vendredi, 15 juin 2007
Regard sur le scepticisme
Regard sur le scepticisme: des Grecs au Grand siècle
Communication de Robert Steuckers au Colloque de SYNERGIES EUROPÉENNES-France, Metz, 26 juin 1999
Le scepticisme est un courant philosophique qui se manifeste toujours postérieurement à la domination de grands systèmes conceptuels, tout comme il pourrait s’opposer aujourd’hui à une idéologie dominante, à des constellations politiques répétées à la suite d’élections-spectacle, à une vulgate imposée et martelée à satiété par les médias.
Refuser la logique de l’oeil unique
L’étymologie du terme “scepticisme” est intéressante, selon Lambros Couloubaritsis. En grec, nous explique-t-il, skeptomai désigne le regard attentif —appréhendeur et curieux— qui porte vers deux ou plusieurs directions possibles et non pas un regard fixe —fixé une fois pour toutes— ne portant que dans une et une seule direction. Nietzsche a retenu cette leçon: la pluralité des regards est nécessaire; il l’exprime notamment dans Généalogie de la morale. Sarah Kofman nous le rappelle et l’explique clairement: Nietzsche refuse la logique de l’oeil unique (cyclopéen), il veut toujours voir autrement. Celui qui dit “raison pure”, “spiritualité absolue”, “connaissance en soi”, n’a qu’un seul oeil, ne jette qu’un seul regard qui ne doit pas avoir de directions (au pluriel!), ne doit pas pivoter sur lui-même, scruter, fouiller l’horizon, changer de perspective. Pour appréhender le monde dans toutes ses facettes, il faut avoir plus d’yeux, autant d’yeux que d’affects, sinon, dit Nietzsche, on châtre l’intelligence (des sceptiques grecs à Nietzsche, la pensée européenne opte pour une approche plurilogique).
Dans l’histoire de la philosophie grecque, le scepticisme arrive après trois étapes majeures:
1. Celle de Socrate, qui évoque deux possibilités: l’homme raisonne et choisit la meilleure option de l’alternative.
2. Celle de Platon qui opte pour la dialectique qui débouche sur un seul choix possible.
3. Celle d’Aristote, qui hérite de la dialectique de Platon, évoque une multiplicité de choix, mais où, finalement, un seul choix est le bon.
Pyrrhon d’Elis (365-275), premier exposant du scepticisme grec, estime que cette obligation philosophique de déboucher sur un seul choix constitue une fausse route pour la pensée (“A” ou “Non-A”). Pour Pyrrhon, aucun choix tranché n’est finalement pertinent, car, ainsi, on exclut toujours de sa démarche ou de sa spéculation une multitude de pans du réel. On les ignore. On refuse les potentialités qu’ils recèlent en jachère. Un choix tranché est toujours mutilation du réel pour le père de l’école sceptique. Le risque d’une telle position est l’indécision. L’avantage qu’elle offre, en revanche, est de pouvoir tenir compte d’un maximum de paramètres, et, partant, de ne pas se laisser surprendre par des paquets d’imprévus, de faits de monde que le dogmatique aurait banni de son horizon. Puis de décider en meilleure connaissance de cause.
Pyrrhon d’Elis en Inde
Pyrrhon d’Elis est en quelque sorte l’héritier des sophistes, qui furent les premiers sceptiques, car ils n’accordaient aucune valeur privilégiée à leur choix, mais optaient pour le choix qui les arrangeaient hic et nunc, sans que ce choix ne revête un statut de vérité. Pyrrhon d’Elis a accompagné Alexandre le Grand jusqu’en Inde. Il a vraisemblablement eu des contacts avec la pensée indienne, plus plastique, plus moulée sur la pluralité intrinsèque du monde. Sa position de base est une méfiance à l’endroit de toute domination de la rhétorique, tout comme notre scepticisme contemporain devrait être une méfiance à l’endroit de tout discours et de toute image médiatique.
Ensuite, Pyrrhon se méfie des jugements de valeur, car, en les énonçant, le penseur, le locuteur, le médiateur ajoute(nt) derechef un prédicat à la chose, qui ne lui appartient pas en propre. La chose est décrétée belle ou laide, juste ou injuste, bonne ou mauvaise, sans que l’on ne puisse fondamentalement prouver qu’elle l’est. La Serbie de Milosevic ou l’Irak de Saddam sont décrétés laid(e), injuste et mauvais(e), sans que ce jugement de valeur, asséné sans interruption, ne puisse être corroboré (dans les médias américains, on parle de “Rogue states”, en allemand de “Schurkenstaten”). Pour Pyrrhon, le sage doit suspendre ce type de jugement, pratiquer l’epochè. Un prédicat, aux yeux de Pyrrhon, est toujours subjectif, toujours dérivé de conventions qui me sont propres, qui sont le propre de mon environnement culturel, de mes circonstances, mais qui ne peuvent se greffer sans dégâts sur une réalité autre. L’adjonction de prédicats à la chose constitue donc toujours une oblitération. Par le collage de prédicats, le dogmatique affirme qu’une chose possède des attributs, alors qu’elle ne les possède pas en propre. Il nie également, en survalorisant tel ou tel prédicat, la valeur intrinsèque de toutes les autres qualités de la chose (dans les cas aujourd’hui médiatisés de la Serbie et de l’Irak, on focalise l’attention des masses de téléspectateurs ou d’auditeurs sur une définition plaquée, subjective, arbitraire, fabriquée, et non pas sur l’histoire plurimillénaire ou pluriséculaire du pays, sur sa configuration géographique ou hydrographique, etc., c’est-à-dire sur les phénomènes réels et concrets qui le constituent). Conclusion: les jugements de valeur ne rendent pas objectivement compte du réel. Le sage doit donc être indifférent à ces jugements de valeur (adiaphoria) et partir du principe de l’équipotence des phénomènes, où les phénomènes sont jaugés avec équité.
Regard aigu, vitalisme implicite
Pour l’optique pyrrhonienne, seule la Vie dans son ensemble a du sens. Diogène Laërce dit de Pyrrhon: “Il a pris la vie pour guide”. Le scepticisme est ainsi, non seulement un regard plus aigu porté sur les choses du monde, mais un vitalisme implicite (que nous revendiquons par ailleurs). Le vitalisme pyrrhonien s’oppose à tout dogmatisme car les dogmatiques ne cessent de disserter sur ce que devraient être les choses en soi, sans jamais percevoir tangiblement cet en soi et en oubliant ce qu’est phénoménalement la chose dans ces multiples facettes. Pyrrhon réclame dès lors un retour délibéré à l’expérience et à la vie (ce qui nous rappelle la Leiblichkeit de Nietzsche, la corporéité).
Le pari sur la Vie va de paire avec un pari pour le plaisir. Mais celui-ci ne s’obtient que si l’on s’abstrait de tout trouble, de tout tracas inutile, de toute fausse question. L’epochè sert à se débarrasser de ces troubles et tracas; il faut suspendre l’impact qu’ils ont sur nous, car sinon nous nous cassons la tête pour résoudre ou concrétiser des chimères intellectuelles. L’absence de trouble se dit en grec: ataraxia, état d’âme optimal, où l’on se détache des fausses querelles, des problèmes sans objet, etc. Face aux variantes politiciennes de l’idéologie dominante contemporaine, nous proposerions également une ataraxia, tout comme Evola, dans le monde en ruines de notre après-guerre, avait proposé une apolitéia, attitude de l’”homme différencié”. Les querelles au sein de la gauche ou de la droite ne résolvent nullement les problèmes de fond de notre société. Ces disputes entre deuxième gauche et troisième gauche, réalos et fundis chez les Verts allemands, belges ou français, etc. trahissent plutôt des problèmes de personnes et non des problèmes concrets.
Seul un esprit libre sait rire
Alexis Philonenko nous rappelle la leçon qu’a tirée Nietzsche de sa lecture de Pyrrhon et de Sextus Empiricus: “Se taire et rire”. Le philosophos, cuistre à la pensée rigide et démontrée une fois pour toutes, nous dit, en fronçant les sourcils, que l’on ne peut rire des valeurs intangibles, irréductibles, non renversables (des droits de l’homme, de la République, de la communauté occidentale des valeurs ou de l’OTAN, son bras armé, etc.). Pyrrhon et Nietzsche, au contraire, nous enseignent et nous enjoignent à en rire à gorge déployée, car, à travers le rire, souffle le vent de la liberté. Voilà pourquoi seul un esprit libre sait rire.
Pyrrhon était originaire d’Elis, d’où était également venu Hippias, illustre sophiste. Hippias était un empiriste absolu: pour lui, il n’y avait pas d’êtres intelligibles en dehors des manifestations sensibles des objets. Pyrrhon avait rencontré Anaxarque, disciple de l’atomiste Démocrite et de Protagoras, pour qui toute théorie de la perception borne toute réalité à la réalité sensible et à la relation phénoménale; pour Protagoras, il était illusoire de prétendre voir ou saisir la “vraie nature” des choses.
Pyrrhon nous a donc enseigné
- à discerner le noyau d’une chose (sa phénoménalité au-delà de tous les discours construits);
- à admettre qu’on ne peut l’appréhender in extenso, dans toutes ses facettes, et surtout, dans toutes les potentialités qu’elle recèle. La chose reste toujours obscure (adhla). Je ne peux donc jamais affirmer qu’une chose est telle ou telle, mais nous est seulement connue par le truchement de représentations relatives à la situation, aux circonstances (tropos). Le scepticisme conduit à percevoir la relativité de toute chose.
- à rechercher quel bénéfice, quel avantage, stratégique ou autre, je puis tirer de ce regard que je pose sur la chose qui m’apparaît sans jamais se révéler entièrement? Le scepticisme déploie là une stratégie vitale concrète, sereine, libre d’affects incapacitants (apathie).
Créons une ataraxie a-médiatique
Les autres figures du scepticisme antique sont
- Timon de Phlionte (320-230), dont le penchant pour la dive amphore était légendaire, provoquant une verve endiablée contre les dogmatiques,
- Aenésidème le Crétois et
- Sextus Empiricus.
Aenésidème énonce une théorie de la diversité irréductible du monde et de la relativité de toutes nos perceptions et sensations, vu que les circonstances et les lieux modifient sans cesse les perspectives. Sextus Empiricus (IIième et IIIième siècles ap. J.C.) a vécu en plein effervescence religieuse du Bas-Empire. Il se proclame disciple de Pyrrhon d’Elis et rédige des “esquisses pyrrhoniennes” ou Hypotyposes pyrrhoniennes. Sextus Empiricus, médecin de son état, explique qu’aucun argument des zélotes religieux n’est valable en soi. Le risque d’une telle position est le conformisme, mais aujourd’hui un rejet de toutes les lunes médiatiques ne saurait déboucher sur le conformisme. Sans cesse, les médias sollicitent artificiellement nos émotions; un scepticisme actualisé doit opposer à ces sollicitations une epochè contemporaine, se fermer à ces discours ineptes, créer une ataraxie a-médiatique.
Les avatars du scepticisme antique nous lèguent une anecdote significative: en 155 av. J. C., Athènes est condamnée à payer une amende à Rome pour avoir pillé la Cité d’Oropos. Les Athéniens envoient une ambassade à Rome pour plaider leur cause; elle est composée de Carnéade, Critolaos et Diogène de Babylone. Carnéade, philosophe sceptique, montre que la notion de justice est relative, que les arguments des uns et des autres peuvent être valables, sont équipotents, qu’en l’occurrence tant les Athéniens que les Romains ont raison. Carnéade applique la règle du doute universel, démontre que les lois sont des conventions entre les hommes qui peuvent être reconduites, discutées, modifiées, etc. Les trois ambassadeurs athéniens tiennent ensuite salon dans Rome, introduisent le scepticisme dans les esprits. Caton l’Ancien, très puissant et influent à cette époque, leur donne raison, fait que l’amende est suspendue mais ordonne que les trois philosophes soient expulsés de Rome. Le scepticisme permet une diplomatie sereine, casse la raison du plus fort (qui n’est pas plus valable que celle du plus faible). Un modèle de négociation, dont auraient pu s’inspirer les Albright et autre Solana, avant de déclencher la dernière guerre du Kossovo.
La postérité du scepticisme est vaste: elle pourrait englober Descartes, Hume, Kant et l’empirisme logique, Popper, etc. Bornons-nous à citer deux figures du XVIième siècle, Erasme et Montaigne, et une du XVIIième, Gassendi.
L’éloge de la folie d’Erasme
La notoriété d’Erasme a franchi les siècles surtout par L’éloge de la folie (Laus Stultitiae) de 1511. La “folie” chez Erasme revêt un double sens:
1) se dégager des tics et manies des philosophes; la “folie” est chez lui la gaité, la joie, l’innocence, l’absence de prétention; elle critique les illusions de la vertu, des cuistres et de la société. Erasme décrit les divers ridicules dans lesquels sombrent les hommes. Erasme prend l’homme tel qu’il est et non pas tel qu’il se prononce dans sa “dignité”, dans les poses et les grimaces sociales qu’il adopte pour se faire valoir. Pour l’auteur de l’Eloge de la folie, l’homme se définit par ce qu’il vit, par les événements qu’il crée ou qu’il subit. Dans les statuts de l’association “Europa”, que nous avons fondée en 1993 à Bruxelles, nous avons introduit le principe de la défense des droits de l’homme, tel qu’il est, dans sa “carnalité” et dans son cadre culturel, dans sa situation spatio-temporelle, et non pas tel que l’ont imaginé de pseudo-philosophes en chambre ou des idéologues fumeux ou des politiciens sans foi ni loi qui manipulent les esprits simples et tirent de ces vilenies toutes sortes de profits sonnants et trébuchants.
2) Mais il y a une deuxième dimension à la “folie” selon Erasme. Pour lui, la “folie du chrétien” consiste à croire sans spéculation, à ne pas vouloir créer une nouvelle religion. Dans Enchiridion militis chrisitani (= Le manuel du militant chrétien; 1504), Erasme accepte le cadre civilisationnel catholique sans chercher à le justifier, car le justifier conduirait à énoncer des théories ou des doctrines réfutables, à engager des discussions sans fin, foncièrement stériles (nous retrouvons là l’horreur de la discussion pour la discussion qu’éprouveront plus tard Donoso Cortès et Carl Schmitt). Erasme nous enseigne à accepter le cadre spatio-temporel, tel qu’il est, sans pour autant sombrer dans le conformisme, car le conformisme, c’est se fabriquer une “dignité”, se composer un personnage, prendre des poses, se donner un “look”, et s’y accrocher ridiculement.
Montaigne, sceptique dans les tourbillons de la vie
En 1576, Montaigne termine la rédaction de son Apologie de Raimond Sebond. Dans quel contexte a-t-il rédigé ce maître-ouvrage des lettres françaises du XVIième siècle? Son père, âgé, mal-voyant, lui avait demandé de traduire les écrits d’un philosophe catalan du XVIième siècle, auteur de la Theologia naturalis sive liber creaturarum. Montaigne, par piété filiale, s’est exécuté, mais a ajouté au texte traduit une foule de commentaires, notamment issus de sa lecture très attentive du De rerum naturae de Lucrèce et des Hypotyposes pyrrhoniennes de Sextus Empiricus. Montaigne, contrairement à un préjugé malheureusement assez courant, était un homme actif, en prise directe sur les problèmes de son temps, et non pas un oisif enfermé dans sa tour-bibliothèque. Montaigne était plongé dans les courants tourbillonnants de la vie de son époque mouvementée.
Ses commentaires, en marge de la traduction du livre de Raimond Sebond, nous enseignent:
- que la raison ne peut rien établir de définitif; elle reflète toujours une étape temporaire de la caducité des choses; les raisonneurs sont malhonnêtes, ils nuisent au bonheur de nos vies; ils sont vaniteux et ridicules. «L’homme qui n’est rien, s’il pense être quelque chose se séduit soi-même et se trompe».
- que les jugements sont toujours marqués d’incertitude, d’où l’inanité des assertions/affirmations qui se veulent éternelles et universelles.
Du point de vue politique, Montaigne nous dit que les lois sont la mer flottante des opinions d’un peuple et d’un prince, qui l’un comme l’autre, changeront un jour d’opinion et d’avis. Montaigne dit ainsi clairement qu’il n’y a pas de lois humaines universelles. Ses réflexions nous aident à mieux comprendre l’opposition entre légalité et légitimité (Carl Schmitt) ou entre “pays légal” et “pays réel” (Maurras).
Gassendi: dégager l’homme de ses liens de mille nœuds
Pierre Gassendi (1592-1655), autre philosophe intéressant pour notre propos sur les sceptiques, était chanoine à Digne et professeur à Aix. Il fut le correspondant de Galilée et un critique de l’aristotélisme (qu’il considérait comme un “système”), proche des libertins érudits (mais sans oublier ses devoirs d’ecclésiastiques). Gassendi fut un critique de Descartes. Il publia des travaux sur Epicure et se situa entre le libertinisme et l’orthodoxie religieuse. Pour Gassendi, on ne peut enfermer la liberté de l’esprit dans aucune doctrine. Quatre points majeurs de son œuvre doivent retenir notre attention dans le cadre du présent exposé:
◊ Très vite dans la vie de l’homme, l’esprit est ligoté de mille nœuds, les conventions le retiennent dans ses liens.
◊ La philosophie a pour tâche de nous faire retrouver notre liberté.
◊ Bon nombre de philosophes font fausse route en imposant à l’entendement chaînes et entraves. Ces philosophes sont attachés au râtelier comme du vil bétail (Gassendi anticipe ici les travaux de Simmel, Heidegger, Lukacs et Sartre, tous critiques des conventions et des pesanteurs institutionnelles).
◊ Le spectacle de la nature peut mener à Dieu. L’harmonie de la nature est la simple preuve de l’existence de Dieu. Le regard qui appréhende ce spectacle est un regard pluriel, un regard jeté par mille yeux (et nous revenons à Nietzsche!).
Conclusion
Notre propos était de montrer la trajectoire du scepticisme des Grecs au Grand Siècle. Cependant il serait injuste de terminer abruptement sans au moins citer David Hume, rénovateur de la veine sceptique, en réhabilitant le rôle des sens dans l’appréhension du monde extérieur. Le recours aux sens corrige ou annule dogmes et abstractions. Mais, l’œuvre de Hume recèle un risque: devenir un positivisme trop étriqué. Ou bien, nouvelle lecture, avec sa volonté de faire confiance aux sens, Hume cherche-t-il à pénétrer les mystères du réel? Le débat est ouvert. Il est une interpellation de la modernité. Sûrement l’objet d’un prochain débat de notre atelier philosophique.
Robert STEUCKERS.
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