mercredi, 11 avril 2007
Kuo Sung-tao
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La géopolitique en Inde
La géopolitique en Inde
Bertil HAGGMAN
Paru dans "Vouloir", il y a près de dix ans, ce texte nous évoque une Inde qui a sans doute beaucoup changé depuis. Néanmoins, sa republication sur ce site recèle un intérêt: celui de voir quelles ont été les étapes de la pensée géopolitique indienne. Travail de rétrospective souvent bien utile...
Introduction
Je ne révèle pas une surprise en disant que la géopolitique est bien vivante en Inde. L'importance stratégique de ce sous-continent est en effet très importante. La géopolitique indienne se repère bien entendu dans des champs tels celui des relations internationales et celui des “études indiennes”. Fait intéressant à noter: les travaux du géopolitologue et professeur suédois Rudolf Kjellén a influencé la pensée et les analyses géopolitiques en Inde. Le Prof. M.M. Puri, sans doute le géopolitologue le plus intéressant d'Inde a montré l'importance de l'œuvre de Kjellén dans son discours inaugural lors de l'International Seminar on Afro-Asian Geopolitics en avril 1990: «... il nous apparaît très nécessaire d'examiner attentivement l'œuvre qu'a écrite Rudolf Kjellén dépuis le début des années 1890 jusqu'à sa mort en 1922... Le fait qu'il ait écrit en suédois rend son œuvre quasi inaccessible, non disponible à tous ceux qui ne maîtrisent pas la langue suédoise. Le suédois limite considérablement le lectorat et empêche les universités étrangères de faire connaissance de son œuvre et de l'étudier... Quelques-uns de ses livres ont été traduits en allemand... Il était un écrivain très prolifique... Je veux ici reconnaître formellement la dette intellectuelle que les organisateurs de ce séminaire ont envers la pensée de ce grand politologue suédois, Rudolf Kjellén, qui a véritablement donné substance, signification et ampleur à la science politique pendant la dernière décennie du XIXième siècle. Il était vraiment en avance sur son temps» (1).
Le Président de la Société d'Etudes géopolitiques, le Prof. V.P. Dutt, dans ses remarques formulées à propos du séminaire en question, a déclaré que nous “pouvions prévoir l'émergence de six, et peut-être de dix, centres [géopolitiques] de grande importance dans le monde: les Etats-Unis, l'Europe —en fait, il s'agit de l'“Europe germanique”, laquelle se développe plus rapidement que l'“Allemagne européenne”— dont la Mitteleuropa deviendra le foyer le plus actif” (2).
Le Prof. Dutt identifiait en 1990, l'Europe, les Etats-Unis, la Russie, le Japon, la Chine et l'Inde comme les futurs centres les plus importants du monde. Il songeait également à l'émergence en puissance d'un ou de deux pays d'Amérique latine et d'Afrique.
Analyse géopolitique de l'Océan Indien
Le rôle régional, global et géopolitique de l'Inde ne peut pas être évalué si l'on ne prend pas en compte la problématique de l'Océan Indien. La région de l'Océan Indien a été dans l'histoire une vaste avenue où se sont croisés des courants culturels divers venus d'Asie et d'Afrique. L'Océan Indien est l'Océan du Tiers-Monde, dont les pays riverains ont des populations en croissance rapide.
Par Océan Indien, on entend généralement les masses océaniques situées grosso modo entre 20°E et 120°W de longitude et de 30°N à 40°S de latitude. Au cours de ces dernières années, la Pan-Indian Ocean Science Association a voulu étendre le concept d'Océan Indien vers le Sud, jusqu'à l'Antarctique.
Dans un article paru en 1986 (3), le Prof. Puri décrit les caractéristiques de l'Océan Indien comme suit (nous nous bornerons à énoncer cinq points):
1. Pour l'essentiel, la zone de l'Océan Indien est fermée sur trois côtés par des terres, la partie méridionale de l'Asie formant comme un toit au-dessus de cette masse océanique.
2. Le sous-continent indien se lance comme un promontoire dans cette masse océanique, sur une distance de plus de mille miles.
(...)
4. Dans la majeure partie de son étendue, l'Océan Indien possède les caractéristiques d'une mer fermée.
(...)
6. La Mer arabique est l'une de ces mers dont l'importance est vitale dans le monde, dans la mesure où elle reste une grande voie maritime, où le commerce et les échanges de tous ordres s'effectuent. Cette mer est une zone d'importance majeure pour la navigation.
(...)
9. Les immensités océaniques au Sud de l'Océan Indien s'étendent jusqu'aux eaux de l'Antarctique, continent inhospitalier, mais qui constitue toutefois un défi car ce n'est que maintenant qu'il s'ouvre à l'exploration et à toutes sortes d'expérimentations. Potentiellement, l'Antarctique sera l'objet de contentieux politiques à l'échelon international, dès avant la fin de ce siècle (4).
Menace russe?
Le Prof. Puri a écrit son article sur l'importance géopolitique de l'Océan Indien avant la chute du régime communiste en URSS en 1991. Bien sûr, la seule superpuissance demeurant en piste, les Etats-Unis, a intérêt à asseoir sa présence dans l'Océan Indien. Aujourd'hui, la Russie est sans doute trop faible pour y exercer une quelconque influence, mais n'oublions pas que l'homme politique ultra-nationaliste russe Vladimir Jirinovski, dans son fameux manifeste, intitulé La poussée finale vers le Sud (1993) a déclaré qu'il prévoyait le jour où les soldats russes iraient se baigner sur les plages de l'Océan Indien: «Mais cela ne sera possible que si la Russie s'ouvre au Sud, pour arrêter sa progression sur les rives de l'Océan Indien» (5). «Car», ajoute-t-il, «nous avons ensuite la plus longue frontière du monde, celle qui sépare la Russie de la Chine. Cette frontière doit connaître la paix pour toujours, car la Chine a des visées vers le Sud et non vers le Nord. L'Inde nous a manifesté son amitié. A la fin, il ne nous reste plus qu'à pousser vers l'Océan Indien» (6).
«Que la Russie fasse son bond final vers la Sud! J'imagine déjà les soldats russes se préparant pour cette expédition finale vers le Sud. J'imagine déjà les officiers russes aux échelons divisionnaires et dans les quartiers généraux de l'armée, dresser les cartes de la route qu'ils emprunteront avec leurs unités, et marquer sur ces cartes les points finaux de leur progression. J'imagine déjà les avions rassemblés sur les bases aériennes dans les régions du Sud de la Russie. J'imagine déjà les sous-marins faisant surface près des côtes de l'Océan Indien, je vois déjà les engins amphibies donner l'assaut et s'approcher des plages, tandis que les soldats russes se mettent en branle, manœuvrent leurs transporteurs de troupes blindés et lancent des nuées de chars d'assaut vers l'avant. La Russie entreprendra alors son ultime expédition militaire» (7).
La Chine a-t-elle des visées vers le Sud?
Jirinovski prévoit l'expansion de la Chine vers le Sud. D'autres experts prédisent déjà que la prochaine grande guerre éclatera entre l'Inde et la République Populaire de Chine.Selon ces experts, les Chinois considèrent que l'Inde est un adversaire potentiel, du fait que l'objectif stratégique de New Delhi reste l'Océan Indien et le Sud-est asiatique. La Chine estime être sous la menace de l'aviation et des missiles indiens. Un rapport rédigé par les hautes sphères de l'armée chinoise prétend que l'Inde pourrait préparer une attaque contre la Chine et que les forces armées de Beijing pourraient parfaitement contre-attaquer victorieusement.
L'importance géopolitique de l'Inde
La montée en puissance de l'Inde est un fait évident. Comme le remarque très justement le Prof. Puri: «La position centrale de l'Inde dans l'Océan Indien, satisfait aux six exigences qu'a fixées Mahan pour le développement et la conservation de la puissance maritime» (8):
- position géographique;
- étendue du territoire;
- ampleur de la population;
- formes physiques (nature des côtes);
- caractère national (aptitude à développer des activités commerciales);
- nature du gouvernement.
La population de l'Inde, sa proximité avec la zone du Golfe, ses innombrables ressources font de la région de l'Océan Indien l'une des régions les plus importantes de l'hémisphère sud.
Il est donc normal que l'intérêt pour les choses géopolitiques et géostratégiques croît en Inde. Pendant les années 80, deux importants centres d'études en ces matières ont vu le jour.
Les Institutions géopolitiques en Inde
The Society for the Study of Geopolitics
Cette société a été mise sur pied en 1985 à Chandigarh. L'initiateur et sécrétaire général était et est resté le Professeur Madan Mohan Puri, Directeur du “Center for the Study of Geopolitics” à la Panjab University. Le Président en est le Prof. Dr. V. P. Dutt. Lors de la toute première manifestation de la Society, les animateurs ont clairement expliqué que la géopolitique avait été mal interprétée et mal conçue depuis la seconde guerre mondiale. Cependant, dès les années 60, on a pu assister à un regain d'intérêt pour cette thématique en Europe et en Amérique. Le Prof. Puri a également souligné la nécessité urgente de prendre continuellement en considération les facteurs géographiques et physiques dans toute approche de matières politiques. Le but de la Society est de généraliser et de favoriser la conscience géopolitique. Les buts et les objectifs de la Society sont mentionnés dans les statuts:
(I) Encourage l'intérêt pour la géopolitique et promouvoir l'étude de la géopolitique.
(II) Favoriser la compréhension des phénomènes politico-géographiques, tels qu'ils surviennent et se déploient dans notre environnement proche ou lointain.
(III) Promouvoir la conscience de la continuité existant entre la géographie et la politique, en tant que disciplines académiques et en tant que faits réels de la vie.
(IV) Susciter et favoriser un corpus d'opinion bien informé sur tous les facteurs, forces et phénomènes géopolitiques à l'œuvre dans la société, bien distinct des facteurs, forces et phénomènes géostratégiques ou psycho-politiques.
(V) Initier, entreprendre, soutenir et répandre les recherches et les analyses portant sur les multiples aspects de l'interaction et des interrelations à l'œuvre dans les domaines en expansion de la géographie et de la politiques à tous niveaux.
(VI) Collecter, susciter, engranger, préserver, déchiffrer, publier et répandre toutes données et informations relatives à la géographie et à la politique, spécialement dans le domaine de la géographie politique.
(VII) Constituer et conserver des archives, une documentation et une bibliothèque sur les questions géopolitiques.
(VIII) Constituer à Chandigarh, si possible et dès que possible, un Centre d'information et d'analyses géopolitiques.
(IX) Organiser des réunions, des cours, des débats, des discussions, des séminaires, etc., en accord avec les buts et objectifs de la société.
(X) Initier, assister, encourager et financer des recherches et des analyses en matières géopolitiques.
(XI) Offrir et réceptionner toutes informations, consultations, avis et expertises en matières géopolitiques.
(XII) Echanger et partager des données, des résultats de recherches et des analyses en matières géopolitiques avec des institutions de haut niveau académique, avec des organisations de recherches ou des institutions similaires de bona fide, sans aucune discrimination, afin d'établir des normes académiques ou de dégager les grandes lignes de l'intérêt national (9).
The Centre for the Study of Geopolitics
Ce Centre a été créé en 1987 à la Panjab University à Chandigarh. Il est financé par la Commission des subsides de l'Université indienne et constitue un appui aux recherches du Département des Sciences politiques. Il semble que ce soit la seule institutions constituée en Inde qui s'occupe de recherches en géopolitique. Le Directeur en est le Prof. M. M. Puri, formé en Inde et en Allemagne. Il a publié de nombreux ouvrages dans les domaines des relations internationales et de la géopolitique.
Bertil HAGGMAN.
(Paper no. 17, «Geopolitics in India», 1994, Centrer for Research on Geopolitics/CRG, P.O. Box 1412, S-25.114 Helsingborg, Suède).
Notes:
(1) Rapport intitulé «Afro-Asian Geopolitics», séminaire organisé par le Département de Sciences politiques, Center for Geopolitics and Society for the Study of Geopolitics, 4 au 11 avril 1990, Chandigarh, Inde, pp. 44-45.
(2) Ibid., pp. 49-50.
(3) Madan Mohan Puri, «Geopolitics in the Indian Ocean: The Antarctic Dimension», Journal of the School of International Studies, Jawaharlal Nehru University, New Selhi, Vol. 23, no. 2, avril-juin 1986.
(4) Ibid., pp. 158-159.
(5) «Zhirinovsky in His Own Words: Excerpts from The Final Thrust South», The Heritage Foundation, Washington D.C., Février 4, 1994, p. 5 (dans l'original, p. 127).
(6) Ibid., p. 11 (dans l'original, pp. 138-139).
(7) Ibid., p. 11 (dans l'original, p. 142).
(8) Puri, «geopolitics in the Indian Ocean...», p. 161.
(9) Rapport, «Afro-Asian Geopolitics», pp. 30-31.
Sources (non mentionnées dans les notes):
- M. M. PURI, The Antarctic - A Study in the Geopolitics of Peace, London, Routledge/Cambridge University Press, 1993. - M. M. PURI, Afro-Asian Geopolitics (à paraître).
- Indian Ocean Geopolitics: the Enduring Imperatives, Proceedings of the Tenth European Conference on Modern South East Asian Studies, Venise, 28 septembre/4 octobre 1988 (publié en 1990).
- Ashwini SHARMA, Wealth of the Indian Ocean, manuscrit non publié, mémoire pour l'obtention du titre de M. Phil., Panjab University, Chandigarh, 1983.
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Sur la contre-révolution blanche en Russie
Notes sur la Contre-Révolution “blanche” en Russie
Carl Gustav STRÖHM
«Tout finira pas disparaître - souffrances, passions, sang, famine et la mort en masse. L'épée disparaîtra, mais les étoiles brilleront encore quand il ne restrera même plus une ombre de nos corps et de nos actes sur la Terre. Pas un homme ne l'ignore. Alors pourquoi ne voulons-nous pas diriger nos regards vers cela? Pourquoi?» (Mikhaïl Boulgakov, La Garde Blanche, Moscou, 1923/24).
L'histoire est généralement écrite par les vainqueurs. Les vaincus des affrontements historiques restent nuets, parce qu'ils ont été annihilés et, même, quand, plus tard, ils finissent par prendre la parole ou par écrire, on ne prête plus attention à eux. C'est le sort qui a été infligé au “mouvement blanc” ou à la “contre-révolution blanche” en Russie, qui a tenté, au cours des années de guerre civile, de la fin de 1917 jusqu'à octobre 1920, de s'opposer à la prise du pouvoir par les communistes (les bolcheviques). Les Blancs avaient réussi à enregistrer d'étonnants succès militaires et à lancer des offensives qui ne se sont enlisées qu'à proximité de Moscou ou de Petrograd. Sous le commandement d'officiers de l'Armée du Tsar, les troupes blanches, composées de volontaires anti-bolcheviques, se sont regroupées, après le coup de force de Lénine, en plusieurs groupes d'armées: ceux du Nord-Ouest sous les ordres du Général Youdenitch, ceux de Sibérie sous l'Amiral Koltchak et ceux du Sud, sous les ordres du Général Dénikine d'abord, puis après son échec et sa démission, sous le Général Wrangel. C'était au départ de petites unités, peu nombreuses —par exemple l'armée des volontaires du Sud ne comptait pas plus de 3000 hommes en février 1918, mais ses rangs se sont étoffés progressivement jusqu'en 1919, pour monter à plusieurs centaines de milliers d'hommes— mais elles ne se sont pas recrutées, comme l'affirment péremptoirement les légendes de la gauche, dans les rangs des “réactionnaires et des grands propriétaires terriens”. Dans son roman Le Docteur Jivago, Boris Pasternak décrit l'attaque d'une unité blanche contre des partisans bolcheviques, chez qui Pasternak, médecin, avait été contraint de servir. Qui étaient ces Blancs? Jivago dit reconnaître dans les visages des attaquants les traits des hommes de sa propre caste sociale: «C'était, pour la plupart, des garçons et de jeunes hommes issus de la bourgeoisie de la capitale, flanqués de quelques hommes plus âgés, qui avaient été enrôlés à titre de réservistes. Mais le gros de la troupe était composé de jeunes, d'étudiants, qui n'avaient derrière eux qu'un seul semestre à l'université, ou de lycéens de la 8ième classe qui venaient tout juste de se porter volontaires. Le Docteur (Jivago) n'en connaissait aucun; mais leurs visages lui paraissaient familiers, comme s'il les avait déjà vu auparavant. Beaucoup lui rappelaient d'anciens camarades de classe... Il croyait déjà en avoir rencontré d'autres au théâtre ou en déambulant dans les rues. Il se sentait apparentés à leurs visages impressionnants, sympathiques. Leur jeunesse et leur haute idée du devoir avaient fait naître en eux un profond enthousiasme, ce qui les avait conduit à l'héroïsme, au mépris du danger. Ils fonçaient en avant, en ordre de bataille, droits et fiers, plus intrépides que les officiers de la Garde; ils se riaient du danger et ne cherchaient pas à l'éviter en courant plus vite. Le docteur était sans arme, couché dans l'herbe, et observait le déroulement du combat. Il était de cœur aux côtés de ces jeunes gens qui marchaient vers la mort en héros. Presque tous appartenaient à des familles spirituellement proches de lui. Ils avaient été éduqués comme lui, ils étaient proches de lui par leur attitude éthique...» (Boris Pasternak, Le Docteur Jivago).
Si Pasternak, dans ce passage, dresse un monument aux classes moyennes russes, comme contre-poids au bolchevisme, d'autres témoins contemporains confirment ses sentiments. Un officier, qui a participé à la guerre civile en servant sous les ordres de l'Amiral Koltchak, écrivit, bien des années plus tard, que l'officier de l'armée impériale russe était “psychologiquement plus proche des simples paysans-soldats que les intellectuels socialistes ou communistes” (cf. Fedotoff-White, The Growth of the Red Army).
La plupart des chefs militaires de la contre-révolution blanche venaient de milieux socialement très modestes. Le Général Anton Ivanovitch Dénikine —Commandant-en-chef de l'armée des volontaires dans le Sud de la Russie— était issu d'une famille de serfs. Son père, non libre à sa naissance, était devenu, après la libération des paysans, officier subalterne. Dénikine insistait toujours pour dire qu'il était devenu général de l'armée impériale russe par ses propres efforts et non pas par naissance, fortune ou relations. Il est intéressant de noter que Dénikine n'était pas un monarchiste acharné. Il ne tolérait pas la propagande monarchiste dans ses troupes et utilisait plutôt la formule de “la Grande Russie, unie et indivisible”, qu'il s'agissait d'arracher aux griffes des bolcheviques.
Tout comme Dénikine, l'Amiral Koltchak était un officier de métier sans fortune, et aussi un explorateur polaire bien connu à son époque; il sera trahi par les légionnaires tchèques de l'ancienne armée du Tsar et livré aux communistes qui l'exécuteront. Le seul baron parmi les chefs militaires blancs était le Général Piotr Nikolaïevitch Wrangel, mais il n'avait pas non plus de fortune personnelle. Son père était directeur d'une compagnie d'assurances à Rostov sur le Don. Sa famille ne possédait qu'une propriété foncière très modeste. Au départ, Wrangel aurait dû devenir ingénieur des mines. Il a changé ses plans et opté pour la carrière d'officier.
Notre objectif, dans cet article, n'est pas de relater les exploits militaires, les victoires et les défaites des Blancs. La critique du mouvement blanc a été déjà maintes fois formulée: les chefs de l'armée blanche, souligne-t-on souvent, étaient trop “impolitiques” et ne comprenaient pas la dimension idéologique de leur combat contre les communistes. Les Blancs opéraient depuis la périphérie contre le centre, fermement aux mains des bolcheviques et de Lénine. Les actions des Blancs étaient insuffisamment coordonnées voire manquaient totalement de coordination. L'orientation “grande-russe” du mouvement blanc suscita des conflits avec les mouvements anticommunistes non russes visant l'indépendance des nations périphériques du Caucase, de l'Asie centrale et des Pays Baltes.
Quoi qu'il en soit, on peut poser la question aujourd'hui, après tant de décennies, après que les acteurs de l'époque soient tous descendu dans la tombe: une victoire blanche sur les Rouges dans la Russie d'alors aurait-elle préservé l'humanité d'une succession de souffrances inutiles? Les Russes et les ressortissants des autres nations tombées ultérieurement sous la coupe des Soviétiques auraient-ils échappé au goulag? Il est même fort probable que bon nombre de communistes, massacrés pendant les grandes purges de Staline, épurés, auraient plutôt survécu sous un régime blanc, non communiste, que sous l'emprise de leur propre idéologie.
Les communistes et les historiographes de gauche évoquent souvent la “terreur blanche”, qui aurait fait rage pendant la guerre civile. Indubitablement, des excès ont été commis dans les deux camps, chez les Blancs comme chez les Rouges: c'est le lot de toutes les guerres civiles. Mais la terreur, au départ, n'a pas été déclenchée par les Blancs, qui ne possédaient pas d'instruments de terreur, à l'instar de la Tcheka, créée par Lénine, c'est-à-dire la “Commission extraordinaire pour la lutte contre la contre-révolution”, qui a précédé la GPU, le NKVD et le KGB. Beaucoup d'officiers blancs étaient choqués par l'extension de l'anarchie, de la brutalité, par la multiplication exponentielle des assassinats pendant la guerre civile russe. Ainsi, l'un des principaux commandeurs des troupes blanches, le Colonel Drosdovski, écrivit le 25 mars 1918 dans son journal: «Comme les hommes sont détestables quand ils ont peur, ils sont alors sans la moindre dignité, sans style, ils deviennent vraiment un peuple de canailles qui ne mérite plus que le mépris: ils sont sans vergogne, sans pitié, ils méprisent scandaleusement ceux qui sont sans défense; dans les prisons, ils ne connaissent plus de retenue dans leur déchaînement et leur méchanceté, mais devant les plus forts, ils sont lâches, serviles, rampants...».
La Crimée, dernier bastion
Après l'échec de toutes les tentatives blanches de marcher sur Moscou, les forces anticommunistes n'avaient plus qu'un dernier refuge au début de 1920: la Crimée, presqu'île de la Mer Noire. C'est justement dans ce dernier bastion, dans cette “Ile de Crimée”, qu'on a pu observer l'ébauche d'une alternative russe au communisme totalitaire. Homme de droite, le Général Baron Wrangel, qui prit le commandement en Crimée après la défaite et la retraite des troupes blanches, a montré qu'il n'était pas seulement un chef d'armée capable, mais aussi un chef politique. C'est lui qui a dit qu'il “fallait mener une politique de droite avec une main de gauche”. Wrangel déclara que «la Russie ne pouvait plus être libérée par l'effet d'une campagne victorieuse des Blancs et par la prise de Moscou, mais par l'organisation politique d'une parcelle —même modeste— de terre russe où régnerait un ordre, offrant des conditions de vie telles qu'elles séduiraient les hommes croupissant sous le joug des Rouges».
Caractéristique de la position politique de ce général blanc est l'appel qu'il a lancé en juin 1920 et qui mérite d'être cité in extenso:
«Ecoute, ô peuple de Russie! Pourquoi combattons-nous? Pour la foi qu'on nous a souillée et pour les autels que l'on nous a profanés. Pour la libération du peuple russe du joug des communistes, des vagabonds et des criminels qui ont complètement ruiné la Sainte Russie. Pour la fin de la guerre civile. Pour que les paysans, qui ont acquis la terre qu'ils cultivent de leurs mains, puissent poursuivre leur travail en paix. Pour que le travailleur honnête ne doive pas végéter misérablement au soir de sa vie. Pour qu'une vraie liberté et une vraie justice puissent régner en Russie. Pour que le peuple russe puisse choisir lui-même, par élection, son souverain. Aide-moi, ô peuple russe, à sauver la patrie!».
Mis à part le terme “souverain”, qui pourrait être mésinterprété, un “souverain” que le peuple russe serait appelé à élire, nous avons affaire ici à un programme qui respecte les critères de l'Etat de droit, mais dans une optique conservatrice. Mais la formule de “souverain” prend une autre connotation quand on la découvre dans le texte original russe: en effet, ce texte utilise l'expression de “khosyaïn” qui, traduit, signifie aussi “maître de maison”, “hôte” et “chef naturel”. Wrangel a souligné à maintes reprises qu'il ne s'envisageait nullement comme le “khosyaïn” de la future Russie. Le Général blanc a formulé ce qu'il envisageait comme forme étatique pour la future Russie non communiste: «De l'autre côté du front, au Nord, règnent l'arbitraire, l'oppression, l'esclavage. On peut être d'avis différent quant à l'opportunité de telle ou de telle forme d'Etat. On peut être un républicain, un socialiste ou même un marxiste extrême et considéré malgré tout que la dite “république des soviets” est l'exemple parfait d'un despotisme calamiteux, qui n'a encore jamais existé dans l'histoire et sous le knout duquel non seulement la Russie mais aussi la nouvelle classe soi-disant au pouvoir, le prolétariat, va périr. Car cette classe, elle aussi, comme tout le reste de la population, a été mise au tapis».
Cette analyse du Général Wrangel date de 1920 mais, après 70 ans, elle reste étonnamment pertinente et actuelle. Wrangel a dit, dans le programme alternatif qu'il opposait au bolchevisme: «Bien-être et liberté pour le peuple; introduction des sains principes de l'ordre civil dans la vie russe, c'est-à-dire de principes étrangers à la haine entre classes ou entre nationalités; union de toutes les forces de la Russie et poursuite du combat militaire et idéologique jusqu'au moment tant attendu où le peuple russe pourra décider lui-même comment la Russie devra dans l'avenir être gérée».
Le Général a évoqué l'“ordre minimal” qu'il voulait instauré dans les territoires qu'il viendrait à contrôler, “afin que le peuple, s'il le souhaite, puisse s'assembler librement et dire sa volonté en toute liberté”. A quoi le commandeur blanc ajoutait: “Mes préférences personnelles n'ont aucune importance. Au moment où j'ai pris le pouvoir entre les mains, j'ai mis à l'arrière-plan mes affinités personnelles à l'endroit de telle ou telle forme étatique. Je m'inclinerai sans condition devant la voix de la Terre russe”.
Face au monarchiste V. Choulguine, Wrangel énonçait les objectifs de sa politique: il voulait, disait-il, sur le territoire de la Crimée, “sur ce petit bout de terre, rendre la vie possible... En un mot,... montrer au reste de la Russie: vous avez là le communisme, c'est-à-dire la faim et la police secrète, et, ici, chez nous, vous avez une réforme agraire, nous avons introduit l'administration locale autonome (la semstvo), nous avons créé l'ordre et rendu la liberté possible... Je dois gagner du temps, afin que tous le sachent et voient que l'on peut vivre en Crimée. Alors il sera possible d'aller de l'avant... Alors les gouvernements que nous prendront aux bolcheviques deviendront pour nous une source de puissance...».
L'héritage de Stolypine
Dans sa réforme agraire et dans la concrétisation de l'administration autonome, le Général Wrangel s'est inspiré du grand réformateur conservateur de l'époque du Tsar, le Premier Ministre Piotr Arcadéëvitch Stolypine, victime en 1911 à Kiev d'un attentat perpétré par un révolutionnaire, qui était aussi au service de l'Okhrana, la police secrète du régime tsariste. L'un des plus proches conseillers politiques de Wrangel venait de l'entourage immédiat de Stolypine, c'était Alexandre Vassiliévitch Krivochéine, mort en 1921. Krivochéine était d'origine paysanne. Son grand-père l'était. Son père était devenu Lieutenant-Colonel dans l'armée. Sous Stolypine, Krivochéine s'était penché sur les problèmes de la réforme agraire. Il voulait surtout renforcer économiquement et socialement les positions des paysans russes libres, aisés et industrieux. Dans un certain sens, Wrangel a poursuivi les réformes de Stolypine en Crimée. L'objectif de Stolypine, avant sa mort violente en 1911, avait été de couper l'herbe sous les pieds des révolutionnaires en pratiquant une politique de la propriété intelligente et modérée et en créant une caste moyenne solide composée de paysans.
Le deuxième conseiller important de Wrangel, qui fut de facto son “ministre des affaires étrangères”, était Piotr Berngardovitch Struve. Au départ, Struve était marxiste, mais redevint plus tard orthodoxe, ce qui contribua à faire de lui un conservateur et un nationaliste russe éclairé. Struve a défendu la cause de Wrangel et celle de la “Crimée blanche” auprès des alliés occidentaux, les Britanniques et les Français, que devaient évidemment solliciter les “forces combattantes de Russie méridionale”. Mais les négociations avec les Français et les Britanniques ont été décourageantes et humiliantes pour les Blancs: Paris posait des conditions pour accorder son aide militaire et pour livrer des vivres, notamment essayait d'obtenir de Wrangel qu'il promette de rembourser les dettes que l'Empire russe avait contractées auprès de la France. Les Britanniques en avaient assez de la guerre civile russe dès 1919. Ils menaçaient Wrangel de mettre un terme à toutes leurs aides et d'abandonner les Russes anti-communistes à leur sort, si l'armée blanche osait lancer une offensive contre les Soviétiques. Beaucoup d'officiers de l'armée blanche soupçonnaient alors les puissances occidentales, et surtout les Britanniques, de n'avoir pas d'autre intérêt que de laisser les Russes s'entretuer dans une longue guerre fratricide et de ne pas vouloir accorder aux Blancs une aide substantielle, car, disaient-ils, l'Occident ne voulait pas d'un régime fort non communiste en Russie.
Dans les premiers jours de novembre 1920, les Rouges attaquèrent avec des forces nettement supérieures en nombre l'ultime bastion “Crimée”. Wrangel, à ce moment-là, venait encore de se rendre utile à l'Occident ingrat: pendant la guerre polono-soviétique, il a mobilisé en face de lui des troupes rouges si bien qu'en été 1920, l'armée rouge, aux portes de Varsovie, fut contrainte, faute d'effectifs suffisants, à reculer et à se replier, lors du fameux “miracle de la Vistule”. Après la fin de la guerre polono-soviétique, le gouvernement de Lénine lança immédiatement toutes les forces rouges disponibles contre la Crimée. La percée soviétique à travers l'isthme de Perekop décida du sort de Wrangel et des Blancs: toutefois, le dernier des commandeurs blancs réussit encore à sauver 145.693 personnes, soldats et civils, en les embarquant sur des navires qui mirent le cap sur Constantinople. C'est ainsi que commença la première grande émigration russe. Dans une dernière allocution prononcée sur le sol russe devant des élèves-officiers, Wrangel déclara le 1 novembre 1920 à Sébastopol: «Abandonnée par le monde entier, notre armée exsangue quitte la patrie, après avoir combattu non pas seulement pour notre cause russe, mais pour la cause du monde entier. Nous partons pour l'étranger, non pas comme des mendiants qui tendent la main, mais avec la tête haute, conscients d'avoir accompli notre devoir jusqu'au bout».
Dans un entretien accordé au journal Velikaïa Rossiya (La Grande Russie), qui paraissait sur le “territoire libre”, Wrangel avait déclaré le 5 juillet 1920: «L'histoire honorera un jour le sacrifice et les efforts des hommes et des femmes russes en Crimée, car, dans la solitude la plus complète, sur le dernier lambeau libre de la Terre russe, ils ont combattu pour le bonheur de l'humanité et pour les lointains bastions de la culture européenne. La cause de l'armée russe de Crimée, c'est de se constituer en un grand mouvement de libération. Nous combattons une guerre sainte pour la liberté et pour le droit».
Et, à l'époque, Wrangel fut prophétique: tant qu'il n'y aura pas en Russie une “véritable puissance étatique”, de quelque orientation que ce soit, une puissance reposant sur l'“aspiration pluriséculaire de l'humanité à vivre sous une loi, à bénéficier de droits personnels et de propriété” et sur “le respect des obligations internationales”, il n'y aura pas de véritable paix en Europe.
Emigré en Yougoslavie, Wrangel est mort en 1928. Son corps fut enseveli dans la petite église russe de Belgrade. Quand les communistes prennent le pouvoir en Yougoslavie, la pierre tombale et l'inscription sont recouvertes d'un tableau.
Carl Gustav STRÖHM.
(article tiré de Criticón n°115, sept.-oct. 1989).
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Enseignement des religions en Belgique
L’enseignement des religions en Belgique
Le bouddhisme, nouvelle religion reconnue
Réflexions générales sur l’enseignement de la religion catholique
Le bouddhisme deviendra très bientôt la septième religion officiellement reconnue par l’Etat en Belgique. Les officiants du culte bouddhiste seront dorénavant payés par l’Etat et l’enseignement officiel devra prévoir des cours de religion bouddhiste dès que des parents le demanderont. Il est temps, nous semble-t-il, de réfléchir à l’enseignement des religions dans notre pays.
L’Union Bouddhiste Belge travaille actuellement à élaborer un curriculum scolaire pour la branche enseignée que deviendra le bouddhisme. Elle doit commencer à zéro. A l’étranger, l’équipe de travail ne trouve que fort peu de modèles à suivre. L’un des problèmes majeurs, c’est que le bouddhisme est divisé en de multiples courants ; cet état de choses avait été poliment ignoré jusqu’ici, et voilà qu’il devient subitement crucial. Le bouddhisme tibétain dispose d’une base démographique fort réduite mais a davantage l’oreille des médias ; il est bien différent du bouddhisme dévotionnel de la « terre pure » que pratiquent la plupart des immigrants chinois. Il diffère encore davantage du bouddhisme zen, dont la sobriété est la caractéristique majeure et que l’on appelle encore le bouddhisme theravada. Ce bouddhisme-là attire bon nombre de Belges de souche. Au sein du christianisme, l’Etat reconnaît comme différents les courants multiples du christianisme : le catholicisme, le protestantisme, l’anglicanisme et l’orthodoxie. Les bouddhistes de Belgique, toutes obédiences confondues, devront donc s’unir autour d’un programme commun. Nous n’en doutons pas : un curriculum scolaire bouddhiste crédible verra bientôt le jour. Les élèves qui termineront à dix-huit ans leur scolarité secondaire connaîtront bien le bouddhisme, s’ils le choisissent comme option. Les élèves qui ont opté pour l’islam le connaîtront également à fond. Les protestants sans doute aussi. La grande différence, qu’il y a lieu de constater, se perçoit dans l’enseignement du catholicisme, tant dans les écoles officielles que dans les écoles catholiques : les élèves qui suivent les cours de religion catholique sortent du secondaire en ne connaissant que bien peu de choses du catholicisme.
On entend souvent les parents se plaindre et dire, malgré les dénégations des pédagogues intéressés (et largement responsables de la situation), que bon nombre de critères objectifs confirment que les jeunes d’aujourd’hui n’apprennent plus rien à l’école. En Région Flamande, en néerlandais, langue de l’enseignement, et dans toutes les autres langues enseignées, les exercices logiques d’analyse syntaxique ont cédé le terrain aux « compétences communicatives ». L’anglais de nos jeunes est certes fluide mais bourré de fautes de grammaire (ndlr : et l’on peut se demander s’ils sont vraiment capables de comprendre un document anglais, rédigé de manière quelque peu complexe). En latin, branche désormais réduite à la portion congrue, on n’exige plus qu’une connaissance passive. Pendant huit longues années, nos jeunes apprennent le français pendant quatre heures par semaine et si d’aventure ils font une excursion scolaire à Paris, ils s’adressent aux autochtones en baragouinant un anglais boiteux. Voilà où mènent les « compétences communicatives » ! L’enseignement de l’histoire connaît actuellement un léger mieux mais demeure bien plus schématique que celui que nous avions, nous, en notre bon vieux temps, avec les interminables catalogues de faits à connaître sur le bout des doigts.
Mais aucune branche du curriculum scolaire n’enregistre un tel désastre, n’accuse une telle méconnaissance des faits que celui de la religion catholique. Les concepts les plus élémentaires de la doctrine catholique, comme la Pentecôte, le rôle de l’évêque, l’absolution, relève d’un chinois incompréhensible pour les élèves catholiques. Les noms de figures bibliques, que même les incroyants devaient connaître jadis pour être en phase avec les productions littéraires de la civilisation européenne, ne leur disent plus rien. Je le constate chez mes propres enfants, adolescents, qui pourtant fréquentent l’une des meilleures écoles catholiques de Flandre.
La dirigeante principale de ce réseau d’enseignement catholique, Mieke van Hecke, a démontré récemment, lors d’un entretien qu’elle a accordé à la télévision, qu’elle était maître dans l’art de s’auto-illusionner, en donnant l’explication suivante : dans les écoles primaires, les élèves sont censés, affirmait-elle, apprendre le contenu formel de leur religion et, dans le secondaire, ils doivent « appliquer ce savoir au monde concret ». Cela signifie qu’ils n’apprennent plus rien de la doctrine de l’Eglise dans le secondaire, plus rien des figures qui ont inspiré le catholicisme, plus rien de l’histoire de l’Eglise. En revanche, ils sauront tout sur la sexualité, les drogues et l’antiracisme. Certes, d’une manière ou d’une autre, ils abordent ces questions d’un point de vue catholique.
Tout cela relève de la plus flagrante absurdité. D’abord, il faut dire, qu’à l’école primaire, on apprend très peu de choses vraiment substantielles sur la doctrine catholique, ni même grand-chose sur les récits fondateurs du christianisme, alors que, justement, les enfants de ces âges-là sont fort réceptifs à des récits de ce genre. A cette période de la vie, les anciennes générations apprenaient par cœur des professions de fois (acte de foi, de contrition, etc.) et des listes (de péchés mortels, d’étapes du chemin de Croix, etc.). Aujourd’hui, on considère qu’un tel apprentissage revient à considérer les élèves comme des « perroquets ». Pourtant le cerveau d’un enfant de neuf ans est parfaitement apte à ce genre d’apprentissage voire programmé pour accumuler des petits savoirs de ce genre. L’enfant de cet âge trouve même du plaisir à apprendre des choses par cœur, alors qu’il n’est pas encore capable d’approfondir ces savoirs rudimentaires et de les interpréter à un niveau supérieur (*). Mais cet approfondissement ne viendra jamais car, selon Mieke van Hecke, on ne prévoit pas d’accroître ces connaissances religieuses à un âge plus mûr : car on veut que l’attention des élèves se focalise sur les « applications ». La conséquence de tout cela, c’est que, dans le meilleur des cas, les élèves ne retiennent qu’une image infantilisée de leur religion, ne conservent que des impressions de niveau enfantin. Devenus adolescents puis adultes, ils ne prennent plus ces images et impressions au sérieux et rompent avec la religion.
Autre échappatoire que l’on entend ânonner couramment : la religion n’est pas une matière qui demande d’engranger du savoir, du moins un savoir cumulatif. Non : nos pédagogues estiment qu’il ne faut pas « savoir » sa religion mais la « vivre ». Il faut être fondamentalement ignorant de la psychologie humaine pour méconnaître de manière aussi inconséquente l’intérêt que portent les hommes à la connaissance de faits réels ou imaginés, factuels ou mythiques.
Si vous aimez quelque chose, vous voulez tout savoir de ce sujet ou de cette matière. Jamais vous ne serez rassasiés et vous voudrez toujours glaner du savoir sur ce qui vous intéresse. Ensuite, vous vous créerez un lien permanent et quasi organique avec ce que vous savez. A l’inverse, si un sujet vous semble tout à fait inintéressant, vous ne prendrez pas la peine d’en savoir davantage et vous ne développerez aucune sorte de foi à son égard et vous n’orienterez pas votre existence par rapport à lui.
Examinons cet état de choses à la lumière du concret. Un catholique des temps jadis entrait dans une église et ce qu’il y voyait constituait pour lui une sorte de livre d’images ouvert. Il était habitué aux composantes architecturales et mobilières de l’espace ecclésial ; il reconnaissait les images des apôtres et des saints sur les peintures et les sculptures ; il savait quelles étaient les parties constitutives de la liturgie. Ce qui avait pour résultat qu’il s’y sentait chez lui. Si les élèves qui subissent la molle férule préconisée par Mme Mieke van Hecke entrent d’aventure dans une église (ou plutôt passent à côté), le décorum de celle-ci leur apparaîtra aussi étrange et mystérieux que celui d’une pagode chinoise. Ce qui est inconnu, forcément, n’est pas aimé.
Dans mon temps, pour tourner le dos à la foi catholique de notre société et de nos familles, il fallait passer pas une rude crise de conscience. Pour les catholiques des générations plus récentes et actuelles, cet abandon de la religion va de soi.
Elles ne remarquent même pas qu’elles abandonnent quelque chose, parce qu’elles n’ont jamais vraiment appartenu à une communauté religieuse. Pour les libres penseurs ou les musulmans, c’est sans doute une bonne chose de voir tant de jeunes catholiques baptisés devenir complètement étrangers à leur religion. Un dignitaire de l’établissement catholique devrait en être honteux. Mais dans ces cercles-là, on parle beaucoup, ces temps-ci, de « respect », alors que, curieusement, on y manque surtout de « respect de soi ».
Koenraad ELST
(article paru dans « ‘t Pallieterke », n°14/2007).
(*) NdT : de même, je me souviens pertinemment bien d’un instituteur qui nous faisait apprendre par cœur les noms des villes de Belgique, avec, en prime, une série de symboles assortis pour indiquer ce que produisait cette ville et ses environs immédiats sur le plan industriel ou agricole. J’ai éprouvé un plaisir fou à apprendre ces leçons enfantines de géographie qui restent gravées dans ma mémoire. En histoire, les dates et les quelques récits quasi mythiques sur Philippe le Bon ou Charles le Hardi et l’habituelle séance où nous apprenions à détester du fond du cœur de sinistres figures comme Philippe le Bel, Philippe-Auguste, Louis XI (l’Universelle Aragne ; question d’examen : Comment surnommait-on Louis XI ?) ou François I le Traître sont également les premières leçons de grande politique qui m’ont été inculquées, en même temps que les images de la série « Nos gloires » d’Historia, et qui ont rejaillies dans mon cœur quand j’ai relu, en 2000, les ouvrages nombreux que l’on a publiés pour célébrer le cinquième centenaire de Charles-Quint. Et surtout son testament !
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