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Soral sur Céline et les petites gens


Soral sur Céline et les petites gens

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lundi, 21 mars 2011 | Lien permanent

Céline, le médecin invivable

Céline, le médecin invivable

 

par Jean-Yves NAU

 

Ex: http://lepetitcelinien.blogspot.com/

 

Voici un article de Jean-Yves Nau paru dans la Revue médicale Suisse des 23 février et 2 mars 2011. Vous pouvez télécharger l'article (format pdf) ici et . Merci à MF pour la communication de ce texte.

Quelques belles âmes plumitives (tricolores et souvent germanopratines) n’en finissent pas d’en découdre post mortem (c’est sacrément plus facile) avec les écrits du Dr Louis-Ferdinand Destouches ? Combien de temps encore se nourriront-elles de ce Céline, prénom emprunté à la mère de sa mère ? On tient régulièrement l’homme carbonisé. Et voici qu’il ne cesse de resurgir à l’air libre.

Dernière actualité le concernant dans une France où, décidément, les responsables gouvernementaux ne manquent aucune occasion de prêter leurs flancs aux fouets médiatiques : ces responsables entendaient «célébrer» l’œuvre du Dr Destouches. Aussitôt dit, aussitôt fait : tombereaux d’injures et rappels à l’essentiel… résurgence des vieux démons eugénistes ; démons comme toujours aussitôt confrontés aux génies de la créativité littéraire.

Céline ? On n’en sortira décidément jamais. «Célébrer» Céline ? Autant jeter des poignées de gros sel sur des milliers de plaies qui jamais ne cicatriseront. «Célébrer» ce docteur en médecine, écrivain de folie aux échos planétaires ? Qui ne voit là une erreur, une faute majeure, commise par le ministre français actuel de la Culture (Frédéric Mitterrand) ? C’est donc ainsi : on ne peut décidément pas laisser l’homme et son œuvre en paix. Et sans doute est-ce tant mieux.

Nous voici donc, une nouvelle fois, avec sur le marbre Louis-Ferdinand et la célébration contestée de sa naissance et de sa mort, de sa vie et de son œuvre. Célébrer Céline ? Il importe avant tout, ici, de se reporter aux écrits de l’un de ceux qui ont su l’autopsier au plus juste. Ainsi Henri Godard, dans les colonnes du Monde : «Doit-on, peut-on, célébrer Céline ? Les objections sont trop évidentes. Il a été l’homme d’un antisémitisme virulent qui, s’il n’était pas meurtrier, était d’une extrême violence verbale. Mais il est aussi l’auteur d’une œuvre romanesque dont il est devenu commun de dire qu’avec celle de Proust elle domine le roman français de la première moitié du XXe siècle (…) quatre volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade)». Henri Godard : «Céline n’a réalisé que tard son désir d’écriture, publiant à 38 ans sous ce pseudonyme son premier roman, Voyage au bout de la nuit. Rien dans son milieu ne l’y prédestinait. Fils unique d’une mère qui tenait un petit commerce et d’un père employé subalterne dans une compagnie d’assurances, ses parents lui avaient fait quitter l’école après le certificat d’études. Le dur apprentissage de la vie dans la condition de commis au temps de la Belle Epoque joint à des lectures d’autodidacte n’avaient pas conduit Louis Destouches plus loin qu’un engagement de trois ans dans la cavalerie lorsque, en août 1914, la guerre vient bouleverser sa vie et les projets d’avenir de ses parents.»

Et Henri Godard de résumer à l’essentiel : une expérience du front qui ne dure que trois mois pour s’achever sur un fait d’héroïsme soldé par quelques sérieuses blessures. Puis l’homme en quête d’expérience sur trois continents. Puis l’homme, médecin dans un dispensaire de la région parisienne ; médecin qui entreprend «en trois ans de travail nocturne, de dire dans un roman qui ne ressemblera à aucun autre ce que la vie lui a appris». «Le livre fait l’effet d’une bombe. Il atteint des dizaines de milliers de lecteurs, les uns horrifiés de sa brutalité, les autres y trouvant exprimée, avec soulagement si ce n’est un sentiment de vengeance, la révolte qu’ils ne savaient pas toujours enfouie au plus profond d’eux-mêmes» écrit encore M. Godard.

La suite est connue, que nous rapporte ce légiste : «Du jour au lendemain écrivain reconnu, Céline met pourtant quatre ans à écrire un second roman, Mort à crédit, dans lequel il approfondit les intuitions que lui avait procurées le premier. Mais l’accueil est une déception. Ce semi-échec, joint à la découverte des réalités de l’URSS pendant l’été de 1936, cristallisa des sentiments peu à peu renforcés au cours des années précédentes, mais jusqu’alors encore sans virulence. L’année suivante, avec l’aggravation de la menace de guerre, dont il imputait la responsabilité aux juifs, Céline devint dans Bagatelles pour un massacre la voix la plus tonitruante de l’antisémitisme. Dans un second pamphlet, en 1938, il va jusqu’à prôner, toujours sur fond d’antisémitisme, une alliance avec Hitler. Après ces deux livres, il ne pouvait, la guerre venue, que se retrouver du côté des vainqueurs. Mais sa personnalité incontrôlable fait que les lettres qu’il envoie, pour qu’ils les publient, aux journaux collaborationnistes y détonnent tantôt par leurs critiques, tantôt par leurs outrances. Il se tient soigneusement à l’écart de la collaboration officielle.»

La suite, à bien des égards désastreuse, est peut-être moins connue. Question : quelle peut bien être la nature des liens entre des «exercices nocturnes» d’écriture et la pratique diurne de la médecine ; une médecine dans le sang et l’encre de laquelle cet invivable médecin n’a jamais cessé de puiser ?

Infâmes ou sublimes, les écrits du Dr Louis Ferdinand Destouches (1894-1961) n’ont rien perdu de leurs sombres éclats. A peine veut-on, un demi-siècle après sa mort, réanimer sa mémoire sous les ors de la République française que l’abcès, aussitôt, se collecte (Revue médicale suisse du 23 février). Céline revient, seul, comme toujours. Céline est là, à l’air libre ; Céline n’en finissant pas d’user de son invention, tatouée sur papier bible : ses trois points d’une infinie suspension. Trois points reliant au final Rabelais à Destouches, le rire joyeux au sarcastique, le corps jouissant au souffrant, la plume salvatrice à celle du désespoir radical.

Tout ou presque a été écrit sur Céline, sur son génie et ses possibles dimensions pathologiques. Les écrits sont plus rares pour ce qui est de l’intimité, chez lui, des rapports entre la pratique de l’écriture et celle de la médecine. C’est sans doute que l’affaire n’est pas des plus simples qui commence avec cette thèse hors du commun que Louis Ferdinand Destouches soutient en 1924 : La Vie et l’œuvre d’Ignace Philippe Semmelweis. Elle se poursuit avec la publication, l’année suivante de son seul ouvrage médical La quinine en thérapeutique édité par Douin et signé Docteur Louis Destouches (de Paris). Il y aura encore, en 1928, quelques articles dans La Presse médicale où il vante les méthodes de l’industriel américain Henry Ford et propose de créer des médecins-policiers d’entreprise, «vaste police médicale et sanitaire» chargée de convaincre les ouvriers «que la plupart des malades peuvent travailler» et que «l’assuré doit travailler le plus possible avec le moins d’interruption possible pour cause de maladie». Il n’est pas interdit d’avancer ici l’hypothèse de l’ironie. On a ajouté qu’il fut aussi, un moment, concepteur de documents publicitaires pour des spécialités pharmaceutiques.

Puis vint le Voyage au bout de la nuit (1932) rédigé en trois ans de travail nocturne ; puis le reste de l’œuvre, unique, immense objet de toutes les violences, de toutes les interprétations. Quelle part y a la médecine ? Sans doute majeure si l’on s’en tient à la place accordée aux corps irrémédiablement en souffrance. «Il s’agit de faire dire au corps ses ultimes révélations, tout comme on le souhaitait dans l’expérience clinique, écrit Philippe Destruel, docteur en littérature dans le remarquable dossier que Le Magazine Littéraire (daté de février) consacre à l’auteur maudit. La maladie va ponctuer le voyage initiatique du narrateur célinien, celui de la nuit, de la déchéance. La vérité de la maladie appelle une réponse que le médecin n’obtiendra jamais. Il devient alors non pas celui qui guérit, mais celui qui fait de l’affection morbide un processus d’accès à la conscience de la vie humaine, de l’abandon au monde, de la misère. Le médecin de l’écriture abandonne le masque social du démiurge malgré lui pour mêler la douleur de l’autre à l’imaginaire de l’écrivain.»

Dans le même dossier du Magazine Littéraire, Philippe Roussin (Centre de recherche sur les arts et le langage, Ecole des hautes études en sciences sociales) observe que, persuadé de son talent, Céline faisait prévaloir son statut de médecin de banlieue parisienne sur celui d’écrivain ; une manière d’affirmer un ancrage populaire et d’afficher son mépris pour les cercles littéraires. C’est ainsi, nous dit Philippe Roussin, qu’après la sortie du Voyage Céline accorda ses premiers entretiens à la presse (entre octobre 1932 et avril 1933) au dispensaire municipal de Clichy où il donnait des consultations. Les photographies le montrent alors en blouse blanche, entouré du personnel du dispensaire ; jamais à une table d’écrivain.

«Il adressait à des jurés du prix Goncourt des lettres sur papier à en-tête des services municipaux d’hygiène de la ville de Clichy, souligne Philippe Roussin. Un de ses premiers soutiens à l’Action française, Léon Daudet, écrivait du Voyage que "ce livre est celui d’un médecin, et d’un médecin de la banlieue de Paris où souffre et passe toute la clinique de la rue, de l’atelier, du taudis, de l’usine et du ruisseau".» Les choses s’inversèrent lorsqu’il lui fallut, après 1945, répondre de ses pamphlets antisémites. Le médecin se réclama alors l’écrivain, seule stratégie de défense pouvant avoir une chance de succès : on pardonne plus aisément à celui qui écrit qu’à celui qui agit. Et l’on sait jusqu’où, à cette époque, purent aller certains médecins.

Retour en France ; et en 1952 Féerie pour une autre fois, roman au centre duquel un narrateur est présenté comme «médecin assermenté», «médecin, anatomiste, hygiéniste», un «saint Vincent» écoutant «les plaintes de partout». Jusqu’à sa mort l’homme ne fut pas avare en entretiens. Autant d’occasions offertes de faire la part entre l’identité littéraire et l’identité médicale. Il déclarait, en octobre 1954 : «J’ai un don pour la littérature, mais pas de vocation pour elle. Ma seule vocation, c’est la médecine, pas la littérature.» Et encore : «Je ne suis pas un écrivain (...). Il m’est arrivé d’écrire ce qui me passait par la tête mais je ne veux être qu’un simple médecin de banlieue.» Ce qu’il fut, aussi.

Jean-Yves NAU
Revue Médicale Suisse, 23 février et 2 mars 2011

Photos : 1- Thèse de Doctorat de médecine de Céline
2-Philippe Ignace Semmelweis

 

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vendredi, 25 mars 2011 | Lien permanent

Céline sous la faucheuse situationniste

Céline sous la faucheuse situationniste

par Eric Mazet

Ex: http://lepetitcelinien.blogspot.com/

Tous les lâches sont romanesques et romantiques, ils s’inventent des vies à reculons...”
Féerie pour une autre fois.

Je pensais ne plus écrire sur Céline avant quelque temps, mais un éditeur m’envoie un livre avec ses compliments: L’Art de Céline et son temps, d’un certain Michel Bounan que je ne connais pas. Dans la même collection, dont la qualité de finition m’avait séduit, M. Bounan a déjà publié Incitation à l’autodéfense, titre quelque peu inquiétant par sa brutalité paranoïaque. N’étant pas un de ces céliniens médiatiques, mais plutôt un chercheur de dates pour notules, la courtoisie de l’envoi me flatte. Je me dois d’y répondre. Et puis la couverture, avec la lame XIII du tarot de Marseille, celle de la mort en marche, éveille mon attention. La première lame, celle du Bateleur, moins morbide, plus célinienne, aurait aussi bien présenté ce livre, puisqu’elle évoque autant Bagatelles que Mort à crédit, comme la lame nommée “Le Mat”, avec son fou en marche, canne à la main et baluchon sur l’épaule, accompagné d’un chat ou d’un chien, peut aussi bien illustrer Voyage, D’un château l’autre ou Rigodon.
La quatrième de couverture aguiche le lecteur ignorant: “La bonne question n’est pas de savoir comment un libertaire en vient à s’acoquiner avec des nazis, mais pourquoi ce genre de personnage croit bon de se déguiser en libertaire”. Je suis d’accord avec M. Bounan: si Céline était un nazi, alors, à la poubelle ! Qu’on n’en parle plus. Et M. Bounan le premier. J’ai autant de répulsion que lui, j’imagine, quand on me montre le visage du nazisme ou du racisme au cinéma. La vie quotidienne, fort heureusement, m’en préserve. Je me suis toujours méfié des majorités; sinon je ne serais pas venu à Céline. Mais je n’ai jamais cessé de prêcher les vertus de la tolérance, du respect des plus faibles, par simple souci d’équité. Nous sommes sans doute, M. Bounan et moi, d’accord là-dessus. Ce n’est déjà pas mal.
Pour le reste, je vais paraître à M. Bounan bien désuet, décevant, arriéré. Tous les prêcheurs politiques m’ennuient. D’où qu’ils viennent, les politiciens sont des charlatans, attachés à gamelle. Mais écoutons M. Bounan. Sa thèse est simple. Céline n’est qu’un prétexte, un appât, à peine un exemple. M. Bounan est un “situationniste” qui explique les origines de la Seconde guerre mondiale par le financement d’une secte, les nazis, par des entreprises capitalistes. Des provocateurs, nervis de ces banquiers, ont désigné les Juifs comme fauteurs de guerre, à seule fin de faire diversion. Céline est de ceux-là. Après-guerre, les mêmes responsables ont gardé le pouvoir, sont devenus les juges de leurs anciens nervis, et financent derechef des courants antisémites pour occulter leurs nouveaux crimes contre l’humanité. Céline ne fut qu’un agent provocateur à leur solde, par appât du gain, et les céliniens d’aujourd’hui sont tous suspects d’antisémitisme ou de révisionnisme. C’est un résumé de notre sombre XXe siècle, ficelé par un “situationniste” qui a choisi Céline comme marque commerciale, afin d’attirer le chaland.
Plus inspiré par la musique, la peinture et la poésie que par la politique, je trouve ce discours bien mécanique, abstrait, fallacieux. La logique paranoïaque est toujours impeccable, aussi attrayante que les poupées russes qui s’emboîtent. Je ne sais si M. Bounan est infirmier psychiatrique ou psychanalyste situationniste. Il est surtout du genre homo politicus. Dès lors, en littérature nos goûts et nos lectures divergent . Pour moi, Céline n’est pas plus libertaire qu’il n’est nazi. Son apport à la littérature, son défi, sa gageure, ne se situent pas à ce niveau. Donc, la question initiale, de mon point de vue, est caduque. Et comme M. Bounan l’a écrit page 61: “Une question fausse ne peut recevoir que des réponses absurdes”. Pour lui, Céline n’est qu’un provocateur antisémite, du début à la fin. Un écrivain politique, un menteur, un tricheur, obnubilé par l’argent. La thèse n’est pas nouvelle. On y retrouve Alméras, Bellosta, Dauphin, lus comme nouveaux évangélistes. Citations non contrôlées, lectures de seconde main, diffamations répétées.
M. Bounan croit-il vraiment qu’on quitte la sinécure d’une clinique à Rennes, et puis d’un poste international à la SDN, pour faire fortune dans un dispensaire de banlieue en se lançant dans un énorme roman? Le risque était grand... M. Bounan ne voit que recettes à la mode dans Voyage et dans Mort à crédit. Croit-il qu’un écrivain, uniquement motivé par l’appât du gain, passerait quatre années à écrire un premier roman, puis quatre années encore pour écrire le second, en offrant une révolution esthétique digne des plus grandes révolutions littéraires des siècles passés? On ne devient pas l’égal de Rabelais ou de Victor Hugo avec des recettes de bistrot.
M. Bounan s’encolère, congestionne, du fait que le docteur Destouches, dans son étude sur “L’Organisation sanitaire aux usines Ford” , recommande en 1929 aux mutilés ou aux malades de ne pas s’exclure de la société, de refuser d’être des chômeurs, de ne pas devenir des assistés, mais de continuer à travailler dans la mesure de leurs possibilités, aidés par une médecine préventive, sociale, adaptée, et non intimidante, sanctionnante, mandarine. M. Bounan s’oppose-t-il aujourd’hui à la réinsertion des handicapés dans le monde du travail? Cela le révolte encore quand Louis Destouches demande la création d’une “vaste police médicale”. Sans doute le mot “police” n’évoque-t-il pour M. Bounan que le slogan “CRS-SS”, slogan que Cohn-Bendit lui-même trouve aujourd’hui ridicule. M. Bounan qui a écrit un livre sur Le Temps du sida doit savoir que les plus menacés ont dû créer leur propre “police”, changer d’habitudes, de mentalité et d’attitude vis-à-vis de la sexualité. Lorsque Céline affirme dans Les Assurances sociales que “l’assuré doit travailler le plus possible, avec le moins d’interruption possible pour cause de maladie” , M. Bounan oublie de mentionner que Céline n’envisage cette phase qu’après une lutte plus efficace contre les maladies par une refonte de la médecine. Céline devançait par là les thèses de “l’anti-psychiatrie” qui choisit d’insérer le “malade” dans la société au lieu de l’exclure. Avec M. Bounan, on croirait lire le petit catéchisme d’un homéopathe fanatique vitupérant les généralistes ou les chirurgiens ayant parcouru l’Afrique comme le fit le Dr Destouches. Notre situationniste oublie que Clichy, à l’époque, c’était le tiers-monde. Que pour sortir du fatalisme de la maladie et de la misère, de l’alcoolisme et de la syphilis, il fallait se livrer à une “entreprise patiente de correction et de rectification intellectuelle”. Médicale, humaniste, sociale, évidemment, comme le souhaitait le docteur Destouches, et non pas répressive, policière, punitive, comme l’insinue M. Bounan. Ce texte a d’ailleurs été approuvé et défendu en 1928 devant la Société de médecine de Paris - et M. Bounan passe ce fait sous silence - par le Dr Georges Rosenthal qu’on a du mal à imaginer nazi.
Il faut se rappeler qu’en 1918 les Américains avaient envoyé en Bretagne la Mission Rockefeller pour lutter contre la tuberculose qui faisait cent cinquante mille morts par jour dans le monde. C’est là que Louis Destouches, embrigadé dans cette croisade, cette “éducation populaire”, apprit, devant un public d’ouvriers, à condamner l’alcoolisme, “principal pourvoyeur de la tuberculose”, et non chez on ne sait quel folliculaire antisémite dont les attaques seront tantôt dirigées contre l’alcool, tantôt contre les Juifs. Était-ce vouloir enrégimenter les poilus de 14 dans un monde totalitaire que de vouloir leur épargner un deuxième fléau mortel en 1918 en appelant à la création d’écoles d’ infirmières visiteuses qui se rendraient chez les malades? Tous ces projets avaient été formés outre-atlantique par les professeurs Alexander Bruno et Selskar Gunn, médecins de la mission Rockefeller. Était-ce tenir des discours policiers ou nazis que de demander la construction de dispensaires anti-tuberculeux, et de parler en 1919 “au nom de la Patrie si réprouvée, au nom de l’Avenir de notre race” comme le faisait alors le comité de la mission? C’était le langage d’une génération formée aux études latines. Ni dans les tranchées de Verdun ni dans les livres d’histoire, on n’usait des codes “politiquement correct”qui pallient l’inculture de nos critiques.

La suite très prochainement...

Eric MAZET
Le Bulletin célinien, n° 175, avril 1997, pp. 15-22.

Michel Bounan, L’art de Céline et son temps, Éd. Allia.
 
Céline sous la faucheuse situationniste (II)

 

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jeudi, 24 mars 2011 | Lien permanent

Entretien sur Céline avec Philippe Alméras

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Entretien avec Philippe Alméras

 

 

Philippe Alméras est un personnage controversé dans le petit monde des  céliniens. Nous avons déjà dit ici ce que nous pensions de sa biographie de Céline qui n’est assurément pas un modèle d’équanimité. Au moins lui reconnaîtra-t-on une puissance de travail peu commune. Ainsi c’est entièrement seul qu’il a rédigé un Dictionnaire Céline, coiffant ainsi au poteau les autres céliniens qui nourrissaient ce projet. Nous l’avons rencontré pour lui poser quelques questions sur un sujet qui l’occupe  depuis  quarante ans et dont ce dictionnaire est l’aboutissement.

 

Comment vous est venue l'idée de ce Dictionnaire Céline ?

 

Accidentellement : j'avais oublié mon ordinateur portable dans le train de Paris. Aussitôt signalée, la perte a été déclarée irréparable : « On ne retrouve jamais les ordinateurs ». J'en ai donc acheté un autre. Fourni sans la moindre notice d'instruction, naturellement. Pour apprendre à m'en servir, découvrir par exemple la touche qui mange le texte, j'ai eu l'idée de transcrire mes notes, fiches, entretiens, tout cela vieux souvent de trente ans et plus. Et l'ordre alphabétique allait de soi.

 

Habituellement, ce genre d'ouvrage est le résultat d'un travail d'équipe. La tâche ne vous a pas paru colossale pour un seul homme ?

 

À vrai dire, je ne me suis rendu compte de ce que je faisais qu'après 200 ou 300 pages. Si je m'étais mis en tête de réunir un Dictionnaire de 850 pages, le « colossal » de la chose m'aurait probablement inhibé et nous en serions encore au projet.

 

Si cela avait été possible, auriez- vous souhaité travailler dans une équipe ou préférez-vous, somme toute, le cavalier seul ?  

 

Il y avait, lorsqu'une indiscrétion a révélé mon travail en cours, deux ou trois projets similaires. Quelqu'un a proposé une conjonction des données et des talents. Cela ne s'est pas fait. Je le regrette et je ne le regrette pas : ce que ce Dictionnaire aurait gagné en précision, il l'aurait sans doute perdu en spontanéité. Est-ce vraiment un hasard si ce genre de travail est toujours la responsabilité d'un seul et si les œuvres collectives aboutissent souvent à des mishi-mashi de cotes mal taillées ? Tu me laisses ceci, je t'accorde cela.

 

Comment avez-vous conçu ce Dictionnaire ?

 

Il s'est façonné de lui-même chemin faisant. Une entrée en appelait une autre, un dépouillement d'autres dépouillements. J'avais intégré les témoignages reçus, ils ont failli disparaître lorsque tel éditeur candidat les a jugés diffamatoires ou futiles.

 

Les céliniens vous ont souvent reproché une trop grande partialité à l'égard de votre sujet. Pensez-vous que ce Dictionnaire soit susceptible de provoquer à nouveau ce type de critiques ?

 

Cette partialité m'a été pour ainsi dire laissée en lot, les autres ne parlant que sources, références, tours de mains, etc. Mon premier travail visait à décrire le passage de Mort à crédit aux Bagatelles, du « roman » au « pamphlet ». Devant l'impossibilité de le faire recevoir ou même lire, je me suis obstiné à présenter mes petites trouvailles, et certains disent avec raison : la problématique de Céline a changé.

Cela dit, et cela dépassé, la forme du Dictionnaire est en soi objectivante. Elle oblige à aborder chaque chose sous ses angles divers et la promenade d'une entrée à l'autre fait le reste. Le fait même de pouvoir retrouver tel fait et telle citation et de les comparer à tels autres est en  soi  instructif.  J'ai beaucoup appris à le faire. D'ailleurs, je ne suis pas resté seul longtemps même si le fait de dire qu'il s'agissait d'un travail personnel et subjectif a protégé l'entreprise qui ne manquait pas de concurrents.

 

Les notices de ce Dictionnaire ne sont pas seulement consacrées à des personnages mais aussi à des thèmes. Sur quels critères se sont fondés vos choix ?

 

Le premier critère était de faire figurer tout ce dont nous disposons aujourd'hui. Le second de traiter sa production sans exclusive comme cela se fait souvent au nom des bonnes mœurs ou des bons sentiments. Céline en trente ans d'activité a abordé des thèmes et des genres différents selon une progression et des modalités dont la continuité n'apparaît pleinement qu'après 1961. Au Dictionnaire de mettre cela à jour.

 

En quoi Céline est-il, selon vous, un grand écrivain ?

 

Je pourrais vous dire, comme tel autre, que le fait d'être publié dans La Pléiade est une garantie. Ce serait peut-être un peu court. Répondre qu'on le trouve prodigieusement doué, avec son goût des « diamants du langage parlé » ne serait même pas suffisant. Il ne faut pas oublier que ce qu'il dit – juste ou faux – est au moins aussi intéressant que la façon dont il le dit. Dans sa langue de prédilection – celle de la pré-Renaissance – on faisait la distinction entre « matire » et « sen ».  C'est la combinaison qui fait bien sûr Céline : sans tabous ni précautions, il cite son temps comme le toréador cite le taureau. Ce n'est pas la meilleure des métaphores s'agissant de l'homme de tous les égards et de toutes les tendresses  envers  les  animaux, mais je n'en vois dans la minute pas d'autre.

Comme le pays (lui avec) s'est refait une mémoire littéraire et historique à l'automne 44, il reste le seul à parler de ce dont il est convenu jusqu'à nouvel ordre de ne plus parler. C'est, après  érosion, comme ces témoins de pierre des grands déserts d'Anatolie : indestructible.  

 

Le fait que le Dictionnaire soit l'œuvre d'un seul auteur en fait quelque chose de très personnel : un Dictionnaire certes, mais en même une sorte de « Céline vu par Alméras ». Récusez-vous cette façon de considérer votre travail ?

 

Le « Céline vu par Alméras » reste encore à écrire. Il faudra que je le définisse d'abord. Ce Dictionnaire est à cette date mon travail le moins personnalisé. J'y ai rassemblé les pièces disponibles du puzzle célinien en m'efforçant d'envisager tous les angles et en donnant la parole à tout le monde. Nommément, ce qui devrait fournir à chacun l'occasion de répondre pour corriger ce qui lui paraîtra encore trop interprété. Cela devrait favoriser le rapprochement des diverses obédiences. Les clivages entre céliniens me paraissent dus à la particularité des parcours et aux options politiques prêtées à l'autre. Sur les faits tout le monde se rejoint.

 

En quoi ce Dictionnaire est-il aussi redevable au journaliste que vous fûtes ?

 

J'ai utilisé certainement des approches apprises à Réalités-Entreprise où je m'étais fait une spécialité paresseuse des portraits de dirigeants. Il existe une technique de l'interview. Dans le journalisme j'ai aussi appris le devoir absolu de ne pas ennuyer à mort le lecteur ou l'auditeur. Mais à ce compte une bonne partie des céliniens sont journalistes d'autant que tous ou à peu près tous ont interrogé les témoins du temps. Moi, quand je me suis rendu compte que je n'obtiendrais pas par cette voie la réponse à la question posée  (quelles était la vision du monde et les opinions de Céline entre 1927 et 1936 ?), ce sont les textes que j'ai interrogés, et c'est le chartiste qui a découvert que – pour citer un exemple marquant – ce que Céline avait vraiment écrit dans telle lettre à Élie Faure, ce qui libérait la datation des « mauvaises idées ». Joie lorsque les photocopies ont confirmé ma radiographie. Et certitude dès lors d'aller dans la bonne direction.

 

La manière dont vous considérez l'homme Céline n'a pas toujours été empreinte de la plus grande bienveillance. Mais ne considérez-vous pas qu'il s'agit en l'occurrence d'une personnalité très ambivalente ?  Tour à tour radin et généreux, méfiant et imprudent, courageux et timoré, cynique et sentimental, etc.

 

Il était effectivement tout ce que vous dites, et tout à la fois mais n'est-ce pas notre sort à tous si nous sortons du type : l'avare, le malade imaginaire, Don Juan… et si nous entrons dans la carrière sans plan à la main ? Cette question de « bienveillance »  me reste toujours aussi peu compréhensible. C'est un effet du Céline entre haines et passion où j'ai mis à jour tout ce que je savais alors de la vie de Céline. M'entendre dire que j'avais écrit un livre   haineux  ou   me  voir  décrit à d'innocents étrangers comme « l'auteur d'une biographie extrêmement hostile à Céline » me déconcerte alors comme maintenant. S'il s'était agi de témoigner devant un tribunal, l'exercice serait différent. Je mentirais avec l'accusé. Céline ne risque plus sa peau. Céline ne faisait pas dans l'eau tiède et rarement dans la bienveillance. Il avait le regard aigu et la dent dure. Ceux qui lui veulent le plus de mal sont à mon sens ceux qui occultent, travestissent son œuvre et font de lui un délirant : « Céline the fou » décrit dans les endroits les plus inattendus. J'ai conscience pour ma part de lui avoir rendu la santé mentale et des dents : est-ce malveillant ?

 

Commentant votre biographie, Henri Godard a écrit qu’on avait l’impression de lire la vie d’un second Drumont (et donc que l’accent n’était pas suffisamment mis sur l’écrivain). Que pensez-vous de cette observation ?

 

Êtes-vous sûr qu'il a écrit cela ? Et que cela a été imprimé ? Je ne l'ai pas lu. La seule biographie de Drumont que je connaisse est celle de Bernanos que Céline a pu lire en 1932. En voilà un qui n'hésitait pas. Il faut supposer que Godard a voulu me flatter, ce qui n'est pourtant pas son genre. Il est vrai que le lyrisme mystico-patriote de Bernanos n'est pas non plus le mien.  Peut-être aussi est-ce la « grande peur » que Godard dit lui-même éprouver qui a amené Drumont sous ses doigts. Passons.

 

Comment jugez vous les travaux de vos confrères céliniens ? Quels ont été, de votre point de vue, les apports décisifs ?

 

Ils ont tous eu leur importance ou leur intérêt même si je m'attache plus aux coups de projecteurs et aux apports factuels qu'aux paraphrases et aux commentaires. Merci à ceux qui ont apporté des documents (Lainé les lettres à Garcin, Nettelbeck les lettres à Cillie Pam, Pécastaing les lettres à Zuloaga et ainsi de suite). Celui qui a fait le travail documentaire le plus important est évidemment Jean-Pierre Dauphin. On peut regretter le coup de sang ou le point d'honneur qui lui a fait quitter la partie dont il s'exagérait à mon avis les dangers et les enjeux.

 

Pour vous, le « fil rouge » de l’œuvre de Céline est ce racisme biologique que vous voyez apparaître très tôt et qui est présent jusque dans l’ultime Rigodon. Même si cet aspect de l’œuvre n’est pas négligeable, n’avez-vous pas l’impression d’avoir tellement mis l’accent sur ceci qu’il semble que, pour Céline lui-même, son travail d’écrivain était subordonné à cette préoccupation ?

Ce fil, c'est vous qui le voyez. Céline, personne ne le nie, a cru au corps, à la santé du corps, au dépassement du corps, comme tout le monde aujourd'hui (sport, beaux enfants, pas d'alcool), mais comme on ne le faisait pas alors. D'où les effets de rupture.

Il a ensuite étendu au groupe  (aux « communautés ») la prescription  aux individus. Est-ce unique ?

Comment ces conceptions qu’on dit maintenant temporaires, sans portée littéraire et donc à oublier, entrent dans l'écriture, la sous-tendent et l'orchestrent, voilà ce qu'il est permis de se demander. « L’homme, c’est le style », disait Céline et cela peut autoriser à aller de l'homme au style... Au moins le temps de voir. Surtout si, comme lui, on ne croit pas à la Littérature en soi.

 

Quelles sont les éventuelles critiques auxquelles vous vous attendez au sujet de ce travail ?

 

Vous les avez anticipées : trop personnel, trop désinvolte, trop copieux, trop léger. On chicanera des dates et des virgules. Je ne parle pas des « signes diacritiques » sans lesquels Céline nous reste imperméable. Jean-Pierre Dauphin avait eu l'idée d'assortir ses calepins de bibliographie de pages blanches ou chacun inscrivait ses apports. Si ce Dictionnaire n'avait pas déjà atteint la taille critique, j'aurais bien voulu l'imiter. Chacun aurait pu inscrire son apport, celui qu'il garde jalousement par devers lui. Les exemplaires auraient été disponibles en solde au bout de quatre ou cinq ans, on les aurait collationnés et l'on aurait « Le Dictionnaire Céline » dont nous rêvons tous : impeccable, exhaustif, unanime.

 

(Propos recueillis par Marc LAUDELOUT)

 

 

Comment j'ai commencé à travailler sur Céline

 

par Philippe Alméras

 

Quand j’ai commencé à « travailler sur Céline », il y en avait deux : celui d’avant 1937 et celui d’après, que certains vouaient d’ailleurs à la poubelle.

 

Plus le temps a passé et plus les Céline se sont multipliés. Les Anglo-Saxons parlent des neuf vies du chat. Le chat Céline en a eu bien plus, surtout si l’on ajoute celles qu’il s’est fabriquées à celles qu’on lui a prêtées.

 

Il a été successivement l’enfant du Passage et de la rue Marsollier, le stagiaire en langues d’Allemagne et d’Angleterre, l’apprenti commerçant, le cuirassier de Rambouillet, le combattant d’août 14, l’agent consulaire de Londres, le colon du Cameroun, le grouillot-journaliste d’Eurêka, le propagandiste antituberculeux de la Fondation Rockefeller, le bachelier éclair, l’étudiant en médecine tout aussi pressé, le mari et le père temporaire, l’hygiéniste itinérant de la SDN, le médecin en clientèle, le consultant du dispensaire à Clichy, l’auteur de théâtre, le pharmacien visiteur médical, le rédacteur de Voyage au bout de la nuit, Goncourt raté et événement littéraire de l’année 1933, le héros d’une légende misérabiliste, l’explorateur des enfances de Mort à crédit, le polémiste engagé des « pamphlets », le prophète vérifié un temps (1940-1944), l’émigré d’Allemagne puis du Danemark, le prisonnier de la Vestre Fængsel, le rural malgré lui de Korsør, le  banlieusard  de Meudon et l’auteur d’un come back qui n’allait pas de soi, l’écrivain restauré. Soit trois fois neuf vies de chat. Et l’enchaînement des œuvres dans une langue indéfiniment renouvelée.

 

À ces métamorphoses s’ajoutent les images qu’un lectorat multiple s’est faites de lui. Si les céliniens ne s’aiment guère en règle générale, c’est qu’ils ont chacun leur Céline. En 1932, Daudet le monarchiste et Descaves le nostalgique de la Commune se rejoignent certes dans l’admiration pour le Voyage, mais pas pour les mêmes raisons. L’étudiant Lévi-Strauss le voit socialiste. Bernanos le catholique lit le roman de la déréliction d’un monde sans Dieu. Décor, philosophie, tout renvoyant au peuple, certains croient à un Céline peuple et donc populiste, et c’est d’ailleurs sous cette forme que, génération après génération, il trouve chez les jeunes ses nouvelles recrues. Aujourd’hui le Voyage en poche serait encore le plus « fauché », le plus « chouré », le plus volé des livres dans un temps où les livres se volent de moins en moins. (…)

 

Philippe ALMÉRAS

(extrait de la préface du

Dictionnaire Céline)

 

 

Philippe Alméras, Dictionnaire Céline. Une œuvre, une vie, Plon, 2004, 880 pages.

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mercredi, 01 avril 2009 | Lien permanent

Céline - Hergé, le théorème du perroquet

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Céline – Hergé, le théorème du perroquet

 

 

Dans son dernier ouvrage  intitulé Céline, Hergé et l’affaire Haddock ¹, notre brillantissime ami Émile Brami, nous expose sa théorie sur les origines céliniennes des célèbres jurons du non moins célèbre capitaine. Même s’il ne dispose pas de «  preuves » en tant que telles, l’on ne peut être que troublé par ces faisceaux qui lorgnent tous dans la même direction. En attendant l’hypothétique découverte d’une lettre entre les deux susnommés ou d’un exemplaire de  Bagatelles pour un massacre  dans la bibliothèque Hergé, nous en sommes malheureusement réduits aux conjectures. Pendant la rédaction de son livre, j’indiquais à Émile Brami quelques hypothèses susceptibles de conforter sa thèse. Par exemple, est-ce que le professeur Tournesol et Courtial de Pereires partagent le même géniteur ? etc. C’est un heureux hasard qui me  fit découvrir un autre point commun entre le dessinateur de  Bruxelles et l’ermite de Meudon. Hasard d’autant plus intéressant, qu’à l’instar de Bagatelles pour un massacre, les dates concordent.  Si  les premières  recherches  furent encourageantes, l’on en est également réduit aux hypothèses, faute de preuve matérielle.

    Grâce aux nombreuses publications dont Hergé est l’objet, l’on en sait beaucoup plus sur la genèse de son œuvre. Grâce aux travaux de Benoît Mouchard ², on connaît maintenant le rôle primordial qu’a joué Jacques Van Melkebeke dans les apports « littéraires » de Tintin. Mais surtout les travaux d’Émile Brami ont permis, pour la première fois, de faire un lien entre les deux, et de replacer la naissance du capitaine Haddock et la publication de Bagatelles pour un massacre dans une perspective chronologique et culturelle cohérente. Néanmoins, il n’est pas impossible que d’autres liens entre Céline et Hergé figurent dans certains albums postérieurs du Crabe aux Pinces d’or.

    Le lien le plus « parlant », si l’on ose dire, entre le dessinateur belge et l’imprécateur antisémite est un perroquet, héros bien involontaire des Bijoux de la Castafiore.

 

    Lorsque Hergé entame la rédaction de cet album au début des années 1960, il choisit pour la première (et seule fois) un album intimiste. Coincé entre Tintin au Tibet et Vol 714 pour Sydney, Les Bijoux de la Castafiore a pour cadre exclusif le château de Moulinsart. Tintin, Milou, Tournesol et le capitaine Haddock ne partent pas à l’aventure dans une contrée lointaine, c’est l’aventure qui débarque (en masse) chez eux. Et visiblement, l’arrivée de la Castafiore perturbe le train-train habituel de nos héros. Les Bijoux de la Castafiore offre également l’intérêt d’être un album très « lourd » du point de vue autobiographique, avec des rapports ambigus entre la Castafiore et Haddock (projets de mariage), des dialogues emplis de sous-entendus (« Ciel mes bijoux ») et, au final, bien peu de rebondissements et d’action. Néanmoins, au milieu de ce joyeux bazar, émerge un élément comique qui va mener la vie dure au vieux capitaine. C’est Coco le « perroquet des îles », qui partage de nombreux points communs avec Toto, le non moins célèbre perroquet de Meudon.

 

    Tout d’abord, il y a l’amour que Hergé et Céline portent aux animaux. L’œuvre d’Hergé est truffée de références au monde animal ; quant à Céline, il transformera son pavillon de Meudon en quasi arche de Noé… Mais revenons aux deux psittacidés. Dans les deux cas, les perroquets sont offerts par des femmes. Lucette achète le sien sur les quais de la Mégisserie. La Castafiore destine « cette petite chose pour le capitaine Koddack ». Dans les deux cas, Céline et Haddock ne sont pas particulièrement ravis de voir arriver l’animal dans leur demeure. Mais au final, ils finissent par s’y faire, voire s’en réjouissent. Céline fait de son perroquet un compagnon d’écriture, le capitaine Haddock s’en sert pour jouer un mauvais tour à la Castafiore. Autre élément commun, les deux perroquets portent presque le même nom ; « Toto » pour celui de Céline, et « Coco » (avec un C comme Céline ?) pour celui de Haddock. Certes, ce n’est pas d’une folle originalité, mais bon… Détail intéressant, les deux espèces sont différentes. Lucette rapporte à Meudon un perroquet gris du Gabon (Psittacus erithacus, communément appelé « Jaco » ³). La Castafiore offre un perroquet tropical (Ara ararauna 4). Autre détail intéressant, dans les deux cas, les perroquets parlent. Céline apprend au sien quelques mots, et même un couplet de chanson. Celui de Haddock se contente de répéter des phrases. Or de ces deux perroquets, le seul qui a la capacité de retenir quelques mots, et de parler, est bel est bien le perroquet gris du Gabon. Le perroquet tropical peut reproduire des sons (téléphone, moteur de voiture, etc.) mais il ne possède pas les capacités vocales que lui prête Hergé. Est-ce une erreur délibérée ? Est-ce que la documentation d’Hergé était défaillante ? Est-ce dû à l’ajout précipité du perroquet dans Les Bijoux de la Castafiore ? Cette dernière hypothèse a notre préférence.

 

    L’autre élément qui accrédite l’hypothèse du perroquet est chronologique. La conception des Bijoux de la Castafiore et la mort de Céline sont concomitantes. Alors qu’Hergé est en train de construire l’album, Céline décède, en juillet 1961. Si peu de journaux ont fait grand cas de cette nouvelle, Paris-Match évoquera, dans un numéro en juillet et un autre, en septembre 1961, la disparition de Céline (et d’Hemingway, mort le même jour). Largement illustrés de photographies, deux thèmes récurrents se retrouvent d’un numéro l’autre : Céline et son perroquet Toto. Dans son numéro de juin, Paris Match s’extasie devant la table de travail de Céline sur laquelle veille le perroquet, dernier témoin (presque muet) de la rédaction de Rigodon... Dans le numéro de septembre, l’on peut voir la photographie de Céline dans son canapé, avec Toto, ultime compagnon de solitude.

    Grâce aux biographes d’Hergé, on sait que ce dernier ne lisait pour ainsi dire jamais de livres. Quand il s’agissait de ses albums, il demandait à ses collaborateurs de préparer une documentation importante afin qu’il n’ait plus qu’à se concentrer sur le scénario et le dessin. Éventuellement, il lui arrivait de rencontrer des personnes idoines qu’il interrogeait sur un sujet qui toucherait de près ou de loin un aspect de ses futurs albums (Bernard Heuvelmans, pour le Yéti, par exemple…). Si Hergé lisait peu de livres, on sait, par contre, qu’il était friand de magazines 5 et qu’il puisait une partie de son inspiration dans l’actualité du moment. La grande question est : a-t-il eu dans les mains les numéros de Paris-Match relatant la mort de Céline ? C’est hautement probable car l’on sait qu’il lisait très régulièrement ce magazine. S’en est-il servi pour Les Bijoux de la Castafiore ? Pour cela, il suffit de comparer la photographie de Céline dans son canapé à Meudon, à celle de Haddock dans son fauteuil, à Moulinsart. La comparaison est probante.

 

    En voyant ainsi Céline et son perroquet dans Paris-Match, Hergé s’est-il souvenu des conversations qu’il avait eu autrefois à ce sujet avec Melkebeke ou Robert Poulet ? A-t-il admiré autrefois Céline, non pas forcément comme écrivain, mais comme « idéologue » antisémite ? A-t-il décidé de faire un petit clin d’œil discret au disparu en reprenant son fidèle perroquet ? Malheureusement, il est encore impossible de répondre. Lentement, les éditions Moulinsart ouvrent les « archives Hergé » en publiant chaque année un important  volume  chronologique sur la genèse des différentes œuvres du dessinateur. À ce jour, ces publications courent jusqu’aux années 1943, et il faudra attendre un petit peu pour en savoir plus sur la genèse des Bijoux de la Castafiore et de son célèbre perroquet.

   Reste néanmoins un élément troublant. Dans son livre, Le Monde d’Hergé 6, Benoît Peeters publie la planche qui annonce la publication des Bijoux de la Castafiore dans les prochaines livraisons du Journal de Tintin. Sur cette planche apparaissent tous les protagonistes du futur album, Tintin, Haddock , les Dupond(t)s, Tournesol, Nestor, la Castafiore, Irma, Milou, le chat, l’alouette, les romanichels, etc. Mais point de perroquet, qui pourtant a une place beaucoup plus importante que certains protagonistes précédemment cités. Hergé a-t-il rajouté Coco en catastrophe ? Coco était-il prévu dans le scénario d’origine ? Pourquoi Hergé fait-il parler un perroquet qui ne le pouvait pas ? Erreur due à la précipitation ? Ou à une mauvaise documentation ? Est-ce la vision de Céline et de son compagnon à plumes qui ont influencé in extremis cette décision en cours de création ? Détail intéressant, dans ses derniers entretiens avec Benoît Peeters, Hergé avoue qu’il aime se laisser surprendre : « J’ai besoin d’être surpris par mes propres inventions. D’ailleurs, mes histoires se font toujours de cette manière. Je sais toujours d’où je pars, je sais à peu près où je veux arriver, mais le chemin que je vais prendre dépend de ma fantaisie du moment » 7. Coco est-il le fruit de cette « surprise » ? À ce jour, le mystère reste entier, mais peut-être que les publications futures nous éclaireront sur ce point… Il serait temps ! Mille sabords !

 

David ALLIOT

 

1. Éditions Écriture. Les travaux d’Émile Brami sur Hergé et Céline ont été présentés au colloque de la Société d’Études céliniennes de juin 2004 à Budapest, et  partiellement publiés par le magazine Lire de septembre 2004.

2. Benoît Mouchart, À l’ombre de la ligne claire, Jacques Van Melkebeke le clandestin de la B. D., Vertige Graphic, Paris, 2002.

3. Il est amusant de noter que ce perroquet est relativement courant dans les forêts du golfe de Guinée, et que sa répartition s’étend de l’Angola jusqu’à en Sierra Leone. Peut-être que le jeune Louis-Ferdinand Destouches en vit-il quelques-uns lors de son séjour au Cameroun…

4. Originaire d’Amérique du Sud, ce perroquet ne vient nullement « des îles », comme l’indique la Castafiore.

5. Hasard ? Les Bijoux de la Castafiore évoque justement le poids grandissant des médias dans la société.

6. Benoît Peeters, Le Monde d’Hergé, Casterman, 1983.

7. In Le Monde d’Hergé, entretien du 15 décembre 1982. Cité également par Émile Brami, p. 73.

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samedi, 11 avril 2009 | Lien permanent

Céline: une nouvelle biographie

Ex: http://lepetitcelinien.blogspot.com/

Yves Buin publie aux éditions Gallimard une biographie de Louis-Ferdinand Céline. Nous reproduisons ci-dessous l'avant-propos du livre :

"Écrire sur Louis-Ferdinand Céline n'est pas mince affaire. L'écrivain, l'homme, la vie et l'œuvre continuent de déranger et de susciter malaise. Pour reprendre l'expression bien connue concernant la période litigieuse de Vichy, il y a en Céline, également, un « passé qui ne passe pas ». De ce fait, une interpellation perdure : pourquoi ranimer le « monstre » ?

Pour beaucoup Céline demeure définitivement infréquentable, rebutés qu'ils sont par les pamphlets, souvent évoqués, vilipendés et non lus, qui focalisent la passion. Pour ceux-là qui passent à côté d'une oeuvre considérable, les autres livres disparaissent ainsi, annulés par ce qu'on fantasme des comportements conjoncturels de leur auteur en une période de l'Histoire (1937-1945) fort troublée et dramatique. Abhorré, le personnage Céline invalide alors l'écrivain. À l'opposé, les inconditionnels absolus du texte célinien, au pire, gomment le parcours chaotique de l'homme ou, au mieux, l'annexent à l'œuvre comme une de ses sources indéniables pour le neutraliser dans « du littéraire », une fatalité devenant par la transe du verbe une positivité.

Dans ces deux occurrences quelque chose est manqué d'une éclatante et insoluble contradiction existentielle : un homme s'est débattu avec son irrationnel, ses hantises, ses démons et a eu la témérité de les rendre publics, s'exposant à la vindicte. Médecin humaniste (eh oui!), imprécateur féroce et provocateur, obsédé par la figure écrasante du Peuple du Livre, inventeur d'une langue inimitable, perdu dans une déréliction totale, la fièvre d'écrire diffère sa mort psychique et, un temps, sa destruction physique. Telle est l'équation célinienne. L'accepter sans prétendre la résoudre permet de sortir de l'impasse d'un vieux débat moralisant.
Réduire le discours célinien à une composante pathologique, celle d'un délire de persécution de type paranoïaque, est sans issue et un peu court. Céline a été, certes, dans un rapport tendu avec l'altérité où dominent doute et méfiance, où s'inscrit un pessimisme radical quant au statut et aux agissements de l'espèce humaine, mais il a écrit pour le dire à l'autre, en être lu et, peut-être, compris.

Aussi, près de cinquante ans après sa mort et plus de soixante après la période de l'infamie, doit-on se donner la chance de l'objectivité — admettons qu'elle soit relative — envers cette trajectoire aux aspects déments, et accueillir, tel quel, Céline dans sa démesure en érigeant cette autobiographie gigantesque, dans son registre propre, en l'une des mémoires du XXè siècle, comme les récits de Soljenitsyne et de Chalamov furent celles du goulag, bien que Céline les domine de bien haut, sur le plan de la littérature qui était son seul objet de désir, lui qui disait la détester.
Autobiographie fictionnelle, donc, d'un homme nourri aux désastres, s'enfonçant dans un litanique radotage antisémite, le dépassant pour décrire comme personne le chaos de l'Histoire, follement lucide, pourrait-on affirmer, sur l'inanité des systèmes, des idéologies et la vanité des destins singuliers.

Se confronter à Céline dans le conflit ne laisse pas indemne, le suivre dans ses diatribes et créations langagières, sans jugement moral, avec le seul respect de la factualité nous paraît, aujourd'hui où nous nous préparons à connaître d'autres drames que nous mitonne l'Histoire, être la voie la moins tendancieuse pour aborder Céline.
Que dans cette optique soit remercié ici François Gibault, son biographe reconnu, pour ses travaux, pour l'attention qu'il a portée à la lecture de notre manuscrit et à notre démarche consistant à croiser les diverses autres approches biographiques auxquelles nous nous référons dans ce livre, tout en gardant notre liberté d'appréciation de l'œuvre de Céline, essentielle."

Yves Buin, Céline, Gallimard, 2009.
Commande possible sur Amazon.fr.

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lundi, 15 juin 2009 | Lien permanent

Céline: le voyage à Berlin

Louis-Ferdinand Céline : Le voyage à Berlin

Le Bulletin célinien n°309, juin 2009 : C'est en mars 1942 que Céline effectua un voyage de cinq jours à Berlin. Échaudé par la confiscation de son or déposé en Hollande, l'écrivain avait pour objectif de confier à son amie danoise Karen Marie Jensen la clé et la combinaison de son coffre bancaire à Copenhague, et ce afin qu'elle mette l'argent en lieu sûr. C'est en compagnie de Lucette, Gen Paul et deux confrères médecins, Auguste Bécart et Jean-Claude Rudler, qu'il fit ce voyage. C'est donc sous le couvert d'un voyage scientifique et médical que Céline put se rendre en Allemagne. Au cours de ce séjour, on lui demanda de rendre une visite au Foyer des ouvriers français de Berlin et d'y prononcer une allocution. Après la guerre, Céline résuma à sa façon la teneur de son intervention : « Ouvriers français. Je vais vous dire une bonne chose, je vous connais bien, je suis des vôtres, ouvrier comme vous, ceux-là (les Allemands) ils sont moches, ils disent qu'ils vont gagner la guerre, j'en sais rien. Les autres, les russes, de l'autre côté, ne valent pas mieux. lis sont peut-être pires ! C'est une affaire de choix entre le choléra et la peste ! C'est pas drôle. Salut ! » Et d'ajouter : « La consternation au "Foyer" fut grande ». Le fait que la causerie de Céline laissa une impression mitigée n'est pas douteux. En témoigne le compte rendu, paru le 12 mars 1942, dans Le Pont, «hebdomadaire de l'amicale des travailleurs français en Allemagne» financé par le Reich. Le pessimisme de Céline, politiquement incorrect avant la lettre, ne fit assurément pas l'affaire de ceux qui l'avaient pressenti pour galvaniser ces travailleurs français qui avaient choisi de venir travailler outre-Rhin.

La séance hebdomadaire du groupe d'études sociales et politiques fut ouverte à 20 heures par notre camarade chargé de la direction du groupe. En quelques mots, il présenta Louis-Ferdinand Céline qui doit prendre la parole. C'est alors que le « docteur » se leva et vint s'asseoir à la table du conférencier.
Céline entra de suite dans le sujet. Sans détours, il ne cacha pas son opinion, acquise d'après une longue expérience personnelle, qu'il était très difficile de réunir les Français à l'étranger et de les faire s'entendre, sinon s'aimer.

Cependant, comme pour lui donner un démenti, la salle était fort bien remplie d'auditeurs avides de ses paroles. Et les débuts de son allocution furent quelque peu troublés par de nombreux retardataires qui faisaient grincer la porte d'entrée. En quelques mots, Céline eut vite fait de créer l'atmosphère, « son atmosphère ». « Je vais vous parler tout simplement, je ne vous ferai pas de discours, ni de conférence, mais vous parlerai comme en famille. Je suis un enfant du peuple, et suis resté tel. J'ai fait mes études de médecine, non pas comme étudiant mais comme travailleur. Je fais partie du peuple et le connais bien ». Et Céline commença immédiatement un diagnostic sévère de la maladie qui, selon lui, atteint chacun de nous. Faisant une allusion poétique, il fit remarquer qu'entre Villon et Chénier il y avait eu quatre siècles de « non lyrisme ». Cette période avait donc, à son avis, provoqué en partie du moins la sécheresse d'âme qui caractérise trop d'entre nous. Nous manquons d'idéal, c'est un fait ; mais nous a-t-on appris à en avoir, ou même à en désirer ? Non, et c'est pour cela que notre maladie est très grave. Et Céline ne craint pas de nous dire nos « quatre vérités ». Nous souffrons d'un mal très sérieux, par suite d'un manque quasi total de lyrisme, d'idéalisme.

Le docteur-écrivain nous dit ensuite son opinion sur les multiples causes de notre mal, et sa conviction qu'il avait de notre exploitation par les juifs qui « savent admirablement nous opposer les uns aux autres »...
L'intérêt du juif est de nous diviser en partis opposés, de façon à donner excuse à notre nonchalance. On rejette les fautes sur l'opposant, ainsi artificiellement créé. La lutte des partis n'est qu'une splendide invention d'Israël. Ensuite Céline montra combien nous avons été vexés de nous être laissés tromper. Il s'éleva alors contre la mentalité du joueur qui s'obstine. « J'ai perdu certes, mais il n'est pas possible qu'en persévérant je ne gagne pas, car j'ai tout bien misé, prévu, je dois donc finir par gagner. »
Céline s'adressa ensuite aux communistes éventuels, avec la franchise qui le caractérise. Que pensez-vous qu'il vous arriverait en cas d'une victoire des Soviets ? « Mais vous serez immédiatement déportés en Sibérie, avant les bourgeois même. Une fois votre "utilité" passée, vous deviendriez plus dangereux et inutiles que les modérés. »

Finalement, Céline dressa un très sombre tableau de la situation, et ne laissa entrevoir aucune issue. À un tel point, que les visages commençaient à montrer de l'étonnement, pour ne pas dire de l'indignation dans la salle comble. « Nous ne sommes tout de même pas aussi vils et laids qu'il veut bien nous le dire » aurait-on pu lire sur chaque face. Et Céline termina son spirituel exposé, ayant ainsi atteint le but qu'il cherchait. Il avait « piqué au vif », réveillé pour un moment nos sens endormis par cent cinquante ans de Déclaration des droits de l'homme, déclarations jamais suivies des « devoirs de l'homme ».

Le délégué du groupement d'études sociales et politiques du Foyer vint alors remercier le célèbre auteur des Beaux draps de son intéressant exposé, aussi spirituel que vivant. Il dit cependant sa conviction que « tout n'était pas perdu ». Si tout le monde n'a pas encore tout à fait
« compris », il n'en existe pas moins une minorité agissante et décidée, dont nous avons parmi nous ce soir un exemple en la personne d'un de nos camarades, de passage à Berlin, en permission, du front de l'Est. « J'aimerais beaucoup que notre camarade réponde à Céline », déclara alors l'orateur, et nous montre ainsi ce que pensent « ceux qui ont confiance quand même, parce qu'ils agissent ». C'est alors que se leva un jeune légionnaire français. En quelques paroles, il sut montrer à l'auditoire enthousiasmé que l'horizon n'était pas aussi sombre que Céline avait bien voulu nous le dépeindre. Il dit sa conviction personnelle, qui se trouvait être la nôtre d'ailleurs, que Céline avait voulu « piquer au vif » son auditoire.

« Certes, tout n'est pas le mieux dans le meilleur des mondes ; mais il ne faut pas désespérer, il faut agir, se montrer des hommes dignes des idées qu'ils prétendent avoir, et même défendre ces idées ; c'est ce que nous, volontaires contre le bolchevisme, faisons chaque jour. De même, vous qui travaillez en Allemagne, contribuez chaque jour efficacement à la lutte que l'Europe mène contre son ennemi d'aujourd'hui, le bolchevisme, et son ennemi de toujours, l'Angleterre. (Applaudissements sans fin.)
Après ce court et intéressant exposé d'un volontaire français du front de l'Est, M. Félix Allmend, du Comité franco-allemand, dont le dévouement au Foyer des ouvriers de langue française de Berlin est connu de chacun, prend la parole.

«Je voudrais ajouter quelques mots allemands à ce dialogue français, dit-il :
«Tout comme votre camarade légionnaire, je crois avoir compris le sens des paroles de Céline, qui veut certainement réveiller ceux qui se sont laissé endormir par des propagandistes trop zélés. Cette franchise est de beaucoup préférable à l'attitude qui consiste à vouloir jouer un rôle pour lequel on n'a plus de forces. À côté des paroles inutiles, il y a les faits. Or les Allemands sont bien davantage impressionnés par le travail de chaque jour de vous tous : ouvriers français qui vous faites apprécier par vos chefs, légionnaires qui avez quitté votre patrie pour vous joindre à l'Allemagne et à ses alliés dans un combat à mort, prisonniers donnant un magnifique exemple d'abnégation et de courage permanents, vous tous qui coopérez à la même cause qui est celle de nos pays et de l'Europe entière...
Toute cette franchise est de beaucoup préférable aux vieilles formules démagogiques, qui n'ont plus de place dans l'Europe nouvelle. »
Des applaudissements nourris accueillent cette dernière phrase du Dr Félix Allmend.

PICHE
(Le Pont, 12 mars 1942)

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vendredi, 19 juin 2009 | Lien permanent

Rebatet juge Céline

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Lucien Rebatet et Céline

 

Texte paru dans le "Bulletin célinien", n°285, avril 2007

En cette année du cinquantième anniversaire de D’un château l’autre, on ne se souvient guère des polémiques qui ont accompagné sa parution, en particulier au sein de la droite radicale. En témoigne cette réplique de Lucien Rebatet à Jean-André Faucher qui avait attaqué durement Céline dans l’hebdomadaire Dimanche-Matin.

 

   Mon cher J.-A. F.,

 

   Absent de Paris, je viens de lire ton dernier article sur « l’affaire Céline » ¹.

 

   Je ne voudrais pas que ta vivacité et ta générosité puissent faire croire à nos innombrables adversaires qu’il existe entre nous des dissentiments que cette controverse autour d’un livre aurait révélés.

 

   Le lecteur ayant en général la mémoire brève, je pense donc utile de préciser, que dans mon article du mois de juin dernier ², j’ai cherché à expliquer Céline, et que je n’ai jamais eu l’intention de le juger « honorable ». J’ai même souligné que la dignité était un des sentiments qu’il ignore le plus.

 

   Je persiste à croire que Céline ne nous doit pas les comptes qu’il est juste de réclamer à d’anciens militants, toi ou moi, par exemple. Non pas que le métier d’écrivain, que le talent, voire le génie, constituent à mes yeux un alibi, une circonstance atténuante. Au contraire, la responsabilité politique de l’écrivain m’apparaît considérable, et j’ai été, que je sache, de ceux qui l’ont clairement revendiquée pour leur part.

 

   Mais la question serait de savoir jusqu’à quel degré Céline a eu conscience de ses propres responsabilités. (Je ne dis pas : des risques qu’il courait, car sur ce point il était fort lucide.) En tout cas, il n’appartenait à aucun bord. C’était un visionnaire anarchiste, qui se mit à bouillonner de prophéties, presque malgré lui. J’estime qu’il y a quelque excès à parler de reniement pour un homme qui n’a jamais connu ni principes ni drapeau.

 

   Au moment le plus difficile de notre choix, à l’automne 1940, Céline savait déjà que Hitler avait lâché les commandes, qu’il perdrait la guerre, et que notre politique s’engloutirait dans sa catastrophe. Il me l’a dit plus d’une fois, comme à Marcel Aymé, à Ralph Soupault et à d’autres familiers. Rien de ce qu’il écrivit pendant la guerre n’infirma réellement cette conviction. Il est donc fondé à dire qu’il ne fut jamais « collaborateur ».

 

   Tu me répondras qu’il serait plus élégant de se rallier aux camarades vaincus, d’épouser leur cause ; et je suis bien de ton avis. Mais je voudrais savoir à quelle époque on a connu à Céline des élégances et des camarades ? Ce qui me surprend, c’est la surprise aujourd’hui de maints de nos amis qui me semblent avoir attendu longtemps pour découvrir le Céline de toujours, et ses capacités effarantes et contradictoires, tantôt dans l’héroïsme, tantôt dans la fuite.

 

   Pour l’énorme mensonge, à propos de l’antisémitisme, il est d’une telle taille que je me demande qui pourrait s’y tromper. Céline ne nous a-t-il pas avertis lui-même en annonçant qu’il fait un numéro de vieux clown ? Oh ! ce n’est pas reluisant. Mais la dernière idée qui puisse venir à Louis-Ferdinand, c’est bien celle de reluire. J’attribue à cette turlupinade à peu près autant d’importance que les factums que Céline nous adressait à Je suis partout et que nous n’insérions jamais, parce qu’il y préconisait, pour regénérer la France, l’extermination de tous les « Narbonnoïdes », c’est-à-dire toutes les populations au-dessous de la Loire, y compris, mon cher Faucher, ton Limousin et mon Dauphiné ³.

 

   Pour juger équitablement le monstre, il faut l’avoir pratiqué…

 

   Reste la peinture de Sigmaringen. Je viens d’en relire plusieurs pages. Elles m’apparaissent décidément anodines. Je répète que les gens du Système m’ont enlevé tout complexe d’infériorité sigmaringienne. Vainqueurs, repus, toutes les puissances entre les mains, ils sont pires que nous ne l’étions là-bas, vaincus à plate couture, traqués, affamés, divisés. Cette émigration ne fut ni plus ni moins affligeante que toutes les émigrations. Ce qui ne signifie pas que nous fussions beaux à voir… Tu comprendras que je me refuse, maintenant encore, à préciser davantage, pour des raisons et des sentiments qui ont toujours été étrangers à Céline. Mais je puis affirmer que ledit Céline n’a guère touché qu’à l’anecdote, à un pittoresque brenneux, et c’est d’ailleurs, littérairement, le défaut du livre.

 

 

   Tandis que se déroulaient ces farces tristes, des camarades, je ne l’oublie pas, se battaient contre les Russes, un contre cent, à Kolberg. Notre ami Lousteau a dit excellemment, la semaine dernière, tout ce qui convenait à ce sujet 4. Céline, lui, n’a rien dit. Ce silence, dans un livre sérieux, serait atroce. Mais ce livre, c’est à l’un d’entre nous de l’écrire. Les croquis de D’un château l’autre ne me paraissent pas à la taille de l’indignation qu’ils déchaînent.

 

  Je maintiens que je préfère encore le trivial cynisme de Céline, ne voulant parler que de gros sous, aux périphrases et mains sur la conscience d’un tas d’infects commerçants de plume. J’ajouterai que j’entends dans ce cynisme une sorte de « nitchevo » encore plus amer et plus sombre que tout ce que Céline autrefois écrivit de plus amer et de plus sombre. Un vieux prophète perclus et « décheux » en est réduit à faire le saltimbanque — et à le dire — dans une société qui réserve toutes ses admirations et tous ses chèques à ses gendelettres communistes. J’aurais aimé, comme toi, que Céline eût la fierté de rappeler qu’il lui aurait été bien facile de prospérer dans cette bande, qu’l lui aurait suffi d’étouffer, entre 1935 et 1939, ses mouvements d’honnêteté intellectuelle et de civisme. Sans doute Céline n’en est-il plus capable. Il me plaît, en songeant à l’ermite loqueteux de Meudon et à tout ce que je lui dois, d’être de ceux qui le rappellent à sa place.

 

   Quant à la polémique, n’avons-nous pas infiniment d’autres cibles, et plus grosses ?

 

   Je te remercie du brevet de fidélité que tu me décernes. Mais je ne crois pas que mon indulgence à l’endroit de Céline puisse signifier mon désir de « tourner la page », c’est, au contraire, à cette page que mes pensées reviennent sans cesse depuis des années, aussi bien pour y déceler nos erreurs politiques — je ne m’occupe pas de morale dans ce domaine — que pour y relire notre justification.

 

   Que cette lettre me soit l’occasion de dire ici à de nombreux amis que mon plus vif désir serait de republier Les Décombres 5, avec la préface « d’actualité » que tu devines, et que seule la… timidité des éditeurs ne m’a pas encore permis de réaliser cela.

 

   Bien amicalement à toi,

Lucien REBATET

(Dimanche-Matin, 1er septembre 1957)

 

Notes

 

1. Lucien Rebatet évoque l’article de Jean-André Faucher paru le 18 août 1957 dans Dimanche-Matin et intitulé « ...Et que chacun enterre ses morts ». Faucher s’y oppose violemment, et point par point, à la défense de Céline entreprise par Albert Paraz, Lucien Rebatet et Robert Poulet. La semaine précédente, il avait daubé sur l’interview accordée par Céline à L’Express.

J.-A. Faucher, né en 1921, était un journaliste nationaliste, antigaulliste et franc-maçon qui collaborait à plusieurs journaux de droite (Dimanche-Matin, Artaban et C’est-à-dire).

2. Lucien Rebatet, « Un prophète sans emploi », Dimanche-Matin, 30 juin 1957. Article repris dans Le Bulletin célinien, n° 263, avril 2005, pp. 17-21.

3. Céline préconisait plutôt une séparation entre la France du nord et celle du sud. Cette lettre du 15 juin 1942, refusée par Je suis partout, a été publiée dans Lettres des années noires, Éd. Berg International, 1994, pp. 29-35.

4. Jean Lousteau, « Il s’agissait de s’entendre », Dimanche-Matin, 18 août 1957. L’auteur y déplore ce qu’il considère comme un « inutile déballage » dans D’un château l’autre.

5. Ce livre ne fut jamais réédité du vivant de Lucien Rebatet. Une réédition caviardée fut procurée en 1976 par Jean-Jacques Pauvert. À noter que ce livre vient d’être réédité intégralement par les éditions de L’Homme libre.

 

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samedi, 03 octobre 2009 | Lien permanent

Céline dans la presse: approximations et légendes

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Céline dans la presse : approximations et légendes

 

 

C’est naturellement la foisonnante actualité éditoriale sur Céline qui suscite à chaque fois un important dossier de presse. Ainsi, le livre Céline à Bezons a encore récolté quelques articles, dont un signé de l’historien de cinéma, Philippe d’Hugues. Il relève que « l’activité du docteur Destouches a occupé dans la vie de l’écrivain un temps plus important que celui qu’il consacra à son œuvre littéraire » ¹. Pas tellement plus important en fait, car, pratiquant une médecine de dispensaire, il bénéficiait de pas mal de temps libre. Ainsi, à Clichy, il officiait tous les jours une heure et demie en fin d’après-midi et à Bezons, il ne consultait que trois après-midi par semaine. Les contraintes de l’exil firent qu’il dût abandonner la profession dès l’âge de 50 ans. Il ne la reprit très épisodiquement que pour quelques années, de 1953 à 1959 afin de pouvoir bénéficier d’une pension de retraite. Tout cela est bien connu des céliniens...

 

Frédéric Saenen note que « David Alliot semble avoir trouvé un juste milieu entre approche littéraire de pointe et de proximité. Son travail, cela devient coutume, ravira les amateurs comme les spécialistes. Qui se grattent déjà le crâne en  se demandant  quelle surprise  leur est  réservée pour la prochaine fois... » ². Entre-temps, on la connaît : cet album iconographique  sur Céline  au Danemark, réalisé en collaboration avec François Marchetti, dont nous reproduisons ci-contre la préface de Claude Duneton qui situe bien le climat politique de l’immédiat après-guerre.

 

Le recueil d’articles de Philippe Alméras, Sur Céline, a suscité un dossier de presse nettement moins consistant. On y relève une erreur d’ordre biographique commise par Joël Prieur : « Contrairement à ce que montre l’image d’Épinal, l’essentiel de la carrière médicale de Céline s’effectue à Genève, en Amérique et en Afrique, dans le cadre de missions officielles pour ce qui deviendra l’OMS » ³. Or, chaque lecteur de ce bulletin sait que le docteur Destouches ne travailla que quatre ans pour la Société des Nations.   En fait, on n’en finirait pas de relever toutes les erreurs ou approximations relatives à Céline dans la presse.  Ainsi, la revue Europe, au  glorieux passé stalinien, rendant compte de la énième réédition de Nausée de Céline, conclut en l’estimant « indispensable pour contribuer à démystifier le discours trompeur des hagiographes inconditionnels de l’auteur du Voyage (qui fut aussi, faut-il le rappeler, le délateur de Robert Desnos…) » 4. Jean-Paul Louis a naguère fait litière de cette accusation. Rappelons seulement que la polémique Desnos-Céline, dans le journal collaborationniste Aujourd’hui (qui employait RD), date de février 1941 et que Desnos fut arrêté trois ans plus tard.

 

Commentant l’éviction de Céline de la médiathèque André-Malraux de Strasbourg (voir en page 3), Claude Lorne note avec ironie que ces actes de censure « ne sauraient concerner Louis Aragon qui, dans ses poèmes, célébrait “le Guépéou nécessaire de France” (…) ni Jean-Paul Sartre qui professait que “tout anticommuniste est un chien” 5.

Marc LAUDELOUT

 

1. Philippe d’Hugues, « Céline-Destouches, 1940-1944 », La Nouvelle Revue d’Histoire, septembre-octobre 2008.

2. Frédéric Saenen, « “Chanter Bezons, voici l’épreuve !” », La Presse littéraire, septembre-octobre-novembre 2008.

3. Joël Prieur, « Céline ou la politique des chromosomes », Minute, 30 juillet 2008.

4. Ménaché, « Notes de lecture. Jean-Pierre Richard : “Nausée de Céline” », Europe, mai 2008. Voir Jean-Paul Louis, « Desnos et Céline, le pur et l’impur », Histoires littéraires, janvier-février-mars 2001 & Marc Laudelout, « D comme diffamation », Le Bulletin célinien, novembre 2002.

5. Claude Lorne, « Chronique de la censure citoyenne », Rivarol, 3 octobre 2008.

 

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samedi, 29 novembre 2008 | Lien permanent

Céline, la peinture et les peintres

Louis-Ferdinand Céline, la peinture et les peintres

Trouvé sur: http://ettuttiquanti.blogspot.com

[Céline par Gen Paul - 1936]
"Céline dit plus d'une fois qu'il n'est pas peintre, en ce sens qu'il ne se sent pas personnellement concerné par la peinture comme il l'est par tout ce qui touche à la littérature. En peinture, il n'est au mieux qu'un amateur, et encore, moins sensible aux qualités proprement picturales qu'aux effets affectifs, voire sentimentaux. «Mon Dieu, un Meissonnier moi ça ne me gêne pas, déclare-t-il dans un entretien de 1959, moi je trouve ça joli, moi, La Retraite de Russie, nom de Dieu je ne suis pas capable d'en faire autant. On me montrera un beau chromo, moi, même l'almanach des Postes, je vois ça très bien [...] c'est gentil même. L'Angelus de Millet, moi je trouve pas ça mal du tout (1). »

Tout autodidacte qu'il est, il n'est pourtant pas sans connaissances en matière de peinture. Dans Voyage au bout de la nuit, il cite les noms de Claude Lorrain et de Fragonard, mais chaque fois pour des raisons extra-picturales. De même sa référence cent fois réitérée à l'impressionnisme ne concerne-t-elle pas la peinture en elle-même. Il ne s'agit que de faire comprendre, par comparaison, la révolution qu'il a réalisée dans la prose française en y réintroduisant, sinon la langue parlée populaire, du moins quelque chose de son ton et de sa démarche,de même que l'impressionnisme, en choisissant le plein air, avait rejeté dans le passé la peinture en atelier.

Ce n'est pas qu'il soit dépourvu de goûts personnels, mais les prédilections qu'il marque vont toujours à un sujet ou à une thématique plutôt qu'à une facture ou à un style. Il n'y a guère lieu de s'attarder sur celle qu'il affirme pour Vlaminck (« parmi les peintres, celui qui se rapproche le plus de mon idéal (2) »: elle peut tenir à la fréquentation du peintre chez Lucien Descaves.

La peinture flamande
La prédilection la plus notable et la plus convaincante, parce qu'elle touche à l'imaginaire qui se révèle dans ses romans, est son attachement durable et souvent réaffirmé à la peinture flamande. En décembre 1932, alors qu'il vient de publier Voyage au bout de la nuit, les Bruegel du musée de Vienne sont pour lui une révélation. Il en fait part aussitôt dans une lettre à Léon Daudet, l'un des trois aimés qui l'ont soutenu dans l'affaire du prix Goncourt contre les autres membres du jury. Tout est significatif dans ce passage: le tableau de Bruegel qu'il choisit parmi tous ceux que présente le musée, le titre qu'il substitue à son titre habituel et le commentaire qu'il en fait: «Vous connaissez certainement, Maître, l'énorme fête des Fous de P. Brughel [sic]. Elle est à Vienne. Tout le problème n'est pas ailleurs pour moi.../ je voudrais bien comprendre autre chose -je ne comprends pas autre chose. je ne peux pas. / Tout mon délire est dans ce sens et je n'ai guère d'autres délires (3). »

La gaucherie et l'insistance de la rédaction témoignent de l'impact qu'a eu sur lui le tableau, en relation étroite avec sa propre inspiration. Il ne peut s'agir que du tableau traditionnellement intitulé Le Combat de Carnaval et de Carême, scène de place publique où d'innombrables petits personnages sont dispersés autour de deux d'entre eux figurés à plus grande échelle, l'un ventru et rubicond, l'autre squelettique et sinistre, tous deux assis, l'un sur un tonneau posé sur des roulettes et poussé par deux acolytes, l'autre sur une plate-forme roulante tirée par un moine et une nonne. Hormis un certain nombre de personnages qui, comme participants d'une fête populaire, relèvent d'une scène de genre, tous les autres, mendiants et estropiés, composent une humanité pitoyable. Cette fête de mi-carême, malgré les déguisements de quelques-uns et les jeux de quelques autres, est tout sauf joyeuse. La vue de ces malheureux qui s'efforcent et font semblant de s'amuser, beaucoup déjà atteints dans leur corps, laisse le spectateur partagé entre la pitié envers leur état et la répulsion qu'inspire la cruauté spontanée de la plupart de leurs amusements. Consciemment ou inconsciemment, Céline retrouve pour les acteurs de cette scène, malgré le décor de place de village, le mot de « fous » qui figure dans le titre donné par Jérôme Bosch - que Céline découvrira apparemment après Bruegel - à un tableau allégorique, La Nef des fous. Il sait qu'une telle vision est le produit d'un «délire »- le mot même qu'il emploie régulièrement pour désigner l'inspiration qui anime ses romans. Trois mois plus tard, il le répétera dans un autre contexte en se disant « bien Brughelien par instinct (4) ». Souligné par les répétitions, le mouvement qui anime les lignes de la lettre à Léon Daudet est déjà celui d'une défense contre le reproche qu'on a commencé à lui faire à propos de Voyage au bout de la nuit, celui de se complaire à évoquer misères et turpitudes des hommes. « Je voudrais bien comprendre autre chose. [ ... ] Je ne peux pas. » Il y reviendra quelques années plus tard dans le prologue de Mort à crédit. Son domaine à lui, comme celui de Bruegel, est celui du grotesque dont l'humanité présente le tableau lorsque, sujette à la mort, elle tente sans le savoir de s'en divertir en faisant souffrir son semblable. Quittant Vienne, Céline voudra garder cette toile sous les yeux dans son appartement parisien sous la forme d'une reproduction qu'il demande à son amie viennoise de lui envoyer. À ce moment, il s'est si bien persuadé de cette proximité artistique avec Bruegel qu'il a oublié qu'il ne l'a découvert qu'après la publication de Voyage au bout de la nuit et que, dans un entretien, il le présente - avec Balzac et Freud ! -comme son maître dans l'écriture du roman (6).

Il fera de même avec un autre tableau de Bruegel qu'il découvrira quelque temps plus tard, à Anvers où il est venu voir une autre amie (7). Le sujet de Dulle Griet le touche sans doute de plus près encore, puisqu'il s'agit de scènes de guerre dans lesquelles la légendaire géante « Margot l'Enragée» (désignation habituelle du tableau en français) entraîne ses compatriotes flamandes. Ce que révélait déjà sur les hommes la pacifique « fête des Fous » est ici pleinement et irrécusablement mis en valeur.

L'intérêt pour la peinture flamande ne se démentira pas. En janvier 1936, il visitera l'exposition de l'Orangerie en compagnie de son amie Lucienne Delforge, qui, dans un témoignage, parlera plus tard de l'admiration de Céline pour « la justesse des attitudes, la subtilité du geste ou de l'expression qui permettaient de pénétrer la psychologie des personnages peints par l'artiste, en dehors de la splendeur des couleurs (8)». Ce que Lucienne Delforge nomme ici la« psychologie » est la« folie » humaine que Céline ne se lasse pas de voir illustrée par cette école de peinture. Même lorsqu'il est le plus touché par un peintre, c'est encore davantage par la représentation que par le style.

Dans les années suivantes, peut-être à la suite de cette exposition ou bien après avoir vu ou revu au Louvre La Nef des fous, il remontera jusqu'au maître de Bruegel, Jérôme Bosch. Il s'interrogera sur ce qu'a pu être la vie du peintre pour qu'il en arrive à peindre de tels tableaux. À la même amie anversoise, il demande « quelques renseignements sur la vie de Jérôme Bosch, juste quelques idées (9) », (Et lui, quelle avait été sa vie pour qu'il écrive ces romans?) À la réflexion, il jugera le maître supérieur à l'élève. En 1947, quand il voudra donner une idée de la peinture européenne à son admirateur et défenseur américain Milton Hindus, il écrira: « Bosch Jérôme, le peintre, surpasse de beaucoup Breughel à mon avis - il ose davantage"). »

Deux amis peintres auraient pu offrir à Céline un autre contact avec la peinture, mais, à en croire les lettres de lui qui ont été conservées, il ne s'entretenait guère de peinture avec eux. Avec le peintre décorateur Henri Mahé, son cadet, la complicité repose sur leurs origines bretonnes et sur un échange de propos sur les femmes et le sexe. C'est pour accompagner les fresques dont Mahé avait décoré une maison de plaisir que Céline écrit un petit texte licencieux, « 31 cité d'Antin » (l'adresse parisienne de la maison).

Gen Paul
L'intimité va beaucoup plus loin avec l'autre peintre, son voisin montmartrois, Gen Paul. Elle est à la fois profonde et ambivalente, comme le montrera leur brouille d'après-guerre qui se traduira, de la part de Céline, par une évocation très négative de l'artiste, sous le nom de «Jules», dans la seconde partie de son roman Féerie pour une autre fois. Avec lui, pourtant, Céline avait touché de plus près la peinture, et la création plastique en général. Non que, jusqu'à la guerre, il entre si peu que ce soit dans l'expressionnisme violent de la manière de Gen Paul à cette époque, qui le rapproche de Soutine. Mais, déjà, Céline est sensible dans ses dessins à une affinité avec ce que lui-même réalise avec les mots. Deux textes témoignent de son admiration et font de l'artiste l'illustrateur privilégié de ses romans: «J'avoue que Gen Paul avec ses cartons me fait grand plaisir. J'attends chaque nouveau. Je frétille du bout... C'est la seule glace qui me convienne. je m'y retrouve tout immonde et sans dégoût (11).» Deux ans plus tard, il écrira, pour présenter une exposition de Gen Paul prévue à New York, un texte dans lequel il donnera sa peinture comme « authentiquement représentative d'une manière qui est purement et essentiellement française - irrévérencieuse, moqueuse, franche - et pourtant gracieuse, vive et joyeuse (12)».

On ne sait de quelle série de peintures de Gen Paul parle ici Céline. Sur sa manière expressionniste antérieure, il portera dans Féerie pour une autre fois un jugement beaucoup plus défavorable. Mais il se passe alors un phénomène paradoxal qui le rapproche bon gré mal gré de cette peinture.

[Gen Paul, Le Sacré-Coeur, 1927]
Le bouleversement cosmique que produit sous ses yeux le bombardement en cours, qui est le sujet de ce roman, lui apparaît comme la réalisation concrète, et même encore exagérée, de cette manière de « jules ». Il ne rappelle d'abord ses premières impressions que pour reconnaître que les événements de cette nuit d'avril 1944 leur apporte rétrospectivement un démenti, dans la mesure où ils réalisent bel et bien, et même davantage encore, ce qu'il prenait alors pour de la pure provocation. « je l'avais vu vernisser ses toiles... moi parfait plouc, aucune autorité d'art, je m'étais dit à moi-même: il le fait exprès! il bluffe le bourgeois! il leur peint des autobus sur la mer de Glace... et les Alpes elles-mêmes en neiges mauve, orange, carmin, et les vaches paissant des couteaux!... des lames d'acier! des poignards en fait d'herbe tendre!...» Mais la réalité est en train de dépasser la fiction - en l'occurrence la vision -, jugée alors artificielle, des tableaux de jules, ce que Céline traduit en termes romanesques en imaginant celui-ci non plus en train de peindre, mais de présider au bombardement par ses gestes du haut de la plate-forme du Moulin de la Galette: «... maintenant il nous sorcelait autre chose! des aravions tonnants, grondants, des escadres entières, et des déluges de mines réelles qui foutaient un bordel au sol, que les immeubles déchaussaient, et les monuments! les mairies! que tout ça s'envolait aux cieux, à la queue leu leu à l'envers! et les couvents! c'était plus terrible que ses gouaches! c'était un petit peu plus osé ! (13) »

À quelqu'un qui, comme lui, ne s'intéressait pas à la peinture pour elle-même et n'avait pas suivi son évolution au XXe siècle, la déformation du réel dans les peintures expressionnistes de Gen Paul avait pu à l'époque paraître gratuite, mais le moment était venu où elle se révélait prophétique, face au tohu-bohu auquel était réduit le monde par l'action conjuguée des bombardiers, avec leurs piqués, leurs loopings, leurs lâchers de bombes, et de la DCA, avec ses pinceaux lumineux et ses tirs. Contre les préjugés de l'ignorance, la peinture trouvait sa justification. Mais le dernier mot restait à la transposition de cette peinture dans le monde du langage, dont Céline prouverait, dans ces quatre romans de l'apocalypse, que la littérature était capable."

Source : Henri Godard, Un autre Céline, de la fureur à la féerie, Ed.Textuel, 2008.

Sur le sujet:
>>> Louis-Ferdinand Céline - Bruegel


Notes
1-Voir aussi l'entretien avec Francine Bloch et Julien Alvard, Cahiers Céline 7, p.435 et 459.
2- Bagatelles pour un massacre, p.216.
3-Lettre à Léon Daudet du 30 décembre 1932, in Appendices, Romans, T.1, p.1108.
4- Lettre à Evelyne Pollet du 5 juin 1933, Cahiers Céline 5, p.166.
5- Lettre à Cillie Ambor du 10 janvier 1933, CAhiers Céline 5, p.91.
6- Cahiers Céline 1, p.41.
7- Lettre à Evelyne Pollet du 5 juin 1933, Cahiers Céline 5, p.171.
8- Cahiers Céline 5, p.258.
9- Lettre à Evelyne Pollet du 20 novembre 1937 Cahiers Céline 5, p.194.
10- Milton Hindus, LF Céline tel que je l'ai vu, lettre du 12 juin 1947.
11- Texte écrit en 1935 pour le bulletin de souscription d'une édition illustrée du Voyage qui ne sera pas réalisée à cette date.
12- Le texte n'étant connu que par sa traduction en anglais, ces mots ne sont pas ceux de Céline mais d'une retraduction en français, Année Céline 1996, p.19.

13- Féerie pour une autre fois, p.223.

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dimanche, 18 janvier 2009 | Lien permanent

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