Les hommages à cet ex-nouveau philosophe mort mercredi affluent de toutes parts. Comme presque tous les hommages, ils sont vides et creux avec cette différence qu’ils ont une étrange résonance lorsqu’on connaît l’histoire des intellectuels parisiens issus de mai 68. Étrange, en effet, parce que l’itinéraire d’André Glucksman interpelle et que, dans les commentaires que j’ai lus ou entendus, je n’ai constaté aucune interrogation, aucun étonnement.
Il est vrai que la mort, aujourd’hui est devenue une grande blanchisseuse qui lisse tout ce qui a été dit et fait par un homme. Il suffit de mourir pour être sanctifié. On en vient à regretter les procès en canonisation avec longue récolte d’informations puis analyses et débats. Au moins, dans l’Église catholique, ce n’est pas parce que quelqu’un meurt qu’il est un saint. Aujourd’hui, dans notre bienheureuse laïcité avec Vincent Peillon comme saint patron, il suffit de mourir pour connaître une assomption jusqu’au plus haut des cieux et recevoir post-mortem les hommages de François Hollande ou d’Angela Merkel.
J’ai une fois demandé à des admirateurs d’un écrivain mort s’ils avaient quelque critique à lui adresser. On m’a jeté un regard noir. Pour eux je crachais dans la soupe ou tirais sur l’ambulance. Soit on porte un homme aux nues soit on le pousse dans les enfers. Quand un homme meurt, comme Glucksman, il est tout de suite béatifié sans procès, à moins que, comme cela est arrivé à tant d’intellectuels de valeur, il ne soit rejeté dans des ténèbres extérieures, sans procès non plus.
Un être qui a vécu, pris position, s’est défendu dans livres et article, comme l’a fait André Glucksman, mérite mieux que cela. Il mérite qu’on s’interroge sur son parcours, et qu’on tente de répondre aux questions qu’il soulève. C’est la meilleure manière de lui rendre hommage. Or le parcours de Glucksman soulève une grave question : du maoïsme, il a passé à l’humanitaire, mais pas seulement. Il est devenu atlantiste, a soutenu l’intervention américaine en Irak et même Nicolas Sarkozy en 2007. Cela aurait dû faire obstacle à sa béatification par les intellectuels parisiens, mais non ! Il est mort, on le lisse !
Glucksman a été l’assistant de Raymond Aron et après est devenu maoïste. Pour moi qui ai été élève d’Aron, il y a là quelque chose d’incompréhensible, parce que j’appelle Aron aujourd’hui, avec tendresse et admiration, mon caisson de décontamination. Il m’a permis de sortir des délires révolutionnaires ou messianiques dans lesquels je m’étais égaré. Eh bien, il semble que sur Glucksman, Aron a eu l’effet inverse puisque c’est après avoir été son assistant qu’il est entré dans le plus fanatique des mouvements du vingtième siècle, le maoïsme. Il n’est pas possible qu’Aron, modèle de douceur et d’intelligence critique, ait fait de lui le « disciple » d’un monstre comme Mao devant qui Gengis Khan et Attila sont des enfants de cœur. Comment Glucksman (si sensible à la misère humaine après sa période maoïste) a-t-il pu s’associer à un mouvement qui glorifiait l’un des plus grands tueurs de l’histoire ? Il ne s’agit pas de l’accabler mais de s’interroger sur cette métamorphose. Ce qui me frappe est que ni lui, ni ses amis, dont plusieurs ont été impliqués dans le maoïsme, ne s’interrogent là-dessus. Ils se contentent de dire que Soljenitsyne leur a ouvert les yeux sur le totalitarisme. Tant mieux, mais c’est court.
Comment passe-t-on, comme Glucksman, de l’adoration d’un régime totalitaire, comme l’a été le maoïsme, à l’humanitaire ? Cette question reste sans réponse chez les intellectuels parisiens qui tournent en rond dans leurs concepts. Pour comprendre le totalitarisme, il faut sortir des concepts et voir que le totalitarisme n’est pas une dictature. Il ne tombe pas du ciel comme un météore. L’oppression totalitaire ne vient pas de l’extérieur mais sait rendre les hommes complices ou collabos de ce qui les opprime.
De ce régime abominable, Alain Besançon dit qu’il est une « bête nouvelle ». Pour lui, l’Église n’a pas su voir cette bête. Les intellectuels parisiens non plus. Pourquoi cette bête est-elle nouvelle ?
Au corps politique, elle inocule un virus aussi inattendu que le sida. Les lignes entre bourreaux et victimes deviennent floues, les premiers se retrouvant à la place des seconds ou inversement, comme sur une bande de Moebius où le recto devient verso sans qu’on s’en rende compte. Quel est le ressort secret de ce mécanisme satanique ?
Il est que le totalitarisme sait tourner à son profit notre plus profonde aspiration, celle qui nous fait nous élancer vers ce que les chrétiens appellent le « royaume ». Il explique aux futurs bourreaux et victimes qu’il va, avec leur concours, les amener au paradis. Tous les hommes aspirent au paradis (rebaptisé société sans classe sur les fonts baptismaux de la révolution). Cette aspiration est si forte qu’elle peut conduire au sacrifice, à l’immolation de soi. Pour comprendre ces choses, il faut quitter le paradigme libéral dans lequel on ne peut pas imaginer d’autre moteur aux actions humaines que le désir d’améliorer son bien-être, sa qualité de vie. Le totalitarisme ne s’appuie pas là-dessus mais sur l’aspiration à un autre monde. En d’autres termes, il s’appuie sur ce qu’il y a de plus sacré en l’homme pour progresser. Par-là, il est infiniment pervers.
Voilà ce que Glucksman n’a pas compris et que n’a pas non plus compris la grande majorité des intellectuels aujourd’hui. Pas étonnant puisque, pour comprendre, il faut entrer dans le domaine du religieux ou du sacré, domaine dans lequel les esprits éclairés, laïques, émancipés, ne veulent pas entrer ou ont peur d’entrer.
Dans ce domaine, André Glucksman n’est pas non plus entré. Significativement il a glissé brutalement du rêve d’une révolution mondiale à l’humanitaire. C’est par là qu’il est retombé dans le paradigme de la modernité pour lequel seuls comptent les besoins, terrestres. Peut-être pas, pour lui, la qualité de la vie, mais en tout cas la survie à tout prix. Quand on a perdu ses rêves révolutionnaires, seule reste la misère du monde et l’engagement pour la faire diminuer. On passe du rêve d’un homme nouveau à la guérison du malheur des hommes par le biais des droits de l’homme ou l’aide au développement. Rony Braumann, ancien maoïste et ancien président de Médecins sans frontières a connu le même parcours. Ce désir de sauver les hommes paraît noble, mais on peut se demander, avec Benoît XVI, s’il n’a pas des effets désastreux. Pour ce pape, en effet, les droits de l’homme et l’aide au développement, en voulant changer en pain les pierres de la misère ou de l’injustice, ont finalement donné des pierres à la place du pain.
Il doit y avoir un lien entre le maoïsme (le fanatisme révolutionnaire) et l’humanitaire, mais lequel ? Tout ce que je trouve est que l’un et l’autre proviennent du désir de changer ou sauver le monde. C’est peut-être à ce désir qu’il faut renoncer pour faire un peu de bien, comme Mère Theresa. André Glucksman, lui, n’y a pas renoncé.
Jan Marejko, 12 novembre 2015