Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 09 novembre 2023

Réflexions anthropologiques sur l'égoïsme - Le mythe du sauvage primitif

de49c0c5971e06d9ca23b3d0059ba74f.jpg

Réflexions anthropologiques sur l'égoïsme - Le mythe du sauvage primitif

Par Ricardo Vicente López

Source: https://noticiasholisticas.com.ar/reflexiones-antropologicas-sobre-el-egoismo-el-mito-del-salvaje-primitivo-por-ricardo-vicente-lopez/#google_vignette

Du deuxième au quinzième siècle, les Européens ont traité plus intensément avec les peuples qui étaient éloignés et différents d'eux et que l'on appelait, avec un certain euphémisme, avec une qualification qui est parvenue jusqu'à nous, "les peuples barbares". Le nom même de barbares implique un haut degré d'ambiguïté quant à ce que le mot est censé décrire. Un simple exercice, comme ouvrir un dictionnaire, nous met face au contenu du mot :

    "Se dit d'un individu appartenant à l'une des hordes ou à l'un des peuples qui, au 5ème siècle, renversèrent l'Empire romain/ fig. cruel, féroce, sauvage, inculte, grossier, rustaud, téméraire, etc".

39bf5d9f36838ddc7bca24c343e5840b.jpg

La synonymie est plus que claire. Mais à partir du 15ème siècle, avec la découverte de l'Amérique, on entre en contact avec des peuples extra-continentaux et on commence à parler de peuples sauvages :

    "Naturel des pays qui n'ont ni culture ni système de gouvernement / Se dit de l'homme qui vit à l'état de nature, dans les forêts, sans domicile fixe ni lois, et qui est le contraire de l'homme civilisé. Extrêmement bête, têtu, grossier ou stupide".

Il n'y a pas lieu d'en dire plus, les définitions sont éloquentes. Cette façon de définir exprime ce que notre culture, la culture occidentale et chrétienne, pense d'eux.

Du côté de l'Académie royale de la langue, le travail a consisté à recueillir les sens avec lesquels les mots sont utilisés, à consulter la littérature récente pour comparer les usages des mots et à consulter des spécialistes de la langue. En bref, les idées que notre société se fait de tout peuple qui n'appartient pas à la "civilisation" :

    "Ensemble des idées, des sciences, des arts ou des coutumes qui forment et caractérisent l'état social d'un peuple ou d'une race... comme synonyme de culture et par opposition à la barbarie".

Examinons de plus près ce que nous venons de lire. Il est dit qu'il faut entendre par civilisation les éléments "qui forment et caractérisent l'état social d'un peuple ou d'une race", on pourrait donc en déduire que tout peuple qui a des arts et des coutumes est civilisé. Le problème est que tous les peuples qui ont habité et habitent la terre depuis deux millions d'années en ont, comme nous le verrons un peu plus loin.

e2404a74d56c9c3d107e5a2324b25713.jpg

En quoi est-ce donc le contraire de la barbarie ? Quels seraient les peuples barbares, selon cette définition ? Ceux qui n'ont ni arts ni coutumes. Tous les hommes et leurs ancêtres biologiques ont toujours eu des coutumes, même les animaux supérieurs ont des coutumes, des habitudes de comportement. Il nous resterait l'art. La fabrication des outils de pierre du Paléolithique pourrait être acceptée, avec certaines réserves, comme ne contenant pas d'art, mais la fabrication des 35.000 dernières années montre une technique polie et un goût pour les travailler de certaines manières qui ne répondent pas à des raisons uniquement utilitaires. Sans parler des peintures rupestres ou des récipients peints du Néolithique.

L'intention de ces propos est de mettre en garde le lecteur contre le nombre de préjugés qui entourent le sujet, avec un air scientifique, que nous allons tenter d'analyser. L'utilisation du mot culture, avec un usage aussi restreint (comme "opposé à la barbarie"), témoigne des préjugés de la culture européenne, principalement au cours des 18ème et 19ème siècles, qui n'a appliqué son sens qu'à elle-même. Elle l'a également utilisé comme synonyme de civilisation. Paul Radin (1883-1959) [1] nous apprend que dans les milieux scientifiques, il n'est pas rare de retrouver les mêmes préjugés :

    "La réaction de l'ethnologue non professionnel ou du profane... est généralement une perplexité irritée, à laquelle s'ajoute le soupçon qu'après tout, les peuples primitifs sont probablement gouvernés par une mentalité intrinsèquement inférieure... Dans une large mesure, et souvent sans s'en rendre compte, l'ethnologue cultivé porte des jugements analogues lorsqu'il s'efforce d'évaluer les cultures primitives".

Il est clair que la recherche a longtemps souffert de ces interférences idéologiques. Mais on peut dire avec satisfaction qu'au cours de la seconde moitié du siècle dernier, des progrès significatifs ont été réalisés sur ces questions et que, grâce à cela, nous disposons aujourd'hui d'une énorme quantité de matériel scientifique de valeur et d'une littérature qui progresse de manière significative.

Cependant, certains inconvénients doivent encore être surmontés. Ceux-ci sont d'ordre méthodologique [2] et épistémologique [3]. Une grande partie des progrès de l'anthropologie est due aux études comparatives avec les espèces les plus proches de l'homme, comme les singes anthropoïdes et, en leur sein, les chimpanzés ; et, d'autre part, aux études sur les peuples qui sont parvenus jusqu'à nous à un stade d'évolution semblable à bien des égards au paléolithique ou au néolithique, ce qui nous permet de savoir comment étaient, par analogie, les hommes qui vivaient il y a plus de deux millions d'années.

63977445cfb2123c99ad913429e42883.jpg

La mise en garde suivante s'impose : les peuples qui nous sont contemporains (les Occidentaux modernes) ne peuvent en aucun cas être considérés comme appartenant aux étapes historiques susmentionnées, car ils ont à peu près la même quantité d'histoire accumulée que n'importe laquelle des cultures actuelles. Seule l'analogie, c'est-à-dire le rapport de similitude entre des choses différentes, permet de penser, à partir des caractéristiques de ces peuples, à ce qu'étaient ces hommes d'avant. Dans le premier cas, il y a souvent un biologisme exagéré, c'est-à-dire une réduction du niveau humain au niveau animal, l'homme étant placé comme un anthropoïde plus parfait. Il n'y aurait que des différences de quantité, pas de qualité. C'est ainsi que l'on peut parler d'instincts humains, un concept qui permet de justifier idéologiquement de nombreux comportements sociopolitiques du monde moderne. Dans le second cas, des extrapolations, pas toujours heureuses, permettent de tirer des conclusions erronées. Mais aussi, sur un autre plan, la convergence de disciplines différentes, aux vues souvent contradictoires sur un même sujet, génère une grande confusion. C'est pourquoi Arnold Gehlen (1902-1976) [4] affirme :

    "Une autre raison de l'échec des théories anthropologiques dans leur ensemble est qu'une telle science devrait inclure de nombreuses sciences particulières : biologie, psychologie, épistémologie, linguistique, physiologie, sociologie, etc. Le simple fait de se retrouver au milieu de sciences aussi diverses ne serait pas facile, mais beaucoup plus discutable serait la possibilité de trouver un point de vue à partir duquel toutes ces sciences pourraient être maîtrisées par rapport à un seul sujet. Il faudrait abattre les murs entre ces sciences, mais d'une manière productive, car de cet abattement nous obtiendrions des matériaux pour la nouvelle construction d'une science unique".

La difficulté signalée par Gehlen n'est pas facile à résoudre et il ne faut pas s'attendre à ce qu'une réponse soit trouvée dans un avenir immédiat. Beaucoup de choses devront être changées au préalable en termes de conception de la science, de questions méthodologiques, de critères antérieurs chargés de significations idéologiques, etc. Il est souhaitable que ces questions soient présentes et explicitées, afin que la recherche fasse apparaître les valeurs utilisées par chaque scientifique, valeurs qui, en tant que telles, sont de nature extra-scientifique, c'est-à-dire philosophique.

Le lecteur serait ainsi conscient qu'il lit les résultats de la recherche de quelqu'un qui part de certaines hypothèses, qu'il convient d'expliciter. Cette affirmation est d'autant plus pertinente qu'il est vérifiable que nous sommes souvent confrontés à de nombreuses affirmations présentées comme scientifiques, alors qu'elles contiennent en réalité une foule de préjugés extra-scientifiques (au sens de jugements préalables).

La dissimulation de valeurs, d'idéologies, de présupposés philosophiques, etc., pas toujours consciente, mais non moins présente car, par manque d'explicitation, ce qui ne devrait pas être présenté comme scientifique est montré comme tel. Pour le dire le plus brièvement possible : il y a un niveau de recherche qui se réfère à des données empiriques vérifiables, sa présentation est placée sur le plan de la science stricte. Mais dès que l'on en déduit des conclusions qui risquent d'être des hypothèses possibles mais non probables (au sens de testables), il doit être clair qu'elles n'ont pas valeur de science. Cela nous amènerait à admettre que l'homme, au sens spécifique et intégralement humain, ne peut être appréhendé qu'en termes d'anthropologie philosophique. Gehlen poursuit :

    "La difficulté (en vertu de laquelle une anthropologie philosophique n'a pas été réalisée jusqu'à présent) consiste donc en ceci : dans la mesure où l'on considère les caractéristiques ou les propriétés séparément, on ne trouve rien de spécifiquement humain. Certes, l'homme a une constitution physique magnifique, mais les anthropoïdes (grands singes) en ont une assez semblable ; il y a beaucoup d'animaux qui construisent des habitations ou font des constructions artificielles, ou vivent en société... si l'on ajoute à cela le poids de la théorie de l'évolution, il semble que l'anthropologie serait le dernier chapitre d'une zoologie. Tant que nous n'aurons pas une vision totale de l'homme, nous devrons en rester à la contemplation et à la comparaison des caractères individuels, et tant que nous en resterons là, il n'y aura pas d'anthropologie indépendante, puisqu'il n'y aura pas d'être humain indépendant... Aucune des sciences particulières qui s'occupent aussi de lui (morphologie, psychologie, linguistique, etc.) n'a cet objet : l'homme ; à son tour, il n'y a pas de science de l'homme, si l'on ne tient pas compte des résultats fournis par chacune des sciences particulières...".

Il ne m'échappe pas que ces affirmations peuvent paraître un peu déconcertantes au moment d'entreprendre la tâche proposée. Mais je crois qu'avoir une conscience claire des problèmes ne les rend ni plus grands, ni plus insurmontables, et qu'au contraire, les ignorer peut conduire à des déceptions aux tristes conséquences. Si nous n'avons pas réussi jusqu'à présent à avoir une science de l'homme, ce n'est pas une raison pour ne pas continuer à progresser dans cette voie. En revanche, nous devons continuer à rassembler les fragments de connaissances scientifiques dont nous disposons et, sur cette base, élaborer des propositions d'interprétation de ce fascinant objet d'étude qu'est l'homme.

4a54004a62ed052c4103481dec75dc85.jpg

Car c'est sur la base de la position que nous adoptons consciemment à l'égard de l'homme que les résultats des autres sciences humaines et sociales seront plus clairs. Toute science socio-historique repose sur une conception de l'homme qui, dans la plupart des cas, n'est pas explicitée et qui influence inévitablement ses conclusions. À titre d'exemples bien connus, je citerai l'égoïsme exagéré de l'homme attribué à Adam Smith ou la pulsion biologique de l'homme attribuée à Sigmund Freud. Dans les deux cas, il s'agit d'une anthropologie implicite.

Toutefois, pour redonner espoir et confiance dans les efforts scientifiques, il convient de dire que, bien que l'homme se soit interrogé sur ce qu'il est au cours des trois mille dernières années de notre tradition occidentale, ce n'est que depuis un siècle et demi qu'il est en mesure d'approfondir cette question avec des résultats très positifs. Le biologiste, spécialiste de l'évolution et professeur à l'université de Californie Francisco J. Ayala (1934-2023), né en Espagne et naturalisé américain, affirme :

    "Le résultat de tous ces efforts était, avant 1859, fondamentalement déficient, car une caractéristique essentielle de la nature humaine - son origine évolutive à partir d'ancêtres pré-humains, avec tout ce que cela implique - n'avait pas encore été découverte".

Les difficultés évoquées ci-dessus doivent être accompagnées de cette affirmation : "Aujourd'hui, nous sommes mieux placés que jamais pour entreprendre cette tâche, et c'est la raison qui nous fait prendre conscience des problèmes".

Notes:

[1] Né en Pologne et établi aux États-Unis, il était un anthropologue culturel et folkloriste américain très lu au début du 20ème siècle.

[2] Une manière ordonnée et systématique de procéder pour arriver à un résultat ou à une fin particulière [3] La branche de la philosophie qui s'occupe de l'éducation et de la formation des adultes.

[3) La branche de la philosophie qui s'intéresse à l'étude de la manière dont la connaissance est obtenue et de sa validité.

[4) Philosophe et sociologue allemand, ses théories ont inspiré le développement du néo-conservatisme allemand contemporain.

19:32 Publié dans Définitions, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : définition, philosophie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Écrire un commentaire