le rôle que joue la temporalité dans le phénomène humain. Il a médité Kierkegaard et, selon Bultmann, "ne s’est jamais caché d’avoir été influencé par le Nouveau Testament, spécialement par Paul, ainsi que par Augustin et particulièrement par Luther" [8]. "L’homme, écrit Bultmann, existant historiquement dans le souci de lui-même, sur le fond de l’angoisse, est chaque fois, dans l’instant de la décision, entre le passé et le futur : veut-il se perdre dans le monde du donné, du "on" ou veut-il atteindre son authenticité dans l’abandon de toute assurance et dans le don sans réserve au futur ?" (Kerygma und Mythos, I, 33).

Chez Paul, le terme kosmos ou monde n’est pas un état de choses cosmique, mais l’état et la situation de l’être humain, la façon dont celui-ci prend position envers le cosmos, la façon dont il en apprécie les biens. Chez Augustin, mundus signifie la totalité du créé, mais aussi, et surtout, habitatores mundi ou encore, plus péjorativement, dilectores mundi (ceux qui chérissent le monde), impii (les impies) ou carnales (les charnels) [9]. Au Moyen Age, Thomas d’Aquin reprendra cette distinction et fera du terme mundanus l’antonyme de spiritualis. Pourtant, malgré cette perception post-évangélique du monde, où celui-ci n’est pas appréhendé dans sa stabilité ontique, la tradition occidentale est restée prisonnière du vieux substantialisme immobiliste platonicien. Le protestantisme luthérien, toutefois, a eu le mérite de -actualiser le dynamisme propre à la saisie existentielle du Nouveau Testament. En ce sens, la révolution noologique amorcée par la Réforme constitue une 1ère étape dans la sortie hors de ce que Heidegger appelle l’oubli de l’être. L’homme ne vit authentiquement que s’il projette des possibilités, s’il s’extrait du monde de la banalité quotidienne.

L’existence, selon Heidegger, ne doit plus se comprendre à partir de l’étant, mais de l’être. Or, écrit André Malet [10], l’être n’est jamais une possession ; il est un destin historique qui rencontre l’homme d’une manière toujours nouvelle. L’homme est en définitive sa propre œuvre. En cela, Heidegger dépasse et refuse l’eschatologie vétérotestamentaire : il ne reconnaît pas la totale impuissance de l’homme à l’endroit de son ipséité.

chaque génération doit réécrire l’histoire

Pour l’historien grec Thucydide, l'élément permanent de l’histoire, c’est l’ambition et la recherche du pouvoir, dont le but est de donner des instructions utiles pour les décideurs à venir. Thucydide perçoit le mouvement de l’histoire comme analogue à celui du cosmos, de la nature. Plus tard, Giambattista Vico (1668-1744) a repris le thème antique du mouvement cyclique de l'histoire en le complétant : il y inclut l'idée d’une progression en spirale, grâce à laquelle la phase première du cycle I est autre que la phase première du cycle II. En Allemagne, Herder relativisera aussi l’histoire grâce au thème romantique du Volksgeist : chaque peuple, chaque époque a son éthique propre, ce qui implique en corollaire que ce ne sont ni la permanence ni l’éternité des choses qui importent, mais l’Erlebnis (le vécu).

medium_0.gif Au XXe siècle, enfin, Oswald Spengler systématisera cette perspective organique de l’histoire. Les civilisations, pour lui, seront isolées les unes des autres et leurs productions (scientifiques, mathématiques, philosophiques, théologiques, etc.) leur seront absolument propres. De Thucydide à Spengler, on a donc interprété l'histoire sur le modèle des faits naturels ; l’événement historique est considéré, selon cette perspective, comme une réalité finie, comme une chose. Nul ne songerait, bien évidemment, a nier la validité épistémologique de cette démarche. Mais Heidegger nous exhorte à ne pas en rester là. Il veut nous faire saisir l’événement historique comme un événement qui n’est jamais achevé. Dans la perspective antérieure, l’invasion des Gaules par César ou l'acte de rébellion de Luther étaient des faits définitivement morts. En fait, ils ne l’étaient que du strict point de vue spatio-temporel. Leur sens, lui, n’est nullement "mort". Il n'a pas été encore déployé dans toute son étendue ni toute sa profondeur. Ces sens subsistent à l’état de latence et restent susceptibles de se manifester dans notre existence. Les conséquences d’un événement constituent le futur de l’acte jadis posé tout autant que le présent qui appelle nos décisions pour forger l’avenir.

Bultmann écrit à ce propos : "Les phénomènes historiques ne sont pas ce qu’ils sont dans leur pur isolement individuel, mais seulement dans leur relation au futur pour lequel ils ont une importance". L'être se voit ainsi historicisé, et les hommes se retrouvent responsables de l'à-venir du passé. Les hommes, autrement dit, doivent décider hic et nunc de la signification de leur "avant" et de leur "après". (Malheureusement, la plupart des hommes s'attachent aux soucis du monde et, quand ils sont appelés à la décision, ils s'y refusent).

Faisant abstraction des idéologèmes misérabilistes et intéressés du christianisme, d’autres penseurs tels que Dilthey, Croce, Jaspers et Collingwood, se sont également efforcés de souligner l'originalité des faits historiques par rapport aux faits naturels, et, ipso facto, celle de l’histoire au regard des sciences de la nature. Heidegger a beaucoup réfléchi, en particulier, sur la tentative de Dilthey de définir les relations véritables entre la conscience humaine et les faits historiques. C’est de Dilthey, par ex., qu'il tire sa distinction fondamentale entre les vérités techniques (ontiques), propres aux sciences exactes et appliquées, et les intuitions authentiques, visées par les sciences historiques et humaines (Geisteswissenschaften). Sein und Zeit reprend d’ailleurs le contenu de la dispute philosophique entre Dilthey et Yorck von Wartenburg. Ce dernier reprochait à Dilthey de ne pas rejeter de manière suffisamment radicale une vision de l’histoire basée sur l’enchaînement causal. Heidegger insiste, lui aussi, sur la détermination temporelle de l’homme : l’identité humaine, dit-il, se découvre dans l’histoire. George Steiner, dans le bref ouvrage qu’il a consacré à Heidegger [11], rapproche cette position de celle du marxisme hégélien et révolutionnaire. De fait, comme le philosophe marxiste hongrois Georg Lukàcs, Heidegger insiste sur l’engagement des actes humains dans l’existence historique et concrète. Cette perspective conduit à adopter une attitude strictement immanentiste.

Pour le Britannique R.G. Collingwood (1889-1943), chaque génération doit réécrire l’histoire, chaque nouvel historien doit donner des réponses originales à de vieilles questions et réviser les problèmes eux-mêmes. Cette pensée est résolument anti-substantialiste. Elle pose la pensée comme effort réfléchi, comme réalisation d’une chose dont nous avons une conception préalable. La pensée, pour Collingwood, est intention et volonté. Elle doit être perçue comme une décision qui met en jeu tout l’être [12]. La plupart des conceptions de l’histoire jusqu’ici, fait fausse route. La raison de ces échecs réside dans une mauvaise compréhension de ce que on entendait autrefois par "science de la nature humaine" ou "sciences des affaires humaines". Au XVIIIe siècle, l’étude de la "nature humaine" s’est bornée à élaborer une série de types, s’apparentant ainsi à une recherche de caractère statique et analytique. Au XIXe siècle, l’étude des "affaires" humaines a provoqué la naissance des "sciences humaines", que Herbert Spencer appela plus justement social statics ; on catalogua alors toutes les forces irrationnelles à l’œuvre dans la société [13].

Mais la nature humaine, qui, selon Collingwood, est historique, ne peut s’appréhender à la manière d’un donné, par perception empirique. L’historien n’est jamais le témoin oculaire de l’événement qu’il souhaite connaître. La connaissance du passé ne peut être que médiat : Comment la connaissance historique est-elle alors possible ? La réponse de Collingwood est simple : l’historien doit -actualiser le passé dans son propre esprit [14]. Cette attitude a d’importantes conséquences. Lorsqu’un homme pense historique-ment, il a devant lui des documents ou des reliques du passé. Il doit re-découvrir la démarche qui a abouti à la création de ces documents. L’étude historique n’est possible que parce qu’il reste des survivances de l’époque où les documents ont été fabriqués ou rédigés. Dès lors, le passé qu’étudie un historien n’est jamais un passé complètement mort. L’histoire, écrit Collingwood, ne doit donc pas se préoccuper d’ "événements" mais de "processus". Se préoccuper de processus fait découvrir que les choses n’ont ni commencement ni fin, mais qu’elles "glissent" d’un stade à un autre. Ainsi, si le processus P1 se mue en processus P2, on ne pourra pas déceler de ligne séparant l’endroit, le moment où P1 finit et où P2 commence. P1 ne s’arrête pas, il se perpétue sous la forme de P2 - et P2 ne débute jamais, car il a été en gestation dans P1. L’historien qui vit dans le processus P2 devra savoir que P2 n’est pas un événement clos sur lui-même, pur et simple, mais un P2 mâtiné des survivances de P1.

Comme Collingwood, Heidegger sait que les gestes passés persistent, soit en tant que structures établies (avec le danger de sclérose), soit, après un échec, en tant que possibilités refoulées. Penser les événements historiques comme finis, comme confinés dans un "espace" temporel limité, revient, selon lui, à "objectiver" l’histoire à la manière dont les platoniciens et les scolastiques avaient "objectivé" la nature. Par opposition aux métaphysiciens, Heidegger entend donc expérimenter la vie dans son historicité, c-à-d. la vie non pas figée dans le "présent-constant", mais bien plutôt comme essentiellement "kaïrologique", ce qui signifie à la façon d’une mise en jeu, d’un engagement, d’une "folie". Ce jeu d’engagement et de "folie" constitue l’authenticité, dans la mesure même où il échappe aux petits aménagements de ceux qui souhaitent que le monde corresponde a leurs calculs. Les hommes qui souhaitent un tel monde sont déclarés inauthentiques. L’homme intégral ou celui qui vise l’intégralité est toujours menacé par les mystifications idéologiques et doit toujours demeurer vigilant pour se maintenir dans une attitude de liberté et d’ouverture véritables. Les mystifications idéologiques pétrifient le temps - ce temps toujours susceptible d’ébranler leurs certitudes réconfortantes. La "réalité" n’est pas, chez Heidegger, donnée une fois pour toutes, depuis toujours et de toute éternité. Elle est "question" & "jeu" ; elle "joue" à ouvrir et à relancer sans fin le jeu inépuisable de l’être et du temps, de la présence et de l’ "ouvert", de l’enracinement et de la désinstallation. Le jeu de l’être est sans justification ni raison, il se déploie à travers le destin, l’errance et les combats du temps. II est sans origine ni fin(s), sans référence aucune à un centre fixe et substantiel qui commanderait et garantirait son déploiement [15]. Ce rejet de toute pensée figée implique l’acceptation joyeuse de la pluri-dimensionnalité du cosmos, une pluri-dimensionnalité que le "penser" et le "dire" n’auront jamais fini d’explorer et de célébrer en toutes ses dimensions.

L’attitude de celui qui a fait sienne cette conception du monde est la Gelassenheit : impassibilité, sang-froid, sérénité. La Gelassenheit permet de supporter une existence privée de totalité rassurante. La finitude de l’homme nous place en effet dans (et non devant) un mystère inépuisable, qui ne cesse d’interpeller la pensée pour l’empêcher de se clore sur ses représentations.

un remplacement radical de toutes les ontologies

Heidegger nous propose donc son histoire de la philosophie, sa perspective sur l’œuvre des philosophes qui se sont succédés depuis Platon jusqu’à Nietzsche. Platon est celui qui a inauguré le règne de la métaphysique. Tandis que les Présocratiques concevaient l’être comme une unité harmonieuse qui conjugue stabilité, mouvance et jaillissement, Platon, brisant l’harmonie originelle de la nature, distingue la pensée de la réalité. Désormais, seul l’être saisissable par la pensée se verra attribuer la qualité d’être. Seul ce qui est non devenu, ce que le devenir ne corrode pas, ce qui est stable, limité dans l’espace, qui ne change pas, qui persiste, est. Tout ce qui est polymorphe, saisissable par les sens, tout ce qui devient et s’évanouit dans la temporalité et la spatialité, tout cela n’est, pour la tradition platonicienne, que du paraître. Cette radicale césure implique que l’esprit (noûs) ne fasse plus un avec la phusis. Au domaine de la vérité -limité par le champ de vision de l’esprit, Platon oppose le règne du sensible atteint par la perception (aïsthêsis). Chez les Présocratiques, le langage exprimait le surgissement de la réalité. Après Socrate et Platon, le langage devra ajuster la pensée à l’expression d’une proposition logique, "épurée" sémantiquement de toute trace de devenir. La démarche logique qui résulte de cette involution produit également la naissance de l’axiologie, de la morale. En effet, s’il faut rechercher toujours l’ajustement, il est évident que l’on finira par postuler un Ajustement suprême, que l’on nommera le Souverain Bien, l’Agathon. Sous l’influence de théologèmes pro-che-orientaux, ce divorce platonicien entre l’in-complétude du monde immanent et la complé-tude du monde des idées, recevra progressi-vement la coloration morale du bien et du mal.

Le monde a mis longtemps à triompher de la maladie dualiste. Heidegger le constate en interrogeant les grands philosophes qui l’ont précédé : Aristote, qui nuance, par sa théorie de l’acte et de la puissance, la pensée de Platon, mais qui ne le dépasse pas ; Thomas d’Aquin, qui personnalise le moteur premier sous les traits d’un Dieu chrétien déjà différent du Iahvé biblique ; Descartes, qui cherche une garantie en Dieu et n’analyse que les rapports "logiques" entre l’homme, coupé de la phusis, et cette même phusis, conçue comme étendue (res extensa) ; Leibniz et Kant, qui tentent difficilement de sortir de l’impasse ; Hegel, qui ne réhabilite que très partiellement le devenir, et enfin Nietzsche. De ce dernier Heidegger dit qu’il est le plus débridé des platoniciens, parce qu’à la place du trône désormais vacant de Dieu, il hisse la Volonté de puissance. Ce renversement (Umkehrung) n’est pas, pour Heidegger, un dépassement (Ueberwindung). La puissance remplace seulement la raison. Nietzsche, autrement dit, n’a pas suffisamment réfléchi à la façon d’extirper les illusions qui rejettent l’homme dans le règne du "on". Nietzsche a été un pionnier. Il faut le continuer et le compléter.

La Fundamentalontologie (ontologie fondamentale) de Heidegger se veut, elle, un remplacement radical de toutes les ontologies. Elle veut répondre à la question : Was ist das Seiende in seinem Sein ? (Qu’est-ce que l’étant en son être ?) Das Seiende, c’est l’agrégat "ontique", c-à-d. l’agrégat des étants, des phénomènes constituant le fond-de-monde. Un seul de ces étants est manifestement privilégié : l’homme. L’homme cherche l’être, la signification fondamentale de cet étant qui rassemble tous les étants. C’est pourquoi l’homme, seul étant a poser cette cruciale question de l’être, est un Da-Sein, un "être-là". Qu’est-ce que ce "là" ? La métaphysique occidentale avait placé l’essence de l’homme en dehors de la vie - alors que Heidegger veut remettre cette essence "là", c’est-à-dire replonger la vie dans l’immanence, dans le monde des expériences existentielles. Le résultat concret de cette "négligence" de la métaphysique occidentale avait été d’abandonner l’étude de l’homme aux social statics évoqués par Spencer. L’homme, objet d’investigations utiles et pratiques, s’était alors vu "compartimenté". Sa perception faisait l’objet de la psychologie ; son comportement faisait réfléchir la morale ou la sociologie ; enfin, la politique et l’histoire abordaient sa condition de citoyen, de membre d’une communauté organisée. Aucune de ces disciplines ne prenait en compte l’homme complet, intégral. Le "là" impliqué dans le Dasein, c’est au contraire le monde réel, actuel. Être humain, c’est être immergé, implanté, enraciné dans la terre. (Dans homo, "homme" en latin, il y a humus, "la terre").

In-der-Welt-Sein : telle est l’expression par laquelle Heidegger exprime la radicale nouveauté de sa philosophie. Depuis Platon, il s’agit, pour la 1ère fois, d’être vraiment dans ce monde. Nous sommes jetés (geworfen) dans le monde, proclame Heidegger. Notre être-au-monde est une Geworfenheit, un être-jeté-là, une déréliction. Cette banalité primordiale nous est imposée sans choix personnel, sans connaissance préalable. Elle était là avant que nous n’y soyons ; elle y sera après nous. Notre Dasein est inséparable de cette déréliction. Nous ne savons pas quel en est le but - si toutefois but il y a. La seule chose dont nous soyons sûrs, c’est qu’au bout, il y a, inéluctable, la mort. Dès lors, notre tâche est d’assumer la Faktizität (facticité) au milieu de laquelle nous avons été jetés. Si l’angoisse est bien ce qui manifeste le lien entre la dimension de l’être-jeté et le projet, le Dasein doit le reprendre dans l’horizon de sa finitude, ouvert sur l’avenir.

La philosophie traditionnelle s’est bornée à considérer le monde comme Vorhandenes, comme être-objet. La pierre, par exemple, est un être-objet pour le géologue : la pierre est jetée devant lui et il la décrit ; il reste détaché d’elle. La science de la nature détermine d’avance, a priori, ce que l’étant doit être pour être objet de savoir. Mais l’homme est plus qu’un spectateur-descripteur. En tant qu’être-au-monde, il sollicite les choses relevant, de prime abord, du Vorhandensein : l’ouvrage projeté oriente la découverte de l’outil et l’inclut en un complexe ustensilier. En les sollicitant, il les inclut dans son Dasein, il en fait des outils (Werkzeuge). Devenant "outils", ces choses acquièrent la qualité de Zuhandensein, d’être-en-tant-qu’objet-fonctionnant. Tout artiste, tout artisan, tout sportif saura ce que Heidegger veut dire : que l’homme, grâce à l’outil qu’il s’est approprié, devient un plus, ajoute "quelque chose" au "là", façonne ce "là" ; dans cette perspective, l’outil fait moins sens par son utilité que par son inscription dans un complexe de relations qui le rend bon pour tel usage, renvoyant en définitive à ce quoi le Dasein aspire. La vision strictement théorique de la philosophie platonicienne et post-platonicienne (Heidegger étant, lui, plutôt "transplatonicien", car il dépasse radicalement cet ensemble de prémisses) se concentrait sur l’élaboration de méthodes, sans percevoir ou sans vouloir percevoir le type immédiat de relation aux choses que constitue le Vorhandensein. Le Vorhandensein implique qu’il y ait d’infinies manières d’agir dans le monde. Quand il n’y a pas un modèle unique, tous les modèles peuvent être jetés dans le monde. L’homme devient créateur de formes et le nombre de formes qu’il peut créer n’est pas limité.

Jeté dans un monde qui était là avant lui et qui subsistera après lui, l’homme se trouve donc face à une sorte de "stabilité", face à ce que les philosophes classiques nommaient l’être, le stable, le non-devenu et le non-devenant. Heidegger, nous l’avons vu, reproche à cette démarche de ne pas percevoir la temporalité sous-jacente au sein même de tout phénomène. Vouloir "sortir" du temps est, de ce fait, une aberration. L’ontologie fondamentale postule que l’être est inséparable de la temporalité (Zeitlichkeit). L’être sans temporalité ne peut être expérimenté. Le souci (Sorge), qui est ce mode existentiel dans et par lequel l’être saisit son propre lieu et sa propre imbrication dans le monde comme être-en-avant-de-soi, devant utiliser le temps pour aborder les étants, car ce n’est que dans l’horizon du temps qu’une signification peut être attribuée aux réalités ontiques, aux choses de la quotidienneté. Heidegger dit : "La temporalité constitue la signification primordiale de l’être du Dasein". C’est là une position résolument anti-platonicienne et anti-cartésienne, car, tant chez Platon que chez Descartes, le temps et l’espace sont idéalisés, géométrisés. En revanche, cette position semble évoquer l’idée chrétienne d’incarnation de Dieu dans le temps. Dans un texte contemporain de Sein und Zeit, écrit lui aussi en 1927 et intitulé Phänomenologie und Theologie, Heidegger explique effectivement l’intérêt de la théologie pour comprendre ce qu’est le temps [16].

Mais l’imperfection humaine posée dans la théologie augustinienne se mue, chez lui, en une incomplétude, en un "pas-encore" (noch-nicht) qui oblige à vivre mobilisé, comme pour une croyance. L’homme doit se construire dans une perpétuelle tension, à l’instar du croyant qui vit pour mériter son salut. Mais ici, il n’y a pas de récompense au bout de cet effort ; il n’y a que la mort. Heidegger refuse donc totalement les espoirs consolateurs de la praxis chrétienne. L’augustinisme postulait que l’homme devait vivre de manière irréprochable, morale, dans l’histoire momentanée. Pour Heidegger, l’histoire s’écoule, mais cet écoulement n’est pas momentané. L’écoulement (panta rhei) s’écoulait avant nous et s’écoulera après nous. L’intérêt que porte Heidegger au temps des théologiens n’est pas du christianisme. Il est resté disciple d’Héraclite : son temps "coule", mais nullement pour, un jour, s’arrêter. Quel intérêt, d’ailleurs, y aurait-il à vivre hors de cette tension qu’implique la temporalité ? Le souci est antérieur à toute détermination biologique et rompt avec la définition de l’homme comme animal rationale car la conscience de réalité n’est jamais qu’une modalité de l’être-au-monde et non un complexe hétérogène d’âme et de corps.

les trois modes d’être selon Heidegger

Penchons-nous maintenant sur la "déréliction" personnelle de Heidegger. Né en 1889, Heidegger passe son enfance et son adolescence dans ce que l’écrivain Robert Musil, parlant de l’Autriche-Hongrie de la Belle époque, appelait la "Cacanie" (Kakanien). Qu’entendait-il par là ? Simplement l’incarnation de la décadence : une société affectée par un bourgeoisisme à bout de souffle. Pour Musil, l’Autriche-Hongrie du début du siècle incarnait la fin de toutes les valeurs. Le philosophe Max Scheler, plus optimiste, écrivait : "Là où il n’y a pas de place pour les valeurs, il n’y a pas de tragédie. Ce n’est qu’où il y a du "haut" et du "bas", du "noble" et du "vulgaire", qu’existe quelque chose qui laisse deviner des événements tragiques" [17]. C’est dans un climat analogue que Nietzsche avait placé ces mots lourds de signification dans la bouche de son Zarathoustra : "Inféconds êtes-vous ! C’est pourquoi il vous manque de la foi". Par là, il voulait signifier que le manque de foi menait à la stérilité des connaissances et de la création. Mais de quelle foi s’agissait-il ? Heidegger nous apprend que la foi post-chrétienne ou, pour être plus précis, l’intérêt pour le temps (valorisé par les chrétiens dans la mesure où il conduit à Dieu) et pour l’histoire (eschatologique chez les chrétiens) doit se retrouver demain dans la philosophie après la longue éclipse que fut l’oubli de l’être en tant qu’imbrication de la terre et du temps. Dans la mesure où les espoirs eschatologiques déçoivent, où l’objectivation implique une norme immuable, les sociétés sombrent dans le nihilisme. Les hommes, pour paraphraser le titre du roman de Robert Musil (Der Mann ohne Eigenschaften), deviennent sans qualités.

Dans quel monde vit alors l’homme sans qualités ? Comment Heidegger va-t-il cerner, par son propre langage philosophique, ce monde où gisent les cadavres des valeurs ? Dans quel paysage idéologique Sein und Zeit va-t-il éclore ? Quels rapports sommes-nous autorisés à découvrir entre Sein und Zeit et le Zeitgeist (l’esprit du temps) qui échappe, dans le tourbillon des événements et des défis, à la rigueur philosophique et au regard pénétrant de cet éveilleur que fut Martin Heidegger ?

La philosophie heideggérienne de l’existence se veut une ontologie. Mais une ontologie qui a pour particularité de poser la question de l’être après plusieurs siècles d’ "oubli". La métaphysique, on l’a vu, a été l’expression de cet oubli depuis Platon. L’oubli est la racine même du nihilisme qui afflige la société européenne, et notamment la société allemande après la première Guerre mondiale. Or, tout le mouvement de ce que l’on a dénommé Konservative Révolution (Révolution Conservatrice) est marqué par une recherche de la totalité, de la globalité perdue. L’essayiste anglais Peter Gay parle de Hunger for wholeness [18], ce que nous traduirons par "soif de totalité", une soif qui implique un jugement très sévère à l’encontre de la modernité. Le chaos social et spirituel provoque alors une recherche fébrile de "substantialité" ou, plutôt, d’ "intensité". Cette volonté de donner une réponse à la quiddité est corrélative d’un questionnement sur le "comment", sur le mode d’être qui se traduira dans la réalité tangible.

Il y a, pour Heidegger, 3 modes d’être : l’être-objet (Vorhandenes), l’être-en-tant-qu’objet-fonctionnant (Zuhandenes), l’être comme Dasein, c-à-d. comme être-conscient, être-qui-s’autodétermine, être-homme. Or, on ne peut parler de "substantialité" pour les 2 premiers de ces modes. Seul l’homme en tant que Dasein est susceptible d’acquérir de la "substantialité". Sa spécificité l’oblige à être ce qu’il est de manière complète, effective et totale. Cependant, le Dasein en tant qu’existence court toujours le risque de sombrer dans le non-spécifique (Uneigentlichkeit), c-à-d. dans un type de situation caractérisée par l’ "anodinité" de ce que Heidegger appelle l’Alltäglichkeit (la banalité quotidienne).

De telles situations évacuent de l’existence des hommes et des communautés politiques l’impératif des décisions, nécessaires pour répondre aux défis qui surgissent. La banalité quotidienne est fuite dans le règne du "on" (Man-Sein). L’homme, souvent inconsciemment, se perçoit alors comme objet soumis à des règles banalement générales. Il trahit sa véritable spécificité, dans la mesure où il refuse d’admettre ce qui, d’emblée, le jette dans une situation. Comme un navire privé de gouvernail, il n’est plus maître de la situation, mais se laisse entraîner par elle. Heidegger distingue ici deux aspects dans le mode d’être qu’il attribue au concept d’existence : l’aspect individuel (propre à un seul homme ou à une seule communauté politique) et l’aspect ontologique stricto sensu qui est l’être-effectif, l’être-qui-n’est-pas-que-pensé. Ces 2 aspects diffèrent de ce que la philosophie occidentale qualifiait du concept d’essentia. L’essence, depuis le platonisme, était perçue comme ce qui est au-delà des particularités et des spécificités. Cette volonté d’ "alignement" sur des normes non nécessairement dites, constituait précisément la structure mentale qui a permis l’avènement du nihilisme, où les personnalités individuelles et collectives se noient dans le règne du "on". Nier les particularités, c’est oublier l’être qui est fait de potentialités. Le culte métaphysique de l’essentia chasse l’être du monde. Le monde dont l’être est banni vit à l’heure du nihilisme. Et c’est un tel monde que les contemporains de Heidegger observaient dans l’Allemagne de Weimar.

La révolution philosophique du XXe siècle se réalisera lorsque les Européens s’apercevront que l’être n’est pas, mais qu’il devient. Heidegger, pour exprimer cette idée, recourt à la vieille racine allemande wesen, dont il rappelle qu’elle a donné naissance à un verbe. II écrit : Das Sein an sich "ist" nicht, es "west". L’être est pure potentialité et non pure présence. Il est toujours à appeler. L’homme doit travailler pour que quelque chose de lui se manifeste dans le prisme des phénomènes. Une telle vocation constitue son destin, et c’est seulement en l’acceptant qu’il sortira de ce que Kant nommait son "immaturité". L’impératif catégorique ne sera plus alors la simple constatation des phénomènes figés dans leur présence (en tant que non-absence), la reconnaissance pure et simple des objets et/ou des choses produits par la création "divine" des monothéistes. Il sera le travail qui fait surgir les phénomènes. L’attitude de demain, si l’on veut trouver des mots pour la définir, sera le réalisme héroïque [19], sorte de philosophie de la vigilance qui nous exhorte à éviter tout "déraillement" de l’ "être" dans l’Alltäglichkeit.

seul l’homme authentique opère des choix décisifs

Si une règle, une norme s’applique impérativement à tous les hommes, à toutes les collectivités, dans tous les lieux et en tous les temps, l’homme ne peut qu’être empêché de poser de nouveaux choix, d’élaborer de nouveaux projets (Entwürfe), de faire face à des défis auxquels ces normes (qui ne prévoient, dans la plupart des cas, que la plus générale des normalités) ne peuvent répondre. Pour Heidegger, la possibilité de choisir - et donc de faire aussi des non-choix - se voit donc investie d’une valorisation positive. La marque du temps se perçoit très clairement dans ces réflexions. L’Allemagne, en effet, se trouve alors devant un choix. Par ce choix, elle doit clarifier sa situation et rendre possible le "projeter" (Entwerfen) et le "déterminer" (Bestimmen) d’une nouvelle "facticité".

On a qualifié cette démarche heideggérienne de philosophie de Berserker, ces personnages de la mythologie scandinave, compagnons d’Odin, qui avaient le pouvoir de commettre des actes habituellement défendus. De fait, les détracteurs de la conception heideggérienne de l’existence prétendent souvent qu’elle constitue une justification de tous les excès du subjectivisme. A cette abusive simplification, on peut répondre en constatant que la volonté de légitimer l’éternité des normes traduit un simple "désir" de régner sur une humanité dégagée de toute responsabilité, sur une humanité noyée dans le monde du "on".

Pour Heidegger, l’homme, en réalité, ne choisit pas d’agir pour ses propres intérêts ou pour ses caprices, mais choisit, dans le cadre de la situation où il est jeté ou enraciné, ce que l’urgence commande. Une action ainsi absoluisée n’a rien d’égoïste ; elle a vocation d’exemplarité. Qualifier une telle conception de l’existence d’ "ontologique", comme le fit Heidegger, a peut-être constitué un défi philosophique. Il n’empêche qu’une telle conception de la décision représente un dépassement radical du fixisme métaphysique issu du platonisme. On a alors raison de faire de Heidegger le philosophe par excellence de la Révolution Conservatrice. Loin d'être une fuite dans le pathétique, la philosophie de Heidegger cherche à comprendre sereinement l'ensemble des potentialités qui s'offrent à l'existence humaine. Cette philosophie est révolutionnaire, parce qu'elle cherche à fuir le monde du "on", marqué par le répétitif et l’uniformité. Elle est conservatrice, parce qu’elle refuse d’exclure la totalité des potentialités qui restent à l’état de latence. Autrement dit, ce que la pensée heideggérienne conserve, ce sont précisément les possibilités de révolution, que l’ontologie traditionnelle avait refoulées.

Les contemporains ont fortement perçus ce que cette philosophie leur proposait. Sans apporter de remèdes consolateurs, Heidegger affirme que l'inéluctabilité finale de la mort oblige les hommes à agir pour ne pas simplement passer du "on" au néant. La mort nous commande l'action. En cela, réside un dépassement du nietzschéisme. Chez Nietzsche, en effet, la "vie" reste quelque chose en quoi l'on peut se dissoudre ; la "puissance", quelque chose par quoi l’on peut se laisser emporter. La décision face au néant est totalement non-objet, non-substance, non-produit. Elle est pure attitude jetée dans le néant, pure attitude privée de sens objectif. Dans une telle perspective, l’adversaire n’est jamais absolu. Néanmoins, l'ennemi désigné est le monde bourgeois du "on". L'idéologie conservatrice acquiert ainsi, avec Heidegger, la tâche de gérer l'aventureux. Elle prend en charge le dynamisme qu’auparavant on attribuait aux seuls négateurs. La négativité n'est plus l'apanage des penseurs de l'École de Francfort.

La négativité heideggérienne se fixe pour objectif de mettre un terme au déclin des valeurs, résultat de l’ "oubli de l’être". Face au monde banal qui s’offre à nos regards, Heidegger affirme que la mise en doute constitue un moyen pour tirer l’humanité de l’indolence dans laquelle elle se trouve, et pour lui dire qu’il y a urgence. Heidegger est aussi l’héritier de la tradition pessimiste allemande, mais il se rend parfaitement compte que le pessimisme constitue une attitude insuffisante. "La décadence spirituelle de la terre, écrit-il, est déjà si avancée que les peuples sont menacés de perdre la dernière force spirituelle, celle qui leur permettrait du moins de voir et d’estimer comme telle cette décadence (conçue dans sa relation au destin de l’ "être"). Cette simple constatation n’a rien à voir avec un pessimisme concernant la civilisation, rien non plus, bien sûr, avec un optimisme ; car l’obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l’homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint, sur toute la terre, de telles proportions, que des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont depuis longtemps devenues ridicules" [20].

Pour Heidegger, il n'y a pas évolution historique, mais involution. Ce sont les origines des mondes culturels qui sont les plus riches, les plus mystérieuses, les plus enthousiasmantes. L’être-homme, aux âges primordiaux, connaît son intensité maximale. Cet être-homme consiste à être sur la brèche, là où l’être fait irruption dans le monde de l’immanence. Mais c’est bien l’homme qui reste le maître du processus. Les époques de décadence sont à cet égard capitales, car elles appellent les hommes à remonter sur la brèche, à ressortir de l’abîme où l’oubli de l’être les a conduits. Dans cette perspective, le succès ou l’échec sont secondaires. Le héros qui échoue peut être quand même exemplaire. Rien n’est réellement définitif. Rien n’arrête la nécessité de l’action. Rien ne démobilise définitivement - car une démobilisation définitive impliquerait de retomber dans le nihilisme.

Cette conception heideggérienne de l’existence renoue avec une éthique présente dans la vieille mythologie nordique. Évoquant la claire perception de sa situation éprouvée par le héros de l’épopée germanique, Hans Naumann (Germanische Schicksalsglaube) a montré, par ex., que celui-ci est très conscient de sa propre déréliction. Le héros sait qu’il est jeté dans une appartenance temporelle, spatiale, sociale, politique et familiale ; il sait qu’il appartient à un peuple. La figure d’Odhinn-Wotan est l’exemple divinisé de l’attitude qu’adopte celui qui n’hésite pas à affronter son destin. Le concept heideggérien de Sorge (repris de Kierkegaard), voire celui d’Entschlossenheit (détermination, résolution), correspond au contenu psycho-éthique investi dans le personnage d’Odhinn. Naumann perçoit même, dans cette "danse avec le destin" un élément d’esthétisme, de "dandysme" qui échappe à Heidegger, malgré son indéniable présence dans les cercles de la Konservative Revolution et surtout chez Ernst Jünger [21].

De son côté, le professeur G. Srinivasan, de l’université de Mysore, en Inde, a publié un ouvrage (The Existentialist Concepts and The Hindu Philosophical Systems, Udayana, Allahabad, 1967) dans lequel il souligne les analogies existant entre la religion indienne et les traditions existentialistes européennes du XXe siècle. L’analyse existentialiste du choix, notamment, peut être comparée au récit d’Arjuna dans la Bhagavad-Gîta, ou encore à celui de Sri Rama dans le Ramayana. La mystique indienne permet aux hommes, elle aussi, de choisir entre une existence monotone et mondaine et une saisie plus "héroïque" du monde. Le mode de vie nommé dukha est l’équivalent indien de l’Alltäglichkeit heideggérienne. Le sage est invité à ne pas se laisser emporter par les séductions sécurisantes de cette situation et à "contrôler", à "transcender" l’existentialité inauthentique. Comme chez Heidegger, l’inévitabilité de la mort ne saurait empêcher l’homme authentique d’opérer, en cas d’urgence, un choix décisif. Une étude approfondie des analogies existant entre l’éthique indienne et celle de l’Edda d’une part, les enseignements de la philosophie heideggérienne d’autre part, serait d’ailleurs, probablement, des plus enrichissantes. Un trait commun est certainement la saisie unitaire (non dualiste) de l’existence.

Heidegger se trouve donc en rupture avec la conception dualiste du monde liée à l’idée biblique du péché originel et à la façon dont certains Grecs assignaient des limites au cosmos, posant ainsi, dans l’histoire des idées, l’avènement du substantialisme. Cette Grèce-là était elle-même en rupture avec une saisie de l’univers conçu comme épiphanie du divin. Pour Thalès de Milet, par ex., l’élément primordial "eau" est l’Urbild de tout ce qui s’écoule, de tout ce qui se transforme inlassablement, de tout ce qui ne cesse de vivre, de tout ce qui crée et maintient la vie. "Tout est plein de dieux" : cette sentence de Thalès constitue l’affirmation de l’unité totale cosmique. L’apeiron d’Anaximandre, qui est l’ "illimité", la solitude tragique de Héraclite, cherchant à tirer ses contemporains d’un sommeil qui les rendait aveugles à l'unité du monde, comptent aussi parmi les 1ères manifestations conscientes de la "vraie religion de l’Europe" et elles ne s'embarrassent d'aucun dualisme [22].

La lecture de ces Présocratiques, conjuguée à celle du poète romantique Friedrich Hölderlin, a fait comprendre à Heidegger quelle nostalgie est demeurée sous-jacente dans toutes les interrogations philosophiques, y compris celle de la tradition substantialiste occidentale : un désir d’unité à la totalité cosmique. "Être un avec le tout, voilà la vie du divin, voilà le ciel de l’homme, écrit Hölderlin. Être un avec tout ce qui vit, dans un saint oubli de soi, retourner au sein de la totalité de la nature, voilà le sommet des idées et de la joie, voilà les saintes cimes, le lieu du repos éternel où la chaleur de midi n’accable plus et où l’orage perd sa voix, où le tumulte de la mer ressemble au bruissement du vent dans les champs de blé... Mais hélas, j’ai appris à me différencier de tout ce qui m’environne, je suis isolé au sein du monde si beau, je suis exclu du jardin de la nature où je croîs, fleuris et dessèche au soleil de midi" (Hypérion). Ce texte ne doit toutefois pas faire passer Hölderlin pour le chantre d’un idéal d’harmonie ou d’une unité cosmique qui se résumerait dans un pastoralisme douceâtre. Les souffrances que Hölderlin a endurées ont permis chez lui l’éclosion d’une terrible volonté, qui refuse de fermer les yeux devant les réalités. La force de l’âme qui dit "oui" au monde, même devant l’abîme où aucune idéologie sécurisante ne saurait être un recours, est bien évidemment déterminante pour les réflexions ultérieures de Heidegger, dont l’anthropologie dynamique et tragique restitue de façon radicale une religiosité que l’Europe, depuis 3 millénaires, n’avait jamais vraiment perdue.

le "réalisme héroïque" de la Révolution conservatrice

En 1922, sous la direction de Moeller van den Bruck, paraissait un ouvrage collectif intitulé Die neue Front, dans lequel il était fait mention d’une attitude héroïco-tragique nécessaire au dépassement de la situation qui régnait alors en Allemagne. L’idée heideggérienne de connaissance claire de la situation y était déjà présente. L’expression "réalisme héroïque" ne faisant pas encore partie du vocabulaire, on y employait l’expression d’ "enthousiasme sceptique". Toutefois, s’il y avait convergence, dans l’analyse de la situation politico-culturelle, entre les amis de Moeller van den Bruck et Heidegger, en qui germaient alors les concepts de Sein und Zeit, les 1ers avaient le désir affiché d’intervenir dans le fonctionnement de la cité, tandis que Heidegger se préparait seulement à scruter les textes philosophiques traditionnels afin d’offrir au monde une philosophie de l’urgence - la philosophie d’un "être" qui se confondrait avec l’intensité du vécu. Le discours de Moeller van den Bruck et de ses amis, plus politisé, désignait le libéralisme comme l’idéologie incarnant le plus parfaitement l’Alltäglichkeit, postulée par ce que, quelques années plus tard, Heidegger nommera le monde hypothético-répétitif. Ernst Bertram, auteur de Michaelsberg, estimait, lui, que l’esthétique du monde à venir ressemblerait à l’architecture romane, avec sa clarté, sa sobriété, sa formalité sans luxuriance. De son côté, le poète Rainer Maria Rilke déplorait que le monde moderne ne possédât plus cette simplicité toute tangible qui offrait à l’esprit (Geist, équivalent, dans le langage de Rilke, à l’Être de Heidegger) une assise stable.

(A SUIVRE...)

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dimanche, 01 juin 2008 | Lien permanent

R. Steuckers: Heidegger et son temps

CONCEPTION DE L’HOMME ET REVOLUTION CONSERVATRICE : HEIDEGGER ET SON TEMPS

Source : Robert STEUCKERS, revue Nouvelle Ecole n°37 (printemps 1982).

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Dans l’œuvre de Heidegger, 2 types de vocabulaires se juxtaposent. D’une part, il y a celui, très concret, qui exalte la glèbe, le sol, la forêt, le travail du bûcheron, et, d’autre part, le plus apparemment rébarbatif des jargons philosophiques. Heidegger réalise donc ce tour de force d’être à la fois un doux poète bucolique et un philosophe universitaire excessivement rigoureux, auquel aucun concept n’échappe. Comment ces 2 attitudes ont-elles pu cohabiter dans un seul individu ? Y aurait-il 2 Heidegger ? L’article qui suit entend répondre à ces questions.

Il peut paraître banal de dire que Martin Heidegger est né le 26 septembre 1889 à Messkirch. C’est qu'une appréciable part de son œuvre sera déterminée par ce "quelque part". Heidegger reste, en effet, très attaché à son enracinement alémanique. L'enracinement, pour lui, est une des conditions essentielles de l'être-homme. "L'homme véridique ne sera pas enraciné par accident et provisoirement (en attendant mieux) ; il l’est essentiellement. L'homme qui perd ses racines se perd en même temps" [1]. Il ne serait pas arbitraire de résumer la pensée anthropologique de Heidegger en quelques mots : être homme, c'est bâtir (fonder) et habiter un monde (s'y enraciner). De fait, toute l’œuvre de Heidegger porte l’empreinte du terroir natal, de cette Souabe qui vit naître Schiller, Schelling, Hegel et Hölderlin. Le murmure, les palpitations de ce pays de forêts, silencieusement présents dans la philosophie heideggérienne, différencieront Heidegger de Sartre, le disciple parisien qui s'est efforcé d'utiliser à son profit le même outillage conceptuel. Sartre, a remarqué Jean-Paul Resweber, subira toujours l’influence anonyme ou frénétique des cités bourdonnantes, où il est impossible de saisir la densité et l’unité originelles des choses et de la nature [2].

le jeu de l’enracinement et de la désinstallation

La terre, lieu de notre séjour, est aussi le miroir de notre finitude, le signe d’un impossible dépassement. Elle rappelle à l'homme qu'il est irrémédiablement situé dans le monde de l’existant. Elle est le sol même sur lequel prend pied (Bodennehmen) notre liberté. L’acte libre, poursuit Resweber, n’est pas un pur jaillissement créateur ; le dépassement qu'il inaugure est, en fait, une reprise de notre être enraciné dans le monde, à la manière de possibilités nouvellement découvertes. Toute œuvre d’art est un resurgissement, une transfiguration de la terre ; celle-ci est l’élément primordial à partir duquel toute création (Schaffen) devient un "puiser" (Schöpfen). Dans L’origine de l’œuvre d’art (texte repris dans le recueil intitulé Holzwege) [3], Heidegger écrit que l’art fait jaillir la vérité. Si l’œuvre sauvegarde une vérité, c’est celle de l’étant : l’art est la "conclusion" de l’étant. Mais l’art ne se manifeste aussi que par la médiation de l’artiste, c-à-d. de l'homme. "L'existence humaine, ce lieu de ressourcement poétique, est essentiellement tragique, parce qu’elle est tendue entre un donné irréductible (la terre) et une exigence de dépassement jamais satisfaite, déchirée entre l'appel de la terre et celui du monde… L'homme humanise la terre avant de la dominer, et l'horizon qu'il déploie pour la pénétrer, c’est le monde. La réflexion philosophique est précisément la mise en dialogue de ces 2 pôles complémentaires de l’existence qui, dans une expérience unique, se découvre à la fois enracinée dans la terre et dépassée vers le monde" (Resweber, op. cit.).

C’est ce double jeu de l’enracinement et de la désinstallation que Heidegger nomme la transcendance. Le rôle de l’homme sera d’amener sa terre à l’éclosion d’un monde. Ce geste, cette tâche sont éminemment poétiques parce que le mystère profond de la terre reste toujours inépuisable et présent, parce qu'il s’exprime en mythes et en images, mais surtout parce que c’est l’homme, par son intelligence et son action, qui fait surgir (poïeïn) le monde. Avec un vocabulaire différent, on dira que l’homme est un être qui inaugure la dimension culturelle tout en restant lié à la nature. La tension qu’implique cette tâche de construire un monde est tragique, car jamais il n’y aura totale adéquation entre l’origine tellurique et le monde instauré par la geste humaine. La finitude que nous assigne la terre nous condamne à rester "inachevé". A nous d’accepter joyeusement cette destinée !

Si, pour Heidegger, l’enracinement dans le pays de la Forêt noire constitue la dimension spatiale primordiale, nous devons aussi nous intéresser au contexte historique de son œuvre de philosophe, réponse aux interrogations de ses contemporains. Heidegger - nous l’avons vu - est indubitablement l’homme d’un espace ; il est également l’homme d’une époque. Un grand nombre des questions que se posent les philosophes trouvent leur origine dans l’œuvre d’Aristote. Heidegger lui-même reconnaît cette dette [4]. Au Gymnasium de Constance et à celui de Fribourg, où il étudia de 1903 à 1909, le futur archevêque de Fribourg, le Dr Conrad Gröber, l’incita à lire la dissertation de Franz Brentano, Von der mannigfachen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles, publiée en 1862 et consacrée aux multiples significations du mot "étant" chez Aristote. Cette 1ère initiation à la philosophie produisit, dans l’esprit du jeune étudiant, une interrogation encore imprécise : si l’étant a tant de significations, qu’est-ce qui en fait l’unité ? A partir de cette interrogation, Heidegger apprit à manier les concepts du langage philosophique et put percevoir toutes les potentialités de la méthode scolastique.

La période qui va de 1916 à 1927 constitue, dans la biographie de Heidegger, un silence de maturation. Rien, pendant ces 11 années, n’est très clair. On tâchera néanmoins de repérer quels furent les contacts personnels et intellectuels qui influeront sur l’élaboration de Sein und Zeit (L’être et le temps, 1927) d’abord, des cours, des essais et des conférences ensuite. C’est à cette époque, notamment, que Heidegger a travaillé avec Edmund Husserl (1859-1938), ce qui lui a permis d’acquérir complètement la discipline mentale et le vocabulaire de la phénoménologie. Cette discipline philosophique avait été investie, au XIXe siècle, d’un sens nouveau. Auparavant, elle désignait la simple description des phénomènes. Husserl, lui, eut la volonté de faire de la phénoménologie une science philosophique universelle. Le principe fondamental de cette "science" était ce que Husserl a appelé la réduction phénoménologique ou eïdétique. Cette réduction a pour but de concentrer l’attention du philosophe sur les expériences fondamentales qui n’ont jamais reçu d’interprétation, sur la description des vécus de conscience, sur la découverte des racines des idées logiques et sur la nécessité de rechercher les essences des choses. Husserl partira donc de ces idées logiques pour montrer leur enracinement dans la conscience vécue et, ensuite, découvrir dans l’ego transcendantal le fondement ultime du réel. L’influence de cette démarche philosophique se retrouvera dans le vocabulaire de Heidegger.

Husserl a commis le péché du géomètre

Pourtant, la 1ère œuvre magistrale de Heidegger, Sein und Zeit, marque un tournant radical par rapport à l’héritage husserlien. Heidegger reproche à son maître de réinstituer une métaphysique dégagée de tout vécu. L’ego transcendantal, à l’instar du modèle cartésien, se pense objectivement en face du monde. Ce face-à-face implique un arrachement du sujet au non-sens du monde. L’humanité réelle, seul sujet historique, devient l’ego trans-cendantal. Vicissitudes, événements, enracine-ments, histoire se voient donc dépouillés de tou-te validité. Pour échapper à cet idéalisme ratio-naliste, Heidegger propose une phénoménologie postulant qu’il n’y a pas, à la racine des phénomènes, une réalité dont ils dérivent. Il écrit : "Au-dessus de la réalité, il y a la possibilité. Comprendre la phénoménologie veut dire saisir ses possibilités". Ces possibilités présentes dans l’immanence, c’est ce que Heidegger appelle l’être de l’étant. Pour lui, ontologie et phénoménologie ne sont pas 2 disciplines différentes : il est impossible de sortir du plan des phénomènes, car ce serait s’exclure de la sphère de la révélation de l’être. En d’autres termes, refuser de tenir compte des phénomènes, c’est s’interdire l’accès à l’essentiel. Heidegger renverse la perspective de la philosophie traditionnelle : il voit l’essentiel dans l’intervention sur la trame des phénomènes et non dans une position de distance prise vis-à-vis d’eux.

Le moi transcendantal, chez Husserl, s’érige contre la phénoménalité des phénomènes, exactement comme dans la plupart des perspectives philosophiques classiques. II est la cause qui explique les phénomènes, le lieu à partir duquel ceux-ci sont dominés et justifiés. L’homme, dans une telle perspective, est un découvreur et non un créateur de sens. Sa position est contemplative et non active. Pour Heidegger, au contraire, la réflexion philosophique ne doit pas se borner à expliquer (à décrire ou à recenser) la réalité statique des phénomènes, mais elle doit en expliquer, par le moyen de l’herméneutique, les possibilités, c-à-d. ce qui, en eux, est susceptible de se développer, d’évoluer vers la production de nouveauté. On ne décrit complètement et avec assurance que ce qui est statique, figé, sûr. De ces choses statiques, les philosophes avaient déduit les essences. Hélas pour eux, les essences étaient rarement adéquates aux existences. De cette inadéquation naissent tant le pessimisme, qui s’en désole, que bon nombre de totalitarismes qui veulent, coûte que coûte, réaliser l’adéquation définitive. Heidegger pense que la possibilité est le mode d’être propre à l’existant parce qu’on ne peut reconnaître aucune entité métaphysique comme fondement de l’existence, et parce qu’il faut -enraciner l’être dans les phénomènes, dans la "facticité" [5]. Résolument, Heidegger affirme que c’est le néant qui sous-tend l’existence. Il ne remet rien à la place des anciens absolus métaphysiques.

Husserl, avec son moi transcendantal, a fini par commettre le péché du géomètre : la nature qu’il postule est préalablement posée, en dehors de toute limitation spatiale et temporelle, derrière l’écran des contingences et des particularités. Cette nature est comme créée ex nihilo. Où faut-il alors placer le travail de l’homme ? Le moi transcendantal travaille-t-il ? Le moi transcendantal produit-il ce que recèlent les possibilités ? Ces questions, Heidegger y répond dans son œuvre, en une sorte de dialogue inavoué avec Husserl.

Le monde de l'existence, ce chantier où œuvre l'homme, est, sans pour autant être nié, mis "entre parenthèses" par Husserl. L'herméneutique heideggérienne voudra, elle, décrire la facticité pour, ensuite, la retourner vers son sens ontologique, ce sens qui annonce l’être dans le monde. La description ne vise ici qu’à repérer ce qui peut être actualisé - ce qui peut se manifester dans le monde, ce que nous pouvons faire surgir. Le savoir a toujours été conçu comme un "voir" passif ; un tel point de départ trahit un platonisme tenace. Or Heidegger veut dépasser toute les attitudes passives qu'impliquent les enseignements des vieux philosophes. C’est pourquoi il juge que l'ego (le moi) transcendantal de Husserl reste, lui aussi, "un pur regard, assuré de son immortalité, glissant à travers l'éther du sens pur" [6]. Husserl n'a pas perçu que toute présence, jetée au regard de l’observateur, montre au philosophe attentif une temporalité dissimulée, oubliée ou déformée. Toute présence est à la fois spatiale (l’opposition de l’absence) et temporelle (son caractère d’instant). L’être et le temps sont liés dans la présence, et la reconnaissance de cette naïve évidence est la condition sine qua non pour échapper à l’illusion métaphysique.

Cette découverte de l’imbrication être-temps, Heidegger la doit à l’intérêt qu’il porte à la théologie depuis 1923. Cet intérêt a de multiples aspects. Sa rencontre avec l’œuvre de Rudolf Bultmann (1884-1976), philosophe connu pour s’être assigné la tâche de "-mythologiser" le Nouveau Testament en l’interprétant à la lumière de l’existentialisme, est, sur ce plan, capitale [7]. Bultmann a voulu dégager le message du Nouveau Testament en expliquant le contenu éthique des expressions mythiques employées dans la rédaction des textes évangéliques. Pour la Bible, l’homme est, d’une certaine manière (et de façon provisoire), historicité. Heidegger a scruté, avec la plus grande attention, la tradition chrétienne pour comprendre le rôle que joue la temporalité dans le phénomène humain. Il a médité Kierkegaard et, selon Bultmann, "ne s’est jamais caché d’avoir été influencé par le Nouveau Testament, spécialement par Paul, ainsi que par Augustin et particulièrement par Luther" [8]. "L’homme, écrit Bultmann, existant historiquement dans le souci de lui-même, sur le fond de l’angoisse, est chaque fois, dans l’instant de la décision, entre le passé et le futur : veut-il se perdre dans le monde du donné, du "on" ou veut-il atteindre son authenticité dans l’abandon de toute assurance et dans le don sans réserve au futur ?" (Kerygma und Mythos, I, 33).

Chez Paul, le terme kosmos ou monde n’est pas un état de choses cosmique, mais l’état et la situation de l’être humain, la façon dont celui-ci prend position envers le cosmos, la façon dont il en apprécie les biens. Chez Augustin, mundus signifie la totalité du créé, mais aussi, et surtout, habitatores mundi ou encore, plus péjorativement, dilectores mundi (ceux qui chérissent le monde), impii (les impies) ou carnales (les charnels) [9]. Au Moyen Age, Thomas d’Aquin reprendra cette distinction et fera du terme mundanus l’antonyme de spiritualis. Pourtant, malgré cette perception post-évangélique du monde, où celui-ci n’est pas appréhendé dans sa stabilité ontique, la tradition occidentale est restée prisonnière du vieux substantialisme immobiliste platonicien. Le protestantisme luthérien, toutefois, a eu le mérite de -actualiser le dynamisme propre à la saisie existentielle du Nouveau Testament. En ce sens, la révolution noologique amorcée par la Réforme constitue une 1ère étape dans la sortie hors de ce que Heidegger appelle l’oubli de l’être. L’homme ne vit authentiquement que s’il projette des possibilités, s’il s’extrait du monde de la banalité quotidienne.

L’existence, selon Heidegger, ne doit plus se comprendre à partir de l’étant, mais de l’être. Or, écrit André Malet [10], l’être n’est jamais une possession ; il est un destin historique qui rencontre l’homme d’une manière toujours nouvelle. L’homme est en définitive sa propre œuvre. En cela, Heidegger dépasse et refuse l’eschatologie vétérotestamentaire : il ne reconnaît pas la totale impuissance de l’homme à l’endroit de son ipséité.

chaque génération doit réécrire l’histoire

Pour l’historien grec Thucydide, l'élément permanent de l’histoire, c’est l’ambition et la recherche du pouvoir, dont le but est de donner des instructions utiles pour les décideurs à venir. Thucydide perçoit le mouvement de l’histoire comme analogue à celui du cosmos, de la nature. Plus tard, Giambattista Vico (1668-1744) a repris le thème antique du mouvement cyclique de l'histoire en le complétant : il y inclut l'idée d’une progression en spirale, grâce à laquelle la phase première du cycle I est autre que la phase première du cycle II. En Allemagne, Herder relativisera aussi l’histoire grâce au thème romantique du Volksgeist : chaque peuple, chaque époque a son éthique propre, ce qui implique en corollaire que ce ne sont ni la permanence ni l’éternité des choses qui importent, mais l’Erlebnis (le vécu).

medium_0.gif Au XXe siècle, enfin, Oswald Spengler systématisera cette perspective organique de l’histoire. Les civilisations, pour lui, seront isolées les unes des autres et leurs productions (scientifiques, mathématiques, philosophiques, théologiques, etc.) leur seront absolument propres. De Thucydide à Spengler, on a donc interprété l'histoire sur le modèle des faits naturels ; l’événement historique est considéré, selon cette perspective, comme une réalité finie, comme une chose. Nul ne songerait, bien évidemment, a nier la validité épistémologique de cette démarche. Mais Heidegger nous exhorte à ne pas en rester là. Il veut nous faire saisir l’événement historique comme un événement qui n’est jamais achevé. Dans la perspective antérieure, l’invasion des Gaules par César ou l'acte de rébellion de Luther étaient des faits définitivement morts. En fait, ils ne l’étaient que du strict point de vue spatio-temporel. Leur sens, lui, n’est nullement "mort". Il n'a pas été encore déployé dans toute son étendue ni toute sa profondeur. Ces sens subsistent à l’état de latence et restent susceptibles de se manifester dans notre existence. Les conséquences d’un événement constituent le futur de l’acte jadis posé tout autant que le présent qui appelle nos décisions pour forger l’avenir.

Bultmann écrit à ce propos : "Les phénomènes historiques ne sont pas ce qu’ils sont dans leur pur isolement individuel, mais seulement dans leur relation au futur pour lequel ils ont une importance". L'être se voit ainsi historicisé, et les hommes se retrouvent responsables de l'à-venir du passé. Les hommes, autrement dit, doivent décider hic et nunc de la signification de leur "avant" et de leur "après". (Malheureusement, la plupart des hommes s'attachent aux soucis du monde et, quand ils sont appelés à la décision, ils s'y refusent).

Faisant abstraction des idéologèmes misérabilistes et intéressés du christianisme, d’autres penseurs tels que Dilthey, Croce, Jaspers et Collingwood, se sont également efforcés de souligner l'originalité des faits historiques par rapport aux faits naturels, et, ipso facto, celle de l’histoire au regard des sciences de la nature. Heidegger a beaucoup réfléchi, en particulier, sur la tentative de Dilthey de définir les relations véritables entre la conscience humaine et les faits historiques. C’est de Dilthey, par ex., qu'il tire sa distinction fondamentale entre les vérités techniques (ontiques), propres aux sciences exactes et appliquées, et les intuitions authentiques, visées par les sciences historiques et humaines (Geisteswissenschaften). Sein und Zeit reprend d’ailleurs le contenu de la dispute philosophique entre Dilthey et Yorck von Wartenburg. Ce dernier reprochait à Dilthey de ne pas rejeter de manière suffisamment radicale une vision de l’histoire basée sur l’enchaînement causal. Heidegger insiste, lui aussi, sur la détermination temporelle de l’homme : l’identité humaine, dit-il, se découvre dans l’histoire. George Steiner, dans le bref ouvrage qu’il a consacré à Heidegger [11], rapproche cette position de celle du marxisme hégélien et révolutionnaire. De fait, comme le philosophe marxiste hongrois Georg Lukàcs, Heidegger insiste sur l’engagement des actes humains dans l’existence historique et concrète. Cette perspective conduit à adopter une attitude strictement immanentiste.

Pour le Britannique R.G. Collingwood (1889-1943), chaque génération doit réécrire l’histoire, chaque nouvel historien doit donner des réponses originales à de vieilles questions et réviser les problèmes eux-mêmes. Cette pensée est résolument anti-substantialiste. Elle pose la pensée comme effort réfléchi, comme réalisation d’une chose dont nous avons une conception préalable. La pensée, pour Collingwood, est intention et volonté. Elle doit être perçue comme une décision qui met en jeu tout l’être [12]. La plupart des conceptions de l’histoire jusqu’ici, fait fausse route. La raison de ces échecs réside dans une mauvaise compréhension de ce que on entendait autrefois par "science de la nature humaine" ou "sciences des affaires humaines". Au XVIIIe siècle, l’étude de la "nature humaine" s’est bornée à élaborer une série de types, s’apparentant ainsi à une recherche de caractère statique et analytique. Au XIXe siècle, l’étude des "affaires" humaines a provoqué la naissance des "sciences humaines", que Herbert Spencer appela plus justement social statics ; on catalogua alors toutes les forces irrationnelles à l’œuvre dans la société [13].

Mais la nature humaine, qui, selon Collingwood, est historique, ne peut s’appréhender à la manière d’un donné, par perception empirique. L’historien n’est jamais le témoin oculaire de l’événement qu’il souhaite connaître. La connaissance du passé ne peut être que médiat : Comment la connaissance historique est-elle alors possible ? La réponse de Collingwood est simple : l’historien doit -actualiser le passé dans son propre esprit [14]. Cette attitude a d’importantes conséquences. Lorsqu’un homme pense historique-ment, il a devant lui des documents ou des reliques du passé. Il doit re-découvrir la démarche qui a abouti à la création de ces documents. L’étude historique n’est possible que parce qu’il reste des survivances de l’époque où les documents ont été fabriqués ou rédigés. Dès lors, le passé qu’étudie un historien n’est jamais un passé complètement mort. L’histoire, écrit Collingwood, ne doit donc pas se préoccuper d’ "événements" mais de "processus". Se préoccuper de processus fait découvrir que les choses n’ont ni commencement ni fin, mais qu’elles "glissent" d’un stade à un autre. Ainsi, si le processus P1 se mue en processus P2, on ne pourra pas déceler de ligne séparant l’endroit, le moment où P1 finit et où P2 commence. P1 ne s’arrête pas, il se perpétue sous la forme de P2 - et P2 ne débute jamais, car il a été en gestation dans P1. L’historien qui vit dans le processus P2 devra savoir que P2 n’est pas un événement clos sur lui-même, pur et simple, mais un P2 mâtiné des survivances de P1.

Comme Collingwood, Heidegger sait que les gestes passés persistent, soit en tant que structures établies (avec le danger de sclérose), soit, après un échec, en tant que possibilités refoulées. Penser les événements historiques comme finis, comme confinés dans un "espace" temporel limité, revient, selon lui, à "objectiver" l’histoire à la manière dont les platoniciens et les scolastiques avaient "objectivé" la nature. Par opposition aux métaphysiciens, Heidegger entend donc expérimenter la vie dans son historicité, c-à-d. la vie non pas figée dans le "présent-constant", mais bien plutôt comme essentiellement "kaïrologique", ce qui signifie à la façon d’une mise en jeu, d’un engagement, d’une "folie". Ce jeu d’engagement et de "folie" constitue l’authenticité, dans la mesure même où il échappe aux petits aménagements de ceux qui souhaitent que le monde corresponde a leurs calculs. Les hommes qui souhaitent un tel monde sont déclarés inauthentiques. L’homme intégral ou celui qui vise l’intégralité est toujours menacé par les mystifications idéologiques et doit toujours demeurer vigilant pour se maintenir dans une attitude de liberté et d’ouverture véritables. Les mystifications idéologiques pétrifient le temps - ce temps toujours susceptible d’ébranler leurs certitudes réconfortantes. La "réalité" n’est pas, chez Heidegger, donnée une fois pour toutes, depuis toujours et de toute éternité. Elle est "question" & "jeu" ; elle "joue" à ouvrir et à relancer sans fin le jeu inépuisable de l’être et du temps, de la présence et de l’ "ouvert", de l’enracinement et de la désinstallation. Le jeu de l’être est sans justification ni raison, il se déploie à travers le destin, l’errance et les combats du temps. II est sans origine ni fin(s), sans référence aucune à un centre fixe et substantiel qui commanderait et garantirait son déploiement [15]. Ce rejet de toute pensée figée implique l’acceptation joyeuse de la pluri-dimensionnalité du cosmos, une pluri-dimensionnalité que le "penser" et le "dire" n’auront jamais fini d’explorer et de célébrer en toutes ses dimensions.

L’attitude de celui qui a fait sienne cette conception du monde est la Gelassenheit : impassibilité, sang-froid, sérénité. La Gelassenheit permet de supporter une existence privée de totalité rassurante. La finitude de l’homme nous place en effet dans (et non devant) un mystère inépuisable, qui ne cesse d’interpeller la pensée pour l’empêcher de se clore sur ses représentations.

un remplacement radical de toutes les ontologies

Heidegger nous propose donc son histoire de la philosophie, sa perspective sur l’œuvre des philosophes qui se sont succédés depuis Platon jusqu’à Nietzsche. Platon est celui qui a inauguré le règne de la métaphysique. Tandis que les Présocratiques concevaient l’être comme une unité harmonieuse qui conjugue stabilité, mouvance et jaillissement, Platon, brisant l’harmonie originelle de la nature, distingue la pensée de la réalité. Désormais, seul l’être saisissable par la pensée se verra attribuer la qualité d’être. Seul ce qui est non devenu, ce que le devenir ne corrode pas, ce qui est stable, limité dans l’espace, qui ne change pas, qui persiste, est. Tout ce qui est polymorphe, saisissable par les sens, tout ce qui devient et s’évanouit dans la temporalité et la spatialité, tout cela n’est, pour la tradition platonicienne, que du paraître. Cette radicale césure implique que l’esprit (noûs) ne fasse plus un avec la phusis. Au domaine de la vérité -limité par le champ de vision de l’esprit, Platon oppose le règne du sensible atteint par la perception (aïsthêsis). Chez les Présocratiques, le langage exprimait le surgissement de la réalité. Après Socrate et Platon, le langage devra ajuster la pensée à l’expression d’une proposition logique, "épurée" sémantiquement de toute trace de devenir. La démarche logique qui résulte de cette involution produit également la naissance de l’axiologie, de la morale. En effet, s’il faut rechercher toujours l’ajustement, il est évident que l’on finira par postuler un Ajustement suprême, que l’on nommera le Souverain Bien, l’Agathon. Sous l’influence de théologèmes pro-che-orientaux, ce divorce platonicien entre l’in-complétude du monde immanent et la complé-tude du monde des idées, recevra progressi-vement la coloration morale du bien et du mal.

Le monde a mis longtemps à triompher de la maladie dualiste. Heidegger le constate en interrogeant les grands philosophes qui l’ont précédé : Aristote, qui nuance, par sa théorie de l’acte et de la puissance, la pensée de Platon, mais qui ne le dépasse pas ; Thomas d’Aquin, qui personnalise le moteur premier sous les traits d’un Dieu chrétien déjà différent du Iahvé biblique ; Descartes, qui cherche une garantie en Dieu et n’analyse que les rapports "logiques" entre l’homme, coupé de la phusis, et cette même phusis, conçue comme étendue (res extensa) ; Leibniz et Kant, qui tentent difficilement de sortir de l’impasse ; Hegel, qui ne réhabilite que très partiellement le devenir, et enfin Nietzsche. De ce dernier Heidegger dit qu’il est le plus débridé des platoniciens, parce qu’à la place du trône désormais vacant de Dieu, il hisse la Volonté de puissance. Ce renversement (Umkehrung) n’est pas, pour Heidegger, un dépassement (Ueberwindung). La puissance remplace seulement la raison. Nietzsche, autrement dit, n’a pas suffisamment réfléchi à la façon d’extirper les illusions qui rejettent l’homme dans le règne du "on". Nietzsche a été un pionnier. Il faut le continuer et le compléter.

La Fundamentalontologie (ontologie fondamentale) de Heidegger se veut, elle, un remplacement radical de toutes les ontologies. Elle veut répondre à la question : Was ist das Seiende in seinem Sein ? (Qu’est-ce que l’étant en son être ?) Das Seiende, c’est l’agrégat "ontique", c-à-d. l’agrégat des étants, des phénomènes constituant le fond-de-monde. Un seul de ces étants est manifestement privilégié : l’homme. L’homme cherche l’être, la signification fondamentale de cet étant qui rassemble tous les étants. C’est pourquoi l’homme, seul étant a poser cette cruciale question de l’être, est un Da-Sein, un "être-là". Qu’est-ce que ce "là" ? La métaphysique occidentale avait placé l’essence de l’homme en dehors de la vie - alors que Heidegger veut remettre cette essence "là", c’est-à-dire replonger la vie dans l’immanence, dans le monde des expériences existentielles. Le résultat concret de cette "négligence" de la métaphysique occidentale avait été d’abandonner l’étude de l’homme aux social statics évoqués par Spencer. L’homme, objet d’investigations utiles et pratiques, s’était alors vu "compartimenté". Sa perception faisait l’objet de la psychologie ; son comportement faisait réfléchir la morale ou la sociologie ; enfin, la politique et l’histoire abordaient sa condition de citoyen, de membre d’une communauté organisée. Aucune de ces disciplines ne prenait en compte l’homme complet, intégral. Le "là" impliqué dans le Dasein, c’est au contraire le monde réel, actuel. Être humain, c’est être immergé, implanté, enraciné dans la terre. (Dans homo, "homme" en latin, il y a humus, "la terre").

In-der-Welt-Sein : telle est l’expression par laquelle Heidegger exprime la radicale nouveauté de sa philosophie. Depuis Platon, il s’agit, pour la 1ère fois, d’être vraiment dans ce monde. Nous sommes jetés (geworfen) dans le monde, proclame Heidegger. Notre être-au-monde est une Geworfenheit, un être-jeté-là, une déréliction. Cette banalité primordiale nous est imposée sans choix personnel, sans connaissance préalable. Elle était là avant que nous n’y soyons ; elle y sera après nous. Notre Dasein est inséparable de cette déréliction. Nous ne savons pas quel en est le but - si toutefois but il y a. La seule chose dont nous soyons sûrs, c’est qu’au bout, il y a, inéluctable, la mort. Dès lors, notre tâche est d’assumer la Faktizität (facticité) au milieu de laquelle nous avons été jetés. Si l’angoisse est bien ce qui manifeste le lien entre la dimension de l’être-jeté et le projet, le Dasein doit le reprendre dans l’horizon de sa finitude, ouvert sur l’avenir.

La philosophie traditionnelle s’est bornée à considérer le monde comme Vorhandenes, comme être-objet. La pierre, par exemple, est un être-objet pour le géologue : la pierre est jetée devant lui et il la décrit ; il reste détaché d’elle. La science de la nature détermine d’avance, a priori, ce que l’étant doit être pour être objet de savoir. Mais l’homme est plus qu’un spectateur-descripteur. En tant qu’être-au-monde, il sollicite les choses relevant, de prime abord, du Vorhandensein : l’ouvrage projeté oriente la découverte de l’outil et l’inclut en un complexe ustensilier. En les sollicitant, il les inclut dans son Dasein, il en fait des outils (Werkzeuge). Devenant "outils", ces choses acquièrent la qualité de Zuhandensein, d’être-en-tant-qu’objet-fonctionnant. Tout artiste, tout artisan, tout sportif saura ce que Heidegger veut dire : que l’homme, grâce à l’outil qu’il s’est approprié, devient un plus, ajoute "quelque chose" au "là", façonne ce "là" ; dans cette perspective, l’outil fait moins sens par son utilité que par son inscription dans un complexe de relations qui le rend bon pour tel usage, renvoyant en définitive à ce quoi le Dasein aspire. La vision strictement théorique de la philosophie platonicienne et post-platonicienne (Heidegger étant, lui, plutôt "transplatonicien", car il dépasse radicalement cet ensemble de prémisses) se concentrait sur l’élaboration de méthodes, sans percevoir ou sans vouloir percevoir le type immédiat de relation aux choses que constitue le Vorhandensein. Le Vorhandensein implique qu’il y ait d’infinies manières d’agir dans le monde. Quand il n’y a pas un modèle unique, tous les modèles peuvent être jetés dans le monde. L’homme devient créateur de formes et le nombre de formes qu’il peut créer n’est pas limité.

Jeté dans un monde qui était là avant lui et qui subsistera après lui, l’homme se trouve donc face à une sorte de "stabilité", face à ce que les philosophes classiques nommaient l’être, le stable, le non-devenu et le non-devenant. Heidegger, nous l’avons vu, reproche à cette démarche de ne pas percevoir la temporalité sous-jacente au sein même de tout phénomène. Vouloir "sortir" du temps est, de ce fait, une aberration. L’ontologie fondamentale postule que l’être est inséparable de la temporalité (Zeitlichkeit). L’être sans temporalité ne peut être expérimenté. Le souci (Sorge), qui est ce mode existentiel dans et par lequel l’être saisit son propre lieu et sa propre imbrication dans le monde comme être-en-avant-de-soi, devant utiliser le temps pour aborder les étants, car ce n’est que dans l’horizon du temps qu’une signification peut être attribuée aux réalités ontiques, aux choses de la quotidienneté. Heidegger dit : "La temporalité constitue la signification primordiale de l’être du Dasein". C’est là une position résolument anti-platonicienne et anti-cartésienne, car, tant chez Platon que chez Descartes, le temps et l’espace sont idéalisés, géométrisés. En revanche, cette position semble évoquer l’idée chrétienne d’incarnation de Dieu dans le temps. Dans un texte contemporain de Sein und Zeit, écrit lui aussi en 1927 et intitulé Phänomenologie und Theologie, Heidegger explique effectivement l’intérêt de la théologie pour comprendre ce qu’est le temps [16].

Mais l’imperfection humaine posée dans la théologie augustinienne se mue, chez lui, en une incomplétude, en un "pas-encore" (noch-nicht) qui oblige à vivre mobilisé, comme pour une croyance. L’homme doit se construire dans une perpétuelle tension, à l’instar du croyant qui vit pour mériter son salut. Mais ici, il n’y a pas de récompense au bout de cet effort ; il n’y a que la mort. Heidegger refuse donc totalement les espoirs consolateurs de la praxis chrétienne. L’augustinisme postulait que l’homme devait vivre de manière irréprochable, morale, dans l’histoire momentanée. Pour Heidegger, l’histoire s’écoule, mais cet écoulement n’est pas momentané. L’écoulement (panta rhei) s’écoulait avant nous et s’écoulera après nous. L’intérêt que porte Heidegger au temps des théologiens n’est pas du christianisme. Il est resté disciple d’Héraclite : son temps "coule", mais nullement pour, un jour, s’arrêter. Quel intérêt, d’ailleurs, y aurait-il à vivre hors de cette tension qu’implique la temporalité ? Le souci est antérieur à toute détermination biologique et rompt avec la définition de l’homme comme animal rationale car la conscience de réalité n’est jamais qu’une modalité de l’être-au-monde et non un complexe hétérogène d’âme et de corps.

les trois modes d’être selon Heidegger

Penchons-nous maintenant sur la "déréliction" personnelle de Heidegger. Né en 1889, Heidegger passe son enfance et son adolescence dans ce que l’écrivain Robert Musil, parlant de l’Autriche-Hongrie de la Belle époque, appelait la "Cacanie" (Kakanien). Qu’entendait-il par là ? Simplement l’incarnation de la décadence : une société affectée par un bourgeoisisme à bout de souffle. Pour Musil, l’Autriche-Hongrie du début du siècle incarnait la fin de toutes les valeurs. Le philosophe Max Scheler, plus optimiste, écrivait : "Là où il n’y a pas de place pour les valeurs, il n’y a pas de tragédie. Ce n’est qu’où il y a du "haut" et du "bas", du "noble" et du "vulgaire", qu’existe quelque chose qui laisse deviner des événements tragiques" [17]. C’est dans un climat analogue que Nietzsche avait placé ces mots lourds de signification dans la bouche de son Zarathoustra : "Inféconds êtes-vous ! C’est pourquoi il vous manque de la foi". Par là, il voulait signifier que le manque de foi menait à la stérilité des connaissances et de la création. Mais de quelle foi s’agissait-il ? Heidegger nous apprend que la foi post-chrétienne ou, pour être plus précis, l’intérêt pour le temps (valorisé par les chrétiens dans la mesure où il conduit à Dieu) et pour l’histoire (eschatologique chez les chrétiens) doit se retrouver demain dans la philosophie après la longue éclipse que fut l’oubli de l’être en tant qu’imbrication de la terre et du temps. Dans la mesure où les espoirs eschatologiques déçoivent, où l’objectivation implique une norme immuable, les sociétés sombrent dans le nihilisme. Les hommes, pour paraphraser le titre du roman de Robert Musil (Der Mann ohne Eigenschaften), deviennent sans qualités.

Dans quel monde vit alors l’homme sans qualités ? Comment Heidegger va-t-il cerner, par son propre langage philosophique, ce monde où gisent les cadavres des valeurs ? Dans quel paysage idéologique Sein und Zeit va-t-il éclore ? Quels rapports sommes-nous autorisés à découvrir entre Sein und Zeit et le Zeitgeist (l’esprit du temps) qui échappe, dans le tourbillon des événements et des défis, à la rigueur philosophique et au regard pénétrant de cet éveilleur que fut Martin Heidegger ?

La philosophie heideggérienne de l’existence se veut une ontologie. Mais une ontologie qui a pour particularité de poser la question de l’être après plusieurs siècles d’ "oubli". La métaphysique, on l’a vu, a été l’expression de cet oubli depuis Platon. L’oubli est la racine même du nihilisme qui afflige la société européenne, et notamment la société allemande après la première Guerre mondiale. Or, tout le mouvement de ce que l’on a dénommé Konservative Révolution (Révolution Conservatrice) est marqué par une recherche de la totalité, de la globalité perdue. L’essayiste anglais Peter Gay parle de Hunger for wholeness [18], ce que nous traduirons par "soif de totalité", une soif qui implique un jugement très sévère à l’encontre de la modernité. Le chaos social et spirituel provoque alors une recherche fébrile de "substantialité" ou, plutôt, d’ "intensité". Cette volonté de donner une réponse à la quiddité est corrélative d’un questionnement sur le "comment", sur le mode d’être qui se traduira dans la réalité tangible.

Il y a, pour Heidegger, 3 modes d’être : l’être-objet (Vorhandenes), l’être-en-tant-qu’objet-fonctionnant (Zuhandenes), l’être comme Dasein, c-à-d. comme être-conscient, être-qui-s’autodétermine, être-homme. Or, on ne peut parler de "substantialité" pour les 2 premiers de ces modes. Seul l’homme en tant que Dasein est susceptible d’acquérir de la "substantialité". Sa spécificité l’oblige à être ce qu’il est de manière complète, effective et totale. Cependant, le Dasein en tant qu’existence court toujours le risque de sombrer dans le non-spécifique (Uneigentlichkeit), c-à-d. dans un type de situation caractérisée par l’ "anodinité" de ce que Heidegger appelle l’Alltäglichkeit (la banalité quotidienne).

De telles situations évacuent de l’existence des hommes et des communautés politiques l’impératif des décisions, nécessaires pour répondre aux défis qui surgissent. La banalité quotidienne est fuite dans le règne du "on" (Man-Sein). L’homme, souvent inconsciemment, se perçoit alors comme objet soumis à des règles banalement générales. Il trahit sa véritable spécificité, dans la mesure où il refuse d’admettre ce qui, d’emblée, le jette dans une situation. Comme un navire privé de gouvernail, il n’est plus maître de la situation, mais se laisse entraîner par elle. Heidegger distingue ici deux aspects dans le mode d’être qu’il attribue au concept d’existence : l’aspect individuel (propre à un seul homme ou à une seule communauté politique) et l’aspect ontologique stricto sensu qui est l’être-effectif, l’être-qui-n’est-pas-que-pensé. Ces 2 aspects diffèrent de ce que la philosophie occidentale qualifiait du concept d’essentia. L’essence, depuis le platonisme, était perçue comme ce qui est au-delà des particularités et des spécificités. Cette volonté d’ "alignement" sur des normes non nécessairement dites, constituait précisément la structure mentale qui a permis l’avènement du nihilisme, où les personnalités individuelles et collectives se noient dans le règne du "on". Nier les particularités, c’est oublier l’être qui est fait de potentialités. Le culte métaphysique de l’essentia chasse l’être du monde. Le monde dont l’être est banni vit à l’heure du nihilisme. Et c’est un tel monde que les contemporains de Heidegger observaient dans l’Allemagne de Weimar.

La révolution philosophique du XXe siècle se réalisera lorsque les Européens s’apercevront que l’être n’est pas, mais qu’il devient. Heidegger, pour exprimer cette idée, recourt à la vieille racine allemande wesen, dont il rappelle qu’elle a donné naissance à un verbe. II écrit : Das Sein an sich "ist" nicht, es "west". L’être est pure potentialité et non pure présence. Il est toujours à appeler. L’homme doit travailler pour que quelque chose de lui se manifeste dans le prisme des phénomènes. Une telle vocation constitue son destin, et c’est seulement en l’acceptant qu’il sortira de ce que Kant nommait son "immaturité". L’impératif catégorique ne sera plus alors la simple constatation des phénomènes figés dans leur présence (en tant que non-absence), la reconnaissance pure et simple des objets et/ou des choses produits par la création "divine" des monothéistes. Il sera le travail qui fait surgir les phénomènes. L’attitude de demain, si l’on veut trouver des mots pour la définir, sera le réalisme héroïque [19], sorte de philosophie de la vigilance qui nous exhorte à éviter tout "déraillement" de l’ "être" dans l’Alltäglichkeit.

seul l’homme authentique opère des choix décisifs

Si une règle, une norme s’applique impérativement à tous les hommes, à toutes les collectivités, dans tous les lieux et en tous les temps, l’homme ne peut qu’être empêché de poser de nouveaux choix, d’élaborer de nouveaux projets (Entwürfe), de faire face à des défis auxquels ces normes (qui ne prévoient, dans la plupart des cas, que la plus générale des normalités) ne peuvent répondre. Pour Heidegger, la possibilité de choisir - et donc de faire aussi des non-choix - se voit donc investie d’une valorisation positive. La marque du temps se perçoit très clairement dans ces réflexions. L’Allemagne, en effet, se trouve alors devant un choix. Par ce choix, elle doit clarifier sa situation et rendre possible le "projeter" (Entwerfen) et le "déterminer" (Bestimmen) d’une nouvelle "facticité".

On a qualifié cette démarche heideggérienne de philosophie de Berserker, ces personnages de la mythologie scandinave, compagnons d’Odin, qui avaient le pouvoir de commettre des actes habituellement défendus. De fait, les détracteurs de la conception heideggérienne de l’existence prétendent souvent qu’elle constitue une justification de tous les excès du subjectivisme. A cette abusive simplification, on peut répondre en constatant que la volonté de légitimer l’éternité des normes traduit un simple "désir" de régner sur une humanité dégagée de toute responsabilité, sur une humanité noyée dans le monde du "on".

Pour Heidegger, l’homme, en réalité, ne choisit pas d’agir pour ses propres intérêts ou pour ses caprices, mais choisit, dans le cadre de la situation où il est jeté ou enraciné, ce que l’urgence commande. Une action ainsi absoluisée n’a rien d’égoïste ; elle a vocation d’exemplarité. Qualifier une telle conception de l’existence d’ "ontologique", comme le fit Heidegger, a peut-être constitué un défi philosophique. Il n’empêche qu’une telle conception de la décision représente un dépassement radical du fixisme métaphysique issu du platonisme. On a alors raison de faire de Heidegger le philosophe par excellence de la Révolution Conservatrice. Loin d'être une fuite dans le pathétique, la philosophie de Heidegger cherche à comprendre sereinement l'ensemble des potentialités qui s'offrent à l'existence humaine. Cette philosophie est révolutionnaire, parce qu'elle cherche à fuir le monde du "on", marqué par le répétitif et l’uniformité. Elle est conservatrice, parce qu’elle refuse d’exclure la totalité des potentialités qui restent à l’état de latence. Autrement dit, ce que la pensée heideggérienne conserve, ce sont précisément les possibilités de révolution, que l’ontologie traditionnelle avait refoulées.

Les contemporains ont fortement perçus ce que cette philosophie leur proposait. Sans apporter de remèdes consolateurs, Heidegger affirme que l'inéluctabilité finale de la mort oblige les hommes à agir pour ne pas simplement passer du "on" au néant. La mort nous commande l'action. En cela, réside un dépassement du nietzschéisme. Chez Nietzsche, en effet, la "vie" reste quelque chose en quoi l'on peut se dissoudre ; la "puissance", quelque chose par quoi l’on peut se laisser emporter. La décision face au néant est totalement non-objet, non-substance, non-produit. Elle est pure attitude jetée dans le néant, pure attitude privée de sens objectif. Dans une telle perspective, l’adversaire n’est jamais absolu. Néanmoins, l'ennemi désigné est le monde bourgeois du "on". L'idéologie conservatrice acquiert ainsi, avec Heidegger, la tâche de gérer l'aventureux. Elle prend en charge le dynamisme qu’auparavant on attribuait aux seuls négateurs. La négativité n'est plus l'apanage des penseurs de l'École de Francfort.

La négativité heideggérienne se fixe pour objectif de mettre un terme au déclin des valeurs, résultat de l’ "oubli de l’être". Face au monde banal qui s’offre à nos regards, Heidegger affirme que la mise en doute constitue un moyen pour tirer l’humanité de l’indolence dans laquelle elle se trouve, et pour lui dire qu’il y a urgence. Heidegger est aussi l’héritier de la tradition pessimiste allemande, mais il se rend parfaitement compte que le pessimisme constitue une attitude insuffisante. "La décadence spirituelle de la terre, écrit-il, est déjà si avancée que les peuples sont menacés de perdre la dernière force spirituelle, celle qui leur permettrait du moins de voir et d’estimer comme telle cette décadence (conçue dans sa relation au destin de l’ "être"). Cette simple constatation n’a rien à voir avec un pessimisme concernant la civilisation, rien non plus, bien sûr, avec un optimisme ; car l’obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l’homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint, sur toute la terre, de telles proportions, que des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont depuis longtemps devenues ridicules" [20].

Pour Heidegger, il n'y a pas évolution historique, mais involution. Ce sont les origines des mondes culturels qui sont les plus riches, les plus mystérieuses, les plus enthousiasmantes. L’être-homme, aux âges primordiaux, connaît son intensité maximale. Cet être-homme consiste à être sur la brèche, là où l’être fait irruption dans le monde de l’immanence. Mais c’est bien l’homme qui reste le maître du processus. Les époques de décadence sont à cet égard capitales, car elles appellent les hommes à remonter sur la brèche, à ressortir de l’abîme où l’oubli de l’être les a conduits. Dans cette perspective, le succès ou l’échec sont secondaires. Le héros qui échoue peut être quand même exemplaire. Rien n’est réellement définitif. Rien n’arrête la nécessité de l’action. Rien ne démobilise définitivement - car une démobilisation définitive impliquerait de retomber dans le nihilisme.

Cette conception heideggérienne de l’existence renoue avec une éthique présente dans la vieille mythologie nordique. Évoquant la claire perception de sa situation éprouvée par le héros de l’épopée germanique, Hans Naumann (Germanische Schicksalsglaube) a montré, par ex., que celui-ci est très conscient de sa propre déréliction. Le héros sait qu’il est jeté dans une appartenance temporelle, spatiale, sociale, politique et familiale ; il sait qu’il appartient à un peuple. La figure d’Odhinn-Wotan est l’exemple divinisé de l’attitude qu’adopte celui qui n’hésite pas à affronter son destin. Le concept heideggérien de Sorge (repris de Kierkegaard), voire celui d’Entschlossenheit (détermination, résolution), correspond au contenu psycho-éthique investi dans le personnage d’Odhinn. Naumann perçoit même, dans cette "danse avec le destin" un élément d’esthétisme, de "dandysme" qui échappe à Heidegger, malgré son indéniable présence dans les cercles de la Konservative Revolution et surtout chez Ernst Jünger [21].

De son côté, le professeur G. Srinivasan, de l’université de Mysore, en Inde, a publié un ouvrage (The Existentialist Concepts and The Hindu Philosophical Systems, Udayana, Allahabad, 1967) dans lequel il souligne les analogies existant entre la religion indienne et les traditions existentialistes européennes du XXe siècle. L’analyse existentialiste du choix, notamment, peut être comparée au récit d’Arjuna dans la Bhagavad-Gîta, ou encore à celui de Sri Rama dans le Ramayana. La mystique indienne permet aux hommes, elle aussi, de choisir entre une existence monotone et mondaine et une saisie plus "héroïque" du monde. Le mode de vie nommé dukha est l’équivalent indien de l’Alltäglichkeit heideggérienne. Le sage est invité à ne pas se laisser emporter par les séductions sécurisantes de cette situation et à "contrôler", à "transcender" l’existentialité inauthentique. Comme chez Heidegger, l’inévitabilité de la mort ne saurait empêcher l’homme authentique d’opérer, en cas d’urgence, un choix décisif. Une étude approfondie des analogies existant entre l’éthique indienne et celle de l’Edda d’une part, les enseignements de la philosophie heideggérienne d’autre part, serait d’ailleurs, probablement, des plus enrichissantes. Un trait commun est certainement la saisie unitaire (non dualiste) de l’existence.

Heidegger se trouve donc en rupture avec la conception dualiste du monde liée à l’idée biblique du péché originel et à la façon dont certains Grecs assignaient des limites au cosmos, posant ainsi, dans l’histoire des idées, l’avènement du substantialisme. Cette Grèce-là était elle-même en rupture avec une saisie de l’univers conçu comme épiphanie du divin. Pour Thalès de Milet, par ex., l’élément primordial "eau" est l’Urbild de tout ce qui s’écoule, de tout ce qui se transforme inlassablement, de tout ce qui ne cesse de vivre, de tout ce qui crée et maintient la vie. "Tout est plein de dieux" : cette sentence de Thalès constitue l’affirmation de l’unité totale cosmique. L’apeiron d’Anaximandre, qui est l’ "illimité", la solitude tragique de Héraclite, cherchant à tirer ses contemporains d’un sommeil qui les rendait aveugles à l'unité du monde, comptent aussi parmi les 1ères manifestations conscientes de la "vraie religion de l’Europe" et elles ne s'embarrassent d'aucun dualisme [22].

La lecture de ces Présocratiques, conjuguée à celle du poète romantique Friedrich Hölderlin, a fait comprendre à Heidegger quelle nostalgie est demeurée sous-jacente dans toutes les interrogations philosophiques, y compris celle de la tradition substantialiste occidentale : un désir d’unité à la totalité cosmique. "Être un avec le tout, voilà la vie du divin, voilà le ciel de l’homme, écrit Hölderlin. Être un avec tout ce qui vit, dans un saint oubli de soi, retourner au sein de la totalité de la nature, voilà le sommet des idées et de la joie, voilà les saintes cimes, le lieu du repos éternel où la chaleur de midi n’accable plus et où l’orage perd sa voix, où le tumulte de la mer ressemble au bruissement du vent dans les champs de blé... Mais hélas, j’ai appris à me différencier de tout ce qui m’environne, je suis isolé au sein du monde si beau, je suis exclu du jardin de la nature où je croîs, fleuris et dessèche au soleil de midi" (Hypérion). Ce texte ne doit toutefois pas faire passer Hölderlin pour le chantre d’un idéal d’harmonie ou d’une unité cosmique qui se résumerait dans un pastoralisme douceâtre. Les souffrances que Hölderlin a endurées ont permis chez lui l’éclosion d’une terrible volonté, qui refuse de fermer les yeux devant les réalités. La force de l’âme qui dit "oui" au monde, même devant l’abîme où aucune idéologie sécurisante ne saurait être un recours, est bien évidemment déterminante pour les réflexions ultérieures de Heidegger, dont l’anthropologie dynamique et tragique restitue de façon radicale une religiosité que l’Europe, depuis 3 millénaires, n’avait jamais vraiment perdue.

le "réalisme héroïque" de la Révolution conservatrice

En 1922, sous la direction de Moeller van den Bruck, paraissait un ouvrage collectif intitulé Die neue Front, dans lequel il était fait mention d’une attitude héroïco-tragique nécessaire au dépassement de la situation qui régnait alors en Allemagne. L’idée heideggérienne de connaissance claire de la situation y était déjà présente. L’expression "réalisme héroïque" ne faisant pas encore partie du vocabulaire, on y employait l’expression d’ "enthousiasme sceptique". Toutefois, s’il y avait convergence, dans l’analyse de la situation politico-culturelle, entre les amis de Moeller van den Bruck et Heidegger, en qui germaient alors les concepts de Sein und Zeit, les 1ers avaient le désir affiché d’intervenir dans le fonctionnement de la cité, tandis que Heidegger se préparait seulement à scruter les textes philosophiques traditionnels afin d’offrir au monde une philosophie de l’urgence - la philosophie d’un "être" qui se confondrait avec l’intensité du vécu. Le discours de Moeller van den Bruck et de ses amis, plus politisé, désignait le libéralisme comme l’idéologie incarnant le plus parfaitement l’Alltäglichkeit, postulée par ce que, quelques années plus tard, Heidegger nommera le monde hypothético-répétitif. Ernst Bertram, auteur de Michaelsberg, estimait, lui, que l’esthétique du monde à venir ressemblerait à l’architecture romane, avec sa clarté, sa sobriété, sa formalité sans luxuriance. De son côté, le poète Rainer Maria Rilke déplorait que le monde moderne ne possédât plus cette simplicité toute tangible qui offrait à l’esprit (Geist, équivalent, dans le langage de Rilke, à l’Être de Heidegger) une assise stable.

"L’américanisme", poursuivait Rilke, produit des objets amorphes où rien de l’homme n’est décelable, où aucun espoir ni aucune méditation n’est passée. Ces réflexions poétiques rilkéennes sur les objets de notre civilisation ont été souvent considérées comme des vers écrits par pur esthétisme, comme de l’art pour l’art. Rien n’est plus faux. Rilke a aussi participé à la redécouverte de la religiosité européenne. Pour le Dieu de Rilke, il y a une aspiration à "habiter" en l’homme et dans la terre. Comme Maître Eckart, la lumineuse figure du Moyen Age rhénan, Rilke voulait voir le divin, la Gottheit naître dans l’intériorité même de l’homme. Dieu "devient" (wird) en nous. Il ne devient lui-même que dans et par l’homme. L’Adam de Rilke, modèle de sa conception anthropologique, accepte la vie difficile de l’après-Eden ; il dit "oui" à la mort qui clôt une existence où le travail signifie plus que le bonheur satisfaisant d’une existence répétitive. Aussi est-il possible, avec Jean-Michel Palmier [23], de comparer le Zarathoustra de Nietzsche au Travailleur de Jünger et à l’Ange de Rilke. Métaphysiquement, ils sont les mêmes. Ils indiquent le passage où l’intensité (l’être) surgit dans un monde où l’ "amorphe" a tout banalisé.

L’évocation de ces quelques contemporains de Heidegger ne se veut nullement exhaustive. Il était cependant nécessaire d

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lundi, 05 mars 2007 | Lien permanent

Ondergang van het Avondland - Het decadentiebegrip bij Spengler en Evola

ONDERGANG VAN HET AVONDLAND

HET DECADENTIEBEGRIP BIJ SPENGLER EN EVOLA

door Peter LOGGHE

Ex: http://www.peterlogghe.be/

spenglerqqqqqqq.jpgDecadentie, verval van beschaving, het houdt de mensheid – en in elk geval het bewuste, het denkende deel ervan – al eeuwen in de ban. Het klinkt banaal, maar net als mensen hebben culturen, beschavingen geen eeuwigheidsduur en voelt iedereen bijna met de elleboog aan wanneer wij ons in een opgaande fase of in een neergaande fase van onze beschaving bevinden. Decadentie is een niet eenduidig te vatten fenomeen, er werden ganse boekenkasten over volgeschreven : niet alleen zijn er verschillende vormen van decadentie en verval, economisch, cultureel, demografisch, militair en tenslotte politiek, maar de verschillende vormen kunnen elkaar versterken of de invloed van deze of gene vorm afzwakken. Twee vragen houden geïnteresseerden bezig :
- Hoe ontstaat decadentie ? Wat is decadentie en waardoor ontstaat ze ?
- Zijn er wetmatigheden werkzaam ? Verloopt decadentie overal en altijd volgens een bepaald stramien en kunnen we m.a.w. het verloop, de uitkomst van de decadentie voorspellen ? Kunnen wij het proces positief beïnvloeden ?



1. OVER DE ACTUALITEIT VAN HET DENKEN OVER DECADENTIE


Niet alleen historici, cultuurfilosofen en sociologen hadden en hebben oog voor deze vragen, Evola, Spengler en Nietzsche zijn namen die in dit verband automatisch in het oog springen, maar ook natuurwetenschappers als Konrad Lorenz of prof. Eibl-Eibesfeldt laten zich in dit verband niet onbetuigd. Zo noteerde Karl Heinz Weissmann in TeKoS 113 : “Lorenz liet zich niet afschrikken en duidde de eigenlijke ondermijning van elk organisme aan als “decadentie”. Onder decadentie verstond hij als bioloog het “verstoren van de totaliteit van het systeem” (…) “ (1). Maar wij kunnen nog een stap verder zetten. Ook het fenomenale boek van J. J. Tolkien, In de Ban van de Ring – met de meesterlijke verfilming – kan zonder enig probleem in de literatuur over decadentie worden ondergebracht. Dreiging van buiten (Sauron !) wordt gecombineerd met interne zwakte (Theoden in Rohan, tot hij door Gandalf wordt geholpen, en Denethor in Gondor).

Over decadentie is eigenlijk in veel culturen nagedacht, de meeste traditionele maatschappijen hadden er zelfs mythes over – we komen er nog op terug. De eerste moderne denker over decadentie, meent althans Gerd Klaus Kaltenbrunner (2), was Niccolo Machiavelli (gestorven in 1527). Hij noemt hem zelfs een groot theoreticus van de decadentie. Machiavelli studeerde vlijtig op de antieke geschiedenisschrijvers en als diplomaat en politicus in het politiek zeer woelige en verdeelde Italië – de periode van De Medicis - deed hij ervaringen op, die hij combineerde met de conclusies die hij uit zijn studies trok. Hij ontwikkelde een theorie over de oorzaken van het politieke verval en de voorwaarden voor politieke grootheid, vernieuwing en regeneratie, heropstanding zeg maar. Hij droeg zijn Discorsi op aan die jongeren van zijn tijd die het verval afwezen en een nieuwe virtu voorbereidden. De necessità, waarover Machiavelli het heeft, staat los van elk determinisme en daarom kan Niccolo Machiavelli eigenlijk in geen enkel opzicht worden beschouwd als een pessimist. Want het is steeds mogelijk – houdt Machiavelli ons voor – met scheppingskracht het verval tegen te houden. En die kringen die het algemeen belang kunnen terugbrengen tot haar kern, houden ook het welzijn van de gemeenschap het best in stand. Die staten, die institutionele voorzorgsmaatregelen tot zelf-vernieuwing afwijzen, schrijft Machiavelli, zijn het best toegerust en hebben veruit de beste toekomstperspectieven, want het middel om zich te hernieuwen, bestaat erin terug te keren tot de eigen oorsprong. Want alle begin moet iets goeds hebben ! Het moet dus mogelijk zijn, schrijft een historicus-filosoof in de 16e eeuw, om met oorspronkelijke inzichten vanuit dit begin opnieuw te starten.

Op zich een optimistische ingesteldheid, misschien kenmerkend voor de renaissance-mens van de late Middeleeuwen. Latere cultuurfilosofen zullen opnieuw aanknopen bij de cyclische theorieën, en ipso facto het geheel eerder pessimistisch inkleuren.

Is er iets actueler te vinden dan het fenomeen decadentie ? Is er een prangender vraag dan : houdt Europa het vol ? Worden wij niet onder de voet gelopen ? Hoe een economie draaiende houden met een demografische ontwikkeling zoals in gans Europa ?

De laatste decennia toonden ons een eigenaardige revival – een eigenaardig woord in dit verband – van het nadenken over decadentie. Een nieuwe oogst aan filosofen en theorieën over ondergang. Er was niet alleen Fukuyama - het einde van de geschiedenis, u weet wel – of Samuel Huntington met Botsende beschavingen (3), wij moeten het niet eens meer zo ver zoeken om de relevantie en de toepasbaarheid van het begrip decacentie en de cultuurtheorieën vast te stellen. Concreet : het opiniestuk van filosoof Paul Cliteur in De Standaard van 14 en 15 februari 2004, met als titel Het decadentie cultuurrelativisme. Het artikel mag gekoppeld aan het recente boek van dezelfde Paul Cliteur, Tegen de decadentie (4). Zonder de stellingen van de heer Cliteur aan een kritisch onderzoek te onderwerpen, wil ik er gewoon even op wijzen dat de filosoof een rechte lijn trekt tussen het antieke Griekenland en Europa. Hij legt ons de volgende redenering voor : Een beschaving, die open staat voor àlle tradities, die alle waarden de moeite waard vindt, is decadent, is een beschaving die niet meer in zichzelf gelooft, is voorbestemd om ten onder te gaan.

Wij blijven rond de centrale vraag draaien : wat is decadentie ? Is ze onvermijdelijk ? En is het stellen van de vraag of onze beschaving decadent is geworden, niet onmiddellijk het beste bewijs dat wij inderdaad decadent zijn ?
Toevallig een artikel in Junge Freiheit voor ogen, Die heroische Existenz im Geistigen (5).
Daarin stelt de reeds geciteerde Weissmann de filosoof-socioloog Arnold Gehlen (1904-1976) aan het publiek voor, de man die zich vooral bezighield met het bestuderen en het koel analyseren van “het verval”. Wanneer begint het proces van verval in een gebouw, dat mensen hebben opgetrokken en dat ze in een relatief korte tijdspanne zien ontbinden ? Gehlen is dé anti-romanticus, en wie probeert zijn conservatisme te verklaren vanuit een nostalgische blik op het Wilhelminische Duitsland bijvoorbeeld, wens ik veel geluk toe. Arnold Gehlen verwierp het streven naar voormoderne toestanden, dit leek hem totaal nutteloos en zinloos, zonder doel. De fase van de sociale ordening zijn we endgültig voorbij, schrijft de Duitse auteur kort na de Tweede Wereldoorlog, die tijden komen niet meer terug. Wij bevinden ons in het tijdperk van Mensch und Technik, culturele vormen verstenen, grote geestelijke opwellingen zijn niet meer te verwachten. Pessimisme pur sang ? Later zou Gehlen hier en daar wel correcties aanbrengen en zou hij proberen de mens weer iets centraler te zetten en opnieuw het statuut van “natuurlijk wezen” meegeven. Maar hij bleef een pessimist. Hij ziet uiteindelijk maar twee mogelijke houdingen : ofwel, wat hij omschreef als de nihilistische houding, het grote Opgeven, het meedrijven met de stroom, “het zal mijn tijd wel doen” – ofwel de heroïsche houding, bereid zijn dat oorspronkelijke, dat aparte te realiseren, maar in het besef dat de wereld waarschijnlijk toch verloren is.


Even terugkomen op Paul Cliteur, die de superioriteit van de Westerse moderne wereld dik in de verf zet. De betreurde Julien Freund, Frans socioloog, had het in zijn bijdrage voor één van de dossiers “H” van de uitgeverij L’Age d’Homme (6) over de decadentietheorie van J. Evola. En in tegenstelling tot diegenen die de superioriteit van de moderne wereld poneren, beklemtoonde de Italiaanse filosoof juist “de decadente natuur van dezelfde moderne wereld”, wat ook betekent dat ze gedoemd is om te verdwijnen.

Deze inleiding besluiten ? Het fenomeen decadentie heeft zowat iedereen beziggehouden, wetenschappers van alle slag en soort, politieke denkers, filosofen, schrijvers van alle politieke gezindten en overtuigingen. Elkeen probeerde het begrip in te passen in het eigen denk- en waardensysteem. Zelfs marxisten als Lukacs – het marxisme is toch eerder een liniair gerichte filosofie ? – vonden het thema zo interessant dat ze erover publiceerden. Maar decadentie is een thema bij uitstek van rechts, van het conservatieve kamp. Anderen leggen het conservatieve kamp graag een verkrampte houding t.o.v. decadentie in de mond. Maar : “Lorenz hield het decadentieproces echter niet voor onvermijdelijk. En rechts neigt er slechts uitzonderlijk naar om de idee van een involutie aan te houden, de idee dus van een onvermijdelijke neergang, hoe sceptisch hij voor de rest ook staat tegenover het begrip “vooruitgang”. Normaal gezien vindt men (in het conservatieve kamp) voorstanders van de idee van een wisselend spel van opgang en verval, van een alternerend proces, waarin decadentie en hergeboorte elkaar opvolgen.” (7)

Het kan wellicht nuttig zijn de twee belangrijkste epigonen van het conservatief denken over decadentie, tevens de filosofen met de meest uitgesproken – én tegelijk de meest omstreden - mening hierover, aan u voor te stellen. Het is de bedoeling van deze bijdrage om de aandacht te richten op het begrip decadentie bij de Duitse filosoof Oswald Spengler, auteur van het veel geciteerde maar minder gelezen Untergang des Abendlandes (8) verschenen in 1923, en bij Julius Evola, de Italiaanse filosoof en auteur van o.a. Rivolta contro il mondo moderno (9), verschenen in 1934.



2. OSWALD SPENGLER – met Duitse Gründlichkeit



Belangrijkste werken van Oswald Spengler :

1918 Untergang des Abenlandes, Band I
1920 Preussentum und Sozialismus
1921 Pessimismus
1922-1923 Untergang des Abendlandes, Band I + II
1924 Neubau des deutschen Reiches
1924 Politische Pflichten der deutschen Jugend
1931 Der Mensch und die Technik
1932 Politische Schriften
1933 Jahre der Entscheidung

Postume uitgave bezorgd door Hildegard Kornhardt
1937 Reden und Aufsätzen
1941 Gedanken

Postume uitgaven bezorgd door Anton Mirko Koktanek
1963 Briefe 1913-1936
1965 Urfragen
1966 Frühzeit der Weltgeschichte

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Op het leven zelf van Oswald Spengler gaan wij niet uitgebreid in, maar geïnteresseerde lezers willen wij graag doorverwijzen naar de studie van Frits Boterman (10). Een zo uitgebreide en goed gedocumenteerde studie dat wij in de loop van deze bijdrage nog graag wat zullen verwijzen naar de bevindingen van de heer Boterman.

Oswald Spengler werd geboren in 1880 en stierf in 1936, drie jaar na de machtsovername door Hitler, en drie jaar voor het begin van de Tweede Wereldoorlog. Boterman beschrijft Spengler als een man die zowel thuis hoort in de 19e eeuw – romantisch, visionair en met een zwak voor metafysici – als in de 20e eeuw – met zijn nuchterheid, diagnosticerend, futurologisch, en een groot zwak voor techniek. Hij erfde van zijn moeder de gevoelige geest, zijn sterk geworteld pessimisme en een bepaald künstlerisches aanvoelen. Spengler zelf zag zich graag als een dromer, een dichter en een visionair. Hij wilde de geschiedenis niet wetenschappelijk aanpakken, omdat de geschiedenis daarmee te kort zou worden gedaan. Neen : “Geschichte wissenschaftlich behandeln zu wollen, ist im letzten Grunde immer etwas Widerspruchvolles. Natur soll man wissenschaftlich behandeln, über Geschichte soll man dichten” (11). Maar Boterman ziet tegelijkertijd de gladschedelige beursmakelaar, met harde ogen, totaal illusieloos, vol cynisme, het gezicht van de andere Spengler, die tot politieke daden bereid was, die Mussolini vereerde, en de Weimardemocratie verafschuwde. Hij zag in de autoritaire staat de voorbode van een nieuw, imperiaal caesarisme, misschien één van de laatste overlevingsfases van de Avondlandse beschaving.



Het geschiedenisbeeld van Oswald Spengler

In wezen is Oswald Spengler dus een introvert, gevoelig persoon, een kunstenaar, een romantische estheet. En reeds zeer vroeg kwam hij tot de bevinding dat de lijnvormige of dialectische vooruitgangsidee op een leugen berustte, berustte op wishfull thinking eerder dan op de realiteit. Spengler hield het bij het bestaan van een aantal soevereine culturen, waarvan elk apart haar eigen leven, wil, voelen en lotsbestemming had. En deze culturen, die met de kracht van de oerwereld in een bepaald gebied ontstaan, zijn eigenlijk het best te vergelijken met plantaardige organismen, die opbloeien, rijpen, verwelken en tenslotte afsterven. Dit biologisme, dat ook in andere wetenschapstakken zijn invloed liet gelden, werd tevens één van de aanvalspunten van tegenstanders van Spengler : waarom zouden culturen, die niets plantaardigs hebben, een ontwikkeling doormaken als planten ?

Spengler onderscheidde 8 culturen – organismen :

De Egyptische (met inbegrip van de Kretenzische en de Minoïsche)
De Babylonische cultuur
De Indische cultuur
De Chinese cultuur
De Grieks-Romeinse cultuur
De Arabische cultuur
De Oud-Amerikaanse, Mexicaanse cultuur
De Avondlandse cultuur

In het Rusland van Dostojevski’s figuren zal Spengler de kern zien van een nieuwe cultuur, in zoverre Rusland erin slaagt zich te ontdoen van het uit het Westen geïmporteerde marxisme.

Elke cultuur, meent Oswald Spengler, is een in zich gesloten gansheid, een vensterloze monade, waarin alle niveau’s morfologisch samenhangen. Boterman schrijft dat ze de uitdrukking is van een onvervangbare ziel, die elke cultuur belichaamt. Zelfs de meest prozaïsche uitdrukkingen, instellingen, etc., hebben ook steeds een symbolische waarde. Ze zijn de getuigen, samen met de mythes, de religies, kunst en filosofie, van een supra-individueel levensgevoel, een fundamentele houding ook t.o.v. tijd en ruimte, verleden en toekomst. Binnen de Avondlandse cultuur hebben luidsprekers, een cheque, de dubbele boekhouding geen geringere symbolische waarde dan de gotische dom, het contrapunt in de muziek.

De cultuur van Griekenland en Rome omschrijft de auteur als apollinisch : ze is gericht op het heden, is a-historisch, en valt voor het genie van de plastiek (beeldhouwwerk bvb.), ze is somatisch. De Arabische cultuur, waar Spengler ook de Perzische, de vroegchristelijke en de Byzantijnse wereld toe rekent, krijgt het etiket magisch mee : haar oersymbool is de grot, en in de centrale koepelbouw vindt het grotgevoel haar hoogste uitdrukking, net als in de apocalystiek en de alchemie, en de goudgrond van de Byzantijnse mozaïeken. De oud-Egyptische cultuur is “een incarnatie van de zorg”, en die grondhouding vindt men terug in de bewateringsaanleg, de beambtenhiërarchie en de mummiecultus, het hiëroglyfenschrift, en de keuze voor basalt en graniet voor de beeldhouwwerken. De auteur omschrijft de Avondlandse cultuur als faustisch. Ook deze cultuur, waarvan het grondsymbool de ruimte is – let op de gotische dom, in de hoogte gebouwd, fuga’s van Bach, de moderne techniek – is ondertussen aan haar verval begonnen, bevindt zich in de fase van de beschaving, de laatste fase van elke cultuurcyclus. Elke cultuurcyclus omvat ongeveer een periode van duizend jaar.

Kritiek kreeg Oswald Spengler met emmers over zich: de marxistische theoreticus George Lukàcs had het in zijn boek Die Zerstörung der Vernunft over het dilettantisme van Spengler, de cynische openheid, absurditeiten en mystiek van de auteur. Thomas Mann, de liberale rationalist Theodor Geiger (“één van de ergste boeken van onze eeuw”), iedereen had wel iets over de theorieën in Untergang des Abendlandes te zeggen (12). Gerd-Klaus Kaltenbrunner schat de situatie juister in als hij vermeldt dat zoveel schuim op de mond van critici meestal een teken is van de armoede van de tegenargumenten. En een figuur als Theodor Adorno vindt dat Oswald Spengler zijn tegenstander nog steeds niet heeft gevonden.

Frits Boterman past het geheel goed samen : Untergang des Abendlandes was het meest gelezen geschiedenisfilosofisch werk van de Republiek van Weimar, en zijn auteur heeft de 20e eeuw heel duidelijk mee bepaald (13).

Welke kenmerken zijn er Boterman nu bijgebleven als zeer belangrijk ? Wij sommen ze even op :

Spengler heeft de bedoeling met zijn Untergang de diagnose van de cultuurcrisis te stellen en tegelijkertijd een prognose over de ondergang van faustische cultuur. Aan de hand van de zgn. morfologische methode probeerde de Duitse filosoof culturen met elkaar te vergelijken en de crisis van de westerse cultuur in zijn laatste fase, die van beschaving, te beschrijven. Boterman stelt dat Spengler de bedoeling had niet louter de populaire cultuurgeschiedenis te schrijven maar hij wilde doordringen tot een diepere laag van de historische werkelijkheid, de fundamentele vragen des levens aansnijden, en de metafysische kern van het leven vatten (leven, tijd, lot). Boterman noemt dit de metafysische laag in het werk van Oswald Spengler, hij was op zoek naar de “metaphysische Struktur der historischen Menschheit” (14), hij wilde op een intuïtieve manier doordringen tot een diepere laag van de werkelijkheid en de “onzichtbare” patronen van de geschiedenis blootleggen. Spengler verweet anderen dat ze zich te weinig met metafysica bezighielden, en zal door Julius Evola hetzelfde verwijt krijgen toegespeeld !

Het cultuurcyclisch systeem. Naast de metafysische kern van het leven is er het leven zelf, de ontwikkeling ervan, het biologische leven van de cultuur als een organisme. Culturen zijn organismen die te vergelijken zijn met dieren of planten. Hiermee maakt hij ook de evolutie van cultuur naar beschaving duidelijk. Dit is de tweede laag, de cultuurmorfologisch-cultuurcyclische laag

Er is de derde laag: het geheel van de politieke consequenties die Oswald Spengler uit zijn cultuurfilosofie trok. Vooral in het tweede deel van zijn Untergang worden zijn politieke ideeën verder ontwikkeld. Ze werden ook op een later moment aangebracht dan de vorige twee niveau’s. De drie niveau’s bevatten een hoge samenhang en de uitspraak van Tracy B. Strong, aangehaald door Frits Boterman, vat het geheel goed samen : “Paradoxaal genoeg is hij zowel een onbuigzaam reactionair als ook een mysticus” (15). Wat Spengler op politiek vlak nastreefde, was Duitsland een nieuwe zonnereligie geven, en een wereldrijk. Vergeten we de tijdsomstandigheden niet : het eerste deel van Untergang des Abendlandes was grotendeels reeds in 1913 geschreven en werd gepubliceerd in 1918. Het tweede deel, met de focus op de politieke gevolgtrekkingen van een en ander, pas in 1922-1923.


Spenglers ergste vijand, Heinrich Rickert, verweet hem zijn modern biologisme. En van dat biologisme een verband leggen naar Nietzsche is heel eenvoudig, want ook de filosoof met de hamer is schatplichtig aan dit biologisme, dat leert dat zijn niet alleen betekent dat het zijnde moet worden behouden, maar zich moet vermeerderen, vergroten, aan uitbreiding doen. De Wille zur Macht. De cultuurmorfologie van Spengler wordt door Rickert op een hoopje geworpen met Nietzsche.

Nu kan de invloed van Friedrich Nietzsche op de auteur van Untergang moeilijk worden overschat, maar het zou een fout zijn niet te wijzen op de invloed van de filosoof Danilevski en van de historici E. Meyer en Friedrich Schiller.

Oswald Spengler sprak zich meermaals uit tegen absolute waarheden en eeuwige waarden, wat in zijn cultuurfilosofie regelmatig terug komt. Er is géén universele geschiedenis van de mensheid en elke moraal is cultureel bepaald. Ook Spengler is iemand die zich verzet tegen een eurocentrische benadering van de mensheid, zonder daarom ook maar even te vervallen in de in bepaalde milieus zo mondain staande “weg-met-ons”- mentaliteit. Spengler laat echter ook aan duidelijkheid niets over : het Westen gaat onvermijdelijk ten onder, de vrijheid van de mens is uiterst beperkt, en elke filosofie was en is tijdsgebonden, dus relativistisch en perspectivistisch. Hij legde als cultuurcriticus bloot wat er aan cultuurwaarde, religie, bezieling en geestelijke vitaliteit was verdwenen. In tegenstelling tot Nietzsche geloofde de auteur van Der Untergang niet meer in regeneratie van cultuur : Nietzsche heeft als geen ander – vandaar zijn invloed op zovelen, ook nu nog – de culturele symptomen van zijn tijd geanalyseerd en geïnterpreteerd als tekenen van verval en achteruitgang. Hij merkt overal de tekens van vermoeidheid, van uitputting en decadentie. En waar een figuur als Thomas Mann blijft steken in zijn Bildungsbürgertum, is Friedrich Nietzsche een stuk verder gegaan en kan men in zijn Uebermensch het Nietzscheaans genezingsproces zien. De therapie van Nietzsche is heel radicaal en superindividueel : enkelingen zullen de therapie van Nietzsche wel kunnen volgen – en genezen ? – maar daar heeft een ganse cultuur of natie niet veel aan, natuurlijk. Mann schreef over Nietzsche de volgende waarderende woorden : “..als vielmehr der unvergleichlich grösste und erfahrenste Psycholog der Dekadenz” (16). Alleen de Uebermensch kan de decadentie overwinnen. Decadentie bij Friedrich Nietzsche is veel minder een mechanisch, een automatisch proces dan bij Spengler. Decadentie ontstond – althans volgens Nietzsche – op het moment dat duidelijk werd dat God dood was en dat de mens in zichzelf de zin van het leven moest vinden. Wie kan zich met deze waarheid staande houden ? Alleen de Uebermensch, de mens die brug is geworden, en die gedreven is door de gedachte van de eeuwige wederkeer en door de wil tot macht is bezield.

Ze zijn beiden decadentie-filosofen, Nietzsche en Spengler, maar hun visie op het ontstaan en de uitrol van de decadentie is erg verschillend, dus ook de “oplossingen”. Maar ook gelijkenissen springen in het oog. Zo stelde Nietzsche vast dat de decadentie in de Griekse wereld – het ijkpunt voor Nietzsche en zovele andere 19e en 20e eeuwse denkers – dan is gestart op het moment dat de cultuur geïntellectualiseerd werd. Dit gebeurde door een figuur als Socrates die alles in vraag begon te stellen en die het weten tot grootste deugd verhief (17).
Ook Spengler zag een en ander analoog gebeuren, en zal hieraan het begrip Zivilisation verbinden. Maar waar Spengler deze versteende cultuur onvermijdelijk op haar einde zag toestappen, ontwaarde Nietzsche wel degelijk ontsnappingswegen. Lebensbejahung, Wille zur Macht, hetgeen wij hierboven reeds opsomden. Maar in de Griekse cultuur gebeurde juist het tegenovergestelde : reeds verzwakt door de socratische levenshouding wordt ze volledig vernietigd door de overwinning van de christelijke moraal.

Maar Spengler nam veel over van Nietzsche, zoveel is duidelijk : hij geloofde sterk in diens Umwertung aller Werte, de antithese cultuur-beschaving is zonder Nietzsche niet te begrijpen. Spengler voltooide de Nietzscheaanse boodschap en gaf er een metapolitieke en politieke inhoud aan. Hij heeft Nietzsche misbruikt, zullen anderen zeggen. Voor Spengler was de figuur van de Uebermensch een echt Luftgebilde, Spengler geloofde niet in de verbetering van de menselijke natuur en deelde de ondergang in bij de onvermijdelijkheden. Hij zag Nietzsche als de laatste romanticus. Politiek gezien brak de periode aan voor de nieuwe Caesars, niet voor een nieuwe Goethe. Nietzsche daarentegen was geen politiek denker, hij was op zoek naar individuele waarheden en oplossingen, terwijl Oswald Spengler geloofde in collectiviteiten, waaraan de mens is overgeleverd (18). Omdat de cultuur in de visie van de ondergangsfilosoof Spengler niet meer te regenereren was, moest zijn cultuurfilosofie in dienst staan van de harde politiek van het Duits imperialisme en zijn nieuwe Caesars – de laatste fase van de Zivilisationsperiode. De laatste doet dus het licht uit.



De levensfilosofie van Oswald Spengler


De Duitse cultuurfilosoof was duidelijk een man van de moderne wereld, hij gebruikte heel wat moderne begrippen en had heel wat te danken aan Nietzsche. Frits Boterman wees hier in zijn biografie op. Toch merkt dezelfde auteur op dat Spengler zich ook verzette tegen de rationalistische en natuurwetenschappelijke werkelijkheidsconceptie van zijn tijd. Op die manier sloot de Duitser zich aan bij de filosofische stroming van de Lebensphilosophie, een verzameling van - zowel naar methodiek als naar afbakening van interessegebied – antirationalisten (19). De heer Boterman stelt vast dat – hoewel we het ons nog moeilijk kunnen voorstellen – het Leben hét centrale thema was in de Duitse filosofie tussen 1880 en 1930. De Lebensphilosophie legde de nadruk op het intuïtieve, irrationele en gevoelsmatige van het leven, en was gericht tegen het natuurwetenschappelijk positivisme. Spengler kwam dus met zijn cultuurfilosofie niet zomaar uit de lucht vallen in Duitsland. Zijn zoektocht naar de “achterliggende” waarheid lag in dezelfde lijn als Schopenhauer, Nietzsche, Dilthey, Freud en Sorel. De invloed van deze levensfilosofische school reikte ver, buiten Duitsland en in geheel Europa.

Frits Boterman onderneemt een meer dan verdienstelijke poging om de algemene lijnen van de Lebensphilosophie samen te vatten; wij geven de grote lijnen (20) :

De levensfilosofie gaat er in het algemeen van uit dat er geen transcendente realiteit bestaat, behalve het bestaan zelf. Het vertrekpunt is de Diesseitigkeit (het leven op aarde).
T.o.v. het primaat van het rationeel positivistisch denken stelden de levensfilosofen het primaat van het gevoel, de beleving, de intuïtie (de Tiefenerlebnis van Oswald Spengler). Belangrijk zijn dus de emotionele momenten die de mens zijn plaats in de totaliteit van het leven doen beleven.


Spengler moet worden gesitueerd in de brede stroom van deze Lebensphilosophie. Merkwaardig is wel dat hij hier niet helemaal in past : immers, Frits Boterman merkt op dat, hoewel de Duitser de natuurwetenschappelijke werkelijkheidsconceptie bestreed, hij haar bestaansrecht helemaal niet betwistte.

In bijlage, de drie vergelijkende tafels uit Der Untergang des Abendlandes, waarin Oswald Spengler steeds op een analoge manier enkele culturen naast elkaar zet.

Op het vlak van de filosofie en de geesteswetenschappen zette hij in deze vergelijking de volgende culturen naast elkaar : de Indische, de Antieke, de Arabische en tenslotte de Avondlandse cultuur.
In de 2e vergelijking – op het vlak van kunst : de Egyptische, de Antieke, de Arabische en de Avondlandse
En tenslotte op het vlak van de politiek : de Egyptische, de Antieke, de Chinese en de Avondlandse

De vergelijkende tabellen worden in de oorspronkelijke, Duitse taal gebracht, een Nederlandse vertaling heb ik immers niet gevonden.





3. JULIUS EVOLA – met Romeinse virtù




Belangrijkste werken van Julius Evola :

Julius-Evolaqqqq.jpg1926 L’uomo come potenza. I tantri nella loro metafisica e nei loro metodi di autorealizzazione magica.
1928 Imperialisme pagano. Il fascismo dinnanzi al pericolo euro-cristiano
1931 La tradizione ermetica. Nei suoi simboli, nella sua dottrina e nella sua “Arte Regia”
1932 Maschera e volto dello spiritualismo contemporaneo. Analisi critica delle principali correnti moderne verso il « sovranaturale ».
1934 Rivolta contro il mondo moderno
1937 Il mistero des Graal e la tradizione ghibellina dell’Impero
1950 Orientamenti. Undici punti
1953 Gli uomini e le rovine
1958 Metafisica del sesso
1961 Cavalcare la tigre
1963 Il cammino del Cinabro



De metafysica die Julius Evola (1898-1974) in zijn werken uiteenzet (in Rivolta, zijn hoofdwerk, maar ook in andere werken), en die hij steeds zelf heeft omschreven als “transcendent realisme”, omvat een involutionistische filosofie van de geschiedenis (van beter naar minder dus), gebaseerd op het dubbele axioma dat geschiedenis een proces van verval is, en de moderne wereld een fenomeen van decadentie. Deze geschiedenisfilosofie identificeert zich eigenlijk totaal met de wereld van de Traditie. Wat men in de moderne wereld als “politiek” omschrijft, betekent in het perspectief van de Traditie slechts een geheel van gedegradeerde vormen van een superieure vorm van politiek, gebaseerd op de ideeën van autoriteit, soevereiniteit en hiërarchie.


Involutie is de zin van de geschiedenis, zegt Julius Evola

Volgens Pierre-André Taguieff in Politica Hermetica, nr. 1, 1987 (21) is het Evoliaans denken eerder een denken over decadentie dan een denken over restauratie. Zijn radicale kritiek op de moderne wereld is even coherent als overtuigend, terwijl zijn politieke ideeën bepaald zijn door nostalgisch utopisme, irrealistisch – nog eens, volgens de auteur Taguieff. Hij (Evola) streeft een ideaal regime na, dat echter door elke historische realiteit wordt verraden, want in de realiteit omgezet. Dat is de voornaamste reden waarom wetenschapper Taguieff vindt dat Evola sterker staat in het bepalen van decadentie, dan in het neerpennen van politieke alternatieven. Maar zijn interpretatie en zijn onderzoek naar het decadentiebegrip bij Julius Evola is zo helder geschreven, dat wij hem in ons artikel
meermaals zullen moeten citeren.

Het thema van de decadentie kan elke aandachtige lezer terugvinden in alle vruchtbare periodes in Evola’s leven. Natuurlijk is er veel plaats voor het thema van zijn metafysica van de geschiedenis ingeruimd in het hoofdwerk, Rivolta, het volledige tweede deel van het werk. Het thema van de “decadentie” neemt een centrale plaats in in het werk van de Italiaanse filosoof : de fundamentele thesis is de idee van de decadente natuur van de moderne wereld, en is te vinden in de Rivolta (22). Maar ook in de andere werken, La dottrina del Risveglio. Saggio sull’ascesi buddista en Cavalcare la tigre en tenslotte Gli uomini e le rovine, zijn veel verwijzingen terug te vinden. Het voornaamste werk heeft als kern, de vraag hoe te reageren in een tijdperk van algemene, uitsluitende dissoluzione.

In tegenstelling tot heel wat moderne denkers, die vertrekken van een sociologische vaststelling van wat is en wat verkeerd loopt, vertrekt Evola in zijn studie over het begrip decadentie – en hierin is hij toch wel origineel – van de primordiale wereld van de Traditie, de oorspronkelijke Traditie, als absoluut referentiepunt. De moderne wereld wordt bestudeerd vanuit dit ijkpunt, en niet omgekeerd. Een drieledig standpunt : een axiologische visie, als een legitiem systeem van normen en als enige authentieke weg dus.
En de decadentie, aldus Evola, is een ziekte die al heel lang in deze samenleving sluimert, maar die geen mens durft uit te spreken. Ook bleven de symptomen lange tijd verborgen, door allerlei ogenschijnlijk positieve ontwikkelingen aan ons oog onttrokken. “De realiteit van de decadentie is nog verborgen door de idee van vooruitgang, door idyllische perspectieven, ons door het evolutionisme aangeboden” (23), gemaskeerd dus door de idee van vooruitgang, en “gesecondeerd door de superioriteit van de moderne beschaving”. Zo zal het gevoel van de val ons maar duidelijk worden tijdens de val zelf. Om weerstand te kunnen bieden, moet de kleine minderheid, aldus Evola, het referentiepunt, de Traditie, leren kennen. En de twee modellen die Evola naar voren schuift om het involutieproces dat de geschiedenis is, te leren kennen, ontwikkelt hij uit de traditionele leerstellingen : de doctrine van de 4 tijdperken en de wet van de regressie van de kasten.


De doctrine van de 4 tijdperken

In het tweede deel van zijn Rivolta stelt Julius Evola een “interpretatie van de geschiedenis op traditionele basis” voor (24). De geschiedenis evolueert niet, maar volgt het proces van regressie, van involutie, in de zin van het zich loskoppelen van de suprawereld, van het verbreken van de banden met het transcendente, van het macht van het “slechts menselijke”, van het materiële en het fysieke. Dit juist is het onderwerp van de doctrine van de vier tijdperken. En de moderne wereld past als gegoten in de vorm van het vierde tijdperk, de Kali Yuga, het IJzeren Tijdperk. Reeds Hesiodos beschreef de vier tijdperken als het Gouden Tijdperk, het Zilveren, het Bronzen en het IJzeren Tijdperk. Het zelfde thema vinden wij terug in de Hindoetraditie (satya-yuga – tijdperk van het zijn, de waarheid in transcendente zin, tretâ-yuga – tijdperk van de moeder, dvâpara-yuga – tijdperk van de helden, en kali-yuga of het sombere tijdperk) naast zovele andere mythen over zowat de ganse (traditionele)
Wereld. Evola heeft deze cyclustheorie van René Guénon, die ze opnieuw in Europa binnenbracht.

De metafysica van de geschiedenis had een belangrijk gevolg : als de geschiedenis inderdaad het proces van progressieve involutie volgt, van het ene, hogere tijdperk naar het lagere tijdperk, dan kan het eerste tijdperk – althans de doctrine – niet dat zijn van de primitief, van de barbaren, maar wel dat van een superieure staat van de menselijke soort. Het gevolg was dat Evola, naast andere auteurs, onmiddellijk ook de evolutietheorie afwees.

De metafysica van de geschiedenis schrijft een onontkoombaar lot voor, een onweerlegbare koers. Evola legt er de nadruk op dat “hetgeen ons in Europa overkomt, niet arbitrair of toevallig gebeurt, maar voortkomt uit een precieze aaneenschakeling van oorzaken” (25). En “net als de mensen hebben ook beschavingen hun cyclus, hun begin, hun ontwikkeling en hun einde… Zelfs als de moderne beschaving moet verdwijnen, zal ze zeker niet de eerste zijn die verdwijnt en ook niet de laatste…. Cycli openen zich en sluiten af. De traditionele mens was bekend met de doctrine van cycli en alleen de onwetendheid van de moderne mens heeft hem en zijn tijdgenoten doen geloven dat zijn beschaving, die haar wortels heeft in het tijdelijke en het toevallige, een ander en meer geprivilegieerd lot zou kennen” (26)

Wanneer begonnen zich de eerste tekenen van decadentie te manifesteren volgens de Italiaanse cultuurfilosoof ? “De eerste tekenen van moderne decadentie zijn reeds aan te wijzen tussen de 8ste en 6e eeuw voor Christus…. Het komt er dus op aan het begin van de moderne tijden te laten samenvallen met wat men de historische tijden heeft genoemd…. Binnen de historische tijden en in de westerse ruimte duiden de val van het Romeinse Rijk en de komst van het christendom een tweede etappe aan van de vorming van de moderne wereld. Een derde etappe tenslotte doet zich voor met het ineenstorten van de feodale en Rijkswereld van het Middeleeuwse Europa, en bereikt haar hoogtepunt met het humanisme en de reformatie. Van dan af aan, en tot in onze dagen, hebben machten – al dan niet openbaar – de leiding genomen van alle Europese stromingen op het materiële en spirituele vlak” (27)

De etappes van de decadentie – de wet van het verval van de kastes

Het is in het 14e en 15e hoofdstuk van het tweede deel van zijn Rivolta dat we de belangrijke uitleg krijgen over de objectieve wet van de val van beschavingen. Ook hier is er opnieuw zwaar tol aan René Guénon betaald, zoals ook P. A. Taguieff opmerkte (28). De wet van de vier kastes beantwoordt grotendeels aan de doctrine van de vier tijdperken, want in de vier kastes vindt men de waarden terug die volgens deze doctrine opeenvolgend domineerden in één van de vier tijdperken van de regressie. Voor Evola verklaart deze wet ten volle het involutieve karakter in alle sociaalpolitieke aspecten. In alle traditionele maatschappijen zou er een gelijkaardige stratificatie hebben bestaan : aan de top staan overal de vertegenwoordigers van de spirituele autoriteit, daarna de krijgsaristocratie, erop volgend de bezittende burgerlijke stand en tenslotte de knechten. Deze vier “functionele klassen” corresponderen aan bepaalde levenswijzen, elk met zijn eigen gezicht, eigen ethiek, rechtssysteem in het globale kader van de Traditie (29). “De zin van de geschiedenis bestaat nu juist in de afdaling van de macht en van het type van beschaving van de ene naar de andere van de vier kastes, die in de traditionele maatschappijen beantwoorden aan de kwalitatieve differentiering van de belangrijkste menselijke mogelijkheden” (30). Evola vatte in zijn autobiografisch werk Le chemin du cinabre deze regressie en het belang ervan voor de geschiedenis als volgt samen : “Na de val van die systemen die berustten op de zuivere spirituele autoriteit (“sacrale maatschappijen”, “goddelijke koningen”) gaat in een tweede fase de autoriteit over in handen van de krijgsaristocratie, in de cyclus van de grote monarchieën, waar het “goddelijk recht” van de soeverein nog slechts een restecho is van de waardigheid van de eerste leiders. Met de revolutie van de Derde Stand, met de democratie, het kapitalisme en de industrialisering gaat de effectieve macht over in handen van de derde kaste, de eigenaars van de rijkdom, met een even grote transformatie van het type van beschaving en van de heersende belangen. En uiteindelijk kondigen socialisme, marxisme en communisme – en realiseren het ook ten dele - de ultieme fase aan, de komst van de laatste kaste, de antieke kaste van de slaven, die zich organiseren en de macht veroveren. Zij zet de regressie door tot in de laatste fase” (31). Op de creditzijde van de Italiaanse filosoof mag in elk geval genoteerd worden dat hij ook op momenten dat het niet “opportuun” werd geacht, want men moest zijn beschermheer niet de haren in strijken, er steeds op gewezen heeft dat Europa door Amerika werd bedreigd : niet militair, maar politiek, economisch en vooral cultureel. Amerika, dat is voor Evola een perversie van de waarden, en deze perversie leidt onvermijdelijk tot bolsjewisme. Amerika doekte in Europa de laatste restanten op van een feodale en traditionele maatschappij. De Amerikaans liberale weg leidt de beschaving naar haar laatste fase. Metafysisch plaatst de Italiaan Amerika en Sojwet-Rusland in hetzelfde kamp : het zijn twee kanten van dezelfde munt. Communisme is de laatste fase van de involutie, die wordt voorafgegaan door de derde fase, die van de liberale bezitters.


De tweedeling van de beschaving : traditionele versus moderne maatschappij


Het zal onze aandachtige lezers natuurlijk al duidelijk geworden zijn dat er tussen moderne maatschappij en traditionele maatschappij een bijna letterlijk te nemen “onmacht tot communiceren” bestaat, toch in het concept van Julius Evola. En uit de wet van de regressie van de kasten valt al evenzeer een vergankelijkheid van de moderne wereld af te leiden, wat ook heel wat “modernen” zal choqueren. Het verdwijnen van de moderne wereld heeft voor de filosoof slechts “de waarde van het puur toeval” (32) En bovenop het beschavingspluralisme, waarover Spengler het heeft, moet u in Evola’s model rekening houden met het “dualisme van de beschaving”. Er is de moderne wereld en er zijn aan de andere kant die beschavingen die haar vooraf zijn gegaan, tussen die beiden is er een volledige breuk, het zijn morfologisch gezien totaal verschillende vormen van beschaving. Twee werelden waartussen bijna geen contact mogelijk is, want zelfs de betekenis van dezelfde woorden verschilt. Een begrip van de traditionele maatschappij is derhalve voor de grote meerderheid van de modernen onmogelijk (33).
En zoals in de vertaling van een artikel, dat wij in TeKoS (34) afdrukten, vermeld, kunnen tijds- en ruimtebeschavingen terzelfdertijd en naast elkaar bestaan. Moderne wereld en traditionele maatschappijen : twee universele types, twee categorieën.

Tekens van decadentie – diagnose van het heden als geheel van regressieve processen

Als denker van de Traditie heeft Julius Evola een misprijzen voor de moderne westerse wereld, en daarin wordt hij gevolgd én voorafgegaan door nogal wat denkers van de Conservatieve Revolutie. De symptomen waren voor de meeste auteurs in dezelfde hoek te zoeken, alleen over de remedies was men het minder eens. Ook het alternatieve staatsmodel, welk mechanisme de staats- of rijksordening moest leiden, was voor de meesten verschillend.

In hetzelfde artikel over het decadentiedenken van Julius Evola somt auteur Taguieff de symptomen op (35) :

1. Het egalitarisme, pendant van het universalisme van het joods-christelijk type. En Evola benadrukt de christelijke wortels van de egalitaire wortels.
2. Het individualisme. Samen met Guénon bestrijdt Evola het individualisme, want door het bestaan ervan wordt elke transcendentie genegeerd, te beginnen met die die “de persoon” belichaamt. De moderne vergissing : persoon met individu verwarren.
3. Het economisme, de overwaardering dus van productie (productiviteit, aanbidden van de afgod van de materiële vooruitgang, het integraal economisch materialisme, vergoddelijking van geld en rijkdom. Evola is schatplichtig aan Werner Sombart.
4. Het rationalisme, de ideologische implicaties van het paradigma van de “moderne wetenschap” – de neoreligie van de Vooruitgang, het scientisme – verwerping van elke contemplatieve gedachte t.v.v. een weten, gestuurd door een technische actie.
5. De ontbinding van de staat, van de macht, en vooral van de spirituele macht, van de idee zelf van hiërarchie, in en door democratie, liberalisme en communisme. De massificatie van de volkeren, zodat gedragingen, geëgaliseerd en geïnfantiliseerd, beter controleerbaar worden.
6. Het humanisme in zijn historische vormen: het humanisme of het humanitaire cosmopolitisme, de bourgeoisie met haar fundamentele sociale, morele en sentimentele aspecten, en het valse koppel van het liberaal utilitarisme (gericht op de opperste waarde van het welzijn, gebaseerd op de norm van profijt) en het “spiritueel evasionisme”.
7. De verschillende vormen van “seksuele revolutie”, met daarin de hegemonie van de vrouwelijke waarden (broederschap, veiligheid), de groeiende gelijkmaking en uitvlakken van de seksuele verschillen, het oprukken van psychoanalyse als “de demonie van de seksualiteit”, waardering van de “derde sekse”.
8. Het verschijnen van valse elites, oligarchieën van verschillende types, plutocratie, dictators en demagogen, moderne intellectuelen. Twee signalen onderzocht Evola nauwkeurig : het verlies aan zin voor aristocratie, de kracht ervan en de originele traditie, en aan de andere kant de ontbinding van de artistieke vormen, getuige daarvan de twijfel van de moderne muziek tussen intellectualisering en primitieve hypertrofie van zijn fysieke karakter.
9. De ondergang van hetgeen Evola superieure rassen noemt, ras niet te begrijpen in een biologische opvatting.
10. Opkomst van allerlei vormen van neospiritualisme, de zgn. tweede spiritualiteit, met een term eigen aan Spengler. Het vernielen van de traditionele vormen van religie en ascese, hertaald in een “humanitaire democratische moraal”. Evola omschrijft dit neospiritualisme als de evenknie, het evenbeeld van het westers materialisme.
11. De overbevolking. Evola behoort niet tot de natalistische vleugel van de Conservatieve Revolutie: bezorgd is hij niet door ontvolking, hij zoekt menselijke kwaliteit, géén kwantiteit.
12. Het totalitarisme, mogelijk gemaakt door het organisch concept van de staat te vernietigen, en belichaamd door een nieuwe paradoxale formatie : de idôlatrie van de staat en de atomisatie van de gemeenschap. Vanaf dan reflecteert hetgeen beneden is, niet meer hetgeen boven is, want er is geen boven meer. Elke afstand is afgeschaft. De totale horizontaliteit van de geatomiseerde maatschappij – de som van perfect uitwisselbare individuen – is de voorwaarde voor het verschijnen van de pseudostaat, die de totalitaire staat in wezen is.
13. Tenslotte het naturalisme in al zijn varianten : biologisme, materialisme, collectivisme, ja, zelfs nationalisme.

Slotopmerking : wat is decadentie voor Julius Evola ?


Het moet al duidelijk geworden zijn : de negatie van de Traditie is het beginpunt van decadentie en verval. Decadentie kan in de ogen van Evola het best omschreven worden als het toaal verlies aan “oriëntatie naar het transcendente” (36). Had ook Friedrich Nietzsche het niet over “God is dood” als beginpunt van het Europees nihilisme ? In die mate is de moderne maatschappij dan ook volledig tegengesteld aan de traditionele maatschappij en is de toegang naar het transcendente voor haar afgesloten. In zijn later werk Orientamenti zal de Italiaan de lijn doortrekken en noteren dat het antropocentrisme eigenlijk het begin betekent van de decadente moderniteit. Hierin ligt trouwens de scherpste kritiek van Evola aan het adres van Oswald Spengler, iets wat we nu gaan ontdekken.




4. JULIUS EVOLA OVER OSWALD SPENGLER


De twee belangrijke cyclisten, beiden actief in wat men later de Conservatieve Revolutie is gaan noemen, moesten elkaar vroeg of laten wel ontmoeten. Evola kwam een aantal keren in Duitsland spreken voor bvb. de Herrenclub, maar tot een ontmoeting tussen de beide filosofen is het nooit gekomen. We mogen ervan uitgaan dat Spengler de Italiaan niet kende en ook zijn werken niet had gelezen. Vergeten we trouwens niet dat het magnus opum van Evola pas in 1936 verschijnt, en dat Spengler hetzelfde jaar overleed. Maar Spengler kende bvb. ook de naam van Vico niet, wat erop kan duiden dat hij weinig kennis had over de Italianen. Evola kende het werk van Spengler wel, hij las alle werken van de Duitser, niet alleen Der Untergang des Abendlandes, maar ook zijn Jahre der Entscheidung. En in een tweetal artikels ging de Italaanse filosoof dieper in op de betekenis van Spengler voor het traditioneel denken en poogde hij tevens een traditionele kritiek te formuleren op de fundamenten van het Spengleriaans denken. Evola vertaalde Der Untergang des Abendlandes in het Italiaans in 1957 en vatte in zijn inleiding enkele punten van kritiek samen. Verder schreef hij in Vita Italiana in 1936 over de Duitse ondergangsfilosoof. De beide artikels werden in 1997 in het Frans vertaald en uitgegeven (37).

Voor Julius Evola is Spengler géén moderne auteur, in die zin dat hij met zijn werk het gevoel wekt reëel te zijn, te appelleren aan iets dat groter is dan zichzelf. De beschaving, aldus Spengler, ontwikkelt zich niet volgens het ritme van een continue vooruitgang naar de “beste” beschaving. Er bestaan slechts verschillende culturen, afzonderlijk van elkaar. Tussen culturen bestaan hoogstens verbindingen van analogie, maar er is géén continuïteit.
Evola merkt op dat dit de centrale ideeën van Spengler zijn, die op geen enkele manier terug te brengen zijn tot een persoonlijke filosofische stelling. Want op een of andere manier leefden dezelfde ideeën ook reeds in de antieke wereld, onder de vorm van cyclische wetten die de culturen en de volkeren leidden. Alleen, dit maakt ook direct dé grote zwakte uit van Spengler, want op geen enkel moment wordt er ook maar gewag gemaakt van het transcendente karakter van de cyclische wetten van de culturen : “Hij ontwierp zijn wetten als nieuwe naturalistische en deterministische wetten, als een reproductie van het somber lot dat planten en dieren (…) te wachten staat: ze worden geboren, groeien en verdwijnen. Zo had Spengler geen enkel begrip van de spirituele en transcendente elementen die aan de basis liggen van elke grote cultuur. Hij is de gevangene van een laïcistische stelling die de invloed onderging van de moderne ideeën van de levensfilosofie, het Faustisch activisme en het aristocratisch elitisme van Friedrich Nietzsche” (38). En Evola komt tot de essentie : Spengler heeft niet begrepen dat er boven de pluraliteit van culturen en hun ontwikkelingsfasen een dualiteit van cultuurvormen bestaat. Hij benaderde dit concept nochtans op het moment dat hij culturen in opgang plaatste tegenover culturen in neergang, en cultuur t.o.v. beschaving. Maar, zegt Evola, hij slaagde er niet in om de essentie van de tegenstelling bloot te leggen.

legromsss.gifDe Spengleriaanse opvatting van de aristocratische cultuur is schatplichtig aan Nietzsche, Julius Evola had er al op gewezen, de Duitse filosoof van Der Untergang zal er nooit van loskomen : “Het ideaal van de mens als een prachtig roofdier en een onverwoestbaar heerser bleef het geloofspunt van Spengler, en referenties naar een spirituele cyclus blijven bij hem sporadisch, onvolmaakt en verminkt vanuit zijn protestantse vooroordelen. De aanbidding van de aarde en de devotie voor de klassen van knechten, de graafschappen en de kastelen, intimiteit van tradities en corporatieve gemeenschappen, de organisch georganiseerde staat, het allerhoogste recht toegekend aan het ras (niet in biologische zin begrepen, maar in de zin van gedrag, van diep ingewortelde viriliteit), dit alles is het fundament van Spengler, waarin volkeren zich in de fase van de cultuur ontwikkelen. Maar eigenlijk is dit alles te weinig… In de loop van de geschiedenis is een dergelijke wereld eerder te vinden reeds als het gevolg van een eerste val. We bevinden ons dan in de cyclus van de “krijgersmaatschappij”, het traditionele tijdperk dat vorm krijgt eens het contact met de transcendente realiteit verbroken werd, en die ophoudt de creatieve kracht van de beschaving te zijn” (39). Oswald Spengler gaat dus in de eerste plaats niet ver genoeg in zijn analyses, en verder haalt hij ook niet de juiste referenties aan. Daarom, schrijft Julius Evola op pagina 11, “komt Spengler ons eerder voor als de epigoon van het conservatisme, van het beste traditionele Europa, die haar ondergang bezegeld zag in de Eerste Wereldoorlog en het ineenstorten van de laatste Europese rijken”.

Toch kan Evola zich vinden in de beschrijving van de beschaving in verval : “Massacultuur, anti-kwalitatief, anorganisch, urbanistisch en nivellerend, diep anarchistisch, demagogisch en antitraditioneel”. En verder wijdt hij enkele zinnen aan de twee wereldrevoluties die het Westen in Spengleriaans opzicht zullen nekken : “Een eerste, interne, heeft zich al gerealiseerd, de sociale revolutie van de massificatie en assimilatie (…). De tweede revolutie is zich aan het voorbereiden, de invasie van de gekleurde rassen, die zich in Europa vestigen, zich europeaniseren en die de beschaving naar hun hand zullen zetten” (40). En dan opnieuw de kritiek van de Italiaanse filosoof : als antwoord op deze bedreigingen “weet Spengler slechts het ideaal van het mooie beest op te roepen, het eeuwige instinct van de krijger, latent aanwezig in periodes van ondergang, maar klaar om op te springen als de volkeren zich in hun vitale substantie bedreigd voelen (…). Dit beantwoordt volledig aan de visie van een tragische Faustische ziel, dorstend naar het eeuwige, wat voor Spengler juist model stond voor het Leitmotiv van de westerse cyclus”. Deze weg vindt Evola zeer vaag en onduidelijk, want de opkomst van de grote rijken, met hun binoom massa-Caesar, waren de emanatie van de kanker van het vernietigend cosmopolitisme, van het demonisch karakter van massa’s en dus uitingen van de decadentie zelf. Het echte alternatief zou er juist in bestaan de massa’s als massa te vernietigen en in haar nieuwe articulaties te provoceren, nieuwe klassen, nieuwe kasten (41). Niets van dit alles bij Spengler, stelt Evola bijna teleurgesteld vast, er is maar één ankerpunt, zijn Pruisen, zijn Pruisisch ideaal. Spengler zag Pruisen niet in nationale dimensies, maar eerder als een levenswijze : niet hij die in Pruisen is geboren, kan zich Pruis noemen, maar “dit type kan men overal vinden, het is een teken van ras, van gedisciplineerde toewijding, van innerlijke vrijheid in het uitvoeren van de taak, autodiscipline”. Evola besluit met te stellen dat dit Pruisen op zijn minst een solide traditioneel referentiepunt is, maar betreurt toch dat Spengler niet verder is gegaan.


5. ENKELE VERDIENSTEN VAN DE BEIDE HEREN

De betreurde Armin Mohler vatte de betekenis van Oswald Spengler in een aantal rake punten samen. Wij kunnen de voornaamste punten bij uitbreiding ook toepassen op de Italiaanse ondergangsauteur :

Spengler trekt in crisissituaties ondergrondse stromingen van het denken met een radicaliteit in het bewustzijn, wat voor hem hoogstens door een Georges Sorel werd voorgedaan. En die gedachtenstroming is een denken over de realiteit, gestart door de Stoa en Herakleitos, dat vanaf de start afzag van valse troostende gedachten of van de voorspiegeling van ordenende systemen. Dit denken – dat ook dat van Spengler is – staat boven elk optimisme of pessimisme. Geschiedenis is een in elkaar lopend proces van geboorten en ondergang en er blijft de mens niets anders over dan deze realiteit met heroïsche aanvaarding te ondergaan.

Een tweede verdienste, schrijft Mohler, is het opnieuw in baan brengen van het cyclisch denken, vanuit een stroom van Europese en buiten-Europese denkers. T.o.v. het aan invloed winnende liniair denken - zeker na de overwinning van het liberaal kapitalistische mens- en maatschappijbeeld - is het nodig en noodzakelijk dat een alternatief, ook op intellectueel vlak, geboden wordt op de vooruitgangsidee (42). De originaliteit bestaat hierin dat hij het organisch concept van de Duitse Romantiek overbracht op de cyclische gedachte en deze van toepassing verklaarde op zijn acht cultuurkringen. Hij combineerde de cyclische idee met het probleem van de decadentie en het verval van de cultuur. Een fundamentele breuk dus met de optimistische liberale vooruitgangsidee, en vooral nuttig in het doorprikken van de zeepbel, als zou er slechts één manier bestaan om naar de wereld te kijken.

Werd er van wetenschappelijke hoek vaak kritiek uitgebracht op de cyclische cultuurfilosofen – vooral het determinisme werd als onwetenschappelijk van de hand gewezen – dan is diezelfde kritiek even goed van toepassing gebleken op het liniaire beeld van de geschiedenis : ook hier speelt een determinisme mee, dat wetenschappelijke kringen al evenmin kunnen accepteren. Match nul, zullen wij maar zeggen, of is de eerste helft pas gespeeld ? Het is belangrijk te beseffen dat Spengler er samen met Toynbee, Sorokim Pitrim en anderen, voor heeft gezorgd dat de liniaire geschiedenisfilosofie – een uitvloeisel van de drie monotheïstische godsdiensten en hun wereldlijke realisaties – een cyclisch geschiedenisbeeld tegenover zich kreeg, dat eerder of opnieuw aanknoopte bij de oude, heidense, polytheïstische godsdiensten : een tijdlang hield de liniaire geschiedenisfilosofie vol, dat zij en zij alleen wetenschappelijke waarde had. Sinds het oprukken van de cyclische geschiedenisfilosofie kan zij dit niet meer volhouden.

Tenslotte heeft niemand zo duidelijk en onverbiddelijk als Spengler gewezen op de sterfelijkheid en vergankelijkheid van culturen en tot het einde toe doorgedacht. Sommige one-liners moeten toch doen denken : “De blanke heersers zijn van hun troon gestoten. Vandaag onderhandelen zij waar ze gisteren nog bevalen en morgen zullen ze moeten smeken om nog te mogen onderhandelen. Ze hebben het bewustzijn verloren van zelfstandigheid van hun macht en ze merken het niet eens”.


De verdienste van Julius Evola in dit alles : de Italiaanse filosoof verruimde de blik van Spengler en voegde er een transcendente, spirituele dimensie aan toe. Verder wees hij erop dat het proces van het sombere tijdperk, de finale fase dus, zich eerst bij ons heeft ontwikkeld. Daarom is het niet uitgesloten dat we ook de eersten zullen zijn om het nulpunt te passeren, op een moment waarop andere beschavingen zich nog in de fase van ontbinding zullen bevinden.



Voetnoten


(1) Weismann, K., Het rechtse principe, TeKoS, nr. 113, pag. 5
(2) Kaltenbrunner, G-K, Europa, Seine geistigen Quellen in Porträts aus zwei Jahrtausenden, regio – Glock und Lutz, Sigmaringendorf, 1987, pag. 36 e.v.
(3) Huntington, S., Botsende beschavingen, Uitgeverij Anthos, Baarn, 1997, ISBN 90 763 4115 x
(4) Cliteur, P., Tegen de decadentie, Arbeiderspers, Amsterdam, 2004, 223 blz., 16,95 euro)
(5) Weismann, K., Die heroische Existenz im Geistigen, in Junge Freiheit, nr. 6/04, 30 januari 2004, pag. 17
(6) Freund J., Evola ou le conservatisme révolutionnaire, in Guyot-Jeannin, A., Julius Evola, Les dossiers H, L’Age d’Homme, Lausanne, Suisse, 1997, pag. 187
(7) Weissmann, K., Het rechtse principe, TeKoS, nr. 113, pag. 5
(8) Spengler, O., Der Untergang des Abendlandes. Umrisse einer Morphologie der Weltgeschichte, Verlag C. H. Beck, München, 1973, eerste uitgave 1923,1249 pagina’s
(9) Evola, J., Rivolta contro il mondo moderno, Ulrico Hoepli, Milano, 1934, 482 pagina’s
(10) Boterman, F., Oswald Spengler, Der Untergang des Abendlandes, Cultuurpessimist en politiek activist, Van Gorcum, Assen/Maastricht, 1992, ISBN 90-232-2695-X, 402 pagina’s.
(11) Kaltenbrunner, G-K, Europa, Seine geistigen Quellen in Porträts aus zwei Jahrtausenden, Regio – Glock und Lutz, Sigmaringendorf, 1987, pag. 396
(12) Kaltenbrunner, G-K, Europa, Seine geistigen Quellen in Porträts aus zwei Jahrtausenden, Regio – Glock und Lutz, Sigmaringendorf, 1987, pag. 397-398
(13) Boterman, F., Kultur versus Zivilisation: Oswald Spengler en Nietzsche, in Ester, H., en Evers, M., In de ban van Nietzsche, Damon, Dudel, 2003, pag. 161-176
(14) Spengler, O., Untergang des Abendlandes, pag. 3
(15) Strong, T. B., Oswald Spengler – Ontologie, Kritik und Enttäuschung, in Ludz, P. C., Spengler heute, München, 1980, pag. 88
(16) Mann, T., Betrachtungen eines Unpolitischen, geciteerd in Ester, H., en Evers, M., In de ban van Nietzsche, Damon, Dudel, 2003
(17) Evers, M., Het probleem van de decadentie : Thomas Mann en Nietzsche, in Ester, H., en Evers, M., In de ban van Nietzsche, Damon, Dudel, 2003, pag. 130
(18) Boterman, F, Kultur versus Zivilisation: Oswald Spengler en Nietzsche in Ester, H., en Evers, M., In de ban van Nietzsche, Damon, Dudel, 2003, pag. 175 e.v.
(19) Boterman, F., Oswald Spengler, Der Untergang des Abendlandes, Cultuurpessimist en politiek activist, Van Gorcum, Assen/Maastricht, 1992, pag. 67
(20) Boterman, F., Oswald Spengler, Der Untergang des Abendlandes, Cultuurpessimist en politiek activist, Van Gorcum, Assen/Maastricht, 1992, pag. 68
(21) Politica Hermetica, nr. 1, Métaphysique et Politique – René Guénon, Julius Evola, L’Age d’Homme, Paris, 1987, 204 pagina’s
(22) Evola, J., Rivolta contro il mondo moderno, misschien gemakkelijkst in zijn Franse vertaling te lezen. Révolte contre le monde moderne, Les Editions de l’Homme, Montréal-Brussel, 1972, 501 pagina’s
(23) Evola, J., Révolte contre le monde moderne, Les Editions de l’Homme, Montréal-Brussel, 1972, pagina 9
(24) Evola, J., Il cammino del Cinabro, in Franse vertaling te lezen : Le chemin du Cinabre, Archè, Milano, 1982, pagina 123-124
(25) Evola, J., Révolte contre le monde moderne, Les Editions de l’Homme, Montréal-Brussel, 1972, pagina 487
(26) Evola, J., Révolte contre le monde moderne, Les Editions de l’Homme, Montréal-Brussel, 1972, pagina 493
(27) Evola, J., Révolte contre le monde moderne, Les Editions de l’Homme, Montréal-Brussel, 1972, pagina 493 e.v.
(28) Taguieff, P. A., Julius Evola, penseur de la décadence, in Politica Hermetica, nr. 1, Métaphysique et Politique – René Guénon, Julius Evola, L’Age d’Homme, Paris, 1987, p. 27
(29) Evola, J., Le chemin du cinabre, Arché-Arktos, Carmagnola, 1982, pagina 125
(30) Evola, J., Révolte contre le monde moderne, Les Editions de l’Homme, Montréal-Brussel, 1972, pagina 449
(31) Evola, J., Le chemin du cinabre, Arché-Arktos, Carmagnola, 1982, pagina 125
(32) Evola, J., Révolte contre le monde moderne, Les Editions de l’Homme, Montréal-Brussel, 1972, pagina 12
(33) Evola, J., La tradition hermétique, Ed. Traditionelles, Paris, 1975, pagina 26
(34) Evola, J., Waarom tijdsbeschavingen en ruimtelijke beschavingen een verschillende geschiedenis hebben, in TeKoS, nr. 57, pagina 13 en volgende
(35) Taguieff, P. A., Julius Evola, penseur de la décadence, in Politica Hermetica, nr. 1, Métaphysique et Politique – René Guénon, Julius Evola, L’Age d’Homme, Paris, 1987, p. 31 en volgende
(36) Evola, J., Chevaucher le tigre, Trédaniel, Paris, 1982, pagina 269
(37) Evola, J., L’Europe ou le déclin de l’occident, Perrin & Perrin, 1997
(38) Evola, J., L’Europe ou le déclin de l’occident, Perrin & Perrin, 1997, pagina 7-9
(39) Evola, J., L’Europe ou le déclin de l’occident, Perrin & Perrin, 1997, pagina 10
(40) Evola, J., L’Europe ou le déclin de l’occident, Perrin & Perrin, 1997, pagina 14
(41) Ibidem
(42) Evola, J., L’Europe ou le déclin de l’occident, Perrin & Perrin, 1997, pag. 15-16
(43) Mohler, A., Oswald Spengler (1880-1936) in Criticon, nr. 60-61, pagina 160-162

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lundi, 08 février 2010 | Lien permanent

Walter Flex: une éthique du sacrifice au-delà de tous les égoïsmes

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Robert STEUCKERS:

Walter Flex: une éthique du sacrifice au-delà de tous les égoïsmes

 

Né à Eisenach en 1887, Walter Flex a grandi dans une famille de quatre garçons: son frère aîné, Konrad, qui a survécu à la tourmente de la guerre, et deux cadets, Martin, qui mourra des suites de ses blessures et d'une pneumonie en 1919, et Otto, qui tombera en France en 1914. Son père décèdera en juillet 1918 et sa mère en octobre 1919. Konrad Flex, seul survivant de cette famille unie, préfacera en 1925 les deux volumes des œuvres complètes de son frère. Le père Rudolf Flex était un grand admirateur de Bismarck; esprit religieux, mais éloigné des églises, il est un croyant plus ou moins panthéiste, proche de la nature, qui s'engage résolument dans un combat politique national-libéral, pétri de l'esprit du «Chancelier de Fer». A l'occasion, Rudolf Flex rédige des poèmes ou des petites pièces de théâtre d'inspiration nationale, que jouent en partie sa propre femme et ses enfants. Homme du peuple, issu de lignées de paysans et d'artisans, parfaitement au diapason de ses concitoyens, Rudolf Flex s'intéresse au dialecte d'Eisenach, sur lequel il publie deux petits travaux de philologie. Sa mère, née Margarete Pollack, lui transmet un héritage plus précis, bien qu'hétérogène à première vue: enthousiasme pour l'aventure prussienne et l'éthique qui la sous-tend, religiosité encadrée par l'église évangélique, culte du premier empereur Hohenzollern. Dans la transmission de cet héritage, explique Konrad Flex, il n'y a aucune sécheresse: Margarete Pollack-Flex possède les dons de l'imagination et de la narration, assortis d'une bonne culture littéraire. La mère des quatre frères Flex a de nombreuses activités publiques dans les œuvres de bienfaisance de la ville d'Eisenach, notamment dans les associations caritatives placées à l'enseigne du roi de Suède, Gustave-Adolphe, champion de l'Europe septentrionale protestante au XVIIième siècle. Cet engagement social dans le cadre protestant-luthérien montre l'impact profond de ce protestantisme national dans le milieu familial de Walter Flex. Les associations caritatives protestantes tentaient de faire pièce à leurs équivalentes catholiques ou socialistes. Pendant la guerre, Margarete Pollack-Flex s'est engagée dans les associations qui venaient en aide aux soldats revenus du front.

 

Konrad Flex conclut: «L'intérêt pour les choses de l'Etat et pour l'histoire, la volonté d'œuvrer dans les affaires publiques, la volonté de créer une œuvre littéraire, de dominer la langue par la poésie, l'humour, le talent d'imiter les paroles des autres et le sens des arts plastiques sont des qualités que Walter Flex a essentiellement hérité de son père; en revanche, sa mère lui a légué cette pulsion décidée et consciente d'accomplissement de soi et de négation de soi dans un cadre éthique, un sens aigu de l'observation de soi, l'imagination, le talent narratif, la pensée abstraite, un intérêt fort motivé pour la philosophie et, dans une moindre mesure, le souci des questions sociales».

 

Le jeune Walter Flex rédigera très tôt, à onze ans, ses premiers poèmes et sa première pièce de théâtre. Son tout premier poème fut rédigé à l'occasion du décès du Prince Bismarck. Pendant la guerre des Boers, il a pris passionnément le parti des colons hollandais, allemands et huguenots en lutte contre l'armée britannique. Ce sera encore l'occasion de quelques poèmes. A dix-sept ans, une petite pièce de théâtre, intitulée Die Bauernführer (Les chefs paysans) est jouée dans son Gymnasium et connaît un indéniable succès. Un peu plus tard, le lycéen Walter Flex rédige un drame plus élaboré, Demetrius,  basé sur une des thématiques les plus poignantes de l'histoire russe, débutant par la mort mystérieuse de Dmitri, fils d'Ivan le Terrible, vraisemblablement assassiné; à la suite de la mort de ce dernier descendant direct du chef varègue Rurik, trois faux Dmitri revendiquent successivement le trône occupé par Boris Goudounov, plongeant la Russie dans une suite ininterrompue de guerres civiles au début du XVIIième siècle. La version définitive de ce drame de Walter Flex ne paraîtra que quelques années plus tard, quand il sera à l'université. Le Théâtre de la Ville d'Eisenach le jouera en 1909.

 

Après le Gymnasium, il étudiera la philologie germanique et l'histoire à Erlangen et à Strasbourg entre 1906 et 1910. Pendant ses années d'études, il adhérera à une corporation d'étudiants, la Bubenruthia. Malgré un handicap à la main droite, qui le forçait à être gaucher, il était bon en escrime et redouté par ses challengeurs dans les duels traditionnels des étudiants allemands (la Mensur). Le 31 octobre 1910, il défend son mémoire sur «le développement de la problématique tragique dans les drames allemands sur la thématique de Demetrius, de Schiller à aujourd'hui».

 

De 1910 à 1914, il deviendra le percepteur des enfants de la famille Bismarck. D'abord de Nicolas de Bismarck, puis de Gottfried et Wilhelm. Outre cette fonction de précepteur, il assume la tâche de ranger et de classer les archives de la famille. Ce qui lui donne l'occasion de rédiger sa nouvelle historique Zwölf Bismarcks  (= Douze Bismarcks) et sa tragédie Klaus von Bismarck.  Ces ouvrages paraissent en 1913; la tragédie est jouée la même année au Théâtre de la Cour à Cobourg en présence du Duc. Ces récits sont pour l'essentiel pure fiction; il ne s'agit donc pas d'une chronique sur la famille Bismarck mais l'intention de l'auteur est de camper des profils psychologiques, qui affrontent le réel, le modèle selon leurs canons éthiques, politiques ou esthétiques ou connaissent l'échec en restant stoïques. En 1913, il publie également Die evangelische Frauenrevolte in Löwenberg (La révolte protestante des femmes à Löwenberg), au profit de la Gustav-Adolf-Frauenverein (Association féminine Gustav-Adolf) que présidait sa mère.

 

Ensuite Walter Flex devient précepteur des enfants du Baron von Leesen à Retchke en Posnanie. C'est là qu'il se trouve quand éclate la guerre en août 1914; il se porte tout de suite volontaire, en dépit de sa légère infirmité à la main droite qui l'avait auparavant dispensé du service militaire. Armé de ses convictions éthiques et stoïques, il se jure de mobiliser tous ses efforts pour vaincre les résistances du terrain, de la souffrance, de ses faiblesses physiques. Il demande à servir dans l'infanterie. Soldat-poète, ses vers enthousiasmeront ses contemporains, engagés sur tous les fronts d'Europe. Walter Flex combattra d'abord sur le front occidental, dans la Forêt d'Argonne. C'est le 3 octobre 1914 qu'il pénètre sur le territoire français avec son régiment. Il écrit, le 5, à ses parents: «Au moment où, avant-hier, nous franchissions la frontière française, il y avait un magnifique clair de lune à trois heures du matin. Nous pensions à la scène du Serment de Rütli dans le récit de Guillaume Tell et nous nous en sommes réjouis. Hier nous avons eu une longue marche, que je n'ai pas trouvé extraordinaire; nous avons pris nos quartiers de nuit dans la paille d'une écurie: au-dessus de nous un ciel tout éclairé par la lune que nous contemplions à travers le trou percé dans le toit par un obus. Du côté des hauteurs devant nous, vers lesquelles nous marchions, nous entendions le fracas des canons et le crépitement des fusils. Pendant la nuit nous pouvions apercevoir le bombardement de Verdun. Au-dessus des collines, des ballons captifs. Hier soir, j'ai passé la soirée autour d'un feu avec trois femmes françaises, heureuses d'entendre quelqu'un leur parler dans leur langue; elles me répétaient sans cesse: nous aussi nous serons Allemands».

 

Le 7 octobre, toujours dans une lettre à ses parents, sa philosophie générale de la guerre se précise: «Nos souffrances sont très grandes, mais c'est un sentiment sensationnel d'engager ses forces dans la lutte de notre peuple pour son existence». Quelques jours plus tard: «Le froid des nuits dans les hauteurs ardennaises nous transperce les os quand on est couché en plein champ ou dans les tranchées. Malgré cela, c'est un sentiment extraordinaire de se sentir membre de cette fraternité de fer qui protège notre peuple». Jamais la tendresse n'est absente quand il écrit à sa mère: «Très chère maman! Hier je t'ai envoyé trois violettes cueillies devant nos tranchées, et la première chose que je reçois aujourd'hui et qui m'illumine de joie, c'est ton cher courrier de campagne qui contient trois petites violettes d'Eisenach. N'est-ce pas l'adorable symbole de notre communauté de cœur?». A la veille de Noël, le 17 décembre 1914, nous trouvons cette première réflexion importante sur la mort, suite à la disparition de son jeune frère Otto: «Je pense que, réunis tous en cette veillée sacrée à Eisenach, vous lirez ma lettre. Pour nous tous, c'est un jour grave, difficile, mais qui reste beau tout de même. Comme moi, vous penserez à notre Petzlein (= Otto) et à toutes les touchantes transformations qu'a connues ce jeune être de vingt ans, vous penserez tantôt au bambin en tablier tantôt au jeune randonneur aux yeux graves, intelligents et bons, et il sera presque vivant au milieu de la pièce où vous célèbrerez la Noël. Mais ces souvenirs ne doivent pas nous affaiblir. Nous devons rester modestes et savoir que, nous les vivants, ne pourrons jamais voir, avec nos sens amoindris et malhabiles, la dernière et sans doute la plus belle des mutations de l'être aimé, mutation qui l'a arraché à notre cercle et l'a placé au-dessus de nous, sans pour autant mettre fin aux effets qu'il suscite encore en nous et par nous. Sans doute ceux que nous appelons les morts ressentent-ils l'état dans lequel nous nous trouvons, nous, les vivants, comme un état antérieur à la naissance et ils attendent que nous venions, après eux, à la vraie vie. La mort et la naissance ne me semblent pas être en opposition, mais sont comme des stades supérieur et inférieur dans le développement de la vie... Ceux qui sont tombés pour le soleil de leur terre et pour protéger la joie des générations futures ne veulent pas que nous les trahissions par des deuils qui ne sont indices que de nos faiblesses, des deuils qui ne pleurent que la part que nous aurions pu avoir dans les moissons de leur vie. Une douleur sans limite est si terne, si dépourvue de vie, alors que nos chers morts sont tombés pour que nous soyions forts en nos cœurs et en nos œuvres. Nous n'avons pas le droit de regarder l'éclat des bougies de Noël avec les yeux embués de larmes, parce qu'elles nous renvoient comme le reflet d'une âme aimée, lointaine mais tout de même si proche!...».

 

Au printemps de 1915, Walter Flex est envoyé au Warthelager (Le Camp de la Warthe), pour y subir une formation d'officier. C'est là qu'il rencontrera Ernst Wurche. L'été venu, le climat plus clément, Walter Flex écrit à ses parents, le 2 juin, cette lettre qui exprime la joie de la vie militaire en campagne sur le Front de l'Est, avec des mots d'une simplicité qui étonne, où l'éternité des choses de la nature semble primer par rapport au cataclysme guerrier qui embrase l'Europe d'Ouest en Est. Cette lettre du 2 juin 1915 est aussi la première qui fait mention de Wurche: «C'est en direction de cette languette de terre, à l'Ouest [du Lac Kolno], que j'ai commandé une patrouille il y a quelques jours; j'ai brisé la résistance d'un détachement russe de 23 hommes avec mes quatre gaillards; j'ai personnellement capturé un Yvan dans le marais; il nous a communiqué des renseignements intéressants. Le pistolet Mauser qui j'ai acheté avec notre chère maman m'a donc porté bonheur. Je me sens très heureux dans ma nouvelle position et, sans doute, ce moment est-il le plus heureux de ma vie. Cette nuit, j'ai occupé une nouvelle position avec mon peloton; elle doit encore être aménagée. Je viens d'instruire mon état-major de chefs de patrouille des plans de travail et j'ai réparti les postes. Dans mon dos, il y a un petit pavillon d'été non encore entièrement construit, que je pourrai sans doute occuper dès demain. Cette nuit, j'ai servi de pâture aux moustiques dans la forêt. Parmi mes hommes, il y a beaucoup de gars bien, utilisables, beaucoup sont de Rhénanie et, quand ils parlent, ils me rappellent Bonn et notre cher Petzlein. Mon ordonnance Hammer est lui aussi Rhénan, c'est un garçon jardinier fort habile qui aménage tout autour de moi avec grand soin et beaucoup de complaisance. Un jour, il m'a dressé une table de jardin sous de hauts sapins, et c'est là que je suis en ce moment et que je vois le soleil et les moustiques jouer au-dessus du marais et de la forêt...  Avec moi, il y a un Lieutenant issu de Rawitsch  —Wurche—  détaché par les “50” à la même compagnie, c'est un fameux gaillard, dont j'apprécie beaucoup la présence. Ne vous faites pas de souci pour moi. J'aime vous raconter des petites choses et d'autres sur mon vécu quotidien et je sais que je puis le faire sans vous inquiéter».

 

Le 24 août, Flex a le pénible devoir d'envoyer une lettre aux parents du Lieutenant Wurche, annonçant la mort de leur fils au combat. «Jamais je n'ai tant eu de peine à écrire une lettre mais j'ai demandé au chef de compagnie de votre cher fils de me permettre d'être le premier à vous écrire et à vous dire ce que Dieu vient d'infliger à votre famille. Car je voulais que l'annonce de la mort héroïque de votre garçon, si formidable, si bon, soit faite par un homme qui l'aimait. Depuis la mort de mon propre frère cadet, il y a presque un an, rien ne m'a touché aussi profondément que la mort de votre fils, mon excellent ami, de cet homme fidèle et droit, chaleureux et sensible à l'égard de tout ce qui est beau et profond. Mais permettez-moi de vous dire que, après sa mort, quand je me suis agenouillé pour prendre longuement, silencieusement, solitairement congé de lui, et que j'ai regardé son visage pur et fier, je n'ai eu qu'un seul souhait pour ses parents: s'ils pouvaient le voir couché comme je le vois, ils accepteraient plus sereinement leur douleur. En effet, leur fils Ernst avait toujours su susciter de la joie en mon cœur le plus profond parce que ses sentiments étaient toujours d'une exceptionnelle clarté, parce qu'il ignorait la peur qui tenaille si souvent les hommes et parce qu'il était toujours prêt en son âme à accepter tous les sacrifices que Dieu et sa patrie lui auraient demandés. Et le voilà étendu devant moi, il avait consenti au sacrifice suprême et ultime et sur ses traits jeunes, je lisais l'expression solenelle et formidable de cette sublime disposition d'âme, de ce don de soi, reposant dans la volonté de Dieu. Nous, votre cher fils et moi-même, nous nous trouvions la nuit dernière, chacun à la tête de nos services de garde respectifs, séparés par une distance d'environ trois kilomètres, sur les hauteurs bordant le lac, à Simno, à l'Ouest d'Olita. Soudain, le téléphone de campagne de la dixième compagnie, à laquelle il avait été très récemment affecté, m'apprend que le Lieutenant Wurche est tombé face à l'ennemi en effectuant sa patrouille. J'ai attendu, le cœur complètement déchiré, pendant toute cette longue nuit, parce que je ne pouvais pas abandonner mon poste, et, enfin, peu après quatre heures du matin, à bord d'une charrette russe, j'ai pu me rendre à Posiminicze, où il était basé en tant que responsable de la garde et où l'on avait ramené son corps. Une main devait l'amener au repos éternel, une main appartenant à quelqu'un qui l'aimait d'un amour fraternel, sans qu'il n'en soit sans doute entièrement conscient. C'est alors que je me suis trouvé devant lui, que j'ai vu la fierté tranquille et la paix dominicale de son visage pur et que j'ai eu honte de ma douleur et de mon déchirement.

 

Ernst était parti en patrouille pendant la nuit, pour aller voir à quelle distance s'étaient retirés les Russes qui fléchissaient et abandonnaient les positions qu'ils occupaient face à nous. Il a rampé seul, selon son habitude de chef de s'engager toujours en tête, il a avancé ainsi à 150 mètres devant ses hommes face à une position russe, dont ne ne savions pas si elle était encore occupée ou non. Une sentinelle ennemie l'a remarqué et a aussitôt fait feu sur lui. Une balle lui a traversé le corps, en lacérant plusieurs grosses veines, ce qui a provoqué la mort en peu de temps. Ses hommes l'ont ramené de la ligne de feu. Quand ils le portaient, l'un d'eux lui a demandé «Ça va ainsi, mon Lieutenant?». Il a encore pu répondre, calme comme toujours, «Bien, très bien». Il a alors perdu connaissance, et est mort sans souffrir.

 

Ce matin, je me suis hâté d'arriver à Posiminicze, afin de faire préparer sa tombe de héros, sous deux beaux tilleuls dressés devant une ferme lettone, se trouvant dans un petit bois à l'Ouest du Lac de Simno. Dans la tombe toute bordée de verdure, je l'ai fait descendre, portant tout son équipement d'officier, avec son casque et sa baïonnette; dans la main je lui ai glissé une grande tige de tournesol, avec trois belles fleurs dorées. Sur le petit monticule recouvert de gazon, se dressent une autre fleur de tournesol et une croix. Sur celle-ci figure l'inscription: “Lieutenant Wurche, R.I. 138, mort pour la patrie, le 23.8.1915”. Enfin, sur la croix, j'ai accroché une couronne tressée de cent fleurs aux couleurs éclatantes; pour la confectionner, ses hommes ont pillé tous les parterres des paysans lettons. Votre Ernst repose dans la plus belle tombe de soldat que je connaisse. Devant la tombe ouverte, j'ai récité un “Notre Père”, dont les paroles se sont noyées dans mes larmes, et j'ai jeté les trois premières poignées de terre sur lui, ensuite, ce fut le tour de sa fidèle ordonnance, puis de tous les autres. Ensuite, j'ai fait fermer et décorer la tombe, comme je vous l'ai décrite. J'ai demandé à un dessinateur, que j'ai fait venir de ma propre compagnie, de réaliser pendant la cérémonie un petit dessin du modeste tumulus sous lequel repose notre héros. Je vous le ferai parvenir dès qu'il sera possible de faire ce genre d'envoi, avec une esquisse en forme de carte indiquant le lieu, de même que ses objets de valeur. Je demande à notre compagnie de vous faire parvenir, à votre adresse, ses affaires personnelles. Je dois cependant vous dire que de tels envois venus du front demandent souvent beaucoup de temps. Mais vous recevrez assez vite le dessin de sa tombe, du moins si Dieu me laisse la vie. Comme l'ordre de marche vient d'arriver par le téléphone de campagne, je dois partir au galop jusqu'à mon poste de garde et m'élancer, à la tête de ma compagnie, à la poursuite de l'ennemi qui recule. Nous allons emprunter le chemin qu'il a découvert en fidèle éclaireur avec sa patrouille au sacrifice de sa vie. Maintenant, nous nous terrons dans une ferme que les Russes bombardent au shrapnel et nous attendons les ordres de la division. Je profite de ce bref répit qui me reste, pour vous écrire ce message de deuil sur ces fiches de rapport (c'est le seul papier que j'ai sur moi). Que Dieu donne à vos cœurs de parents une parcelle de la force et de la fierté de son âme héroïque! Croyez-moi, donnez-lui ce dernier témoignage d'amour, en acceptant sa mort comme il en a été digne, et comme il l'aurait souhaité! Que Dieu permette que ses frères et sœurs, à qui il vouait un grand amour fraternel, grandissent pareils à lui en fidélité, en bravoure, avec une âme aussi vaste et aussi profonde que la sienne! Avec mes sentiments les plus respectueux. Dr. Walter Flex, Lieutenant de réserve».

 

Dans une lettre à ses propres parents, le 29 août, il fait un récit plus concis de la mort de son camarade, mais exprime aussi d'autres sentiments, impossibles à dire au père et à la mère de Wurche, dans une première lettre de circonstance: «Wurche est mort. Il est tombé lors d'une reconnaissance audacieuse, en commandant un poste de garde à Posiminicze sur les rives du Lac Simno. Moi, j'étais de garde à Zajle  —à cinq kilomètres de là—  et j'ai appris la nouvelle par le téléphone de campagne et je n'ai pu me rendre auprès de lui que le matin, car je ne pouvais pas abandonner mon poste. A cinq heures, notre bataillon devait reprendre la marche et je n'ai donc eu qu'une heure et demie pour le voir une dernière fois et le faire enterrer. J'ai dû, revolver au poing, forcer un paysan à atteler un équipage et à me conduire à travers champs à P. J'ai enterré ce fidèle compagnon entre deux tilleuls et j'ai placé entre ses mains une fleur de tournesol aussi haute qu'un homme, avant qu'on ne le descende dans la tombe. Ses derniers mots, avant de partir pour son poste de garde, ont été: «Flex, revenez donc encore me voir à P.!». Je lui ai répondu que moi aussi j'étais de garde. Mais je suis tout de même retourné à P.! La mort de Wurche, je l'ai ressentie comme une deuxième mort de Petzlein, à qui il ressemblait beaucoup, par sa jeunesse, son idéalisme, sa pureté  —lui aussi était Wandervogel!—. Mais cette douleur-là élargit aussi les horizons du cœur, qui refuse désormais de s'imposer des exigences [individuelles] et bat désormais au même rythme que celui du peuple. Sa montre fonctionnait encore, quand je la lui ai enlevée. Je la prend souvent dans le creux de la main et je sens cette douce et lente pulsation de vie, que ses propres mains ont impulsée. Ne croyez pas que je sois triste, j'ai désappris la tristesse. A côté de la volonté et du don de soi, il n'y a plus de place pour ce sentiment-là...».

 

Dans une lettre du 4 novembre 1915, adressée à son père seul, le ton est plus philosophique, plus dur aussi, comme si Walter Flex tentait d'épargner à sa mère, qu'il adorait, des récits qui auraient pu accroître son chagrin et son inquiétude: «... Nous sommes tous devenus bien différents parce que nous avons vécu des moments que nul mot humain ne peut exprimer, nous sommes devenus plus riches, plus graves, et les souhaits que nous nous formulons dépassent le niveau purement personnel et se portent sur des choses qui se trouvent certes en nos propres cœurs mais s'élèvent quand même bien au-dessus de nous. Les désirs pressés, exprimant l'espoir de se revoir bientôt pendant assez longtemps, s'estompent pour faire place à des désirs tenaces, que nous cultivons en nous, auxquels nous préparons nos âmes, le désir d'arriver enfin à réaliser les objectifs que s'est donnée la patrie. C'est avec ce qui est arrivé ce matin que mon cœur s'est renforcé dans ce sens, avec beauté et gravité. Lors d'une patrouille, un homme de ma compagnie a reçu une balle dans l'articulation de la hanche, la blessure était très sérieuse. Avec quelques hommes munis d'une toile de tente, je suis sorti pour le ramener dans nos positions. Le pauvre gars était exposé aux vents du nord-est et à une neige mordante, complètement désemparé, et il perdait beaucoup de sang. Il appartenait à la réserve la plus récente qui était arrivée en septembre seulement. Je lui ai demandé: «Alors, mon garçon, vous souffrez beaucoup?» - «Non, mon Lieutenant!», soupira-t-il en serrant les dents, «mais... mais... cela me fait enrager que le gars d'en face m'ait eu ainsi!» - «Quoi!», lui répondis-je, «quand on a fait son devoir aussi bien que vous, on a le droit de passer quelques bonnes semaines dans un beau lit tout blanc à l'hôpital de campagne allemand» - «Mais mon Lieutenant», me répondit ce brave garçon en avalant sa colère et en se raidissant, «je ne suis au front que depuis quelques semaines et je dois déjà partir!». Il a haleté brièvement et s'est mis à pleurer de colère, et les larmes coulaient sur son visage sale. Croyez-moi, une telle attitude est rare malgré les idées reçues qui nous évoquent l'impavide héroïsme de la multitude. Mais rien que le fait que cela arrive tout de même, est une grande et belle chose, et ce courageux petit bonhomme mérite bien de s'en sortir... Nos hommes endurent des privations, des souffrances et des peines indescriptibles, mais seul a de la valeur et du poids ce qu'ils font et supportent volontairement, en faisant fièrement et en toute conscience le don de leurs propres personnes...».

 

En décembre 1915, Walter Flex écrit deux lettres qui précisent encore sa vision de la vie, comme “pont entre deux mondes”, thématique essentielle de Der Wanderer zwischen beiden Welten. La première de ces lettres date du 16 décembre, est adressée aux parents de Wurche et a été rédigée lors d'une permission à Eisenach: «... J'ai oublié de vous dire quelque chose. Votre Ernst avait souvent l'habitude de dire, quand nous parlions de nos soldats morts au combat: «La plus belle chose que l'on puisse dire sur la mort en héros, c'est ce qu'a dit un Pasteur quand son propre fils est tombé: «Quoi qu'il ait pu réaliser dans sa vie, il n'aurait jamais pu atteindre quelque chose d'aussi haut». Cette vision, si belle et si sublime, que cultivait votre cher fils, doit avoir le pouvoir de vous réconforter, vous aussi».

 

La seconde date du 25 décembre, est adressée à un ami et nous révèle les premières intentions de l'auteur, d'écrire le livre qui le rendra immortel: «Enfants, nous avions chacun une branche à nous sur l'arbre de Noël, où brûlait une bougie que nous réétoffions sans cesse jalousement à l'aide de la cire qui coulait, afin qu'elle soit la dernière à brûler. Hier soir, lorsque je regardais scintiller notre petit arbre russe dans mon abri souterrain gelé, chaque petite bougie semblait avoir un nom. J'étais aux côtés de beaucoup d'êtres que j'avais aimés, et quand la dernière bougie s'est éteinte, j'étais assis dans un cercle formé de beaucoup de morts. Petzlein était près de moi, ainsi qu'un ami, Ernst Wurche, que j'ai connu et perdu à la guerre et que j'ai enterré près de Posiminisze. Dans les moments où les morts sont si proches de moi, je me sens bien, et seule la compagnie des vivants m'apparaît étroite. Fidèle, tu m'écris si souvent; ne sois pas fâché si je t'écris plus rarement; je ne suis pas moins cordial à l'égard du seul vivant qui me reste. Mais la compagnie des morts fait que l'on devient plus tranquille et que l'on se contente de penser aux uns et aux autres. Les quelques mots que l'on jette sur le papier semblent si pauvres et si démunis à côtés des relations si vivantes que l'on peut entretenir dans nos rêves et nos souvenirs...  La plupart des gens ne valent pas grand'chose; si nos pensées s'occupent trop de cette multitude, ne fût-ce que par colère et par rejet, nos souvenirs ne sont plus qu'un fatras hétéroclite. Il ne faut pas que cela soit ainsi. Le divin est dans l'homme comme l'oiseau niche dans une haie d'épines, il ne faut qu'écouter son chant et ne pas regarder les épines. Les yeux, les oreilles et les lèvres doivent se fermer devant toutes les petites mesquineries, laideurs et misères, et l'âme toute entière doit se consacrer aux moments, aux choses et aux personnes qui nous révèlent le beau: voilà tout l'art de la vie. Ernst Wurche, que j'ai évoqué dans quelques-unes des lettres que je t'ai écrites, avait une manière si fine, si exemplaire, de passer à côté de toutes ces laideurs humaines, il en riait et récitait son petit vers de Goethe favori: “Voyageur, c'est contre cette misère-là que tu veux t'insurger? Tourbillon, étron séché, laisse le virevolter, se pulvériser!”. L'immense fatigue physique et nerveuse est passée, dès que nous avons repris la guerre de mouvement; je suis sur le point d'écrire mes souvenirs d'Ernst Wurche et toutes mes expériences de la guerre deviendront ainsi le vécu de cet homme tout de beauté et de richesse d'âme...».

 

A Mazuti, le 11 mars 1916, Walter Flex écrit à sa correspondante Fine Hüls, jeune femme du mouvement Wandervogel, une lettre dans laquelle sont précisées ses intentions de consacrer un livre à Ernst Wurche: «Je me suis mis depuis plusieurs semaines à un travail, auquel je consacre mes meilleurs instants et qui résumera mes souvenirs d'un ami tué au combat. Lui aussi était un Wandervogel et je puis dire déjà que mon travail fera ressortir de la manière la plus vivante qui soit l'esprit du Wandervogel, sublime et illuminant, tel qu'il m'est apparu chez ce garçon. Car c'est cet esprit-là dont l'Allemagne aura besoin dans l'avenir. Moi même, je n'ai jamais été Wandervogel, mais mon jeune frère l'était, et j'ai habité pendant de longs mois le même abri souterrain avec l'autre [Wandervogel que j'ai connu], le mort sur qui je vais écrire [mon livre]...».

 

Le 14 mars 1916, toujours à Mazuti, Walter Flex écrit à son frère et précise plus nettement encore ses intentions quant au livre qu'il prépare et rédige sur la figure sublime du Wandervogel  Ernst Wurche. Outre des réflexions philosophiques intenses, simples, essentielles pour entrevoir la première mouture de son ouvrage en gestation, la lettre révèle qu'il a toujours caché à ses parents, et surtout à sa mère, les vraies horreurs du quotidien de la guerre, horreurs qu'il accepte avec un remarquable et admirable stoïcisme, parce, comme toute souffrance, ou toute maladie, elle construit la personnalité: «...Plus cette guerre durera, plus elle prendra des formes destructrices, et il serait effronté de calculer et de songer à mener sa petite mission dans ce grand jeu, tout en espérant échapper à la mort. En disant cela, je ne cherche pas à te faire peur  —bien sûr, ne montre pas cette lettre à nos parents—  mais je veux tout simplement te signaler des évidences que tout officier d'infanterie te confirmera et qui, personnellement, ne m'inquiètent pas le moins du monde, sauf quand je pense à notre maison. Mon grand ami Ernst Wurche m'a un jour dit à peu près ce qui suit: «Si [nous savons que] le sens et le but de la vie humaine sont de parvenir au-delà de la forme humaine, alors nous avons déjà accompli notre part dans le [grand processus] de la Vie, et quelle que soit la fin qui nous advienne aujourd'hui ou demain, nous savons davantage que le centenaire ou le sage. Personne n'a jamais vu tomber autant de masques, de coquilles vides, vu autant de bassesse, de lâcheté, de faiblesse, d'égoïsme, de vanité, vu autant de dignité et de noblesse d'âme silencieuse que nous. Nous n'avons plus grand'chose à exiger de la vie: elle nous a davantage révélé qu'à d'autres, et au-delà de cela il n'y a pas d'exigence humaine [à formuler]; attendons calmement, ce que la vie va nous demander. Si elle nous demande tout, alors qu'elle nous a tout de même déjà tout donné, les factures s'équilibrent». Ces paroles proviennent de la dernière conversation tranquille que j'ai eue avec Wurche; elles ne me quittent plus, elles sont si vraies, un profane resté en dehors de cette guerre peut à peine les comprendre et les sentir, mais ce n'est pas une phrase creuse que je t'écris quand je te dis qu'en ce qui concerne ma personne, je suis totalement serein. Mais peut-être qu'une tâche t'attend, surtout à l'égard de maman, dont je ne peux guère mesurer l'ampleur. Nous devons être capables de parler de cela en adultes et en toute sérénité, sans nous émouvoir. Je pense que tu dois te préparer et t'armer à l'avance pour affronter cette tâche, si elle t'échoit. Savoir comment tu la mèneras à bien, est ton affaire...».

 

Sa philosophie éthique se précise encore plus nettement dans une lettre du 28 avril 1917 à Fine Hüls: «Je me suis porté volontaire avec quelques camarades, parmi lesquels un vieux major, un type formidable, pour le front de l'Ouest. C'est pénible quand je pense à ma mère qui ne le sait pas encore. Pour le reste, vous connaissez ma pensée. Il ne suffit pas de poser des exigences d'ordre éthique, il faut les accomplir, pour leur donner vie. Goût de l'aventure et idéalisme ont souvent été confondus au début de cette guerre, et l'idéalisme inflexible, refusant toute concession, où seul compte le salut présent et futur de notre peuple, est devenu rare... Vous m'écrivez: «Toutes sortes de soucis me troublent l'âme, quand je pense à vous». Très chère madame, il n'y a aucune raison de se soucier. Ce souci ne serait fondé que si j'avais enfreint, en renonçant à mon engagement, le principe de cette unité d'action et de pensée, pour des raisons de cœur. En mon fors intérieur, je suis tout autant volontaire de guerre qu'au premier jour. Je ne le suis pas et je ne l'étais pas, comme beaucoup le croient, par fanatisme nationaliste, mais par fanatisme éthique. Ce sont des exigences éthiques, et non pas des exigences nationales, que je mets en avant et que je défends. Ce que j'ai écrit sur l'«éternité du peuple allemand» et sur la mission rédemptrice de la Germanité dans et pour le monde, n'a rien à voir avec l'égoïsme national, mais relève d'une foi éthique, qui pourra même se réaliser dans la défaite ou, comme Ernst Wurche l'aurait dit, dans la mort héroïque au combat de tout un peuple. Je n'ai jamais été le poète du parti pangermaniste, comme on le croit un peu partout, et j'avoue que ma pensée politique n'est pas trop claire, qu'elle n'a jamais hésité ni réfléchi outre mesure sur les nécessités de la politique intérieure et extérieure. Je m'en suis toujours tenu à une pensée claire et limitée: je crois, en effet, que l'évolution de l'humanité a atteint sa forme la plus parfaite, pour l'individu comme pour son évolution intérieure, dans le peuple, et que le patriotisme pan-humanitaire représente une dissolution, qui libère une nouvelle fois l'égoïsme personnel, normalement bridé par l'amour porté au peuple, et fait revenir l'humanité entière à l'égoïsme dans sa forme la plus crue... Voici ce que je crois: l'esprit allemand en août 1914, et après, a atteint un degré d'élévation inouï, comme chez aucun peuple auparavant. Heureux celui qui a pu atteindre ce sommet et n'a plus eu besoin d'en redescendre. Les descendants de notre peuple et des autres peuples verront la trace de ce déluge voulu par Dieu, au-dessus d'eux, le long des rives vers lesquelles ils s'avanceront. Voilà donc ce que je crois, voilà ma fierté et ma joie, qui m'arrachent à tous les soucis personnels».

 

A partir de mars 1915, Flex a donc servi continuellement sur le front russe, avec un repos de quelques mois au ministère de la guerre en 1917, où il participera à la rédaction d'une histoire officielle de la guerre en cours. Il a toujours refusé les nominations au département de la presse, qu'on lui a souvent proposées, préférant servir au feu. C'est à la fin de 1916 que paraît Der Wanderer zwischen beiden Welten, chez Beck. En deux ans, 250.000 exemplaires seront vendus (en 1940, le chiffre sera de 682.000 exemplaires). Walter Flex a donc eu le bonheur de connaître le succès de son livre et la joie de recevoir un courrier très abondant de soldats et d'officiers du front, qui lui disaient avoir trouvé dans ce texte consolation, force et sérénité. En décembre 1916, Walter Flex part en permission à Eisenach chez ses parents, avec, dans son sac, une nouvelle pièce de théâtre, Die schwimmende Insel  (L'Ile flottante), à thématique mythologique. Elle sera jouée peu avant Noël au théâtre de la ville. Mais cette version originale n'est demeurée qu'un premier jet et n'a jamais été retravaillée. Walter Flex se jette alors corps et âme dans la rédaction d'un nouvel ouvrage, Wolf Eschenlohr,  qui restera à l'état de fragment. Il se porte volontaire pour le Front de l'Ouest, mais sa demande est rejetée. Il continuera donc le combat contre les Russes, avec un répit à l'état-major à Berlin, où on lui demande de rédiger un rapport précis sur l'offensive russe du printemps 1916 («Die russische Frühjahrsoffensive 1916»), qui figurera dans un ouvrage collectif édité par l'armée et paraîtra aussi sous forme de livre après sa mort. A Berlin, il fait la connaissance d'une jeune femme du Wandervogel,  Fine Hüls, à qui il enverra des lettres poignantes, révélant clairement ses positions. Fine Hüls était une collaboratrice de la Tägliche Rundschau, et avait fait mettre en musique certains poèmes de Walter Flex pour les cercles berlinois du Wandervogel.  Le 6 juillet 1917, il reçoit la Croix de Fer de première classe. Fin août 1917, il rejoint son Régiment dans le “Baltikum”. Il participe au franchissement de la Duna et à la prise de Riga. Ensuite, sa compagnie est envoyée sur l'île d'Oesel, face aux côtes lettones et estoniennes. Mais l'obsession de la mort demeure, malgré cette progression fulgurante des armées du Kaiser qui contraste avec le piétinement à l'Ouest. Il écrit à Fine Hüls: « De tous mes camarades qui sont partis à l'Ouest il y a quelques mois, un seul est encore en vie. Parmi eux, il y avait quelques hommes formidables, avec qui j'aurais aimé partir. Je les revois encore dans la gare, qui me font signe du train qui partait. «Dommage que vous ne puissiez venir avec nous!», me criait Erichson, un Mecklembourgeois, qui formait avec Wurche et moi un trio de chefs de peloton de la 9ième Compagnie devant Augustov[o]. Maintenant il est enterré en face de Verdun. S'il avait su que nous aurions pris Tarnopol et Riga peu après, il serait sûrement resté avec nous. Où serais-je si mon engagement de l'époque n'avait pas été refusé? Est le hasard ou le destin? Je suis toujours reconnaissant de conserver cette égalité d'âme, qui n'a jamais été sérieusement ébranlée. Non pas que j'aie le sentiment d'être différent des autres ou supérieurs à eux, mais j'ai la conviction tranquille et intérieure que tout ce qui peut m'arriver est une parcelle de l'évolution de la vie, sur laquelle la mort n'a nulle emprise...».

 

Le 15 octobre 1917, le jour où cette lettre arrive à Berlin, une balle mortelle atteint Walter Flex sur l'île d'Oesel. Plusieurs lettres existent, qui témoignent de sa mort, ainsi qu'un rapport rédigé par la Général von Hutier, commandeur du Régiment. Voici comment Konrad Flex résume l'ensemble de ces récits et rapports dans son introduction aux œuvres complètes de son frère: «Dans la cour du domaine de Peudehof, près du village de Leval, s'était retranché un fort parti de Russes avec leurs chariots à bagages. Le représentant du corps des officiers, Weschkalnitz, est allé de l'avant et a demandé aux Russes de se rendre. Un officier russe lui a mis la main sur l'épaule et lui a dit: «Non, vous êtes mon prisonnier». Weschkalnitz a fait un bond en arrière et a cherché à s'abriter derrière un rocher, tandis que les Russes ouvraient le feu sur lui. C'est alors que Flex a sauté sur un cheval cosaque qui n'était plus monté, a sorti son épée du fourreau et s'est élancé vers l'ennemi. W. lui a crié: «Mon Lieutenant, ils ne veulent pas se rendre!». Au même moment, plusieurs balles ont été tirées. L'une d'elles a sectionné l'index de la main droite du cavalier qui avançait et puis s'est logée dans le corps. Walter Flex est tombé de cheval et a crié à W., qu'il devait prendre le commandement de la compagnie. Un homme du Landsturm allemand (= équivalent de la Territoriale française) s'est élancé furieux, pour massacrer à coups de crosse le tireur russe, mais mon frère lui a dit: «Laisse-le, lui aussi n'a fait que son devoir». Immédiatement, les Russes ont abandonné le combat et déposé les armes. Le blessé a été amené par ses hommes dans une petite maison le long d'un chemin, où un sous-officier du service sanitaire lui a prodigué les premiers soins. Sa première question a été de s'enquérir de la situation à la suite de cet engagement. La réponse l'a satisfait et il s'est affaissé. Dans le château du domaine de Peudehof, les Russes avaient installé un hôpital de campagne, qui venait de tomber aux mains des Allemands. Le blessé y a été transporté sur un chariot et pansé par les médecins russes. Peu après, un médecin militaire allemand est arrivé à son chevet, après s'être concerté avec ses collègues russes, il a jugé qu'une opération était exclue, car le blessé avait perdu trop de sang et était trop affaibli. La balle avait traversé le ventre et manifestement touché des organes vitaux. A Zimmer, sa fidèle ordonnance, mon frère a dicté la carte suivante: «Chers parents, j'ai dicté cette carte, parce que je suis légèrement blessé à l'index de la main droite. Autrement tout va très bien. Ne vous faites aucun souci. Salutations chaleureuses. Votre Walter». Lorsque Zimmer lui a demandé s'il devait écrire comme mon frère avait l'habitude de le faire «A Monsieur le professeur et Madame Flex», il a dit en souriant: «Non, Zimmer, n'écrivez cette fois que “Professeur Flex”, pour que ma mère ne soit pas effrayée». Pendant la nuit, Zimmer est venu plusieurs fois au chevet de son Lieutenant et l'a toujours trouvé apaisé, les yeux fermés. Lorsqu'il lui a demandé s'il avait mal, Walter Flex a répondu par la négative, mais lui a parlé de difficultés au niveau du cœur. Le matin du jour suivant, il a reçu la visite du Pasteur de la Division, von Lutzki, qui, à sa grande joie, lui a apporté le salut du Régiment. Comme le blessé était fort affaibli, von Lutzki n'a pu rester que quelques instants. Il a demandé s'il devait saluer le Régiment pour lui, et mon frère a répondu: «Bien sûr que oui! Excusez-moi de ne pas vous le dire moi-même, mais avec tout ça, je me sens tout de même un peu perturbé». Le Pasteur von Lutzki voulait revenir l'après-midi. Lorsque mon frère, pour prendre congé de lui, a lancé un «Au revoir», il a remarqué un geste chez le prêtre et a ajouté sur un ton mi-plaisant mi-interrogateur: «Quoi qu'il en soit, nous nous reverrons tout de même, n'est-ce pas?». Son état de faiblesse s'est alors rapidement amplifié. Beaucoup voulaient rendre une visite au blessé, mais personne n'y a été autorisé. Walter Flex est mort au début de l'après-midi du 16 octobre. Le jour de sa mort correspondait au jour de l'anniversaire de son frère Otto, qui l'avait précédé dans la mort du soldat. Le corps de Walter a été ensuite amené dans un petit pavillon du parc. Normalement, le régiment entier aurait dû prendre part aux obsèques, mais, le soir même, il a reçu l'ordre d'aller de l'avant. Ainsi, seuls neuf hommes de sa chère compagnie ont pu rester, pour lui faire une dernière escorte, accompagnés par quelques médecins militaires allemands. L'enterrement a eu lieu dans le cimetière du village de Peude, à dix minutes de là. Sa tombe se trouve juste en face du caveau de la famille von Aderkas, à qui appartenait le domaine avant qu'il ne soit exproprié. Il y a quelques semaines, je me suis rendu à Peude. La croix de bois, érigée par nos soldats, s'est décomposée depuis et a été remplacée par une autre, payée par des fonds récoltés dans les cercles baltes. Sur un petit socle de granit, se dresse, fine et élégante, une croix de fer forgé peinte en blanc, pourvue d'une plaque de laiton portant le nom et les dates de naissance et de décès du défunt. Cette croix est provisoire, mais elle a été dressée par des cœurs fidèles et des bonnes volontés. C'est une croix de soldat comme des milliers d'autres et je l'aime telle qu'elle est, comme je l'ai vue pour la première fois ce jour-là, tôt dans la matinée. C'est pourquoi je pense qu'elle peut rester quelque temps, jusqu'à ce qu'elle se décompose à son tour et qu'elle soit remplacée par une pierre tombale définitive. Le cimetière de Peude est tout encombré de gros arbres, un peu négligé, ce qui le rend d'autant plus pittoresque».

 

Au moment de sa mort, paraît un recueil de poèmes sur ses expériences de guerre, Im Felde zwischen Nacht und Tag, qui, la même année a connu vingt-et-une éditions. Walter Flex a pu lire et corriger les épreuves mais n'a jamais vu son livre. Les droits d'auteur devaient revenir à une fondation créée en faveur des orphelins de guerre.

 

Sa nouvelle de guerre, Wolf Eschenlohr, est restée inachevée. Le 23 août 1917, il avait envoyé le premier chapitre à son éditeur. Le manuscrit du second se trouvait dans un porte-cartes, qu'il a eu le temps de remettre à son ordonnance, en lui demandant d'y veiller tout particulièrement. Zimmer expédia tout à la famille. Ce manuscrit, un cahier noir et d'autres papiers ont été transpercés par la balle fatale. Konrad Flex écrit: «Le livre aurait dû décrire les expériences de guerre du poète, les expériences extérieures et intérieures, dans une intrigue purement fictive. L'auteur voulait prendre position face aux nombreuses questions, notamment de natures religieuse et éthique, que la guerre avait éveillées en lui. Il voulait aussi y traiter de la question sociale et de l'opposition entre les classes (...)».

 

Le noyau de la vision poétique de Flex, qui est aussi une vision de l'homme et de la mission qu'il a à accomplir sur la Terre, constitue une réflexion intense, soumise constamment au contrôle du vécu, sur le rapport entre l'individu et la société (ou la communauté; le poète Flex n'opère pas de distinction entre les deux concepts comme les sociologues). Dans ses pièces de théâtre, le social est la condition existentielle qui permettra à l'individu de vivre en adéquation avec ses propres canons éthiques. L'individu qui croit pouvoir s'élever au-dessus des conditions sociales, qui croit détenir un savoir supérieur ou mener seul une mission sublime, d'essence métaphysique ou divine, ou qui s'isole en déployant seul une éthique pure de tout contact avec le réel, est irrémédiablement condamné à l'échec.

 

Libre de tout engagement politique, Walter Flex n'introduit aucun ferment idéologique dans sa poésie, ses drames et sa prose. De même, jamais, ni dans ses poèmes ni dans ses récits ni dans ses fictions ni dans les lettres qu'il adressait à ses parents, ses frères et ses amis, il n'écrit un seul mot désobligeant envers l'ennemi français ou russe. Pour lui, le peuple (Volk) est mis en équation avec l'ethos: car ce Volk est le cadre spatio-temporel où, lui, Allemand, où l'autre, Russe ou Français, doit stoïquement, sans fléchir, incarner l'éthique du service à la communauté, devant les tourments et les souffrances de la guerre, qui est la tragédie portée au pinacle, l'örlog  de l'Edda, le chaos déchaîné qui reste finalement le fond-de-monde auquel nous sommes livrés, de par notre conditio humana. On est sur Terre pour servir et pour souffrir, non pour recevoir ou pour jouir. Ainsi, Walter Flex touche à l'essentiel et garde un cœur pur, limpide: des souffrances qu'il endure, avec ses millions de camarades du front, il n'attend aucune récompense, aucune promotion, ni même aucune victoire. La guerre est l'occasion, pour lui, de vivre pleinement la condition humaine.

 

Der Wanderer zwischen beiden Welten est un monument à son ami Ernst Wurche, un jeune officier issu des Wandervögel, le mouvement de jeunesse idéaliste né sous l'impulsion de Karl Fischer, à Steglitz, dans la banlieue de Berlin en 1896. Wurche avait étudié la théologie, participé à ce mouvement de jeunesse en quête du “Graal” au moment où la société se vidait de toute éthique sous les coups de l'industrialisme, de la consommation, de la publicité, des plaisirs frivoles et commercialisables. Wurche incarnait l'intégrité, la pureté des idéaux, une grâce forte et virile, une dignité sereine, la Gelassenheit:  bref, toutes les qualités du mouvement Wandervogel.  Si Flex, plus âgé que Wurche, hérite encore de l'ancienne notion prussienne du service, plus âpre, plus militaire, plus politique, plus ancrée dans une histoire institutionnelle précise, le jeune officier issu des Wandervögel, développe un idéalisme au-delà de ces circonstances historiques spécifiquement prussiennes, donc un idéalisme plus pur, visant, en fait, à dompter les tensions et les contradictions multiples qui traversaient la nation allemande. Les clivages entre confessions religieuses et idéologies politiques, entre intérêts divergents et opposés, doivent disparaître au profit d'une synthèse nouvelle, qui ne sera pas bruyamment nationaliste, mais rigoureusement et sereinement éthique. La germanité nouvelle, rêvée autour des feux de camp du Wandervogel  puis des bivouacs de l'armée impériale en campagne, serait une synthèse entre la foi du Christ, la sagesse vitaliste de Goethe et l'idéal de la surhumanité nietzschéenne. Cet homme nouveau, ce nouveau Germain stoïque et serein, calme et maître de soi, devra avoir le sens du sacrifice suprême, sans poses et sans coups de gueule. Son sacrifice, sa mort au combat, comme celle de Wurche qui, en ce sens, est exemplaire, n'est pas une perte irréparable, ne réclame pas vengeance: elle est une consécration religieuse, un accès au sacré. Comme la Passion du Christ. Dans cette perspective qui reste absolument chrétienne, et plutôt de facture évangélique-luthérienne, Flex écrit, dans Nachtgedanken:  «La guerre est l'un des dévoilements les plus sacrés et les plus importants, par lequel Dieu répand de la lumière dans notre vie. La mort et le sacrifice des meilleurs de notre peuple ne sont qu'une répétition, voulue par Dieu, du miracle le plus profond de la vie qu'ait jamais connu la Terre, c'est-à-dire de la souffrance vicariale de Jésus Christ».

 

De cette vision de la vie et de la mort, de la souffrance et du don de soi, doit découler une pédagogie nationale, dont le dessein premier est d'insuffler une vigueur morale de telle ampleur, que le peuple qui la pratique échappe à la mort. La véritable vie du moi se situe dans le don au toi. Il y a dès lors primauté de l'éthique sur le national et sur le social (qui offrent chacun un contenant à la pratique de l'éthique). Le social n'est rien en soi mais est tout pour l'individu, parce qu'il lui présente toutes les facettes de ce Protée qu'est le toi, et lui offre donc la possibilité d'être altruiste. Dès les dernières années de son Gymnasium, Walter Flex a élaboré sa philosophie du service et de l'altruisme, où se mêlent, dans une synthèse sans doute assez maladroite, le vieil idéal prussien du service et une sorte de social-darwinisme coopératif; jeune lycéen il écrit: «J'ai trouvé l'ancienne montagne magnétique, vers laquelle convergent tous les efforts humains: c'est le groupe, la patrie». C'est la vie en groupe qui donne son sens à l'individu: «La volonté vise un but, et ce but, c'est la durée. Or le moi n'a pas de durée. La durée, c'est la famille, c'est la patrie».  Mais l'égoïsme est une force indéniable parmi les multiples mobiles humains. L'individu, par le truchement des institutions nationales, du cadre nationalitaire, du Volk  organisé en Etat, sublime ses pulsions égoïstes naturelles et les hisse à un niveau plus élevé, celui du service à la collectivité. Cette vision éthique et politique peut être considérée comme l'expression simplifiée d'un hégélianisme nationaliste, encore fort teinté des premiers écrits romantiques de Hegel, avant qu'il ne s'insurge contre les simplismes des “teutomanes”. Le Volk  est, dans cette optique, le fondement à partir duquel se déploie une éthique, une morale, une Sittlichkeit  unique, non interchangeable, non transmissible à d'autres Völker.  Par le truchement du droit, des institutions politiques et de l'Etat, cette Sittlichkeit  peut s'ancrer dans les esprits et créer de véritables “organismes politiques”, lesquels postulent qu'il y ait identité entre les gouvernants et les gouvernés, que les uns commes les autres participent de la même Sittlichkeit,  dérivée du même humus, c'est-à-dire de la même substance populaire, du même Volk.  La Sittlichkeit  politique de facture hégélo-nationale s'oppose ainsi, comme le constate le philosophe italien Domenico Losurdo à la suite d'une enquête minutieuse, au strict individualisme kantien et aux sentimentalismes irrationalistes et mystiques, qualifiés de “criticismes stériles”. La Sittlichkeit  n'a rien à voir avec la Schwärmerei  (= l'enthousiasme) romantique, refuse les “évasions consolatrices”. Elle se déploie dans un cadre politique, dans un cadre national, dans une éthique du service, au-delà des intérêts personnels et des idéologies qui leur servent de justifications. Si Flex n'a jamais rien écrit de systématique sur ses options politiques, il est évident qu'il a vécu tout compénétré de cet hégélianisme implicite du monde protestant allemand.

 

Walter Flex propose ainsi un idéal de l'accomplissement de soi par la négation de soi, un dépassement de l'égoïsme personnel. Notre vie sur terre ne constitue nullement un but en soi, mais n'est seulement qu'une parcelle infime de notre être éternel, qui nous pousse graduellement, par la lente action du temps, vers le divin. Les souffrances que nous affrontons, et que les soldats de la première guerre mondiale affrontent, rendent les forts plus forts et les faibles plus faibles. En ce sens, la guerre est révélatrice: elle montre les créatures de Dieu telles qu'elles sont vraiment, sans fard, sans masque.

 

La germaniste Irmela von der Lühe écrit, dans une étude consacrée à Flex: «Les valeurs spirituelles, vis-à-vis desquelles il se sent obligé et responsable, sont simples et droites. L'étudiant en théologie Ernst Wurche lit Goethe et, dans les tranchées, il apprend encore des poèmes par cœur, il lit aussi les aphorismes poético-philosophiques du Zarathoustra de Nietzsche, trimbale ce livre partout avec lui, et il ne cesse d'en citer des passages ainsi que de l'édition de campagne du Nouveau Testament. Ce qu'il cite (...) il le cite sans crispation intellectuelle. La beauté de l'art, l'idéal du combat pour le bien et contre le mal, et la prière comme requête pour obtenir la force et la bravoure du soldat: voilà les valeurs qui remplissent la bibliothèque du soldat Ernst Wurche. Y transparaît surtout son christianisme guerrier. Le Dieu d'Ernst Wurche est un ennemi des faibles, il porte lui aussi l'épée, qui brille pure et claire dans le soleil...».

 

Symbole de l'homme parfait, de cet homme nouveau que doit imposer la pédagogie populaire et nationale souhaitée par Walter Flex (et par Fine Hüls dans ses écrits d'hommage au poète dans la presse du Wandervogel, après la guerre), Ernst Wurche traverse deux mondes, le monde terrestre et le monde du divin, qui fusionnent dans l'intensité brève et incandescente de l'assaut ou dans la mort héroïque. En France, Pierre Drieu La Rochelle écrira des pages aussi sublimes sur l'assaut dans La comédie de Charleroi.

 

Dans les poésies de Flex  —et dans sa philosophie implicite de la vie que l'on rencontre très souvent dans sa prose—,  se dégage une sorte de proximité avec la nature, de volonté de fusion avec la cosmicité, proche à maints égards des pensées asiatiques. Observateur français critique, proche de l'Action Française, Maurice Muret, écrit dans La Revue universelle,  en août 1921, que l'anti-asiatisme bruyant  —violent et très agressif lors de la Guerre des Boxers—  de Guillaume II, vitupérant sans discontinuité contre le “péril jaune”, a fait place à une “asiatomanie” anti-occidentale parce qu'anti-rationaliste et, partant, anti-française et anti-anglaise. Le néo-orientalisme allemand est, aux yeux des critiques germanophobes et antisémit

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mercredi, 07 janvier 2009 | Lien permanent

Impact de Nietzsche sur la gauche et la droite

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L'impact de Nietzsche dans les milieux politiques de gauche et de droite

par Robert Steuckers

intervention lors de la 3ième Université d'été de la FACE, Provence, juillet 1995

Analyse:

-Steven E. ASCHHEIM, The Nietzsche Legacy in Germany. 1890-1990, University of California Press, Berkeley/Los Angeles/Oxford, 1992, 337 p., ill., ISBN 0-520-07805-5.
- Giorgio PENZO, Il superamento di Zarathustra. Nietzsche e il nazionalsocialismo, Armando Editore, Roma, 1987, 359 p., 25.000 Lire.

L'objet de mon exposé n'est pas de faire de la philosophie, d'entrer dans un débat philosophique, de chercher quelle critique adresse Nietzsche, par le biais d'un aphorisme cinglant ou subtil, à Aristote, à Descartes ou à Kant, mais de faire beaucoup plus simplement de l'histoire des idées, de constater qu'il n'existe pas seulement une droite ou un pré-fascisme ou un fascisme tout court qui dérivent de Nietzsche, mais que celui-ci a fécondé tout le discours de la sociale-démocratie allemande, puis des radicaux issus de cette gauche et, enfin, des animateurs de l'Ecole de Francfort. De nos jours, c'est la ³political correctness² qui opère par dichotomies simplètes, cherche à cisailler à l'intérieur même des discours pour trier ce qu'il est licite de penser pour le séparer pudiquement, bigotement, de ce qui serait illicite pour nos cerveaux. C'est à notre sens peine perdue: Nietzsche est présent partout, dans tous les corpus, chez les socialistes, les communistes, les fascistes et les nationaux-socialistes, et, même, certains arguments nietzschéens se retrouvent simultanément sous une forme dans les théories communistes et sous une autre dans les théories fascistes.

La ³political correctness², dans sa mesquinerie, cherche justement à morceler le nietzschéisme, à opposer ses morceaux les uns aux autres, alors que la fusion de toutes les contestations à assises nietzschéennes est un impératif pour le XXIième siècle. La fusion de tous les nietzschéismes est déjà là, dans quelques cerveaux non encore politisés: elle attend son heure pour balayer les résidus d'un monde vétuste et sans foi. Mais pour balayer aussi ceux qui sont incapables de penser, à gauche comme à droite, sans ces vilaines béquilles conventionnelles que sont les manichéismes et les dualismes, opposant binairement, répétitivement, une droite figée à une gauche toute aussi figée.

La caractéristique majeure de cet impact ubiquitaire du nietzschéisme est justement d'être extrêmement diversifiée, très plurielle. L'¦uvre de Nietzsche a tout compénétré. Méthodologiquement, l'impact de la pensée de Nietzsche n'est donc pas simple à étudier, car il faut connaître à fond l'histoire culturelle de l'Allemagne en ce XXième siècle; il faut cesser de parler d'un impact au singulier mais plutôt d'une immense variété d'impulsions nietzschéennes. D'abord Nietzsche lui-même est un personnage qui a évolué, changé, de multiples strates se superposent dans son ¦uvre et en sa personne même. Le Dr. Christian Lannoy, philosophe néerlandais d'avant-guerre, a énuméré les différents stades de la pensée nietzschéenne:
1er stade: Le pessimisme esthétique, comprenant quatre phases qui sont autant de passages: a) du piétisme (familial) au modernisme d'Emerson; b) du modernisme à Schopenhauer; c) de Schopenhauer au pessimisme esthétique proprement dit; d) du pessimisme esthétique à l'humanisme athée (tragédies grecques + Wagner).
2ième stade: Le positivisme intellectuel, comprenant deux phases: a) le rejet du pessimisme esthétique et de Wagner; b) l'adhésion au positivisme intellectuel (phase d'égocentrisme).
3ième stade: Le positivisme anti-intellectuel, comprenant trois phases: a) la phase poétique (Zarathoustra); b) la phase consistant à démasquer l'égocentrisme; c) la phase de la Volonté de Puissance (consistant à se soustraire aux limites des constructions et des constats intellectuels).
4ième stade: Le stade de l'Antéchrist qui est purement existentiel, selon la terminologie catholique de Lannoy; cette phase terminale consiste à se jeter dans le fleuve de la Vie, en abandonnant toute référence à des arrière-mondes, en abandonnant tous les discours consolateurs, en délaissant tout Code (moral, intellectuel, etc.).

Plus récemment, le philosophe allemand Kaulbach, exégète de Nietzsche, voit six types de langage différents se succéder dans l'¦uvre de Nietzsche: 1. Le langage de la puissance plastique; 2. Le langage de la critique démasquante; 3. Le style du langage expérimental; 4. L'autarcie de la raison perspectiviste; 5. La conjugaison de ces quatre premiers langages nietzschéens (1+2+3+4), contribuant à forger l'instrument pour dépasser le nihilisme (soit le fixisme ou le psittacisme) pour affronter les multiples facettes, surprises, imprévus et impondérables du devenir; 6. L'insistance sur le rôle du Maître et sur le langage dionysiaque.

Ces classifications valent ce qu'elles valent. D'autres philosophes pourront déceler d'autres étapes ou d'autres strates mais les classifications de Lannoy et Kaulbach ont le mérite de la clarté, d'orienter l'étudiant qui fait face à la complexité de l'¦uvre de Nietzsche. L'intérêt didactique de telles classifications est de montrer que chacune de ces strates a pu influencer une école, un philosophe particulier, etc. De par la multiplicité des approches nietzschéennes, de multiples catégories d'individus vont recevoir l'influence de Nietzsche ou d'une partie seulement de Nietzsche (au détriment de tous les autres possibles). Aujourd'hui, on constate en effet que la philosophie, la philologie, les sciences sociales, les idéologies politiques ont receptionné des bribes ou des pans entiers de l'¦uvre nietzschéenne, ce qui oblige les chercheurs contemporains à dresser une taxinomie des influences et à écrire une histoire des réceptions, comme l'affirme, à juste titre, Steven E. Aschheim, un historien américain des idées européennes.

Nietzsche: mauvais génie ou héraut impavide?

Aschheim énumère les erreurs de l'historiographie des idées jusqu'à présent:
- Ou bien cette historiographie est moraliste et considère Nietzsche comme le ³mauvais génie² de l'Allemagne et de l'Europe, ³mauvais génie² qui est tour à tour ³athée² pour les catholiques ou les chrétiens, ³pré-fasciste ou pré-nazi² pour les marxistes, etc.
- Ou bien cette historiographie est statique, dans ses variantes apologétiques (où Nietzsche apparaît comme le ³héraut² du national-socialisme ou du fascisme ou du germanisme) comme dans ses variantes démonisantes (où Nietzsche reste constamment le mauvais génie, sans qu'il ne soit tenu compte des variations dans son ¦uvre ou de la diversité de ses réceptions).
Or pour juger la dissémination de Nietzsche dans la culture allemande et européenne, il faut: 1. Saisir des processus donc 2. avoir une approche dynamique de son ¦uvre.

Le bilan de cette historiographie figée, dit Aschheim, se résume parfaitement dans les travaux de Walter Kaufmann et d'Arno J. Mayer. Walter Kaufmann démontre que Nietzsche a été mésinterprété à droite par sa s¦ur, Elisabeth Förster-Nietzsche, par Stefan George, par Ernst Bertram et Karl Jaspers. Mais aussi dans le camp marxiste après 1945, notamment par Georg Lukacs, communiste hongrois, qui a dressé un tableau général de ce qu'il faut abroger dans la pensée européenne, ce qui revient à rédiger un manuel d'inquisition, dont s'inspirent certains tenants actuels de la ³political correctness². Lukacs accuse Nietzsche d'irrationalité et affirme que toute forme d'irrationalité conduit inéluctablement au nazisme, d'où tout retour à Nietzsche équivaut à recommencer un processus ³dangereux². L'erreur de cette interprétation c'est de dire que Nietzsche ne suscite qu'une seule trajectoire et qu'elle est dangereuse. Cette vision est strictement linéaire et refuse de dresser une cartographie des innombrables influences de Nietzsche.

Arno J. Mayer rappelle que Nietzsche a été considéré par certains exégètes marxisants comme le héraut des classes aristocratiques dominantes en Allemagne à la fin du XIXième siècle. L'insolence de Nietzsche aurait séduit les plus turbulents représentants de cette classe sociale. Aschheim estime que cette thèse est une erreur d'ordre historique. En effet, l'aristocratie dominante, à cette époque-là en Allemagne, est un milieu plutôt hostile à Nietzsche. Pourquoi? Parce que l'anti-christianisme de Nietzsche sape les assises de la société qu'elle domine. L'³éthique aristocratique² de Nietzsche est fondamentalement différente de celle des classes dominantes de la noblesse allemande du temps de Bismarck. Par conséquent, Nietzsche est jugé ³subversif, pathologique et dangereux². La ³droite² (en l'occurrence la ³révolution conservatrice²) ne l'utilisera surtout qu'après 1918.

Les ³transvaluateurs²

Hinton Thomas, historien anglais des idées européennes, constate effectivement que Nietzsche est réceptionné essentiellement par des dissidents, des radicaux, des partisans de toutes les formes d'émancipation, des socialistes (actifs dans la social-démocratie), des anarchistes et des libertaires, par certaines féministes. Thomas nomme ces dissidents des ³transvaluateurs². La droite révolutionnaire allemande, post-conservatrice, se posera elle aussi comme ³transvaluatrice² des idéaux bourgeois, présents dans l'Allemagne wilhelmienne et dans la République de Weimar. Hinton Thomas concentre l'essentiel de son étude aux gauches nietzschéennes, en n'oubliant toutefois pas complètement les droites. Son interprétation n'est pas unilatérale, dans le sens où il explore deux filons de droite où Nietzsche n'a peut-être joué qu'un rôle mineur ou, au moins, un rôle de repoussoir: l'Alldeutscher Verband (la Ligue Pangermaniste) et l'univers social-darwiniste, plus particulièrement le groupe des ³eugénistes².

En somme, on peut dire que Nietzsche rejette les systèmes, son anti-socialisme est un anti-grégarisme mais qui est ignoré, n'est pas pris au tragique, par les militants les plus originaux du socialisme allemand de l'époque. Les intellectuels sociaux-démocrates s'enthousiasment au départ pour Nietzsche mais dès qu'ils établissent dans la société allemande leurs structures de pouvoir, ils se détachent de l'anarchisme, du criticisme et de la veine libertaire qu'introduit Nietzsche dans la pensée européenne. La social-démocratie cesse d'être pleinement contestatrice pour participer au pouvoir. Roberto Michels appelera ce glissement dans les conventions la Verbonzung, la ³bonzification², où les chefs socialistes perdent leur charisme révolutionnaire pour devenir les fonctionnaires d'une mécanique partitocratique, d'une structure sociale participant en marge au pouvoir. Seuls les libertaires comme Landauer et Mühsam demeurent fidèles au message nietzschéen. Enfin, au-delà des clivages politiques usuels, Nietzsche introduit dans la pensée européenne un ³style² (qui peut toujours s'exprimer de plusieurs façons possibles) et une notion d'³ouverture², impliquant, pour ceux qui savent reconnaître cette ouverture-au-monde et en tirer profit, une dynamique permanente d'auto-réalisation. L'homme devient ce qu'il est au fond de lui-même dans cette tension constante qui le porte à aller au-devant des défis et des mutations, sans frilosité rédhibitoire, sans nostalgies incapacitantes, sans rêves irréels.

Enfin, Nietzsche a été lu majoritairement par les socialistes avant 1914, par les ³révolutionnaires-conservateurs² (et éventuellement par les fascistes et les nationaux-socialistes) après 1918. Aujourd'hui, il revient à un niveau non politique, notamment dans le ³nietzschéisme français² d'après 1945.

L'impact de Nietzsche sur le discours socialiste avant 1914 en Allemagne

En Allemagne, mais aussi ailleurs, notamment en Italie avec Mussolini, alors fougueux militant socialiste, ou en France, avec Charles Andler, Daniel Halévy et Georges Sorel, la philosophie de Nietzsche séduit principalement les militants de gauche. Mais non ceux qui sont strictement orthodoxes, comme Franz Mehring, que les nietzschéens socialistes considèrent comme le théoricien d'un socialisme craintif et procédurier, fort éloigné de ses tumultueuses origines révolutionnaires. Franz Mehring, gardien à l'époque de l'orthodoxie figée, évoque une stricte filiation philosophie  ‹en dehors de laquelle il n'y a point de salut!‹   partant de Hegel pour aboutir à Marx et à la pratique routinière, sociale et parlementariste, de la sociale-démocratie wilhelminienne. Face à ce marxisme conventionnel et frileux, les gauches dissidentes opposent Nietzsche ou l'un ou l'autre linéament de sa philosophie. Ces gauches dissidentes conduisent à un anarchisme (plus ou moins dionysiaque), à l'anarcho-syndicalisme (un des filons du futur fascisme) ou au communisme. Ainsi, Isadora Duncan, une journaliste anglaise qui couvre, avec sympathie, les événements de la Révolution Russe pour L'Humanité, écrit en 1921: "Les prophéties de Beethoven, de Nietzsche, de Walt Whitman sont en train de se réaliser. Tous les hommes seront frères, emportés par la grande vague de libération qui vient de naître en Russie". On remarquera que la journaliste anglaise ne cite aucun grand nom du socialisme ou du marxisme! La gauche radicale voit dans la Révolution Russe la réalisation des idées de Beethoven, de Nietzsche ou de Whitman et non celles de Marx, Engels, Liebknecht (père), Plekhanov, Lénine, etc.

Pourquoi cet engouement? Selon Steven Aschheim, les radicaux maximalistes dans le camp des socialistes se réfèrent plus volontiers à la critique dévastatrice du bourgeoisisme (plus exactement: du philistinisme) de Nietzsche, car cette critique permet de déployer un ³contre-langage², dissolvant pour toutes les conventions sociales et intellectuelles établies, qui permettent aux bourgeoisies de se maintenir à la barre. Ensuite, l'idée de ³devenir² séduit les révolutionnaires permanents, pour qui aucune ³superstructure² ne peut demeurer longtemps en place, pour dominer durablement les forces vives qui jaillissent sans cesse du ³fond-du-peuple².

En fait, dès la fin de la première décennie du XXième siècle, la sociale-démocratie allemande et européenne subit une mutation en profondeur: les radicaux abandonnent les conventions qui se sont incrustées dans la pratique quotidienne du socialisme: en Allemagne, pendant la première guerre mondiale, les militants les plus décidés quittent la SPD pour former d'abord l'USPD puis la KPD (avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht); en Italie, une aile anarcho-syndicaliste se détache des socialistes pour fusionner ultérieurement avec les futuristes de Marinetti et les arditi  revenus des tranchées, ce qui donne, sous l'impulsion de la personnalité de Mussolini, le syncrétisme fasciste; etc.

le socialisme: une révolte permanente contre les superstructures

Par ailleurs, dès 1926, l'Ecole de Francfort commence à déployer son influence: elle ne rejette pas l'apport de Nietzsche; après les vicissitudes de l'histoire allemande, du nazisme et de l'exil américain de ses principaux protagonistes, cette Ecole de Francfort est à l'origine de l'effervescence de mai 68. Dans toutes ces optiques, le socialisme est avant toutes choses une révolte contre les superstructures, jugées dépassées et archaïques, mais une révolte chaque fois différente dans ses démarches et dans son langage selon le pays où elle explose. A cette révolte socialiste contre les superstructures (y compris les nouvelles superstructures rationnelles et trop figées installées par la sociale-démocratie), s'ajoute toute une série de thématiques, comme celles de l'³énergie² (selon Schiller et surtout Bergson; ce dernier influençant considérablement Mussolini), de la volonté (que l'on oppose chez les dissidents radicaux du socialisme à la doctrine sociale-démocrate et marxiste du déterminisme) et la vitalité (thématique issue de la ³philosophie de la Vie², tant dans ses interprétations laïques que catholiques).

Une question nous semble dès lors légitime: cette évolution est-elle 1) marginale, réduite à des théoriciens ou à des cénacles intellectuels, ou bien 2) est-elle vraiment bien capillarisée dans le parti? Steven Aschheim, en concluant son enquête minutieuse, répond: oui. Il étaye son affirmation sur les résultats d'une enquête ancienne, qu'il a analysée méticuleusement, celle d'Adolf Levenstein en 1914. Levenstein avait procédé en son temps à une étude statistique des livres empruntés aux bibliothèques ouvrières de Leipzig entre 1897 et 1914. Levenstein avait constaté que les livres de Nietzsche étaient beaucoup plus lus que ceux de Marx, Lassalle ou Bebel, figures de proue de la sociale-démocratie officielle. Cette étude prouve que le nietzschéisme socialiste était une réalité dans le c¦ur des ouvriers allemands.

"Die Jungen" de Bruno Wille, "Der Sozialist" de Gustav Landauer

En Allemagne, la première organisation socialiste/nietzschéenne était Die Jungen (Les Jeunes) de Bruno Wille. Celui-ci entendait combattre l'³accomodationnisme² de la sociale-démocratie, son embourgeoisement (rejoignant par là Roberto Michels, analyste de l'oligarchisation des partis), le culte du parlementarisme (rejoignant Sorel et anticipant les deux plus célèbres soréliens allemands d'après 1918: Ernst Jünger et Carl Schmitt), l'ossification du parti et sa bureaucratisation (Michels). Plus précisément, Wille déplore la disparition de tous les réflexes créatifs dans le parti; l'imagination n'est plus au pouvoir dans la sociale-démocratie allemande du début de notre siècle, tout comme aujourd'hui, avec l'accession au pouvoir des anciens soixante-huitards, l'imagination, pourtant bruyamment promise, n'a plus du tout droit au chapitre, ³political correctness² oblige. Ensuite, autre contestataire fondamental dans les rangs socialistes allemands, Gustav Landauer (1870-1919), qui tombera les armes à la main dans Munich investie par les Corps Francs de von Epp, fonde une revue libertaire, socialiste et nietzschéenne, qu'il baptise Der Sozialist. Chose remarquable, son interprétation de Nietzsche ignore le culte nietzschéen de l'égoïté, l'absence de toute forme de solidarité ou de communauté chez le philosophe de Sils-Maria, pour privilégier très fortement sa fantaisie créatrice et sa critique de toutes les pétrifications à l'¦uvre dans les sociétés et les civilisations modernes et bourgeoises.

Max Maurenbrecher et Lily Braun

Max Maurenbrecher (1874-1930), est un pasteur protestant socialiste qui a foi dans le mouvement ouvrier tout en se référant constamment à Nietzsche et à sa critique du christianisme. La première intention de Maurenbrecher a été justement de fusionner socialisme, nietzschéisme et anti-christianisme. Son premier engagement a lieu dans le Nationalsozialer Verein de Naumann en 1903. Son deuxième engagement le conduit dans les rangs de la sociale-démocratie en 1907, au moment où il quitte aussi l'église protestante et s'engage dans le ³mouvement religieux libre². Son troisième engagement est un retour vers son église, un abandon de toute référence à Marx et à la sociale-démocratie, assortis d'une adhésion au message des Deutschnationalen. Maurenbrecher incarne donc un parcours qui va du socialisme au nationalisme.

Lily Braun, dans l'univers des intellectuels socialistes du début du siècle, est une militante féministe, socialiste et nietzschéenne. Elle s'engage dans les rangs sociaux-démocrates, où elle plaide la cause des femmes, réclame leur émancipation et leur droit au suffrage universel. Ce féminisme est complété par une critique systématique de tous les dogmes et par une esthétique nouvelle. Son apport philosophique est d'avoir défendu l'³esprit de négation² (Geist der Verneinung), dans le sens où elle entendait par ³négation², la négation de toute superstructure, des ossifications repérables dans les superstructures sociales. En ce sens, elle annonce certaines démarches de l'Ecole de Francfort. Lily Braun plaidait en faveur d'une juvénilisation permanente de la société et du socialisme. Elle s'opposait aux formes démobilisantes du moralisme kantien. Pendant la première guerre mondiale, elle développe un ³socialisme patriotique² en arguant que l'Allemagne est la patrie de la sociale-démocratie, et qu'en tant que telle, elle lutte contre la France bourgeoise, l'Angleterre capitaliste et marchande et la Russie obscurantiste. Son néo-nationalisme est une sociale-démocratie nietzschéanisée perçue comme nouvelle idéologie allemande. La constante du message de Lily Braun est un anti-christianisme conséquent, dans le sens où l'idéologie chrétienne est le fondement métaphysique des superstructures en Europe et que toute forme de fidélité figée aux idéologèmes chrétiens sert les classes dirigeantes fossilisées à maintenir des superstructures obsolètes.

Contre le socialisme nietzschéen, la riposte des ³bonzes²

Avec Max Maurenbrecher et Lily Braun, nous avons donc deux figures maximalistes du socialisme allemand qui évoluent vers le nationalisme, par nietzschéanisation. Cette évolution, les ³bonzes² du parti l'observent avec grande méfiance. Ils perçoivent le danger d'une mutation du socialisme en un nationalisme populaire et ouvrier, qui rejette les avocats, les intellectuels et les nouveaux prêtres du positivisme sociologique. Les ³bonzes² organisent donc leur riposte intellectuelle, qui sera une réaction anti-nietzschéenne. Le parallèle est facile à tracer avec la France actuelle, où Luc Ferry et Alain Renaut critiquent l'héritage de mai 68 et du nietzschéisme français des Deleuze, Guattari, Foucault, etc. Le mitterrandisme tardif, très ³occidentaliste² dans ses orientations (géo)politiques, s'alignent sur la contre-révolution moraliste américaine et sur ses avatars de droite (Buchanan, Nozick) ou de gauche, en s'attaquant à des linéaments philosophiques capables de ruiner en profondeur  ‹et définitivement‹  les assises d'une civilisation moribonde, qui crève de sa superstition idéologique et de son adhésion inconditionnelle aux idéaux fluets et chétifs de l'Aufklärung. L'intention de Ferry et Renaut est sans doute de bloquer le nietzschéisme français, afin qu'il ne se mette pas au service du lepénisme ou d'un nationalisme post-lepéniste. Démarche bizarre. Curieux exercice. Plus politicien-policier que philosophique...

Kurt Eisner: nietzschéen repenti

L'exemple historique le plus significatif de ce type de réaction, nous le trouvons chez Kurt Eisner, Président de cette République des Soviets de Bavière (Räterepublik), qui sera balayée par les Corps Francs en 1919. Avant de connaître cette aventure politique tragique et d'y laisser la vie, Eisner avait écrit un ouvrage orthodoxe et anti-nietzschéen, intitulé Psychopathia Spiritualis,  qui a comme plus remarquable caractéristique d'être l'¦uvre d'un ancien nietzschéen repenti! Quels ont été les arguments d'Eisner? Le socialisme est rationnel et pratique, disait-il, tandis que Nietzsche est rêveur, onirique. Il est donc impossible de construire une idéologie socialiste cohérente sur l'égocentrisme de Nietzsche et sur son absence de compassion (ce type d'argument sera plus tard repris par certains nationaux-socialistes!). Ensuite, Eisner constate que l'³impératif nietzschéen² conduit à la dégénérescence des m¦urs et de la politique (même argument que le ³conservateur² Steding). A l'injonction ³devenir dur!² de Nietzsche, Eisner oppose un ³devenir tendre!², pratiquant de la sorte un exorcisme sur lui-même. Eisner dans son texte avoue avoir succombé au ³langage intoxicateur² et au ³style narcotique² de Nietzsche. Contrairement à Lily Braun et polémiquant sans doute avec elle, Eisner s'affirme kantien et explique que son kantisme est paradoxalement ce qui l'a conduit à admirer Nietzsche, car, pour Eisner, Kant, tout comme Nietzsche, met l'accent sur le développement libre et maximal de l'individu, mais, ajoute-t-il, l'impératif nietzschéen doit être collectivisé, de façon à susciter dans la société et la classe ouvrière un pan-aristocratisme (Heinrich Härtle, ancien secrétaire d'Alfred Rosenberg, développera un argumentaire similaire, en décrivant l'idéologie nationale-socialiste comme un mixte d'impératif éthique kantien et d'éthique du surpassement nietzschéenne, le tout dans une perspective non individualiste!).

Si Eisner est le premier nietzschéen à faire machine arrière, à amorcer dans le camp socialiste une critique finalement ³réactionnaire² et ³figeante² de Nietzsche et du socialisme nietzschéen, si Ferry et Renaut sont ses héritiers dans la triste France du mitterrandisme tardif, Georg Lukacs, avec une trilogie inquisitoriale fulminant contre les mutliples formes d'³irrationalisme² conduisant au ³fascisme², demeure la référence la plus classique de cette manie obsessionnelle et récurrente de biffer les innombrables strates de nietzschéisme. Pourtant, Lukacs était vitaliste dans sa jeunesse et cultivait une vision tragique de l'homme, de la vie et de l'histoire inspirée de Nietzsche; après 1945, il rédige cette trilogie contre les irrationalismes qui deviendra la bible de la ³political correctness² de Staline à Andropov et Tchernenko dans les pays du COMECON, chez les marxistes qui se voulaient orthodoxes. Pourtant, les traces du nietzschéisme sont patentes dans la gauche nietzschéenne, chez Bloch et dans l'Ecole de Francfort.

Les gauchistes nietzschéens

Par gauchisme nietzschéen, Aschheim entend l'héritage d'Ernst Bloch et d'une partie de l'Ecole de Francfort. Ernst Bloch a eu une grande influence sur le mouvement étudiant allemand qui a précédé l'effervescence de mai 68. Une amitié fidèle et sincère le liait au leader de ces étudiants contestataires, Rudy Dutschke, apôtre protestant d'un socialisme gauchiste et national. Bloch opère une distinction fondamentale entre ³marxisme froid² et ³marxisme chaud². Ce dernier postule un retour à la religion, ou, plus exactement, à l'utopisme religieux des anabaptistes, mus par le ³principe espérance². Lukacs ne ménagera pas ses critiques, et s'opposera à Bloch, jugeant son ¦uvre comme ³un mélange d'éthique de gauche avec une épistémologie de droite². Bloch est toutefois très critique à l'égard de la vision de Nietzsche qu'avait répandue Ludwig Klages. Bloch la qualifiera de ³dionysisme passéiste², en ajoutant que Nietzsche devait être utilisé dans une perspective ³futuriste², afin de ³modeler l'avenir². Bloch rejette toutefois la notion d'éternel retour car toute idée de ³retour² est profondément statique: Bloch parle d'³archaïsme castrateur². Le dionysisme que Bloch oppose à celui de Klages est un dionysisme de la ³nature inachevée², c'est-à-dire un dionysisme qui doit travailler à l'achèvement de la nature.

Bloch n'appartient pas à l'Ecole de Francfort; il en est proche; il l'a influencée mais ses idées religieuses et son ³principe espérance² l'éloignent des deux chefs de file principaux de cette école, Horkheimer et Adorno. Les puristes de l'Ecole de Francfort ne croient pas à la rédemption par le principe espérance, car, disent-il, ce sont là des affirmations para-religieuses et a-critiques. Dans leurs critiques des idéologies (y compris des idéologies post-marxistes), les principaux protagonistes de l'Ecole de Francfort se réfèrent surtout au ³Nietzsche démasquant², dont ils utilisent les ressources pour démasquer les formes d'oppression dans la modernité tardive. Leur but est de sauver la théorie critique, et même toute critique, pour exercer une action dissolvante sur toutes les superstructures léguées par le passé et jugées obsolètes. Dans ce sens, Nietzsche est celui qui défie au mieux toutes les orthodoxies, celui dont le ³langage démasquant² est le plus caustique; Adorno justifiait ses références à Nietzsche en disant: "Il n'est jamais complice avec le monde". A méditer si l'on ne veut pas être le complice du ³Nouvel Ordre Mondial²...

Marcuse: un nietzschéisme de libération

Quant à Marcuse, souvent associé à l'Ecole de Francfort, que retient-il de Nietzsche? L'historiographie des idées retient souvent deux Marcuse: un Marcuse pessimiste, celui de L'homme unidimensionnel, et un Marcuse optimiste, celui d'Eros et civilisation. Pour Steven Aschheim, c'est ce Marcuse optimiste  ‹il met beaucoup d'espoir dans son discours‹  qui est peut-être le plus ³nietzschéen². Son nietzschéisme est dès lors un nietzschéisme de libération, teinté de freudisme, dans le sens où Marcuse développe, au départ de sa double lecture de Nietzsche et de Freud, l'idée d'un ³pouvoir libérateur du souvenir². Jadis, la mémoire servait à se souvenir de devoirs,   d'autant de ³tu dois², suscitant tout à la fois l'esprit de péché, la mauvaise conscience, le sens de la culpabilité, sur lesquels le christianisme s'est arcbouté et a imprégné notre civilisation. Cette mémoire-là ³transforme des faits en essences², fige des bribes d'histoire peut-être encore féconds pour en faire des absolus métaphysiques pétrifiés et fermés, qu'on ne peut plus remettre en question; pour Nietzsche, comme pour le Marcuse optimiste d'Eros et civilisation, il faut évacuer les brimades et les idoles qu'a imposées cette mémoire-là, car les instincts de vie (pour Freud: l'aspiration au bonheur total, entravée par la répression et les refoulements), doivent toujours, finalement, avoir le dessus, en rejettant sans hésiter toutes les formes d'³escapismes² et de négation. Pour Marcuse, en cela élève de Nietzsche, la civilisation occidentale et son pendant socialiste soviétique (Nietzsche aurait plutôt parlé du christianisme) sont fondamentalement fallacieux (parce que sur-répressifs) (*) car ils conservent trop d'essences, d'interdits, et étouffent les créativités, l'Eros. On retrouve là les mêmes mécanismes de pensée que chez un Landauer.

La ³science mélancolique² d'Adorno

Adorno, dans Minima Moralia, se réfère à la dialectique négative de Nietzsche et se félicite du fait que cette négation nietzschéenne permanente ne conduit à l'affirmation d'aucune positivité qui, le cas échéant, pourrait se transformer en une nouvelle grande idole figée. Mais, Adorno, contrairement à Nietzsche, ne prône pas l'avènement d'un ³gai savoir² ou d'une ³gaie science², mais espère l'avènement d'une ³science mélancolique², sorte de scepticisme méfiant à l'endroit de toute forme d'affirmation joyeuse. Adorno se démarque ainsi du ³panisme² de Bloch, des idées claires et tranchées d'un Wille ou d'une Lily Braun, du communautarisme socialiste d'un Landauer ou, anticipativement, du ³gai savoir² d'un philosophe nietzschéen français comme Gilles Deleuze. Pour Adorno, la joie ne doit pas tout surplomber.

Pour Aschheim, l'Ecole de Francfort adopte alternativement deux attitudes face à ce que Lukacs, dans sa célèbre polémique pro-rationaliste, a qualifié d'³irrationalisme². Selon les circonstances, l'Ecole de Francfort distingue entre, d'une part, les irrationalismes féconds, qui permettent la critique des superstructures (dans ce qu'elles ont de figé) et/ou des institutions (dans ce qu'elles ont de rigide) et, d'autre part, les irrationalismes réactionnaires qui affirment brutalement des valeurs en dépit de leur obsolescence et de leur fonction au service du maintien de hiérarchies désuètes.

A quoi sert la ³political correctness²?

Aschheim constate que l'idéologie des Lumières introduit et généralise dans la pensée européenne le relativisme, le subjectivisme, etc. qui développent, dans un premier temps, une dynamique critique, puis retournent cette dynamique contre le sujet érigé comme absolu dans la civilisation occidentale par les tenants de l'Aufklärung eux-mêmes. Ce que Ferry a appelé la ³pensée-68² est justement cette idéologie des Lumières qui devient justement sans cesse plus intéressante, en ses stades ultimes, parce qu'elle retourne sa dynamique relativiste et perspectiviste contre l'idole-sujet. Ferry estime que ce retournement est allé trop loin, dans les ¦uvres de philosophes français tels Deleuze, Guattari, Foucault,... La ³pensée-68² sort donc de l'Aufklärung stricto sensu et travaille à dissoudre le sacro-saint sujet, pierre angulaire des régimes libéraux, pseudo-démocratiques, nomocratiques et/ou ploutocratiques, axés sur l'individualisme juridique, sur la méthodologie individualiste en économie et en sociologie. Par conséquent, contre l'avancée de l'Aufklärung jusqu'à ses conséquences ultimes, avancée qui risque de faire voler en éclat des cadres institutionnels vermoulus qui ne peuvent plus se justifier philosophiquement, un personnel composite de journalistes, de censeurs médiatiques, de fonctionnaires, de juristes et de philosophes-mercenaires doit imposer une ³correction politique², afin de restituer le sujet dans sa plénitude et sa ³magnificence² d'idole, afin de promouvoir et de consolider une restauration néo-libérale.

Revenons toutefois à Aschheim, qui cherche à remettre clairement en évidence les linéaments de nietzschéisme dans l'Ecole de Francfort, tout en montrant par quelles portes entrouvertes la correction politique, sur le modèle des Mehring, Eisner, Lukacs, Ferry, etc., peut simultanément s'insinuer dans ce discours. Horkheimer, chef de file de cette Ecole de Francfort et philosophe quasi officiel de la première décennie de la RFA, juge Nietzsche comme suit: le philosophe de Sils-Maria est incapable de reconnaître l'importance de la ³société concrète²   (**) dans ses analyses, mais, en dépit de cette lacune, inacceptable pour ceux qui ont été séduits, d'une façon ou d'une autre, par le matérialisme historique de la tradition marxiste, Nietzsche demeure toujours libre de toute illusion et voit et sent parfaitement quand un fait de vie se fige en ³essence² (pour reprendre le vocabulaire de Marcuse). Horkheimer ajoute que Nietzsche ³ne voit pas les origines sociales des déclins². Position évidemment ambivalente, où admiration et crainte se mêlent indissolublement.

Nietzsche, le maître en ³misologie²

En 1969, J. G. Merquior, dans Western Marxism,  ouvrage qui analyse les ressorts du ³marxisme occidental², rappelle le rôle joué par les diverses lectures de Nietzsche dans l'émergence de ce phénomène un peu paradoxal de l'histoire des idées; Nietzsche, disait Merquior, est un ³maître en misologie² (néologisme désignant l'opposition radicale des irrationalistes à l'endroit de la raison voire de la logique). Cette misologie transparaît le plus clairement dans la Généalogie de la morale  (1887), où Nietzsche dit que ³n'est définissable que ce qui n'a pas d'histoire²; en effet, on ne peut enfermer dans des concepts durables que ce qui n'a plus de potentialités en jachère, car des potentialités insoupçonnées peuvent à tout moment surgir et faire éclater le cadre définitionnel comme une écorce devenue trop étroite.

Notre point de vue dans ce débat sur l'Ecole de Francfort: cette école critique à juste titre l'étroitesse des vieilles institutions, lois, superstructures, qui se maintiennent envers et contre les mouvements de la vie, mais, dans la foulée de sa critique, elle heurte et tente d'effacer des legs de l'histoire qui gardent en jachère des potentialités réelles, en les jugeant a priori obsolètes. Elle n'utilise qu'une panoplie d'armes, celles de la seule critique, en omettant systématiquement de retourner les forces vives et potentielles des héritages historiques contre les fixations superstructurelles, les manifestations institutionnelles reflètant dans toutes leurs rigidités les épuisements vitaux, et les processus de dévitalisation (ou de désenchantement). Bloch, en dépit de ses références aux théologies de libération et aux messianismes révolutionnaires, abandonne au fond lui aussi l'histoire politique, militaire et non religieuse  ‹c'est du moins le risque qu'il court délibérément en déployant sa critique contre Klages‹   pour construire dans ses anticipations quasi oniriques un futur somme toute bien artificiel voire fragile. Son recours aux luttes est à l'évidence pleinement acceptable, mais ce recours ne doit pas se limiter aux seules révoltes motivées par des messianismes religieux, il doit s'insinuer dans des combats pluriséculaires à motivations multiples. Adorno et Horkheimer abandonnent eux aussi l'histoire, la notion d'une continuité vitale et historique, au profit du magma informe et purement ³présent², sans profondeur temporelle, de la ³société² (erreur que l'on a vu se répéter récemment au sein de la fameuse ³nouvelle droite² parisienne, où l'histoire est étrangement absente et le pilpoul sociologisant, nettement omniprésent). Le risque de ce saltus pericolosus, d'Adorno et Horkheimer, dit Siegfried Kracauer (in: History: The Last Things Before the Last, New York, OUP, 1969), est de perdre tout point d'appui solide pour capter les plus fortes concrétions en devenir qui seront marquées de durée; pour Kracauer la ³dialectique négative² des deux principaux parrains de l'Ecole de Francfort ³manque de direction et de contenu². Tout comme les ratiocinations jargonnantes et sociologisantes d'Alain de Benoist et de sa bande de jeunes perroquets.

L'entreprise de ³dé-nietzschéanisation² de Habermas

Si Nietzsche a été bel et bien présent, et solidement, dans le corpus de l'Ecole de Francfort, il en a été expulsé par une deuxième vague de ³dialecticiens négatifs² et d'apôtres, sur le tard, de l'idéologie des Lumières. Le chef de file de cette deuxième vague, celle des émules, a été sans conteste Jürgen Habermas. Aschheim résume les objectifs de Habermas dans son travail de ³dé-nietzschéanisation²: a) ¦uvrer pour expurger les legs de l'Ecole de Francfort de tout nietzschéisme; b) rétablir une cohérence rationnelle; c) re-coder (!) (Deleuze et Foucault avaient dissous les codes); d) reconstruire une ³correction politique²; e) réexaminer l'héritage de mai 68, où, pour notre regard, il y a quelques éléments très positifs et féconds, surtout au niveau de ce que Ferry et Renaut appelerons la ³pensée-68²; dans ce réexamen, Habermas part du principe que la critique de la critique de l'Aufklärung, risque fortement de déboucher sur un ³néo-conservatisme²; de ce fait, il entend militer pour le rétablissement de la ³dialectique de l'Aufklärung²  dans sa ³pureté² (ou dans ce qu'il veut bien désigner sous ce terme). Pour Habermas, le nietzschéisme français, le néo-heideggerisme, le post-structuralisme de Foucault, le déconstructivisme de Derrida, sont autant de filons de 68 qui ont chaviré dans ³l'irrationalisme bourgeois tardif². Or ces démarches philosophiques non-politiques, ou très peu politisables, ne se posent nullement comme des options militantes en faveur d'un conservatisme ou d'une restauration ³bourgeoise², bien au contraire, on peut conclure que Habermas déclenche une guerre civile à l'intérieur même de la gauche et cherche à émasculer celle-ci, à la repeindre en gris. Dans son combat, Habermas s'attaque explicitement aux notions d'hétérogénité (de pluralité), de jeu (de tragique, de kaïros tel que l'imaginait un Henri Lefebvre), de rire, de contradiction (implicite et incontournable), de désir, de différence. Selon Habermas, toutes ces notions conduisent soit au ³gauchisme radical² soit à l'³anarchisme nihiliste² soit au ³quiétisme conservateur². De telles attitudes, prétend Habermas, sont incapables d'envisager un changement chargé de sens (i. e. un sens progressiste et modéré, évolutionnaire et calculant). D'où Habermas, et à sa suite Ferry et Renaut, estiment être les seuls habilités à énoncer le sens, lequel est alors posé a priori, imposé d'autorité. Le libéralisme ou le démocratisme que habermas, Ferry et Renaut entendent représenter sont dès lors les produits d'une autorité, en l'occurence la leur et celle de ceux qui les relaient dans les médias.

Le libéralisme et le démocratisme autoritaires (sur le plan intellectuel), mais en apparence tolérants sur le plan pratique, constituent en fait le fondement de notre actuelle ³political correctness² qui se marie très bien avec le pouvoir des ³socialistes établis², héritiers du social-démocratisme à la Mehring, et flanqués des orthodoxes marxistes dévitalisés à la Lukacs. Cette alliance vise à remplacer un autoritarisme par un autre, une superstructure par une autre, qui serait le réseau des notables, des mafieux et des fonctionnaires socialistes. Une telle constellation idéologique renonce à émanciper continuellement les masses, les citoyens, les esprits mais entend installer un appareil inamovible (au besoin en noyautant les services de police, comme c'est le cas des socialistes en Belgique qui transforment la gendarmerie, déjà Etat dans l'Etat, en une armée au service du ministère de l'intérieur socialiste, tenu par un ancien gauchiste adepte de la marijuana). Cette constellation idéologique et politique refuse de réceptionner l'innovation, de quelqu'ordre qu'elle soit, et les rénégats de 68, les repentis à la façon d'Eisner, trahissent les intellectuels féconds de leur propre camp de départ, pour déboucher sur un discours sans relief, sans sel.

Donc l'aventure commencée par Die Jungen  autour de Wille est un échec au sein de la sociale-démocratie. Ses forces dynamiques vont-elles aller vers un nouveau fascisme? Il semble que la sociale-démocratie n'écoute pas les leçons de l'histoire et qu'en alignant à l'université des Habermas, des Ferry et des Renaut, ou en manipulant des groupes de choc violents, ou en animant des cercles conspirationnistes parallèles comme le CRIDA de ³René Monzat², elle prépare un nouvel autoritarisme, qu'en d'autres temps elle n'aurait pas hésiter à qualifier de ³fascisme². Dans toute tradition politico-intellectuelle, il faut laisser la porte ouverte au dynamisme juvénile, immédiatement réceptif aux innovations. Une telle ouverture est une nécessité voire un impératif de survie. Dans le cas de la sociale-démocratie, si ce dynamisme juvénile ne peut s'exprimer dans des revues, des cercles, des associations, des mouvements de jeunesse liés au parti, il passera forcément ³à droite² (ce qui n'est jamais qu'une convention de langage), parce que la gauche-appareil ne cesse de demeurer sourde à ses revendications légitimes. Aujourd'hui, ce passage ³à droite² est possible dans la mesure où la ³droite² est démonisée au même titre que l'anarchisme au début du siècle. Et les démonisations fascinent les incompris.

Nietzsche et la ³droite²

Avant 1914, la droite allemande la plus bruyante est celle des pangermanistes, qui ne se réfèrent pas à Nietzsche, parce que celui-ci n'évoque ni la race ni la germanité. Lehmann pensait que Nietzsche restait en dehors de la politique et qu'il était dès lors inutile de se préoccuper de sa philosophie. Paul de Lagarde ne marque pas davantage d'intérêt. Quant à Lange, il est férocement anti-nietzschéen, dans la mesure où il affirme que la philosophie de Nietzsche est juste bonne ³pour les névrosés et les littérateurs², ³les artistes et les femmes hystériques². A Nietzsche, il convient d'opposer Gobineau et de parier ainsi pour le sang, valeur sûre et stable, contre l'imagination, valeur déstabilisante et volatile. Otto Bonhard, pour sa part, réfute l'³anarchisme nietzschéen².

C'est sous l'impulsion d'Arthur Moeller van den Bruck que Nietzsche fera son entrée dans les idéologies de la droite allemande. Moeller van den Bruck part d'un premier constat: le défaut majeur du marxisme (i. e. l'appareil social-démocrate) est de ne se référer qu'à un rationalisme abstrait, comme le libéralisme. De ce fait, il est incapable de capter les véritables ³sources de la vie². En 1919, la superstructure officielle de l'empire allemand s'effondre, non pas tant par la révolution, comme en Russie, mais par la défaite et par les réparations imposées par les Alliés occidentaux. L'Armée est hors jeu. Inutile donc de défendre des structures politiques qui n'existent plus. La droite doit entrer dans l'ère des ³re-définitions², estime Moeller van den Bruck, et à sa suite on parlera de ³néo-nationalisme².

Si tout doit être redéfini, le socialisme doit l'être aussi, aux yeux de Moeller. Celui-ci ne saurait plus être une ³analyse objective des rapports entre la superstructure et la base², comme le voulait l'idéologie positiviste de la sociale-démocratie d'après le programme du Gotha, mais une ³volonté d'affirmer la vie². En disant cela, Moeller ne se contente pas d'une déclamation grandiloquente sur la ³vie², de proclamer un slogan vitaliste, mais dévoile les aspects très concrets de cette volonté de vie: une juste redistribution permet un essor démographique. La vie triomphe alors de la récession. Dès lors, ajoute Moeller, les clivages sociaux ne devraient plus passer entre des riches qui dominent et des masses de pauvres. Au contraire, le peuple doit être dirigé par une élite frugale, apte à diriger des masses dont les besoins élémentaires et vitaux sont bien satisfaits. Ce processus doit se dérouler dans des cadres nationaux visibles, assurant une transparence, et, bien entendu, clairement circonscrits dans le temps et l'espace pour que le principe ³nul n'est censé ignorer la loi² soit en vigueur sans contestation ni coercition.

Même raisonnement chez Werner Sombart: le nouveau socialisme s'oppose avec véhémence à l'hédonisme occidental, au progressisme, à l'utilitarisme. Le nouveau socialisme accepte le tragique, il est non-téléologique, il ne s'inscrit pas dans une histoire linéaire, mais fonde un nouvel ³organon², où fusionnent une vox dei et une vox populi, comme au moyen-âge, mais sans féodalisme ni hiérarchie rigide.

Spengler et Shaw

Pour Spengler, on doit évaluer positiviement le socialisme dans la mesure où il est avant toute chose une ³énergie² et, accessoirement, le ³stade ultime du faustisme déclinant². Spengler estime que Nietzsche n'a pas été jusqu'au bout de ses idées sur le plan politique. Ce sera Georges Bernard Shaw, notamment dans Man and Superman et Major Barbara, qui énoncera les méthodes pratiques pour asseoir le socialisme nietzschéen dans les sociétés européennes: mélange d'éducation sans moralisme hypocrite, de darwinisme tourné vers la solidarité (où les communautés les plus solidaires gagnent la compétition), d'ironie et de distance par rapport aux engouements et aux propagandes. Shaw, en annexe de son drame Man and Superman, publie ses Maxims for Revolutionists, rappelle que la ³démocratie remplace la désignation d'une minorité corrompue par l'élection d'un grand nombre d'incompétents², que la ³liberté ne signifie [pas autre chose] que la responsabilité et que, pour cette raison, la plupart des hommes la craignent²; enfin: ³l'homme raisonnable est celui qui s'adapte au monde; l'hommer irraisonnable est celui qui persiste à essayer d'adapter le monde à lui-même. C'est pourquoi le progrès dépend tout entier de l'homme raisonnable. L'homme qui écoute la Raison est perdu: le Raison transforme en esclaves tous ceux dont l'esprit n'est pas assez fort pour la maîtriser². ³Le droit de vivre est une escroquerie chaque fois qu'il n'y a pas de défis constants². ³La civilisation est une maladie provoquée par la pratique de construire des sociétés avec du matériel pourri². ³La décadence ne trouvera ses agents que si elle porte le masque du progrès².

Le socialisme doit donc être forgé par des esprits clairs, dépourvus de tous réflexes hypocrites, de tout ballast moralisant, de toutes ces craintes ³humaines trop humaines². Dans ce cas, conclut Spengler à la suite de sa lecture de Shaw, le ³socialisme ne saurait être un système de compassion, d'humanité, de paix, de petits soins, mais un système de volonté-de-puissance². Toute autre lecture du socialisme serait illusion. Il faut donner à l'homme énergique (celui qui fait passer ses volontés de la puissance à l'acte), la liberté qui lui permettra d'agir, au-delà de tous les obstacles que pourraient constituer la richesse, la naissance ou la tradition. Dans cette optique, liberté et volonté de puissance sont synonymes: en français, le terme ³puissance² ne signifie pas seulement la volonté d'exercer un pouvoir, mais aussi la volonté de faire passer mes potentialités dans le réel, de faire passer à l'acte, ce qui est en puissance en moi. Définition de la puissance qu'il convient de méditer,  ‹et pourquoi pas à l'aide des textes ironiques de Shaw?‹   à l'heure où la ³correction politique² constitue un retour des hypocrisies et des moralismes et un verrouillage des énergies innovantes.

Aschheim montre dans son livre le lien direct qui a existé entre la tradition socialiste anglaise, en l'occurence la Fabian Society animée par Shaw, et la redéfinition du socialisme par les premiers tenants de la ³révolution conservatrice² allemande. Dénominateur commun: le refus de conventions stérilisantes qui bloquent l'avancée des hommes ³énergiques².

Nietzsche et le national-socialisme

Au départ, Nietzsche n'avait pas bonne presse dans les milieux proches de la NSDAP, qui reprend à son compte les critiques anti-nietzschéennes des pangermanistes, des eugénistes et des idéologues racialistes. Les intellectuels de la NSDAP poursuivent de préférence les spéculations raciales de Lehmann et se désintéressent de Nietzsche, plus en vogue dans les gauches, chez les littéraires, les féministes et dans les mouvements de jeunesse non politisés. Ainsi, au tout début de l'aventure hitlérienne, Dietrich Eckart, le philosophe folciste (= völkisch) de Schwabing, rejette explicitement et systématiquement Nietzsche, qui est ³un malade par hérédité², qui a médit sans arrêt du peuple allemand; pour Eckart, la légende d'un Nietzsche qui vitupère contre l'Allemagne parce qu'il l'aime au fond passionément est une escroquerie intellectuelle. Enfin, constate-t-il, l'individualisme égoïste de Nietzsche est totalement incompatible avec l'idéal communautaire des nationaux-socialistes. Après avoir édité des exégèses de Nietzsche pourtant bien plus fines, Arthur Drews, théologien folciste inféodé à la NSDAP, s'insurge en 1934 dans Nordische Stimme  (n°4/34), contre la thèse d'un Nietzsche qui aime son pays malgré ses vitupérations anti-germaniques et affirme  ‹ce qui peut paraître paradoxal‹   que le jeune poète juif Heinrich Heine, lui, critiquait l'Allemagne parce qu'il l'aimait réellement. Nietzsche est ensuite accusé de ³philo-sémitisme²: pour Aschheim et, avant lui, pour Kaufmann, le texte le plus significatif de l'ère nazie en ce sens est celui de Curt von Westernhagen, Nietzsche, Juden, Antijuden (Weimar, Duncker, 1936). Alfred von Martin, critique protestant, revalorise l'humaniste Burckhardt et rejette le négativisme nietzschéen, plus pour son manque d'engagement nationaliste que pour son anti-christianisme (Nietzsche und Burckhardt, Munich, 1941)! Finalement, les deux auteurs pro-nietzschéens sous le Troisième Reich, outre Bäumler que nous analyserons plus en détail, sont Edgar Salin (Jacob Burckhardt und Nietzsche, Bâle, 1938), qui prend le contre-pied des thèses de von Martin, et le nationaliste allemand, liguiste (= bündisch) et juif, Hans-Joachim Schoeps (Gestalten an der Zeitwende: Burckhardt, Nietzsche, Kafka, Berlin, Vortrupp Verlag, 1936). Quant au critique littéraire Kurt Hildebrandt, favorable au national-socialisme, il critique l'interprétation de Nietzsche par Karl Jaspers, comme le feront bon nombre d'exilés politiques et Walter Kaufmann. Jaspers aurait développé un existentialisme sur base des aspects les moins existentialistes de Nietzsche. Tandis que Nietzsche s'opposait à toute transcendance, Jaspers tentait de revenir à une ³transcendance douce², en négligant le Zarathoustra et la Généalogie de la morale. Enfin, plus important, l'apologie de la créativité chez Nietzsche et sa volonté de transvaluer les valeurs en place, de faire éclore une nouvelle table des valeurs, font de lui un philosophe de combat qui vise à normer une nouvelle époque émergeante. Dans ce sens, Nietzsche n'est pas un intellectuel virevoltant (freischwebend) au gré de ses humeurs ou de ses caprices, mais celui qui jette les bases d'un système normatif et d'une communauté positive, dont les assises ne sont plus un ensemble fixe de dogmes ou de commandements (de ³tu dois²), mais un dynamisme bouillonant et effervescent qu'il faut chevaucher et guider en permanence (Kurt Hildebrandt, "Über Deutung und Einordnung von Nietzsches System", Kant-Studien, vol. 41, Nr. 3/4, 1936, pp. 221-293). Ce chevauchement et ce guidage nécessitent une éducation nouvelle, plus attentive aux forces en puissance, prêtes à faire irruption dans la trame du monde.

Plus explicite sur les variations innombrables et contradictoires des interprétations de Nietzsche sous le Troisième Reich, est le livre du philosophe italien Giorgio Penzo (cf. supra), pour qui l'époque nationale-socialiste procède plus généralement à une dé-mythisation de Nietzsche. On ne sollicite plus tant son ¦uvre pour bouleverser des conventions, pour ébranler les assises d'une morale sociale étriquée, mais pour la réinsérer dans l'histoire du droit, ou, plus partiellement, pour faire du surhomme nietzschéen un simple équivalent de l'homme faustien ou, chez Kriek, l'horizon de l'éducation. On assiste également à des démythisations plus totales, où l'on souligne l'infécondité fondamentale de l'anarchisme nietzschéen, dans lequel on décèle une ³pathologie de la culture qui conduit à la dépolitisation². Ce reproche de ³dépolitisation² trouve son apothéose chez Steding. D'autres font du surhomme l'expression d'une simple nostalgie du divin. L'époque connaît bien sûr ses ³lectures fanatiques², dit Penzo, où l'incarnation du surhomme est tout bonnement Hitler (Scheuffler, Oehler, Spethmann, Müller-Rathenow). Seule notable exception, dans ce magma somme toute asses confus, le philosophe Alfred Bäumler.

Bäumler: héroïsme réaliste et héraclitéen

La seule approche féconde de Nietzsche à l'ère nationale-socialiste est donc celle de Bäumler. Pour Bäumler, par ailleurs pétri des thèses de Bachofen, Nietzsche est un ³penseur existentiel², soit un philosophe qui nous invite à nous plonger dans la concrétude sociale, politique et historique. Bäumler ne retient donc pas le reproche de ³dépolitiseur², que d'aucuns, dont Steding, avaient adressé à Nietzsche. Bäumler définit l'³existentialité² comme un ³réalisme héroïque² ou un ³réalisme héraclitéen²; l'homme et le monde, dans cette perspective, l'homme dans le monde et le monde dans l'homme, sont en devenir perpétuel, soumis à un mouvement continu, qui ne connaît ni repos ni quiétude. Le surhomme est dès lors une métaphore pour désigner tout ce qui est héroïque, c'est-à-dire tout ce qui lutte dans la trame en devenir de l'existence terrestre.

On constate que Bäumler donne la priorité au ³Nietzsche agonal² plutôt qu'au ³Nietzsche dionysiaque², qui hérissait Steding, parce qu'il était le principal responsable du refus des formes et des structures politiques. Bäumler estime que Nietzsche inaugure l'ère de la ³Grande Raison des Corps², où la Gebildetheit, ne s'adressant qu'au pur intellect en négligeant les corps, est inauthentique, tandis que la Bildung, reposant sur l'intuition, l'intelligence intuitive, et une valorisation des corps, est la clef de toute véritable authenticité. Notons au passage que Heidegger, ennemi de Bäumler, parlait aussi d'³authenticité² à cette époque. La logique du Corps, qui est une logique esthétique, sauve la pensée, pense Bäumler, car toute la culture occidentale s'est refermée sur un système conceptuel froid qui ne mène plusà rien, système dont la trajectoire a été jalonnée par le christianisme, l'humanisme (basé sur une fausee interprétation, édulcorée et falsifiée, de la civilisation gréco-romaine), le rationalisme scientiste. La notion de Corps (Leib), plus le recours à ce que Bäumler appelle la ³grécité véritable², soit une grécité pré-socratique, de même qu'à une germanité véritable, soit une germanité pré-chrétienne, conduisent à un retour à l'authentique, comme le prouvent, à l'époque, les innovations de la philologie classique. Cette mise en équation entre grécité pré-socratique, germanité pré-chrétienne et authenticité, constitue le saltus periculosus de Bäumler: dénier toute authenticité à ce qui sortait du champs de cette grécité et de cette germanité, a valu à Bäumler d'être ostracisé pendant longtemps, avant d'être timidement réhabilité.

Les impasses philosophiques de la bourgeoisie allemande

Dans un second temps, Bäumler politise cette définition de l'authenticité, en affirmant que le national-socialisme, en tant que Weltanschauung, représente ³une conception de l'Etat gréco-germanique². Bäumler ne se livre pas trop à des rapprochements hasardeux, ni à des sollicitations outrancières. Pourquoi affirme-t-il que l'Etat national-socialiste est grèco-germanique au sens où Nietzsche a défini la corporéité grecque et accepté la valorisation grecque des corps? Pour pouvoir affirmer cela, Bäumler procède à une inteprétation de l'histoire culturelle de la ³bourgeoisie allemande², dont tous les modèles ont été en faillite sous la République de Weimar. L'Aufklärung, première grande idéologie bourgeoise allemande, est une idéologie négative car elle est individualiste, abstraite et ne permet pas de forger des politiques cohérentes. Le romantisme, deuxième grande idéologie de la bourgeoisie allemande, est une tradition positive. Le piétisme, troisième grande idéologie bourgeoise en Allemagne, est rejeté pour les mêmes motifs que l'Aufklärung. Le romantisme est positif parce qu'il permet une ouverture au Volk, au mythe et au passé, donc de dépasser l'individualisme, le positivisme étriqué et la fascination inféconde pour le progrès. Cependant, en gros, la bourgeoisie n'a pas tiré les leçons pratiques qu'il aurait fallu tirer au départ du romantisme. Bäumler reproche à la bourgeoisie allemande d'avoir été ³paresseuse² et d'avoir choisi un expédiant; elle a imité et importé des modèles étrangers (anglais ou français), qu'elle a plaqué sur la réalité allemande.

Parmi les bricolages idéologiques bourgeois, le plus important a été le ³classicisme allemand², sorte de mixte artificiel d'Aufklärung et de romantisme, incapable, selon Bäumler, de générer des institutions, un droit et une constitution authentiquement allemands. En rejetant l'Aufklärung   et le piétisme, en renouant avec le filon romantique en jachère, explique et espère Bäumler, le national-socialisme pourra ³travailler à élaborer des institutions et un droit allemands². Mais le nouveau régime n'aura jamais le temps de parfaire cette tâche.

Action, destin et décision

Dans l'interprétation bäumlerienne de Nietzsche, la mort de Dieu est synonyme de mort du Dieu médiéval. Dieu en soi ne peut mourir car il n'est rien d'autre qu'une personnification du Destin (Schicksal). Celui-ci suscite, par le biais de fortes personnalités, des formes politiques plus ou moins éphémères. Ces personnalités ne théorisent pas, elles agissent, le destin parle par elles. L'Action détruit ce qui existe et s'est encroûté. La Décision, c'est l'existence même, parce que décider, c'est être, c'est se muer en une porte qu'enfonce le Destin pour se ruer dans la réalité. Ernst Jünger aurait parlé de l'³irruption de l'élémentaire². Pour Bäumler, le ³sujet² a peu de valeur en soi, il n'en acquiert que par son Action et par ses Décisions historiques. Ce déni de la ³valeur-en-soi² du sujet fonde l'anti-humanisme de Bäumler, que l'on retrouve, finalement, sous une autre forme et dans un langage marxisé, chez Althusser, par exemple, où la ³fonction pratique-sociale² de l'idéologie prend le pas sur la connaissance pure (comme, dans la conception de Bäumler, le plongeon dans la vie réelle se voyait octroyer une bien plus grande importance que la culture livresque de l'idéologie des Lumières ou du classicisme allemand). Pour Althusser, dont la pensée est arrivée à maturité dans un camp de prisonniers en Allemagne pendant la 2ième Guerre mondiale, l'idéologie (la Weltanschauung?), était une instance mouvante, portée par des penseurs en prise sur les concrétudes, qui permettait de mettre en exergue les rapports de l'homme avec les conditions de son existence, de l'aider dans un combat contre les ³autorités figées², qui l'obligeaient à répéter sans cesse,  ‹³sisyphiquement² serait-on tenter de dire‹, les mêmes gestes en dépit des mutations s'opérant dans le réel. Pour Althusser, l'idéologie ne peut donc jamais se muer en une science rigide et fermée, ne peut devenir pur discours de représentation, et, en tant que conceptualisation permanente et dynamique des faits concrets, elle conteste toujours le primat de l'autorité politique ou politico-économique installée et établie, tout comme l'³anarchisme² gauchiste et nietzschéen de Landauer refusait les rigidifications conventionnelles, car elles étaient autant de barrages à l'irruption des potentialités en germe dans les communautés concrètes. Enfin, il ne nous paraît pas illégitime de comparer les notions d'³authenticité² chez Bäumler (et Heidegger) et de ³concrétude² chez Althusser, et de procéder à une ³fertilisation croisée² entre elles.

L'anti-humanisme de Bäumler repose, quant à lui, sur trois piliers, sur trois ¦uvres: celles de Winckelmann, de Hölderlin et de Nietzsche. Winckelmann a brisé l'image toute faite que les ³humanités² avaient donné de l'antiquité grecque à des générations et des générations d'Européens. Winckelmann a revalorisé Homère et Eschyle plutôt que Virgile et Sénèque. Hölderlin a souligné le rapport entre la grécité fondamentale et la germanité. Mais l'anti-humanisme de Bäumler est une ³révolution tranquille², plutôt ³métapolitique², elle avance silencieusem

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samedi, 15 décembre 2007 | Lien permanent

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