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Préface à ”Religiosité indo-européenne” de H. F. K. Günther

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Archives de SYNERGIES EUROPÉENNES - Septembre 1987

Préface du traducteur à "Religiosité indo-européenne" de H. F. K. Günther

Un préjugé défavorable accompagnera ce livre de Günther. En effet, en France, Günther jouit d'une réputation détestable, celle d'être "l'anthropologue officiel" du Troisième Reich de Hitler. Cet étiquetage n'a que la valeur d'un slogan et il n'est pas étonnant que ce soit le présentateur de télévision Polac qui l'ait instrumentalisé, lors d'un débat à l'écran, tenu le 17 avril 1982 sur la "Nouvelle Droite" d'Alain de Benoist. Avec la complicité directe d'un avocat parisien, Maître Souchon, et la complicité indirecte d'un essayiste britannique, ayant comme qualification scientifique d'être un "militant anti-fasciste", Michael Billig (1), Polac pouvait fabriquer, devant plusieurs centaines de milliers de téléspectateurs, le bricolage médiatique d'un "Günther hyper-nazi", maniaque de la race et dangereux antisémite. Comme aucun représentant de la "Nouvelle Droite", aucun anthropologue sérieux, aucun connaisseur des idées allemandes des années 20 et 30, n'étaient présents sur le plateau, Polac, Souchon et leurs petits copains n'ont pas dû affronter la contradiction de spécialistes et le pauvre Günther, décédé de-puis quatorze ans, a fait les frais d'un show  médiatique sans la moindre valeur scientifique, comme le démontre avec brio David Barney dans Eléments  (n°42, juin-juillet 1982).

Qui fut Günther? Hans Friedrich Karl Günther est né le 16 février 1891 à Fribourg en Brisgau, ville où il vécut sa jeunesse. Il y fréquenta l'université et, après un séjour d'études à Paris, acquit les diplômes qui sanctionnaient ses connaissances en linguistique comparée et en philologie germanique. La formation de Günther est donc celle d'un philologue, non celle d'un anthropologue. Quand éclate la guerre de 1914, Günther se porte volontaire mais, atteint d'un rhumatisme des articulations pendant son instruction, il est renvoyé chez lui et jugé inapte au service actif. Il servira ultérieurement le Reich dans la Croix-Rouge. La guerre finie, il enseigne à Dresde et à Fribourg. Son premier ouvrage paraît en 1920 et s'intitule Ritter, Tod und Teufel. Der heldische Gedanke  (= Le chevalier, la mort et le diable. L'idée héroïque), conjointement à une pièce de théâtre, d'inspiration nationaliste, faustienne, païenne et romantique, Hans Baldenwegs Aufbruch. Ein deutsches Spiel in vier Auftritten  (=Le départ de Hans Baldenweg. Pièce allemande en quatre actes). Le destin de Günther venait d'être scellé. Non par le contenu intellectuel de ces deux travaux, mais par la personnalité de son éditeur munichois, Julius Friedrich Lehmann, enthousiasmé par Ritter, Tod und Teufel.  Cet éditeur connu avait repéré des qualités innées d'anthropologue chez son jeune protégé. Günther, avait remarqué Lehmann, repérait tout de suite, avec justesse, les caractéristiques raciales des individus qu'il rencontrait au hasard, dans les rues ou sur les chemins de campagne. Il était dès lors l'homme que cherchait Lehmann, pour écrire un précis de "raciologie" vulgarisé, accessible au grand public, commercialisable à grande échelle. Malgré l'avis défavorable d'un professeur d'anthropologie de l'université, Lehmann déci-de de payer Günther pendant deux ans, afin d'achever, à l'abri du besoin, sa "raciologie". En juillet 1922, Rassenkunde des deutschen Volkes  sort de presse. Plusieurs éditions se succéderont jusqu'en 1942 et 124.000 exemplaires du livre trouveront acquéreurs. En 1929, paraît une édition abrégée, Kleine Rassenkunde des deutschen Volkes,  rapidement surnommée Volksgünther,  qui sera, elle, tirée à 295.000 exemplaires.

Auteur d'un ouvrage scientifique de référence sur "l'idée nordique" en Allemagne (2), Hans-Jürgen Lutzhöft explique les raisons qui ont fait le succès de ces deux manuels:

1) En reprenant les classifications des races, dressées par les anthropologues anglo-saxons Beddoe et Ripley, Günther analysait la population allemande et repérait les mixages dont elle était le résultat. C'était la première fois qu'un livre aussi didactique sur la question paraissait en Allemagne. Günther faisait dès lors figure de pionnier.

2) Didactique, Günther initiait ses lecteurs, avec une remarquable clarté, aux arcanes et aux concepts fondamentaux de l'anthropologie biologique. Le lecteur moyen acquérait, avec ce livre, un texte "initiatique" pratique, concret et instructif.

3) Les deux ouvrages étaient richement illustrés, ce qui ôtait toute abstraction ennuyeuse aux descriptions des phénotypes raciaux (physionomies, corpulences, formes des crânes, couleur des cheveux et des yeux etc.).

4) Le style du livre était précis, clair, compréhensible, convaincant.

5) La simplicité des démonstrations encourageait la lecture.

6) Günther ne sombrait dans aucune polémique gratuite. Certes, sa race "favorite" était la race nordique mais jamais il ne médisait des au-tres races européennes. Cette absence de propos médisants, inhabituelle dans les vulgarisations anthropologiques de l'époque, accordait à Günther un public nettement plus large que celui des petites sectes nordicomanes.

7) Vulgarisation qui n'avait pas la prétention d'être autre chose, la Rassenkunde  possèdait un niveau scientifique réel et incontestable, malgré les lacunes que pouvaient repérer les spécialistes autorisés des universités. Pour l'anthropologue Eugen Fischer, le plus renommé dans sa profession pendant l'entre-deux-guerres allemand, la lecture de la Rassenkunde  était impérative pour le débutant et même pour le professionnel qui voulait acquérir une souplesse didactique dans sa branche.

Le succès incroyable et inattendu de la Rassenkunde  permet à Günther d'envisager la vie d'un écrivain libre. Il suit les cours de l'anthropologue Theodor Mollison (1874-1952) à Breslau et rencontre à Dres-de celle qui deviendra bien vite son épouse, la jeune musicologue norvégienne Maggen Blom. En 1923, il suit la jeune fille à Skien, sa ville natale, dans le Telemark norvégien, et l'épouse en juillet. Deux filles naîtront de cette union, Ingrid et Sigrun. Les Günther resteront deux ans à Skien, puis se fixeront à Uppsala en Suède, où se trouve "l'Institut d'Etat suédois de biologie raciale". Il travaillera là avec les anthropologues Lundborg et Nordenstreng. En 1927, la famille va habiter dans l'île de Lidingö près de Stockholm. Les années scandinaves de Günther sont indubitablement les plus heureuses de sa vie. Son âme de solitaire trouve un profond apaisement en parcourant les forêts et les montagnes peu peuplées de Norvège et de Suède. Il décline plusieurs invitations à revenir en Allemagne. En 1929, pourtant, quand le Reich est frappé durement par la crise économique, les ventes de la Rassenkunde  baissent sensiblement, ce qui oblige Günther à abandonner sa vie de chercheur libre. Son ami Hartnacke use de son influence pour lui donner, à Dresde, un emploi de professeur de Gymnasium  à temps partiel.

C'est à ce moment que des militants nationaux-socialistes ou nationalistes commencent à s'intéresser à lui. Darré estime que la Rassenkunde  a donné une impulsion déterminante au "mouvement nordique". Ludendorff en chante les louanges. Rosenberg, lui, avait déjà, dans le Völkischer Beobachter  du 7 mai 1925, réclamé la présence d'un homme du format de Günther à la Deutsche Akademie.  Ce sera finalement Wilhelm Frick, ministre national-socialiste de l'intérieur et de l'éducation populaire du Land  de Thuringe, qui, avec l'appui de Max Robert Gerstenhauer, Président thuringien de la Wirtschaftspartei  (= Parti de l'Economie), bientôt alliée au NSDAP, déploiera une redoutable énergie pour donner à Günther, apolitique et simplement ami du responsable national-socialiste Paul Schultze-Naumburg, une chaire de professeur à l'université d'Iéna. Le corps académique résiste, arguant que Günther, diplômé en philologie, n'a pas la formation nécessaire pour accéder à un poste de professeur d'anthropologie, de raciologie ou d'hygiène raciale (Rassenhygiene).  Frick et Gerstenhauer circonviennent ces réticences en créant une chaire "d'anthropologie sociale", attribuée immédiatement à Günther. Ce "putsch" national-socialiste, que Günther, bien que principal intéressé, n'a suivi que de loin, finit par réussir parce qu'une chaire d'anthropologie sociale constituait une nouveauté indispensable et parce que Günther, en fin de compte, avait amplement prouvé qu'il maîtrisait cette discipline moderne. La seule réticence restante était d'ordre juridique: les adversaires des nazis jugeaient que Frick posait là un précédent, risquant de sanctionner, ultérieurement, toutes inter-ventions intempestives du politique dans le fonctionnement de l'université. Le 15 novembre 1930, Günther prononce son discours inaugural seul, sans la présence du recteur et du doyen de sa faculté. Mais bien en présence de Hitler, qui vint personnellement féliciter le nouveau professeur, qui ne s'attendait pas du tout à cela... Hitler prenait sans doute la nomination de Günther comme prétexte pour être présent à l'université lors d'une séance publique et pour encourager ses compagnons de route à intervenir dans les nominations, comme l'avaient fait Frick et Gerstenhauer.

En 1933, quand Hitler et ses partisans accèdent au pouvoir, deux adversaires de Günther sont destitués voire emprisonnés, sans doute pour avoir mi-lité dans des formations hostiles à la NSDAP victorieuse. Rosenberg fait accorder à Günther le "Prix de science de la NSDAP" en 1935. En 1936, Günther reçoit une distinction honorifique moins compromettante: la "Plaquette Rudolf Virchow de la Société berlinoise d'Ethnologie, d'Anthropologie et de Proto-histoire", dirigée par Eugen Fischer. En 1937, il entre dans le comité directeur de la Société Allemande de Philosophie. Pour son cinquantième anniversaire, le 16 février 1941, il reçoit la "Médaille Goethe d'Art et de Science" et, ce qui est cette fois nettement compromettant, l'insigne d'or du parti.

En 1932, Günther publie un ouvrage très intéressant sur la présence d'éléments raciaux nordiques chez les Indo-Européens d'Asie (Indo-Iraniens, Beloutches, Afghans, Perses, Tadjiks, Galtchas, Sakkas, Tokhariens et Arméniens). Günther décèle de cette façon la voie des migrations indo-européennes, amorcées vers -1600 avant notre ère et repère les noyaux de peuplement encore fortement marqués par ce mouvement de population (3). 

En 1935, paraît un autre livre important de Günther, Herkunft und Rassengeschichte der Germanen.  Par la suite, jusqu'en 1956, Günther se préoccupera essentiellement d'hérédité, de sociologie rurale, etc., tous thèmes difficilement politisables. Malgré cet engouement du régime pour sa personne, Günther demeure en retrait et ne fait pas valoir sa position pour acquérir davantage d'honneurs ou d'influence. Hans-Jürgen Lutzhöft estime que cette discrétion, finalement admirable, est le résultat des dispositions psychiques, du tempérament de Günther lui-même. Il n'aimait guère les contacts, était timide et soli-taire. Par dessus tout, il appréciait la solitude dans la campagne et avait en horreur la fébrilité militante des organisations de masse. Comme le montre bien Frömmigkeit nordischer Artung  (1934, 6ème éd.: 1963), Günther détestait le "byzantinisme" et le fanatisme. En 1941, en pleine guerre, Günther fait l'apologie d'un sentiment: celui de la "propension à la conciliation", fruit, dans le chef de l'individu, d'une fidélité inébranlable à ses principes et d'une tolérance largement ouverte à l'égard des convictions d'autrui; pour Günther, véritable-ment "nordique", donc exemplaire selon les critères de sa mythologie, était l'adage: "You happen to think that way; allright! I happen to think this way"  (Vous pensez de cette façon? Fort bien! Moi, je pense de cette autre façon). Nostalgique de la Scandinavie, Günther, dit Lutzhöft, a souvent songé à émigrer; mais, une telle aventure l'aurait privé, lui et sa famille, de bien des avantages matériels...

Le cours des événements a fait réfléchir Günther et a renforcé son attitude réservée à l'endroit du régime. Entre l'idéologie officiellement proclamée et la pratique politique réelle de l'Etat national-socialiste, l'observateur détaché que voulait être Günther constate des différences flagrantes. Ce scepticisme croissant apparaît clairement dans le manuscrit qu'il prévoyait de faire paraître en 1944. Ce livre, intitulé Die Unehelichen in erbkundlicher Betrachtung  (= Les enfants illégitimes vus sous l'angle des notions d'hérédité) fut en dernière instance interdit par les autorités nationales-socialistes, surtout à l'instigation de Goebbels et de Bormann. Pourquoi? Günther, personnellement, ne reçut jamais aucune explication quant à cette interdiction, surprenante lorsqu'on sait que l'anthropologue détenait l'insigne d'or du parti. Lutzhöft donne quelques explications intéressantes, qui, approfondies, vérifiées sur base de documents et de témoignages, permettraient d'élucider davantage encore la nature du régime national-socialiste, encore très peu connu dans son essence, malgré les masses de livres qui lui ont été consacrées. La raison majeure de l'interdiction réside dans le contenu du manuscrit, qui défend la monogamie et la famille traditionnelle, institutions qu'apparemment la dernière garde de Hitler, dont Bormann, souhaitait supprimer. Pour Günther, la famille traditionnelle monogame doit être maintenue telle quelle sinon le peuple allemand "risque de dégénérer". L'urbanisation croissante du peuple allemand a entraîné, pense Günther, un déclin du patrimoine génétique germanique, de telle sorte qu'un bon tiers de la nation pouvait être qualifié de "génétiquement inférieur". Sur le plan de la propagande, un tel bilan s'avère négatif car il autorise tous les pessimismes et contredit l'image d'une "race des seigneurs".

Pour Günther, une politique raciale ne doit pas être quantitative; elle ne doit pas viser à l'accroissement quantitatif de la population mais à son amélioration qualitative. Günther s'insurge dès lors contre la politique sociale du IIIème Reich, qui distribue des allocations familiales de façon égalitaire, sans opérer la moindre sélection entre familles génétiquement valables et familles génétiquement inintéressantes. Ensuite, il critique sévèrement l'attribution d'allocations aux filles-mères parce qu'une telle politique risquerait de faire augmenter indûment les naissances illégitimes et de détruire, à plus ou moins courte échéance, l'institution du mariage. Günther avait eu vent des projets d'établissement de la polygamie (conçus par Himmler et les époux Bormann) afin de combler le déficit des naissances et l'affaiblissement biologique dus à la guerre. Le trop-plein de femmes que l'Allemagne allait inévitablement connaître après les hostilités constituait un problème grave devant être résolu au profit exclusif des combattants rescapés de l'épopée hitlérienne. Bormann envisageait une institution polygamique prévoyant une femme principale et des femmes secondaires ou "amantes légales", toutes destinées à concevoir des enfants, de façon à ce que les Germains demeurent majoritaires en Europe. Pour Günther, ce système ne pourrait fonctionner harmonieusement.

Les "amantes légales", souvent sexuellement attrayantes, fantaisistes, gaies, auraient monopolisé l'attention de leurs mâles au détriment des femmes principales, plus soucieuses, en théorie, de leurs devoirs de mères. En conséquence, pense Günther, les femmes sexuellement fougueuses, qui ne sont pas nécessairement valables génétiquement (Günther, en tout cas, ne le croit pas), verraient leurs chances augmenter au détriment de la race, tandis que les femmes plus posées, génétiquement précieuses, risquent d'être délaissées, ce qui jouerait également au détriment de la race. Pire, ce système ne provoquerait même pas, dit Günther, l'accroissement quantitatif de la population, pour lequel il a été conçu. La polygamie, l'histoire l'enseigne, produit moins d'enfants que la monogamie. L'opposition de Günther au régime est évidente dans cette querelle relative à la politique sociale du IIIème Reich; il adopte une position résolument conservatrice devant la dérive polygamiste, provoquée par la guerre et la crainte d'être une nation dirigeante numériquement plus faible que les peuples dirigés, notamment les Slaves.

Revenu à Fribourg pendant la guerre, il quitte une nouvelle fois sa ville natale quand son institut est détruit et se fixe à Weimar. Lorsque les Américains pénètrent dans la ville, le savant et son épouse sont réquisitionnés un jour par semaine pour travailler au déblaie-ment du camp de Buchenwald. Quand les troupes US abandonnent la région pour la céder aux Russes, Günther et sa famille retournent à Fribourg, où l'attendent et l'arrêtent des militaires français. L'anthropologue, oublié, restera trois ans dans un camp d'internement. Les officiers de la Sûreté le traitent avec amabilité, écrira-t-il, et la "chambre de dénazification" ne retient aucune charge contre lui, estimant qu'il s'est contenté de fréquenter les milieux scientifiques internationaux et n'a jamais fait profession d'antisémitisme. Polac, Billig et Souchon, eux, sont plus zélés que la chambre de dénazification... S'ils avaient été citoyens ouest-allemands, ils auraient dû répon-dre devant les tribunaux de leurs diffamations, sans objet puisque seule compte la décision de la chambre de dénazification  —contrôlée par la France de surcroît puisque Fribourg est en zone d'occupation française— qui a statué en bon-ne et due forme sur la chose à juger et décidé qu'il y avait non-lieu.

Günther se remit aussitôt au travail et dès 1951, recommence à faire paraître articles et essais. En 1952, paraît chez Payot une traduction française de son ouvrage sur le mariage (Le Mariage, ses formes, son origine,  Payot, 1952). En 1953, il devient membre correspondant de l' American Society of Human Genetics. En 1956 et 1957, paraissent deux ouvrages particulièrement intéressants: Lebensgeschichte des Hellenischen Volkes et Lebensgeschichte des Römischen Volkes, ("Histoire biologique du peuple grec" et "Histoire biologique du peuple romain"), tous deux repris de travaux antérieurs, commencés en 1929. En 1963, paraît la sixième édition, revue et corrigée, de Frömmigkeit nordischer Artung.  Cette sixième édition, avec l'édition anglaise plus complète de 1967 (Religious attitudes of the Indo-Europeans,  Clair Press, London, 1967), a servi de base à cette version française de Frömmigkeit nordischer Artung,  dont le titre est dérivé de celui d'une édition italienne: Religiosita indoeuropea.  Le texte de Frömmigkeit...  est une exploration du mental indo-européen à la lumière des textes classiques de l'antiquité gréco-romaine ainsi que de certains passages de l'Edda et de poésies de l'ère romantique allemande. Avec les travaux d'un Benveniste ou d'un Dumézil, ce livre apparaîtra dépassé voire sommaire. Sa lecture demeure néanmoins indispensable, surtout pour les sources qu'il mentionne et parce qu'il est en quelque sorte un des modestes mais incontournables chaînons dans la longue quête intellectuelle, philologique, de l'indo-européanité, entreprise depuis les premières intuitions des humanistes de la Renaissance et les pionniers de la linguistique comparée.

Après la mort de sa femme en 1966, Günther vit encore plus retiré qu'auparavant. Pendant l'hiver 1967-1968, il met péniblement en ordre  —ses forces physiques l'abandonnent—  ses notes personnelles de l'époque nationale-socialiste. Il en sort un livre: Mein Eindruck von Adolf Hitler  (L'impression que me fit Adolf Hitler). On perçoit dans ce recueil les raisons de la réticence de Günther à l'égard du régime nazi et on découvre aussi son tempérament peu sociable, hostile à tout militantisme et à tout collectivisme comportemental. S'il fut, malgré lui, un anthropologue apprécié du régime, choyé par quelques personnalités comme Darré ou Rosenberg, Günther fut toujours incapable de s'enthousiasmer pour la politique et, secrètement, au fond de son cœur, rejetait toute forme de collectivisme. Pour ce romantique de la race nordique, les collectivismes communiste ou national-socialiste sont des "asiatismes". L'option personnelle de Günther le rapproche davantage d'un Wittfogel, théoricien du "despotisme oriental" et inspirateur de Rudi Dutschke. L'idéal social de Günther, c'est celui d'un paysannat libre, sans Etat, a-politique, centré sur le clan cimenté par les liens de consanguinité. En Scandinavie, dans certains villages de Westphalie et du Schleswig-Holstein, dans le Nord-Ouest des Etats-Unis où se sont fixés de nombreux paysans norvégiens et suédois, un tel paysannat existait et subsiste encore très timidement. Cet idéal n'a jamais pu être concrétisé sous le IIIème Reich. Mein Eindruck von Adolf Hitler  (4) est, en dernière instance, un réquisitoire terrible contre le régime, dressé par quelqu'un qui l'a vécu de très près. Ce document témoigne d'abord, rétrospectivement, de la malhonnêteté profonde des pseudo-historiens français qui font de Günther l'anthropologue officiel de la NSDAP et, ensuite, de la méchanceté gratuite et irresponsable des quelques larrons qui se produisent régulièrement sur les plateaux de télévision pour "criminaliser" les idéologies, les pensées, les travaux scientifiques qui ont l'heur de déplaire aux prêtres de l'ordre moral occidental...

Epuisé par l'âge et la maladie, Günther meurt le 25 septembre 1968 à Fribourg. La veille de sa mort, il écrivait à Tennyson qu'il souhaitait se retirer dans une maison de repos car il ne ressentait plus aucune joie et n'aspirait plus qu'au calme.

Robert Steuckers.

(Bruxelles, septembre 1987).

Notes

(1) Michael Billig, L'internationale raciste. De la psychologie à la science des races,  François Maspero, Paris, 1981.

(2) Hans-Jürgen Lutzhöft, Der Nordische Gedanke in Deutschland, 1920-1940,  Ernst Klett Verlag, Stuttgart, 1971. La présente introduction tire la plupart de ses éléments de cet ouvrage universitaire sérieux.

(3) Cf. Hans F. K. Günther, Die Nordische Rasse bei den Indogermanen Asiens,  Verlag Hohe Warte, Pähl, 1982 (réédition).

(4) Hans F. K. Günther, Mein Eindruck von Adolf Hitler,  Franz v. Bebenburg, Pähl, 1969.

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mercredi, 20 mai 2009 | Lien permanent

Encerclement de l'Iran (5/6)

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L’encerclement de l’Iran à la lumière de l’histoire du “Grand Moyen-Orient” (5/6)

par Robert STEUCKERS

Matrices territoriales afro-asiatique, élamo-dravidienne et indo-européenne: la conclusion de Colin McEvedy

La matrice indo-européenne procède d’une “Urheimat” de départ beaucoup plus vaste que celles, réduites, que l’on avait imaginées jusqu’ici. Toujours selon Colin McEvedy, il ne faut pas réduire la matrice territoriale indo-européenne (ni l’afro-asiatique ni l’élamo-dravidienne) à une zone trop restreinte, réduite à un petit espace géographique confiné, mais l’étendre à un espace assez vaste, car la mobilité proto-historique a été une réalité trop peu prise en compte jusqu’ici: les Afro-Asiatiques s’étendaient de l’Atlantique marocain actuel à l’ensemble de la péninsule arabique; les Indo-Européens —et McEvedy rejoint en cela l’archéologue allemand Lothar Kilian— de la Mer du Nord (Norvège, Danemark, Pays-Bas) au delta de la Volga dans la Caspienne; la matrice élamo-dravidienne, quant à elle, s’étendait des côtes actuellement iraniennes du Golfe jusqu’au sous-contient indien. Pour McEvedy, seules les matrices ouest-méditerranéennes et caucasiennes de la proto-histoire disposaient d’un territoire plus réduit: péninsule ibérique, bassin de la Garonne, côtes et arrière-pays de Provence, Etrurie-Toscane pour la première; Caucase et Nord-Est de la Turquie actuelle, pour la seconde. Colin McEvedy: “Quelques [archéologues] ont suggéré que le “homeland” original des Indo-Européens correspondait à une zone [allant de la Mer du Nord au Turkestan]. Cette idée est étayée par le fait qu’il n’y a aucun nom de rivière autre qu’indo-européen au sein de ce territoire. Pour le lien récemment démontré entre Elamites et Dravidiens, nous concluons désormais que la Heimat originelle de ce groupe nouvellement baptisé élamo-dravidien a au moins 3000 km de longueur. Nous savons déjà que le groupe afro-asiatique s’étendait sur un espace de 5000 km de longueur d’Est en Ouest. Il semble donc extrêmement improbable qu’un groupe aussi efficace que l’ont été par la suite les Indo-Européens, ait disposé d’un territoire plus réduit que les Afro-Asiatiques et les Elamo-Dravidiens”.

Le territoire d’origine des peuples européens correspond donc plus ou moins à l’espace européen actuel, Russie comprise. L’Iran traditionnel, de Zarathoustra au dernier Shah, se perçoit comme une émanation de cette matrice européenne, comme le produit d’une irruption constructive, bâtisseuse d’empires, dans les espaces élamo-dravidien et sémitique, amorcée vers -1800. Si au départ, cette vision avait une connotation raciale évidente, le brassage continu des peuples dans cette zone a, par la force des choses, fait disparaître le caractère purement racialiste de cet idéal d’irano-européité, pour faire place à la notion intégrante et impériale de “civilisation iranienne”, défendue par Reza Khan Pahlavi, et, dans une moindre mesure, par son fils (qui, pour éviter affrontements et dissensions intérieures, devait composer avec l’islam, qui ne lui a pourtant manifesté aucune gratitude).

La “civilisation iranienne”, pour le dernier des Pahlavi, était le patrimoine iranien, qu’il convenait de réhabiliter contre l’ignorance dans laquelle était plongé le peuple d’Iran, faute d’écoles et d’instituteurs et, à ses yeux, à cause de l’islam. Pour Mohammad Reza Pahlavi, il fallait réactiver les forces du passé iranien en multipliant bibliothèques, instituts, universités, initiatives culturelles. Dans son mémoire en défense, face à l’histoire future et face à l’échéance fort brève que lui laissait la maladie qui le rongeait, il a écrit ces paroles pertinentes: “Cette conception selon laquelle tout ce qui appartient au passé est réactionnaire, antiprogressiste ou dépassé, fort répandue dans une certaine bourgeoisie citadine, avait porté à dénigrer la culture proprement iranienne, à négliger les oeuvres d’art léguées par le passé”. Les nouveaux programmes scolaires, déjà imaginés par son père, devaient remédier à cette déliquescence, fruit funeste de l’urbanisation; par ailleurs, des programmes de télévision et de radio-diffusion étaient appelés à faire revivre, avec succès, l’ancienne musique persane, qui, sinon, serait tombée aux oubliettes. Ce recours aux valeurs sûres du passé, aux archétypes, consolidateurs de toute durée historique et de toute continuité impériale, voulu par Reza Khan et son fils, était pourtant contemporain, dans les années 60 et 70, d’un futurisme culturel, porté par des avant-gardes audacieuses, souvent patronnées par la troisième épouse de Mohammad Reza Shah, la Shabanou Farah Diba.

Révolution Blanche, Démocratie impériale et Grande Civilisation

La référence à la “civilisation iranienne”, chez le dernier Shah, qui cite en ce sens l’iranologue français du 19ième siècle, Gobineau, devait être le prélude à un vaste projet géopolitique, baptisé “Grande Civilisation” et soutenu, en Iran, par la “révolution blanche” et le système dit de la “démocratie impériale”. D’inspiration clairement zoroastrienne et sur le modèle de l’empire de Cyrus, cette marche en direction de la “Grande Civilisation” devait mener l’Iran vers une révolution “anamorphique”, où il aurait été tiré vers le haut par la volonté impériale. L’Iran aurait alors été le modèle à suivre pour ses voisins. Cette révolution intérieure impliquait de poursuivre, en politique extérieure, le projet constructif de susciter et de consolider une vaste solidarité de tous les riverains du Golfe Persique et de l’Océan Indien. Le Shah prévoyait de bonnes relations avec l’URSS et les pays européens du COMECON (dont la Roumanie). Sa diplomatie a indubitablement connu de beaux succès et, notamment, a conduit à la paix avec l’Irak en 1975, grâce au règlement du trafic fluvial et maritime dans le Chatt-el-Arab’ mis au point par le Traité d’Alger; a apporté, avant l’entrée des troupes soviétiques dans le pays, une aide à l’Afghanistan isolé et enclavé (un type d’ingérence iranienne dont ne veulent pas les puissances anglo-saxonnes, comme en 1837 et en 1857); a forgé une alliance tacite avec le Pakistan (mais sans braquer l’Inde); a formulé le projet d’une politique commune avec Singapour et l’Australie pour amener la paix dans tout l’espace de l’Océan Indien (suscitant du même coup des lézardes dans le camp anglo-saxon, dont l’Australie est une pièce maîtresse, mais qui ruait dans les brancards à l’époque, allant jusqu’à doter son aviation de Mirages français).

En déployant cette diplomatie originale et de grande envergure, le Shah profitait de la nouvelle doctrine nixonienne, prévoyant de laisser les alliés des Etats-Unis organiser en toute autonomie leur environnement. Mais les Démocrates challengeurs, puis vainqueurs des élections après la disgrâce de Nixon, suite au scandale du Watergate, avaient d’autres projets, prévoyant notamment la fin de ces autonomies, jugées incontrôlables à long terme, et le ré-alignement inconditionnel des alliés moyen-orientaux sur les politiques américaines, en dépit des principes pragmatiques de la Realpolitik et en dépit des alliances et des fidélités proclamées depuis quelques décennies: la chute de Nixon allait de ce fait entraîner la fin de l’autonomie iranienne dans le contexte délicat et effervescent du “Grand Moyen-Orient”, puis, par fatalité, l’érosion du pouvoir du Shah et, finalement, sa chute. L’entourage de Jimmy Carter, comme avant lui celui de John Kennedy, est hostile au Shah. Il prend un net recul par rapport à la Realpolitik du duo Nixon/Kissinger et introduit le ferment “moraliste” et “droit-de-l”hommesque” dans l’orbe de la politique internationale. Ce fut le début d’une ère de calamités, d’un véritable ressac éthique dans toute l’américanosphère occidentale sous le masque d’une sur-éthique hyper-moralisante, gonflée artificiellement et démesurément par la propagande médiatique, dont on mesure bien les conséquences aujourd’hui, surtout après qu’une nouvelle génération de Républicains, juste avant Reagan puis dans son sillage, a, elle aussi, abandonné la Realpolitik classique pour pimenter et corser le “moralisme” cartérien de discours apocalyptiques, dérivés d’un biblisme religieux protestant et puritain (avec de nouveaux vocables propagandistes tels: “l’empire du Mal”, “l’axe du Mal”, etc.). En règle générale, avant 1978, les Républicains étaient favorables au Shah au nom d’une Realpolitik traditionnelle, qui commençait toutefois à s’éroder; les Démocrates, héritiers de l’idéologie mondialiste et militante de Roosevelt, lui étaient hostiles, à l’exception de Lyndon Johnson.

Cette mutation funeste dans la politique de Washington à l’endroit du régime du Shah, nous induit à développer quelques préliminaires, pour bien saisir notre deuxième batterie de conclusions, celles qui portent, non pas sur l’histoire pluri-millénaire de l’Iran, dont la connaissance reste toutefois un impératif de la raison politique, non pas davantage sur le rôle des facteurs déjà évoqués, qui sont de nature idéologique, religieuse ou ethnique, mais sur la situation géopolitique et géostratégique actuelle, où l’Iran est bel et bien encerclé, pris en tenaille dans un réseau dense de bases américaines, installées en Transoxiane (Ouzbékistan), en Afghanistan et en Irak. C’est-à-dire dans tous les espaces stratégiques, dans tous les glacis ou zones de réserve, qui ont permis à l’Iran, à un moment ou à un autre de son histoire, de rayonner sur son environnement, de consolider les assises de la “civilisation iranienne”, de s’étendre et de survivre.

Washington contre Téhéran

Houchang Nahavandi, dans le chapitre (XI) à nos yeux le plus important de son livre sur la “révolution iranienne”, et qui s’intitule précisément “Washington contre Téhéran”, récapitule toutes les étapes des relations américano-iraniennes depuis 1941, année de l’invasion anglo-soviétique et de l’abdication forcée de Reza Shah. Pour l’Iran, la Grande-Bretagne et la Russie étaient les deux puissances ennemies par excellence, celles qui menaçaient l’intégrité territoriale iranienne. L’ennemi principal était britannique, car il colonisait toute l’exploitation des pétroles d’Iran, par le biais de l’”Anglo-Persian Oil Company”, puis de l’”Anglo-Iranian Oil Company”, et visait une satellisation du pays, permettant d’installer une continuité territoriale sans aucune interruption entre les possessions ou protectorats britanniques situés, d’une part, entre l’Afrique du Sud et l’Egypte, et, d’autre part, entre la frontière égypto-libyenne et la Birmanie.

Après 1918, Londres n’avait plus réellement les moyens de réaliser une politique aussi grandiose, rêve de Cecil Rhodes: l’hypertrophie impériale dans la zone de l’Océan Indien était devenue une réalité fort préoccupante, jetait les derniers feux d’une démesure sans solution donc générait une frustration qu’on ne voulait pas avouer. Reza Khan, devenu Reza Shah en 1926, était, par sa personne et par sa forte volonté de colonel cosaque, un obstacle de taille au projet jadis rêvé par Rhodes. Reza Shah composait avec les Soviétiques, car il était plus russophile qu’anglophile comme nous venons de le voir, mais ne contestait pas encore fondamentalement le monopole anglais sur les pétroles iraniens. Il entendait toutefois diversifier ses relations avec les pays occidentaux industrialisés et avec le Japon: des milliers d’ingénieurs allemands et italiens travaillaient en Iran et les relations commerciales germano-iraniennes étaient fort avantageuses pour Téhéran. Des consortiums scandinaves avaient réalisé la prouesse technique d’achever en onze ans de travaux titanesques le tracé de la voie ferroviaire transiranienne entre le Golfe et la Mer Caspienne, avec des ouvrages d’art stupéfiants, dans des territoires montagneux quasiment vierges. L’Allemagne livre les locomotives. L’Italie et le Japon avaient livré à la marine iranienne naissante des bâtiments de guerre destinés à contrôler les eaux du Golfe. Les officiers de la marine avaient été formés en Italie. Quand les troupes allemandes et leurs alliés envahissent l’URSS en juin 1941 et bousculent les armées soviétiques massées le long de la ligne de démarcation de septembre 1939, l’URSS devient ipso facto l’alliée de la Grande-Bretagne. Les deux puissances décident d’occuper l’Iran neutre, de façon à pouvoir approvisionner l’URSS par la Caspienne et l’axe fluvial de la Volga. L’armée de Reza Shah résiste, les villes iraniennes sont bombardées, la marine iranienne est anéantie dans le Golfe et y perd quasiment tous ses officiers. La garnison de Kermanshah bloque provisoirement l’avance britannique, mais le rapport des forces est évidemment au détriment de l’Iran: le 27 août, le Shah est contraint de demander la cessation des hostilités. En septembre 1941, il abdique en faveur de son fils Mohammad Reza. Il est emmené en captivité en Afrique du Sud où il meurt en 1944 d’un cancer que l’on n’a sans doute pas voulu soigner convenablement.

Les Etats-Unis en Iran pendant la deuxième guerre mondiale

Les Etats-Unis, qui n’entrent en guerre qu’en décembre 1941, ne sont, aux yeux des Iraniens, qu’un troisième comparse, débarqué plus tard, ne sont pas les envahisseurs directs, mais une puissance qui arrive dans la guerre, après la violation délibérée de la neutralité du pays et après les opérations militaires qui ont frappé durement les civils des villes, l’armée iranienne et sa marine. L’Amérique n’est donc pas perçue en Iran, pendant la seconde guerre mondiale, comme une puissance occupante. Elle n’est pas présente visiblement par des déploiements de troupes et des patrouilles; seuls des ingénieurs civils organisent voies ferroviaires et installations portuaires. Pour Nahavandi, les relations cordiales entre l’Iran et les Etats-Unis commencent surtout au lendemain de la deuxième guerre mondiale, quand les Soviétiques refusent d’évacuer le nord du pays et les régions azerbaïdjanaises, qu’ils avaient occupées et où ils avaient organisé un mouvement séparatiste, appelé, à un stade ultérieur, à proclamer l’union de la nouvelle république séparée avec l’URSS. Truman menace Staline, qui cède, et l’intégrité du territoire iranien est ainsi sauvegardée. Ce coup d’éclat scelle l’amitié irano-américaine que le Shah n’oubliera jamais, vouant à Washington une fidélité honnête et dépourvue d’arrière-pensées, qui se révèlera, in fine, pure naïveté. Et le conduira à sa perte.

En 1953, les Etats-Unis, foulant aux pieds cette amitié que leur voue sincèrement le jeune Shah, soutiennent d’abord le nationaliste Mossadegh, en voyant d’un bon oeil la fin du monopole britannique sur les pétroles d’Iran, que Téhéran entend nationaliser. Mais quand Mossadegh doit s’allier au “Toudeh” communiste pour consolider sa majorité en faveur des nationalisations, la CIA change d’avis, par crainte d’une absorption soviétique de l’Iran tout entier ou d’un alignement sur Moscou, et participe aux opérations visant le renversement du ministre nationaliste. Le Shah doit donc une nouvelle fois sa survie et son trône à l’action énergique des Américains. Les relations entre l’Iran et les Etats-Unis restent bonnes entre août 1953 (date de la chute de Mossadegh) et 1961, avec l’arrivée au pouvoir de l’Administration Kennedy. Celle-ci veut se débarrasser du Shah et fomente un coup d’Etat des services secrets iraniens, la fameuse SAVAK. La tentative se solde par un échec. L’assassinat de Kennedy met fin à cette nouvelle politique de volte-face. Lyndon Johnson reconduit l’alliance entre Washington et le Shah.

“Révolution blanche” et diversification

A partir de 1965, les Etats-Unis chercheront toutefois à forcer un changement en Iran. L’année 1965 est marquée par le conflit entre l’Inde et le Pakistan. Lié au Pakistan par le pacte militaire pro-occidental du CENTO, l’Iran soutient son allié, par l’effet du lien contractuel inhérent au traité mais aussi par solidarité musulmane et parce que l’Inde, qui décroche finalement la victoire, recevait le soutien de l’URSS. Malgré cette fidélité aux alliances pro-américaines, trois facteurs contribuaient à brouiller, simultanément et en coulisses, les rapports irano-américains.

- D’abord, les effets de la “révolution blanche”, commencée en 1961, avec partage des terres de la Couronne et des latifundia entre les paysans, l’alphabétisation et l’émancipation des femmes. Ces démarches, nécessaires à l’avancée du pays, provoquent une forte résistance de la part des grands propriétaires terriens, des chefs de tribus et du clergé chiite. En octobre 1963, à la suite de désordres semés par Khomeiny, celui-ci est banni d’Iran. Washington craignait que la “révolution blanche” ne génère une déstabilisation du pays et ne provoque un effet de contagion dans d’autres Etats alliés, y compris en Amérique latine. La leçon à tirer de ces événements, c’est que les Etats-Unis ne tolèrent aucune réforme sociale en profondeur, qu’elle soit portée par une idéologie marxiste-léniniste ou par des mesures pratiques et non idéologiques, parfois autocratiques, comme dans l’Argentine de Péron ou l’Iran du Shah ou la France de De Gaulle hier, ou dans le Vénézuela de Chavez aujourd’hui. Pour les Etats-Unis, c’est clair, les Etats alliés doivent vivoter sous des démocraties qui ne génèrent que le désordre, l’enlisement et la corruption, afin de freiner et de bloquer les initiatives originales, sans modèle préconçu tiré d’une idéologie trop souvent irréaliste, mais taillées chaque fois à la mesure du peuple auquel elles s’adressent, leur donnant véritablement à terme la liberté et l’autonomie sur le plan intérieur et sur la scène internationale.

- Ensuite, la défaite, face à l’Inde en 1965, du Pakistan, qui dépendait entièrement des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne pour son armement, fait craindre au Shah un sort similaire pour l’Iran en cas de coup dur. L’Iran doit donc s’autonomiser et chercher à diversifier ses sources d’approvisionnement en technologies avancées, tant les militaires que les civiles. Houchang Nahavandi cite, à ce propos, un rapport de 1966 de l’ambassadeur américain à Téhéran à l’époque, Armine Mayer: “La crise de septembre 1965 entre l’Inde et le Pakistan a persuadé le Shah qu’une dépendance excessive de la défense iranienne à l’égard des Etats-Unis pourrait réserver à l’Iran le même sort que le Pakistan. Il recherche sa liberté de mouvement”. Le Shah cite de plus en plus souvent De Gaulle en exemple. Et passe à la pratique: il commande en Europe. Et signe des contrats avec l’URSS. Il vise le développement d’une industrie iranienne autonome des armements. Le Shah devient un “ennemi” potentiel: on le traite de “dangereux mégalomane” et même de “cinglé”, injures que Péron et De Gaulle avaient également essuyées. L’enseignement à tirer de cette volonté de diversification du Shah, c’est, bien sûr, que les Etats-Unis ne tolèrent aucune forme de diversification et d’autonomie. La diversification voulue par Mohammad Reza Shah avait connu une précédence: celle réalisée par son père dans les années 20 et 30, avec le concours des Scandinaves, des Allemands et des Italiens. Pire: avec l’argent du pétrole, au début des années 70, le Shah acquiert 10% du capital d’Eurodif, ce qui aurait pu permettre à l’Iran, à terme, de se doter de technologies nucléaires, tant militaires que civiles. L’hostilité à un Iran doté de technologies nucléaires ne date donc pas de ces dernières années et ne relève pas d’une inimitié viscérale à l’endroit de la seule révolution islamiste, qui serait l’expression radicale et musulmane du fameux “choc des civilisations”, théorisé dès 1993, dans les colonnes de Foreign Affairs, par Samuel Huntington.

L’OPEP, la hausse des prix du pétrole et l’émergence de l’agitation islamiste

- Enfin, la hausse des prix du pétrole, décidée par l’OPEP, avait reçu l’approbation du Shah et du roi Fayçal d’Arabie Saoudite (assassiné en 1975). Kissinger, qui, comme les autres, commence à émettre des doutes, à s’aligner sur le camp anti-iranien, finit par vouloir, lui aussi, le départ du Shah, mais ne cherche pas à brusquer les choses, car il entend agir dans le cadre d’une diplomatie traditionnelle de type bismarckien; Kissinger refuse également de mettre les ventes d’armes américaines à l’Iran en danger; il entend conserver au moins cet atout, qui permet un contrôle indirect de l’armée iranienne, à laquelle, le cas échéant, on ne livrerait pas de pièces de rechange. En même temps, Kissinger veut bloquer tout développement et toute prospérité aux firmes européennes exportatrices d’armements. Les trois principaux reproches que Kissinger adresse au Shah sont les suivants: grâce aux plus-values du pétrole, le Shah va consolider son influence régionale, exercer ipso facto des pressions sur les Etats-Unis, transformer son pays en grande puissance. C’est à ce moment-là que Washington décide de parier sur le “fanatisme islamiste” et qu’émergent dans les débats stratégiques certaines des thèses de Brzezinski: insistance sur l’importance stratégique millénaire de la “Route de la Soie” qu’aucune puissance d’Eurasie ne peut dominer entièrement, utilisation de certains réflexes religieux musulmans intégristes pour déstabiliser les Etats qui deviendraient trop puissants dans cette zone, théorisation de la stratégie “mongole” visant à créer des dynamiques destructrices qui jettent à bas les régimes qui dérangent sans les remplacer par des structures politiques cohérentes et alternatives. A ce propos Houchang Nahavandi cite le politologue libanais Nicolas Nasr: “La promotion du fanatisme islamique, inspirée par Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski, visant à promouvoir la naissance d’Etats confessionnels dans la région, pourrait servir hautement les intérêts américains, … la promotion des principes coraniques, en bloquant le développement et toute modernisation dans les pays musulmans, profiterait idéalement au capitalisme américain et occidental, en conférant à ces pays sous-développés le statut de simple marché de consommation des produits industriels” (p. 187). “Les Etats-Unis veulent que les contrées riches en matières premières demeurent des zones économiquement et politiquement faibles, “molles”, susceptibles de receler de nombreux consommateurs potentiels, sans pour autant être en mesure de devenir des Etats forts du point de vue politico-militaire et technologique. Ils doivent rester “dépendants” et donc demeurer des “ventres mous” (p. 188). Ces axiomes de la politique américaine ne valent pas seulement pour l’Iran.

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mercredi, 20 mai 2009 | Lien permanent

Entretien avec Christophe Gérard

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Christopher Gérard: Parcours d'un païen

 

Acte un. Imaginez un gamin, douze ans à peine, pas­sionné d'archéologie, penché sur le squelette d'un guer­rier franc enterré là depuis quoi ? dix, quinze siècles... L'enfant, pas encore un adolescent, s'active pour mettre à jour les restes du vieux Belge qui en son temps dut être un rude gaillard ardennais. Pour Christopher —car vous l'aurez deviné, c'est de lui qu'il sagit— plus qu'une pièce de musée c'est une authentique relique qu'il est en train d'exhumer. Mieux: qu'il ressuscite. Premier senti­ment de religiosité, et déjà, confusément, le sens du tra­gique. L'alchimie s'opère.

 

Acte deux, quelques années ont passé. Nous retrouvons Christopher, jeune homme toujours passionné de fouilles, dégageant du chantier où il s'affaire une pièce de monnaie romaine du règne de Constantin. On lui a dit que ces rui­nes, tout ce qu'il reste d'un édifice jadis magnifique, re­montent aux premiers chrétiens et à leur frénésie destruc­trice. Pourquoi un tel déchaînement de violence ? Il frotte la pièce, parvient à lire l'inscription qui y est martelée. En bon latiniste qu'il est, il n'éprouve aucune peine à la tra­dui­re. Soli Invicto Coniti. Sans qu'il s'en rende bien compte, quel­que chose se produit en lui, comme une prise de cons­cience qui va déterminer toute sa vie. Sa religion est faite.

 

Si vous demandez à Christopher Gérard ce qu'il fait dans la vie, question typiquement occidentale qu'il déteste, sa ré­pon­se sera invariablement la même: «archéologue de la mé­moire». Avec ça, vous serez bien avancé. Demandez-lui plu­tôt qui il est, et d'où il vient. Là, il vous répondra tout ac­cent dehors: «Moi, Irlandais, Germain et Hellène»! Né new-yorkais en 1962, d'un père belge et d'une mère d'ori­gi­ne irlandaise, Christopher Gérard n'attend pas sa première année pour faire son grand retour sur le Vieux Continent. Il n'en bougera plus que pour effectuer deux voyages en Inde, ce qui, pour Gérard l'indo-européen revient au même, ou à peu près. Une fois diplômé de l'Université Libre de Bruxel­les (licence de philologie), Gérard se lance dans l'enseigne­ment. Mais pas n'importe lequel, celui de la plus vieille sa­gesse européenne, celle que lui a révélé sa double forma­tion et d'historien et d'helléniste-latiniste. Par des moyens modernes, Christopher Gérard entend diffuser la vision du mon­de qui est la sienne, la vision archaïque d'avant l'arri­vée des chrétiens.

 

Le chemin de Wilflingen et la naissance d'Antaios

 

Ne manquant pas d'ambition et prenant son courage à deux mains, il prend la route de Wilflingen en 1992 après Jésus Christ (la précision a son importance) et frappe à la porte d'Ernst Jünger, pour obtenir de lui l'autorisation de repren­dre à son compte la publication d'Antaios, revue détudes po­lythéistes que le nonagénaire auteur du Traité du rebelle avait cofondé et animé avec Mircea Eliade de 59 à 71. Jün­ger accepte. Le premier numéro d'Antaios nouvelle formule paraît sous le parrainage de l'anarque le 8 novembre 1992. Une date des plus symboliques; le 1600ème anniversaire de l'in­terdiction du paganisme par l'empereur chrétien Théo­do­se, le 8 novembre 392. Antaios se veut une source d'in­spi­ration pour préparer le XXIème siècle, dont on sait de­puis Jünger qu'il sera celui des Titans, et le XXIIème siècle, ce­lui des Dieux, toujours selon Jünger. Depuis, Antaios s'ho­nore d'accueillir dans ses pages Michel Maffesoli, Alain Daniélou, Arto Paasilina, Robert Turcan, Gabriel Matzneff, ou Jean-Claude Albert-Weill, et publie des inédits de Cio­ran, Michaux, Borges, F.G. Jünger, Evola et Ziegler. Existe aussi pour soutenir la revue une Société d'Etudes Polythéi­stes, fondée en 1998, un 8 novembre également.

 

Le paganisme selon Christopher Gérard? L'expression, su­per­be, est de lui: «redevenir soi-même macrocosme». Pas de divinité tutélaire, ni menu à la carte, façon New Age. Pas question de se convertir au brahmanisme ou à l'hin­douis­me. Ridicule! Pas de mythe de l'Age d'Or. Pas d'illusion sur la technique, mais pas de blocage mental dessus. Pas d'i­dolâtrie non plus. «Méden agan» (rien de trop). Prier une multitude de dieux revient toujours à vénérer le seul et mê­me dieu démultiplié en autant de services à rendre. Non, le paganisme vrai consiste à révérer l'un et son con­trai­re, Apollon et Artémis, Sol et Luna, tous participant d'un même ordre du monde harmonieux, dans une pratique per­sonnelle, libre et joyeusement acceptée. Une ascèse, un combat aussi, contre le monothéisme génocidaire, l'ho­mo­généisation, les idéologies modernes. Rien de plus éloi­gné du paganisme que le fanatisme, le sectarisme reli­gieux. Cest pourquoi Gérard n'aime pas le mot foi, et lui pré­fère fides (sa devise, «Fides aeterna»).

 

Et n'allez pas lui dire que le monde est désenchanté, lui vous rétorquera crépuscule en bord de mer, brâme du cerf au petit matin, bruissement du vent dans les branches, chant du ruisseau. Entretien (propos recueillis par Laurent SCHANG).

 

Le Baucent: Pour ceux qui ne vous connaîtraient pas en­core, Christopher Gérard, pourquoi ce titre, Parcours païen ?

 

Christopher Gérard: Parcours païen est un recueil de tex­tes illustrant le réveil des Dieux dans la conscience d'un jeu­ne Européen d'aujourd'hui. La pensée grecque, surtout celle des présocratiques (sans oublier l'héritage tragique), l'empereur Julien, le souvenir de fouilles archéologiques menées durant l'adolescence, la figure solaire de Mithra, des voyages aux Indes sur les traces d'Alain Daniélou, l'Ir­lan­­de ancestrale, tous ces éléments à première vue dis­pa­ra­tes, mais d'une cohérence souterraine, composent le pay­sa­ge mental d'un «Païen» d'aujourd'hui. La vision proposée est donc personnelle: il s'agit bien d'un itinéraire peu banal et d'un témoignage, celui de la permanence d'un courant polythéiste en Europe.

 

En rassemblant ces textes, j'ai voulu offrir au lecteur des pi­­stes de réflexion et montrer que le Paganisme est à la fois civilisateur et apaisant. Trop de malentendus, de ca­ri­ca­tures l'ont rendu «suspect» et il était temps d'en finir avec toute une bimbeloterie pseudo-païenne.

 

Le paganisme: une intelligence profonde de la Vie

 

Ce recours à la mémoire païenne constitue un idéal de rési­stance aux ravages de la modernité. Prenons un exemple: les Grecs nous ont livré comme principale leçon de ne se laisser arrêter par aucune question, de refuser tout dogma­tisme. Or notre modernité, héritière d'un Christianisme dé­sincarné (protestantisé), se fonde sur des dogmes: auto­no­mie de l'individu, mythe du progrès, etc. Etre Païen, c'est opposer à ces chimères les cycles éternels, la souveraineté de la personne, c'est-à-dire des hommes et des femmes de chair et de sang qui héritent, maintiennent et transmettent des traditions, une lignée, un patrimoine au sens large. Je lisais il y a peu le beau roman d'un authentique Païen, Jean-Louis Curtis, Le Mauvais Choix (Flammarion 1984). E­coutons ce que cet homme remarquable hélas disparu dit du Paganisme: «On discerne dans le Paganisme une grâce quasi miraculeuse, une intelligence profonde de la vie, du bonheur de vivre. Alors point de religion contraignante, mais seulement des fables gracieuses ou terribles, (...) des choses de beauté qui étaient à la portée de tous». Curtis voit bien que les utopies, ces maladies de l'intelligence, vo­missent le sacré parce qu'elle y voient une menace. Etre Païen aujourd'hui, c'est refuser les utopies, la marchan­disa­tion du monde et le déclin de la civilisation européenne. Le Paganisme aujourd'hui, c'est être à la fois archaïque et fu­tu­riste, comme dirait Guillaume Faye. C'est aussi reven­di­quer haut et fort une souveraineté attaquée de toutes parts.

 

Je vous signale qu'en plus, l'ouvrage comprend une défense de l'Empire: du Brabant à la Zélande, de la Lorraine au Limbourg, nous sommes tous les héritiers d'une civilisation prestigieuse. Il nous appartient de rétablir l'axe carolin­gien, pivot d'un ordre continental digne de ce nom. Ad­ve­niet Imperium!

 

Parcours païen est le premier titre d'une nouvelle collec­tion que je dirige aux éditions L'Age d'Homme intitulée An­taios qui, comme l'indique clairement son Manifeste po­ly­théiste est d'affirmer de façon sereine, par le biais de tra­vaux sérieux dans le cadre de l'érudition sauvage que «les Dieux sont fiction, mais non fabulation» (Ernst Jünger).

 

Le B.: Vous citez abondamment Ernst Jünger et on com­prend pourquoi. Mais que pensez-vous de son com­pa­triote Hermann Hesse, dont l'œuvre immense, disponible au format de poche, présente bien des similitudes avec cel­le de Jünger, en particulier s'agissant de la vision du monde, et ce malgré deux cheminements dans le siècle à l'op­posé l'un de l'autre ? Je pense à Siddharta, Demian, ou Le Loup des steppes.

 

C.G.: Vous avez raison de faire référence à cet écrivain «alémanique», que Jean Mabire définit très justement dans Que lire II (1995) comme «le plus fidèle disciple de Nietz­sche, mais aussi des romantiques allemands». La lecture de Siddhartha m'a bouleversé autant que celle de Sur les fa­laises de marbre. Hesse, comme Jünger est l'un des grands éveilleurs de l'aire germanique: tout jeune Européen doit avoir lu Le Loup des steppes, Le Voyage en Orient, Le jeu des perles de verre,... J'empoigne mon exemplaire annoté de Siddhartha et je tombe sur ces li­gnes: «Qu'un héron vînt à passer au-dessus de la forêt de bambous et Siddhartha s'identifiait aussitôt à l'oiseau, il vo­lait avec lui au-dessus des forêts et des montagnes, il de­ve­nait héron, vivait de poissons, souffrait sa faim, parlait son langage et mourait de sa mort». Quelle plus belle évocation du Paganisme?

 

Le B.: Récemment j'ai vu un documentaire sur le dé­cryp­tage par Champollion de la pierre de Rosette. Sa métho­de aujourd'hui est connue: comparer les textes grecs gra­­vés sur la pierre à ceux en caractères hiéroglyphi­ques. Après coup je me suis souvenu de ce que disait Si­mone Weil, qui affirmait un siècle après Champollion, que la Grèce n'aurait pu exister philosophiquement, re­li­gieu­sement et métaphysiquement sans l'apport de l'E­gyp­te, qu'elle n'en est en quelque sorte que la fille aînée. Propos pour le moins déconcertants, en tout cas pour moi, et qui rappellent la thèse controversée du livre Black Athena. Votre avis sur la question? 

 

Dans le même ordre d'idées, que faut-il penser de l'inter­prétation chrétienne, en particulier développée par Si­mo­ne Weil, qui veut que la Grèce ait trouvé la finalité de son œuvre intellectuelle et spirituelle dans le catho­licis­me, via le judaïsme des intellectuels gréco-latinisés, les Fla­vius Josèphe d'Egypte et d'Israël?

 

C.G.: Je connais mal l'œuvre de Simone Weil, mais com­ment ne pas partager sa méfiance pour les sociétés indus­trielles en tant que systèmes aliénants? L'Enracinement, écrit à Londres en 1943 peu avant sa mort, comporte des pa­ges splendides que tout dissident peut faire siennes. Ceci dit, son pacifisme, son admiration pour la révolution bol­che­vique ne me séduisent pas ni surtout son lent suicide et son goût de la mortification. Sur le plan religieux, elle se dé­finit davantage comme «helléno-chrétienne» que comme disciple de l'Ancien Testament, ce en quoi elle renie ses an­cê­tres juifs. Je ne crois pas à la théorie à la mode chez di­vers Catholiques de la «préparation évangélique», vieux thè­me de la propagande chrétienne depuis le IIIe siècle: la pensée et les rites du Paganisme auraient préparé le triom­phe nécessaire et absolu du fils d'un charpentier palestinien en qui le Dieu créateur de l'univers se serait incarné pour assurer, par le biais d'un supplice infamant, le salut indivi­duel de milliards d'individus décédés, vivants et à naître. Se­lon ces justifications a posteriori déguisées en thèses pro­vi­dentialistes, le seul Catholicisme (Protestants et Or­tho­doxes comptent pour du beurre) serait l'horizon indépas­sable de la pensée (même prétention à la perfection dans le marxisme!). Pour un Païen conséquent, du IVe ou du XXe siècle, ce ne sont là que fantasmagories, bricolage théolo­gique et syncrétisme stratégique en vue du contrôle des es­prits (l'appropriation du platonisme par les Philon, Clément dAlexandrie et autres penseurs chrétiens, l'organisation du culte des saints pour satisfaire les attentes des paysans, par exemple). Entreprise qui trahit une origine bien humai­ne.

 

Paganisme éternel et christianisme cosmique

 

Le Paganisme éternel est une religiosité cosmique et poly­théiste, une Tradition sans début ni fin, ignorant le Dieu créateur extérieur à sa création, le dogme (tombeau de la pensée), le prosélytisme (signe d'une faiblesse intrinsèque, d'un doute fondamental), le sens linéaire de l'histoire, etc. Que des influences de la Grèce sur l'Egypte et vice versa (et sans doute de l'Inde sur la Grèce et l'Egypte) aient été im­portantes, c'est une évidence: le monde antique est fait de ces correspondances mystérieuses. Mais cela ne doit pas nous entraîner dans un confusionnisme qui, s'il peut se ré­véler socialement acceptable, n'en demeure pas moins un malentendu, bref une impasse de la pensée. Si le paysan eu­ropéen pouvait jadis être l'adepte parfaitement incons­cient et sincère de ce que M. Eliade appelle justement le Christianisme cosmique (qui n'a rien à voir avec les Evan­giles!), un Européen cultivé d'aujourd'hui doit être cohérent et opérer un choix entre le culte exclusif du Crucifié censé nous sauver d'un hypothétique péché originel et les reli­gions cosmiques qui constituent l'authentique Traditio pe­ren­nis. Si des rites, des lieux et des mythes préchrétiens (idem dans le Judaïsme et l'Islam qui se sont nourris des traditions antérieures) ont été superficiellement revêtus d'un vernis chrétien et donc récupérés, cela ne fait pas d'eux des rites, des lieux et des mythes chrétiens. Chartres est moins chré­tien que traditionnel. Que le culte de la Vier­ge recouvre ce­lui, originel, de la Grande Déesse, ne fait pas de celle-ci la mère du Nazaréen. En ce sens, les Pro­tes­tants sont d'ail­leurs plus cohérents. Je préfère évidemment la posture ba­roque, qui n'est plus celle de l'Eglise actuelle, de plus en plus infectée d'esprit protestant! Mais l'am­bi­va­lence baro­que est-elle possible aujourd'hui?

 

Le B.: Cette année encore, la fête d'Halloween a connu un record d'affluence. Que pensez-vous de ces festivités essentiellement commerciales en provenance des Etats-Unis, et de leur condamnation par l'Eglise en tant que manifestation du Paganisme, à l'image, paraîtrait-il, de la Gay Pride?

 

C.G.: Je vous avoue que je lis peu la «grande» presse (je lui préfère de modestes bulletins rédigés par des hommes de conviction comme votre Baucent), je n'ai pas la télévision (je tiens à mon intégrité mentale) et je n'écoute jamais la radio (je pratique l'écologie active: éviter toute forme de pollution, y compris sonore). Tout ce tumulte dont vous par­lez m'est donc étranger. J'ai bien aperçu lors de prome­nades cette avalanche de citrouilles et de sorcières, ces figurines plutôt kitsch. Que dire? Je ne fête pas Halloween déguisé en sorcière avide de chouingomme, mais la Samain, antique fête des Druides et des Guerriers, qui est en fait une veillée d'armes. Le premier novembre, pour les Celtes, est une date plus importante que le Solstice d'hiver. Pen­dant quelques jours, les hommes ont accès, sans risque de sacrilège, à l'Autre Monde, celui des Dieux. Le temps est sus­pendu et bien des barrières sont momen­tanément le­vées. La Samain est un moment décisif dans la lutte éter­nelle des Dieux contre les forces du néant; elle est aussi le prologue à l'obscurité qui s'étend. La fête per­met à tous de se préparer à triompher des obstacles: il s'a­git, oui, d'une veillée d'armes, d'où la Mort n'est pas absen­te, mais sans rien de lugubre ni de ludique. C'est vous dire si je ne me reconnais pas dans les enfan­tillages venus des States, cette débauche de consumérisme et d'infantilisme (soyons en­fantins, peut-être, mais pas in­fan­tiles!). La Sa­main est tra­gi­que, Halloween, c'est kitsch. C'est comme si nous com­parions le Tokay à je ne sais quelle mixture bru­nâtre à bulles.

 

Quant aux imprécations de l'Eglise, elles sont fort am­bi­guës. Une chose est de condamner la grotesque gay pride et l'invasion des citrouilles —symbole de crétinisation—, mais de là à parler de Paganisme... Le culte de la mar­chandise, du Veau d'or, la dépravation ou l'exhibitionnisme n'ont strictement rien de païen. Je suis pour ma part le pre­mier à rejeter ces ferments de décadence. Mais le clergé fait mine de confondre la plus ancienne religion du monde (qu'ils ont pillée sans vergogne) avec les pires ma­ni­festations de l'âge sombre. Ce qui dérange en fait ce cler­gé, c'est la vitesse avec laquelle une fête celtique (instru­men­talisée par les mercantis) efface la lugubre Toussaint. C'est de voir que l'imprégnation chrétienne cède si vite la place à de très archaïques archétypes, que la teinture chré­tienne disparaît sous les assauts inlassables du vent et de la pluie. La même remarque peut s'appliquer aux soirées techno: ce n'est pas ma tasse de Bushmills, Dieux merci, mais il est clair que l'ombre de Dionysos s'étend sur ces fê­tes crépusculaires. Heureux retour des temps.

 

Propos recueillis par Laurent SCHANG, le 8 novembre 2000, anniversaire de l'interdiction de tous les cultes païens par Théodose (392).

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dimanche, 23 mars 2008 | Lien permanent

Notes relatives à l'”essai sur Pan” de James Hillman

Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1999

Pan_jpg_412053.jpgNOTES RELATIVES A L'«ESSAI SUR PAN» DE JAMES HILLMAN

 

L'HOMME ET SON «ALTER EGO»: NATURE ET ECOLOGIE

 

par Alessandra COLLA

 

1. JAMES HILLMAN ET SON «ESSAI SUR PAN»

 

Hillman, comme tous les psychologues et psychanalystes, sent le soufre, d'après l'opinion d'un certain milieu dominé par une dévotion bornée envers des maîtres à la valeur indiscutable mais aux opinions contestables (la polémique est dirigée manifestement ici contre les évoliens, ou les évolomanes, comme on préfere, mais ne se limite pas à ce seul groupe). Nous ne pouvons ni ne voulons, en ce lieu, entamer une étude poussée sur les théoriciens de la psychanalyse et ses écoles: c'est une thématique qui requiert à tout moment un débat serein, qui exige de mettre entre parenthèses (à la façon de Husserl) les points de vue personnels et les conditionnements idéologiques; autrement dit, dans la thématique qui nous préoccupe ici, il vaut mieux s'abstenir.

 

Revenons à James Hillman: jungien et diablement critique envers la psychanalyse officielle, Hillman pousse les thèses du maître jusqu'aux conséquences les plus radicales en dépassant les limites psychanalytiques les plus rigoureuses de la doctrine de Jung. Hillman atteint ainsi des profondeurs insoupçonnées. Dans cet Essai sur Pan, édité en 1972 (*), Hillman s'interroge sur la signification du mythe de Pan et sur la valeur allégorique de la Grèce en tant que lieu éthéro-temporel mythique par excellence. En examinant l'œuvre de W. H. Roscher, philologue et érudit allemand, ami de Nietzsche, Hillman nous aide à comprendre le sens actuel du retour à la Grèce  et l'impact prodigieux qu'exercent encore aujourd'hui sur nous (et en nous) la mythologie classique en général et, en particulier, la figure de Pan, dieu sylvestre.

 

2. qUI EST PAN?

 

Même les anciens et les classiques ne pourraient répondre avec exactitude à cette question: certes, Pan est le dieu naturel par excellence, aux origines incertaines et au pouvoir de se trouver partout, là où il y a la Nature dans la nature, à tout endroit où la dimension sacrée et divine de la première se reflète et se concrétise dans la seconde. Le milieu de Pan «est en même temps un paysage intérieur et une métaphore, et ne relève pas de la simple géographie. Son lieu d'origine, l'Arcadie, est une localité autant physique que psychique. Les sombres cavernes  où on pouvait le croiser (...) furent élargies par les néoplatoniciens jusqu'à déterminer les replis naturels les plus reculés, où résident les impulsions, les sombres percées mentales d'où naissent le désir et la panique. Son habitat, et celui de ses compagnons, dans le monde ancien et dans ses formes romaines plus tardives (Faune, Sylvestre), était toujours constitué de ravins, de cavernes, de bois et de lieux sauvages; jamais on ne le retrouve dans un village, jamais dans des parcelles cultivées et clôturées par les hommes; seules les cavernes pouvaient abriter ses sanctuaires, jamais des temples édifiés.

 

C'était un dieu des bergers, un dieu des pêcheurs et des chasseurs, c'était un vagabond privé de cette stabilité que procure l'ascendance (...). Son père est, successivement, Zeus (Jupiter), Uranus, Chronos, Apollon, Hermès, ou encore la compagnie des prétendants de Pénélope (...). Une tradition lui donne pour père Ether, la ténue substance invisible, et pourtant ubiquitaire, dont le nom désignait, dans la plus haute antiquité, le ciel lumineux ou le temps à l'heure de midi (p. 50), traditionnellement considéré comme l'heure de Pan (aux moines médiévaux on recommandait de se garder surtout du “Démon de Midi”...).

 

La kyrielle des ascendances probables de Pan suggère la multiplicité de ses attributs, somme toute exprimés par le mot que le nom du dieu évoque: Pan, en grec: tout. Et chaque fois, Pan manifeste toutes les facons d'être de l'homme: artiste, violeur/amant, guerrier, berger... ou, si on préfère, l'homme qui crée, qui aime et possède, qui agit et qui détruit, l'homme qui produit. Dans son essai, Hillman s'attaque aux aspects les plus obscurs de la personnalité complexe de Pan, même aux aspects qui sont probablement les plus désagréables pour l'homme occidental hyper-rationaliste: le cauchemar en tant que manifestation païenne par excellence, l'expérience de la peur totale et irrépressible —ce qu'on appelle la peur panique—  la masturbation, le viol. Ici nous nous occupons éminemment de l'essence de Pan comme dieu de la Nature/nature, dans son acception la plus large et, donc, la plus facilement intégrable à notre temps.

 

3. LE «RETOUR A LA GRèCE»

 

Le préambule choisi par Hillman pour son enquête est le «retour à la Grèce», là où, par Grèce, on entend stricto sensu le berceau de la culture (de la Weltanschauung)  propre à l'homme occidental contemporain. Cette acception de la Grèce, en fait, ne nous satisfait pas pleinement. S'il est vrai que, comme cela paraît être le cas sur base d'innombrables preuves et enquêtes savantes (on songe à Dumézil, à Günther, à Romualdi par exemple), la Grèce en tant que phare de civilisation commence à rayonner après le choc de l'invasion dorienne, c'est-à-dire après la fécondation spirituelle opérée par des peuples venus d'un Nord qui devint immédiatement l'objet de mythes et de légendes (Thule, Hyperborée...). Si tout cela est vrai, alors la polémique entre le Nord et le Sud, entre la Baltique et la Méditerranée me paraît donc privée de tout sens.

 

La matrice est une et, comme d'un même ventre peuvent naître des personnalités tout à fait différentes les unes des autres, il en va de même de la rencontre/collision entre l'ancestrale Weltanschauung des peuples doriques venus du Nord et les réalités concrètes: ethniques, sociales, historiques, géographiques (géopolitiques?).  De cette rencontre-collision peuvent avoir surgi des cultures originales, parfois très éloignées de l'esprit de départ, voire tellement éloignées de l'esprit d'origine qu'elles en représentent l'absolue négation! En tout cas, au-delà des valeurs intérieures de chacun, le fait de vivre en Occident  aujourd'hui  —(c'est une convention, bien sûr, et donc une définition, un quelque chose qui pose des fines, des frontières, des limites)—  implique une série de coordonnées difficilement réfutables et chargées, en bien comme en mal, d'Histoire et d'histoires, de résidus pouvant fixer, sur le plan des faits, le point géométrique que chacun de nous représente. Ensuite, savoir comment chaque individu ressent, comprend et vit le fait d'être un point est une question strictement subjective. Mais revenons à la Grèce en tant que berceau de la culture occidentale. Voici comment Hillman introduit la thématique:

 

« Quand la vision dominante, qui régit une période de la culture, commence à s'ébrécher,1a conscience régresse et se porte vers des réceptacles plus anciens, part en quête de sources de survie qui offrent, en même temps, des sources de renaissance (...), le fait de regarder en arrière permet d'aller en avant, car le regard du passé ravive la fantaisie de l'archétype de l'enfant, fons et origo, qui représente tantôt l'image de la faiblesse désarmée, tantôt l'éclosion du futur (...). Notre culture offre deux voies alternatives de régression auxquelles on a imposé les noms d'hellénisme et d'hébraisme: elles représentent les alternatives psychologiques de la multiplicité et de l'unité (...).

 

Le mental ainsi perturbé souffre, bien entendu, d'autres élucubrations. Les multiples solutions suggérées par l'hellénisme et l'épilogue unique que nous offre l'hébraïsme ne sont pas les seuls aboutissements possibles au dilemme pathologique de la spiritualité occidentale. Il y a la dérive vers le futurisme et ses technologies, la conversion à l'Orient et à l'intimisme, l'évolution de l'Occidental hyper-rationalisé en un être primitif et naturel; il y a aussi l'ascension spirituelle et l'abandon du monde en quête d'une transcendance absolue. Mais ces alternatives sont bien simplistes (...), elles négligent notre histoire et les droits que ses images nous inspirent; en outre, elles incitent à refouler les difficultés au lieu de les affronter sur un terrain culturel fertile à structure variée (...). L'hébraisme ne parvient pas à endiguer le dilemme actuel, simplement parce qu'il est beaucoup trop enraciné, trop semblable à notre vision du monde (1): il y a une Bible dans la chambre à coucher de tout jeune nomade, là où l'Odyssée serait mieux à sa place. Dans la tradition consciente de notre “moi” il n'y a aucun renouveau, il y a seulement l'ancrage d'habitudes stériles issues d'un mental monocentrique qui tente de préserver son univers à l'aide de sermons culpabilisants. Mais l'hellénisme véhicule la tradition de l'imaginaire inconscient (...).

 

Si, dans notre désagrégation, nous ne pouvons pas insérer tous nos fragments dans une psychologie égotiste monothéiste, ou si nous ne parvenons plus à nous illusionner par le futurisme progressiste ou par le primitivisme naturel, qui fonctionnaient si bien avant, et si nous avons besoin d'une quintessence aussi élaborée que notre raffinement, alors nous nous retournons vers la Grèce (...). Mais la Grèce que nous recherchons n'est pas la Grèce littérale (...). Cette Grèce renvoie à une région psychique, historique et géographique, à une Grèce fabuleuse ou mythique, à une Grèce qui vit à l'intérieur de notre mental (...). La Grèce subsiste comme un paysage intérieur (...), comme une métaphore du royaume imaginaire qui abrite les archétypes sous forme de dieux (...). Nous sortons complètement de la pensée temporale et de l'historique pour aller vers une région allégorique, vers une multitude de lieux différents, où les dieux se trouvent maintenant, et non quand ils furent  ou quand ils seront  (p.11-16)».

 

Il nous semble que cette image est indiscutablement claire. Du tréfonds de nos angoisses et de nos égarements, de la désolation de la culture triomphant sur la Nature, de la misère du monde nietzschéen où Dieu est mort, les dieux s'élèvent au premier plan. La puissance de ces figures définies avec dédain comme paiennes est telle qu'elle franchit toute trace moralisatrice ou tout préjugé critique: déjà en des temps insoupçonnés, certains auteurs chrétiens ont subi la fascination de la Grèce, classique ou non classique, tant et si bien que les pères de l'Eglise se chamaillèrent longtemps pour établir si, oui ou non, on pouvait permettre aux chrétiens de lire les textes littéraires et philosophiques païens, ne fût-ce que pour des motifs d'étude.

 

En plein Moyen Age, la religieuse éclairée Hroswitha de Gandersheim aborda le licencieux auteur grécisant Thérence, pour casser le pain de la morale chrétienne à son aride et inculte troupeau de pécheurs. Mais pourquoi choisir précisément Pan comme sceau distinctif de ce rapprochement à la Grèce? Pourquoi choisir exactement l'expression la plus brutale de l'esprit dionysiaque plutôt que la sublime pureté de l'esprit apollinien? Hillman nous explique: «Le choix de Pan comme guide du retour vers la Grèce imaginaire est historiquement correct. Au fait, il a été dit que le grand dieu Pan est mort quand le Christ devint le souverain absolu. Des légendes théologiques les représentent toujours en dure opposition, et le conflit se poursuit éternellement, puisque la figure du Diable n'est rien d'autre que celle de Pan, vue à travers l'imaginaire chrétien.

 

La mort de l'un signifie la vie de l'autre, dans un contraste que nous voulons clairement exprimé dans les iconographies de chacun, en particulier si l'on considère leurs parties inférieures: l'un dans une grotte, l'autre sur la Montagne; l'un possède la Musique, l'autre la Parole; Pan possède des pattes velues, le pied caprin, il exhibe un phallus; Jésus a les jambes brisées, les pieds percés, il est asexué (2). Les implications de l'opposition Pan/Jésus se présentent chargées de difficultés pour le simple individu. Comment approcher l'un sans renverser l'autre de façon tellement radicale que la tentative de rentrer dans le monde “panique” de la fantaisie naturelle ne devienne pas le culte satanique d'un Aleister Crowley?

 

On ne peut se débarrasser de l'histoire chrétienne, mais cela nous emmène à voir le monde de Pan comme une libération idéalisée ou comme quelque chose de païen, de démoniaque qui, dans le langage moderne, devient inférieur, instinctif, involontaire. La façon dont chacun réagit à l'appel de Pan et est mené en Grèce par ce dieu velu des espaces sauvages, dépend entièrement de sa conscience chrétienne civilisée, comme si notre unique possibilité de traverser le pont impliquât de notre part le rejet des préjugés qui tuèrent Pan» (p.18).

 

4. POURQUOI LE MYTHE?

 

Bien entendu, cela peut paraître étrange qu'une discipline considérée comme scientifique (même si c'est à tort) ait recours au mythe. Mais la psychologie analytique théorisée par Jung est bien loin du froid scientisme qui est le propre du milieu psychologique dans son acception moderne et, à plus forte raison, l'orientation de Hillman en est encore davantage éloignée. L'inconscient auquel se réfère le disciple rebelle de Freud est décidément loin de l'inconscient/subconscient théorisé par le fondateur de la psychologie. En fait, d'après Freud et son école, l'inconscient serait une espèce de compartiment du moi  existant en-dessous du seuil de la conscience. Par contre, Jung affirme qu'il existe deux niveaux dans l'inconscient. Il fait, en effet, la distinction entre un inconscient personnel et un inconscient impersonnel ou suprapersonnel (3).

 

Généralement, ce deuxième niveau de l'inconscient est connu comme l'inconscient collectif, justement parce qu'il est détaché de tout ce qui est personnel; il a un caractère universel et ses contenus peuvent être repérés partout (4). Les contenus de l'inconscient collectif sont les “archétypes”, les images originelles et primordiales fixées au cours de l'histoire de l'humanité, qui constituent le patrimoine commun du vécu instinctif, émotionnel et culturel (5). Pour reprendre les paroles de Jung, l'archétype est une sorte de prédisposition à reproduire toujours les mêmes représentations mythiques (ou fort ressemblantes)  (...).

 

Les archétypes ne sont en apparence pas seulement les traces d'expériences typiques sans cesse répétées: ils agissent aussi, même si c'est de façon empirique, comme des forces  ou des tendances  aspirant à répéter toujours les mêmes expériences. Chaque fois qu'un archétype apparaît dans un rêve, dans l'imaginaire ou dans la réalité, il est assorti d'une certaine influence, ou d'une force, grâce à laquelle il agit numineusement, c'est-à-dire comme une force ensorcelante ou comme une incitation à l'action» (6). La manière dont Jung parvint à développer la psychanalyse dans une direction qu'il serait bon de définir comme traditionnelle  est donc claire: la mise au premier plan de l'importance capitale des symboles et des mythes qui leur sont liés.

 

La très particulière psychologie des profondeurs  jungienne (7) par ailleurs, se réfère à la mythologie de façon tout à fait originale: pour elle, les thèmes et les personnages de la mythologie ne sont pas de simples objets de connaissance, mais plutôt des réalités vivantes de l'être humain, qui existent en tant que réalités psychiques ajoutées, peut-être même avant leur expression historique et géographique. La psychologie des profondeurs se réfère à la mythologie surtout pour se comprendre soi-même dans le présent plutôt que pour apprendre sur le passé des autres (p.27). Naturellement, cette définition du mythe et son étude sont nettement en opposition avec les théories académiques conventionnelles sur ce thème. Hillman condamne surtout ce qu'il considère lui-même comme prééminent parmi les différentes erreurs de lecture, c'est-à-dire  —ajouterions nous—  la simplification outrancière de la psychologie et de la psychanalyse à une clé d'interprétation minimo-matérialiste: «la complexité d'un mythème ou d'un de ses personnages est présentée comme la description d'un procès social, économique ou historique, ou encore comme le témoignage pré-rationnel d'un certain engagement philosophique ou d'un enseignement moral. Les mythes sont considérés comme des exposés métaphoriques (et primitifs) de sciences naturelles, de métaphysique, de psychopathologie ou de religion» (p. 28).

 

Cette interprétation, outrageusement scientiste, dépouille le mythe de toutes ses valeurs transcendantes et l'oblige à suivre une optique stérile, asservie à des normes d'interprétation d'une valeur objective douteuse et à des modalités idéologiques et culturelles patentes. Au contraire, la grandeur du mythe réside justement dans le fait d'être un mythe:  l'académisme pur, avec sa manie dévastatrice d'affirmer et d'imposer des compétences scientifques, oublierait-il (ou fait-il semblant d'oublier) qu'avant chaque imputation de la signification mythique, il y a le mythe lui-même et l'effet absolu qu'il produit dans l'âme humaine laquelle, avant toute chose, a créé le mythe et par la suite l'a perpétué en l'enrichissant?...

 

Et l'âme recommence à rêver de ces thèmes dans sa fantaisie, dans ses structures comportementales et méditatives» (p. 28). A ce point surgit, dans toute sa vitalité, la force hiératique du mythe dans sa dimension propre, et non dans une dimension fanée de légende. Cette dimension vitale et propre déborde d'une authentique réalité psychique et d'un vécu émotionnel concret. Et, d'après Hillman, c'est là justement que naît la possibilité d'accès au mythe: «L'approche primaire du mythe doit donc être psychologique car le psychique est aussi bien sa source originaire que son contexte perpétuellement vivant (...) Une approche psychologique signifie textuellement ceci: une voie psychique vers le mythe, une connexion avec le mythe qui opère à travers l'âme (...). Seulement quand le mythe prend une importance psychologique, il devient une réalité vivante, nécessaire tout au long de la vie» (p. 28-29).

 

5. MYTHE, RAISON ET RELIGION.

 

La connaissance est réciproque. On peut donc dire: le mythe à travers nous et nous à travers le mythe. Même aujourd'hui, surtout  aujourd'hui quand les instances illuministes ramenées aux conséquences extrêmes, mettent à plat, avec leurs illuminations soi-disant démystifiantes, les contours des cathédrales de l'esprit d'avant 1492 (8), il y a grand besoin de mythes. En absence d'autre chose, on s'accroche aux superstitions, aux bigoteries, aux parodies du sacré. Tout est bon, du moment qu'on n'est pas seuls face au désert...

 

Deux millénaires d'empoisonnement par les béatitudes  n'ont pourtant pas suffi à déraciner du tréfonds de notre âme l'appel ancestral des mythes et des dieux, oubliés mais non pas anéantis pour autant: en plein positivisme, entre le XIXième et le XXième siècle, le philologue Roscher, dans son Lexique général de la mythologie grecque et romaine,  réunit et catalogue minutieusement tout le précieux passé païen que le judéo-christianisme s'était juré de déloger»  (p.33-34).

 

De déloger mais pas de supprimer. On ne peut pas faire abstraction du mythe: «Nous devons reconnaître les dieux et les mythes qui nous tiennent (...). Quand le Christ était le Dieu agissant, il suffisait de reconnaître ses configurations et celles du Diable. Pour nos méditations, on disposait de la structure chrétienne» (p. 34-35). Mais le mythe-Christ s'est dispersé (éventuellement, on peut s'étonner qu'il ait pu se développer dans des zones géographiques et culturelles tellement éloignées de celle de son origine et qu'il ait pu durer si longtemps), et d'autres (pseudo)mythes, humains trop humains, l'ont remplacé; au moment où tout est en passe de s'effondrer, au moment où rien ne paraît plus avoir de signification, voilà que le mythe d'une époque qui était déjà antique quand le Dieu Unique fit son apparition semble assez ancien et fondateur pour contenir une vérité encore actuelle qui mérite d'être étudiée, peut-être même recèle-t-elle une nouvelle foi sur laquelle tabler son futur credo. La boucle se resserre.

 

6. NATURE ET CULTURE

 

james%20hillman.jpgLes racines de la dichotomie nature/culture plongent dans un passé des plus anciens: plus loin que la philosophie des Lumières, plus loin que Descartes, plus loin même que le Christianisme. Il faut peut-être remonter à Platon, pour qui “rien n'est nature” mais “tout est réflexe hyper-ouranien”, ou même encore plus loin: «La tradition philosophique occidentale, depuis ses débuts pré-socratiques et dans l'Ancien Testament, a gardé un préjugé contre les images (...) leur préférant les abstractions de la pensée. Au cours de la période qui voit l'essor de Descartes et des Lumières, pendant laquelle on assiste au maintien de ce caractère purement conceptuel de la pensée occidentale, la tendance récurrente du mental à procéder à la personnification des concepts fut dédaigneusement rejetée et accusée d'anthropomorphisme. L'un des principaux arguments contre le mode mythique de la pensée était de prétendre que celui-ci progressait par images, qui sont purement subjectives, personnelles et sinueuses (...). Personnifier signifiait penser avec véhémence, de façon archaïque, pré-logiquement» (p.55-56) (9).

 

De même, parmi les nombreuses religions, connues et inconnues, que notre planète a vu naître et disparaître, la presque totalité de celles dites païennes ou polythéistes ont reconnu et attribué une grande importance à la Nature et à ses manifestations: rochers, plantes, animaux et phénomènes atmosphériques  —autant de morceaux d'une mosaïque aux proportions grandioses ou, du moins, hors d'atteinte du croyant. Seuls les monothéistes négligent de prendre en considération le naturel  —le matériel—  et lui préférent l'au-delà de la terre, le spirituel, dans un rejet arbitraire et castrateur de la fusion réelle qui existe entre ces deux aspects: «Le mythe grec instaura Pan comme dieu de la Nature (...). Tous les dieux avaient des aspects naturels et pouvaient être retrouvés dans la Nature, c'est ce qui a induit certains observateurs à conclure que l'ancienne religion mythologique était essentiellement une religion naturelle; quand celle-ci a été refoulée et exclue, par l'avènement du Christianisme, l'effet majeur fut de réprimer le représentant principal de la Nature dans le panthéon antique, Pan, qui bientôt devint le Diable velu aux pieds de bouc» (p.49).

 

Cette attitude dévoyante dans la pensée a caractérisé des siècles de culture occidentale, en lui apposant de façon irréversible le sceau de la partialité et du malaise: «Quand l'humain perd la connexion personnelle avec la Nature personnifiée et l'instinct personnifié, l'image de Pan et l'image du Diable s'enchevêtrent. Pan ne meurt jamais, affirment plusieurs commentateurs de Plutarque, il a été destitué» (p.59). Ce n'est qu'aujourd'hui, et péniblement, qu'on (re)découvre la Nature, le milieu où nous vivons: ainsi est née l'écologie. Mais c'est quelque chose de trop récent et que la plupart des hommes perçoivent encore improprement.

 

Ce qui importe, c'est que Pan, qui n'est pas mort mais a été destitué, continue à vivre dans nos cœurs. Il faut donc comprendre l'énorme portée de la reconnaissance (même inconsciente) de Pan en tant que symbole des forces les plus naturelles  qui soient  —et souvent réprimées à cause même de leur naturalité; et ces forces sont latentes bien que très vivantes dans nos cœurs à nous, si civilisés, si “comme-il-faut”, si maîtres de nous-mêmes, si détachés de tout ce qui frémit et de tout ce qui s'agite à l'intérieur de nos cœurs, si supérieur à cause de notre cerveau plein de morgue! Même si on ne s'en rend pas vraiment compte, ou même si on refuse a priori une telle éventualité, que cela nous plaise ou non, “en tant que Dieu de toute la Nature, Pan personnifie pour notre conscience ce qui est absolument, ou tout simplement, le naturel pur. Le comportement naturel est divin, c'est un comportement qui dépasse le fardeau que s'imposent les hommes, celui des buts à atteindre, des performances à viser: le naturel est entièrement impersonnel, il est objectif et inexorable» (p. 52).

 

Ce n'est donc pas un hasard si Pan, en tant que dieu naturel/dieu de la Nature rebondit soudain et revient  solliciter l'attention de l'homme cultivé, dans le cadre de cette même confrontation avec le problème sexuel qui émergeait alors (entre 1890 et 1910) chez bon nombre de psychologues (...): Havelock, Ellis, Auguste Forel, Ivan Bloch et évidemment Freud; pour ne pas parler de l'œuvre de peintres et sculpteurs qui, à la fin du siècle, redécouvraient le phallique satyre à la silhouette de bouc dans les états les plus intimes des pulsions humaines» (p.49).

 

Et ce n'est pas par hasard non plus si Pan, comme nous le prouve la spécialiste Patricia Marivale (11), a été la figure grecque préférée de la poésie anglaise  (p.49), surtout au siècle passé: n'y a-t-il pas de meilleure revanche de la Nature sur la froideur compassée, hypocrite et puritaine d'Albion? Non licet bovi quod licet lovi:  ce dont il n'était pas permis de parler dans les salons de la bonne société était soudain bien accepté dans la bouche des poètes et des intellectuels, dont la divine folie était déjà évoquée par Hölderin, et devenait même l'objet d'enquêtes philosophiques grâce à Schelling.

 

7. LA FACE CACHÉE DE PAN

 

On ne peut pas parler de Pan et de sa charge irrésistible de vitalité animale sans évoquer d'autres figures qui font fonction de contrepoids à la férocité et à l'âpre rusticité du dieu velu et cornu: les nymphes. Sans elles, Pan ne pourrait pas expliquer son agressivité (même sexuelle) et, en l'absence de Pan, les nymphes ne seraient plus, comme le suggère Roscher, que “la personnification de ces filaments et de ces bancs de brouillard suspendus sur les vallées, les parois des montagnes et les sources, qui voilent les eaux et qui dansent au-dessus d'elles”» (p. 103). Un autre spécialiste, W. F. Otto (12)  —tout en acceptant l'hypothèse étymologique du mot nymphe  dans sa signification de jeune fille accomplie  ou de demoiselle, puisque le mot signifie se gonfler, comme le fait un bourgeon; il est donc proche de notre adjectif nubile  (= célibataire), mais non du mot nébuleux—   rattache la nymphe de façon mythique à Artémis et au sommet grec de l'Aidos, la honte, une discrète timidité, une tranquille et respectueuse peur de et pour la Nature. W. F. Otto représente ce sentiment comme le pôle opposé à la convulsivité prépondérante de Pan (aussi dieu de l'épilepsie)» (p. 103-104).

 

La plupart des nymphes n'ont pas de nom: elles nous sont connues dans leur ensemble impersonnel, en tant que symboles du paysage intérieur que nous évoquions plus haut. Parmi celles qui ont un nom, rappelons Seringa (liée à l'i

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mardi, 29 décembre 2009 | Lien permanent

Les thèses de Zeev Sternhell sur le fascisme français

sternhell_zeev_1223326966.jpgArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1985

Les thèses de Zeev Sternhell sur le fascisme français

par Robert STEUCKERS

Qui est Zeev Sternhell? Un historien israëlien, membre du Parti Travailliste de son pays et partisan du dialogue avec les Palestiniens. Son œuvre, constituée jusqu'ici de trois ouvrages majeurs (1), a pris pour thème principal l'histoire du fascisme français, perçue essentiellement sous l'angle de l'évolution des idées. Pour Sternhell, le fascisme français est un fascisme plus pur que ses équivalents italien ou allemand, pour ne parler que des "fascismes" (mes guillemets ne sont pas innocents, ici) les plus notoires. Il est plus pur car ses diverses composantes se distinguent bien clairement du reste des idéologies politiques du XIXème et du XXème siècles. Un autre grand explorateur du fascisme, l'Allemand Ernst Nolte, avait pris pour objets de ses investigations, le national-socialisme hitlérien, le fascisme mussolinien et l'Action Française de Maurras. Ce n'est pas cette dernière que Sternhell examine. Il ne réduit pas le phénomène fasciste français à la geste de Maurras, de son groupe et de son quotidien. Le phénomène est beaucoup plus complexe que cela. Beaucoup plus diversifié aussi. Certes, les interprétations de Sternhell ne sont pas exemptes de défauts et nous reviendrons, en fin d'exposé, sur quelques lacunes ou quelques omissions.

 

Je crois que l'œuvre de Sternhell doit ici être placée dans le contexte du XIXème siècle, qu'elle expose par ailleurs si brillament. Nous vivons aujourd'hui la fin des grandes idéologies. Peu nombreux sont ceux qui croient encore au démocratisme chrétien ou au traditionalisme catholique des ultramontains du siècle dernier, au libéralisme manchesterien qui revient un peu à la mode, au socialisme caricaturé par les médiocrités sociales-démocrates qui sont au marxisme ce qu'un misérable journaliste d'une quelconque feuille démocrate-chrétienne est à Thomas d'Aquin. Personne, en tout cas, n'est prêt à sacrifier sa vie, à donner des heures, des jours voire des semaines de militantisme pour ces vieilleries poussiéreuses.

 

Nous n'avons pas réalisé les espoirs du XIXème siècle, ce siècle où les idées ont fusé, où elles ont mobilisé savants et militants, où on est mort pour elles. Il faut se replonger dans ce XIXème siècle où l'on a jeté les bases des sciences humaines ou exactes les plus diverses. Sans son avidité pour le savoir humain, pas de sociologie, sans un Darwin, pas de biologie moderne, sans une myriade de savants, pas de psychologie, sans Mendeleïev, pas de chimie, sans Bopp, pas de linguistique moderne. La liste est longue. Ce que nous n'avons pas réussi, c'est à créer une nouvelle politique, tenant compte de ces acquis scientifiques, de ces connaissances nouvelles. Le XXème siècle reste, politiquement parlant, en-deçà des connaissances globales que nous possédons depuis une centaine d'années. Il n'est parvenu qu'à neutraliser les défis contenus dans les sciences humaines et exactes nées au cours du XIXème. Nous vivons aujourd'hui cette cassure, ce chiasme qui nous conduit chaque jour davantage sur la piste du déclin. Quelles que soient d'ailleurs nos options, révolutionnaires ou conservatrices. Les conservateurs peuvent puiser des arguments terriblement efficaces dans les découvertes des archéologues ou des linguistes, des philologues ou des historiens du XIXème. Les révolutionnaires tout autant. Un Julius Evola ne serait pas arrivé à ses conclusions sans les travaux d'un Bachofen ou d'un Fustel de Coulanges, sans un Cumont ou un Rohde, sans les acquis de la philologie latine. Marx, et surtout Engels, sont, eux aussi, les fils spirituels de ce XIXème. L'héritage darwinien est présent chez eux. Toute leur critique dirigée contre le phénomène religieux dérive des historiens des religions du XIXème. Toute la théorie d'Engels sur les origines de la famille et de l'Etat provient d'une lecture plus qu'attentive de Bachofen et de Morgan.

 

Mais nous, nous sommes les enfants de l'oubli; les enfants adoptés par une Amérique sans histoire mais affligée de beaucoup de vices. Celui de la gaminerie en tête. Celui de la haine de l'intellect, de la haine des souvenirs ensuite. Le personnel politique dont nous subissons la médiocrité intellectuelle et la vulgarité est aussi un résultat, navrant, de cet oubli.

 

Mais revenons à Sternhell.

 

Une question essentielle doit être posée et c'est celle que nous pose son œuvre: quels sont les fondements du fascisme français, quelles sont les racines, au XIXème siècle, de ces fondements?

 

C'est la question centrale à laquelle son livre La Droite révolutionnaire  tente de répondre. Sternhell voit cinq composantes dans le fascisme français. Passons-les en revue.

 

1. Le Boulangisme:

 

Le substantif "boulangisme" dérive du nom du Général Boulanger. Ce personnage de la vie politique française émerge après les événements tragiques de 1871, la défaite de l'Empire de Napoléon III sous les coups de la nouvelle Allemagne de Bismarck et les tueries sanglantes de la Commune. La gauche parisienne, la plus combative d'antan, a été écrasée sous la mitraille des Versaillais. Les partis de gauche ont perdu leurs meilleurs hommes dans cette effroyable tourmente. Les réparations exigées par l'Allemagne sont énormes. L'économie française ne s'en porte forcément pas bien. Une agitation sociale voit le jour; des grèves éclatent. Boulanger apparaît comme une figure salvatrice. Ce général, non issu des milieux de gauche par la force des choses, attire à lui un très grand nombre d'électeurs socialistes. Son programme de justice sociale, couplé à un charisme évident et à un nationalisme qui réclame le retour de l'Alsace à la "patrie française", lui assure un inconstestable succès électoral. Ces succès, il les enregistre précisément dans les cantons où la gauche, traditionnellement, encaissait le plus de suffrages.

 

sternhellbarres.jpgDe cette aventure boulangiste, Sternhell retient surtout que les masses sont friandes de deux choses: un socialisme concret, pas trop abstrait, pas trop bavard, pas trop théorique et un nationalisme volontaire car elles savent instinctivement, qu'au fond, société et nation sont quasi identiques. Que ce sont des valeurs collectives et non individualistes.L'ennemi, pour ces masses parisiennes, c'est la classe qui a pour philosophie le libéralisme et l'individualisme, donc l'égoïsme, et qui met cette philosophie en pratique, avec, pour corollaire, les résultats sociaux désastreux dont la classe ouvrière se souvient encore.

 

2. L'antisémitisme de gauche et le "racisme":

 

Qu'est-ce que l'antisémitisme de gauche? Il est, à mes yeux, difficile à cerner pour la simple et bonne raison qu'il participe de la lutte contre les religions qu'ont décrétée les libertaires, les socialistes et les révolutionnaires depuis la fin du XVIIIème siècle. La religion chrétienne d'Europe dérivant d'une matrice proche-orientale, on rejettera tout ce qui procède de cette matrice pour renouer avec un héritage refoulé, que redécouvre la philologie en plein essor. Cet héritage, ce sont les antiquités grecque et latine, les patrimoines celte, germanique et slave dans les pays qui n’ont jamais été soumis aux aigles romaines. Les socialistes danois et allemands du Nord redécouvrent ainsi les traditions vikings. Ce recours aux racines a également une fonction politique indéniable: celle d'arracher au clergé le monopole de la culture, puisque le clergé, surtout dans les pays catholiques, constitue le bouclier intellectuel des classes dominantes.

 

a) Blanqui, Toussenel, Tridon:

 

Dans cet univers très diversifié à l'échelle européenne, une figure sort des rangs en France: celle d'Auguste Blanqui.Fondateur du cercle "Les Amis du Peuple", Auguste Blanqui incarne ce que l'on pourrait appeller un "élitisme révolutionnaire". Il a presque passé la moitié de sa vie en prison et tirait de cette expérience une fierté, un orgueil indéniables. Proches de lui, évoluaient deux antisémites: Toussenel et Tridon. Ces écrivains parlaient du "molochisme juif" et expliquaient que la religion biblique dérivait du culte de Baal-Moloch et que Yahvé en était un avatar ultérieur. L'Allemand Georg Friedrich Daumer, un grand oublié du XIXème (2), avait élaboré cette théorie du "molochisme juif" dès 1842. Marx a lu cet ouvrage, dérivé des découvertes philologiques de l'orientaliste Johann Arnold Kanne. Klages en a retenu l'essentiel et Ludwig Feuerbach comptait Daumer parmi ses amis. Le socialiste belge Edmond Picard en reparlera dans un pamphlet antisémite (3), distribué par la social-démocratie en Belgique.

 

La gauche la plus radicale de cette époque reproche dès lors aux religions orientales, et donc au christianisme qui a fait souche en Europe, de dériver d'un culte dont l'axe central est le sacrifice humain. Ce faisant, cette gauche révolutionnaire procède à une analogie entre le capitalisme, assimilé au fait juif chez Toussenel et Tridon, et le Baal-Moloch dévoreur de chair humaine (4). Le capitalisme, comme l'idole proche-orientale, dévore des énergies avant que celles-ci ne puissent donner la pleine mesure de leurs potentialités. Tel est donc le mécanisme de pensée que la théorie, purement philologique de Daumer, injecte volens nolens dans les slogans du socialisme blanquiste. Comment en est-on arrivé à ce glissement, aux possibles effrayants? Il faudra que les recherches parviennent à déterminer si, oui ou non, Toussenel et Tridon ont lu Daumer, des traductions partielles de son œuvre ou de la littérature secondaire concernant ses thèses. Quoi qu'il en soit, les bases d'un antisémitisme populaire sont jetées. Elles se greffent sur un réflexe d'hostilité religieuse, de haine de classe et d'analogies hâtives. Dans la naissance de cet idéologème antisémite, un peu oublié de nos jours, la philologie, comme toujours au XIXème siècle, joue un rôle primordial.

 

L'anticapitalisme est couplé à un antisémitisme, basé, lui, sur une interprétation de nature philologique qui implique le refus d'un héritage "étranger".

 

b) Vacher de Lapouge et le "mythe aryen":

 

L'antisémitisme de gauche se retrouve chez Vacher de Lapouge. Formé à une école marxiste, le noyau central de l'idéologie de Vacher de Lapouge est constitué par un refus de l'individualisme et une adhésion aux théories déterministes, véhiculées par le matérialisme philosophique de l'époque. Les hommes, dans cette optique, sont non seulement déterminés par leur situation socio-économique mais aussi par leur biologie, par leur race. Telle est la démarche de Vacher de Lapouge. Son matérialisme philosophique l'induit à postuler un matérialisme biologique. Dans son livre principal, L'Aryen et son rôle social  (5), il mêle marxisme et darwinisme, parle de lutte des races (superposée bien évidemment à la lutte des classes). August Strindberg, le grand dramaturge suédois, socialiste et anarchiste à sa façon, mettra en scène une intuition du même genre dans Mademoiselle Julie (Fröken Julie  ). Fröken Julie, fille de la bonne bourgeoisie suédoise est séduite par son domestique, brute d'une vitalité débordante. Ce dernier prend la place d'un fils de bourgeois qui, normalement, aurait dû initier Fröken Julie à la sexualité. La lutte des classes est envisagée ici sous l'angle de la biologie et de la sexualité. Lecteur de Darwin, de Marx, de Schopenhauer et de Nietzsche, Strindberg réalise une synthèse que le XXème siècle n'est sans doute plus capable de faire, malgré un David Herbert Lawrence (même problématique dans L'Amant de Lady Chatterley ) ou un Rozanov (6).

 

Vacher de Lapouge renoue également avec une tradition plus ancienne, encore toute empreinte des délicatesses du XVIIIème, la tradition gobinienne. Gobineau, qui se déclarait Normand et, par conséquent, descendant des Vikings danois qui s'emparèrent, avec leur Jarl Rollon, de la Normandie au Xème siècle, voyait dans les Nordiques, les Germains, les peuples qui avaient enrichi l'Europe entière, apportant, outre leur sang, jugé plus "pur", leur sens de l'organisation et leurs qualités guerrières. Le drame du monde contemporain, c'est de ne pas cultiver cet héritage, de faire fi de cette qualité raciale et d'inconsciemment enclencher un processus de dénordicisation. Si les théoriciens racistes allemands, britanniques et américains (7) reprendront à la lettre cette thèse et lui donneront une ampleur considérable, n'allons surtout pas croire qu'en tant que Français, Gobineau constitue une exception. Le "mythe nordique", avant de partir à la conquête des pays anglo-saxons et germaniques, fut une idée bien française. Au début du siècle, Madame de Staël s'était enthousiasmée pour l'Allemagne des poètes et des penseurs et le XVIIIème siècle avait connu l'engouement pour l'Angleterre, surtout chez un Montesquieu. Le Professeur André Devyver, de l'Université de Bruxelles, a consacré, en 1973, un ouvrage de 608 pages à cette tradition française de germanomanie ou de nordicomanie. Intitulé Le Sang épuré. Les préjugés de race chez les gentilshommes français de l'Ancien Régime (1560-1720) (Editions de l'Université de Bruxelles, Bruxelles, 1973), ce livre retrace l'histoire du "mythe germanique" depuis le début du XVIème siècle (Etienne Pasquier) jusqu'à la théorie des "vertus magiques du sang germanique" de Henry de Boulainvilliers (1658-1722) et ses prolongements (8).

 

Dans les origines du fascisme français, Sternhell met donc en exergue cette double tradition matérialiste portée par Vacher de Lapouge, celle du matérialisme philosophique et celle du matérialisme biologique. Le livre de Devyver lui semble inconnu. Mais, ici, on constatera aussi que des traditions décrétées parfaitement "démocratiques" (selon les critères en usage dans nos médias) ont, elles aussi, sacrifié au "mythe du sang germanique pur" puisque l'engouement qu'a montré tout le XVIIIème français pour ce qui était anglais partait du principe que le mode "communautaire" nordique, le mode de représentation communale ou parlementaire (et peut-être l'antique démocratie islandaise) constituaient des exemples historiques de sociétés non inféodées à un quelconque absolutisme. L'esprit politique de l'Europe du Nord, et plus spécialement de l'Angleterre, est rebelle à l'absolutisme. Il résiste . Niekisch, figure de proue du national-bolchévisme allemand, faisant sienne la définition de Dostoïevsky, selon laquelle les Allemands étaient un peuple protestataire , renouera, plus tard, dans son anti-romanisme anti-catholique, avec cette idée de résistance  (Widerstand , comme le nom de son journal et de son cercle) mais en ne glorifiant pas, bien sûr, le parlementarisme anglais, mais bien l'esprit des Paysans révoltés du XVIème siècle, des Saxons de Witukind et des Chérusques d'Arminius. Chez Niekisch, l'influence du livre d'Engels  sur la Guerre des Paysans n'a pas été sans importance non plus. Le mythe, indépendemment de ses interprétations et des peuples-acteurs qu'il met en scène, demeure le même. On pose un Nord "rebelle" (anglais, allemand ou scandinave) à un Sud qui croupit sous l'absolutisme. Par sa dénordicisation et par le recul subséquent de l'idée innée de liberté, présente chez les peuples du Nord selon Madame de Staël, Henry de Boulainvilliers, Gobineau, etc., la France serait en déclin. Elle serait décadante. De Vacher de Lapouge découle donc, affirme Sternhell, cette idée du déclin de la France, d'une France qui perd sa substance plus vite que les nations voisines. Il est vrai que la France, contrairement à l'Allemagne, l'Angleterre ou les Pays-Bas, connaissait, à la fin du siècle dernier, un tassement de sa croissance démographique. En 1899, le Baron Charles Mourre dressait le bilan de l'histoire de France, selon une optique semblable (in: D'où vient la décadence économique de la France. Les causes présentes expliquées par les causes lointaines , Paris, Plon/Nourrit, 1899). Parmi les causes du déclin français, Mourre cite: l'idée d'égalité (il rejoint en cela Gobineau), le culte du fonctionnariat, un trop important interventionnisme étatique (ce qui ne le range assurément pas parmi les "hommes de gauche"), l'affaiblissement de la natalité, l'immoralité publique, la question juive (leitmotiv de cette fin de XIXème et prélude à l'affaire Dreyfus), l'influence du climat (selon l'engouement déterministe de l'époque), etc. Mourre termine son ouvrage en expliquant pourquoi les Anglo-Saxons sont "supérieurs". Il ferme ainsi la boucle qui englobe Montesquieu et Gobineau, l'anglomanie du XVIIIème et la nordicomanie du XIXème. Cette supériorité s'expliquerait par la persistance d'un type d'organisation communautaire et du "foyer" familial. Mourre puise ses arguments chez Demolins et Le Play. Le leitmotiv persistera jusqu'à un Drieu La Rochelle qui sera fasciné par ses ancêtres normands, par la propension au sport que montrent les Anglais puis par la vigueur allemande mise en exergue par le culte du corps sain propre au national-socialisme.

 

Le "racisme" de Vacher de Lapouge lance trois idées-cadres: l'anti-individualisme, le déterminisme (biologique) et l'idée d'une France décadente (d'une France qui fait mal...). Ces trois idées-cadres sont déterminantes pour l'évolution ultérieure du fascisme français.

 

c) L'influence de Wagner:

 

Wagner a eu sur le XIXème siècle français une influence beaucoup plus importante qu'on ne le croit généralement. Barrès disait qu'il fallait honorer en lui "les préssentiments d'une éthique nouvelle". Ce sera, outre Barrès, l'écrivain et poète Paul Valéry qui se plongera le plus dans l'univers de la mystique wagnérienne. Mais au-delà de la littérature et de la musique, qu'apporte Wagner sur le plan strictement politique? En quoi est-il très précisément politisable? Il est politisable surtout parce qu'il a été lui-même un activiste de gauche. Maurice Boucher, germaniste français et Professeur à la Sorbonne, a consacré en 1947 un ouvrage aux idées politiques de Wagner (Les idées politiques de Richard Wagner. Exemple de nationalisme mythique , Paris, Aubier/Montaigne, 1947). Dans ce livre, Boucher évoque l'idée de perfectibilité humaine que Wagner avançait vers 1848. Mais cette perfectibilité, propre des idéologies de gauche, ne doit pas se subordonner à une quelconque représentation de l'au-delà. La perfectibilité est inscrite dans la nature matérielle. L'analogie avec Vacher de Lapouge est claire ici également. Et Wagner, malgré les mythes de ses opéras, se range dans la tradition matérialiste et révolutionnaire du XIXème. Sur le plan éthique, certes, son discours n'a rien de la sécheresse d'une démonstration matérialiste. Et, ajoute Boucher, si Wagner a cherché à concilier des intuitions chrétiennes avec l'hellénisme immortel, Herder, avant lui, jugeait cette synthèse impossible à faire et Nietzsche, bien sûr, la jugeait scandaleusement "immorale".

 

d)  L'impact de Gustave Le Bon:

 

Sternhell souligne, à juste titre d'ailleurs, la grande influence de l'auteur de La psychologie des foules dans l'élaboration d'un corpus doctrinal "fasciste", si, du moins, il s'avère légitime de parler d'un  corpus doctrinal fasciste. Gustave Le Bon se situe dans le sillage de la découverte de l'inconscient. Son influence a été et reste considérable. Chacun des quarante titres qu'il a publiés a été tiré à près de 500.000 exemplaires! Mussolini et Hitler ont lu sa Psychologie des foules  avec attention et avec passion. Des passages entiers de Mein Kampf  sont tirés des écrits de Le Bon. Mais l'impact des théories de Le Bon ne se limite pas aux seuls milieux des états-majors fasciste ou national-socialiste. Freud s'est basé sur lui pour rédiger sa Psychologie collective  et son Analyse du moi. Ce  qu'apporte Le Bon, c'est surtout une définition des instincts des peuples et de la foule. Ces instincts dominent tout et déterminent l'agir des hommes. La conscience est dès lors reléguée au second plan. Psychologie et biologie prennent le pas sur les fantasmes mécanicistes du siècle rationaliste. Au déterminisme rationaliste et mécaniciste se substitue un déterminisme d'ordre psychologique et biologique. Et Sternhell écrit: "Ce déterminisme implique un anti-individualisme extrême et une négation totale de la traditionnelle conception de la nature humaine". Psychologie collective, race, inconscient constituent des "forces obscures", l'âme invisible qui crée et secrète des institutions visibles. Une des composantes essentielles des fascismes selon Sternhell est précisément de placer ces "forces obscures" au-dessus de la "raison". Avec l'avénement des sciences du XIXème siècle, le culte de la raison s'effondre. Or, c'est sur ce culte, strictement individualiste, que se fondent nos sociétés et nos corpus juridiques. Parler de l'inconscient, des forces obscures des collectivités ou de la race, constitue donc un défi mortel aux structures juridiques de nos démocraties. La potentialité révolutionnaire de ces découvertes a été jugulée au cours du XXème siècle. Mais le barrage dressé tiendra-t-il sous la pression des instincts? La fin de ce siècle semble confirmer le contraire. L'agressivité des foules, comme, par exemple, sur les stades de football d'Angleterre ou du Heysel, devient telle qu'on se remet à douter de la raison humaine. Dans un autre registre, la vague écologiste, surtout en Allemagne, renoue avec des idéaux collectifs et avec l'idée de communauté si bien décrite par Ferdinand Tönnies. Sternhell ajoute que "forces obscures" de la psychologie et "mythes" soréliens possèdent bon nombre de caractéristiques communes. Nous y reviendrons.

 

e) Hippolyte Taine, maillon dans la chaîne:

 

Généralement, on ne considère guère Taine comme l'un des précurseurs du fascisme. Sternhell souligne avec brio l'importance qu'il a eu dans l'élaboration du dit fascisme français. Auteur du célèbre ouvrage Les origines de la France contemporaine et d'une Histoire de la littérature anglaise contemporaine , Taine fait de la "race" le premier facteur explicatif de l'histoire. Taine parle des "habitudes mentales innées" des peuples européens. Dans l'introduction à son histoire de la littérature anglaise, il énumère les trois facteurs déterminants qui président à la naissance de l'histoire et du génie littéraire d'un peuple: la race, le milieu et le moment. Trois déterminismes donc qui relient son analyse, sa méthode d'investigation historique, au corpus général de la pensée du XIXème siècle. Sternhell puise la majorité de ses arguments, pour ranger Taine parmi les précurseurs du fascisme français, dans l'introduction à l'Histoire de la littérature anglaise . On eut espéré quand même une analyse plus détaillée des Origines de la France contemporaine . Sternhell estimant globalement que le fascisme est une "réaction" contre les idées de 1789, leur rationalisme, leur individualisme et leur démocratisme, il aurait été utile de passer au peigne fin les douze volumes des Origines . Dans Maurice Barrès et le nationalisme français (Paris, Armand Colin, 1972), Sternhell dit simplement que Barrès tire de l'œuvre de Taine l'idée d'une France décérébrée  et sur le déclin. Thèmes qui auront aussi leur impact sur Maurras, comme nous allons le voir. La référence à Taine aurait pu être, me semble-t-il, plus importante. Pour Sternhell, Taine est le maillon d'une chaîne qui relie Gobineau à Jules Soury (cf. infra) et à Barrès et ceux-ci aux fascistes français des années trente et de la collaboration.

 

f) l'influence prépondérante de Jules Soury:

 

Un des grands mérites de Sternhell, c'est d'avoir redécouvert la figure et l'œuvre de Jules Soury. Totalement oublié depuis quelques décennies, ce dernier était professeur à la Sorbonne et très populaire en tant que vulgarisateur scientifique et que propagandiste des idées de Darwin et Haeckel, au tournant du siècle. Certes, ses thèses correspondent en gros à celles, restées mieux connues, de Le Bon et de Vacher de Lapouge, et se développent autour d'un axe central: le déterminisme. Pour Soury, le monde social est régi par des "lois fatales", des "lois d'airain". Le libre-arbitre est une fable et l'homme moral aussi. L'homme, selon Soury, n'est qu'un des rouages de la gigantesque mécanique universelle. Il est le produit d'une sélection naturelle et la France, si elle a subi la défaite de 1871, c'est parce qu'elle ne s'est pas "épurée" à temps, qu'elle n'a pas voulu, à l'instar de l'Allemagne, redevenir une "race". Le langage de Soury est plus clair, moins ambigu, que celui des autres auteurs français situés dans la même veine.

 

Cette clarté sera perçue par Maurice Barrès qui a véritablement bu les paroles du professeur et les a faites siennes. Toute l'œuvre de l'auteur des Déracinés  repose sur une interprétation, géniale sur le plan littéraire, des thèses de Soury. Nous mesurons par là l'importance du déterminisme de Soury dans la genèse du fascisme français.

 

3.La Droite prolétarienne

 

Dans cette genèse du fascisme français, Sternhell place le mouvement ouvrier anti-grèves des Jaunes . Cette juxtaposition est curieuse, surtout si l'on sait que, par exemple, Blanqui et Vacher de Lapouge, militants socialistes révolutionnaires, appartiennent, selon Sternhell, eux aussi, à l'ascendance du fascisme. Pour Sternhell, ce mouvement jaune , dirigé contre les mouvements de grève "rouges" par des hommes comme Lanoir et Biétry, exploite un mécontentement ouvrier en maniant un discours nationaliste à la Boulanger et chargé de thèmes antisémites. Ce sont ces idéologèmes-là qui incitent Sternhell à inclure le mouvement des Jaunes  dans la généalogie du fascisme français. Il appelle ce mouvement une "droite prolétarienne" et constate qu'elle est opposée au prolétariat organisé par la gauche. Deux autres aspects de cette "droite prolétarienne" à signaler ici: le vertuisme et l'immobilisme social, préconisé comme étant dans l'intérêt des ouvriers.

 

4. L'extrême-gauche antidémocratique

 

Cette quatrième composante, d'après Sternhell, du fascisme français des origines est sans doute la plus importante. C'est elle qui aligne les noms les plus prestigieux, des noms connus dans l'Europe entière. Citons-en surtout trois: Lagardelle, Roberto Michels et Georges Sorel. Hubert Lagardelle définissait le socialisme comme un mouvement né pour lutter contre les idées libérales-bourgeoises. En prononçant cette définition, Lagardelle vise le mode de fonctionnement des démocraties libérales. Le mouvement ouvrier a commis l'erreur d'accepter le jeu démocratique et parlementaire. Ce faisant, il ne s'émancipe pas de l'Etat créé par les bourgeois. Roberto Michels, activiste de la SPD d'alors, le parti socialiste le plus puissant d'Europe, qualifiait la naissance de l'oligarchie socialiste de Verbonzung, Verkalkung, Verbürgerlichung, c'est-à-dire l'emprise des bonzes (des caciques), la sclérose doctrinale et l'embourgeoisement par le recrutement de trop de "juristes et d'avocats". Pour Michels, les socialistes officiels deviennent tout simplement une oligarchie parmi d'autres oligarchies. C'est alors que la veine révolutionnaire s'épuise. Quant à Georges Sorel, dont l'œuvre mérite à elle seule une longue exégèse, il est l'auteur des Réflexions sur la violence où, précisément, cette violence est conçue comme le moteur de l'histoire. La démocratie, pense Sorel, peut désormais travailler contre l'avénement du socialisme. Le syndicalisme, dans lequel Sorel place tous ses espoirs, réagira, lui, contre l'emprise de la démocratie et recourra, non aux urnes, procédé jugé aussi bourgeois que trompeur, mais à la violence qui effraie les "philanthropes", c'est-à-dire la grève générale.

 

5. Les dimensions non conservatrices de l'Action Française

 

L'Action Française, lancée par Vaugeois, Pujo et Maurras entre 1898 et 1900, est le modèle par excellence du mouvement de droite. Pourtant, elle contient dans son corpus doctrinal, des éléments que l'on classerait volontiers à gauche aujourd'hui. Nous y reviendrons dans la suite de cet exposé.

 

L'impact de Maurice Barrès

 

En 1972, quand paraissait en France l'ouvrage de Sternhell consacré à Maurice Barrès, le professeur Robert Soucy de l'Oberlin College de l'University of California (Berkeley) publiait un ouvrage intitulé Fascism in France. The Case of Maurice Barrès  (University of California, 1972). Soucy cernait bien les six fondements de la pensée barrésienne. Formé à la lecture de Nietzsche, Dostoïevsky, Carlyle et Bergson (pour ne pas revenir sur les influences qu'il reçut de Wagner et de Soury), Barrès a d'abord navigué dans le "Culte du Moi". Le nationalisme ne le concernait pas et, lui, le fondateur du "culte des morts" écrivait alors: "Les morts, ils nous empoisonnent!". Petit à petit, son nationalisme allait se former et tourner autour de six axes, non coordonés en un système à la façon allemande et hégélienne, mais juxtaposés en un ensemble marqué d'esthétisme et de sensibilité. Ces six piliers sont:

1) Les trois vertus du héros "réaliste".

Ces trois vertus sont le sens du réel , de la "réalité". Ensuite, la force de la passion car les passions mènent le monde. Les passions et non les raisons frileuses. Et, enfin, l'énergie . Le culte de l'énergie, propre aux fascismes de l'entre-deux-guerres, découle tout droit de cette apologie barrésienne du dynamisme des chefs, des masses et des peuples.

 

2) Les racines.

Barrès découvrira ses racines lorraines. Du culte des racines découlera celui de la "Terre et des Morts".

 

3) Le vitalisme.

Pour Barrès, le vitalisme, c'est se fondre dans la volonté inconsciente des sentiments les plus obscurs de l'être, sentiments obscurs hérités de nos ancêtres, les Morts.

 

4) La démocratie de masse et le culte du chef.

Les masses sont le réceptacle des énergies obscures que le chef canalise et dirige vers des objectifs choisis. La liberté reçoit dès lors une nouvelle définition: c'est la force qu'acquiert un homme quand il est lié à d'autres hommes. Dans cette définition nouvelle de la liberté, posée par Barrès, se résument tous les arguments que nous avons préalablement analysés: le déterminisme hostile au libre-arbitre des libéraux et des conservateurs, l'impératif collectif de la race, des ancêtres et des morts dont nous devons poursuivre la mission historique. Enfin, l'inéluctabilité des "forces obscures", des "principes collectifs".

 

5) Le racisme.

C'est pour Barrès, l'héritage de Soury et l'idée de peuple, découverte chez Wagner.

 

6) Le culte du héros et le charisme.

 

De ces six "piliers", bien mis en évidence par Robert Soucy, Sternhell dégage les composantes de la théorie politique de Barrès, de son "nationalisme organique". Sternhell montre comment ces idées de base de Barrès vont être articulées dans la pratique politique qu'il suggèrera aux nationalistes français. Ce nationalisme implique:

 

1) Une hostilité farouche à la république "dissociée  et décérébrée ".

2) L'affirmation de principes de stabilité.

Ces principes sont ceux qui découlent du culte de la Terre et des Morts. Ce culte permet aux Français de vivre "dans leur vérité propre". Barrès entame ici une polémique avec ce qu'il appelle le kantisme abstrait , un kantisme qui nous enseigne à agir de façon à ce que nos maximes puissent avoir une vérité universelle. Barrès s'insurge ici devant cet universalisme postulé par le kantisme car il arrache l'intellectuel à son peuple et en fait un déraciné .La stabilité historique d'une nation se mesure dès lors, dit Barrès, à sa capacité de défendre ses vérités propres et non à chercher la chimère d'une universalité quelconque (9).

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lundi, 14 décembre 2009 | Lien permanent | Commentaires (5)

La crèche et les petits dieux du peuple

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La crèche et les petits dieux du peuple

par Claude BOURRINET

Jean-Paul Brighelli, récemment (1), rappelait que l’institution des crèches, n’avait que peu de liens historiques et religieux avec le christianisme authentique. Le terme « institution Â» est employé ici pour évoquer le mortier des siècles, la lente et merveilleuse fabrication d’une coutume populaire, qui se sert des pierres laissées par les traditions ancestrales, de cette mémoire longue qui plonge parfois dans les temps proto-historiques, pour ériger des « monuments Â» (du latin monumentum, dérivé du verbe moneo « se remémorer »). Les crèches appartiennent à cet « art Â» de tous, œuvre artisanale dont on ne connaît pas l’auteur, car elle jaillit du génie communautaire, comme les contes, les légendes, les chansons de village et des danses dit « folkloriques Â», dont les volutes manifestent quelques chose des mythes éternels.

 

Les crèches, dont la création est redevable de récits bibliques apocryphes, signifient, d’une façon bon enfant, la revanche du paganisme sur une religion allogène, judaïque, violemment hostile aux « idoles Â». Le christianisme primitif a eu du mal à se défaire de ces a priori anthropologiques, au point que sa réappropriation de l’art « païen Â» n’est devenue évidente que dans le temps même de sa résistible victoire sur les antiques croyances. L’art dit « chrétien Â», qui doit beaucoup à l’art impérial du IIIe siècle (2), s’est affirmé quand la nouvelle religion du Christ a senti qu’il n’existait plus guère de danger provenant de l’ancienne religion, c’est-à-dire après le putsch de Constantin, dit « le Grand Â», au début du IVe siècle.

 

Ce que l’on examine, de l’« art chrétien Â» du Moyen Âge, appartient à ce genre d’équivoques qui ne cessent d’agiter les spécialistes, l’équivalent des interrogations qui se posent lorsqu’on se demande s’il peut exister une philosophie chrétienne. De la même façon, on peut appréhender la foi galiléenne comme une acculturation du judaïsme, qui s’est fondu dans la Weltanschauung, la vision du monde hellénistique, avec, cependant, un noyaux monothéiste et iconoclaste persistant, qui se réactive par intermittence. D’autres apories peuvent aussi naître d’une analyse poussée des légendes issues de la « Matière de Bretagne Â».

 

La République – du moins celle qui s’est illustrée en France – a eu pour ambition de restituer l’État romain, sa vertu, son sens de l’État, bref, la res publica. Or cette « chose publique Â» peut se confondre aisément avec la laïcité telle qu’elle s’est traduite lors des lois de séparation de l’Église et l’État, en 1905. C’est évidemment, si l’on cherche des sources référentielles à cette brisure entre le sceptre et le goupillon, une illusion de trouver des justifications dans l’Histoire, car jamais, dans les temps anciens, même à l’époque de la querelle entre l’Empire romain-germanique et la papauté, on a conçu une société qui ne fût pas façonnée de ces deux pans indissociables que sont le temporel et le spirituel, ce qu’exprime très bien le terme de « religion Â», qui induit un rapport de dépendance entre le haut et le bas, entre le terrestre et le supra-humain. Même saint Augustin, dans La Cité de Dieu, ne sépare pas, de facto, la cité des hommes de la cité de Dieu, qui sont inextricablement mêlées, dans la vie civique, et dans les cœurs. Le point nodal, où s’incarne cette rencontre entre les deux ordres, est, bien sûr, la morale, ou, plus précisément, la charité.

 

La décision de l’État de couper les deux réalités de l’être humain, entre, d’un côté, la chose publique, et, de l’autre, la chose privée, ne visait pas, au début du XXe siècle, à empêcher la seconde de s’exprimer librement. La République a, au demeurant, eu besoin de l’appui de l’Église durant la Guerre de 14-18, comme, plus tard, le bolchevique Staline a eu recours à l’Orthodoxie durant la Grande Guerre patriotique qu’a menée l’empire soviétique contre l’empire nazi. Les hommes n’aiment pas mourir pour des idées, il leur faut la chair et le sang de leur mémoire pour se sacrifier.

 

L’agressivité dont font preuve, actuellement, les tenant d’une laïcité « pure Â» délivrée de tout signe religieux, lorsqu’ils revendiquent une sorte d’épuration civique, de nettoyage des rues, des édifices officiels, des corps et des écrans virtuels, et, bientôt, pourquoi pas, comme dans les meilleurs récits contre-utopiques, rectifiant passé et futur, ne manque pas d’être assez singulière, si l’on s’en tient à la longue chaîne des siècles.

 

Il est certain que la volonté, récurrente, existe de niveler le catholicisme au rang de sensibilité religieuse comme une autre, niant de cette façon son rôle constituant de notre civilisation européenne et française. Penser, pour autant, que cette acrimonie éradicatrice relève d’un complot visant à substituer l’islam au christianisme pèche par excès. En effet, les « princes qui nous gouvernent Â», comme disait feu Michel Debré, n’usent des musulmans qu’en ce que ceux-ci servent d’instruments de démolition. Le multiculturalisme n’est pas, dans notre espace historique, l’expression d’une civilisation, mais une arme contre la civilisation. La présence de religions allogènes, dans la Rome antique, n’a été tolérée, voire encadrée, comme le judaïsme, qu’en tant qu’elles de constituaient pas un péril pour la sauvegarde  de l’« empire Â». La notion de « tolérance Â», au sens que lui ont donné les Lumière, est, en ce qui concerne cette époque, tout à fait anachronique. Le passage du paganisme au christianisme n’a pas été un changement radical dans l’octroi plus ou moins grand de la « liberté d’opinion, ou d’expression Â» qui, là aussi, rapporté à l’ère contemporaine, risque de se révéler tout autant anachronique que la notion de tolérance. Car non seulement les débats philosophiques ne concernaient qu’une élite très réduite, mais on sait combien cyniques, stoïciens, épicuriens, ont pu être l’objet de désagréments de la part du pouvoir, et, surtout, quel a été la lente dérive structurelle, qui a formaté l’appréhension de l’univers, et, de syncrétismes en confusions, d’hénothéisme fondé sur un usage métaphorique des divinités, en synthèse entre aristotélisme, stoïcisme et platonisme, jusqu’au triomphe, dans les cercles cultivés de l’aristocratie, du néo-platonisme, et a préparé l’avènement de la théologie chrétienne et sa propension à caréner une orthodoxie pérenne (3).

 

Aussi bien serait-on avisé de ne pas interpréter l’évolution de ce que d’aucuns nomment « le système Â» comme un mode opératoire unique, reposant sur une vision stratégique homogène, d’où seraient tirées les ficelles qui manipulent des marionnettes. Non qu’il n’existe pas des officines plus ou moins occultes, mais les visées semblent parfois contradictoires. Comment concilier, en effet, la volonté de balayer tout signe ostentatoire de la religiosité – dont le fameux voile intégral – , et de promouvoir, dans le même temps, l’islam, en finançant, par exemple, des mosquées ? S’appuyer sur des populations étrangères, par leurs cultes, leur religion, leurs symboles civilisationnels, voire leurs mœurs, pour diminuer l’importance de la mémoire de l’Europe, et, parallèlement, se hérisser frénétiquement dès qu’apparaît toute allusion à la religion, voilà ce qu’on appelle un paradoxe. En vérité, le tableau est pour le moins complexe.

 

D’autant plus que le monde musulman s’inscrit dans le monde « traditionnel Â», conservateur (au sens propre : « qui conserve Â»). Toutefois, le processus libéral mondial le fait passer progressivement et sûrement, comme toute chose, dans une logique postmoderne; il se métamorphose, de réalité archaïque (de « archê », fondements originels) fortement ancrée, en expression d’une « opinion Â» comme une autre. Le vocable « religion Â» recouvre, sinon des acceptions différentes, du moins des degrés de pertes du sens inégaux. Car il s’en faut de beaucoup que toutes les sacralités se vaillent, tant synchroniquement que synchroniquement. Le christianisme de l’homme contemporain, si l’on prend la peine de sonder les cœurs et les intelligences, est sans commune mesure avec celui des temps anciens, et il est fort probable que le premier partagerait malaisément le sort du deuxième, qu’il appréhenderait à l’horreur pour les contraintes religieuses qu’éprouve tout hédoniste contemporain. De même, qu’y a-t-il de semblable entre la conception du sacré d’un paysan du Bengale, par exemple, et celle d’un évangéliste américain ?

 

La question essentielle est, non de ravaler toute sacralité à une dénominateur commun, par exemple la foi (aussi peu discernable que l’amour), ou bien, plus identifiable, les rites ou les bâtiments confessionnels, mais de savoir quel type de religiosité sied parfaitement au « système Â» libéral. Or, la logique de la « main invisible Â», du marché, est de déminer, de dédramatiser, de folkloriser, de dysneylandiser les patrimoines, les traditions, les appartenances, les identités. On se satisferait d’une multitude de communautés, à condition qu’elles se parent des attributs d’une mode, certes, un peu spéciale (comme les « identités sexuelles Â»), mais compatibles avec cet arc-en-ciel qu’on arbore comme le drapeau de la diversité. Autrement dit, pour la gloire et l’intérêt du doux commerce, il est nécessaire que se multiplient les appartenances, si possible interchangeables, mais sans les inconvénients ataviques de ces engagements, l’exclusivité, l’intolérance, la guerre, les bûchers, ou bien la permanence, la discipline, la règle, la rigueur de la doctrine.

 

La seule entité viable (si l’on ose dire) de l’ère postmoderne est une bulle vide, flexible, polycompatible, éthérée, irresponsable, vaguant à tous vents, surtout aux caprices du marché. La religion est un marché comme un autre. La gravité de la tradition authentique, comme celle de l’ensemble des sociétés qui ont disparu, diluées par les flux corrosifs de l’argent, cette pesanteur solennelle, digne, noble, que les Romains considéraient comme la marque de l’honnête homme, n’a pas sa place dans un monde liquéfié, qui n’est, aux dires de la « Dame de Fer », pas une société (4). Ne resterait in fine qu’un être évaporé, déraciné de la terre, sans laquelle aucune civilisation ne peut vivre d’une vraie vie, ne peut devenir la demeure du monde.

 

Faut-il parler, alors, de religion, de projet religieux conquérant, dominateur, tel que le serait l’islam, comme nous l’assurent les Identitaires ? Il semblerait plutôt que l’on assistât à l’un des derniers assauts contre l’esprit religieux. Les musulmans devraient porter attention aux effets dévastateurs de la modernité : on ne peut être véritablement adepte d’une tradition spirituelle, et drogué aux poisons de la société de consommation, de la sous-civilisation matérialiste, américanisée, bafouant toutes les valeurs qui ont été vénérées pendant des millénaires.

 

À cette aune, la censure des crèches apparaît comme l’aboutissement d’un processus de désenchantement commencé avec les religions judaïsantes. La société marchande est la fin et le triomphe d’un monothéisme délivré de ses oripeaux païens. L’Empire romano-chrétien a tenté, par la violence ou la propagande, l’intimidation ou la persuasion, d’extirper des cœurs, des consciences, et des paysages, les reliquats d’une religion haïe, que l’on dénonçait comme le suppôt du diable, comme le témoignage de la déchéance humaine (5). Le christianisme fut une religion nouvelle, une révolution. Son projet de nouvel homme se voulait radical. La nouvelle foi plongeait jusqu’au fond des êtres, et les sommait d’adhérer, d’aimer, de se sacrifier pour elle, ce que les traditions sacrales ancestrales n’exigeaient pas. Il fallait arracher les racines du mal, jusqu’au tréfonds de la terre humaine. La traque des derniers païens, la destruction ou la récupération des vestiges anciens, des chênes sacrés, des sources, des temples, des hauts lieux, furent, au Moyen Âge, un combat incessant. Et vain, comme l’on sait, puisque des legs païens restèrent vivaces, comme Noël, et, justement, nos fameuses crèches, avec leurs animaux sentant l’humus.

 

Pour la première fois, le libéralisme est en voie de réaliser ce qui avait été entrepris il y a deux mille ans : soustraire à la joie humaine la chair et la saveur des petits dieux populaires, ceux qui accompagnaient, jadis, les tribulations des humbles. Et l’on retrouve, dans cette volonté dévastatrice, cette rage rabbinique, ecclésiastique, qui s’en prenait autrefois aux héritages païens, même si cette haine est maintenant dirigée par des laïcistes, contre le christianisme même, comme chose du passÃ

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jeudi, 18 décembre 2014 | Lien permanent

Pourrissement des élites : pour une analyse du cas français...

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Pourrissement des élites : pour une analyse du cas français...
par Denis Collin
Ex: http://www.metapoinfors.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Denis Collin, cueilli sur le site La Sociale et consacré à la décomposition accélérée des élites françaises. Agrégé de philosophie et docteur ès lettres, Denis Collin est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à la philosophie, à la morale et à la pensée politique, dont Introduction à la pensée de Marx (Seuil, 2018) et Après la gauche (Perspective libres, 2018).

Pourrissement des élites

Pour une analyse du cas français

Il n’y a pas de société sans élite. Ce cons­tat est désa­gréa­ble pour tous ceux qui, comme moi, tien­nent l’égalité pour une vertu fon­da­men­tale. Mais c’est un fait. Nous ne pou­vons guère nous passer de chefs capa­bles de pren­dre des bonnes déci­sions sans trop ter­gi­ver­ser, de pen­seurs qui voient un peu plus loin que le bout de leur nez. Aucun État ne peut se passer d’un corps de fonc­tion­nai­res com­pé­tents, intè­gres et connais­sant les lois et les tech­ni­ques de l’admi­nis­tra­tion. Qu’on le veuille ou non, toutes ces tâches ne peu­vent être exer­cées par tous. Pour deve­nir un bon méde­cin, il faut beau­coup de temps et de connais­san­ces et per­sonne ne peut s’impro­vi­ser méde­cin.

Le pro­blème est bien connu : com­ment conci­lier l’idéal démo­cra­ti­que avec la néces­sité que les élites gou­ver­nent de fait. Il doit demeu­rer un libre jeu, conflic­tuel, entre le peuple et les grands, pour parler comme Machiavel. Les lois fon­da­men­ta­les doi­vent être adop­tées par le peuple tout entier et les élites doi­vent être élues par le peuple et doi­vent lui rendre des comp­tes. La répu­bli­que idéale n’a pas d’autres prin­ci­pes. Le pro­blème tient à ce que dans une société divi­sée en clas­ses socia­les aux inté­rêts diver­gents et même anta­go­nis­tes, les élites sont sélec­tion­nées par leur com­pé­tence, mais aussi et sur­tout par leur ori­gine sociale. Ceux d’en haut finis­sent en haut ! Vilfredo Pareto a consa­cré un tra­vail monu­men­tal à cette ques­tion en mon­trant les dif­fi­cultés de la sélec­tion des élites et la néces­sité de la cir­cu­la­tion des élites.

Si nous reve­nons main­te­nant à la situa­tion fran­çaise, il faut faire un cons­tat ter­ri­ble : celui de la décom­po­si­tion accé­lé­rée des élites. En rajeu­nis­sant le per­son­nel poli­ti­que et en contri­buant à l’éjection d’une bonne partie de la vieille classe poli­ti­que, le macro­nisme a mis en lumière l’extra­or­di­naire effon­dre­ment du niveau intel­lec­tuel des élites ins­trui­tes dans notre pays. La bêtise crasse, la vul­ga­rité, l’absence de tout sens moral et l’incom­pé­tence acca­blante domi­nent ces nou­vel­les élites, cette classe des « cré­tins éduqués » si bien carac­té­ri­sée par Emmanuel Todd. Chaque jour, pres­que chaque heure, un des per­son­na­ges haut placés du gou­ver­ne­ment pro­fère quel­que énormité qui va ali­men­ter les réseaux sociaux. La porte-parole du gou­ver­ne­ment, Sibeth Ndiaye excelle dans ce domaine, mais elle s’est tout sim­ple­ment mise dans les pas de son « Jupiter » dont les peti­tes phra­ses sur les gens qui ne sont rien, les chô­meurs qui n’ont qu’à tra­ver­ser la rue, etc. ont donné le ton géné­ral. Lallement et Castaner, Aurore Bergé et Amélie de Montchalin, Élisabeth Borne qui les a dépas­sées (les bornes) en niant la néces­sité pour les éboueurs d’avoir des mas­ques, cette dépu­tée LREM, méde­cin de son état, qui affirme que gou­ver­ne­ment a volon­tai­re­ment menti sur les mas­ques pour mieux obli­ger les Français à se laver les mains : la gale­rie des mons­tres n’en finit pas.

Trransformations sociales du mode de production capitaliste

Il serait absurde de penser qu’un hasard malen­contreux a permis à cette assem­blée de pren­dre le pou­voir. Contrairement à l’idée que 99 % des citoyens s’oppo­se­raient à 1 % de salo­pards, il faut admet­tre que la stra­ti­fi­ca­tion sociale, les modes de for­ma­tion et l’évolution tech­no­lo­gi­que ont pro­duit ces gens.

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La France, c’est bien connu main­te­nant et nous le véri­fions cruel­le­ment ces jours-ci, est un pays lar­ge­ment désin­dus­tria­lisé — à la dif­fé­rence de nos voi­sins alle­mands et ita­liens (on oublie que la deuxième puis­sance indus­trielle de l’UE n’est pas la France, mais l’Italie). La désin­dus­tria­li­sa­tion affai­blit le poids des élites scien­ti­fi­ques et tech­ni­ques. À l’époque des Trente Glorieuses, l’appa­reil d’État était dominé par les « grands corps » issus des pres­ti­gieu­ses écoles d’ingé­nieurs (Polytechnique, Mines, Ponts et Chaussées). Ces gens n’étaient for­cé­ment des modè­les d’huma­nisme ni d’huma­nité, mais au moins on peut pré­su­mer qu’ils savaient de quoi ils par­laient. En outre, leur exis­tence sociale dépen­dait de l’exis­tence d’une indus­trie forte et de la péren­nité des orien­ta­tions stra­té­gi­ques de l’État. L’orien­ta­tion vers les ser­vi­ces et le com­merce au détri­ment de l’indus­trie date de Giscard d’Estaing, grand euro­péiste. Elle sera pour­sui­vie par Mitterrand, en dépit de vel­léi­tés contrai­res entre 1981 et 1983 et par tous les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs depuis. Macron n’est que l’abou­tis­se­ment d’un héri­tage par­ti­cu­liè­re­ment lourd.

La délo­ca­li­sa­tion mas­sive de la pro­duc­tion vers les pays à bas coûts de main-d’œuvre se pro­jette dans l’ensem­ble du corps social. Les ouvriers et les tech­ni­ciens de l’indus­trie ont vu leurs effec­tifs fondre. Des pans entiers de l’indus­trie (tex­tile, sidé­rur­gie, électroménager) ont qua­si­ment dis­paru. Les auto­mo­bi­les « fran­çai­ses sont mas­si­ve­ment fabri­quées en dehors de nos fron­tiè­res, notam­ment pour les peti­tes cita­di­nes et gammes moyen­nes sur les­quel­les la marge de profit est plus faible quand elles res­tent fabri­quées en France. Est appa­rue une nou­velle classe moyenne supé­rieure de mana­gers, com­mer­ciaux, com­mu­ni­cants, DRH, etc. dont les com­pé­ten­ces tech­ni­ques et scien­ti­fi­ques sont net­te­ment moin­dres, mais dont l’arro­gance sur­passe bien vite les pires des anciens élèves de l’X. Cette classe moyenne supé­rieure mène une vie aisée. Ses enfants trus­tent les bonnes écoles. Elle parle sys­té­ma­ti­que­ment une langue qui mélange des restes de fran­çais avec le glo­bish. Elle com­porte plu­sieurs mil­lions d’indi­vi­dus. Certains sont direc­te­ment des pro­fi­teurs de ce nou­veau sys­tème et beau­coup d’autres sont seu­le­ment des aspi­rants, mais qui veu­lent y croire parce qu’ils pen­sent qu’ils le valent bien. Cette classe supé­rieure (entre la moyenne supé­rieure et la vrai­ment supé­rieure) est géné­ra­le­ment “pro­gres­siste” : elle aime le “high tech”, les voya­ges, la com­mu­ni­ca­tion et ne sou­haite pas trop s’encom­brer de res­tric­tions. Elle est aussi sou­vent sym­pa­thi­sante de la cause ani­male, et elle est favo­ra­ble au mul­ti­cultu­ra­lisme avec d’autant plus de fer­veur qu’elle vit dans ses pro­pres quar­tiers, notam­ment les cen­tres-villes “gen­tri­fiés”. Point commun : la haine des “gilets jaunes”, ces ploucs qui fument et rou­lent au gazole, comme l’avait dit un cer­tain ancien minis­tre, le sieur Benjamin Grivaux, dis­paru pré­ma­tu­ré­ment de la scène poli­ti­que pour avoir voulu faire concur­rence à Rocco Siffredi…

Des socio­lo­gues comme Christophe Guilluy ou des poli­to­lo­gues comme Jérôme Sainte-Marie ont com­mencé d’ana­ly­ser ces trans­for­ma­tions socia­les, mais c’est un tra­vail qu’il fau­drait pour­sui­vre afin d’en com­pren­dre toutes les impli­ca­tions.

L’éducation nouvelle et la fin de la culture générale

La culture géné­rale a tou­jours eu pour fina­lité la for­ma­tion intel­lec­tuelle des clas­ses domi­nan­tes. De Gaulle le disait clai­re­ment : “La véri­ta­ble école du com­man­de­ment est la culture géné­rale. Par elle, la pensée est mise à même de s’exer­cer avec ordre, de dis­cer­ner dans les choses l’essen­tiel de l’acces­soire (…) de s’élever à ce degré où les ensem­bles appa­rais­sent sans pré­ju­dice des nuan­ces. Pas un illus­tre capi­taine qui n’eût le goût et le sen­ti­ment du patri­moine et de l’esprit humain. Au fond des vic­toi­res d’Alexandre, on retrouve tou­jours Aristote.” Tout est dit ! C’est pour cette raison que le mou­ve­ment ouvrier tra­di­tion­nel a tou­jours reven­di­qué pour les pro­lé­tai­res l’accès à cette “école du com­man­de­ment”. Dans les écoles de for­ma­tion des partis “marxis­tes” on fai­sait lire Marx et Engels, mais aussi Balzac et Hugo. On y véné­rait l’his­toire autant que la poésie.

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À partir du moment où le gou­ver­ne­ment cède la place à la gou­ver­nance, où la com­mu­ni­ca­tion enva­hit tout le champ public autant que privé — ce qui com­mence au début du XXe siècle — la culture géné­rale authen­ti­que n’est plus d’aucune uti­lité. Symbolique : la sup­pres­sion de l’épreuve de culture géné­rale à l’entrée de Sciences Po Paris — une école “pres­ti­gieuse” qui depuis long­temps n’était le plus sou­vent que “science pipeau”. La poli­ti­que n’a plus besoin de culture, comme la direc­tion de l’indus­trie n’a plus besoin d’ingé­nieurs. Une classe diri­geante culti­vée peut être aussi cruelle et cyni­que qu’une classe diri­geante inculte — si la culture avait un rap­port quel­conque avec le bien, on le sau­rait. Mais une classe diri­geante inculte n’a aucun sens des pers­pec­ti­ves d’avenir, y com­pris de son propre avenir. L’ensei­gne­ment des vertus ayant com­plè­te­ment dis­paru, il ne peut plus en émerger quel­que grand homme, quel­que vision­naire.

Toutes les “réfor­mes” de l’école depuis 1968 ont eu comme prin­ci­pale fina­lité l’abais­se­ment du contenu des dis­ci­pli­nes ensei­gnées, entraî­nant l’indif­fé­rence crois­sante à l’idée de vérité objec­tive. Tout bon com­mu­ni­cant le sait : la vérité n’existe pas, elle n’est que ce que l’on par­vient à faire croire. La péda­go­gie n’est rien d’autre qu’une tech­ni­que de per­sua­sion. L’idée n’est pas neuve. Elle est propre au sys­tème tota­li­taire, ainsi que l’a bien montré Hannah Arendt — on peut lire avec profit son livre sur Du men­songe à la vio­lence. La fin de la culture géné­rale impli­que également la fin du rap­port au passé. Ce qui est ins­crit d’une manière ou d’une autre dans l’idéo­lo­gie du “pro­gres­sisme” s’impose avec d’autant plus de per­fi­die qu’on mul­ti­plie les com­mé­mo­ra­tions qui n’ont pas d’autre fin que de réé­crire le passé, comme le fait Winston dans 1984.

L’élite gou­ver­nante réunie der­rière la figure de Macron — on a main­tes fois raconté com­ment Macron a été choisi par l’élite tant étatique (ins­pec­tion des finan­ces) que capi­ta­liste — est à la fois inculte (il suffit d’avoir entendu Macron essayer de s’élever spi­ri­tuel­le­ment pour com­pren­dre pour­quoi il n’a pas passé l’agré­ga­tion de phi­lo­so­phie) et douée pour le bara­tin. Ils font tous imman­qua­ble­ment penser à un ven­deur de voi­tu­res d’occa­sion, ce qui est un peu injuste pour les ven­deurs de voi­tu­res d’occa­sion. Dans l’atti­tude de ces gens dans la crise du coro­na­vi­rus il y a une part d’affo­le­ment devant une situa­tion qui les dépasse, parce qu’il faut faire autre chose que de la com­mu­ni­ca­tion et que les manuels de réso­lu­tion de pro­blè­mes n’indi­quent pas la pro­cé­dure à suivre.

Ce qui atteint les clas­ses domi­nan­tes rejaillit sur les clas­ses domi­nées. On le sait depuis long­temps, ce sont sou­vent les intel­lec­tuels issus des clas­ses domi­nan­tes qui ont apporté leurs armes aux domi­nés. Marx et Engels n’étaient pas des gros pro­duc­teurs de plus-value ! Au lieu de ces mou­ve­ments des clas­ses domi­nan­tes vers les clas­ses popu­lai­res, nous avons aujourd’hui une “rébel­lion” orga­ni­sée, patron­née, finan­cée par les grands capi­ta­lis­tes qui y voient une oppor­tu­nité com­mer­ciale autant qu’une idéo­lo­gie par­fai­te­ment adé­quate à leur monde, les mou­ve­ments “anti-dis­cri­mi­na­tion” de tous les cin­glés de la Terre, fémi­niste 2.0, LGBTQ+++, déco­lo­niaux de tous poils et amis des isla­mis­tes qui trus­tent les postes à l’Université, orga­ni­sent les col­lo­ques les plus déments sur fonds publics et orga­ni­sent la chasse aux sor­ciè­res contre ceux qui gar­dent un peu de bon sens.

La destruction du sens moral

Ce qui a dis­paru, ainsi que l’a très bien montré Diego Fusaro, c’est la “cons­cience mal­heu­reuse”, c’est-à-dire l’exis­tence au sein de la classe domi­nante de la cons­cience de la contra­dic­tion entre les idéaux intel­lec­tuels et moraux au nom des­quels elle a ins­tauré sa domi­na­tion (liberté, égalité, fra­ter­nité) et la réa­lité de cette domi­na­tion. Tous ces res­sorts de la vie sociale qui expri­ment la “force de la morale” [1] ont été pro­gres­si­ve­ment sup­pri­més. Entre un mora­lisme puri­tain et anxio­gène et la des­truc­tion du “Surmoi” (au sens freu­dien), on aurait dû trou­ver une juste mesure. La cri­ti­que du mora­lisme s’est trans­for­mée en cri­ti­que de la morale et en apo­lo­gie du “style décom­plexé”. Sarkozy avait fait l’éloge de la “droite décom­plexée”. Que veut dire “être décom­plexé” ? C

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dimanche, 19 avril 2020 | Lien permanent

La gauche postmoderne a oublié le travail, l'ontologie et la patrie

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La gauche postmoderne a oublié le travail, l'ontologie et la patrie

Carlos X. Blanco

Ex : https://decadenciadeeuropa.blogspot.com

La liberté chez Marx est un concept ontologique de l'être social de l'homme, et elle est intelligible à la lumière d'une philosophie de l'histoire. L'homme, selon certaines théories, possède une capacité plus ou moins grande de contrôle sur les conditions matérielles de l'existence. Il ne s'agit pas d'une liberté abstraite - détachée des facteurs de conditionnement historiques qui canalisent et restreignent les opérations humaines. Ce n'est pas un a priori constant ou naturel.

Marx a ouvert "...une nouvelle conception de l'homme et de la liberté, en la comprenant d'une manière non seulement négative, c’est-à-dire ni comme une liberté naturelle ni comme un goût pour le hasard, la causalité, la contingence, bref pour l'indétermination, comme elle l’était typiquement pour l'idéologie libérale. Marx la conçoit au contraire comme une "liberté sociale" - selon l'expression de J.D. García Bacca-, ou une "liberté égalitaire" - selon les mots de G. della Volpe. En opposition à la conception idéaliste de la liberté comprise comme indépendance par rapport au monde réel ou comme détachement du monde réel, Marx postule la liberté matérialiste, le pouvoir ou la domination sur les conditions d'existence, qui rend possible le développement d'une activité humaine libre et consciente. Cela signifie l'émancipation humaine comme la réabsorption par l'homme réel de ses propres forces en tant que forces sociales, la réconciliation de l'homme avec son espèce, l'union entre l'individualité et la sociabilité, permettant une liberté réelle, l'émancipation humaine" [A. Prior, La Libertad en el pensamiento de Marx, Univ. de Murcia/Univ. de Valencia, Valencia, 1988, p. 54].

Lorsque nous parlons de liberté, et, ce faisant, nous ne voulons pas tomber dans les apriorismes, dans le naturalisme a-historique, dans l'abstraction pure, nous devons parler de la liberté humaine dans le cadre d'une étape historique donnée et dans le cadre d'un certain mode de production. Il existe donc une anthropologie marxienne, mais en réalité elle consiste en un fragment d'une ontologie de l'être social, c'est-à-dire une théorie sur ce qu'est la réalité et comment cette réalité est, à son tour, le fruit d’opérations humaines. La réalité marxienne est toujours une réalité "anthropique" : tout est vu du point de vue des formations sociales humaines dotées d'une certaine capacité d'ouverture sur les secteurs et les couches de la réalité dans lesquels ces formations sont insérées. La capacité à sarcler et à ouvrir de nouveaux secteurs et de nouvelles couches de la réalité est très différente, selon la formation et le créneau culturel dans lequel elle se trouve. À tout moment et quel que soit le degré de contrôle sur la réalité, les "libertés" sont essentiellement diverses et souvent incompatibles entre elles. Parler de "la" Liberté comme d'un absolu ne répond qu'à un mode de pensée absolutiste. Lorsqu'un être humain vient au monde, il rencontre un monde objectif, et il est lui-même, en tant que corps actif, une réalité objective. Avec cette réalité corporelle-objective qu'il est lui-même, dans laquelle il se constitue et se développe, il en vient à se constituer en réalité par antonomase, et non en simple subjectivité et non en simple effet. L'éducation, le niveau technique, les compétences acquises compteraient parmi les causes qui expliquent et déterminent ce qu'est un homme au sens anthropologique du terme. Mais dans le marxisme, l'anthropologie doit conduire à une ontologie : qui est l'homme, car l'homme est ce que sa société et les facteurs de conditionnement matériel de son temps déterminent. Encore une fois, nous citons Angel Prior :

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"La caractéristique de l'homme est son extériorisation, son objectivation. Si l'on est un être corporel, vivant, sensible, c'est parce que ses objectivations sont aussi réelles et sensibles. Exister de manière naturelle, c'est posséder la nature en dehors de soi. L'objectivation est une condition de l'être naturel, elle ne participe pas au (mode de) l'être de la nature. L'être objectif se caractérise, en bref, par la possession d'un objet en dehors de lui-même. Marx confère aux pouvoirs humains un caractère non seulement anthropologique, mais aussi ontologique" [op.cit. p. 66].

Dans ce travail, nous acceptons qu'il existe chez Marx un concept matériel - et non matérialiste - de la liberté. Loin du déterminisme "techno-économique" qui lui a été attribué, loin du "sociologisme", selon lequel l'être humain est réduit aux conditions sociales et matérielles de l'existence. Chez Marx, il y a une ontologie, et ce n'est pas précisément une ontologie en accord avec les Lumières, les idées du Progrès et le positivisme de certaines "lois de l'histoire". Que dans le langage utilisé par le philosophe, mille et une traces de son propre temps ne puissent être détectées serait comme demander à Marx d'être un dieu, un être à part de l'histoire et des influences environnementales, au-dessus de l'éducation concrète reçue. Les influences environnementales et éducatives étaient celles de la classe moyenne européenne éduquée et libérale du XIXe siècle, plus les connaissances du mouvement socialiste précédent, également héritier des Lumières, des idées imprégnées de rationalisme et de scientisme : le monde s'améliorerait, la science et la technologie résoudraient les problèmes matériels fondamentaux de l'humanité, et les problèmes matériels des êtres humains aideraient à résoudre la misère spirituelle, en particulier celle de la classe ouvrière. Aujourd'hui, nous voyons les choses très différemment. Le progrès n'existe pas. La plus grande capacité technique suppose, pour le capitalisme, une plus grande possibilité de réifier le corps et l'âme de l'être humain, une réification jusqu'à ses derniers recoins et particules. L'ultra-esclavage de l'être humain, sa disparition plus que probable, sont aujourd'hui des réalités en vue, que Marx n'aurait pas pu imaginer.

Les Lumières ont fini par devenir un despotisme absolu, le "nouvel ordre mondial". De nos jours, alors que l'on parle encore du "fascisme" comme s'il s'agissait d'une catégorie politique en vigueur, après qu’il a été vaincu en 1945, peu de gens se rendent compte que le fascisme qui a réellement survécu est celui du despotisme absolu du capital qui, en utilisant les alibis éclairés (notamment les droits de l'homme interprétés de manière créative et comme un tableau extensible, ouvert à l'infini) exerce sa domination sur la plus grande partie du monde. Le livre d'Adorno et Horkheimer, Dialectique des Lumières, était vraiment prescient. Au XXIe siècle, les Lumières continuent de déployer leurs potentialités, passant du plus émancipateur au plus sinistre, comme quelqu'un qui voyage à travers un spectre de lumière visible sans solution de continuité. Ces potentialités qui ont servi à abolir la servitude, les privilèges et la misère, ont joué leur rôle en Occident. Mais à la fin de l'histoire des Lumières, ce que nous avons vu n'était rien d'autre qu'un arsenal d'armes idéologiques pour soumettre les peuples à la domination du capital.

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Parmi les armes idéologiques figurent celles qui consistent à "rapprocher le marxisme" d'un matérialisme. L'effort du fondateur de cette ontologie de l'être social pour surmonter et s'éloigner de L. Feuerbach et de son matérialisme n'a servi à rien. L'énorme travail pour entreprendre une "Critique de l'économie politique" n'a servi à rien, car cette science économique, pour le marxisme, est une fausse science, c'est de l'idéologie. C'est aussi de l'idéologie et une fausse conscience que de présenter comme de purs faits et d'éternelles lois naturelles ce qui n'est rien d'autre qu'un système historique (créé par l'homme et susceptible d'être renversé par l'homme) d'exploitation de certaines classes par rapport à d'autres.

Lorsque l'on tente d'aligner le marxisme sur le matérialisme et sur certaines scientificités présumées ("matérialisme historique", "matérialisme philosophique", "lois de la dialectique"), ce que l'on fait, sans vergogne, c'est offrir la version la plus domestiquée et la plus gérable possible d'un nouveau déterminisme qui bloque les êtres humains dans leurs possibilités de "devenir réalité".

Marx, avant d'être le créateur d'une science ou le chef d'une armée d'épigones révolutionnaires, doit être considéré comme un philosophe. Un métaphysicien de facture aristotélicienne et hégélienne, à parts égales, l’une pour le philosophe grec antique, l’autre pour l’Allemand du début du 19ème. Et le voir ainsi n'est pas une mince affaire. Le capitalisme veut nous laisser sans métaphysique. Le capitalisme est un système de dissimulation et de camouflage de la réalité, il veut que vous et moi ne voyions pas la réalité et ne réalisions pas que nos diverses opérations sont efficaces et, avec celles des autres, sont aussi la réalité, sont "ultra-réalistes". C'est ce que Gramsci, Preve et Fusaro, les marxistes qui ont le mieux vu, appellent une existence "défatalisante".

L'idéalisme de Marx (hégélien) devient ainsi le meilleur réalisme (aristotélicien) : l'homme est par nature un être social. L'homme, depuis qu'il arrive à une existence communautaire civilisée (polis) réalise ses potentialités spécifiquement humaines et dépasse la simple existence zoologique. Cette nature socio-politique de l'homme est essentiellement liée à la rationalité. Comme l'a dit Aristote, l'homme ne se limite pas à éprouver de la douleur et du plaisir et à estimer ce qui est et peut devenir nuisible ou commode. L'homme est capable de beaucoup plus : il est capable de donner des raisons aux autres afin d'établir ce qui est bon (et pas seulement utile ou commode) pour le bien commun. Ce (bien) commun est attaqué en permanence depuis qu'il existe. Il existe de manière établie depuis l'établissement en Grèce d'une polis "de tous", et non comme le patrimoine d'un roi ou d'un groupe de personnes puissantes. Mais dans les biens communs, il ne manque jamais de forces désintégratrices, d'intérêts "égoïstes", d'usurpation des biens communs au profit du privé. Tout cela définit déjà "l'esprit du capitalisme" mais, comme on peut le voir, c'est arrivé beaucoup plus tôt dans l’histoire. Dans les sociétés anciennes, comme celles des Grecs à l'époque archaïque et classique, il existait déjà cette dialectique entre l'usurpation du bien commun et la défense de la polis, précisément en tant que bien commun organique.

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Pour que tous participent à ce bien commun, au-delà des inégalités matérielles, on en est venu à appeler la démocratie, bien qu'au-delà de la désignation par celle-ci d'une forme politique différente et opposée aux autres (comme on peut le voir dans les analyses de Platon et d'Aristote), l'existence de procédures démocratiques dans l'Antiquité révèle la conscience d'un peuple. Il y a un peuple si la polis (l'État et avec lui, le territoire, la souveraineté, le pouvoir de décision sur les affaires communes qui n'est pas laissé entre les mains des individus ou des agents extérieurs) est une union organique, et non pas simplement formelle, de toutes les classes et de tous les éléments qui la composent.  L'idéal du peuple au sens organique, formant un tout avec l'État, ne peut être extrapolé au monde contemporain que par des voies clairement formalistes. L'organicité de l'ancienne polis, louée surtout par le romantisme révolutionnaire du XIXe siècle, nous apparaît aujourd'hui comme un "totalitarisme". D'autre part, l'atomisme et le repli sur la sphère privée, caractéristiques de la Modernité, loin de représenter un triomphe du modèle libéral, apparaissent au législateur classique comme la consécration de l'égoïsme, d'une anarchie gouvernée par des bandits de grand chemin. Comme l'écrit Perry Anderson :

"Les anciennes républiques constituaient de petits États guerriers et leurs citoyens étaient soumis à un conformisme civique rigide. Ils ont pu consacrer la majeure partie de leur temps à des intérêts publics, notamment militaires, car la production et le commerce étaient assurés par des esclaves. Les sociétés modernes, en revanche, étaient des nations commerciales à grande échelle, dans lesquelles l'individu n'avait ni la possibilité ni le temps de se consacrer à des activités publiques, mais avait beaucoup plus de possibilités de choisir son propre mode de vie" [P. Anderson : The Ends of History, Anagrama, Barcelone, 1992 ; p. 22].

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Il est évident qu'aujourd'hui, la "démocratie" est un terme vidé de tout sens, qui désigne une dictature atroce, à commencer par la plus atroce de toutes, qui est la dictature du Capital. Nous ne pouvons pas perdre trop de temps sur ce point. Ce qui est intéressant, c'est de constater que la pensée européenne, depuis la Grèce, oscille et se tend dans deux grands camps, l'un, celui des défenseurs du Bien commun, de la polis, de l'organicité du bien de tous, d'une part, et le camp des partisans de l'atomisation, de l'usurpation du commun et de l'in-organisme social, tendant à devenir une masse.

L'apport le plus précieux de la pensée de Marx n'est pas d'ordre économique (il n'y a pas d'"économie marxiste" mais précisément une critique de l'économie politique) ni d'ordre politique (un communisme comme "forme" de démocratie populaire, ou autre), mais une ontologie de l'être social. Cette ontologie est l'étude de l'être humain comme une réalité qui exige une réconciliation entre son essence et son existence. Ce qu'est l'homme comporte une exigence : ce qu'il doit être. Il ne doit pas être une machine de production ou une marchandise, il ne doit pas être un animal ou une "matière" consciente. L'homme est un être essentiellement libre qui doit réaliser son existence en étant libre. Sinon, il est aliéné. C'est ainsi qu'Angel Prior le dit, en se référant à cette dialectique entre aliénation et liberté :

"Aliénation et liberté] sont deux concepts et deux problématiques qui maintiennent une unité interne entre eux, de sorte qu'il est logique de parler d'aliénation chez Marx, d'une vision de l'existence de l'homme comme ne correspondant pas à son essence, qui est celle d'être libre. De la même manière, la théorie de la liberté est présentée comme une alternative à la libération de l'homme de toutes les situations et conditions d'oppression, d'exploitation et d'aliénation. En fin de compte, Marx exprime la liberté comme la libération et l'émancipation complète de l'homme de tous les obstacles qui l'empêchent de développer ou de réaliser son essence. Si la caractéristique de notre époque est le dualisme, l'opposition entre l'essence de l'homme et l'existence, Marx propose la réconciliation, l'unité entre l'essence et l'existence. L'aliénation ne peut être surmontée que dans le communisme, compris comme "royaume de la liberté" [A. Prior, op. cit. p. 96].

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Le communisme n'est pas une forme politique concrète, à côté des autres et expression du "dépassement" définitif des autres. Il ne s'agit pas non plus d'un modèle économique concret d'économie planifiée, collectiviste, centraliste ou autre. Le communisme est une ontologie de la liberté : l'homme, en tant qu'être social, se réapproprie son essence et se lance dans le développement de toutes les potentialités qui lui ont été historiquement refusées. Le communisme, au lieu d'être une utopie ("pas encore", "nulle part", "la fin de l'Histoire"), doit être compris chez Marx comme l'ontologie de l'homme, sa propre réalité, une réalité niée et bloquée par le capitalisme. Marx, plus encore qu'un idéaliste hégélien, est, d’une certaine façon, un réaliste aristotélicien et un théoricien du Bien Commun. Il serait plus proche de Thomas d'Aquin que de Hegel s'il n'y avait pas les coordonnées d'époque, qui sont très diffÃ

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samedi, 06 février 2021 | Lien permanent

Restaurer ce qui a été perdu il y a longtemps en Suède

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Clemens Cavallin, Johan Sundeen, Lars Eklund : Restaurer ce qui a été perdu il y a longtemps en Suède

Source: https://3droga.pl/felietony/clemens-cavallin-johan-sundeen-lars-eklund-by-przywrocic-to-co-zostalo-utracone-dawno-temu-szwecja/


Pour le développement du conservatisme suédois, un retour profond aux racines culturelles fournies par le catholicisme et à la société civile dynamique créée par les églises protestantes libres est essentiel. Une approche relativiste ou laïque ne suffit pas.

Le conservatisme, dans ses différentes formes, attache une grande importance à la continuité, à l'histoire, à l'organicisme, à la spécificité d'une nation et de sa culture. Une approche conservatrice et prudente du changement - résistant aux projets accélérationnistes et utopiques de transformation révolutionnaire - n'est possible que si les traditions qui lient la génération actuelle à ses ancêtres sont encore vivantes. Mais que signifie le conservatisme lorsqu'une nation a été complètement "modernisée" ? Que peut-on préserver lorsque l'État paternaliste a sapé les institutions naturelles à un point tel que l'enthousiasme pour le changement radical - en d'autres termes, le progressisme - a été intériorisé comme une identité humaine fondamentale ?

Dans une telle situation, le conservatisme devient inévitablement un projet visant à restaurer ce qui a été perdu - et à récupérer ce qui a une valeur durable. Mais quels sont les critères de sélection des traditions et des valeurs à restaurer lorsque ces traditions ne sont plus ancrées dans l'expérience vécue ? Dans une telle situation, le conservatisme ne devient-il qu'une idéologie séculaire, promouvant, entre autres, un certain idéal de société, dépassé de surcroît ?

Ces questions inquiètent de plus en plus l'ensemble du monde occidental, qui radicalise les principes fondamentaux de la modernité, tels que l'autonomie individuelle, le relativisme et la laïcité. Cette intensification est particulièrement évidente en Suède, un pays caractérisé par une alliance entre l'atomisme individualiste, le matérialisme et un État-providence de type Léviathan. En Suède, le socialisme et le libéralisme se sont fondus en une seule mentalité qui valorise l'accélération du changement, tant technologique que moral, et qui recherche - de manière quelque peu contradictoire - une sécurité globale.

Les origines de la "situation suédoise"

La situation actuelle de la Suède est le résultat d'une évolution dans laquelle les institutions des débuts de la modernité ont été transformées de l'intérieur en marchandes d'idéologies radicales. Cela a commencé avec la Réforme protestante au XVIe siècle, lorsque le pouvoir séculier a transformé l'Église catholique supranationale de Suède en une institution nationale subordonnée au pouvoir politique. Bien que le gouvernement ait introduit la liberté religieuse dans les années 1950 et que le système de l'Église d'État ait changé de manière significative en 2000, l'Église luthérienne de Suède est toujours gouvernée par des partis politiques dans le cadre d'élections spéciales de l'Église et est réglementée même en termes de gouvernance, de vérités de la foi, de propriété et de présence géographique en vertu du droit séculier.

Le parti social-démocrate, qui a été au pouvoir presque sans interruption pendant quatre-vingt-dix ans, a décidé au début du vingtième siècle de ne pas poursuivre une séparation complète de l'Église et de l'État, mais plutôt de séculariser et de radicaliser la société par le biais de l'Église. Comme les rois protestants avant eux, les sociaux-démocrates ont comprisl'utilité de l'église nationale en tant qu'institution pour légitimer le pouvoir politique - mais pas en tant que témoin de Dieu et de sa loi éternelle qui pourrait juger l'ordre actuel.

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À partir des années 1960, le radicalisme de gauche a transformé de manière décisive l'Église de Suède, comme l'a documenté Johan Sundeen dans son livre intitulé "L'Église de 1968" (68-kyrkan : Svensk kristen vänsters möten med marxismen 1965-1989). Les principaux intellectuels protestants ont cherché une synthèse entre le marxisme et le christianisme. Ils ont présenté la révolution culturelle en Chine, la situation au Nicaragua sous le régime sandiniste, et même la dictature communiste en Corée du Nord comme "le Royaume de Dieu sur terre". Bien que cet enthousiasme soit retombé dans les années 1980, l'Église en Suède reste extrêmement politisée.

refv.jpgDans son livre récemment publié, The Way of Reformism : On Social Democracy and the Church (La voie du réformisme : sur la social-démocratie et l'Eglise) (Reformismens väg - om socialdemokratin och kyrkan) le social-démocrate Jesper Bengtsson note avec une certaine satisfaction qu'il n'y a probablement aucune autre institution dans la société occidentale qui ait été transformée dans la même mesure que l'Église de Suède.

Avec la transformation idéologique de l'église nationale dans les années 1960, une approche de gauche a conquis le débat culturel suédois, touchant toutes les sphères de la société. Par conséquent, le débat public ne s'est pas concentré sur le bien-fondé de l'idéologie socialiste, mais sur sa meilleure forme et sur la manière de la mettre en œuvre.

Bien qu'il y ait eu une certaine opposition au socialisme en tant qu'idéal économique, les idées gauchistes ont rapidement laissé leur empreinte sur la politique des partis conservateurs. En 1969, l'ancien parti Högern, la droite, s'est rebaptisé le parti modéré (Moderaterna). Au cours de cette période, ils ont cessé de souligner l'importance des petites communautés et de l'identité nationale, ainsi que le rôle social du christianisme et l'inviolabilité de la vie humaine. Les autres points de rattachement au conservatisme plus conventionnel sont, selon le politologue Jan Hylén, des anomalies dans un parti désormais caractérisé par le libéralisme et l'individualisme.

La vague de socialisme des années 1960, menée par la génération du baby-boom, est importante pour expliquer pourquoi la Suède a souffert pendant des décennies de l'absence d'une opposition conservatrice influente et confiante. En fait, un changement important avait déjà eu lieu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Des intellectuels et des politiciens de premier plan ont pris leurs distances par rapport aux opinions conservatrices, chrétiennes et néohumanistes, les considérant comme entachées par leur association avec le national-socialisme.

La Suède n'a pas participé à la guerre et n'a donc pas eu à subir le même projet de reconstruction morale et physique que les autres pays après 1945. Ce fait, combiné à l'absence d'une Église jouant un rôle indépendant dans la vie publique, explique en partie pourquoi le christianisme et son projet civilisateur n'ont pas été au cœur du développement politique de l'après-guerre, comme en Allemagne de l'Ouest ou en Italie. Au lieu de cela, le parti social-démocrate a orchestré la "modernisation" rapide de la Suède.

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En outre, après que le long règne de la social-démocratie (qui a commencé en 1932) a finalement - mais seulement temporairement - été brisé en 1976, et lorsque l'empire communiste soviétique s'est effondré une décennie plus tard, le libéralisme plutôt que le conservatisme ou la démocratie chrétienne a triomphé. L'État suédois socialiste fermé s'est desserré, et les monopoles d'État dans les domaines de la télévision, de la radio, des services téléphoniques, de la distribution postale, du transport ferroviaire, des pharmacies et des casinos ont été supprimés. Ainsi, la présence du libéralisme a augmenté dans le mélange libéral-socialiste, mais les principes de base n'ont pas changé.

La dernière version (2020) de la carte de la culture mondiale Inglehart-Welzel, qui repose sur une enquête approfondie des valeurs mondiales, montre clairement que la mentalité suédoise est restée intacte. Sur la carte des valeurs, la Suède occupe toujours le coin supérieur droit, combinant des niveaux élevés de valeurs laïques-rationnelles et d'expression personnelle. Ces valeurs s'opposent aux valeurs traditionnelles et de survie qui caractérisent le coin inférieur gauche opposé, la zone de nombreux pays à majorité musulmane comme l'Égypte, le Yémen et la Jordanie. Au centre, on trouve un mélange de pays européens catholiques comme la Croatie et la Hongrie, ainsi que des pays d'Asie et d'Amérique du Sud comme la Thaïlande, Singapour et le Chili. Le trait le plus frappant est l'extrême mentalité des Suédois en comparaison mondiale, ce qui contraste fortement avec l'auto-évaluation omniprésente des Suédois comme occupant une position idéologique intermédiaire raisonnable.

Néanmoins, un changement de mentalité a été lent à s'opérer en Suède au cours des dix dernières années, lorsque les effets de la persistance de niveaux élevés d'immigration ont fini par provoquer une crise morale nationale. Le caractère inexorable de la modernisation, fondé sur le déclin de la religion et l'affaiblissement des liens familiaux, ne pouvait plus être considéré comme acquis. Dans une telle situation, certains (comme en France) ont naturellement insisté sur une application plus stricte des valeurs modernes. Ironiquement, cela a rendu le libéralisme de plus en plus intolérant. L'adhésion à l'individualisme et à l'idée moderniste de la liberté est obligatoire et doit être imposée. Dans le même temps, une fenêtre d'opportunité s'est ouverte pour les attitudes et les idées conservatrices mettant l'accent sur des liens culturels et historiques plus profonds.

Il y a vingt ans, Svante Nordin, professeur d'histoire des idées, écrivait dans le journal national Svenska Dagbladet que "le conservatisme intellectuel, qui... a joué un rôle si important dans le débat aux États-Unis et en Grande-Bretagne, mais aussi en France et en Allemagne, n'a pratiquement aucun équivalent en Suède". Même des introductions souvent utilisées dans des disciplines telles que l'histoire des idées et la science politique ont traité avec parcimonie - et condescendance - la tradition qui a émergé après l'attaque d'Edmund Burke contre la Révolution française.

Le réveil de la droite

9789177654971.jpgCependant, il y a maintenant des signes d'un réveil intellectuel conservateur. Après des décennies de sommeil, une littérature de qualité est publiée. Par exemple, Modern konservatism : filosofi, bärande idéer och inriktningar i Burkes efterföljd (Modern Conservatism : Philosophy, Main Ideas and Directions in the Wake of Burke) de Jakob E:son Söderbaum, la première vue d'ensemble complète de ce type en suédois, a été publiée en 2020. Il s'agit de l'ouvrage le plus complet d'une vague de publications, dont plusieurs anthologies et recueils d'essais présentant les traditions conservatrices suédoises et continentales.

Malgré cela, le devoir de prudence demeure. Le conservatisme en Suède doit être un projet constructif, qui n'est pas nécessaire là où existent encore des institutions et des coutumes incarnant les principes naturels et transcendants de la moralité et de la vie humaine que suppose l'approche conservatrice. Aujourd'hui, cependant, l'instinct de survie ethnique irréfléchi considère comme acquises - étrangement - précisément des traditions qui ne sont plus vivantes.

Le conservatisme, s'il ne doit pas être une simple défense du "mode de vie suédois" et de "nos valeurs", a besoin de ce que Russell Kirk a exigé - une "base solide". Le premier principe du conservatisme de Kirk est crucial - à savoir que "le conservateur croit qu'il existe un ordre moral durable. Cet ordre est fait pour l'homme, et l'homme est fait pour l'homme : la nature humaine est immuable, et les vérités morales sont permanentes". La reconnaissance d'un tel "ordre moral durable" est un principe fondamental de la civilisation, qui soumet toutes les prétentions et ambitions du pouvoir humain au jugement de ce qui transcende les ambitions et décisions politiques, même celles prises par des majorités absolues. L'alternative est la barbarie, pour laquelle "la force a raison", même si elle est élégamment formulée. Mais comment peut-il y avoir un ordre pour l'homme s'il n'y a pas de Dieu pour le donner ?

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D'autres principes formulés par Kirk caractérisent la nature prudente de la réforme conservatrice : prudence, précepte, diversité, imperfection, liberté et propriété, communauté volontaire et retenue. Mais ces principes sont moins utiles lorsque (comme dans le cas de la Suède) la modernisation des conversations intellectuelles, des institutions sociales et de la vie familiale a été complète et systématique - à un degré que même la plupart des dictatures communistes européennes n'ont pas réussi à atteindre.

Une raison importante de la situation actuelle de la Suède est la faiblesse des croyances et pratiques religieuses traditionnelles. Selon le World Value Survey, seuls 10% de la population suédoise considèrent que la religion est importante dans leur vie, et moins de 5% pensent qu'il est important que les enfants apprennent leur foi religieuse à la maison.

Dans le premier principe de Kirk - un ordre moral durable - la religion est irremplaçable. L'autorité transcendante de Dieu est le point d'ancrage surnaturel de la prudence conservatrice. Lorsque les institutions religieuses et leurs représentants choisissent de défendre la moralité sans base absolue, mais plutôt comme de simples croyances qui changent avec les méandres de la société moderne tardive - ou, comme en Suède, lorsque les croyances sont en fait le moteur de cette fluidité normative - alors le projet conservateur devient simplement une banale préférence qui peut changer à un rythme plus lent.

Ainsi, si le conservatisme doit être plus qu'une autre forme de politique identitaire, il doit se soucier de principes qui transcendent les cultures particulières. C'est particulièrement le cas lorsque ces valeurs éternelles ne font pas partie de formes de patrimoine développées organiquement, mais doivent être restaurées ou introduites pour la première fois. Affirmer - comme le fait Jakob E:son Söderbaum dans Modern Conservatism - que les conservateurs bien informés s'accordent génÃ

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samedi, 19 février 2022 | Lien permanent

Pourquoi s'opposer à l'OTAN?

Robert STEUCKERS:

Pourquoi nous opposons-nous à l'OTAN?

Traduction du "Script" néerlandais d'un débat sur l'OTAN qui a opposé Robert Steuckers, 

 au nom de "Synergies Européennes" à Maître Rob Verreycken, du Barreau d'Anvers - Eindhoven, 25 janvier 2003

 

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, Chers amis et camarades,

 

Je voudrais d'abord résumer brièvement les motifs principaux de mon hostilité à l'institution qu'est l'OTAN, afin d'ex­pliciter le point de vue que je vais défendre aujourd'hui :

◊ D'abord l'OTAN est "internationaliste" dans son essence, elle prend le relais d'un internationalisme iné­gali­tai­re, né de l'idéologie interventionniste du "One World" sous égide américaine, défendue par Roosevelt lors de la deu­xième guerre mondiale.

 

◊ Etre un Etat membre de l'OTAN, dans cette perspective, signifie être dépendant, donc soumis à la volonté d'un autre qui ne poursuit évidemment que ses seuls intérêts; être membre de l'OTAN, c'est être le jouet d'une vo­lonté autre, d'une volonté qui veut nous réduire à l'état de pion docile, sans volonté propre.

 

◊ L'OTAN empêche l'éclosion de toute politique de défense autonome chez ses membres mineurs. Elle contraint nos gouvernants à enfreindre l'adage romain : si vis pacem, para bellum. Ipso facto, elle renonce à toute forme de souveraineté et livre nos peuples à l'arbitraire d'une politique étrangère dominante.

 

◊ L'OTAN nous empêche donc simultanément d'avoir une industrie d'armement propre, une industrie aéronau­tique performante (Airbus constituant une exception en dehors du domaine militaire) et d'avoir une politique co­hérente de marine en Europe. Depuis 1945 en effet, seules deux puissances européennes ont pu développer de telles industries en toute autonomie : la Suède et la Grande-Bretagne. De 1950 à 1975, grâce notamment au con­cours d'ingénieurs allemands (cf. Helmut Müller, «Les scientifiques allemands en France après 1945», in: Nou­velles de Synergies Européennes, n°42/1999), la France a pu développer un pôle d'aéronautique militaire exem­plaire, dont le chasseur Mirage III sera le fleuron. Mais en 1975, lors du marché du siècle, des collabos eu­ro­péens au sein des pays de l'OTAN, ont misé sur le F-16 américain, plutôt que sur un chasseur français ou sué­dois ou franco-suédois, ruinant du même coup ce pôle d'aéronautique qui a besoin de commandes militaires pour être "boosté". En principe l'OTAN prévoyait une "Two-Way-Street", une voie à deux sens, où les comman­des militaires américaines en Europe et les commandes militaires européennes aux Etats-Unis se seraient équi­li­brées. Le "marché du siècle" a ruiné ce projet et créé une "One-Way-Street", une voie à sens unique. Cette voie à sens unique vaut évidemment pour l'aviation, mais aussi pour le matériel terrestre, car les Etats-Unis ont re­­fusé d'acheter des chars allemands, pourtant plus performants que les leurs.

 

L'OTAN, un jouet socialiste

 

◊ Sur le plan de la politique intérieure, l'OTAN a toujours été un concept défendu par les faux socialistes (et vrais corrompus), qui constituaient en quelque sorte une aile droite, influencée intellectuellement par les trot­skistes, dont la fidélité aux Etats-Unis a toujours été exemplaire. Qu'on se souvienne de Spaak, ancien révolu­tion­naire dans le Borinage en 1932, puis néo-socialiste opportuniste quand De Man acquiert du succès, pour de­ve­nir, à Londres, le sindic des intérêts américains et britanniques en Europe occidentale (et subsidiairement au Con­go…). La servilité à l'OTAN et aux Etats-Unis s'appelle d'ailleurs le "spaakisme" ou le "suivisme", dans le lan­ga­ge de notre politique étrangère. La première esquisse de l'OTAN, incarnée par le Traité de Bruxelles de 1948, a­vait reçu le nom de "Spaakistan" à l'époque, par ceux qui, à droite comme à gauche, se montraient clair­vo­yants et percevaient le jeu de dupes que l'on nous imposait. Plus tard, on a connu l'épilogue de ce suivisme so­cia­lo-trotskiste dans la personne du lamentable Willy Claes ou du pauvre De Ryke. S'identifier à l'OTAN équivaut à s'identifier à d'aussi lamentables personnages. A l'étranger aussi, ce sont les socialistes occidentalistes (trot­skistes) qui ont été les meilleurs avocats de l'OTAN; songeons à Pierre Mendès-France (dont le niveau est évi­dem­ment supérieur à celui de Claes) dans les années 50 en France et à Javier Solana en Espagne. A droite de l'é­chiquier politique, contrairement à ce que l'on pourrait croire, l'enthousiasme pour l'OTAN a été bien moin­dre, sinon inexistant : en Belgique, à l'époque où le PSC était encore considéré comme une force politique de droi­­te, Pierre Harmel a tenté, au nom d'un idéal d'«Europe totale», de dégager notre pays de l'étau étouffant que nous imposaient les Etats-Unis. Dans ce que les journalistes appellent l'extrême droite, Jean Thiriart s'est fait l'avocat d'un refus systématique de la domination américaine, dont son mouvement, Jeune Europe, devait de­venir le fer de lance.

 

◊ Dans la sphère médiatique, la défense des intérêts des Etats-Unis, de l'OTAN et les plaidoyers pour les inter­ven­tions tous azimuts contraires au droit des gens ou aux décisions de l'ONU, sont le faits de personnages pro­pa­gandistes, soi-disant philosophes, comme Bernard Henry Lévy, Alain Finkielkraut ou André Glucksmann; au nom d'une certaine "gauche" ou d'un humanisme (qui reste à définir…), ils appellent sans cesse au carnage, que ce soit dans les Balkans, en Irak ou ailleurs, et traitent de "fascistes" tous ceux qui sont en faveur de la modé­ra­tion ou de la diplomatie. Ce sont ces gens-là qui ont paré du label d'"humaniste", les tueurs, les narco-trafi­quants et les proxénètes de l'UCK. Défendre l'OTAN, c'est défendre les crimes commis par ces gens-là. Défendre l'OTAN, c'est entonner un plaidoyer justificateur ou édulcorant pour les crimes de droit commun les plus ab­jects. Défendre l'OTAN, c'est quitter le domaine de la bienséance et sombrer dans la pire des voyoucraties poli­tiques.

 

◊ Enfin, défendre la politique globale américaine, dont l'OTAN est un instrument, surtout sur le théâtre euro­péen et nord-atlantique, c'est accepter que certains Etats, notamment l'Hegemon américain, "dealent" de la dro­gue, afin de pouvoir financer et mener des opérations "sales" qu'aucun Parlement n'accepterait d'avaliser. Par conséquent, il me paraît impossible d'être simultanément en faveur de l'OTAN, d'une part, et de préconiser une politique identitaire européenne, donc une politique d'indépendance européenne, d'appeler à défendre les va­leurs de notre propre civilisation, de lutter contre les réseaux criminels et de s'opposer à la libéralisation de la drogue, d'autre part.

 

L'OTAN et la question américaine

 

La question de l'OTAN est inséparable de la question américaine. Les Etats-Unis et, avant eux, les treize colo­nies britanniques d'Amérique du Nord qui les formeront à partir de 1776, sont marqués dès le départ par une idéo­logie anti-historique, qualifiable de "chronophobique" (cf. à ce propos: Cliffrod Longley, Chosen People - The Big Idea that Shapes England and America, Hodder & Stoughton, London/Sydney/Auckland, 2002). Les co­lons qui ont peuplé ces colonies étaient généralement des "non conformistes" sur le plan religieux. Les Foun­ding Fathers, les Pèlerins du Mayflower et autres zélotes religieux, adeptes d'un fondamentalisme bibliste pro­tes­tant, ont pour dénominateur commun un rejet total du passé et de ses acquis. Pour eux, les institutions, les con­tinuités, les traditions, parce qu'elles ne reposent pas sur leur lecture réductrice de la Bible, sont frappées du sceau du Mal et doivent être abolies, éradiquées, extirpées. Les hommes sont pécheurs s'ils s'inscrivent dans de "longues mémoires", ils n'appartiennent dès lors pas au clan des "Justes", parce que ces traditions, qu'ils en­ten­dent cultiver, auraient généré, au fil du temps, des injustices "inacceptables" et, par le biais de la doctrine de la prédestination, "impardonnables", "imprescriptibles". Si ce radicalisme fanatique a été quelque peu atté­nué à la fin du 18ième siècle sous la direction politique ou intellectuelle d'hommes comme Washington, Jeffer­son ou Hamilton, il n'en demeure pas moins qu'il est une donnée constitutive de la mentalité américaine, la­quelle est instrumentalisée contre le monde entier. Qui ne fait pas la même lecture des faits de monde que le gou­ver­nement américain, qui propose d'autres formes de gouvernement ou d'autres projets d'aménagement ter­ritorial se retrouve ipso facto assimilé au Malin et traduit, le cas échéant, devant un "tribunal international". Le fanatisme des puritains a changé de forme  —bien que les gestes religieux que pose un Bush, par exemple, re­lèvent de ce schématisme puritain sans profondeur temporelle—  mais il reste néanmoins in nuce une volonté d'é­radiquer les legs du passé, de faire de celui-ci une table rase. Toute résistance à cette volonté se voit cri­mi­nalisée.

 

Après les premières décennies de l'histoire des Etats-Unis, le Président Monroe proclame en 1823 une doctrine que l'on a souvent résumée comme suit : «L'Amérique aux Américains». Elle s'adresse, menaçante, à toutes les puis­sances européennes en général, à l'Espagne, maîtresse de l'Amérique centrale et méridionale, en par­ti­cu­lier. Implicitement, cette doctrine constitue une déclaration de guerre à toutes les puissances européennes sou­haitant défendre leurs intérêts dans le Nouveau Monde. L'hostilité à l'Espagne culminera en 1898, lors de la guer­re hispano-américaine. Toutes les forces soucieuses de maintenir les acquis de l'histoire en Europe se sont mon­trées hostiles à l'américanisme, y compris l'Autriche, dont le ministre Johann Georg Hülsemann avait par­fai­tement perçu le danger américain, dès la proclamation de la Doctrine Monroe en 1823 (cf.: Heinrich Drim­mel, Die Antipoden. Die Neue Welt in den USA und das Österreich vor 1918, Amalthea, Wien/München, 1984).

 

Un « Hegemon » auquel aucune fidélité n'est due

 

Au 20ième siècle, Wilson veut imposer un nouvel ordre international, via le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, mais cette base juridique pourrait dresser les peuples dont les richesses sont convoitées par les Etats-Unis contre la volonté de Washington. Les Américains décident donc de ne pas adhérer à la SdN, qu'ils avaient ap­pelée de leur vœux. Franklin Delano Roosevelt poursuit l'œuvre du siècle américain, visant à contrôler les ri­ves asiatiques du Pacifique et les rives européennes de l'Atlantique. Du dernier conflit mondial naît l'ONU, dont les décisions ne sont pas davantage respectées par les Etats-Unis aujourd'hui. Dans The Grand Chessboard (1996), Brzezinski décrit la stratégie qui consiste à exciter les vassaux les uns contre les autres pour ne pas qu'ils fassent collusion contre l'hegemon américain. On le voit : la politique du "Big Stick", destinée à l'Amérique la­tine, du temps de Theodor Roosevelt, le refus de se conformer aux décisions des instances internationales et la hantise de voir de fortes coalitions se dresser contre les ambitions de Washington sont anciennes mais régu­liè­rement renouvelées. Toutes les puissances de la planète, l'Europe comprise, les "alliés" aussi, peuvent de­ve­nir demain les victimes de ces politiques : on ne peut donc considérer l'hegemon comme bienveillant, comme ga­rant de la paix civile chez nous. Par conséquent, un tel hegemon ne saurait être un "allié" ou un "protecteur", et donc aucune fidélité ne lui est due.

 

Carl Schmitt nous a démontré que les idéologies de la Révolution française, de la révolution bolchevique —du moins jusqu'en 1945 car, après la seconde guerre mondiale, l'URSS renoue avec la diplomatie traditionnelle et sa pratique des rapports bilatéraux—  et de l'interventionnisme américain, à partir de Theodor Roosevelt, de Wil­son et de Franklin Delano Roosevelt, sont des idéologies qui ne respectent pas les équilibres traditionnels, hé­rités de l'histoire, ni les formes ni les us et coutumes de la diplomatie. En ce sens, ces idéologies sont dan­ge­reu­ses et bellogènes : elles impliquent une guerre permanente sans limites et sans tempérance. L'OTAN est un ins­trument de cette politique d'intervention tous azimuts, au nom de principes hostiles aux héritages his­to­ri­ques des peuples, de principes qui entendent faire du passé table rase. Par conséquent, celui qui entend s'ins­cri­re dans les continuités de l'histoire, qui entend perpétuer ces continuités, qui a le sens de l'histoire, qui res­pec­te les équilibres traditionnels entre puissances ne peut soutenir ni l'Amérique ni l'OTAN.

 

De la Mer Blanche au Golfe Persique

 

Pour étayer notre propos, rappelons les étapes de l'histoire européenne et nord-atlantique qui ont suivi les con­fé­rences de Yalta et de Potsdam (en 1945). Il faut savoir que la seconde guerre mondiale, menée contre une puis­sance occupant le cœur géographique de l'Europe, a été gagnée dès 1941, par la maîtrise du Proche-Orient qu'ob­tiennent les Britanniques en trois étapes: en mai 1941, ils matent la révolte de Rachid Ali en Irak, oc­cu­pent le territoire mésopotamien et engrangent les puits de pétrole, assurant une couverture énergétique pour le matériel militaire allié; en juin et en juillet 1941, ils éliminent la (faible) menace qu'auraient pu exercer les Fran­çais de Vichy au Liban et en Syrie. En août et en septembre 1941, ils occupent l'Iran (avec les Soviétiques, mais qui sont confinés au Nord de Téhéran). Les réserves iraniennes de pétrole s'ajoutent à celles de l'Irak. Cet­te triple maîtrise de l'espace proche- et moyen-oriental permet d'alimenter en matériels l'URSS, faisant office de champion continental contre le principal challengeur. Ces opérations d'approvisionnement s'effectuent via la Cas­pienne et le trafic fluvial sur la Volga. De cette façon, tous les points du front de l'Est peuvent être assurés d'une bonne logistique: au Nord, via Mourmansk en toutes saisons ou via Arkhangelsk en été seulement, via les ca­naux de la Mer Blanche (le fameux Belomor) menant aux deux grands lacs Onega et Ladoga et de ceux-ci vers l'in­térieur des terres, via chemins de fer, et vers le cours de la Volga au-delà du nœud ferroviaire de Vologda. Ce système de communication entre Mourmansk et Arkhangelsk sur les rives de l'Arctique, d'une part, et la Cas­pien­ne et le Golfe Persique, d'autre part, n'a jamais été interrompu ni sérieusement menacé par les troupes al­le­mandes ou finlandaises.

 

La leçon géopolitique et géostratégique à tirer de la deuxième guerre mondiale est donc la suivante: l'Europe se contrôle au départ du Sud-Est, plus exactement à partir du Proche-Orient et de la Mésopotamie. Une vi­sion eurocentrée de la défense européenne est donc une aberration, qui caractérise, notamment, la ges­tion hitlérienne de la belligérance entre 1939 et 1945. Une explication hitlérienne de la seconde guerre mon­diale ou une nostalgie de l'hitlérisme constituent par conséquent un danger très grave d'un point de vue géostratégique européen cohérent. Ceux qui cultivent aujourd'hui encore un hitlérisme eurocentré sont les alliés objectifs de l'hegemon américain qui visent notre asservissement, parce que cette vision nous empêche de percevoir correctement la dynamique spatiale articulée contre le cœur géographique de l'Eu­rope et parce que cette vision donne mauvaise presse dans le système médiatique contrôlée en ultime in­stance par les Etats-Unis.

 

Une triple politique contre l'URSS

 

A la suite de cette victoire anglo-américaine en 1945, les alliés occidentaux (France exceptée), vont tenter de gar­der toutes les cartes entre leurs mains. Dès la fin des hostilités, les Anglo-Américains vont déployer une tri­ple politique contre l'URSS, qui vient d'avancer ses pions vers le centre de l'Europe:

 

◊ 1 - Empêcher que n'émerge une nouvelle alliance germano-soviétique.

 

◊ 2 - Malgré les acquisitions territoriales considérables de l'URSS de Staline, les Anglo-Américains vont lui refu­ser tout accès à l'Océan Atlantique, verrouillant la Baltique au niveau du Danemark, réitérant de la sorte la po­li­tique de Lord Castlereagh lors du Traité de Vienne en 1815 et appliquant les conseils d'Homer Lea dans son li­vre programmatique de 1912, The Day of the Saxons.

 

◊ 3 - Ne donner à Staline aucun accès à la Mer Méditerranée, en "neutralisant" la Yougoslavie de Tito à leur bé­né­fice; en laissant en Albanie un régime archaïque, celui d'Enver Hodxha, inféodé à la très lointaine Chine mao­ïste, laquelle ne cultivait évidemment aucune ambition en Europe; en mettant hors jeu la résistance grec­que de gauche, dans la guerre civile qui suivit le départ des Allemands, afin de conserver la maîtrise de l'Egée, sans influence soviétique aucune.

 

Dans l'immédiat après-guerre, ces trois principes de containment sont appelés à prendre le relais de la politi­que traditionnelle de contenir la Russie, en dépit qu'elle soit devenu l'allié privilégié —et la réserve de chair à ca­­non— pour abattre l'Allemagne, considérée à Londres et à Washington comme le moteur d'une future Europe uni­fiée. En toute bonne logique, le nouveau containment de la Russie doit commencer en Europe (aux niveaux de la Baltique, de l'Adriatique et de l'Egée), ce qui induit, quelques années plus tard, après les partages, à la créa­tion de l'OTAN en 1949, puis, ultérieurement seulement, à la mise sur pied du Pacte de Bagdad en 1955, avec la Turquie (qui fait charnière puisqu'elle est simultanément membre de l'OTAN), l'Irak sous tutelle bri­tan­ni­que avec une monarchie fantoche et l'Iran, avec le nouveau Shah, installé sur le trône en 1941, à la suite de la démission forcée de son père sous la pression anglo-soviétique.

 

La campagne afghane scelle le destin de l'Union Soviétique

 

Après les crises des années 50 (Corée, Hongrie, Suez), s'ouvre une période de coexistence et de détente. La con­frontation directe, en dépit des discours d'apaisement et des tentatives de dialogue Est-Ouest, reprend en 1978-1980, justement parce que les troupes soviétiques sont rentrées dans un territoire clef sur le plan stra­té­gi­que : l'Afghanistan. Les stratèges britanniques (et américains) savent, depuis les déboires de l'armée anglaise en 1842, que la puissance qui parvient à contrôler l'Afghanistan finira à terme par contrôler les points nodaux de communication entre la Russie, l'Inde et la Chine, donc contrôlera le destin de ces trois puissances. Surtout si l'on contrôle simultanément l'Arabie Saoudite et ses réserves pétrolières. Par une guerre d'usure, menée par per­sonnes interposées, c'est-à-dire par une counter-insurgency locale bien armée de l'extérieur, les armées so­vié­tiques ne tiennent pas le coup dans les montagnes afghanes; le coût de la guerre entraîne l'effondrement de l'U­nion Soviétique.

 

Dès la fin de la superpuissance soviétique, il aurait fallu dissoudre l'OTAN, instrument créé pour la contenir et la combattre, et revenir à l'"ancienne" diplomatie, avec ses rapports bilatéraux entre puissances. Washington a refusé cette logique de bon sens et a insisté pour le maintien et l'élargissement de l'OTAN, alors que son rôle était révolu. L'Union Soviétique cessant d'exister, l'idéologie internationaliste et radicale qu'elle incarnait cesse automatiquement d'être un facteur de la politique internationale. Mais les Etats-Unis n'ont pas désarmé contre la Russie, preuve que l'idéologie communiste, qu'ils prétendaient combattre parce qu'elle était d'essence to­ta­li­tai­re, ne les dérangeait pas outre mesure. L'objectif n'était pas de lutter contre le communisme mais bien con­tre la concentration de pouvoir et d'organisation territoriale que représente la Russie. Cette lutte a commencé dès la guerre de Crimée; elle se poursuit aujourd'hui, malgré la disparition du communisme. L'OTAN s'était don­né pour objectif la lutte contre le communisme et non pas contre la Russie traditionnelle. Par conséquent, si son objectif disparaît, elle n'a plus lieu d'être.

 

La mise en œuvre de la Doctrine Brzezinski

 

Après le retrait des troupes russes d'Afghanistan sous Gorbatchev, les Etats-Unis mettent en pratique la doctri­ne et la stratégie de Brzezinski, que nous pouvons résumer ici en trois points (pour des raisons didactiques).

 

◊ 1 - Dominer les "Balkans eurasiens", c'est-à-dire le centre turcophone et musulman de l'Asie centrale, de con­cert avec la Turquie et l'appui de quelques spécialistes israéliens. Cette stratégie vise à asseoir une do­mi­na­tion américaine sur l'espace où se situent tous les nœuds de communication entre l'Inde, la Chine et la Russie (et derrière celle-ci, l'Europe). Pour Brzezinski, cet espace s'appelle la "Route de la Soie" (Silk Road). Effective­ment, la libre circulation sur la "Route de la Soie", avant les conquêtes musulmanes et surtout turques, permet­tait une harmonie grande continentale, en dépit des différences majeures entre les civilisations qui la bor­daient. Les archéologues parlent de la "Sérinde" avec sa sublime synthèse helléno-bouddhique, détruite par les hor­des turco-mongoles et musulmanes. C'est la même volonté iconoclaste qui a animé les talibans, anciens sti­pen­diés de la CIA, lorsqu'ils ont détruit à coups de canon et de dynamite les splendides Bouddhas de Bamiyan en février 2001. Par conséquent, s'allier au Etats-Unis et rester inféodé à l'OTAN, est l'indice d'une volonté de dé­truire toute possibilité de ré-émergence de la synthèse helléno-bouddhique en Asie centrale, de priver en rè­gle générale et dans tous les cas de figure l'humanité de ses plus longues mémoires, de donner un blanc seing aux rééditions contemporaines de l'iconoclasme turco-musulman, de ruiner le patrimoine de l'humanité dé­fen­du par l'UNESCO, de participer à un projet qui interdira les communications fécondes entre trois aires civili­sa­tion­nelles (euro-russe, indienne et chinoise).

 

◊ 2 - Brzezinski parle ensuite de lutter contre toutes les "emerging powers", contre les "puissances émer­gentes". Pour empêcher leur fusion stratégique, les Etats-Unis, notamment via le réseau satellitaire ECHELON, or­ganisent un espionnage en bonne et due forme des firmes civiles et militaires européennes afin de "pomper" des renseignements et de les prendre de vitesse. Dans de telles conditions, adhérer à l'OTAN relève du maso­chis­me le plus aberrant, car l'espionnage satellitaire d'ECHELON ruine nos entreprises de pointe, génératrices de nouvelles dynamiques industrielles, et condamne au chômage des techniciens et des ingénieurs de haut ni­veau. Les politiciens qui soutiennent les positions des Etats-Unis et de l'OTAN sont responsables du ressac éco­no­mique dû à la mise en œuvre du système d'observation satellitaire ECHELON.

 

◊ 3 - L'ensemble des opérations actuelles des Etats-Unis a pour but ultime de créer un véritable verrou par­tant des Balkans, traversant la Mer Noire et le Caucase du Nord, pour s'élancer sur l'ancienne Route de la Soie jusqu'au Pamir. De même, ni une puissance européenne ni la Russie ne peuvent avoir un accès direct et ai­sé à la Méditerranée orientale.

 

A ce projet impérialiste, théorisé par Zbigniew Brzezinski, s'ajoute un appui systématique donné au trafic de dro­gues dans le monde entier. Les moudjahhidins afghans, puis les talibans, ont alimenté leurs caisses avec l'ar­gent de la drogue. Dans ce même circuit, les mafias turque, albanaise et italienne ont joué un rôle dé­ter­mi­nant. En conséquence, qui appuie la stratégie militaire des Etats-Unis, accorde ipso facto un blanc seing au nar­co-trafic international, générateur de réseaux multi-criminels (car-jackings, cambriolages, prostitution, …), no­­tamment au sein des populations immigrées en Europe occidentale. Toute option politique en faveur de l'al­lian­ce américaine et de l'OTAN conduit à avaliser cette criminalité débridée, à tolérer l'impuissance de nos ap­pareils judiciaires et de nos services de police, à accepter les débordements des diasporas mafieuses.

 

Du Triangle d'Or aux autres narco-trafics

 

L'alliance entre la CIA et le narco-trafic a commencé dès le début des années 50, quand les armées en déroute du Kuo-Min-Tang chinois vont se réfugier au-delà de la frontière sino-birmane, dans le fameux Triangle d'Or. Main­tenue en état de combattre pour toute éventuelle reconquista de la Chine devenue maoïste, cette armée vit du narco-trafic pour s'auto-financer, ce qui évite aux autorités américaines de demander un financement of­ficiel pour ces opérations de guerre parallèle. Des cénacles discrets décident d'utiliser l'argent de la drogue, de favoriser indirectement la consommation dans les métropoles occidentales, afin de ne pas avoir recours à l'ar­gent des contribuables. Effectivement, alors que la drogue s'était limitée à des cercles très restreints d'ar­tis­tes ou de consommateurs très aisés, elle connaît un boom extraordinaire à partir des années 50; dans une pre­mière phase, c'est la consommation d'héroïne en provenance d'Indochine qui domine l'avant-scène; dans une se­conde phase, la consommation de cocaïne en provenance d'Amérique du Sud prend le relais.

 

Dès le début de l'intervention américaine en Indochine, des tribus rurales comme les Méos ou les Shans sont ar­mées et utilisées contre les gouvernements locaux, accusés de sympathies pour la Chine ou l'URSS. Leur ar­me­ment est payé par le biais de l'argent de la drogue. C'est la mise en place d'un scénario que l'on appliquera en­sui­te en Afghanistan et en Tchétchénie, et, qui sait, demain, dans nos propres banlieues et zones hors-droit, pour générer le désordre civil en Europe et éliminer ainsi une puissance concurrent économique des Etats-Unis. Les restes de l'armée du Kuo-Min-Tang de Tchang-Kai-Tchek, par exemple, avaient besoin de 10.000 $ par hom­me et par année, soit un total de 150.000.000 $ pour des effectifs de 15.000 hommes. Ce financement n'a ja­mais reçu l'aval du Congrès américain, exactement comme, très récemment, le financement des milices de l'UCK albanaise. Ces pratiques ont toujours été occultées par l'idéologie anti-communiste, laquelle est légitime en théorie, mais à condition qu'elle ne couvre pas des pratiques criminelles. Au départ du Triangle d'Or birman, l'hé­roïne était acheminée vers les Etats-Unis par voie aérienne, à l'aide de DC-3 (C-47) d'une compagnie ap­partenant à la CIA (source : Alfred McCoy, The Politics of Heroin in Souteast Asia, 1972). Le scandale a éclaté au grand jour en 1971, dans l'affaire dite des "Pentagon Papers".

 

La croissance de la toxicomanie aux Etats-Unis

 

La distribution de cette héroïne a été assurée aux Etats-Unis par Lucky Luciano, le boss de la mafia utilisé par l'US Army pour garantir le bon succès du débarquement en Sicile en 1943, et par un autre gangster, Meyer Lan­sky. En Italie, en Chine, en Turquie et en Albanie, les services américains ont donc délibérément parié sur le nar­co-trafic ou en ont utilisé les réseaux. Luciano, par exemple, est arrivé après la guerre avec 200 mafiosi en Ita­lie pour y distribuer l'héroïne des Chinois et étendre le trafic à l'Europe entière. Pour faire fléchir le gou­ver­ne­ment central italien, les services américains et les mafiosi brandissaient la menace d'un séparatisme sicilien. Les chiffres de la progression des diverses toxicomanies sont éloquents et montrent bien que le phénomène a été créé artificiellement. En 1945, on comptait 20.000 héroïnomanes aux Etats-Unis; en 1952, ils étaient 60.000; en 1965, 150.000; en 1969, 315.000; en 1971, 560.000. Des engouements littéraires, basés sur des re­jets ou des révoltes que l'on peut qualifier de "légitimes", comme la Beat Generation, ont contribué à vul­ga­ri­ser les toxicomanies dans les esprits, ont accentué le désir de se démarquer de la société bourgeoise conven­tion­nelle. L'idéologie de 68, anti-autoritaire et contestatrice des structures fondamentales de nos sociétés, puis le mouvement hippy, consommateur de marijuana, ont amplifié considérablement le phénomène, ce qui nous fait arriver au chiffre astronomique de 560.000 toxicomanes aux Etats-Unis.

 

Ces 560.000 drogués ont contribué à financer la machine de guerre, sans qu'il n'ait fallu augmenter les impôts, car c'est à cela que sert la drogue sur le plan stratégique: à ponctionner les citoyens, sans recourir à l'impôt, tou­jours impopulaire. La succession des modes contestatrices et anti-autoritaires n'est pas arrivée "par hasard": el­les ont toutes été vraisemblablement téléguidées de "haut", par des services de guerre psychologique. A par­tir de 1975, la consommation d'héroïne diminue aux Etats-Unis, car les troupes américaines quittent le Vietnam et les auxiliaires tribaux des zones reculées d'Indochine ne sont plus appelés à constituer des contre-guérillas. En revanche, la consommation de cocaïne en provenance d'Amérique du Sud augmente. Elle sert à consolider le tré­sor de guerre de bandes au service de la politique américaine et des services secrets. La plus-value du trafic de cocaïne servira ultérieurement à financer les "Contras" au Nicaragua, tout comme les réseaux mafieux a­vaient armés les partisans italiens, et la drogue du Triangle d'Or avait contribué à équiper les guérilleros Méos et Shans au Laos.

 

La double stratégie  —militaire et narco-trafiquante—  mise en œuvre par les services secrets américains trouve é­galement un relais en Turquie, où le pouvoir est détenu par un complexe militaro-mafieux, principal pilier de l'OTAN dans ce pays. L'insistance de Washington pour faire accepter à l'UE la candidature turque vise un ob­jec­tif bien clair pour tous ceux qui se rappellent ce pan d'histoire occulte de la seconde moitié du 20ième siècle qu'est l'organisation, à des fins stratégiques et impérialistes, du narco-trafic en Asie, en Amérique latine et ail­leurs. Cet objectif est, tout logiquement, de faciliter la distribution de drogues dans toute l'UE, pour en saper ain­si les assises sociales, faire de l'Europe une zone politiquement émasculée. Après avoir soutenu la can­di­da­tu­re de la Turquie, Washington appuiera bien évidemment celle d'un autre Etat trafiquant, le Maroc; ce qui ac­cen­tuera encore davantage la pandémie toxicomaniaque dans nos sociétés, qui sont déjà bien ébranlées par la per­te de leurs anciennes valeurs cardinales, par leur ressac démographique général, par leur nanisme militaire, etc. 12.000 familles marocaines vivent de la culture du cannabis dans le Nord du pays, comme le souligne l'At­las­eco de 2002, publié par l'hebdomadaire parisien Le Nouvel Observateur. Déjà instrumentalisé contre l'Es­pa­gne pendant l'été 2002, cet Etat est un atout complémentaire dans la panoplie américaine destinée à ruiner l'Eu­rope.

 

OTAN et multi-criminalité

 

En conclusion, défendre l'OTAN, même si on prévoit dans cette défense une revalorisation du pilier européenne de cette organisation, est incompatible avec un programme politique intérieur qui vise une lutte systématique con­tre le trafic de stupéfiants illicites, parce que c'est justement la puissance hégémonique au sein de l'OTAN, qui la contrôle entièrement, qui est responsable de la diffusion planétaire du fléau de la drogue. Ensuite, si ce mê­me programme politique promet aux citoyens de traiter la criminalité ambiante par "la manière forte", il en­vi­­sage, par conséquent, de traiter de la même manière forte la part de la criminalité qui découle de la drogue et des cartels de "multi-criminalité", où la drogue joue un rôle moteur. Par suite, tout programme politique pré­voyant la lutte contre la drogue et contre la criminalité, doit s'attaquer non pas seulement aux effets mais aux causes; or la cause principale de ces deux fléaux réside dans la politique menée par les services secrets amé­ricains dans le Triangle d'Or, en Turquie, en Afghanistan, au Maroc et en Amérique latine. L'OTAN est le prin­cipal instrument de la politique américaine. Il faut le rendre inopérant pour pouvoir assainir nos sociétés et les rendre à nouveau conviviales pour tous les citoyens, surtout pour les humbles qui peinent chaque jour, dans leurs tâches quotidiennes.

 

Robert STEUCKERS,

Forest/Flotzenberg - Eindhoven, 24 & 25 janvier 2003.

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