dimanche, 23 mars 2008
Entretien avec Christophe Gérard
Christopher Gérard: Parcours d'un païen
Acte un. Imaginez un gamin, douze ans à peine, passionné d'archéologie, penché sur le squelette d'un guerrier franc enterré là depuis quoi ? dix, quinze siècles... L'enfant, pas encore un adolescent, s'active pour mettre à jour les restes du vieux Belge qui en son temps dut être un rude gaillard ardennais. Pour Christopher —car vous l'aurez deviné, c'est de lui qu'il sagit— plus qu'une pièce de musée c'est une authentique relique qu'il est en train d'exhumer. Mieux: qu'il ressuscite. Premier sentiment de religiosité, et déjà, confusément, le sens du tragique. L'alchimie s'opère.
Acte deux, quelques années ont passé. Nous retrouvons Christopher, jeune homme toujours passionné de fouilles, dégageant du chantier où il s'affaire une pièce de monnaie romaine du règne de Constantin. On lui a dit que ces ruines, tout ce qu'il reste d'un édifice jadis magnifique, remontent aux premiers chrétiens et à leur frénésie destructrice. Pourquoi un tel déchaînement de violence ? Il frotte la pièce, parvient à lire l'inscription qui y est martelée. En bon latiniste qu'il est, il n'éprouve aucune peine à la traduire. Soli Invicto Coniti. Sans qu'il s'en rende bien compte, quelque chose se produit en lui, comme une prise de conscience qui va déterminer toute sa vie. Sa religion est faite.
Si vous demandez à Christopher Gérard ce qu'il fait dans la vie, question typiquement occidentale qu'il déteste, sa réponse sera invariablement la même: «archéologue de la mémoire». Avec ça, vous serez bien avancé. Demandez-lui plutôt qui il est, et d'où il vient. Là, il vous répondra tout accent dehors: «Moi, Irlandais, Germain et Hellène»! Né new-yorkais en 1962, d'un père belge et d'une mère d'origine irlandaise, Christopher Gérard n'attend pas sa première année pour faire son grand retour sur le Vieux Continent. Il n'en bougera plus que pour effectuer deux voyages en Inde, ce qui, pour Gérard l'indo-européen revient au même, ou à peu près. Une fois diplômé de l'Université Libre de Bruxelles (licence de philologie), Gérard se lance dans l'enseignement. Mais pas n'importe lequel, celui de la plus vieille sagesse européenne, celle que lui a révélé sa double formation et d'historien et d'helléniste-latiniste. Par des moyens modernes, Christopher Gérard entend diffuser la vision du monde qui est la sienne, la vision archaïque d'avant l'arrivée des chrétiens.
Le chemin de Wilflingen et la naissance d'Antaios
Ne manquant pas d'ambition et prenant son courage à deux mains, il prend la route de Wilflingen en 1992 après Jésus Christ (la précision a son importance) et frappe à la porte d'Ernst Jünger, pour obtenir de lui l'autorisation de reprendre à son compte la publication d'Antaios, revue détudes polythéistes que le nonagénaire auteur du Traité du rebelle avait cofondé et animé avec Mircea Eliade de 59 à 71. Jünger accepte. Le premier numéro d'Antaios nouvelle formule paraît sous le parrainage de l'anarque le 8 novembre 1992. Une date des plus symboliques; le 1600ème anniversaire de l'interdiction du paganisme par l'empereur chrétien Théodose, le 8 novembre 392. Antaios se veut une source d'inspiration pour préparer le XXIème siècle, dont on sait depuis Jünger qu'il sera celui des Titans, et le XXIIème siècle, celui des Dieux, toujours selon Jünger. Depuis, Antaios s'honore d'accueillir dans ses pages Michel Maffesoli, Alain Daniélou, Arto Paasilina, Robert Turcan, Gabriel Matzneff, ou Jean-Claude Albert-Weill, et publie des inédits de Cioran, Michaux, Borges, F.G. Jünger, Evola et Ziegler. Existe aussi pour soutenir la revue une Société d'Etudes Polythéistes, fondée en 1998, un 8 novembre également.
Le paganisme selon Christopher Gérard? L'expression, superbe, est de lui: «redevenir soi-même macrocosme». Pas de divinité tutélaire, ni menu à la carte, façon New Age. Pas question de se convertir au brahmanisme ou à l'hindouisme. Ridicule! Pas de mythe de l'Age d'Or. Pas d'illusion sur la technique, mais pas de blocage mental dessus. Pas d'idolâtrie non plus. «Méden agan» (rien de trop). Prier une multitude de dieux revient toujours à vénérer le seul et même dieu démultiplié en autant de services à rendre. Non, le paganisme vrai consiste à révérer l'un et son contraire, Apollon et Artémis, Sol et Luna, tous participant d'un même ordre du monde harmonieux, dans une pratique personnelle, libre et joyeusement acceptée. Une ascèse, un combat aussi, contre le monothéisme génocidaire, l'homogénéisation, les idéologies modernes. Rien de plus éloigné du paganisme que le fanatisme, le sectarisme religieux. Cest pourquoi Gérard n'aime pas le mot foi, et lui préfère fides (sa devise, «Fides aeterna»).
Et n'allez pas lui dire que le monde est désenchanté, lui vous rétorquera crépuscule en bord de mer, brâme du cerf au petit matin, bruissement du vent dans les branches, chant du ruisseau. Entretien (propos recueillis par Laurent SCHANG).
Le Baucent: Pour ceux qui ne vous connaîtraient pas encore, Christopher Gérard, pourquoi ce titre, Parcours païen ?
Christopher Gérard: Parcours païen est un recueil de textes illustrant le réveil des Dieux dans la conscience d'un jeune Européen d'aujourd'hui. La pensée grecque, surtout celle des présocratiques (sans oublier l'héritage tragique), l'empereur Julien, le souvenir de fouilles archéologiques menées durant l'adolescence, la figure solaire de Mithra, des voyages aux Indes sur les traces d'Alain Daniélou, l'Irlande ancestrale, tous ces éléments à première vue disparates, mais d'une cohérence souterraine, composent le paysage mental d'un «Païen» d'aujourd'hui. La vision proposée est donc personnelle: il s'agit bien d'un itinéraire peu banal et d'un témoignage, celui de la permanence d'un courant polythéiste en Europe.
En rassemblant ces textes, j'ai voulu offrir au lecteur des pistes de réflexion et montrer que le Paganisme est à la fois civilisateur et apaisant. Trop de malentendus, de caricatures l'ont rendu «suspect» et il était temps d'en finir avec toute une bimbeloterie pseudo-païenne.
Le paganisme: une intelligence profonde de la Vie
Ce recours à la mémoire païenne constitue un idéal de résistance aux ravages de la modernité. Prenons un exemple: les Grecs nous ont livré comme principale leçon de ne se laisser arrêter par aucune question, de refuser tout dogmatisme. Or notre modernité, héritière d'un Christianisme désincarné (protestantisé), se fonde sur des dogmes: autonomie de l'individu, mythe du progrès, etc. Etre Païen, c'est opposer à ces chimères les cycles éternels, la souveraineté de la personne, c'est-à-dire des hommes et des femmes de chair et de sang qui héritent, maintiennent et transmettent des traditions, une lignée, un patrimoine au sens large. Je lisais il y a peu le beau roman d'un authentique Païen, Jean-Louis Curtis, Le Mauvais Choix (Flammarion 1984). Ecoutons ce que cet homme remarquable hélas disparu dit du Paganisme: «On discerne dans le Paganisme une grâce quasi miraculeuse, une intelligence profonde de la vie, du bonheur de vivre. Alors point de religion contraignante, mais seulement des fables gracieuses ou terribles, (...) des choses de beauté qui étaient à la portée de tous». Curtis voit bien que les utopies, ces maladies de l'intelligence, vomissent le sacré parce qu'elle y voient une menace. Etre Païen aujourd'hui, c'est refuser les utopies, la marchandisation du monde et le déclin de la civilisation européenne. Le Paganisme aujourd'hui, c'est être à la fois archaïque et futuriste, comme dirait Guillaume Faye. C'est aussi revendiquer haut et fort une souveraineté attaquée de toutes parts.
Je vous signale qu'en plus, l'ouvrage comprend une défense de l'Empire: du Brabant à la Zélande, de la Lorraine au Limbourg, nous sommes tous les héritiers d'une civilisation prestigieuse. Il nous appartient de rétablir l'axe carolingien, pivot d'un ordre continental digne de ce nom. Adveniet Imperium!
Parcours païen est le premier titre d'une nouvelle collection que je dirige aux éditions L'Age d'Homme intitulée Antaios qui, comme l'indique clairement son Manifeste polythéiste est d'affirmer de façon sereine, par le biais de travaux sérieux dans le cadre de l'érudition sauvage que «les Dieux sont fiction, mais non fabulation» (Ernst Jünger).
Le B.: Vous citez abondamment Ernst Jünger et on comprend pourquoi. Mais que pensez-vous de son compatriote Hermann Hesse, dont l'œuvre immense, disponible au format de poche, présente bien des similitudes avec celle de Jünger, en particulier s'agissant de la vision du monde, et ce malgré deux cheminements dans le siècle à l'opposé l'un de l'autre ? Je pense à Siddharta, Demian, ou Le Loup des steppes.
C.G.: Vous avez raison de faire référence à cet écrivain «alémanique», que Jean Mabire définit très justement dans Que lire II (1995) comme «le plus fidèle disciple de Nietzsche, mais aussi des romantiques allemands». La lecture de Siddhartha m'a bouleversé autant que celle de Sur les falaises de marbre. Hesse, comme Jünger est l'un des grands éveilleurs de l'aire germanique: tout jeune Européen doit avoir lu Le Loup des steppes, Le Voyage en Orient, Le jeu des perles de verre,... J'empoigne mon exemplaire annoté de Siddhartha et je tombe sur ces lignes: «Qu'un héron vînt à passer au-dessus de la forêt de bambous et Siddhartha s'identifiait aussitôt à l'oiseau, il volait avec lui au-dessus des forêts et des montagnes, il devenait héron, vivait de poissons, souffrait sa faim, parlait son langage et mourait de sa mort». Quelle plus belle évocation du Paganisme?
Le B.: Récemment j'ai vu un documentaire sur le décryptage par Champollion de la pierre de Rosette. Sa méthode aujourd'hui est connue: comparer les textes grecs gravés sur la pierre à ceux en caractères hiéroglyphiques. Après coup je me suis souvenu de ce que disait Simone Weil, qui affirmait un siècle après Champollion, que la Grèce n'aurait pu exister philosophiquement, religieusement et métaphysiquement sans l'apport de l'Egypte, qu'elle n'en est en quelque sorte que la fille aînée. Propos pour le moins déconcertants, en tout cas pour moi, et qui rappellent la thèse controversée du livre Black Athena. Votre avis sur la question?
Dans le même ordre d'idées, que faut-il penser de l'interprétation chrétienne, en particulier développée par Simone Weil, qui veut que la Grèce ait trouvé la finalité de son œuvre intellectuelle et spirituelle dans le catholicisme, via le judaïsme des intellectuels gréco-latinisés, les Flavius Josèphe d'Egypte et d'Israël?
C.G.: Je connais mal l'œuvre de Simone Weil, mais comment ne pas partager sa méfiance pour les sociétés industrielles en tant que systèmes aliénants? L'Enracinement, écrit à Londres en 1943 peu avant sa mort, comporte des pages splendides que tout dissident peut faire siennes. Ceci dit, son pacifisme, son admiration pour la révolution bolchevique ne me séduisent pas ni surtout son lent suicide et son goût de la mortification. Sur le plan religieux, elle se définit davantage comme «helléno-chrétienne» que comme disciple de l'Ancien Testament, ce en quoi elle renie ses ancêtres juifs. Je ne crois pas à la théorie à la mode chez divers Catholiques de la «préparation évangélique», vieux thème de la propagande chrétienne depuis le IIIe siècle: la pensée et les rites du Paganisme auraient préparé le triomphe nécessaire et absolu du fils d'un charpentier palestinien en qui le Dieu créateur de l'univers se serait incarné pour assurer, par le biais d'un supplice infamant, le salut individuel de milliards d'individus décédés, vivants et à naître. Selon ces justifications a posteriori déguisées en thèses providentialistes, le seul Catholicisme (Protestants et Orthodoxes comptent pour du beurre) serait l'horizon indépassable de la pensée (même prétention à la perfection dans le marxisme!). Pour un Païen conséquent, du IVe ou du XXe siècle, ce ne sont là que fantasmagories, bricolage théologique et syncrétisme stratégique en vue du contrôle des esprits (l'appropriation du platonisme par les Philon, Clément dAlexandrie et autres penseurs chrétiens, l'organisation du culte des saints pour satisfaire les attentes des paysans, par exemple). Entreprise qui trahit une origine bien humaine.
Paganisme éternel et christianisme cosmique
Le Paganisme éternel est une religiosité cosmique et polythéiste, une Tradition sans début ni fin, ignorant le Dieu créateur extérieur à sa création, le dogme (tombeau de la pensée), le prosélytisme (signe d'une faiblesse intrinsèque, d'un doute fondamental), le sens linéaire de l'histoire, etc. Que des influences de la Grèce sur l'Egypte et vice versa (et sans doute de l'Inde sur la Grèce et l'Egypte) aient été importantes, c'est une évidence: le monde antique est fait de ces correspondances mystérieuses. Mais cela ne doit pas nous entraîner dans un confusionnisme qui, s'il peut se révéler socialement acceptable, n'en demeure pas moins un malentendu, bref une impasse de la pensée. Si le paysan européen pouvait jadis être l'adepte parfaitement inconscient et sincère de ce que M. Eliade appelle justement le Christianisme cosmique (qui n'a rien à voir avec les Evangiles!), un Européen cultivé d'aujourd'hui doit être cohérent et opérer un choix entre le culte exclusif du Crucifié censé nous sauver d'un hypothétique péché originel et les religions cosmiques qui constituent l'authentique Traditio perennis. Si des rites, des lieux et des mythes préchrétiens (idem dans le Judaïsme et l'Islam qui se sont nourris des traditions antérieures) ont été superficiellement revêtus d'un vernis chrétien et donc récupérés, cela ne fait pas d'eux des rites, des lieux et des mythes chrétiens. Chartres est moins chrétien que traditionnel. Que le culte de la Vierge recouvre celui, originel, de la Grande Déesse, ne fait pas de celle-ci la mère du Nazaréen. En ce sens, les Protestants sont d'ailleurs plus cohérents. Je préfère évidemment la posture baroque, qui n'est plus celle de l'Eglise actuelle, de plus en plus infectée d'esprit protestant! Mais l'ambivalence baroque est-elle possible aujourd'hui?
Le B.: Cette année encore, la fête d'Halloween a connu un record d'affluence. Que pensez-vous de ces festivités essentiellement commerciales en provenance des Etats-Unis, et de leur condamnation par l'Eglise en tant que manifestation du Paganisme, à l'image, paraîtrait-il, de la Gay Pride?
C.G.: Je vous avoue que je lis peu la «grande» presse (je lui préfère de modestes bulletins rédigés par des hommes de conviction comme votre Baucent), je n'ai pas la télévision (je tiens à mon intégrité mentale) et je n'écoute jamais la radio (je pratique l'écologie active: éviter toute forme de pollution, y compris sonore). Tout ce tumulte dont vous parlez m'est donc étranger. J'ai bien aperçu lors de promenades cette avalanche de citrouilles et de sorcières, ces figurines plutôt kitsch. Que dire? Je ne fête pas Halloween déguisé en sorcière avide de chouingomme, mais la Samain, antique fête des Druides et des Guerriers, qui est en fait une veillée d'armes. Le premier novembre, pour les Celtes, est une date plus importante que le Solstice d'hiver. Pendant quelques jours, les hommes ont accès, sans risque de sacrilège, à l'Autre Monde, celui des Dieux. Le temps est suspendu et bien des barrières sont momentanément levées. La Samain est un moment décisif dans la lutte éternelle des Dieux contre les forces du néant; elle est aussi le prologue à l'obscurité qui s'étend. La fête permet à tous de se préparer à triompher des obstacles: il s'agit, oui, d'une veillée d'armes, d'où la Mort n'est pas absente, mais sans rien de lugubre ni de ludique. C'est vous dire si je ne me reconnais pas dans les enfantillages venus des States, cette débauche de consumérisme et d'infantilisme (soyons enfantins, peut-être, mais pas infantiles!). La Samain est tragique, Halloween, c'est kitsch. C'est comme si nous comparions le Tokay à je ne sais quelle mixture brunâtre à bulles.
Quant aux imprécations de l'Eglise, elles sont fort ambiguës. Une chose est de condamner la grotesque gay pride et l'invasion des citrouilles —symbole de crétinisation—, mais de là à parler de Paganisme... Le culte de la marchandise, du Veau d'or, la dépravation ou l'exhibitionnisme n'ont strictement rien de païen. Je suis pour ma part le premier à rejeter ces ferments de décadence. Mais le clergé fait mine de confondre la plus ancienne religion du monde (qu'ils ont pillée sans vergogne) avec les pires manifestations de l'âge sombre. Ce qui dérange en fait ce clergé, c'est la vitesse avec laquelle une fête celtique (instrumentalisée par les mercantis) efface la lugubre Toussaint. C'est de voir que l'imprégnation chrétienne cède si vite la place à de très archaïques archétypes, que la teinture chrétienne disparaît sous les assauts inlassables du vent et de la pluie. La même remarque peut s'appliquer aux soirées techno: ce n'est pas ma tasse de Bushmills, Dieux merci, mais il est clair que l'ombre de Dionysos s'étend sur ces fêtes crépusculaires. Heureux retour des temps.
Propos recueillis par Laurent SCHANG, le 8 novembre 2000, anniversaire de l'interdiction de tous les cultes païens par Théodose (392).
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