Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Rechercher : Patrimoine

« Adieu l’Argent-Roi ! Place aux héros européens » de Marc Rousset

roussetargent.jpg

Cartouches pour 2017 :

« Adieu l’Argent-Roi ! Place aux héros européens » de Marc Rousset

par Michel Lhomme, philosophe, politologue 

Ex: http://metamag.fr 

L’héroïsme est fondateur des cultures. Commentant sa résilience, Boris Cyrulnik souligne que « la vie est un champ de bataille où naissent les héros qui meurent pour que l’on vive. Les héros vivent dans un monde de récits merveilleux et terrifiants. Ils sont faits du même sang que le mien, nous traversons les mêmes épreuves de l’abandon, de la malveillance des hommes et de l’injustice des sociétés. » Aucun thème n’est plus incontournable pour comprendre notre actualité, faire face et ne pas désespérer de l’avenir que l’héroïsme.

Il ne manque pas d’analyses pertinentes, fouillées, concernant nos sociétés occidentales et leur devenir. Nous savons combien il est difficile d’analyser de telles sociétés parce qu’elles sont souvent traversées d’enjeux et de finalités contradictoires. Marc Rousset a choisi son fil rouge et sa clé dans un livre touffu, un pavé de 500 pages à dimension épique et cette clé, c’est une antinomie, celle de l’Argent-roi et de l’Héroïsme.

Le projet est colossal puisqu’il vise par trois tomes successifs dont le premier vient de paraître chez l’éditeur Godefroy de Bouillon, un héros curieusement oublié ensuite par l’auteur sans doute parce que trop chrétien alors que vainqueur de la première croisade, il refusa par désintéressement radical le titre de roi de Jérusalem pour celui d’avoué du Saint-Sépulcre. Ce premier tome porte comme titre : Adieu l’Argent-roi ! Place aux héros européens, avec pour sous-titre : Critique de la civilisation de l’Argent, Apologie de l’Héroïsme. Il se présente à nous comme une alternative de vie qui serait notre choix existentiel du moment : vivre pour l’Argent ou se risquer gratuitement mais mortellement en Héros ? De cette alternative, le matérialisme ou l’héroïsme, l’auteur se propose de dresser une analyse historique, conceptuelle et individuelle. L’ouvrage se déploie comme une anthologie thématique, historico-culturelle, enrichissante et passionnante. Elle est de fait extrêmement risquée car en visant le temps long, de l’Antiquité à nos jours, elle ne peut manquer de faire des impasses et d’opérer parfois des réductions et des simplifications. Dans le premier tome, les deux parties sont en tout cas clairement bien distinguées. On commence par l’argent (notre nihilisme) et on termine par l’héroïsme (notre idéal revisité). Suivons cet ordre de lecture imposé par l’auteur.

L’Or : de l’usurier à la finance

L’expression « L’Argent-roi » est emprunté au roman L’Argent d’Emile Zola : « L’argent, l’argent-roi, l’argent-Dieu, au-dessus du sang, au-dessus des larmes, adoré plus haut que les vains scrupules humains, dans l’infini de sa puissance » . Effectivement, l’argent ou plus précisément la cupidité et l’esprit de lucre jette quelque lumière sur les hommes de nos sociétés et Marc Rousset s’appuie sur une lecture en demi-teintes du progrès capitalistique de l’Occident et de son rationalisme pour expliquer notre nihilisme et la décrépitude du « dernier homme » postmoderne, celui dont la devise pourrait se résumer facilement en la trilogie Liberté, Egalité, Supermarché.

 

Pour l’entrée en matière, Marc Rousset oubliant au passage l’immense Abel Bonnard choisit dans son premier chapitre de nous traduire quelques pages d’un texte inédit de Werner Sombart (1863-1941), Marchands et Héros, publié en 1915 à Leipzig. Sombart fut le chef de la jeune école historique allemande du premier quart du vingtième siècle, une grande figure de la révolution conservatrice jadis présentée par Alain de Benoist, introducteur en réalité du terme de  »capitalisme » par son œuvre majeure en six volumes, Le Capitalisme moderne, aujourd’hui oublié mais qui influença en grande partie Schumpeter. Haendler und Helden, (Marchands et Héros) édité juste avant la première guerre mondiale peut en fait être assimilé à un argumentaire de propagande guerrière vieilli où l’on voit Sombart opposer l’« esprit commercial » anglais, son individualisme libéral à l’esprit communautaire de l’État prussien, le volksgemeinschaft là où Carl Schmitt opposait de son côté la Mer et la Terre. Il s’agit par la critique de l’argent d’opposer ici une société de droits infinis (les droits de l’hommisme mécontemporain) à des communautés de devoirs (les sociétés antiques et traditionnelles). La référence en la matière, Le crépuscule du devoir ou l’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques de Serge Lipovetsky (1992) est d’ailleurs très souvent cité. L’« ère économique » celle du fameux homo economicus, est accusé d’être une époque pour laquelle les mobiles dits matériels prétendent prédominer et dominer toutes les autres aspirations de la vie. C’est l’époque de l’uniformisation des modes de vie par le dollar, la descente vers le bas par la consommation frénétique et même une pensée réduite au-dessous de la ceinture par une sexualisation outrancière du quotidien, la dévirilisation du mâle occidental par un hédonisme sans entraves où l’homme devient l’esclave féminisé de ses besoins artificiels et du luxe, déjà dénoncés en son temps par Rousseau.

 

La première partie du livre réalise une compilation assez large des religions et des auteurs sur l’argent. On y saisit le paradoxe de l’argent vu comme une malédiction chez les catholiques et une rédemption pour les protestants, la thésaurisation dénoncée par les Musulmans et l’argent considéré au contraire comme non coupable et presque une vertu chez les Juifs. L’intérêt de cette première partie est de nous dérouler une abondance de références, de résumés de thèses, un florilège de citations et de raccourcis sur le thème. Il servira aux bacheliers qui auront à disserter en fin d’année sur les échanges mais cette première partie peut aussi susciter chez nous quelques interrogations par des passages trop courts sur l’Islam, des oublis majeurs : la confrontation par exemple des Templiers et de Philippe le Bel ou l’irruption avec son scepticisme et son relativisme de la folie de l’or chez les Espagnols et les Portugais après la découverte de l’Amérique, ces colons héroïques aussi mais mués en « mangeurs d’or » pour reprendre l’expression du dernier roman de Ronald Wright à la traduction inédite. La critique de Bernard Mandeville et de sa Fable des Abeilles nous paraît vite expédiée mais l’auteur a cependant le mérite de citer cet essai important. Le paradoxe de l’équilibre invisible des vices et des vertus, et plus tard, la thèse d’Adam Smith de la recherche de l’intérêt privé comme source de l’intérêt collectif nous paraît en effet essentielle à la bonne compréhension de ce qui était alors envisagé comme une pacification civile par l’argent. Dans la partie sur l’argent, un chapitre par exemple sur le doux commerce de Montesquieu manque sérieusement à l’appel.

Après cette entrée en matière intéressante historico-culturelle sur l’Argent, on passe aux faits et en particulier aux chiffres pour remettre si je puis dire, l’Argent-roi d’aujourd’hui à sa juste place. Au regard des chiffres américains, les Français sont pauvres et la France, un pays en réalité de « gagne-petit » : « un salaire de cadre permet de vivre à peu près correctement en France, mais un seul salaire de cadre pour élever une famille avec deux enfants ne permet même pas d’atteindre le chiffre théorique du bonheur matériel de 4807 euros dans l’enquête américaine ». Le riche est défini : il possède un million d’euros de patrimoine et gagne dans les 5 000 euros mensuels mais l’argent ne lui apporte en réalité plus grand chose au-delà car pour ce qui regarde le bonheur matériel, passer cette somme, le gain concret pour le bien-être existentiel est nul. Comme l’avait déjà remarqué Adam Smith, au-delà d’un toit et d’une nourriture suffisante, l’argent n’a plus d’utilité en soi sauf par la distinction sociale ou la réputation. L’auteur cite ici Charles Feeney, le fondateur des Duty Free Shoppers : « certains sont attirés par l’argent, mais personne ne peut porter deux paires de chaussures en même temps ». Si la richesse permet de paraître riche et d’être heureux aujourd’hui dans l’apparence et l’ostentation, c’est qu’il est avant tout un processus spectaculaire au sens de Guy Debord, incarné par la mode et le suivi people, un mode d’être spéculaire et de simulacre au sens de Baudrillard. Comme ironisait Georg Simmel à propos des modernes dans sa Tragédie de la Culture de 1911 : « ils ont tout mais ne possèdent rien». Pour voir juste et vivre bien, il faut parfois aller dans les limites du snobisme matériel et en saisir et en comprendre alors toute la futilité et la vacuité. C’est sur le dandysme de Wilde pourfendeur de l’or ou sur l’ennui d‘une vie sans idéal dénoncé par Chesterton  que pousse et surgit le héros européen, objet de la deuxième grande partie de l’ouvrage et seul mérite au final, selon l’auteur, de notre civilisation.

Les Héros ne meurent jamais et se sacrifient pour rien

La deuxième partie du premier tome de notre Adieu l’Argent-roi ! est consacré à l’héroïsme et suit la même visée anthologique du début mais on sent qu’on s’oriente vers un livre de modèles et un geste d’enseignement. Pour cerner son sujet, Rousset répète plusieurs fois ce qu’il appelle un héros : un être humain qui choisit consciemment, librement, courageusement et d’une façon désintéressée son destin, l’accomplissement de son devoir en étant prêt pour cela à mourir, à faire le sacrifice de sa vie pour une cause qui le dépasse et de manière totalement désintéressée. La définition est pertinente car elle permet à Rousset d’écarter nos héros médiatiques, en particulier les footballeurs motivés par des salaires mirobolants comme les grands chevaliers d’industrie.

Il faut, selon Rousset pour être un héros non seulement risquer sa vie concrètement mais aussi ne chercher aucune récompense matérielle, aucun prestige ou honneur tel le poilu de 14-18, se sacrifiant délibérément dans les tranchées ou ces grands mathématiciens exemplaires comme Grigori Perelman ou Alexandre Grothendieck mourant en ermite à la campagne ou isolés dans leurs modestes appartements, refusant les honneurs et surtout les chèques libellés en dollars. Le héros est mystique : c’est un renonçant sâdhu. Le héros est rebelle mais aussi révolutionnaire (il compte, chez Rousset, Ravachol dans ses rangs). Le héros a la force de caractère des prophètes (Mahomet ?) et de tous ceux qui savent renverser les tables. On ne comprend pas alors tout à fait pourquoi le djihadiste n’en est pas un.

La deuxième partie énumère ainsi de nombreux portraits de héros européens, de grandes figures oubliées, militaires et civiles, qu’on ignorait même jusqu’alors, offrant au lecteur le plaisir de la découverte. Pour le jeune adolescent à qui il faut offrir ce livre pour combler sa soif d’idéal, c’est une galerie de portraits exceptionnels qui va défiler sous ses yeux, un panorama humain à imiter et qui est sans doute l’intérêt principal et honnête du livre.

Comme elle le fut toujours, la jeunesse est en dormition mais il suffit de se rendre aux abords des facultés, des lycées et d’écouter un peu plus les conversations intimes pour se rendre compte à la fois de l’immense fragilité spirituelle de la jeunesse mais aussi de son aspiration à l’intelligence. C’est la jeunesse qui fréquente avec avidité les sites complotistes qui déplaisent tant à leurs professeurs sans morale et chiens de garde du système, c’est la jeunesse qui s’engage totalement dans la subversion même si c’est hélas sous une forme quelque peu islamisée ou délinquante. C’est donc avant tout un livre à réserver aux adolescents, appelés à se forger un caractère. C’est un livre pour futurs lansquenets appelés à forger un idéal pour reconstruire l’Europe et surtout pour demain l’épurer. Ses explications compléteront Dominique Venner et serviront de colonne vertébrale aux engagés libres et aux cœurs rebelles. Mais le jeune Européen pourra-t-il se faire simplement le maître de lui-même en réinvestissant la figure héroïque ?


Sans remigration et grand rembarquement, les rues de demain, celles de 2050 auront des héros mais ils porteront des noms exotiques, ceux de Mohamed Merah ou d’Amedy Coulibaly. Nous connaissons déjà de jeunes musulmans engagés qui ont épinglé sur les parois de leur chambre – et encore plus dans leurs cellules de prison – la photo romantisée du franco-algérien de Toulouse de 2012 sortant de sa voiture. Ils ont aussi comme Marc Rousset et moi la haine des puissances d’argent.

Le projet du livre de Marc Rousset est éducatif : pour un retour de l’héroïsme européen

On sent qu’il vise à définir et à permettre les conditions culturelles et pédagogiques d’un retour de l’héroïsme européen, des grandes âmes et des forts caractères de France. Mais les héros sont des têtes brûlées. Nous sommes une tête brûlée – c’est même notre définition familiale. Nous ne fréquentons que des « voyous » et non des gens respectables. Faut-il alors à l’Europe une renaissance violente ? Il faudra demain prendre les armes puisque l’État multiracial ne nous défendra pas mais en serons-nous pour autant des héros ? Devons-nous enseigner la terre et le peuple et plus que tout encore, la race comme on enseigne un fanatisme religieux monothéiste ? Ce n’est pas si sûr car nous ne croyons plus, depuis belle lurette, aux arrière-monde. Le problème de cette galerie des héros présenté est qu’aucun n’est un Surhomme, aucun n’est en en réalité le héros du post-nihilisme et d’ailleurs, le post-nihilisme peut-il vraiment avoir des Héros ? Il faut donc que l’Homme européen aille beaucoup plus loin que l’héroïsme individuel.
Non, le nihilisme européen ne sera pas notre destin.

Derrière la volonté héroïque de se sacrifier pour un monde idéal ou dans toute volonté cornélienne finalement métaphysique, il y a une volonté de frapper de néant, de non-être, le monde que nous connaissons. Ce qui était au cœur de l’héroïsme, c’était encore une volonté de néant et de mort et si nous lisons bien le chapitre deux de ce premier tome, l’enjeu fondamental du livre, c’est bien le suicide de Dominique Venner qui est, par delà la traduction de Sombart, le véritable déclencheur du livre et sans doute le premier grand hommage écrit livresque à l’historien. Il y a dans l’héroïsme classique un désir de dévaluation, de dévalorisation du monde sensible et du réel. L’héroïsme est animé par une volonté de néant et de mort puisqu’il frappe de non-réalité tout ce qui n’est pas l’idéal (le cas exemplaire du djihadisme). Et de ce point de vue-là, le nihilisme, c’est-à-dire la volonté de néant est à l’origine de l’affirmation en soi de l’idéal héroïque

Lire la suite

mardi, 03 janvier 2017 | Lien permanent | Commentaires (2)

Présidentielles : station “État de Grâce” supprimée

toutemakron.jpg

Présidentielles : station “État de Grâce” supprimée

Ex: http://www.dedefensa.org

Dans un texte mêlant dérision et gravité que le New York Times nous restitue en français qui est sa langue du cœur autant que de l’esprit, l’écrivain algérien Boualem Sansal constate : « En France, on change de président tous les cinq ans, mais rien ne change jamais qui vienne vraiment d’eux. » ... On notera que, sans le vouloir précisément même s’il le sait évidemment, l’écrivain a signifié ce nouveau phénomène de la politique française, qui est la durabilité extrêmement réduite des présidents. Depuis Sarko, le président n’est plus réélu même s’il se présente, – et nous pourrions dire jusqu’au paradoxe, “même s’il ne se représente pas”. Nous disons cela comme s’il s’agissait d’une règle nouvelle alors que la démission de De Gaulle, la mort de Pompidou et même l’échec de Giscard de 1981, devraient être considérés comme autant d’avatars accidentels dont certains tragiques. Désormais, ce n’est plus l’accident : la règle semble être devenue, aujourd’hui, que le président est comme un Kleenex, jetable après emploi et qui ne vaut que pour un seul emploi.

(La prochaine étape pourrait être et devrait être, en bonne logique subversive, le président-kleenex impropre à la consommation, jeté avant de s’en servir, bref par interruption du quinquennat pour cause de crise de régime. Macron, le président qui innove en tout, pourrait bien nous apporter également cette “modernisation” décisive de la postmodernité. Il aurait alors bien mérité de la République française, européenne et laïque.)

Plus encore et mieux encore, car l’on nous dit, dans le chef de certaines plumes inspirées, qu’il s’agit de l’élection “triomphale” d’un président. (Dixit sans crainte de la réalité des chiffres qui ridiculise la qualification de la performance l’organe de référence du Système ; le quotidien Le Monde dans sa newsletter d’information pour les les lecteurs réticents : « Le triomphe de Macron, les défis du président »)... Eh bien, ce “triomphe” est immédiatement suivie (le lendemain) d’une manifestation de contestation d’une politique d’ores et déjà condamnée avant que d’exister, avec des accusations redoutables (« En marche vers la guerre sociale »), que même les sites US se font un plaisir de détailler, – ZeroHedge.com, par exemple. On ne parle même pas des horions qu’ont aussitôt échangé ceux qui avaient soutenu Macron par inadvertance, et notamment ceux qui, dans cette diversité de circonstance, ont aussitôt proclamé que leur ralliement s’arrêtait là et qu’ils reprenaient aussitôt leur (vraie ?) bataille ; il suffisait d’entendre un Barouin avertissant que tout soutien à Macron pour les législatives signifierait l’exclusion immédiate du fautif du parti LR. Autrement dit, non seulement il n’y a pas d’état de grâce mais il y aurait plutôt un immédiat état de disgrâce qui suivrait, vingt-quatre plus tard, “le triomphe de Macron”.

macron_dessi7ff3-1b2eb.jpg

(Certes, nous avons compris la finesse du titreur qui suit le déterminisme imposé par la narrative [déterminisme-narrativiste]. Le triomphe est celui de l’homme sans équivalent, la pure merveille sortie de la glèbe franco-globalisée qui a réussi cet exploit sans précédent de séduire un peuple entier, – et quel peuple, mazette, selon les statistiques de l’élection, – alors que “les défis” sont ceux de cette fonction suprême que le monde entier nous envie.)

Effectivement, la situation est singulière, le gênant n’étant pas l’élection face à la contestation, mais le “triomphe” de l’élection salué aussitôt par la contestation très organisée par des acteurs sociaux habituels (syndicats) et selon une thématique dont l’extrême est du type “vers la guerre sociale”. L’esprit de la Vème République est bien que l’élection présidentielle constitue effectivement un moment sacré (mais laïque, certes car l’on tient aux contradictions du genre) où un personnage identifié à un parti ou à une tendance devient par la grâce de la fonction, et au moins pour une période symbolique (justement dit-“état de grâce”), le président de “tous les Français” ; Hollande lui-même y avait eu droit bien que fort courtement, c’est dire si l’esprit a le cuir épais et ne meurt pas facilement... La postmodernité a finalement balayé tout cela avec le “président Macron” (il sera difficile de se passer de guillemets) comme déjà l’élection de Trump l’annonçait (quoique d’une façon encore ambiguë tant l’opposition publique, – dans la rue et dans les médias, – était ouvertement organisée, manipulée et financée par des manipulateurs idéologisés). L’élection de Macron inaugure donc une époque nouvelle, ce qui fait d’ailleurs partie de son programme.

Il est vrai que le texte de Sansal est intéressant par ce mélange de dérision et de gravité, ce qui est au fond parfaitement définir la forme de l’opération. Aux USA, il y a quelques mois, pour l’élection de Trump, ce fut assez semblable si l’on veut bien s’en souvenir, au point que nous jugeâmes judicieux d’inclure dans notre Glossaire.dde l’expression volontairement paradoxale sinon oxymorique de “tragédie-bouffe”. Au fond, ce phénomène de suppression d’un temps d’armistice pour cause d’“état de grâce” qui renvoie à un processus de modernisation et de rentabilisation, – comme l’on supprime les arrêts pour les bus et les trains, et les stations de métro, – signifie simplement que le temps métahistorique ne prend plus de gants, un peu comme s’il disait : “on n’arrête pas une crise en cours, même pour un nouveau président” ; simplement, enfin, parce que le temps métahistorique est également et nécessairement un temps crisique, et que, par conséquent il ne souffre aucune interruption de la crise.

Emmanuelle-Macron-227x300.jpgAinsi avons-nous de ces contradictions presque immédiates, y compris dans le propos et assumées comme telles, qui rendent compte de cette cohabitation du dérisoire et du tragique. Sans en rendre compte par la logique précise de son analyse le commentateur en rend compte effectivement en faisant défiler ces contradictions. Nous ignorons si cela est voulu, mais dans tous les cas cela a la vertu du vrai (d’une vérité-de-situation fondatrice du caractère tragédie-bouffe). Ainsi nous dit-il que les présidents changent et ne changent rien, parce que « la France ne se gouverne plus elle-même », qu’il y a l’Europe qui donne ses consignes et la “mondialisation” (le globalisation) qui fait que « la terre ne tourne plus que dans un sens », celui du « cartel des banques » ; puis il enchaîne aussitôt par la proposition de bon aloi mais tout de même assez paradoxale « Voilà pourquoi il importait que soient débattus durant la campagne présidentielle tous ces thèmes mondialisés... », pour aussitôt émettre la réserve évidente qui explique tout : « Mais ceux-ci ont été à peine évoqués. Peut-être est-ce à cause d’un sentiment d’impuissance face à ces problèmes. »

... Ce qui fait bouffe encore plus dans cette affaire, bien entendu, c’est qu’on se précipite en désespoir de cause mais pour une si belle cause, jusqu’aux plus extrêmes hystériques contre la chose la plus sérieuse du monde qui est, comme on le sait, la “menace fasciste”. La campagne se fit donc, surtout au second tour, comme si on nous étions en 1924 ou en 1933, ce qui ne gêne pas trop les tenants la globalisation tous comptes faits. Mélenchon s’est vanté, après le résultat final, d’être celui qui avait permis d’arrêter le fascisme (celui de 1924-33, donc) ; bien sûr, puisque c’est lui qui a permis en bonne partie de faire élire l’homme de la globalisation ; la belle intelligence de Mélenchon ne hume-t-elle pas ce que cette contradiction peut avoir de bouffe, à côté de la tragédie ? A peine indirectement, Sansal met cela en évidence lorsqu’il salue plutôt ironiquement le talent rassembleur de Mélenchon (« En tout cas, il a formidablement égayé la campagne. Quel bateleur, quel stratège, ce Jean-Luc! Merci pour ces bons moments »), puis en signale aussitôt la conséquence qui n’est pas des plus habiles (« En affaiblissant les Républicains, le Parti socialiste et le Front national, Mélenchon aura profité à Macron ainsi qu’aux oligarques »). Tout cela crève tellement les yeux que plus personne ne voit distinctement, – ceci explique cela, – que cette bataille si furieuse contre un danger vieux de 80 ans et totalement anéanti dans sa véritable puissance il y a 60 ans est conduite au profit exclusif du seul danger planétaire et sans aucun précédent pour aujourd’hui même. Et pourtant, nombre de ces combattants du passé (les “antifafs”) connaisse parfaitement et dénoncent à mesure l’existence de cette puissance destructrice d’aujourd’hui même qui passe tout puisqu’elle menace le monde lui-même, toutes espèces et idéologies bouffe-fantasmagoriques confondues.

Sans doute se trouve-t-il une frustration secrète de devoir tenir un rôle si faussaire et, en combattant l’ennemi imaginaire, de favoriser non seulement “l’ennemi principal” mais le seul Ennemi possible ; laquelle frustration, à cause de son ampleur, fait souvent tomber le débat “contre le fascisme” dans l’ivresse de l’outrance et du bombastique, – le bruit remplit le vide et écarte les pensées qui pourraient s’aventurer sous l’écume des jours, – qui nous restitue le style tragédie-bouffe qui est le nôtre.

Quoi qu’il en soit, pour les lecteurs avisés, on trouve dans le texte de Sansal plusieurs marques de cette situation attristante. Homme courageux et grand écrivain qui ne craint pas de dénoncer le pouvoir corrompu en Algérie tout en restant sur place au risque des contraintes et des pressions qu’on imagine, Sansal est acclamé par le monde culturel et littéraire (et progressiste-sociétal) français et européen, et les institutions qui vont avec. Il constitue une de ces situations paradoxales si nombreuses où le Système chérie certains critiques de lui-même dans une position spécifique, parce que le jeu de billard pratiqué entre les diverses tromperies et simulacres des situations lui permet tout de même (au Système) d’en tirer avantage du point de vue de la vertu apparente qu’il veut conserver dans le domaine de la communication. Il n’empêche, cet article qui dit une bonne partie de son fait à un nouveau président si exceptionnel par son “triomphe” de jeune homme quasiment “sorti de rien” (les banques, une belle fortune qu’il s’est faite, un an à Bercy mais jamais d’élection, un rassemblement d’influence et de fortunes pour l’encourager de consignes diverses, une presseSystème déchaîné pour le promouvoir et détruire ses adversaires, cela vous donne un innocent aux mains propres, un être d’exception et un “inconnu” vertueux pour une présidentielle), – cet article-là a dû faire penser au Système, où l’on est très strict en ce moment pour maintenir la discipline dans ces moments très difficiles, que la vertu dont on parlait plus haut, dont il a besoin, est parfois payée un peu cher.

Ainsi nous permettons-nous d’emprunter cet article de Boualem Sansal, écrivain, auteur dernièrement de 2084, du 8 mai 2017...

dedefensa.org

 

La France, état altéré

Il y a du nouveau en France: un nouveau système pour désigner le président de la république. Ni plus réellement une démocratie, ni une dictature, c’est quelque chose qui n’a pas encore de nom. Un acronyme ou un mot porte-manteau construit de «démocratie», «dictature» et «ploutocratie» ferait bien l’affaire.

Le mécanisme fonctionne ainsi: des patrons de grands groupes financiers, industriels et commerciaux, ainsi que d’éminents conseillers habitués de l’Elysée, de Matignon et de Bercy ont choisi le futur président de la république — Emmanuel Macron, en l’occurrence — et l’ont instruit de sa mission. Ensuite ces oligarques ont mobilisé l’Etat, le gouvernement, la justice, les médias, les communicants, les artistes, les cachetiers, les sondeurs, les sociétés de Paris et les grands noms de la société civile pour le porter à la magistrature suprême. La machine s’est mise au travail et en un tour de piste a fait de l’impétrant le candidat du peuple, le favori, le héros indépassable. Lui-même en est devenu convaincu.

kid-ger_382866.jpgLe reste était une simple formalité: il suffisait juste d’éliminer les autres candidats. On en a mis beaucoup sur la ligne de départ, désespérant le peuple en lui donnant l’image de la déplorable division dans laquelle les partis politiques ont entrainé le pays. Puis on a promis des primaires pour remédier à ça: il y aura un tri impitoyable! En effet: les candidats sérieux — Manuel Valls, Alain Juppé — ont été éliminés.

La justice a ensuite lancé des fatwas contre les gros candidats qui restaient, et la presse, bras séculier de l’oligarchie, les a traqués. François Fillon et Marine Le Pen ont été poursuivis pour vol à l’étalage, leurs photos placardées à la une des journaux.

On accuse aussi Jean-Luc Mélenchon de pas mal de crimes. Il aurait assassiné le Parti socialiste, caporalisé les communistes, volé des troupes aux Républicains et aux frontistes et contrevenu aux règles de la soumission en appelant son mouvement La France insoumise.

En tout cas, il a formidablement égayé la campagne. Quel bateleur, quel stratège, ce Jean-Luc! Merci pour ces bons moments. Notre côté romantique invétéré a apprécié ton mot en forme de salut à la veille du premier tour: «Allez, viennent les jours heureux et le goût du bonheur!»

En affaiblissant les Républicains, le Parti socialiste et le Front national, Mélenchon aura profité à Macron ainsi qu’aux oligarques — mais tout en gagnant lui-même aussi. Maintenant, les législatives.

L’autre inconnue dans l’affaire aura été le peuple. Il est trop bête, dit-on; c’est un troupeau angoissé, qui peut réagir n’importe comment. D’ailleurs, le moment est peut-être venu d’en changer. Ce peuple-ci a fait son temps. Il parle encore de de Gaulle, Jaurès, Jeanne d’Arc. C’est vrai qu’il rechigne un peu: dimanche, les électeurs se sont abstenus de voter en nombre record.

Le résultat de ce méli-mélo c’est Macron. Jamais élu auparavant, tête d’un mouvement vieux de juste un an, le voilà président de la République. On ne faisait semblant de douter de son ultime succès que pour écarter la suspicion de manipulation politique. Alors que Fillon a été mis en examen et que la justice française a demandé la levée de l’immunité parlementaire de Le Pen à l’Union européenne, elle a refusé d’ouvrir une enquête sur le patrimoine de Macron, pourtant demandée par de nombreux can

Lire la suite

mercredi, 10 mai 2017 | Lien permanent

Perspectives pour l'année 2030...

Perspectives pour l'année 2030...

par Frédéric Malaval

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Frédéric Malaval, cueilli sur Polémia et consacré aux années 2030, qui, pour l'auteur, seront probablement une période de basculement du système...

 

2030.jpg

 

 

Année 2030

De plus en plus de Français attendent un changement drastique, pas seulement de politique, mais de société. Une majorité cependant ne le souhaite pas, confortant à chaque élection les partis dits de gouvernement. Jamais le fossé entre ces deux catégories n’a paru aussi large.

Aussi se pose désormais la question, non pas de la nature du changement, mais du moment de ce changement. La réponse avancée par ce texte est que les conditions seront réunies autour des années 2030, soit dans quinze ans.

Pour argumenter cette prophétie nous allons – brièvement – nous intéresser aux évolutions majeures que le territoire français européen a connues depuis 1945. Cette rétrospective sera nourrie d’une approche écologique, donc écosystémique. Aussi, avant de s’accorder sur ces grandes mutations, devons-nous exposer sommairement les fondements de l’écologie et particulièrement de la dynamique des populations, néologisée en « démécologie ». En effet, la conclusion avancée par ce texte repose essentiellement sur la prise en compte des conséquences de la vague démographique qualifiée de baby-boom sur notre société.

Ecologie

Pourquoi recourir à l’écologie pour tenter d’estimer les conditions d’un changement majeur de la société française ? Une réponse est que l’écologie permet de l’envisager comme un écosystème. Ce modèle, pierre angulaire de cette discipline, est la résultante d’interactions entre des populations entre elles et avec leur milieu. La conséquence en est des rapports trophiques, c’est-à-dire que les uns fournissent les ressources aux autres et réciproquement. La taille d’une population dépend donc des ressources auxquelles elle accède. Exemple : les lions mangent des zèbres qui mangent de l’herbe. S’il n’y a pas beaucoup d’herbe, il n’y a pas beaucoup de zèbres et donc pas beaucoup de lions. C’est très schématique. De ces interactions découlent la croissance ou la décroissance de la population concernée. Ces changements sont modélisés par les équations de Lotka-Volterra. Appelées aussi « modèles proie-prédateur », ces équations sont couramment utilisées pour décrire la dynamique de systèmes biologiques dans lesquels des populations interagissent.

La nature d’un écosystème quel qu’il soit est donc largement définie par les rapports entre des populations interagissant entre elles. Cette approche transposée à l’analyse des écosystèmes artificiels que sont par nature les sociétés humaines, surtout à nos latitudes septentrionales, permet d’identifier la ou les populations, ou la ou les classes de population, déterminantes comme facteurs structurants de l’écosystème. C’est un des préalables à toute tentative d’estimer leurs évolutions. Deux phénomènes paraissent incontournables si on étudie sur une période longue la société organisée sur le territoire français : la vague baby-boom d’une part, la vague migratoire extra-européenne d’autre part.

Cette vague baby-boom aura pesé comme aucune autre jusqu’alors sur les structures de notre pays, en tant que juvéniles, adolescents, jeunes gens, puis adultes. Ils n’ont pas fait beaucoup d’enfants.

Le baby-boom

La vague baby-boom commence au milieu des années 1940 pour se terminer au début des années 1960. Les chiffres sont connus, il n’est pas nécessaire de revenir dessus. Relevons simplement que ce baby-boom a concerné essentiellement une population européenne, donc de race blanche, et que cette croissance a suscité d’énormes inquiétudes, peut-être à l’origine de l’atonie démographique qu’elle a assumée. Né à la fin de cette vague, je me rappelle très bien que nos manuels de géographie au collège envisageaient 100 millions d’habitants à l’horizon 2000. Nous en sommes loin. Si croissance il y a eu, elle n’est pas due à la population de souche mais aux apports migratoires extra-européens, surtout africains, et à leurs développements sur le territoire de la France européenne.

En étudiant plus finement la croissance de la population de souche, il appert que cette vague baby-boom est venue compenser les déficits démographiques de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe. S’il y a eu croissance de la population aborigène ensuite, cela est dû à l’augmentation de la durée de la vie, conséquence de la surartificialisation de notre écosystème. Cette surartificialisation a permis à des gens âgés ou malades de vivre alors qu’ils auraient été condamnés dans un contexte moins artificialisé, donc plus naturel. Il est à peu près évident que le nombre de reproducteurs de souche, c’est-à-dire les adultes en âge de se reproduire naturellement et d’élever leur progéniture jusqu’au stade de reproducteurs, est, aux variations près, à peu près stable depuis la moitié du XIXe siècle.

Mais au sein de cette population – c’est-à-dire au regard de l’écologie, un ensemble d’individus semblables –, cette vague baby-boom est surreprésentée dans les composantes de la population… de souche. Nous parlerons plus loin de l’immigration extra-européenne, mais avant cela il est nécessaire de saisir le rôle que cette génération a eu dans la structuration de notre écosystème France. Son poids démographique a été en effet décisif pour conduire les mutations que les uns déplorent et que les autres louent.

De 1945 à aujourd’hui

En 1945, le territoire français vient de subir deux événements fondamentaux. Le premier est la débâcle de 1940 ; le second est la submersion US de 1944. Une conséquence majeure est que la classe dirigeante française issue des rapports de force endogènes est éliminée dans l’après-guerre. Exécutions, condamnations, ostracisations caractérisent cette Epuration conduite sous l’œil des autorités US. Mais cela pose un problème : excepté quelques figures entrées au Panthéon de l’histoire de la République, notre pays n’a plus les cadres pour le diriger.

Fort opportunément, les Etats-Unis et leurs affidés locaux vont engager un processus de promotion méritocratique dans les couches les plus modestes de la population indigène ou installée récemment. C’est l’époque du « J’suis parti de rien, regardez c’que j’suis devenu… » moqué dans un sketch aux mille lectures associant Guy Bedos et Michel Sardou (*). Ce processus s’amplifiera avec l’arrivée dans ce mouvement de la génération baby-boom qui opportunément adhérera sans retenue à l’américanisation de la société française. Simultanément, un travail de sape méthodique détruit les reliquats de la société française traditionnelle ayant survécu aux secousses d’après-guerre.

Du baby-boom au papy-boom

Les membres de cette génération nés à partir de 1945 ont aujourd’hui environ 70 ans. Dans nos sociétés hyper-médicalisées, c’est l’âge auquel les soucis sérieux commencent à handicaper les individus jusqu’alors en bonne santé. Pour un homme, il restera en moyenne 12 ans à vivre et pour une femme 17 ans. Mais les effets de l’âge obligent à lever le pied, la vigueur d’antan n’est alors plus qu’un souvenir. Pour la génération baby-boom née au début des années 1960, cela signifie qu’à partir de 2030, nous n’aurons plus l’énergie pour structurer la société française que notre poids démographique a permis car nous serons alors dans la tranche des 70 ans. Le papy-boom sera alors la conséquence de ce baby-boom ayant fait la société française depuis 1945.

En effet, cette vague démographique est à l’origine de toutes les mutations que notre territoire a connues depuis la fin de la guerre. A cette époque leur arrivée a obligé à concentrer beaucoup ressources sur eux : allocations familiales, écoles, etc., puis, à l’âge pré-adulte, ils ont fourni d’importants contingents aux dirigeants de Mai-68 à l’origine de la société libérale-libertaire ayant sapé les fondements de la société française traditionnelle. Ce sont eux qui depuis portent alternativement aux affaires des gouvernements mondialistes sous étiquette UMP-PS. Ce sont eux qui, pour satisfaire leurs ambitions sociales, ont accepté l’immigration extra-européenne chargée d’occuper, entre autres, les espaces sociaux qu’ils ont désertés. Ce sont eux qui se sont construit des rentes à tous les niveaux. Ce sont eux qui n’ont pas eu d’enfants, préférant parler de sexe plutôt que de supporter pendant des années les réveils nocturnes pour cauchemar ou pipi au lit. Etc. Mais ils ont travaillé, beaucoup travaillé, permettant un développement économique sans précédent.

C’est cette génération qui aura véritablement fait l’histoire du territoire de 1945 à 2030 dont il faut maintenant envisager la fin, ouvrant l’espace à toutes les possibilités. Une des plus importantes à prendre en compte est le changement radical de la population vivant sur le sol de la Ve République. En effet, l’immigration extra-européenne a coïncidé avec cette vague démographique endogène. Ces immigrés sont majoritairement arrivés à partir des années 1970, époque où la génération baby-boom, elle, entrait dans la maturité.

Aujourd’hui, les immigrés – envisagés comme des personnes de souche extra-européenne –, qu’ils aient ou non la citoyenneté française, sont évalués à une quinzaine de millions en France européenne. Ce chiffre est peut-être plus bas ou plus haut. Il n’existe pas de statistique lisible sur ce thème. C’est une population majoritairement jeune, ayant profondément bouleversé la physionomie de la population française historique, à quasiment 100% européenne jusque dans les années 1970. On ne développera pas ici les raisons de cette présence, mais on admettra seulement qu’ils représentent environ de 20 à 25% de la population résidente actuelle. Les couches âgées étant majoritairement de souche, ce pourcentage ne peut que croître dans les années suivantes, même en bloquant les apports extérieurs. De nombreuses écoles de grandes métropoles n’ont plus de sujets de souche européenne dans leurs effectifs.

Pendant ce temps, la génération baby-boom arrive à son terme. Ceux nés à partir de 1945 commencent à mourir ou ne sont pas bien en forme ; ceux nés autour de 1960 n’ont plus qu’une quinzaine d’années devant eux. Après, l’effet structurant de cette génération va s’estomper brutalement, laissant aux forces sociales en émergence la possibilité de se déployer.

Quel avenir après 2030 ?

Autant il est envisageable d’estimer le moment des bifurcations écosystémiques majeures, autant il est quasiment impossible de savoir quelles formes elles prendront. L’Ecologie a bien quelques certitudes sur les principes de fonctionnement des écosystèmes, mais cette science est encore balbutiante et n’est pas reconnue par des institutions inféodées aux espérances de la Modernité mondialiste. Donc, on ne peut prétendre à la même rigueur scientifique que des disciplines installées antérieurement. Mais, selon l’adage : « La philosophie précède la science », rien n’empêche d’être imaginatif. Alors philosophons…

La pensée cardinale de l’Ecologie est que toute manifestation du vivant est la résultante d’interactions avec le Milieu ayant engendré les formes et comportements identifiés. Résultat de millénaires de sélection naturelle, nos patrimoines génétiques sont donc très conservateurs et nous portent à engendrer le semblable. C’est le principe de la reproduction. Ce réductionnisme génétique est une des conclusions majeures des travaux menés par les sociobiologistes. Donc les formes divergentes, si elles n’ont pas surmonté les filtres de la sélection naturelle, disparaîtront au même titre que celles incapables de s’adapter aux mutations écosystémiques. L’Ecologie nous enseigne aussi que toute population – rappel : ensemble d’individus semblables – favorise la survie de ses reproducteurs. Donc, si un non-reproducteur n’a aucune vocation à soutenir les reproducteurs, il disparaît. L’Ecologie thermodynamique garantit, en outre, que les écosystèmes les plus stables sont ceux les plus efficaces énergétiquement. Cela signifie que toute organisation énergivore sans contre-partie écosystémique avérée est condamnée à plus ou moins brève échéance. Une autre certitude de l’Ecologie est qu’une population donnée croît jusqu’à atteindre un état d’équilibre avec le territoire dans lequel elle s’insère et dont elle est issue. Les excédents sont rapidement lissés. Limitation des ressources, anomalies climatiques, prédation, conflits, épidémies, etc., contribuent à cet équilibre fluctuant.

Les humanistes postulent que l’Homme échappe aux lois de la nature et ils invoquent un réductionnisme naturaliste pour contester les vues des écologues. Ces derniers répondent que nous pouvons effectivement en retarder un temps la portée par une surartificialisation de nos pratiques sociales, mais que cela ne pourrait être durable. Pour illustrer cet antagonisme irréductible de la philosophie occidentale, imaginons le futur d’une pomme lancée en l’air… Elle retombe sur le sol. Tout le monde s’accorde là-dessus. Imaginons maintenant un humain lancé en l’air dans les mêmes conditions. Il retombera lui aussi sur le sol. Si cet humain est mis dans un aéronef, il pourra se maintenir en l’air, mais alors aux conditions déterminées par cet aéronef. Si ce dernier défaille, alors notre bonhomme retournera par terre avec toutes les conséquences imaginables. L’artificialisation de l’écosphère est le biais permettant de suspendre temporairement les manifestations de lois de la nature irrépressibles. Cependant, si cette artificialisation se révèle dangereuse, elle sera limitée. Une crise, quelle qu’elle soit, viendra rétablir les équilibres transgressés fragilisant l’avenir des populations concernées.

Pour éclairer ces quelques perspectives jetées en vrac, et tout en étant conscient que cela risque de déranger le lectorat de ces lignes, c’est ainsi qu’il faut se poser la question de l’islamisation potentielle des sociétés historiques d’Europe de l’Ouest. Si l’Islam porte en lui des réponses écosystémiques favorisant la perpétuation

Lire la suite

lundi, 06 octobre 2014 | Lien permanent

TTIP – Réflexions concernant l’étreinte transatlantique

Bvf-3JvIQAI5z7b.jpg

TTIP – Réflexions concernant l’étreinte transatlantique

par Heinrich Wohlmeyer, docteur en droit et ingénieur agronome, Autriche

Ex: http://www.horizons-et-debats.ch

Afin de nous rendre majeurs, Immanuel Kant nous a appris, à nous autres Européens, le Sapere Aude! Ose savoir!


Le 14 juillet 2014, a commencé une nouvelle ronde de négociations (la sixième) sur un accord économique complet entre l’UE et les Etats-Unis qui, dans ses dimensions connues jusqu’alors est un accord concernant toute la société. Vu les quelques détails venus à notre connaissance, il nous semble important d’élargir notre champ visuel. En toute brièveté, nous allons relever quelques points cardinaux, d’autant que le texte actuel n’est toujours pas à disposition.


Il relève du bon sens, qu’avant de conclure une affaire, il faut soigneusement analyser son partenaire – notamment en ce qui concerne sa situation, ses intérêts, ses activités précédentes et actuelles ainsi que ses principes en matière de politique sociale et de géopolitique (en anglais: sa «philosophie»)
Cette première réflexion doit éveiller notre méfiance:


Les Etats-Unis, en réalité, sont en faillite et tiennent la tête hors de l’eau seulement grâce à leur planche à billets. Pour chaque dollar que l’Etat dépense, il doit emprunter 50 cents. (Dans mon ouvrage «Empörung in Europa – Wege aus der Krise» [Indignation en Europe – des voies pour sortir de la crise], je montre des solutions). On va continuer ainsi jusqu’à ce que le dollar ne soit plus accepté comme monnaie mondiale de référence. Cette position pourtant est en voie d’effritement dramatique et ne peut plus être contenue par des «sanctions» économiques et militaires. Beaucoup d’Etats se mettent à commercer dans leurs monnaies nationales respectives (par exemple la Chine, le Japon, l’Inde, l’Iran, la Russie et ces derniers temps, même les vassaux fidèles que sont l’Allemagne et la Corée du Sud). Il faut y ajouter que le système FMI–Banque mondiale (BM), assurant jusqu’à présent l’hégémonie financière des Etats-Unis (minorité de blocage des Etats-Unis), est de plus en plus contourné. Les Etats d’Amérique latine et les pays asiatiques ont commencé d’établir leurs propres banques de développement et des fonds à l’image du FMI.


La situation qui s’ensuit est désespérée. La dette souveraine non remboursable s’élève à 17 billions de dollars américains (des trillions américains, c’est-à-dire 17 millions de millions!) et la course aux armements à caractère planétaire n’est plus à financer. Les Etats-Unis ont trois possibilités de s’en sortir: une guerre générant des débiteurs, une dévaluation radicale du dollar américain (en réalité une fraude mondiale) ou un redémarrage par le moyen d’un accord mondial sur la monnaie de référence selon le modèle de l’International Clearing Union [Union monétaire internationale], que J. M. Keynes avait déjà proposée en 1944, mais qui avait été refusée par les Etats-Unis en tant que puissance financière hégémonique. Ce redémarrage équilibré devrait être lié à un effacement mondial de la dette.
A brève échéance, les Etats-Unis peuvent se maintenir à flot par le pillage de la riche Europe (voir la crise financière induite par les Etats-Unis et l’endettement de l’Europe en faveur des élites financières américaines) et par la fomentation de conflits armés.


 Vues sur cette arrière-fond, les négociations sur le TTIP [«Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement»] nous mettent en garde: avant d’accepter l’étreinte d’un partenaire en faillite et ayant besoin de guerres, il faudrait exiger d’abord un renouvellement interne de l’architecture financière des Etats-Unis et du système financier mondial. Si l’on veut sauver un ami de la noyade, il faut que celui-ci accepte la stratégie de sauvetage ou sinon les deux vont se noyer dans une étreinte mortelle. Actuellement, les Etats-Unis se comportent comme un toxicomane violent, niant sa toxicomanie et l’UE comme la souris devant le serpent. Ce qu’il faut, c’est un dialogue d’égal à égal afin de pouvoir agir dans une optique d’avenir.


Dans une deuxième réflexion, il nous faut analyser les intérêts principaux des Etats-Unis:
L’économie américaine dépend, en grande partie, des secteurs militaire et pétrolier. On a investi massivement dans ces secteurs et on les défend. Les finances, les médias et l’agriculture représentent trois autres secteurs-clés. Dans tous ces secteurs là, on tente d’établir des conditions rapportant du profit et consolidant les intérêts, au détriment des Européens. S’y ajoute l’intérêt compréhensible d’acheter en Europe des valeurs réelles avec des dollars papiers (durablement sans valeur) et d’assurer ce patrimoine malhonnête. Ce dernier nous amène au sujet de la «protection des investissements». Celle-ci est prévue d’être réglée à l’aide de l’ISDS (Investor-State-Dispute-Settlement).


En ajoutant la troisième réflexion à ce qui vient d’être dit, c’est-à-dire l’analyse des activités précédentes et la position sociale et géopolitique fondamentale du pays, le tout devient encore plus explosif. Dans la période de l’après-guerre, les Etats-Unis ont constamment agi en dominateur et imposé unilatéralement leurs intérêts. Pour illustrer cela, je vais citer Stuart Eizenstat, conseiller juridique américain pour les négociations sur le TTIP et ancien ambassadeur des Etats-Unis auprès de l’UE (1993–1996), interviewé sur les différentes normes de qualité, surtout pour l’alimentation. Il a répondu: «Ce qui est acceptable pour les citoyens américains doit également être accepté par les Européens. Un message clair et net … La mise en œuvre de l’application du droit états-unien sous forme de l’imposition forcée de la loi FACTA (Foreign Account Compliance Act), selon laquelle les banques européennes doivent déclarer les mouvements sur les comptes des citoyens américains. Les «sanctions» récentes face aux banques européennes et autres entreprises sans base juridique devraient mener à la réflexion si l’on veut vraiment donner son accord à d’autres accords proposant des voies «légales» pour des procédés semblables.


Quiconque connaît de la vie économique pratique, l’«American type of agreement» sera encore plus prudent. Pendant que, selon la culture du droit européen, les règles principales sont codifiées (en droit civil et commercial) et que les traités ne règlent que les données particulières, les traités américains établissent un ordre juridique particulier avec beaucoup de pièges remplissant une grande quantité de pages. C’est pourquoi aux Etats-Unis et en travaillant avec des entreprises américaines les frais des consultations juridiques et l’insécurité juridique en cas de différends sont extrêmement élevés. On estime que les frais de transactions juridiques aux Etats-Unis s’élèvent à environ 10% du PIB.


Les différences sont particulièrement importantes dans l’évaluation des risques et dans l’attribution de la charge de la preuve. Les Européens agissent selon le principe de précaution (omission dans un danger potentiel), la jurisprudence américaine cependant demande la «scientific evidence», c’est-à-dire un «dommage scientifiquement prouvé». Dans une de mes conférences, j’ai utilisé l’exemple fictif d’un médecin qui, supposant des dommages physiques suite à l’usage du Contergan, déconseille ce médicament. On l’aurait jugé à payer des dédommagements aussi longtemps que les dommages n’auraient pas été prouvé statistiquement de manière significative – donc énormément de souffrances humaines. Il en va de même avec la charge de la preuve: l’endommagé, souvent financièrement plus faible, doit prouver les dommages, et ce n’est pas à l’auteur potentiel présumé du dommage à prouver l’innocuité. C’est surtout valable pour les produits chimiques utilisés dans les ménages.


Dans le domaine de la politique sociale, des «philosophies» totalement contraires se heurtent: pendant que l’Europe a développé et réalisé le modèle de l’état social solidaire, celui-ci est majoritairement bloqué, aux Etats-Unis parce que les riches se dérobent systématiquement à toute contribution pour le bien commun. Cela mène à des impôts et des coûts de travail réduits. Le résultat en est une compétition des places économiques abaissant considérablement les normes sociales.


Dans le secteur de la géopolitique, dans laquelle nous serions encore plus étroitement impliqués, le rêve américain de la puissance mondiale dans la tradition de l’Empire britannique est toujours en vigueur. On essaie de l’assurer par le colonialisme financier et par des activités militaires. La peur d’un espace économique commun des Européens de l’Ouest avec les Russes avec leurs grandes réserves de matières premières y joue un rôle important. L’actuelle crise initiée en Ukraine, dans laquelle l’Europe est impliquée, trouve là son explication.


L’avenir pourtant, doit être un monde solidaire où les Etats-Unis et l’Europe sont des partenaires recherchés et où ils sont prêts à aider les autres.

 

La-marche-transatlantique.jpg

 


Devant cet arrière-fond, la genèse du projet TTIP nous apprend les faits suivants:
En 1941 déjà, le futur secrétaire d’Etat J. F. Dulles écrivit qu’il fallait, après la guerre, organiser l’Europe de façon centraliste, et la former en grand marché d’espoir américain. Cette proposition ne fut pas réalisée, notamment suite à l’opposition de Charles de Gaulle.


En 1973 déjà, la Commission Trilatérale, composée surtout de représentants issus de la haute finance, proposa des mesures uniformes de régulation des marchés. En 2007, on créa le TEC (Transatlantic Economic Council) dont la tâche principale était «d’harmoniser les régulations des marchés». Dans le cadre du TEC, en 2011, on installa un «High Level Working Group on Jobs and Growth» (postes de travail et croissance), intitulé HWLG (remarquez le titre embellissant), dont le rapport final fut divulgué en février 2013. Ce rapport sera suivi par un High Level Regulatory Cooperation Forum. Il est révélateur que la Commission européenne n’était pas capable et ne l’est toujours pas d’informer le Corporate Europe Observatory, s’occupant du lobbying au sein de l’UE, de la composition de la HLWG. Il en est de même pour les résultats détaillés («La multitude de documents empêche une information adéquate»). Le rapport final représente en réalité la directive-cadre sans aucune légitimité démocratique (Road Map) pour de futurs pourparlers. Il parle d’énormes avantages d’«un marché intégré transatlantique». On a l’intention de le réaliser par l’abaissement des barrières douanières et la compatibilité des codes juridiques (enhancing compatibility of regulatory regimes). Il est prévu que suite «au renforcement du partenariat stratégique particulièrement étroit entre les Etats-Unis et l’UE» et grâce à l’ampleur du marché (50% du BIP mondial) les règles de jeu correspondantes seront reprises au niveau mondial. Le rapport est plein d’informations positives donnant de l’espoir, mais peu d’informations certaines. Malgré et à cause de l’attribution, de 400 000 postes de travail et l’éloge de l’avenir de la robotique (Wealth Daily und Word Future Society) aux Etats-Unis et en Europe, à une augmentation de 0,5% du PIB dans l’UE, il y aura une augmentation du chômage parce que normalement, l’effet de rationalisation dû aux investissements est plus important que l’effet de l’élargissement des capacités.


Il faut y ajouter que, selon le pronostic du Center of Economic Policy Research, cette croissance est attendue pour la période s’étendant jusqu’en 2027, ce qui représente un taux annuel de 0,034%. Mais face à un taux de chômage de plus de 26 millions en UE, cette lueur d’espoir n’apportera pas de solution au problème en faisant du «business as usual». Il faut plutôt un changement fondamental de toute la politique. L’ancien économiste de la Banque mondiale H. Daly a démontré les dangers du libre-échange en 1994 déjà (Spektrum der Wissenschaft, Januar 1994) au cas où il supprime les solutions locales, adaptées et innovantes au niveau de la société. La prédominance économique planifiée des Etats-Unis sur l’Europe détruirait le modèle social européen – tout comme l’adepte des Etats-Unis, Mario Draghi, actuellement président de la Banque centrale européenne, l’a déjà annoncé. Les énormes écarts de salaires aux Etats-Unis et le fait que presque 15% de la population sont actuellement nourris à l’aide de bons de nourriture (food stamps – Supplemental Nutrition Assistance Program) soulignent cette crainte. Les syndicats européens et américains se sont donc prononcés fermement contre le TTIP parce qu’il entérinerait la dynamique actuelle.


Le ministère autrichien pour la recherche, la science et l’économie, BMWFW, se montre dans ses rapports publiés encore plus euphorique que le HLWG et les études commandées par celle-ci. Selon une étude commandée par le BMWFW, on attend, comme résultat du TTIP, les résultats suivants: PIB +1,7%, salaires +1%, emploi +0,5%, assurances +3,7%, textiles et vêtements +3,7%, automobile +12,4%. Il est difficile de comprendre comment on arrive à ces estimations positives qui, naturellement, amènent des prises de position favorables pour le TTIP.


Les lignes directrices divulguées récemment (17 juin 2013) par le Conseil de l’UE concernant les pourparlers s’orientent largement au rapport du High Level Working Group. A première vue, les 18 pages paraissent acceptables. En regardant de près pourtant, des passages comme «le niveau le plus haut de libéralisation … incluant tous les secteurs de modes de prestation» et «transfert illimité de capitaux et de paiements par les investisseurs», «libéralisation complète des payements en cours et de la circulation des capitaux» et «création d’institutions trans­atlantiques pour la coopération régulatrice» font preuve – en dépit des belles paroles – d’un «turbo-capitalisme» sans freins sociaux ou écologiques, de l’abandon de la tradition européenne des services publics et de la réduction de la souveraineté populaire au profit d’intérêts institutionnalisés des grands groupes internationaux.


Il faut y ajouter le point crucial du SIDS (State-Investor-Dispute-Settlement, mécanisme d’arbitrage privé entre les investisseurs et les Etats). Selon le European Parliament/Legislative Observatory 2012/0163 (COD), le Parlement européen a renvoyé le projet à la commission de commerce le 23 mai 2013. Ce projet admet, dans l’essentiel, le SIDS, exige davantage d’informations et contient, à mon av

Lire la suite

mardi, 07 octobre 2014 | Lien permanent

Chr. Guilluy: La ”société ouverte”, c'est l’autre nom de la ”loi du marché”...

CG-6-b0cb-9b4e74214656.jpg

La "société ouverte", c'est l’autre nom de la "loi du marché"...

Entretien avec Christophe Guilluy

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par le géographe Christophe Guilluy à Atlantico à l'occasion de la sortie de son nouvel essai Le crépuscule de la France d'en haut (Flammarion, 2016). L'auteur nous livre une description lucide d'une France déjà largement communautarisée et dont la classe moyenne a explosé sous les coups de la mondialisation...

Christophe Guilluy : "Le paradoxe, c'est qu'aujourd'hui ce sont les pauvres qui vont demander la fin de l'État-Providence"

guilluycrépuscule.jpgAtlantico : Dans votre dernier livre Le crépuscule de la France d'en haut, vous dressez un premier constat insistant sur la fracture entre un discours politique évoquant les classes moyennes alors que celles-ci seraient en voie de transformation vers une classe populaire. Quelle différence faites-vous entre une représentation politique et la réalité du terrain ?

Christophe Guilluy : Oui, c’est paradoxal alors même que nous sommes au temps de "la sortie de la classe" moyenne des petites catégories salariées. La classe politique dans son ensemble, droite et gauche confondues, est l'héritière des Trente Glorieuses. Leur représentation du pays, c'est la France de Giscard. Avec deux Français sur trois qui sont des classes moyennes qui ne s'en sortent pas trop mal, et qui sont encore dans une phase où l'on peut imaginer que leurs enfants vont s'en sortir. C'est l'idée d'une classe moyenne majoritaire.

Et d'ailleurs, ces partis ont été conçus pour cela, ils s'adressent toujours aux classes moyennes.

Mais le paradoxe est que les sociologues nous expliquent depuis 20 ans que la classe moyenne a implosé, qu'elle s'est émiettée, divisée. Il y a une classe moyenne inférieure, supérieure, il y a même une classe moyenne "inférieure-inférieure". Ce que les politiques ne comprennent pas, c'est qu'un concept peut être pertinent à un instant T et être totalement inopérant quelques années plus tard, ce qui est le cas avec le concept de classe moyenne. Il ne dit plus rien. Je me suis donc posé la question de savoir pourquoi la classe politique continuait d'utiliser un concept qui n'existe plus.

Il y a d'abord un intérêt politique, qui est de laisser entendre qu'il existe encore une classe moyenne majoritaire. Cela signifie que le système économique qui a été choisi profite à la majorité. C'est une façon de réaffirmer une France qui serait intégrée socialement, économiquement, même si, par ailleurs, il peut y avoir des problèmes. Et ce "par ailleurs" correspond aux banlieues, où vivent des populations qui ont des "problèmes", où il y a des émeutes, des exclus, etc. Mais ce "eux" n'est pas "nous". Parce qu'il y a ici une impossibilité de penser la classe moyenne autrement que comme une classe moyenne blanche.

Le second intérêt ici, pour les classes supérieures, c'est de s'identifier aux classes moyennes. Ce qui est génial, c'est de se laisser croire que finalement on fait partie de "la moyenne",  comme l'ouvrier ou l'employé, c’est-à-dire comme ceux qui ont véritablement subi une baisse de niveau de vie, une vraie précarisation, un vrai descenseur social. Ce brouillage social est accentué par le fait que ces classes supérieures tiennent en même temps un discours critiquent sur "les riches". Elles portent pourtant et cautionnent le modèle mondialisé de ces élites en tenant le discours de la société ouverte. Le problème est que "la société ouverte" est l’autre nom de la "loi du marché". Une loi du marché qui bénéficie effectivement prioritairement aux riches et aux détenteurs du capital mais aussi à ces classes supérieures qui, actuellement, se constituent notamment des patrimoines dignes des hôtels particuliers du XIXe. Mais aujourd'hui, cette bourgeoisie n'est plus identifiée comme telle. D’où mon utilisation du mot "bobo", qui m'a été reprochée. Si cette catégorie ne constitue qu’une fraction des couches supérieures (dont le point commun est de soutenir le modèle mondialisé, elles peuvent donc être de gauche ou de droite), elle permet de sortir du brouillage de classe en utilisant le mot "bourgeois". Ces gens sont arrivés dans des quartiers populaires, là où vivaient des catégories modestes (anciens ouvriers, actifs immigrés…), dont les revenus, le capital culturel, n’ont rien à voir avec ces classes supérieures. Cette nouvelle bourgeoisie n’est pas "riche", elle ne détient souvent pas le "capital", mais il faut les désigner pour ce qu'ils sont : des bourgeois. Ces gens sont très sympas, cools etc., mais ils représentent une catégorie sociale qui n'a strictement rien à voir avec ce qu'étaient hier les classes populaires qui occupaient ces territoires. Il ne faut pas non plus oublier la violence sociale de cet accaparement de biens qui étaient anciennement ceux de ces catégories populaires.

L'idée a été de connecter cela avec une vision globale des effets de mondialisation sur le territoire. Et attention, il n'y a pas de complot : il s'agit simplement du résultat du "laissez-faire" du marché. Le marché de l'emploi dans les grandes métropoles est totalement polarisé. Les emplois des anciennes classes moyennes ont alors progressivement disparu. Le marché des métropoles n'a pas besoin de ces gens. Le résultat est qu'aujourd'hui, 66% des classes populaires ne vivent plus dans les 15 premières métropoles.

Un sondage IFOP pour Atlantico publié le 4 septembre indiquait que 75% des Français considéraient que le terme "républicain" ne les touchait plus, ce terme ayant perdu son sens. Votre constat insiste également sur la notion de "séparatisme républicain", indiquant que la société française serait en voie d’américanisation, par l'acceptation "banale" du multiculturalisme. Ici encore, considérez-vous que le discours "républicain" actuel soit en retard ? 

fanfare-gifs-animes-323257.jpgJe parle de fanfare républicaine. La grosse caisse. L'absurdité de ce débat est de penser que nous, en France, parce que nous sommes plus malins que les autres, nous allions entrer dans le système mondialisé, mais en gardant la République. Sauf que nous ne pouvons pas avoir le système mondialisé sans en avoir les conséquences sociétales. Il faut choisir. Soit nous gardions un système autarcique, protectionniste, fermé, etc., soit on choisit la société ouverte et ses conséquences, c’est-à-dire le multiculturalisme.

Il suffit d'aller cinq minutes dans un collège pour voir comment les enfants se définissent : blanc, noir, musulman, juif, tout sauf "je ne reconnais aucune origine". Même si nous avons pu connaître cela au début de l'immigration maghrébine. Mais cela a basculé à la fin des années 1980, et maintenant, on y est. Et le discours consistant à vouloir revenir à l'assimilationniste républicain n'a pas de sens. C'était un très beau système mais que fait-on ? On demande aux filles d'enlever leurs voiles, aux juifs d'enlever leurs kippas, etc. ? Oui, mais ça s'appelle une dictature. Attention, je ne dis pas qu'il y a eu acceptation, parce que personne n'a voulu une société multiculturelle, et certainement pas les milieux populaires (quelles que soient leurs origines). Ce modèle n'a pas été voulu en tant que tel, ce n'est que la conséquence de l'ouverture. La société française est devenue une société américaine comme les autres. Il suffit de regarder les méthodes de gestion des minorités : quelle différence entre le Royaume-Uni et la France ? Un jeune Pakistanais à Londres a à peu près le même ressenti qu'un jeune maghrébin en France, un jeune Noir de Bristol par rapport à un jeune Noir de Villiers-le-Bel.

bobo.jpgLe problème ici, c'est la différence entre le multiculturalisme à 10 000 euros et le multiculturalisme à 1 000 euros. À 1 000 euros, les choix résidentiels et scolaires sont de 0. Ce qui veut dire cohabitation totale. Si vous habitez dans un pavillon bas de gamme au fin fond de l'Oise et que la cohabitation est difficile avec les familles tchétchènes installées à côté de chez vous, vous ne pouvez pas déménager. En revanche, le bobo de l’Est parisien qui s'achète un loft s’assure grâce au marché de son voisinage et, au pire, peut toujours déménager ou déscolariser ses enfants si cela se passe mal. C'est la seule différence. Parce que pour toutes ces questions, et contrairement à ce que laisse entendre la doxa médiatique, nous sommes tous pareils. En haut, en bas, toutes les catégories sociales, quelles que soient les origines... Ce qui change, c'est le discours d'habillage. Le "je suis pour la société ouverte" ne se traduit pas dans la réalité. La norme, c’est l’érection de frontières invisibles dans les espaces multiculturels ou le séparatisme car personne ne veut être minoritaire.

La société multiculturelle est une société avec des tensions réelles et une paranoïa identitaire pour tout le monde. Les blancs pensent que les musulmans vont prendre le terrain, les maghrébins pensent que les Français sont racistes, les Noirs considèrent que les Arabes leur en veulent, les Juifs sont dans une relation conflictuelle avec les musulmans.

Aujourd'hui, c'est la tension avec l'islam qui monopolise le débat, en raison de la présence d'une importante communauté en France, (et en extension) mais également en raison du réveil de l'islam dans le monde musulman. Nous sommes sur une logique démographique avec un islam qui prend de plus en plus de place. Dans une telle configuration, si une partie de la communauté se radicalise, elle devient de fait beaucoup plus visible.

En réalité, sur ces questions il n’y a pas "les bons" et "les méchants" : nous sommes face à des comportements universels. Il est possible de faire comprendre à l'autre que ce qui se passe aujourd'hui avec le FN est d'une banalité extrême. En expliquant que ce qui se passe, c'est que le vote FN est un vote de "blédard", d’attachement à son "village", d’une volonté banale de ne pas devenir minoritaire, surtout pour les catégories populaires, quelles que soient leurs origines, qui n’ont pas les moyens d’ériger des frontières invisibles. C’est vrai en France, mais aussi en Algérie, au Sénégal ou en Chine : ces ressorts sont universels. Tout le monde peut le comprendre. Nous sommes dans cette complexité du monde multiculturel, que nous n'avons pas choisi. Quand je dis "nous", les falsificateurs laissent entendre qu’il s’agit d’un comportement de "petit blanc". C’est faux, cette perception est commune à tous les individus quelles que soient leurs origines. Les musulmans ne sont pas plus partisans de la société multiculturelle que les Juifs, les Chinois, les Français blancs ou les Noirs. Ils la pratiquent mais sans l’avoir choisie. Cette société idéalisée par la classe dominante, elle est ce qu'elle est, avec sa dose de séparatisme. Ce qui pose la question du séparatisme, qui n'est pas une hypothèse mais une réalité. Et cette société-là, c'est la société américaine. La France est aujourd'hui le pays d'Europe qui la plus grande communauté maghrébine, la plus grande communauté juive, et la plus grande communauté noire. Le multiculturalisme, nous y sommes, malgré la fanfare républicaine qui joue encore. Aujourd'hui, c'est la question de l'islam qui est posée, mais demain, compte tenu des flux migratoires qui ont lieu aujourd'hui et de la croissance démographique en Afrique, c'est la question de l'identité noire qui se posera.

Vous évoquez l'idée d'une "société populaire" en rupture avec un discours dominant, formant ce que l'on pourrait appeler une société parallèle. Quels en sont les contours ? Qui sont les membres de cette société populaire ? A l'inverse, comment évoquer cette "France d’en haut" électoralement parlant ?

Électoralement parlant, cette France d’en haut, structurellement minoritaire, pèse beaucoup sur les grands partis. Mais ce qui est intéressant, c'est la désaffiliation des nouvelles classes populaires de leurs alliances traditionnelles. L'ouvrier qui votait à gauche, le paysan qui votait à droite : tout cela, c'est fini. C'est soit l'abstention, soit le vote FN pour les catégories populaires d’origine française ou européenne. Mais ce qui se forme, c'est une nouvelle société ou des gens qui étaient opposés (l'ouvrier, le petit commerçant, l’employé et le paysan, qui se retrouvent pour beaucoup sur ces territoires de la France périphérique) ont une perception commune de la mondialisation.

AVEYRON1015.jpg

C'est ce qui les rapproche. Ce sont ces catégories qui vont vers le parti de sortie de la classe moyenne, le FN. Il n'y a pas de conscience de classe, mais ces gens pensent à peu près la même chose du sort qu'on leur a fait avec la mondialisation, mais également des effets de la métropolisation. Ces populations sont sédentaires, elles n'ont plus les moyens de partir, elles doivent s'ancrer sur le territoire, dans des zones peu dynamiques en termes de création d’emplois privés dans un contexte de raréfaction de l’argent public. De plus, ces territoires ont beaucoup vécu de redistribution, de l'investissement public, de la création de postes dans le secteur public. Mais tout cela est terminé. La manne publique a disparu. Et ce n'est pas parce que les gens ont Internet qu'ils sont à New York, ce discours est une arnaque. Le Cantal et Manhattan, ce n'est pas la même chose. Le réseau, ce n'est pas Internet, ce qui compte c'est de rencontrer des gens, être physiquement en face de quelqu'un avec qui on décide de faire des choses, comme le font les cadres supérieurs dans les métropoles. La mobilité n'est plus une mobilité pour tous, elle concerne prioritairement les catégories supérieures, ce qui implique une nouvelle forme de sédentarisation des catégories populaires.

Dans un livre publié en 2006 (Combattre les inégalités et la pauvreté. Les États-Unis face à l'Europe), le directeur de la recherche économique de Harvard, Alberto Alesina, et son collège Edward Glaeser montrent "la relation fondamentale entre fragmentation raciale et dépenses sociales en pourcentage de PIB", indiquant que plus un pays est fragmenté "racialement", moins les dépenses sociales sont élevées. La France périphérique peut-elle participer à de telles décisions ?

Lire la suite

samedi, 24 septembre 2016 | Lien permanent

Histoire, mémoire, identité

conrmb.php.jpg

Histoire, mémoire, identité

Par Philippe Conrad

Ex: http://institut-iliade.com

Intervention de Philippe Conrad, directeur de La Nouvelle Revue d’Histoire, au Cercle Afl Okkat, Strasbourg le 11 mai 2016.

Depuis plusieurs mois, les tenants de la déconstruction généralisée ont ouvert un nouveau front en bénéficiant pour cela, ce qui n’est guère une surprise, d’un large soutien du quotidien du soir dit « de référence ». Le Monde du 26 septembre nous a en effet proposé une double page d’entretien avec Patrick Boucheron, historien médiéviste récemment doté d’une chaire au Collège de France. Le titre de l’entretien – La recherche de l’identité est contraire à l’idée même d’histoire – est en lui même tout un programme. L’intéressé nous dit en effet contester « que l’on attende de l’histoire qu’elle réassure notre identité »,  ne pas croire « aux formes anciennes du magistère de l’histoire », il dénonce « la passion des continuités »,  rejette « l’injonction faite aux historiens de nous rassurer sur l’ancienneté, la consistance et la clôture de notre identité. » Face à « ce poison contemporain », « il convient de refuser tout net toute compromission avec le projet idéologique qui prétend emprisonner la société dans la nostalgie d’un passé mythifié. ». Il conviendrait donc de se mobiliser contre « les apôtres de l’identité nationale », contre « le piège identitaire »,  contre « cette théologie de l’inéluctable ».

De tels propos s’inscrivent dans l’offensive idéologique d’envergure de remise en cause de la transmission de l’histoire traditionnelle, notamment dans sa dimension « nationale ». Une remise en cause jugée inéluctable et souhaitable par ses thuriféraires, dans la mesure où la mondialisation en cours doit permettre de dépasser les frontières, de fabriquer un « citoyen global », un individu hors-sol coupé de ses racines et de tous les éléments susceptibles de garantir son inscription dans la longue durée historique. Dans la guerre sémantique à laquelle nous sommes confrontés, le vocabulaire utilisé est révélateur. Il est question de formes « anciennes » du magistère de l’histoire, de la « passion » des continuités, de « l’injonction » faite aux historiens de « rassurer », de « poison » contemporain. Il convient d’écarter toute « compromission » avec le projet « idéologique » qui « emprisonne » la société dans la « nostalgie » d’un passé « mythifié »…

Il est aisé de renverser la charge et de pointer justement le « projet idéologique » porté par les tenant d’un mondialisme droit de l’hommiste issu du messianisme démocratique à la mode wilsonienne et de ses divers avatars, une vision identique dans sa nature profonde aux défunts « lendemains qui chantent » contemporains du communisme en sa phase triomphante. Il s’agit en effet dans ce cas « d’emprisonner la société dans l’espérance obligatoire d’un  avenir « mythifié », celui de l’Humanité indifférenciée et nomade rêvée par Jacques Attali, celui d’un monde où la France se verrait réduite à la fonction d’hôtel de passage dans le Grand Tout planétaire issu d’une mondialisation économique présentée comme fatalement heureuse…

Ce que l’on constate à l’inverse, c’est la permanence des identités « nationales » forgées au fil des siècles, dans des conditions très différentes d’un pays à l’autre. Même si les nations contemporaines se sont formées plus ou moins tardivement, au travers du modèle politique que nous connaissons, elles ont constitué et constituent toujours le cadre le plus adéquat à l’organisation des sociétés humaines. C’est avant tout à travers l’histoire de leur pays que les hommes appréhendent le passé et se trouvent en mesure de lui donner un sens. C’est dans ce cadre singulier qu’ils peuvent se doter d’un destin collectif dépassant les individus atomisés rêvés par les prophètes du mondialisme libéral (épithète bien discutable dans la mesure où cette vision obligatoirement planétaire de l’avenir n’a plus grand chose à voir avec la liberté). On doit donc mesurer aujourd’hui plus que jamais l’importance de l’enjeu que représente la transmission d’une mémoire fondée sur la perception d’un patrimoine commun, celui que Marc Bloch résumait quand il évoquait à propos de la France  « le sacre de Reims et la Fête de la Fédération ».

On ne peut que remarquer, dans l’offensive idéologique en cours, la place accordée à la déconstruction du « roman » national. Ce terme de « roman », préféré à celui de « récit » à l’évidence plus pertinent, doit contribuer à la disqualification d’une histoire élémentaire qui, fondée certes sur une imagerie et un téléologie discutables nous conduit de Vercingétorix à De Gaulle, n’en est pas moins bien venue pour fournir les repères indispensables à la construction d’une mémoire commune elle-même nécessaire à l’affirmation d’une identité particulière, fondée sur les permanences ethniques, la langue, la perception d’un passé partagé, l’inscription dans la durée d’un ensemble de croyances, de coutumes, d’images et de représentations qui constituent le socle d’un « vivre ensemble » authentique, loin des caricatures véhiculées aujourd’hui par le clergé médiatique bien pensant.

L’entreprise de déconstruction du « roman national » n’est pas nouvelle. Il y a déjà près d’un demi-siècle, Paul Veyne mettait en cause les grilles de lecture et les éléments de langage qui fondaient jusque là les approches historiennes, avant d’être relayé un peu plus tard par Suzanne Citron et par les apôtres des diverses « repentances » devenues la clé des représentations d’un passé voué à l’exécration. L’histoire quantitative – qui privilégiait la longue durée, l’économique et le social relativisait largement l’histoire événementielle réduite à « l’histoire-batailles » – a également joué son rôle même si le dernier ouvrage de Fernand Braudel portait finalement sur « l’identité de la France »… Il était devenu en tout cas obligatoire de donner la primauté à la société par rapport à la nation ou à l’Etat, d’oublier le peuple majoritaire au profit des « minorités » fatalement opprimées.

La déconstruction en question s’inscrit dans une perspective « gramscienne » de mise en œuvre d’une révolution culturelle d’envergure, indispensable à l’avènement de « l’homme nouveau », qui n’est plus celui du socialisme auquel aspirait le penseur et militant italien mais celui de la « mondialisation heureuse » imaginée par les oligarchies transnationales aujourd’hui dominantes. George Orwell l’avait déjà annoncé dans son 1984 : « Qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. Qui a le contrôle du passé a le contrôle de l’avenir… »

Jules_Michelet.jpgLongtemps « école des princes » selon Michelet, l’histoire et devenue, au XIXème siècle, à la faveur de l’émancipation progressive des masses populaires, le bien commun de toute la nation. C’est la défaite de 1870, dans le moment qui voit Ernest Renan nous donner sa Réforme intellectuelle et morale que les républicains victorieux introduisent dans l’enseignement primaire l’histoire et la géographie et l’on sait le succès remporté alors par le manuel dû à Ernest Lavisse, maître d’oeuvre par ailleurs d’une impressionnante Histoire de France en quarante volumes, appelée à demeurer une référence savante pendant des décennies. En couverture du Petit Lavisse, l’auteur s’adressait en ces termes à ses jeunes lecteurs : « Enfant, tu dois aimer la France parce que la nature l’a faite belle et parce que son histoire l’a faite grande. » La fin visée par l’histoire ainsi enseignée était l’unité nationale, l’affirmation de la durée inscrite elle même dans la continuité reliant la France monarchique à la nouvelle France républicaine, le rappel de l’humiliation de 1871… L’histoire devait alors contribuer à la formation d’une conscience civique et nationale en un temps où selon Pierre Nora, « l’instituteur et l’officier étaient les deux piliers jumeaux de la Patrie… »

Le terrible choc de la première guerre mondiale va ébranler le consensus très large entourant jusque là l’enseignement de l’histoire. L’instituteur pacifiste des années vingt remplace celui des années 1880 souvent affilié à la Ligue des patriotes, au temps où étaient organisés les « bataillons scolaires » de Paul Bert. En 1924, certains affirment ainsi au congrès du syndicat des instituteurs que « pour avoir la Paix, définitive, il faut cesser d’enseigner l’histoire »… Dès 1919, Lucien Febvre qui sera bientôt avec Marc Bloch le fondateur des Annales, prévient, au nom des professeurs de l’Université de Strasbourg, que « nous ne sommes pas les missionnaires d’un évangile national officiel. » Quand naissent en 1929 les Annales, leur sous-titre, Economies, sociétés, civilisations, a valeur de programme. On privilégie désormais l’histoire économique et sociale, celle des mentalités, celle du temps long. On promeut l’histoire quantitative et les structures sont privilégiées au détriment des événements. L’histoire politique n’apparaît plus que comme une superstructure aléatoire et secondaire qui ne peut rendre compte du jeu des forces profondes qui commande l’évolution des sociétés humaines. Cette vision des choses atteint son apogée avec La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II de Fernand Braudel, publiée en 1949. Le grand public va découvrir cette nouvelle lecture du passé avec le succès médiatique et éditorial remporté au cours des années 1970 par la « nouvelle Histoire », après que la Grammaire des civilisations  de Braudel a fourni la matière d’un manuel de classes terminales au cours de la décennie précédente. La réforme Haby qui affecte l’enseignement secondaire en 1975 vise, dans le domaine de l’histoire, à transmettre, à travers le collège et le lycée ces nouvelles lectures. Le cadre national est largement évacué, de même que le souci d’une chronologie rigoureuse, au profit d’approches « transversales » et « thématiques ». Dans le même temps, les méthodes dites « actives » se substituent au cours « magistral » jugé anachronique, l’élève devant désormais « construire lui-même son savoir » à partir de l’étude de documents. Réduite à la portion congrue et laissée au caprice des instituteurs dans le primaire où elle se limite à des « activités » plus ou moins ludiques faisant table rase de toute continuité, devenue « discipline d’éveil » au collège, l’histoire vise à distraire plutôt qu’à transmettre un savoir solide et cohérent. Les années post-soixante- huitardes et leur pédagogisme envahissant, le triomphe du pacifisme et le soupçon pesant sut toute autorité étatique, enfin l’européisme béat qui s’impose alors contribuent à aggraver encore les choses.

decaux60562.jpgUne première réaction intervient en octobre 1979, avec l’appel lancé par Alain Decaux dans le Figaro-Magazine. Très largement relayé, il rencontre un immense écho et fait largement consensus. Le futur académicien dénonçait l’effondrement des savoirs alors constaté et l’ensemble de la classe politique, bien consciente de l’adhésion que rencontrait son propos, se reconnut dans sa démarche. On vit ainsi Jean-Pierre Chevènement, devenu en 1984 ministre de l’Education nationale, réintroduire vigoureusement à l’école primaire l’enseignement de l’histoire.

Trente ans plus tard, l’incohérence et la faiblesse des programmes officiels, le vide abyssal des manuels et la concurrence que font les « mémoires » à l’histoire sont à l’origine d’un paysage largement dévasté. On privilégie les « mémoires » des minorités jugées opprimées ou victimes. La seconde guerre mondiale est réduite pour beaucoup aux persécutions et aux massacres de masse dont les Juifs ont été les victimes du fait de l’hitlérisme. D’autres mémoires, celle des anciens peuples colonisés, celle des Africains dont les ancêtres ont subi jadis l’esclavage sont ainsi entrées en concurrence victimaire. A l’inverse, la mémoire de la Révolution française, en bien comme en mal, ou le souvenir de la Commune de 1871 semblent avoir disparu des écrans…

L’utopie de la création en cours d’un « citoyen du monde » a remplacé celle de l’avénement rédempteur du prolétariat et comme cette utopie implique « l’intégration » réussie des minorités, il convient de faire une place privilégiée à leurs mémoires. Il faut également donner à l’histoire enseignée la dimension planétaire nécessaire, d’où l’importance inédite accordée à la Chine des Han, à l’Inde des Gupta et aux empires africains du Mali ou du Monomotapa, au détriment des séquences  « classiques » de l’histoire de la France ou de l’Europe. A noter que l’Egypte ancienne fait également les frais de la globalisation jugée nécessaire.

Alors que tendent à s’imposer les repentances post-coloniales et post-esclavagistes (cette dernière oubliant que ce sont les Européens qui ont mis fin à la traite.), le déni de la nation et de la pluralité des civilisations s’impose. Rien de nouveau sous le soleil car l’histoire enseignée est toujours le reflet de l’état du monde du moment et des rapports de force qui le commandent. L’histoire nationale républicaine des hommes de la IIIème République n’était pas d’une parfaite impartialité… La présentation de l’URSS dans les manuels de géographie des années 1960 a aujourd’hui de quoi faire sourire et il en ira sans doute de même bientôt à propos d’autres questions. Le manuel Malet Isaac, tout excellent qu’il fût, transmettait une lecture « républicaine » de l’histoire qui était loin d’être neutre, et la « nouvelle histoire » braudélienne s’inscrivait dans une vision mondialo-américaine propre à l’après seconde guerre mondiale, une histoire privilégiant l’économique au détriment du politique et justifiant la disparition à venir de frontières nationales bientôt anachroniques. Le mondialisme qui constitue aujourd’hui la toile de fond idéologique de notre enseignement correspond à un projet porté par l’Occident américano-libéral, face au monde multipolaire en cours de formation et il n’est guère surprenant que Samuel Huntington et son Choc des civilisations aient subi les foudres de la police de la pensée.

Pierre Chaunu.jpgUn enseignement et une transmission solides de l’histoire demeurent à l’évidence indispensables. Elle est en effet un bouclier contre le mensonge qui demeure l’instrument politique que l’on sait : Chateaubriand l’a superbement résumé : « L’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’Empire. » L’histoire est aussi une irremplaçable école de discernement. Au lendemain de la première guerre mondiale, Jacques Bainville annonçait, dans ses Conséquences politiques de la paix, les drames à venir et, dès 1972, Pierre Chaunu prophétisait, dans sa Peste blanche, la crise démographique. Contre le déterminisme de l’école des Annales, l’histoire est le domaine de l’imprévu et de  l’inattendu, de l’attentat de Sarajev

Lire la suite

dimanche, 29 mai 2016 | Lien permanent

Questions à David L'Epée

cropped-maton_sepia-copie.jpg

Questions à David L'Epée

Ex: http://www.spiralezone.net

N’est-ce pas un vrai challenge de traiter la question sociale dans un pays qui a le portefeuille bien rangé dans la poche intérieure droite ?

La concentration de richesses s’accompagne toujours d’importantes inégalités sociales. La Suisse, qui donne l’image de s’en sortir globalement mieux que ses voisins sur ce point, ne fait pourtant pas exception à la règle. Seulement, l’image caricaturale et biaisée que donne la Suisse à l’étranger tend à se fonder uniquement sur les spécificités de son système bancaire, sa réputation de paradis fiscal et l’image des très grosses fortunes qui tourne autour de ces deux sujets. Or, d’une part, réduire la Suisse à cette face économico-financière revient à faire abstraction du fait qu’il s’agit aussi d’un Etat, avec des lois, des règles et un système social qui, bien qu’en butte à des attaques incessantes des libéraux, continue vaille que vaille de maintenir un semblant de cohésion dans le pays. Et d’autre part, définir la Suisse comme un paradis fiscal (alors qu’on parle essentiellement de certaines zones) est devenu absurde dans un monde qui, aujourd’hui, grouille justement de paradis fiscaux, le cas helvétique n’ayant – hélas – plus rien d’une exception. Et si les banques suisses sont moins ménagées par l’étranger ces vingt dernières années qu’auparavant (ainsi que le révèle bien la presse française qui, à la suite des Etats-Unis, ne cesse de s’en prendre au secret bancaire), c’est tout simplement parce que l’étranger ressent moins le besoin de ménager ce petit voisin qui, au temps de la guerre froide, rendait de grands services comme interface diplomatique, rôle qu’il continue malgré tout d’assurer auprès d’interlocuteurs comme Cuba ou l’Iran.

D’autre part encore, il est fallacieux de réduire l’image d’un pays à celle de ses élites financières tout comme il est fallacieux de réduire l’image d’un peuple à celle de son gouvernement – nuance que les patriotes français opposés à la présidence Hollande ou à la Vème République comprendront aisément. Lorsqu’à la suite d’une votation populaire qui n’a pas eu l’heur de lui plaire, le député européen Cohn-Bendit fustige une décision de la Suisse comme étant l’expression d’un « égoïsme de riche » (c’est la formule qu’il emploie dans un entretien accordé au quotidien romand Le Temps en décembre 2009), il insulte la très grande majorité du peuple helvétique qui, moins bien lotie que ce monsieur et obligée, contrairement à lui, d’avoir un vrai travail pour vivre, n’est certainement pas riche et motive ses votes par des préoccupations qui n’ont rien de strictement égoïstes. Alors oui, la Suisse traite la question sociale, dans l’Etat par les lois et les départements prévus à cet effet, et hors de l’Etat par l’action d’un tissu associatif riche et volontiers généreux lorsque les circonstances le nécessitent.

portrait-01.jpgNéanmoins on a l’impression qu’en Suisse vous êtes moins gênés par les clivages. Par exemple, en France il serait inenvisageable qu’on ait un Oskar Freysinger et un Hani Ramadan qui s’en envoient plein la figure lors d’une conférence-débat retransmise… C’est à peine si on ne doit pas aller sous fausse identité aux conférences de certaines personnes dite « controversées »…

Je ne suis pas sûr du tout que les clivages dont tu parles soient plus effacés en Suisse qu’en France. Ils le sont peut-être même moins dans la mesure où le grand parti placé à l’extrême droite de notre échiquier politique (l’UDC) a réellement des caractéristiques de droite très marquées (son programme économique est globalement néolibéral) alors que chez vous, le Front National, du moins dans sa version actuelle, présente un profil beaucoup plus centriste, avec quelque chose d’un peu néo-gaulliste qui ne permet pas de le classer aussi facilement sur un axe gauche-droite. S’il y a un briseur de clivages en France aujourd’hui, c’est bien M. Philippot ! Alors qu’en Suisse, les partis de droite continuent de se définir eux-mêmes comme partis bourgeois, ce qui montre bien la persistance d’un clivage gauche-droite dont la désuétude ne date pourtant pas d’hier.

Quant à l’ouverture au débat, elle est très relative. Ayant moi-même été invité, puis désinvité au dernier moment, dans diverses émissions radiophoniques ou télévisées, je me suis rendu compte que ce qui dérangeait les émissions en question tenait moins aux opinions que j’exprimais (encore que…) qu’au fait que je les exprime sans me placer sous la bannière d’un parti. La Suisse milicienne de l’engagement citoyen, à laquelle je suis très attaché par principe et par héritage, a peut-être ce défaut-là : elle laisse peu d’espace pour le débat d’idées si celui-ci tente de s’émanciper de la tutelle politicienne, ce qui fait que les seuls intellectuels non encartés à avoir voix au chapitre sont généralement des universitaires, des experts très lisses liés ou à l’Etat ou aux grands médias, purs produits de la technocratie sous contrôle, et rarement des écrivains indépendants et autres francs-tireurs. Je me souviens que lorsqu’Eric Zemmour avait fait paraître son livre Le Suicide français, il avait été invité sur le plateau de l’émission Infrarouge, à la télévision romande, et les producteurs n’avaient trouvé pour lui porter la contradiction qu’un jeune cadre du PS, une linguiste féministe de l’Université et la responsable d’un salon littéraire, chroniqueuse dans un grand hebdomadaire libéral – plus notre bon vieux Jean Ziegler, de l’ONU, qui était finalement celui qui avait le plus de répondant. Le débat avait évidemment été très mauvais, sans réel échange, sans réelle émulation dialectique, parce que les contradicteurs choisis par l’émission n’avaient ni le niveau d’analyse ni le bagout de Zemmour. C’est à ce type d’exemples que je pense lorsque tu m’interroges sur la qualité du débat public en Suisse romande…

Par contre, puisque tu cites les deux frères Ramadan ou Oskar Freysinger, il est vrai qu’il font partie, chacun dans leur camp, de cette petite minorité de bretteurs doués qui redonnent un peu de couleur au débat public, avec quelques autres figures telles que l’avocat Marc Bonnant ou l’éditeur Slobodan Despot. Mais il s’agit plutôt de l’exception que de la règle, et le dialogue tend souvent à s’enliser, à balbutier, à faire bâiller. La démocratie d’opinion idéale serait celle qui parviendrait à conjuguer une grande tolérance pour tous les points de vue et une vraie vivacité du débat, sur un mode sportif, pour ne pas dire polémologique. La Suisse ne remplit malheureusement aucun de ces deux objectifs et bien souvent, l’on s’y ennuie, tandis que les voix les plus dissidentes sont exclues de facto de la discussion.

tete-humaine-avec-un-point-d&-39;interrogation_318-46475.png.jpgQu’est-ce qui t’a rapproché de la Nouvelle Droite et du GRECE ?

Pour résumer très brièvement mon itinéraire politique en quelques phases, j’ai commencé dès l’adolescence par un engagement marxiste, qui a pris par le jeu des circonstances la forme du militantisme trotskiste (quand bien même mes véritables sympathies me portaient davantage vers le communisme), avant de faire un bout de chemin avec mes amis d’Egalité & Réconciliation, interpelé par les idées dites nationales-révolutionnaires, ensuite de quoi j’ai pris mes distances avec le militantisme, non pas tant pour des raisons idéologiques que pour des raisons pratiques (travail, vie de famille, etc.). Ayant été actif une quinzaine d’années dans des milieux associatifs et partisans, je pense avoir fait ma part du boulot et ne pas – ou ne plus – avoir forcément le profil du parfait petit soldat de la cause. J’avoue humblement que je suis devenu plus individualiste avec l’âge et qu’il m’importe maintenant en priorité d’avancer dans mon travail intellectuel, lequel est en grande partie un travail solitaire, comme c’est le cas de tous ceux qui font profession d’écrire. Je tiens toutefois à préciser qu’en disant cela je ne fais pas une critique du militantisme mais que je tire simplement un constat pour ce qui me concerne. J’encourage bien évidemment tous ceux, et notamment les jeunes, qui ont un idéal à défendre, à s’engager dans la lutte de terrain et à s’associer en vue des changements qu’ils appellent de leurs vœux. Le militantisme, avec toutes les valeurs extrêmement positives qu’il implique – le bénévolat, la camaraderie, la solidarité, la volonté, la mobilisation, l’esprit collectif – est une école de vie incomparable et constitue, par sa simple existence, une antithèse admirable au mode de vie libéral promu par notre société, dans lequel le corps social est atomisé et où chacun est invité à se concentrer sur ses propres petites affaires.

C’est dans ce contexte que j’ai été amené à me rapprocher de la très mal-nommée Nouvelle Droite, qui n’est ni un parti, ni un syndicat, ni une association politique, mais une famille de pensée riche et variée dans laquelle les individualités ont toute leur place et où le débat d’idées prime sur la discipline de groupe. C’est à Alain de Benoist que je dois mon entrée dans l’équipe de la revue Eléments début 2012, et c’est Thibault Isabel qui m’a fait l’honneur de m’inviter à rejoindre la revue Krisis l’an passé. Si je me retrouve dans de nombreux combats portés par cette école, je pense néanmoins que c’est l’esprit, plus que les idées elles-mêmes, qui m’y ont amené. Un esprit de stimulation intellectuelle réciproque, de curiosité, de tolérance, un goût pour l’altérité, pour les aventures de la pensée, les synthèses les plus audacieuses et les plus transversales – un esprit qui rejoint tout à fait cet idéal démocratique qui est le mien et qui n’est pas qu’une affaire de fonctionnement politique mais une vraie éthique du quotidien. Lassé par les crispations doctrinales des sectes gauchistes et nationalistes, je trouvais dans la Nouvelle Droite le souffle de liberté dont j’avais besoin pour progresser. Si nous nous retrouvons tous autour de quelques fondamentaux – la critique radicale du libéralisme et du mondialisme, l’amour de l’histoire et du patrimoine européens, le souci écologique, la défense inconditionnelle de la liberté d’expression, etc. – il arrive aussi que nous différions sur de nombreux sujets, ce qui serait impensable dans un groupe étroitement politique ! Ainsi, je suis sans doute plus patriote et plus républicain que quelqu’un comme De Benoist, chez qui l’idéal européen l’emporte sur les nations et qui pense pis que pendre de cette Révolution française que je m’obstine à défendre… Mais ces divergences n’ont jamais posé de problème, elles sont au contraire vécues chez nous comme un enrichissement, et les discussions sont toujours plus animées et intéressantes entre gens d’avis différents qu’entre gens persuadés des mêmes choses. J’ajoute, car cela me semble important, que j’ai trouvé dans cette famille de pensée la même camaraderie conviviale que j’avais trouvé à l’extrême gauche ou chez les patriotes. Il ne s’agit pas que de publier des livres, d’écrire des articles ou d’organiser des conférences, mais aussi de se retrouver en bonne compagnie pour bien boire et bien manger !

Selon-toi, va-t-on vers la fin des partis politiques en Europe occidentale ?

C’est une question délicate, car si le maintien des partis politiques dépendait uniquement de l’adhésion des citoyens, ils auraient déjà dû disparaître depuis un certain temps. Le taux d’affiliation partisane des populations de nos pays est en baisse constante, et ce n’est pas que le nombre de partisans qui décroit mais également le nombre de simples sympathisants. Au-delà des citoyens qui ne votent pas et ne participent plus aux élections, il faut prendre en compte le grand nombre de gens qui, dans les urnes, soutiennent alternativement l’un ou l’autre parti en fonction de la nature des scrutins soumis au vote. Un coup à gauche pour la justice sociale, un coup à droite pour la sécurité, et ainsi de suite. Cette volatilité partisane se retrouve également lors des élections : quiconque a participé un jour ou l’autre à un dépouillement électoral (pour ma part j’ai été réquisitionné une fois pour le faire au niveau de ma commune) n’a pu que remarquer que la plupart des électeurs font du « panachage » comme on dit en Suisse, c’est-à-dire qu’ils portent sur une même liste des candidats de plusieurs partis, passant allégrement et sans complexe les vieilles barrières sanitaires censées isoler la gauche et la droite. Certains politiciens attribuent ça à une tendance individualiste et versatile des électeurs, mais ce n’est là qu’une explication bancale pour leur éviter de se remettre en question. Si les gens ne soutiennent plus les partis en bloc, c’est peut être tout simplement parce ces blocs ne font plus sens, que les partis sont traversés de contradictions, qu’ils reposent souvent sur des héritages historiques aujourd’hui obsolètes et qu’aucun ne propose une vision suffisamment solide et cohérente pour englober l’ensemble des problèmes posés à la cité.

Ce qui n’exclut pas que ce système puisse encore durer un bon moment, en dépit du désaveu des urnes, car il est bien rodé et participe d’un certain processus spectaculaire censé maintenir l’illusion de l’alternance et sauver les apparences démocratiques. Une renaissance du syndicalisme, que rien n’annonce encore mais qui pourrait survenir à la faveur de la crise, m’étonnerait moins qu’une renaissance des partis. L’attention des gens, désorientés par la mondialisation et les nouvelles échelles qu’elle met en place (échelles auxquelles il est de plus en plus difficile de s’identifier de par leur taille et l’éloignement de leurs centres) tend aujourd’hui à se tourner plutôt vers la défense d’intérêts sectoriels, corporatifs entre autres mais pas uniquement, plutôt que vers les partis et leurs prétentions à édicter des programmes globaux. La montée en puissance des lobbys et des groupes d’intérêts plus ou moins déclarés en est un exemple parmi d’autres. Il n’est évidemment pas sûr que tout ceci soit non plus très bon pour la démocratie… Toutefois, le lobbyisme ne se limite pas à la défense de prérogatives financières et il ne devrait pas se traduire uniquement par une intrusion sournoise des intérêts de l’économie privée dans les rouages de l’Etat. Il peut aussi prendre la forme de think tanks, de laboratoires d’idées mises au service non seulement des citoyens mais également de toutes les forces politiques (y compris les partis) avec lesquelles il serait envisageable de tomber d’accord. Bien sûr, il est possible que ma position d’intellectuel m’incite à penser dans ce sens, dans la mesure où je me sentirais bien plus à l’aise et bien plus utile dans une structure comme celle-ci que dans un parti ! Toutefois, l’évolution du politique en Europe occidentale semble prendre cette direction, pour le meilleur ou pour le pire.

suisse.pngQuelles sont chez vous les conséquences de la mondialisation sur votre économie ?

Elles sont grosso modo les mêmes qu’en France : délocalisation d’entreprises dans des pays où la main-d’œuvre est moins coûteuse, libre circulation des personnes, des capitaux et des biens qui entraine les problèmes sociaux que l’on sait, tourisme fiscal de grandes compagnies qui savent que ce sont la concurrence des régimes fiscaux et non plus les frontières nationales qui dictent les implantations d’entreprises (même si, en dépit de la mondialisation, ce problème existe déjà chez nous à l’échelle nationale, chaque canton ayant son propre régime en la matière, fédéralisme oblige), etc. A cela il faut ajouter, dans les régions limitrophes et parfois même au-delà, les déséquilibres causés par la concurrence des travailleurs frontaliers venus de France, d’Italie et d’Allemagne, au grand dam des travailleurs suisses. Le fait d’avoir toujours refusé (grâce à la démocratie directe !) d’adhérer à l’Union européenne nous a permis de limiter les dégâts et d’éviter l’effondrement économique qui est actuellement celui des pays membres, avec des taux de chômage vertigineux et une paupérisation croissante, mais nous sommes nous aussi tenus par certains accords de libre circulation et par certains « traités inégaux » avec l’UE, qui nous amèn

Lire la suite

jeudi, 14 janvier 2016 | Lien permanent

Bruno de Cessole : « Le déclin politique de la France est inséparable de son déclin littéraire »

mosaic2b0ab3740b35b72638f55a74a434f82264e824f9-620x330.jpg

Bruno de Cessole: «Le déclin politique de la France est inséparable de son déclin littéraire»

Propos recueillis par Mathieu Giroux
Ex: http://philitt.fr

B. de Cessole.jpgCritique littéraire et écrivain, Bruno de Cessole a dirigé pendant vingt ans le service culturel de Valeurs Actuelles et, pendant 5 ans, La Revue des deux Mondes. Il a notamment publié L’Heure de la fermeture dans les jardins d’Occident (La Différence, prix des Deux Magots en 2009) et Ben Laden et le salut de l’Occident (La Différence, 2002). Nous l’avons interrogé sur sa conception de la littérature en nous appuyant sur deux de ses essais : Le Défilé des réfractaires (L’Éditeur, 2011) et L’Internationale des francs-tireurs (L’Éditeur, 2014).

Bruno de Cessole a obtenu le prix Henri Gal de l’Académie française en 2015 pour l’ensemble de son œuvre

PHILITT : Dans votre préface au Défilé des réfractaires, vous tordez le cou, en vous appuyant sur Oscar Wilde, à un lieu commun qui fait du critique d’art un homme incapable de création. Si donc création il y a chez le critique, en quoi consiste-t-elle ?

Bruno de Cessole : C’est en effet un lieu commun et qui a la vie dure que de prétendre que le critique, faute d’être un créateur, se contente de juger la création d’autrui. Ce truisme conserve « toute la vitalité de l’erreur, et le manque de nouveauté d’un vieil ami » pour  citer Wilde. L’assertion a été maintes fois répétée, notamment depuis Victor Hugo et Balzac dans le procès intenté par eux contre Sainte-Beuve. À les en croire, le critique serait à l’art ce que l’eunuque est à l’amour… À l’encontre, Oscar Wilde, dans La Critique et l’art et La Vérité des masques soutient, avec un goût de la provocation et du paradoxe qui n’est que le paravent de l’intelligence et de la raison, que l’antithèse entre faculté créatrice et faculté critique est purement arbitraire. À la source de toute création artistique se trouve l’esprit critique, sa faculté de compréhension et de discernement, son intuition de l’omission salvatrice. La création est le plus souvent répétitive ; d’où surgissent, depuis les Grecs, les formes nouvelles si ce n’est de l’esprit critique ? Avec une délicieuse mauvaise foi, Wilde va même jusqu’à assurer que la critique est supérieure à la création puisqu’elle exige infiniment plus de culture, qu’elle suppose la connaissance intime des grandes œuvres du passé. Et qu’il est beaucoup plus difficile de parler d’une chose que de la faire…

En quoi la haute critique – je ne parle pas de la critique journalistique et de la critique professorale, mais de la plus rare, la critique des artistes – est-elle créative ? En ce qu’elle ne se borne pas à analyser l’objet de son étude, à signaler ses défauts ou ses qualités, mais qu’elle cherche à percer le secret même de la création, à mettre en parallèle l’objet d’art et le concept universel de beauté. Le véritable critique comble les vides que l’artiste a laissé dans son œuvre, y perçoit ce dont celui-ci n’avait pas même conscience, et la refait ou la complète. Il doit être à la fois subjectif et partial, et d’un tempérament suffisamment plastique pour entrer en empathie avec les artistes sur lesquels il se penche.  Vous m’objecterez peut-être que je trace un portrait idéal du critique, tel qu’il s’est rarement incarné. À quoi je répondrai par des exemples : Diderot, Baudelaire, Sainte-Beuve, Charles du Bos, Rémy de Gourmont, Wilde, Ruskin, Walter Benjamin, Albert Thibaudet, Roger Nimier, Jean Starobinki, George Steiner, Philippe Sollers et, bien sûr, Julien Gracq, qui ont illustré la conception wildienne de la critique : « une création dans la création ». Si la littérature française actuelle se caractérise par un étiage faible, la faute en est au dépérissement de l’esprit critique, vertu autrefois éminemment française et tombée en quenouille.

Vous engagez également une réflexion – cette fois en vous basant sur une boutade d’Antoine Blondin – afin de savoir si la littérature est de droite. Lire l’art à travers le prisme du politique n’est-il pas un écueil très français ?

Antoine Blondin ironisait à propos des maitres censeurs des Temps Modernes qui stigmatisaient les écrivains – en l’occurrence le groupe des Hussards – qui ne croyaient pas au sens de l’Histoire et au devoir de l’engagement, en disant : « ils nous qualifient d’écrivains de droite pour faire croire qu’il existe des écrivains de gauche ! » C’était une boutade, mais elle n’était pas seulement impertinente… Durant l’entre-deux-guerres le critique Albert Thibaudet, qui  penchait du côté du radical-socialisme, écrivait dans sa très subjective et savoureuse Histoire de la littérature française que, depuis la Révolution, la pente politique de la France et de la province inclinait à gauche tandis que la littérature et Paris étaient à droite, presque le contraire de la situation actuelle… Thibaudet soutenait même que les plus grands écrivains français, à quelques exceptions près, comme Michelet, Hugo, Vallès et Zola, se situaient à droite voire à l’extrême droite. Sur le plan sociologique et économique, il est vrai que la littérature a longtemps été l’apanage des classes privilégiées, qui n’écrivaient pas pour vivre. Il n’est pas nécessaire, d’autre part, d’exprimer des idées ou un engagement déterminés pour être un écrivain de droite. C’est un tempérament, un style, une sensibilité, plus que des convictions, qui classent un écrivain à droite. Sans généraliser, les écrivains d’idées sont plutôt des écrivains de gauche et les écrivains à style plutôt à droite. À mes yeux, la littérature est le deuil des illusions politiques perdues, la revanche des vaincus de l’histoire, des perdants de la modernité. Elle représente le parti permanent de l’opposition. Le clivage gauche-droite structure la politique et la société françaises depuis la Révolution et c’est une illusion, entretenue par la mondialisation, que de croire qu’il est devenu caduc. Ce n’est pas un écueil mais une singularité française que d’interpréter la littérature à travers le prisme politique. Parce que la France est avant tout une nation littéraire, que son identité politique s’est forgée à travers sa langue et sa littérature, que ses grands écrivains ont exprimé, plus que les politiques, sa vocation et son destin. En ce sens, le déclin politique de la France est inséparable de son déclin littéraire.

41vz0JZBWHL._SX323_BO1,204,203,200_.jpgQu’est-ce qui caractérise les « réfractaires » et les « franc-tireurs » ? Qu’est-ce qui rapproche des écrivains aussi différents les uns des autres ?

Dans Le Défilé des réfractaires, portraits choisis d’écrivains français du XIXe et du XXe siècle, j’ai tâché d’appliquer la notion de réfractaire, substantif et adjectif qui s’entend à la fois au sens matériel (un matériau réfractaire est celui qui combine une haute dureté, une faible vitesse d’évaporation et une forte résistance à la corrosion) et au sens psychologique et moral (l’inclination à l’insoumission, la réticence à ployer l’échine ou le genou devant les puissances, la résilience aux consensus…) à une famille d’écrivains que réunissent l’indépendance de l’esprit, du jugement et du comportement. Ce sont des individualistes, plus soucieux de cultiver leur différence que d’approfondir leur communion, qui ont en partage des rejets, des refus et des dégoûts. Hétérodoxes ou hérétiques, ils suivent leur propre voie, quel que soit le prix à payer. Indifférents à l’esprit du temps ou en rébellion contre lui, ils ne cherchent pas à faire école, ne s’adonnent pas au prosélytisme, mais cultivent, à l’écart, une sagesse désabusée ou l’ivresse de la lucidité. Les réunit enfin et surtout le style, cette prérogative des perdants magnifiques. Les francs-tireurs rassemblés dans un second livre, L’Internationale des francs-tireurs, appartiennent à la même famille, mais ce sont des écrivains étrangers, et c’est pour ne pas faire doublon avec le précédent livre que j’ai utilisé le mot de franc-tireur au lieu de réfractaire.

La confusion actuelle entre ce qui relève véritablement de la littérature et le reste est-elle spécifique à notre époque ? Comment se fait-il que nombre de livres ne soient plus, à proprement parler, « écrits » ?

Non, cette confusion existait déjà au XIXe siècle, je vous renvoie aux attaques de Sainte-Beuve contre ce qu’il appelait « la littérature industrielle », une « infralittérature » commerciale, destinée au divertissement du grand public et soutenue par la publicité. Cette tendance s’est développée et accrue au XXe siècle et de nos jours au point que l’on ne sait plus vraiment ce qui relève de la littérature ou des produits du marketing éditorial. Pour ma part, je suis convaincu que le nombre de connaisseurs et d’amateurs de littérature est resté inchangé depuis le Second Empire : un noyau dur entre 3 000 et 8 000 personnes. Au-delà de ce nombre, nous avons affaire à un malentendu. Le problème est que la production littéraire actuelle est dix fois plus élevée qu’à cette époque, si bien que les véritables écrivains peinent à se faire reconnaître et que triomphent les « écrivants », producteurs de livres vite lus et vite oubliés. La pente la plus commode est la pente qui descend, c’est aussi la raison du succès des livres non « écrits ». De cet appauvrissement de la langue, de la réduction du français à un basic french exportable et traduisible partout, la dégradation de l’école et de l’enseignement, le déclassement des « humanités » classiques, sont évidemment les premiers responsables. Avec la volonté politique de tout réduire au plus petit dénominateur commun, d’éradiquer la notion d’héritage et de culture, ces obscènes survivances bourgeoises. Il suffit d’écouter parler nos hommes politiques pour constater le degré d’avilissement de la langue française, que reflète une bonne part de notre littérature.

Croyez-vous à la légende selon laquelle des auteurs à succès comme Guillaume Musso ou Marc Lévy amènent les lecteurs à découvrir de véritables écrivains ?

Il est facile de jeter la pierre aux écrivains qui ont la faveur du grand public, comme ceux que vous citez. La jalousie et le ressentiment sont les sentiments les plus répandus parmi les « mains à plume », et je m’efforce de m’en préserver… Il n’y a pas de succès sans raisons, ils répondent sans aucun doute à une attente des lecteurs. Après  avoir lu Musso et Lévy, ceux-ci iront-ils découvrir des écrivains plus exigeants ? Une minorité, peut-être… Mais enfin, toute lecture est encourageante et doit être encouragée. C’est en lisant toutes sortes de livres – y compris des médiocres et même des mauvais – qu’un lecteur forge son goût.

9782262041526.jpgPierre-Guillaume de Roux, que nous avions interviewé, évoquait une stratégie d’édition équilibrée. D’un côté, les auteurs à succès, qui permettent de faire tourner la machine et, de l’autre, les auteurs qu’on publie par conviction en sachant qu’ils ne feront pas gagner d’argent. Cette tradition éditoriale est-elle perdue ? Dans quelle mesure les éditeurs sont-ils responsables de l’état actuel de la littérature ?

Le modèle économique de l’édition française explique et justifie cette production double : d’un côté la publication de livres dont l’éditeur peut attendre des ventes significatives mais qui ne relèvent pas de la littérature, de l’autre, la publication d’auteurs qui, pour reprendre la distinction de Gracq, ont un public et peu d’audience, mais qui contribuent à l’image littéraire de la maison. La vocation d’un éditeur digne de ce nom est d’être un passeur, dont l’ambition est de participer à l’élaboration d’un patrimoine littéraire durable, de révéler des talents qui, sans lui, seraient restés inaperçus ou inaboutis. D’un autre côté, il lui faut assurer le rôti de veau mensuel, et donc faire preuve d’opportunisme voire de cynisme, s’il entend poursuivre son activité. En quelques décennies j’ai pu constater que le niveau d’exigence par rapport aux manuscrits avait sensiblement baissé. Il se publie aujourd’hui des livres qui n’auraient pas connu l’honneur d’une publication il y a trente ans, et qui, souvent, n’ont pas fait l’objet d’un véritable travail éditorial. Travail qui, paradoxe, se maintient chez de petits éditeurs qui publient peu et avec discernement.

Les mots « littérature » et « écrivain » sont dévoyés. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’ils signifient pour vous ? En somme, nous rappeler leur noblesse ?

L’imposture étant la reine de notre merveilleuse époque, et la confusion des valeurs étant générale, ces mots glorieux, à  force d’être employés à toutes les sauces, et de désigner l’inverse de ce qu’ils sont censés représenter, se sont dévalorisés. Cette dévalorisation est plus sensible en France, nation la plus littéraire de l’Europe, où le prestige de l’écrivain a longtemps été suréminent, et le reste encore un peu. Regardez l’appétence que suscite l’Académie française, chaque fois qu’un fauteuil se libère ; regardez l’envie que provoquent la collection de la Pléiade et la perspective, pour un écrivain, d’être « pléiadisé » de son vivant ; regardez l’importance qui s’attache aux prix littéraires, et notamment au prix Goncourt ; regardez même nos hommes politiques qui rêvent d’ajouter à la légitimité issue des urnes le sacre suprême de la littérature, soit qu’ils signent des livres écrits par des ghost-writers, soit qu’ils s’entourent d’écrivains susceptibles de faire passer leurs actions à la postérité ! Dans le reste de l’Europe et aux États-Unis un écrivain n’est pas davantage considéré qu’un bon plombier ou qu’un honnête employé de banque, sauf s’il gagne beaucoup d’argent, ce qui n’est pas le critère principal de la littérature ni la pierre de touche d’un bon écrivain…

Je vais essayer de résumer en une formule ce que signifie la littérature à mes yeux : la métamorphose d’une expérience individuelle en vérité universelle par le biais d’une écriture qui n’appartient qu’à son auteur. Quant à ce qu’est ou devrait être un écrivain, les noms de Balzac, de Flaubert, de Bloy, de Larbaud, de London, de Proust et de Céline, me viennent spontanément aux lèvres. En quelque sorte, des saints et martyrs de la littérature qui ont sacrifié la vie à l’impératif de l’œuvre.  L’écrivain autrichien Thomas Bernhard a magnifiquement dressé le portrait de l’écrivain absolu et dressé l

Lire la suite

jeudi, 14 janvier 2016 | Lien permanent

Théologie de l'histoire et crise de civilisation de Juan Donoso Cortès

DCportrait.jpg

Théologie de l'histoire et crise de civilisation de Juan Donoso Cortès

Ex: http://www.juanasensio.com

Publié dans la collection que dirige Chantal Delsol, La Nuit surveillée, il faut espérer que ce livre, qui regroupe quelques-uns des textes les plus connus de Juan Donoso Cortès, redonne à cet auteur majeur de la pensée politique une place qu'il n'aurait jamais dû perdre, du moins en France, où les haines idéologiques sont aussi tenaces que, bien souvent, infondées, et suffisent à expliquer ce genre d'occultation, par stupidité intellectuelle et paresse crasse.

Dans une longue et intéressante introduction qui aurait toutefois mérité d'être relue plus attentivement qu'elle ne l'a été (1), Arnaud Imatz prend le soin de distinguer la pensée du marquis de Valdegamas de celle de l'éminent juriste Carl Schmitt, de laquelle elle a pourtant été, à juste titre, plus d'une fois rapprochée (2), bien trop souvent hélas dans le seul but de pouvoir commodément détester l'un et l'autre de ces grands penseurs : «La décision ultime du marquis de Valdegamas est plus que politique, elle est religieuse. Il faut donc distinguer soigneusement la théologie politique classique du catholique Donoso de l'anthropologie politique moderne du juriste, par ailleurs catholique, Carl Schmitt» (pp. 48-9). Cette distinction me semble assez superficielle car, in fine, c'est bien un horizon politique que convoque la pensée de Carl Schmitt.

Retraçant en détail l'évolution spirituelle, donc politique, de Donoso Cortès, qui «ne croit plus en la loi de perfectibilité et de développement progressif, matériel et moral, de l'homme et de la société», et a «perdu la foi aveugle en la possibilité de recréer l'«homme nouveau», parce qu'il a retrouvé la foi absolue en Dieu» (p. 51), Arnaud Imatz n'hésite pas à affirmer qu'il nous a légué «un message d'une étonnante actualité», dont l'essentiel «tient en peu de mots : la religion est la clef de l'histoire, la clef de toutes les cultures et civilisations connues. Une société qui perd sa religion tôt ou tard perd sa culture. Les idées fondamentales qui configurent l'Europe et la civilisation occidentale sont pratiquement toutes d'origine chrétienne ou ont été réélaborées ou réadaptées par le christianisme. Le déclin de l'Europe et de la civilisation a pour origine la séparation de la religion et de la culture, la sécularisation, la rébellion ou la négation des racines chrétiennes» (p. 88).

Nous pourrions de fait trouver, dans certaines études de l'historien anglo-saxon Christopher Dawson, disciple de Lord Acton, comme The Making of Europe. An introduction to the History of European Unity ou bien encore Religion and the Rise of Western Culture, les prolongements, si apparemment peu acceptés par une partie des élites intellectuelles et politiques européennes (et singulièrement françaises) des thèses de Donoso Cortès : l'Europe, si elle est européenne donc civilisée, l'est parce que le christianisme l'a sauvée de la barbarie et a permis de conserver, tout le en le transformant profondément, les génies grec et romain.

L'auteur développe ces idées, de façon magistrale et le plus souvent au moyen d'images frappantes, dans le premier des textes regroupés dans notre livre, le fameux et si décrié Discours sur la dictature datant de 1849, tout entier résumé dans une phrase, qualifiée de «mot formidable» par l'auteur en personne : «Quand la légalité suffit pour sauver la société, la légalité; quand elle ne suffit pas, la dictature» (p. 95). Donoso Cortès poursuit son développement, affirmant que «la dictature, en certaines circonstances, en des circonstances données, comme celles, par exemple, où nous sommes (3), est un gouvernement aussi légitime, aussi bon, aussi avantageux que tout autre, un gouvernement rationnel qui peut se défendre en théorie comme en pratique» (ibid.). Très vite, éclatent les fulgurances dont l'auteur parsème ses discours. Ainsi, parlant de la Révolution française, Donoso Cortès affirme que : «La république avait dit qu'elle venait établir dans le monde le règne de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, trois dogmes qui ne viennent pas de la république et qui viennent du Calvaire» (p. 99).

DC1-2204097987.jpgEt Donoso Cortès de continuer son analyse, en clamant que les révolutions «sont la maladie des peuples riches, des peuples libres», le monde ancien étant «un monde où les esclaves composaient la majeure partie du genre humain», le «germe des révolutions n'étant pas dans l'esclavage», malgré l'exemple de Spartacus qui ne fit que fomenter quelque guerre civile : «Non, Messieurs, le germe des révolutions n'est pas dans l'esclavage, n'est pas dans la misère; le germe des révolutions est dans les désirs de la multitude surexcitée par les tribuns qui l'exploitent à leur profit. Vous serez comme les riches, telle est la formule des révolutions socialistes contre les classes moyennes. Vous serez comme les nobles, telle est la formule des révolutions des classes moyennes contre les classes nobiliaires. Vous serez comme les rois, telle est la formule des révolutions des classes aristocratiques contre les rois» (p. 100), et l'auteur de conclure sa gradation par l'image logique, théologique : «Vous serez comme des dieux, telle est la formule de la première révolte du premier homme contre Dieu. Depuis Adam, le premier rebelle, jusqu'à Proudhon, le dernier impie, telle est la formule de toutes les révolutions» (p. 101).

Les parallélismes sont un procédé constant de l'art oratoire (mais aussi de ses textes écrits) de Donoso Cortès, qui cite dans la suite de son texte l'exemple de la France : «C'est un fait historique, un fait connu, un fait incontestable, que la mission providentielle de la France est d'être l'instrument de la Providence pour la propagation des idées nouvelles, soit politiques, soit religieuses et sociales. Dans les temps modernes, trois grandes idées ont envahi l'Europe : l'idée catholique, l'idée philosophie, l'idée révolutionnaire. Or, dans ces trois périodes, toujours la France s'est faite homme pour propager ces idées. Charlemagne a été la France faite pour propager l'idée catholique; Voltaire a été la France faite homme pour propager l'idée philosophique; Napoléon a été la France faite homme pour propager l'idée révolutionnaire» (p. 102).

Ces parallélismes, Donoso Cortès va une nouvelle fois les utiliser de façon saisissante lorsque, après avoir affirmé que, la racine chrétienne de l'Europe étant de plus en plus mise à nu, nous nous dirigeons «à grands pas à la constitution d'un despotisme, le plus gigantesque et le plus destructeur que les hommes aient jamais vu» (p. 105), puisqu'il ne suffit plus désormais aux gouvernements d'être absolus, mais qu'«ils demand[ent] et obti[ennent] le privilège d'avoir au service de leur absolutisme un million de bras» (p. 108), et puis ce ne fut pas assez «pour les gouvernements d'avoir un million de bras, d'avoir un million d'yeux; ils voulurent avoir un million d'oreilles» (ibid.), l'auteur poursuivant sa démonstration en posant que deux répressions, et deux seulement, sont possibles, l'une intérieure, la répression religieuse, l'autre extérieure, la répression politique : «Elles sont de telle nature, que, lorsque le thermomètre religieux s'élève, le thermomètre de la répression baisse, et que, réciproquement, lorsque le thermomètre religieux baisse, le thermomètre politique, la répression politique, la tyrannie monte» (pp. 105-6).

Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir la suite du raisonnement de Donoso Cortès, évoquant l'exemple du Christ, «Celui qui n'a vécu que pour faire le bien, qui n'a ouvert la bouche que pour bénir, qui ne fit de prodiges que pour délivrer les pécheurs du péché, les morts de la mort» (p. 106), Celui, donc, qui en incarnant le maximum de répression religieuse intérieure, offrit la plus grande liberté, soit le minimum de répression politique extérieure. Le christianisme est l'école de la liberté, du moins, dans un premier temps essentiel, intérieure. Et un homme libre ne pourra jamais se soumettre à quelque pouvoir que ce soit, puisqu'il rend à Dieu ce qui est à Dieu.

Il me semble plus intéressant de remarquer que c'est à partir de ces analyses que Donoso Cortès tire pour l'Europe des conséquences (plus que des prévisions, allions-nous dire) extrêmes, que nous pouvons considérer comme l'acmé de son discours : «Les voies sont préparées pour un tyran gigantesque, colossal, universel, immense; tout est préparé pour cela. Remarquez-le bien, il n'y a déjà plus de résistances ni morales ni matérielles. Il n'y a plus de résistances matérielles : les bateaux à vapeur et les chemins de fer ont supprimé les frontières, et le télégraphe électrique a supprimé les distances. Il n'y a plus de résistances morales : tous les esprits sont divisés, tous les patriotismes sont morts», l'auteur concluant son discours sur une note très sombre, en affirmant que seule une réaction salutaire, c'est-à-dire religieuse, pourrait sauver le monde : «Je réponds avec la plus profonde tristesse : je ne la crois pas probable. J'ai vu, j'ai connu beaucoup d'hommes qui, après s'être éloignés de la foi, y sont revenus; malheureusement je n'ai jamais vu de peuple qui soit revenu à la foi après l'avoir perdue» (p. 109). L'Europe est donc mûre, et de fait elle l'a été au 20e siècle, pour être déchirée et quasiment détruite par les dictatures ayant l'ambition de régner sur la Terre entière, parce que l'Europe n'est plus chrétienne, parce que l'homme européen a perdu sa foi, sa liberté.

Dans son Discours sur la situation de l'Europe prononcé à la Chambre des députés le 30 janvier 1850, Donoso Cortès affirme que les questions économiques, pour importantes qu'elles sont dans l'administration d'un pays, doivent être replacées au rang qui est le leur : «[...] si l'on parle de ces hommes de colossale stature, fondateurs d'empire, civilisateurs de monarchies, civilisateurs des peuples, qui, à divers titres, ont reçu une mission providentielle à diverses époques et pour diverses fins; s'il s'agit de ces grands hommes qui sont comme le patrimoine et la gloire des générations humaines; s'il s'agit, pour le dire en un mot, de cette dynastie magnifique qui part de Moïse pour arriver à Napoléon en passant par Charlemagne; s'il s'agit de ces hommes immortels, [alors nul] homme, entre ceux qui sont arrivés à l'immortalité, n'a basé sa gloire sur la vérité économique; tous ont fondé les nations sur la base de la vérité sociale, sur la base de la vérité religieuse» (pp. 119-20).

De grands hommes, ceux que Thomas Carlyle évoquera dans un livre magnifique, c'est bien ce qui manque à la tête des gouvernements des pays européens selon Donoso Cortès qui se plaint de «l'état de l'Europe» (p. 121) et n'hésite pas à écrire que Dieu lui-même semble empêcher la naissance de tout grand homme : «Messieurs, où un seul homme suffirait pour sauver la société, cet homme n'existe pas, ou bien, s'il existe, Dieu dissout pour lui un peu de poison dans les airs» (p. 122). Curieuse fatalité chez le penseur, dont témoigne cette phrase lapidaire, comme si Donoso Cortès, qui pourtant s'investit dans une magnifique carrière politique, ne le faisait qu'en sachant pertinemment que son combat était par avance perdu.

La suite du texte nous éclaire. Une fois de plus, Donoso Cortès affirme que, au-delà même des apparences, la source des maux qui ravagent l'Europe, partant l'absence de grands hommes, doit être recherchée sous la surface : «La vraie cause de ce mal grave et profond, c'est que l'idée de l'autorité divine et de l'autorité humaine a disparu. Voilà le mal qui travaille l'Europe, la société, le monde; et voilà pourquoi, Messieurs, les peuples sont ingouvernables» (p. 123).

Dès lors, l'auteur peut déployer son génie des parallélismes (4), en faisant remarquer que «l'affirmation politique n'est que la conséquence de l'affirmation religieuse», la monarchie, qu'elle soit absolue ou constitutionnelle, n'étant en somme que la forme terrestre d'une réalité divine : «Il y a, dis-je, trois affirmations. Première affirmation : Un Dieu personnel existe, et ce Dieu est présent partout. Deuxième affirmation : Ce Dieu personnel, qui est partout, règne au ciel et sur la terre. Troisième affirmation : Ce Dieu qui règne au ciel et sur la terre gouverne absolument les choses divines et humaines» (p. 125), ces trois affirmations étant en quelque sorte simplement décalquées au niveau politique, le roi étant «présent partout par le moyen de ses agents», qui «règne sur ses sujets» et les gouverne.
 

isafercardddd.jpg

À ces trois affirmations qui se sont déployées dans la «période de civilisation, que j'ai appelée affirmative, progressive, catholique» nous dit Donoso Cortès, correspondent trois négations qui sont apparues dans la période que Donoso Cortès a appelée «négative, révolutionnaire», lesquelles se traduisent par trois régimes politiques différents, celui du déiste, celui du panthéiste et enfin celui de l'athée (cf. pp. 126-7). Nous n'examinerons pas en détail l'exposition de ces correspondances structurelles entre la société religieuse et la société politique, qui se concluent néanmoins par une phrase que l'on dirait avoir été écrite par Ernest Hello : «Ainsi, une négation appelle une négation, comme un abîme appelle un abîme. Au-delà de cette négation [l'athéisme] qui est l'abîme, il n'y a rien, rien que ténèbres, et ténèbres palpables» (p. 127).

Dans son Discours sur la situation de l'Espagne lui aussi prononcé devant l'Assemblée le 30 décembre 1850, Donoso Cortès repose selon ses dires la très vieille question de savoir ce qui, pour une nation, constitue «l'appui, le fondement le plus sûr, le plus inébranlable» : l'ordre matériel ou bien l'ordre moral, «la force et l'industrie ou la vérité et la vertu ?» (p. 153). L'auteur définit l'ordre matériel, constitué comme une «partie constitutive, quoique la moindre, de l'ordre véritable, lequel n'est autre que l'union des intelligences dans le vrai, des volontés dans l'honnête, des esprits dans le juste» (p. 140), alors même que cet ordre matériel est devenu prééminent dans la société contemporaine, la «politique des intérêts matériels [étant] arrivée ici à la dernière et à la plus redoutable de ses évolutions, à cette évolution en vertu de laquelle on cesse de parler même de ces intérêts pour ne s'occuper que du suprême intérêt des peuples en décadence, de l'intérêt dont toute l'expression et tout l'apaisement est dans les jouissances matérielles» (p. 142).

La leçon d'économie de Donoso Cortès est assez sommaire car, s'il s'agit de «savoir quel est le moyen de régulariser dans la société la distribution la plus équitable de la richesse», c'est encore le catholicisme qui a trouvé la solution, grâce à l'aumône : «C'est en vain que les philosophes (5) s'épuisent en théories, c'est en vain que les socialistes s'agitent; sans l'aumône, sans la charité, il n'y a pas, il ne peut y avoir de distribution équitable de la richesse. Dieu seul pouvait résoudre ce problème, qui est le problème de l'humanité et de l'histoire» (p. 155).

Lire la suite

mardi, 19 avril 2016 | Lien permanent

Archéologie de l'idée démocratique

Discurso_funebre_pericles.PNG

Archéologie de l'idée démocratique

Ex: http://www.leblancetlenoir.com

Le débat actuel sur la différence entre république et démocratie ne peut faire l'économie d'une réflexion sur l'origine de la démocratie, un système politique en soi surprenant, non naturel, multiforme. Qu'on le simplifie à l'extrême (pour l'étudier) à la prise d'une décision par le biais d'un accord commun, ou en fonction d'un bien général, ou encore par un affrontement ritualisé, et l'on découvre aussitôt que la décision s'inscrit dans un contexte pré-déterminé et imposant son orientation. La décision annoncée est plus dépendante de ce contexte qu'il n'y paraît. L'analyse la fait même disparaître au profit d'une substructure où se dissimulent les vraies décisions inavouées.

Comment en faire le dévoilement ? Guy-R Vincent, l'auteur de l'ouvrage intitulé Des Substitutions comme principe de la pensée - Etude de récits mythiques grecs et sanscrits – nous propose un parcours original : mythologue comparatiste, il ne consacre qu'un chapitre à cette question : chapitre IV, « Le pouvoir démocratique et ses substitutions » (p. 207-244). Il s'agit de l'extension d'une analyse portant des récits mythiques où un personnage (dieu ou humain) se fait remplacer (substitution) par un autre personnage réel (dieu ou humain) ou par un simulacre (statue, animal, …).

Le récit mythique le plus célèbre (il reste une pièce d'Euripide sur ce thème) en Europe est celui-ci : le roi Admète doit mourir mais le dieu Apollon, pour services rendus, lui a accordé qu'il pourrait se faire remplacer dans la mort, le jour venu. Admète cherche donc une personne consentante : ses meilleurs amis refusent, ses vieux parents aussi, ne reste que son épouse Alceste pour accepter. Alceste lui demande toutefois de respecter les enfants qu'ils ont eus (au cas où Admète se remarierait) et s'enfonce dans les Enfers. Admète ressent le vide laissé par cette disparition et songe à faire fabriquer un « double » d'Alceste (un artefact : statue ou poupée) quand survient Héraclès. Les lois de l'hospitalité imposent qu'Admète taise son chagrin ; il reçoit donc dignement son hôte, qui finit par découvrir le deuil de toute la maisonnée. Héraclès a honte de son comportement bruyant et descend aux Enfers chercher Alceste. Il fait croire au roi qu'il lui a trouvé une nouvelle épouse (le roi n'en veut pas) mais en soulevant le voile de cette femme, il s'aperçoit de la vérité.

Tout se termine donc bien et peut faire penser à un conte heureux. Le lecteur peut alors, pour marquer sa fascination ou son intérêt, facilement se fourvoyer vers des pistes psychologiques ou sociologiques : l'amour conjugal, la fidélité et l'hospitalité, le droit des enfants, l'égoïsme masculin, la solitude de chacun devant la mort… Mais ces solutions d'analyse ne sont jamais celles qu'envisage un mythe. Par exemple, dans ce cas précis, rien n'affirme qu'Alceste aime son époux (les mariages sont contractuels dans l'Antiquité) et ses motifs sont de cet ordre : l'obéissance est obligatoire ; sauvegarder le roi garant du monde est nécessaire ; il faut éliminer les risques d'une continuité rompue (en amont par les parents d'Admète ne voulant pas mourir à la place de leur fils et en aval par ses enfants qui pourraient être délaissés).

Le recensement d'autres mythes empruntés au monde grec et indien permet de dégager un processus très particulier auquel l'auteur donne le nom de « substitution ». Il le pense universel (d'autres aires culturelles en rendent compte ; que l'on pense à Abraham remplaçant dans un sacrifice par un bouc son fils Isaac ) et antérieur à d'autres modes constitutifs de la pensée (comme le rapprochement par similitude ou contiguïté où ceci ressemble à cela, où ceci fait suite à cela, à la base de la métaphore, du signe mathématique « égal », des premières catégories construites sur des similitudes). Ce processus se fait en deux phases : a) une première phase où un mode d'existence (figuré dans le mythe par un personnage) se confronte à un autre mode et en conçoit la menace (répartition des rôles : prédateur/proie), puis fonde un double de soi (un leurre substitutif) et détourne l'attention du potentiel menaçant, au risque de s'affaiblir ou de se faire « doubler » par son leurre ; b) une seconde phase où le substitut se détache de sa source et s'implante dans un autre contexte qu'il perturbe et modifie (transfert sur un autre plan) : soit il maintient son attache avec son origine (il permet l'action modificatrice de ce nouveau milieu), soit il se détache et s'autonomise (il permet une ouverture caractérisant un autre aspect du réel).

La substitution est ce processus complexe et créatif, processus qui engendre des perturbations nombreuses que l'on peut regrouper dans des classes de perturbation spécifiques à certains domaines (le livre en aborde d'autres, comme la peinture, le calcul, le langage...). Celui de la démocratie en est donc un parmi d'autres. Si l'on veut simplifier, on dira qu'une pièce de remplacement n'est jamais identique à celle qu'elle est censée remplacer et provoque des troubles en partie positifs. Inadéquation inventive. Pour illustration, donnons Ulysse se faisant appeler « Personne », selon un jeu de mots basé sur son nom (outis = personne /Odys = début de son nom), pour leurrer le Cyclope menaçant, et sauver ses compagnons en les faisant sortir de la grotte du Cyclope par un subterfuge (ils sont cachés sous le ventre des moutons). Scène pré-démocratique en soi : à une menace, répond un remplacement nominal (« Personne » est le délégué d'Ulysse) et la sauvegarde d'un groupe humain. Cette anecdote peut être placée sur d'autres plans : pourquoi pas celui de la lutte contre la tyrannie, mais aussi celui de la résistance des défenses immunitaires dont il faut baisser la garde en cas d'allergie ou de greffe ? Le mythe substitutif a cette vertu d'extrême plasticité.

Venons-en donc à la démocratie. Le point de vue peut paraître iconoclaste : tout est remplacement. Le député, élu du Peuple, n'est qu'un substitut, rien de plus. La sacralité de sa fonction est, elle même, fondée sur le remplacement du droit divin par un droit venu d'en bas (le Peuple souverain remplace le Ciel pour fonder la légitimité). Il n'est plus l'émanation inspirée d'une volonté collective mais une pièce rapportée dont on sait qu'elle ne peut que provoquer des perturbations. Cela explique déjà que la démocratie soit un régime agité (cf. l'excitation des périodes électorales) et que les critiques alternent entre une constatation (on tient peu compte de la volonté populaire, si bien que l'on parle de déficit démocratique) et une hésitation (prendre l'avis de tous, surtout si les membres sont incultes, pour chaque opération, est infaisable et non souhaitable ; autant réduire la représentativité). Entre hyperdémocratisme et hypodémocratisme si l'on veut. Et il est vrai que l'histoire nous montre que dans certains cas, il a été heureux que l'on ne suive pas l'avis de la majorité (du Peuple) comme dans d'autres, l'inverse fut fatal : trop de pouvoirs entre les mains de quelques représentants malveillants ou bornés ont conduit à des catastrophes. Cela renvoie alors à la notion de « hasard » avec laquelle s'ouvre l'origine de la démocratie : et si les décisions démocratiques renvoyaient au hasard ? Il suffit de si peu, parfois, pour aller dans un sens ou l'autre. On est loin d'une prise de décision posée, rationnelle, intelligente, telle que le système tient à le faire croire.

En effet, la mythologie grecque évoque des scènes de tirage au sort pour prendre une décision. Ce n'est plus la décision d'un seul (le roi des dieux, le patriarche) qui s'impose, mais on place entre ses mains un dispositif : dans l'Iliade (VII, 1-205), on met des jetons dans un casque, chacun étant donc à égalité et on retire un jeton ; ailleurs (XXII, 209-213), Zeus pèse sur une balance les destins des guerriers : le roi des dieux accepte de se voir destitué de son pouvoir d'aider l'un ou l'autre. C'est le destin qui commande. La démocratie, si elle tire son origine de ces dispositifs, doit en avoir conservé des traits que nous ne voyons plus mais toujours agissant. On se souvient que, devant l'afflux des inscriptions d'étudiants dans une université, un tirage au sort avait été proposé au grand dam des intéressés. Et pourtant n'était-il pas égalitaire ? Dispositif trop rudimentaire, même s'il demeure en fondement occulte de la démocratie.

demath267651.jpgLa démocratie s'est développée en inventant de nouveaux dispositifs plus complexes. Un parcours historique se fait alors de la Grèce, de Rome, du trust médiéval, vers la révolution industrielle, jusqu'à nos jours. Chaque fois, un dispositif de substitution est conçu dont les perturbations et les débordements sont admis pour permettre des solutions décisionnelles. C'est par la perturbation contrôlée progressivement que le système s'installe et se fait admettre. Système délicat à manier, instable, accentuant les inégalités mais permettant une permanence : on se confie paradoxalement à ce qui trouble l'ordre public, pour développer et complexifier cette organisation politique. Situation très curieuse.

Il n'y a pas tant de continuité entre Athènes, Rome, le féodalisme, etc. que des dispositifs nouveaux et orientés vers des objectifs différents. La démocratie est plurielle, elle ne sert pas les intérêts du Peuple, elle sert des projets qui préoccupent à un moment donné les hommes ou des groupes d'hommes. Au Moyen Age, au moment des croisades, les fiefs sont laissés vacants et confiés à des hommes de confiance (« trustee » agissant pour un « cestui que trust ») qui remplacent le chevalier parti au loin. L'orphelin et l'orpheline sont entre les mains du trustee qui se rémunère pour ses services, peut abuser de son pouvoir, faire en sorte que le réel propriétaire de retour ne retrouve rien de son bien (fait fréquent en politique où des remplaçants ne rendent pas le siège qu'ils devaient momentanément occuper), comme il peut préserver un patrimoine, l'augmenter, être un modèle de bonne gestion. C'est ce que narre Walter Scott dans Ivanhoé : le roi Richard-Coeur de lion a confié son royaume à son frère, le roi Jean ; tous deux des Normands ; Cédric, père d'Ivanhoé, est un saxon qui veut marier sa pupille Rowena à un descendant saxon de sang royal, au détriment de son propre fils Ivanhoé, amoureux de Rowena ; Ivanhoé se tourne alors vers Richard-Coeur de lion, lui aussi dépossédé par son frère le roi Jean. Un jeu complexe entre le tuteur (trustee), le tutorisé (cestui que trust), le propriétaire (ou constituant) est en cause, où les rôles peuvent s'échanger et se superposer. Par exemple : Cédric est à la fois le tuteur et le constituant en tant que responsable d'une pupille (à marier au mieux) et propriétaire voulant donner à un saxon l'héritage de la royauté et ainsi accroître son bien personnel par alliance. L'on a oublié que W. Scott était un homme de loi important en son temps, un juriste d'obédience libérale. La fiducie ou confiance est une superbe invention d'une grande souplesse : en déléguant le pouvoir à un ou plusieurs membres, en leur confiant un héritage à faire fructifier, en choisissant de récompenser le trustee, en surveillant les exactions ou en les favorisant, on voit combien ce système de délégation s'approche de la démocratie et possède des moyens étendus pour répondre à diverses situations (mort des bénéficiaires, accords multiples, prises de risque…). Le bien circule, n'est pas bloqué ou en jachère. Les montages actuels de sociétés-écrans sont des formes démocratiques d'une certaine manière : cascade décisionnelle, étages successifs d'intervention, camouflages qui aident à l'acceptation, commissions multiples nécessitant des spécialistes (technostructure).

On lira les pages limpides consacrées à Athènes et à Rome mais si l'on arrive au XIXème siècle, c'est pour voir s'instaurer un autre dispositif qui gauchit à nouveau le système démocratique. Pour l'auteur, il est fortement lié à l'utilisation des machines et des rouages. Il faut canaliser une énergie (celle d'une nation), la répartir et l'amplifier, à la façon dont une machine est une force productive remplaçant la force humaine. Le mythe requis est d'une lucidité quelque peu effrayante : le taureau de Phalaris. Phalaris est un tyran de la Sicile antique auquel un ingénieur nommé Périlaos (nom symptomatique : « celui qui a le peuple autour de lui ») propose un instrument de torture : on introduit dans le ventre d'un taureau en bronze des condamnés, on fait chauffer le métal par un feu en dessous, les condamnés hurlent de douleur mais leurs cris sont transformés au niveau des cornes en un air de flûte agréable. Phalaris est outré et enferme l'inventeur dans son taureau avant de le précipiter du haut d'une falaise. Les cris et gémissements du Peuple ne sont-ils pas transformés ? Parfois on les rend indistincts, on les couvre de mélodies officielles, parfois on les soulage et l'on détruit les motifs de leur existence. Or la Révolution industrielle est liée à deux machines capitales : la machine à tisser et la machine à vapeur. Ce n'est donc plus un bien hérité à partager et à augmenter qui importe, mais la matérialisation d'une force pour le bien de tous (République) ou de quelques uns (une classe sociale), ou d'une Nation à visée impérialiste. Il n'empêche que la prise de décision imite la machinerie faite de rouages dans le but de créer un dynamisme, selon des engrenages distincts. La difficulté est de déterminer un centre pour organiser tous ces rouages : ce rôle est imparti au suffrage universel qui creuse momentanément un potentiel central, lequel se déplace (on est loin d'un modèle monarchique où le roi est le centre désigné pour tous et pour toujours) au gré des pressions. On peut vouloir que chacun ressemble à chacun (effort d'égalitarisation : compenser les inégalités, équilibrer les chances d'ascension sociale), que l'ordonnancement commun descende en cascade et se répète à différents niveaux (hiérarchisation), que l'on sépare le blé de l'ivraie, selon des vitesses d'évolution différentes (catégorisation : ville/campagne ; secteur industriel/ services...), que les rôles permutent (inter-échangéabilité, mixité, parité). C'est tout ce que peut proposer le système ainsi conçu : le regroupement des énergies selon quatre principes ou rouages latents. Autant de centrages momentanés.

Or, un simple regard sur nos technologies, montre qu'au monde des machines à rouage a succédé le monde des systèmes miniaturisés où l'interconnexion se fait par des échanges électroniques incessants. Ce dernier modèle omniprésent exerce son influence sur ce que nous attendons de la démocratie actuellement : la prospérité généralisée au lieu de la mobilisation antérieure. Le système étant régi par un ancien paradigme, bien des pouvoirs prédominants échappent à un choix démocratique, ne serait-ce que le pouvoir médiatique, non élu, surveillé par le pouvoir politique et en même temps le concurrençant. L'élu (maire, député, sénateur, président…) tient moins son pouvoir des urnes que de son accès aux media. Le citoyen attend de son vote moins à consentir des efforts collectifs (ce que continue à proclamer l'impétrant politique, surtout s'il a conquis le pouvoir) qu'une interactivité rapide (des mesures aux effets immédiats, que l'on peut rapidement changer) et une sécurisation de ses échanges (déplacements et placements, contrats souples et parallèles). Autant dire combien le système démocratique fondé sur une représentation démodée où chacun (même le plus « imbécile » était réquisitionné) a besoin de s'inventer à nouveau.

Mais s'adapter à ces demandes contemporaines est certainement pernicieux, trop lié à des avantages personnels antinomiques entre eux. C'est seulement en se rapprochant d'un modèle qualitatif (l'accumulation de besoins non satisfaits produisant un « saut » correcteur, à la manière dont une lame de scie pressée à chaque bout « flambe », c'est-à-dire adopte d'inverser sa courbure, de convexe devenant concave ou l'inverse) que la démocratie peut véritablement se modifier. Des inversions (le mot est curieusement à la mode : « inversion de la courbe du chômage », inversion dans les énergies à utiliser, transition en tous genres) sont souhaitées et souhaitables, pour orienter l'Humanité vers des finalités où elle se reconnaîtra mieux. « Infinitiser » est le mot employé : terme énigmatique car il ne désigne pas, dans cette analyse, le long terme mais un horizon interne reconstruit. Que faut-il entendre par là ? L'auteur s'en tire par une pirouette mythologique : Aphrodite anime la statue de Pygmalion ; le sculpteur Pygmalion aimait sa statue de façon narcissique, elle était son bien, il ne l'aimait pas pour l'image d'une altérité. Aphrodite la lui soustrait comme telle, et la rend vivante : elle en fait une femme réelle, substitut perturbant mais novateur. Il n'est pas certain que cette transformation ait été du goût de Pygamalion. La déesse a pu vouloir le récompenser comme lu

Lire la suite

mercredi, 03 février 2016 | Lien permanent

Page : 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42