samedi, 10 octobre 2015
La société française est-elle un grand parc d’attraction?
La société française est-elle un grand parc d’attraction?
Une forme de dérive médiatico-politique faite de polémiques absconses, de petites phrases, de scandales de personnes, de lynchages ou de mise en avant de personnalités et d’opinions souvent binaires est devenue prégnante en cette rentrée 2015. Des affirmations délirantes de Nadine Morano aux tribunes dichotomiques de Michel Onfray — en passant par les commentaires sur sondages les plus absurdes — la société semble rythmée par des « histoires » de cour de récréation, poussant à l’indignation ou au soutien. Comme si le monde qui nous entourait se réduisait à un grand parc d’attraction. Parfaitement bien huilé pour que les spectateurs en aient pour leur argent ?
Imaginons la France en parc d’attraction. Les gérants du parc seraient les politiques, et les intermittents du spectacle, les journalistes, intellectuels, chefs d’entreprises et autres personnalités médiatiques et économiques de poids. Les citoyens — n’ayant pas accès aux grands médias — seraient donc le public. La gérance serait tournante, avec vote du public pour renouveler ou non ceux qui gèrent le parc.
Que peut-on faire pour occuper le public, le distraire ? Puisque l’objectif d’un parc d’attraction est… la distraction, il faut bien occuper les esprits. Le principe est toujours le même : amuser, ou faire peur (le frisson), pour au final, délasser, mais surtout pousser par ce biais à la consommation de produits dérivés, car les entrées pour les spectacles, animations seules ne suffisent pas à financer le parc.
Pour y parvenir, avec un parc qui accueille un public de plus de 60 millions d’individus, l’outil le plus efficace, le moins cher, reste l’écran de télévision (un peu couplé aux récepteurs radio et à quelques bribes d’Internet). Les scènes de spectacle vivant sont trop onéreuses, tout comme les lieux de rencontres populaires, qui peuvent créer des espaces de remise en cause de la qualité du parc d’attraction — et par ricochet de ses gérants et animateurs. Laisser ces lieux à l’abandon, les financer de moins en moins, tenter de faire qu’ils ferment est donc un objectif important pour les gérants. Une fois ces éléments mis en place, reste la problématique du renouvellement des spectacles, de la captation d’attention du public, qui bien que très captif (partir de ce parc d’attraction pour un autre, reste possible, mais est onéreux et demande un certain nombre de critères qu’une faible fraction de la population réunit) peut mettre en cause les gérants, voire les intermittents.
Gouverner, c’est occuper (la foule)
Le parc d’attraction France est un vieux parc, avec de vieux gérants qui n’ont pas beaucoup d’idées neuves pour changer la programmation, les acteurs, les spectacles, ou même seulement prendre en compte la demande du public. C’est un problème, et le public n’est pas très content. Les spectacles récurrents agacent ce public, qui aimerait bien aussi, pourquoi pas, parfois participer. Ou bien ne pas regarder un spectacle qu’il trouve affligeant, mais tellement conditionné à le faire, qu’il ne peut s’empêcher de le faire, tout en regrettant de se trouver comme… forcé de le faire. Il faut bien s’occuper, semble-t-il. Et quand on vit dans un grand parc d’attraction, que faire d’autre que regarder les spectacles une fois que l’on a acheté les produits dérivés et qu’on est allé contribuer — plus ou moins — au maintien en état du parc, que ce soit techniquement, administrativement, financièrement, etc ?
Les animateurs, intermittents du spectacle sont toujours très inquiets de connaître l’avis du public, et lorsqu’ils voient que la qualité ne satisfait plus, ils se sentent obligés d’inventer de nouveaux concepts, de nouvelles manières d’occuper la foule qui vient en masse les voir. C’est tout de même leur gagne-pain qui est en jeu. Il y eut la télé-réalité qui fut une étape importante dans la modernisation du spectacle : quelques membres du public deviennent eux-mêmes l’attraction et gagnent le droit d’être célèbres, de sortir de l’anonymat, qui par essence définit le public. Il y eut les rencontres entre les gérants et le public, avec débat : le gérant joue à se mettre en danger face au public qui est censé le mettre en cause, le piéger sur sa gestion. Et puis l’infotainment a pris le pas sur le reste. Un concept très intéressant, qui peut se renouveler quasiment à l’infini.
L’infotainment ou l’art de parler du sordide avec un nez de clown
Quand le parc d’attraction est déclaré en guerre, que ses gérants martèlent tous les jours qu’il va devoir fermer alors qu’une grand part du public perd de son confort, il est difficile de continuer avec des programmations soit trop légères (téléréalités), soit trop sérieuses (débats, actualité sinistres). C’est mauvais pour le moral du public, ou pire, cela peut être pris pour une provocation. Une solution a donc été récupérée d’un autre parc d’attraction (le grand parc américain), et elle s’appelle l’Infotainment.
Le principe est simple, efficace et ne fonctionne pas si mal que ça : parler du monde en rigolant, en n’effleurant que la surface des choses, en allant très vite et en faisant parler plein de gens différents qui s’esclaffent toutes les 30 secondes. Allier l’amusement, la distraction avec l’information, l’actualité est une méthode pour cliver le spectateur entre l’impression de s’informer, d’apprendre quelque chose, d’être tenu au courant, d’avoir une vraie valeur ajoutée dans ce qu’il consomme (l’info), et de s’amuser, se délasser, se distraire, de ne pas se « prendre la tête », d’être au spectacle (entertainment, le divertissement), ce pourquoi il paye, puisqu’il vit dans un grand parc d’attraction.
Ce principe de spectacle est redoutable, mais il peut s’essouffler, s’il ne se renouvelle pas un tant soit peu. Viennent alors les déclinaisons possibles de cette animation : opposer des gens célèbres, déclarés compétents pour réfléchir sur un plateau, avec des paillettes, des animateurs à nez rouge, et faire qu’il en sorte un scandale. Les gens sont captivés par le décalage entre le sérieux des invités et le cirque dans lequel on les accueille, la violence des propos qu’on peut leur faire échanger et les blagues qui fusent autour. Le lendemain, tout le public ne parle plus que de ça, et peut même devenir acteur de l’histoire : ceux qui sont indignés par les propos, ceux qui soutiennent l’un des belligérants, ceux qui les renvoient dos-à-dos… Tout est affaire d’opinion, puisque la téléréalité mixée au débat, puis à l’infotainment, mène à un spectacle complet, presque total, où le public est juge et peut donner son avis, voire peut croire participer au spectacle via les réseaux sociaux.
Donner son avis sur tout, même sur la mort des gens
Quand un parc d’attraction à grande échelle en est arrivé à créer le spectacle total et permanent de sa propre décadence, de ses propres erreurs ou défauts, en laissant croire au public qu’il peut s’en mêler ou jouer avec les animations du parc, vient le moment un peu fatal du spectacle de la mort des autres. Tout comme à l’époque de l’Empire romain, il est organisé une arène dans laquelle sont jetés des êtres humains qui peuvent perdre la vie ou non. Le public en décidera en levant le pouce ou en le baissant. C’est aujourd’hui dans le parc d’attraction France, l’arène des demandeurs d’asile, les réfugiés des guerres de Libye, Irak, Syrie…
Le spectacle est donc simple : inviter des penseurs, des politiques, des analystes, journalistes, faire des sondages sur 1000 personnes à propos du sort des réfugiés et se demander en direct si l’on doit renvoyer crever dans leur pays ou bien en sauver quelques uns. Les chiffres, comme dans tout spectacle, sont importants : 1000, 10 000, 15 000, 20 000, 50 000 ? Le vote du public joue dans la balance, les invités argumentent dans le pour ou le contre : c’est passionnant. Vraiment. Surtout en buvant une bière industrielle de mauvaise qualité mais bien fraîche.
Les cohortes d’êtres humains dans le plus grand dénuement apparaissent à l’écran, aussi proches dans l’esprit du public que des images d’archives d’il y a 70 ans ou d’un film de fiction à petit budget. Pourquoi se priver de donner son avis sur le « oui » ou le « non » à propos d’aider ou non ces gens qui n’ont pas plus d’existence concrète que les personnages d’une série ? Sachant qu’il est possible de les faire disparaître en éteignant l’écran, et qu’ils ne sont que des figurants « rapportés » comme spectacle dans le parc d’attraction par les gérants, pour occuper la foule et lui faire baisser ou lever le pouce…Et puis avoir son avis, sur la vie ou la mort de femmes, d’enfants, d’hommes en déroute, ce n’est pas rien, ça fait jouer l’ego, on a son importance dans ce cas là. Et on peut montrer son attachement à son parc d’attraction, dans la qualité des programmes et du type de nouveau public que l’on veut accueillir ou non.
Pour autant, si ces réfugiés n’étaient pas une part d’un spectacle, mais considérés comme de vrais individus, avec la souffrance, la mort comme destinée tragique, les gérants ne chercheraient pas à savoir ce que pense le public. Ils agiraient dignement, de façon responsable et feraient tout pour que ces réfugiés soient accueillis, protégés.
Ce serait le cas…si nous n’étions pas dans un parc d’attraction.
- Source : Drapher
00:05 Publié dans Actualité, Affaires européennes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : politique internationale, france, europe, affaires européennes, politique-spectacle | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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