samedi, 31 août 2024
Sécession des élites (Lasch) et démission citoyenne (Debord)
Sécession des élites (Lasch) et démission citoyenne (Debord)
Nicolas Bonnal
Tout le monde semble ignorer que, comme l’a indiqué La Boétie, en tyrannie, il faut être deux : le bourreau et la masse victime, ou pour mieux dire l’acteur et le public. Si Lasch a bien développé le premier thème dans un texte célèbre, il me semble que c’est Debord dans les Commentaires qui a le mieux décrit le thème des responsabilités (ou irresponsabilités) du public. A la même époque, dans sa Guerre du Golfe n'aura pas lieu, Baudrillard avait parlé « d’hébétude collective » et, avant lui, Tocqueville évoqua ce public (sic) à qui on avait ôté « le trouble de penser. »
Rappelons quelques extraits de Christopher Lasch (voyez notre texte) :
« Naguère c’était la révolte des masses qui était considérée comme la menace contre l’ordre social… De nos jours, la menace semble provenir de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie ».
Lasch a bien vu la censure à venir de ces libertaires affairistes et ce besoin de pénal (Muray) et de censure:
« Lorsqu’ils se trouvent confrontés à de l’opposition devant leurs initiatives, ils révèlent la haine venimeuse qui se cache sous le masque de la bienveillance bourgeoise. La moindre opposition fait oublier aux humanitaristes les vertus généreuses qu’ils prétendent défendre. Ils deviennent irritables, pharisiens, intolérants. Dans le feu de la controverse, ils jugent impossible de dissimuler leur mépris pour ceux qui refusent de voir la lumière…ceux qui ne sont pas dans le coup, pour parler le langage du prêt-à-penser politique »…
Et il insistait sur l’essentiel : la révolution est devenue bourgeoise:
« Les masses n’ont pas perdu tout intérêt pour la révolution ; on peut arguer que leurs instincts politiques sont plus conservateurs que ceux de porte-parole désignés ou de leurs libérateurs potentiels. »
En fait Marx le dit déjà (désolé on ne sort jamais du dix-neuvième, voyez mes recueils ou Muray) dans ces lignes célèbres (le Manifeste…):
La Bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle essentiellement révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens bariolés qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié, pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, le dur paiement au comptant. Elle a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité petite-bourgeoise, dans les eaux glacées du calcul égoïste.
Mon ami Volkoff le disait dans le Retournement : le bolchevik c’est celui qui en veut plus…
Continuons avec Lasch :
« Il n’est plus nécessaire de débattre avec l’adversaire sur le terrain des idées. Une fois que l’on a décrété qu’il est raciste, fasciste, homophobe, sexiste, il est déclaré suspect, inapte au débat. »
On se souvient des images ignominieuses de l’autre avec sa cour de phénomènes de foire. Lasch :
« Le multiculturalisme leur convient parfaitement car il évoque pour eux l’image d’un bazar universel où l’on peut jouir indéfiniment de l’exotisme…Leur vision est celle d’un touriste, ce qui a peu de chances d’encourager un amour passionné de la démocratie. »
Cette vision de l’homme-touriste est frappante, et je citerai cette fois Tintin et Hergé quand dans les Picaros (première révolution orange !) le groupe de touristes mène les pseudo-révolutionnaires au pouvoir !
Le bourgeois rêve d’un monde par écran, d’un monde virtuel, d’un monde pur (Baudrillard toujours, et bien sûr Nizan – voyez mon texte) :
« Ils ont entrepris une croisade pour aseptiser la société américaine : il s’agit de créer un environnement sans fumeurs, de tout censurer, depuis la pornographie jusqu’aux discours de haine… »
Cette caste bizarre ne supporte plus le naturel, écrit Lasch. De même :
« Elle a peu le sens d’une gratitude ancestrale ou d’une obligation d’être au niveau des responsabilités héritées du passé. Elle se pense comme une élite qui s’est faite toute seule et qui doit ses privilèges à ses efforts. »
Si des pays comme les USA ou la France sont de plus en plus laids et défigurés, à part trois zones friquées (Neuilly-Beaubourg-Passy ou Biarritz-Megève-Luberon dont parle tout le temps le Figaro), n’en cherchez pas la cause:
« Elles sont sorties de la vie commune, elles ne voient plus l’intérêt de payer pour des services publics qu’elles n’utilisent plus. »
Après ce saint rappel sur nos « élites » d’ailleurs toujours plus débiles (leur arme se retourne contre elles), quelques extraits de Debord :
« La tactique défensive de la Mafia ne pouvait jamais être que la suppression des témoignages, pour neutraliser la police et la justice, et faire régner dans sa sphère d’activité le secret qui lui est nécessaire. Elle a par la suite trouvé un champ nouveau dans le nouvel obscurantisme de la société du spectaculaire diffus, puis intégré : avec la victoire totale du secret, la démission générale des citoyens, la perte complète de la logique, et les progrès de la vénalité et de la lâcheté universelles, toutes les conditions favorables furent réunies pour qu’elle devînt une puissance moderne, et offensive. »
On répète : démission générale des citoyens, perte complète de la logique, progrès de la vénalité et de la lâcheté universelles…
Le mot « logique » revient trente-six fois dans le bref texte. Debord précise :
« La dissolution de la logique a été poursuivie, selon les intérêts fondamentaux du nouveau système de domination, par différents moyens qui ont opéré en se prêtant toujours un soutien réciproque. Plusieurs de ces moyens tiennent à l’instrumentation technique qu’a expérimentée et popularisée le spectacle ; mais quelques-uns sont plutôt liés à la psychologie de masse de la soumission. »
Ici on n’est pas très loin de la psychologie des foules de Le Bon et, comme Anders, Debord a vu qu’on n’a plus besoin de les rassembler ces masses : la télévision suffit.
Sur la chute globale du QI, de la logique ou du simple bon sens Debord écrivait :
« Le point culminant est sans doute atteint par le risible faux bureaucratique chinois des grandes statues de la vaste armée industrielle du Premier Empereur, que tant d’hommes grandes statues de la vaste armée industrielle du Premier Empereur, que tant d’hommes d’État en voyage ont été conviés à admirer in situ. Cela prouve donc, puisque l’on a pu se moquer d’eux si cruellement, qu’aucun ne disposait, dans la masse de tous leurs conseillers, d’un seul individu qui connaisse l’histoire de l’art, en Chine ou hors de Chine. On sait que leur instruction a été tout autre : « L’ordinateur de Votre Excellence n’en a pas été informé. » Cette constatation que, pour la première fois, on peut gouverner sans avoir aucune connaissance artistique ni aucun sens de l’authentique ou de l’impossible, pourrait à elle seule suffire à conjecturer que tous ces naïfs jobards de l’économie et de l’administration vont probablement conduire le monde à quelque grande catastrophe ; si leur pratique effective ne l’avait pas déjà montré… »
Et il soulignait enfin Debord que cet effondrement intellectuel, que cette détérioration humaine progressait (La Boétie toujours) avec la soumission et notre inévitable hébétude :
« Et plus assurément il a été presque partout estimé que les recherches géologiques d’un gisement pétrolier dans le sous-sol de la ville de Paris, qui ont été bruyamment menées à l’automne de 1986, n’avaient pas d’autre intention sérieuse que celle de mesurer le point qu’avait pu atteindre la capacité d’hébétude et de soumission des habitants ; en leur montrant une prétendue recherche si parfaitement démentielle sur le plan économique. »
Sources principales :
https://www.dedefensa.org/article/lasch-macron-et-la-sece...
https://pandor.u-bourgogne.fr/archives-en-ligne/functions...
https://achard.info/debord/CommentairesSurLaSocieteDuSpec...
https://excerpts.numilog.com/books/9782081518575.pdf
https://lesakerfrancophone.fr/gunther-anders-et-le-virus-de-la-television
15:29 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : christopher lasch, guy debord, niciolas bonnal, masses, philosophie | | del.icio.us | | Digg | Facebook