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mercredi, 04 avril 2007

Sur l'oeuvre de Pitirim Sorokin

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R. P. James THORNTON :

Sur l’œuvre de Pitirim Sorokin

Le philosophe traditionaliste, le sociologue et historien Pitirim Alexandrovitch Sorokin est né dans le nord de la Russie, trois décennies avant le déclenchement de la révolution bolchevique. Il avait étudié principalement à l’Université de Saint Pétersbourg, dont il reçut le titre de docteur en sociologie en 1922. Pendant que les événements de la révolution connaissaient leur apogée, et que la guerre civile s’ensuivit, il s’opposa aux communistes et s’engagea dans diverses activités contre-révolutionnaires, ce qui conduisit à son emprisonnement et à sa condamnation à mort par un tribunal rouge.

La condamnation à mort de Sorokin fut annulée par Lénine qui, spéculent certains, voulait se montrer magnanime. Lénine, effectivement, écrivit un article dans la « Pravda », pour se vanter d’avoir sauvé la vie du jeune intellectuel. Sorokin, toutefois, ne cessa pas de critiquer ouvertement le régime, ce qui l’amena au bannissement. Après un bref séjour à Prague à la fin de l’année 1923, il partit pour l’Amérique où on lui offrit un poste de professeur à l’Université du Minnesota. Fait citoyen américain en 1930, il accepte, la même année, l’invitation à devenir le premier professeur et président du Département de Sociologie de l’Université d’Harvard. Il y restera jusqu’à sa mort en 1968.

La philosophie de l’histoire de Sorokin se révéla pour la première fois, sous une forme complète, dans son plus grand ouvrage, « Social and Cultural Dynamics », dont trois volumes furent publiés en 1937 ; le quatrième et dernier ne paraissant qu’en 1941. Cet énorme ouvrage représente un travail de dix années et comporte plus de trois mille pages. Sorokin récapitula l’entièreté de sa vision du monde en 1941 dans une série de conférences tenues au Lowell Institute du Massachusetts puis publiées sous la forme d’un livre portant pour titre : « The Crisis of our Age ».

Le modèle historique suggéré par Sorokin n’est pas aussi sombre que celui que nous ont suggéré d’autres théoriciens du 20ième siècle, dont le plus connu d’entre eux, Oswald Spengler. Sorokin rejette la notion des « cycles de vie organiques » des cultures ; pour lui, celles-ci ne passent pas par des stades successifs. « Ma thèse a peu de choses en commun avec les théories finalement très anciennes du cycle vital des cultures et des sociétés, avec les stades de l’enfance, de la maturité, de la sénilité et du déclin », écrivait-il. « Nous pouvons les laisser aux sages de l’antiquité et à leurs épigones modernes ».

Pourtant Sorokin rejette tout aussi nettement les idées véhiculées par les optimistes invétérés qui croient à l’amélioration des conditions de vie de l’humanité, ou, en d’autres mots, au « progrès », lequel serait automatiquement garanti pour l’avenir immédiat voire pour le long terme. Sorokin avait des mots moqueurs pour décrire le type de société que voulaient faire advenir les progressistes : « cloud-cuckoo land of the after-dinner imagination » (soit : « les rêves nébuleux de l’imagination après dîner », ce qui ne rend pas entièrement la saveur de l’expression anglaise « cloud-cuckoo land »). Il poursuivait en disant que cette idéologie « avait été créée, dans sa forme spécifique et actuelle, pendant la seconde moitié du 19ième siècle », étant « l’une de ces bulles de savon avec lesquelles l’Europe victorienne, satisfaite d’elle-même, aimait s’amuser ». Pour Sorokin, le futur à long terme recèle d’immenses espoirs. La difficulté, pour ceux qui vivent au 20ième siècle, c’est d’affronter le court terme, comme nous allons le voir.

Dans « Social and Cultural Dynamics », Sorokin écrit que les cultures civilisées n’entrent pas par elles-mêmes en déclin mais oscillent plutôt entre diverses phases culturelles. La première de celles-ci est, selon notre auteur, la phase « ideational » (idéationnelle). La seconde est la phase « sensate » (sensorielle). La troisième phase est un mélange équilibré des deux premières, que Sorokin nomme « idealistic » ou « mixed » (« idéalistique » ou « mélangée »). Ces phases durent quelques centaines d’années, période durant laquelle une perspective culturelle unique et totalement intégrée, ou un « super-système » pour emprunter le vocabulaire de Sorokin, en arrive à dominer les arts, la littérature, la musique, la philosophie, la religion, les sciences, le mode de gouvernement, etc. Il faut bien comprendre que, dans le système de Sorokin, les formes idéationnelles et « sensates » de la culture sont en opposition radicale l’une envers l’autre.

La phase idéationnelle trouve un exemple paradigmatique dans le type de culture que l’on trouvait en Europe occidentale au moyen âge ou dans l’Empire byzantin, plus ou moins entre le règne de Théodose le Grand et la conquête turque de 1453, ou encore dans la Russie pré-pétrinienne. Cette phase se caractérise par une vision de la réalité qui met l’accent en premier lieu sur les vérités spirituelles. Cela ne signifie évidemment pas que les hommes qui vivent à une époque dominée par une culture idéationnelle se désintéressent totalement des choses matérielles, qu’ils n’achètent ni ne vendent ni n’accumulent de la richesse. Sorokin veut dire, plus simplement, que la plupart des hommes, dans une telle société, perçoivent la réalité spirituelle comme le souci dominant de leur existence. Sorokin écrit que la plupart des hommes, dans ces phases, ne fuient pas nécessairement le monde, « mais s’efforcent de l’amener à Dieu », c’est-à-dire de transformer le monde et de le réformer en accord avec des valeurs idéationnelles ou spirituelles. La culture idéationnelle est fortement ascétique, en même tant que spiritualisée, ce qui entraîne que son mode de pensée « facilite le contrôle de l’homme sur lui-même ».

La seconde phase est celle qualifiée de « sensate », soit la phase que traverse la civilisation européenne depuis les cinq ou six derniers siècles, selon Sorokin. Par contraste avec la culture idéationnelle, la culture « sensate » perçoit l’accomplissement des besoins physiques comme le but de l’existence. Pour utiliser les termes mêmes de Sorokin, ce type de culture ne « voit la réalité que par ce qui, en elle, se présente aux organes sensoriels ; ce type de culture ne cherche aucune réalité ‘supra-sensorielle’, c’est-à-dire spirituelle, et ne croit en aucune réalité de cette nature ». Par suite, du point de vue de toute culture « sensate », « la vérité ou la foi chrétienne, la révélation et Dieu  -en fait toute la religion et la mouvance chrétiennes-  ne pouvaient apparaître comme d’autres choses que des absurdités et des superstitions ». Pendant une ère « sensate », même les personnalités qui ont des croyances spirituelles, cherchent à adapter les devoirs induits par la spiritualité à leurs besoins et désirs matériels, au lieu du contraire. Tandis que toute culture de type idéationnel s’efforce d’aider l’homme à se contrôler, comme nous venons de le dire, « la mentalité ‘sensate’ mène au contrôle par l’homme du monde extérieur », ou, au moins, cherche à réaliser un programme de ce genre.

Il apparaît clairement, de ce fait, que la phase « sensate » ouvre une ère où le matérialisme et le commercialisme sont triomphants. Qui plus est, tandis que la société idéationnelle est intrinsèquement conservatrice et favorise la permanence, cherchant à asseoir un système de valeurs immuable et absolu, toute société « sensate » se vante de procéder à des changements constants. Son système de valeurs tend à être utilitaire, comme il se doit dans une société soumise à des flux constants. Résumant la distinction entre les formes idéationnelles et « sensates » de la culture, Sorokin observe que l’homme relevant d’une culture idéationnelle « spiritualise ce qui lui est extérieur, même le monde inorganique », tandis que l’homme relevant d’une culture « sensate » va inévitablement « tout mécaniser et matérialiser, y compris son propre moi spirituel et immatériel ».

S’approchant de la fin de l’ère « sensate », selon la théorie énoncée par Sorokin, la civilisation est entrée dans une période de transition, dans laquelle tout ce que représente la culture « sensate » entre dans un état avancé de décadence. Sorokin écrit que nous sommes coincés désormais entre deux grandes époques : « … entre la culture ‘sensate’ de notre magnifique passé qui se meurt et la culture idéationnelle à venir d’un futur créateur. Nous vivons, pensons et agissons à la fin d’une brillante ère ‘sensate’ qui a duré six cents ans. Les rayons obliques du soleil continuent à illuminer la gloire d’une époque qui passe, mais les lumières s’évanouissent et, dans les ombres qui se creusent, il est de plus en plus difficile d’y voir clair et de nous orienter, car nous sommes plongés dans les confusions du crépuscule. La nuit de la période de transition s’avance, imminente, devant nous et devant les générations montantes… ».

Sorokin avance l’argument suivant : la société moderne est dans une phase de transition, se situant entre la fin d’une époque et le commencement d’une autre, tandis que les fondements et les structures de notre système culturel de valeurs entrent en décomposition. Les gens ne sont plus convaincus, observe-t-il, que les lendemains seront « plus grands et bien meilleurs » ; les gens ne croient plus davantage à la « marche du progrès » qui ne s’arrêtera jamais et qui nous apportera la paix, la sécurité et la prospérité. La société « sensate » se désintègre et les symptômes de cette déliquescence sont légion.

L’esprit qui se dégage de l’art, de la musique et de la littérature contemporaines, écrit Sorokin, « se focalise sur les morgues des centrales de police, sur les repères de criminels, sur les organes sexuels et s’intéresse principalement à tout ce qui relève des caniveaux et égouts de la société », car il n’y a plus d’idéaux vivants pour l’inspirer. Les principes de l’éthique et du droit s’effondrent sous nos yeux, jetant dans une effroyable confusion mentale et morale les hommes de gouvernement et les juges des tribunaux, et même l’immense masse des gens, si bien que tous perdent la capacité de distinguer clairement entre le bien et le mal, entre les choses qui renforcent les liens qui maintiennent la société dans la cohérence et la sécurité et, par ailleurs, les choses qui contribuent à sa dissolution. Tandis que la criminalité atteint des sommets inouïs, les tribunaux sont de plus en plus obsédés par les soi-disant droits des criminels et des psychopathes, tandis que les droits des citoyens ordinaires, obéissant aux lois, sont traités avec mépris et foulés aux pieds. Pire : l’humanité et le propre de l’homme sont niés. Au lieu de le poser comme une créature créée à l’image et à la ressemblance de Dieu, on définit désormais l’homme, remarque Sorokin, comme « un organisme animal, un ensemble de réflexes mécaniques, une variante dans les relations stimuli/réponses, ou, pour la psychanalyse, comme un ‘sac’ plein de libido physiologique ».

Tout naturellement, dans une société où ‘tout va et vient’ et où rien n’est plus ni stable ni solide, les crises s’accumulent, touchant toute chose et chacun. « Allons-nous dès lors nous étonner, dit Sorokin, que, même si beaucoup ne saisissent pas clairement ce qui se passe, ils aient au moins un vague sentiment que l’enjeu n’est pas simplement la ‘prospérité’ ou la ‘démocratie’, ou un concept semblable, mais quelque chose qui implique l’ensemble de la culture ‘sensate’ contemporaine, la société qu’elle génère et les hommes qu’elle détermine ? Si cette masse d’hommes ne comprend pas les enjeux par analyse intellectuelle, elle ressent, avec acuité, qu’elle se trouve douloureusement coincée dans les mâchoires que constituent les vicissitudes de notre temps, que ces hommes soient rois ou manouvriers ».

Sorokin était un homme à l’intelligence extrême et complexe, une personnalité indépendante. Bien qu’on ne puisse pas l’étiqueter comme un « homme de droite » au sens habituel du terme, car toutes les assertions qu’il a émises ne correspondent pas à ce label, on ne peut pas non plus nier son conservatisme intrinsèque sur bien des plans, notamment dans les questions sociales. Entre autres choses, il était bien sûr un adversaire farouche du communisme ; il se méfiait de toutes les idéologies (qu’il considérait comme des schématisations outrancières ou des mutilations mentales dignes de celles infligées sur le lit de Procuste) ; il était atterré en constatant la putréfaction morale qu’il voyait se répandre si rapidement dans la société.

On ne sera pas surpris en apprenant que Sorokin, jadis loué comme le sociologue le plus publié du monde, ait été jeté aux oubliettes après les années 60. D’abord, comme le note le théologien conservateur Harold O. J. Brown, le traditionalisme social très prononcé de Sorokin provoque l’anathème, aujourd’hui, dans les rangs de l’établissement contemporain. Brown écrit que Sorokin « est bien oublié dans la grande université où il passa les quatre dernières décennies de sa vie ; c’est sans nul doute parce qu’il avait essentiellement mis l’accent sur les valeurs et qu’il avait méprisé la corruption ; aujourd’hui, de telles attitudes sont passées de mode en politique et donc elles ne sont plus de mise en ces lieux ».

Ensuite, la vision que cultivait Sorokin du but que devait s’assigner la sociologie était traditionaliste, ce qui est hautement suspect de nos jours. Russell Kirk écrivit, voici quelques années, que « les behavioristes les plus typiques rejettent les convictions éthiques de Sorokin (convictions basées sur la Règle d’Or) et nient l’existence même de ‘valeurs’ et de ‘normes’ permanentes. Sorokin lui-même était consterné de voir son corpus ainsi rejeté ; amer, il a averti la communauté de ses pairs que de telles positions ne pourraient conduire la sociologie que dans des impasses : « En dépit de l’admiration narcissique que nous vouons à nous-mêmes, en dépit des énergies et des fonds énormes que l’on dépense en recherches statistiques et pseudo-mathématiques, les réalisations de la sociologie moderne sont demeurées singulièrement modestes ; de manière inattendue, elle est restée fort stérile et ses déductions fausses particulièrement abondantes ».

Un certain nombre d’ouvrages de Sorokin sont toujours édités et disponibles auprès de maisons d’édition américaines. Les plus importants et les plus pertinents pour comprendre les crises qui bouleversent aujourd’hui la civilisation européenne demeurent : « Social and Cultural Dynamics » et « The Crisis of Our Age ». Dans cette période de ressac, d’abandon et de chute que connaît l’Occident de nos jours, il me paraît fort important de relire l’exposé de ces idées puissantes contenues dans ces ouvrages brillantissimes.

R. P. James Thornton, Prêtre orthodoxe.

Ouvrages de Pitirim Sorokin :

The American Sex Revolution, 1956.

Contemporary Sociological Theories, 1928.

The Crisis of Our Age : The Social and Cultural Outlook, 1941.

Social and Cultural Dynamics, 1937-41.

Social and Cultural Mobility, 1927.

Social Philosophies of an Age of Crisis, 1950.

Society, Culture, and Personality: Their Structure and Dynamics, 1947.

Sociological Theories of Today, 1966.

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Fluvialité et destin des Etats

Fluvialité et destin des Etats

 

Richard HENNIG & Leo KÖRHOLZ

 

Orientation du cours des fleuves et structures des Etats riverains

 

Erich Obst nous a rendu attentifs à Hannovre en 1928 à cette nouvelle dimension historique et géopolitique que revêtaient à ses yeux les fleuves dans le processus d'émergence et le destin des Etats (cf. Zeitschrift für Geopolitik, 1928, p. 27 ss.). Il existe des pays dont les fleuves sont disposés d'une façon telle qu'ils s'écoulent vers la mer dans plusieurs directions au départ d'une aire centrale, en s'éparpillant comme les rayons d'une roue. Dans d'autres pays, les fleuves sont parallèles les uns aux autres et s'écoulent tous dans une même direction. Obst nous a montré que les structures politiques de ces deux types de pays sont profondément influencées par la disposition de leurs fleuves, due en apparence au hasard. Il y a une raison fondamentale à cela. L'aire centrale, à partir de laquelle les fleuves s'écoulent de façon plus ou moins radiale, possède des intérêts dans tous les bassins de ces fleuves et cherche dès lors à ramener sous un dénominateur commun l'ensemble de ces intérêts apparemment divergents. Dans les pays dont les fleuves s'écoulent parallèlement les uns aux autres, il n'y a pas un intérêt commun de ce type. Chaque bassin fluvial se développe selon ses propres lois économiques et, en général, ne se préoccupe que fort peu de ce qui se passe dans le bassin fluvial voisin et parallèle. Pendant longtemps, chacun de ces bassins fluviaux ne perçoit pas la nécessité de s'unir politiquement, au sein d'une structure étatique, à ces autres régions économiques, qui sont d'une nature différente de la sienne. Chaque bassin voit en l'autre un concurrent potentiel, le perçoit comme “étranger” voire comme ennemi. De ces états de choses découlent les règles suivantes:

 

- Les pays disposant d'un réseau de fleuves centrifuges entretiennent en leur milieu géographique et politique un facteur de puissance centralisant de très grande ampleur et visent à administrer selon les règles d'une centralisation stricte l'Etat qui s'est unifié autour de ce centre.

 

- Les pays disposant d'un réseau de fleuves parallèles, en revanche, accordent nettement moins d'importance à l'unification politique de ce réseau de fleuves parallèles et voient se constituer sur leur aire des Etats différents, poursuivant souvent des objectifs entièrement différents les uns des autres et hostiles entre eux. Et si, finalement, ces pays finissent par s'unir sous l'effet d'autres conjonctures, ils auront tendance à cultiver une pluralité d'instances et à se donner des constitutions de type fédéral.

 

Exemples:

 

a) Les pays à réseau fluvial centrifuge et de forme radiale.

 

1. Le pays le plus caractéristiques de ce type que connaît la Terre est la Russie d'Europe. Il est remarquable de constater qu'une grande partie de ses fleuves prennent leur source dans les hauteurs du Plateau de Valdaï, dont la situation est centrale. C'est donc là, dans cette aire centrale que la puissance politique prépondérante de ce pays a vu le jour, c'est-à-dire le Royaume de Moscovie, qui, à l'aide de ses fleuves, a pu projeter sa puissance dans toutes les parties de cet immense empire et a pu soumettre celles-ci à sa volonté politique (voir carte). En conséquence de quoi, l'Etat russe, depuis l'émergence du Royaume de Moscovie au 13ième siècle, a toujours été et est resté l'Empire le plus strictement centraliste d'Europe, tant sous les Tsars que sous les actuels Soviets. L'aire centrale de départ de la puissance politique russe, qui a d'abord eu pour capitale Vladimir en 1170, ensuite Moscou à partir de 1328, n'a jamais été, à proprement parlé, le Plateau de Valdaï lui-même, mais un site proche de lui, à partir duquel la navigation fluviale était possible. En 1703, le Tsar Pierre I déplace la capitale à Saint-Pétersbourg, pour pouvoir donner à son empire, jusque là autarcique, une ouverture sur la politique européenne; néanmoins, le centre culturel et véritablement russe du pays reste à Moscou, où officiellement le pouvoir revient en 1917.

 

2. La plupart des grands fleuves français s'écoulent également dans toutes les directions, à la façon des rayons d'une roue (voir cartes). C'est l'Ile-de-France qui joue là le même rôle que le Plateau de Valdaï pour la Russie; Bartz écrit à ce sujet: «c'est à partir de cette région qu'a jaillie l'idée politique de l'appartenance nationale commune de tout l'espace situé entre la Meuse, le Rhône, les deux grandes mers et les Pyrénées». Comme dans le cas de la Russie, le centre politique se situe le plus possible à proximité de ce centre géographique, sur le fleuve le plus accessible et le plus facilement navigable. En France, ce fut à l'endroit où la Marne, la Seine et l'Oise offraient un très bon accès aux autres fleuves importants. Une fois de plus, nous constatons: l'administration très centralisée de la France fait que l'on n'exagère nullement en disant que la ville de Paris, le centre culturel et politique, est à elle seule toute la France. Dans le cas de la France, nous devons également constater que les provinces ne dépendant pas de ce système fluvial central sont peuplées de minorités ethniques et linguistiques, avec une Alsace germanique, un Sud-Est italien, un Sud-Ouest basque et catalan, un Ouest breton et un Nord flamand.

 

3. Pour éviter certains reproches, je me dois d'énoncer deux exceptions aux règles que je viens de mentionner. Je m'explique: le Fichtelgebirge en Allemagne présente aussi, comme la Russie et la France, une certaine centralité idéale de type radial, dans la mesure où les fleuves qui y prennent leur source s'écoulent dans toutes les directions de la rose des vents: le Main, la Saale, l'Eger et la Naab. Mais cette centralité du Fichtelgebirge n'a eu aucune conséquence politique. La raison en est simple et évidente: ces fleuves ne sont pas des fleuves principaux, mais seulement des affluents, dont la navigabilité est assez limitée. Les lignes de forces des grands fleuves tels le Rhin, l'Elbe et le Danube ont oblitéré sans difficulté la puissance potentielle formatrice d'Etat de ces petits affluents.

 

Deuxième exception: les Etats-Unis. Ici aussi, nous pouvons repérer un centre géographique d'où partent comme les rayons d'une roue tous les fleuves importants du pays: le Saint-Laurent, l'Hudson, le Delaware et l'Ohio, qui rejoint le Mississipi. Ce centre est la région qui se situe immédiatement au Sud du Lac Ontario. Mais comme l'Etat nord-américain a été fondé de l'extérieur, à partir de la côte Est, le poids politique des anciennes colonies organisées en 1776, année de l'indépendance, a contribuer à organiser l'Etat de façon durable. Ce sont les côtes regardant vers l'Europe qui ont gardé la prépondérance.

 

b) Les pays aux réseaux fluviaux parallèles.

 

1. Il existe pour nous Allemands un exemple patent: l'Allemagne du Nord (voir carte). Tous les fleuves principaux s'écoulent vers le Nord ou vers le Nord-Ouest. Chacun de ces bassins fluviaux constitue au départ une région économique pour soi, sans avoir d'intérêts communs avec les systèmes fluviaux voisins. Chaque partie du pays n'a au départ cultivé de l'intérêt que pour un seul fleuve. Aucune partie n'a manifesté de l'intérêt pour tous les fleuves à la fois. Il y a donc eu dans l'histoire allemande éparpillement des objectifs économiques. C'est la raison principale pour laquelle les tribus et les Etats allemands ont été pendant longtemps, et pour leur malheur, divisés. C'est d'autant plus évident que d'autres pays ne disposant pas d'un espace central économique (comme la France et la Russie) ont connu une pluralité d'instances politiques, voire la Kleinstaaterei:  on songe notamment à la Grèce antique, à la Suisse et à l'Inde.

 

La disposition parallèle des fleuves signifie l'éparpillement des objectifs économiques et politiques.

 

Comment l'Allemagne du Nord a-t-elle surmonté cet éparpillement initial de ses forces politiques et de ses visées économiques? Quelle est l'instance qui a pu remplacer finalement l'aire centrale absente qui ailleurs soude les pays grâce à l'écoulement des fleuves à la façon des rayons d'une roue? La réponse à ces questions est instructive. L'Etat-noyau du Brandebourg exerçait au 17ième siècle sa domination territoriale sur le Rhin, la Weser, l'Elbe, l'Oder, la Pregel et le Memel, par le hasard de liens ou d'héritages dynastiques. Il désirait tout normalement administrer sur un mode unitaire ces pays disparates et éparpillés, afin de les lier solidement les uns aux autres. Cette politique a été poursuivie d'abord sur le plan économique, par l'organisation d'une poste de chevaux et de diligences, sous la houlette du Grand Prince Electeur, partant de Clèves pour rejoindre Memel, par le creusement du Canal de Müllrose, etc. Plus tard, cette unification a été politique, par l'acquisition de ponts territoriaux en 1666, 1772, 1793, 1803, 1866. Ce processus ne s'est achevé qu'en 1866. Malgré l'écoulement parallèle des fleuves, un puissant système étatique perpendiculaire à ceux-ci unissait toute la plaine d'Allemagne du Nord.

 

2. Autre exemple très caractéristique: l'Indochine (voir carte). Les cinq grands fleuves, soit l'Irraouadi, le Salouen, le Menam/Nampo, le Mekong et le Song Koi (Fleuve Rouge) s'écoulent parallèlement vers le Sud ou le Sud-Est, chacun dans leur vallée, peu éloignés les uns des autres, souvent séparés par des montagnes importantes. Chacun de ces fleuves constituent une région économique propre, sans relations avec son voisin. Cette caractéristique physique a fait que l'Indochine, tout au long de l'histoire, n'a jamais connu l'unité politique, même pas artificiellement par l'action d'un conquérant extérieur, alors que cette région avait vu se constituer sur son sol des structures étatiques primitives avant l'ère chrétienne. L'Indochine a toujours été divisée en plusieurs Etats.

 

3. Autre exemple a contrario, bien que de moindre importance: la Sibérie. Les trois fleuves géants, l'Ob, l'Iénisséi et la Lena, s'écoulent parallèlement les uns aux autres vers l'océan; cependant, la Sibérie n'est pas divisée mais unie. La raison de cette unité est comparable à celle des Etats-Unis d'Amérique: l'impulsion politique est venue de l'extérieur et n'est pas autochtone. La Sibérie est une véritable terre de colonisation, même si la colonisation n'est pas venue d'outre-mer mais de la Terre. La structuration politique du pays n'est donc pas venue de l'intérieur mais lui a été imposée, par une immigration venue de l'Ouest et s'avançant toujours plus vers l'Est, perpendiculairement au cours des fleuves. Ceux-ci ne pouvaient pas devenir des zones de développement économique ni servir de base à la constitution de nouveaux Etats parce qu'ils débouchaient sur une mer inaccessible au trafic maritime. Malgré leur navigabilité optimale pendant les mois d'été, ces fleuves n'ont jamais été importants pour l'économie des hommes. Si ces fleuves s'écoulaient vers les mers chaudes du Sud plutôt que vers un Nord an-écouménique, on aurait assisté sur leurs rives à l'émergence d'Etats dès les premiers balbutiements de l'histoire. Enfin, il nous reste à signaler que les sources de l'Iénisséi et de la Léna sont très proches l'une de l'autre dans la région du Lac Baïkal. Ainsi, malgré la parallélité des fleuves, nous trouvons tout de même en Sibérie une sorte de centre géographique, dont il faut tenir compte, surtout depuis que la capitale de la Sibérie s'est déplacée à Irkhoutsk.

 

c) Aux deux formes d'agencement des fleuves, l'agencement de ceux qui s'écoulent radialement au départ d'un centre et l'agencement parallèle, s'ajoute une troisième, fort différente et qui n'a pas d'effet constructif sur le plan politique. Outre les systèmes fluviaux centrifuges, il existe des systèmes fluviaux centripètes, où de tous côtés convergent des fleuves importants en direction d'une aire centrale. Dans la plupart des cas, ces aires centrales sont proches de la côte, plus rarement dans l'intérieur des terres. Dans de tels cas, l'aire centrale acquiert toujours une grande importance, notamment comme premier port de mer du pays. Mais ces fluvialités centripètes donnent à leur région un poids exclusivement économique, sans qu'aucune tendance au développement politique ne voit le jour.

 

Les ports de mer se situant au bout d'un réseau de fleuves particulièrement bien développés et navigables, qui converge vers un point central, à l'instar des branches d'une étoile, n'ont pas besoin de développer une puissance politique pour croître et peuvent sans exception s'adonner à leurs activités économiques. Ils peuvent négliger l'effort pénible de construire une structure étatique bien charpentée. Ces villes à l'embouchure des fleuves ne sont dès lors jamais des centres politiques, des capitales d'Etat, mais ne sont que des ports commerciaux de haut niveau.

 

Exemples:

 

1. A l'embouchure commune du système fluvial du Gange et du Brahmapoutre, on a vu émerger le port mondial de Calcutta, qui n'est toutefois pas un port mondial.

 

2. A l'embouchure du Tigre et de l'Euphrate se trouve le port de Basra, le “Balsora” du temps des califes; ce port n'a cessé de croître mais n'est jamais devenu le siège d'un pouvoir politique.

 

3. Dans l'aire amazonienne, la ville de Manaos s'est développée profondément à l'intérieur des terres, à l'endroit maximal de pénétration possible des navires de haute mer. Manaos se trouve exactement au point de convergence des fleuves géants tropicaux. Ce site est devenu un port de mer accessible aux navire de haute mer (voir carte).

 

4. Dans le système constitué par le fleuve Congo, parfaitement navigable, nous trouvons une situation comparable à celle du système amazonien. Le point économique central se situe à Stanley-Pool, car la zone de l'embouchure est une zone de rapides rendant la navigation totalement impossible. Si ces rapides n'avaient pas existé, le port de mer de Matadi, situé à l'embouchure, serait sans doute devenu les principal port d'Afrique après Alexandrie et Le Cap.

 

Richard HENNIG & Leo KÖRHOLZ.

(chapitre tiré de Einführung in die Geopolitik, 1933).

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