Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mercredi, 08 février 2023

Giorgio Colli, Empédocle et la sagesse grecque

sandales-Empededocle-001.jpg

Giorgio Colli, Empédocle et la sagesse grecque

Giovanni Sessa

Source: https://www.paginefilosofali.it/giorgio-colli-empedocle-e...

Quarante-quatre ans après sa mort (survenue le 6 janvier 1979), Giorgio Colli est à créditer d'un rôle central dans l'histoire de la philosophie du 20ème siècle. Certains, à tort, ne le considèrent que comme un traducteur habile et un simple joueur dans le kiosque de la philosophie, dont le travail, à partir du début des années 1970, a déterminé la renaissance de Nietzsche en Italie et en Europe. Au contraire, sa contribution la plus significative est venue dans la sphère théorique avec sa Philosophie de l'expression, résultat d'études menées, avec une rigueur philologique et un génie exégétique, sur la Sagesse grecque originale. Au cœur de sa vision du monde se trouve la ferme conviction, difficile à digérer par le monde académique de ces années-là, lié à la vulgate moderniste des différentes écoles, que dans la philosophie hellénique, en particulier dans celle improprement définie comme présocratique, il existe une continuité indéniable du mythos et du logos, du mythe et de la raison. La philosophie s'épanouirait sur l'humus spirituel des Mystères. Colli était à ce titre un innovateur hors pair.

giorgio-colli.jpg

cover__id11935_w600_t1655736352.jpg&.jpg

Afin de définir pleinement son propre système de pensée, il s'est confronté, dès ses jeunes années, à la philosophie d'Empédocle. Les essais que Colli a réalisés sur le penseur d'Agrigente sont désormais disponibles pour les lecteurs et les universitaires. Nous renvoyons au volume Empedocle, disponible en librairie grâce aux éditions Adelphi, édité par Federica Montevecchi (pp. 222, euro 14,00). La publication des œuvres inédites de Colli a été, les années précédentes, suivie par le fils du philosophe, Enrico, qui est décédé prématurément en 2011. Le volume rassemble deux études différentes. Le premier, Anima e immortalità in Empedocle, a été composé en 1939, et constitue un moment important dans les premiers écrits de Colli. De ses pages, on voit clairement comment, pour le penseur, attentif en cela à la leçon de Nietzsche, l'approche de la simple érudition philologique des textes des Sages révélait une incapacité effective à les comprendre. L'approche philologique devait être complétée par une exégèse théorique. Cette tendance avait, pour Colli, encore dans le sillage de Nietzsche, une valeur dirimante par rapport à un objectif non secondaire de sa propre approche gnoséologique : pouvoir juger le moderne avec les yeux d'un Grec.

La relation Colli-Nietzsche est configurée selon les mêmes modalités que celles sur lesquelles le penseur turinois a construit sa relation avec ses étudiants : sur le partage, entre âmes de même sensibilité, de l'expérience de la connaissance. Sur ce désir de retour en Grèce, pivote la deuxième étude qui compose le volume, constituée des polycopiés des cours tenus par Colli sur Empédocle au cours de l'année académique 1948-49 à l'Université de Pise et qui auraient dû être conclus par un cours ultérieur que, en réalité, Colli n'a plus tenu. Un texte, en termes de thèmes, syntonique avec La nature aime se cacher, avec lequel le savant a officiellement conféré le titre d'authentiques philosophes à ceux qui ont pensé avant Platon et Aristote. La rencontre exégétique avec Empédocle était essentielle pour Colli : la preuve en est qu'il a composé une tragédie en trois actes qui lui est dédiée, jusqu'à présent inédite. Son analyse des fragments du philosophe d'Agrigente est centrée sur la "relation complexe entre substance et devenir, entre unité et multiplicité" (p.13); en bref, elle se déplace au cœur même du problème de la philosophie. Pour Colli, l'apport historico-philosophique fourni par Théophraste sur les présocratiques ne doit pas être lu en continuité avec celui de son maître Aristote. Théophraste a été le premier à racheter l'héritage spirituel d'Empédocle du jugement approximatif, impliquant tous les premiers philosophes, de s'inscrire dans la perspective moniste et hylezoïste.

71v8hSwcdIL.jpg

Les fragments d'Empédocle seraient, au contraire, une preuve évidente de son attitude mystique, tendant à lire dans la physis "l'écho d'une dimension cachée, indéterminable et indicible" (p. 14). Dans l'approche collienne, Empédocle se montre comme un penseur chez qui phénomène et noumène disent la même chose: "l'un constituant l'intérieur, la racine, et l'autre l'extérieur, la manifestation de la même réalité fondamentale" (p.176). La dimension intérieure de chaque réalité individuelle est donnée par son élan vital, de nature cognitive, qui réagit sur le monde, dans une propension unitive par rapport à celui-ci. Pour cette raison, Colli rejette les lectures dualistes du système empédocléen, remontant à Wilamowitz, tendant à repérer, dans Sur la nature, l'expression d'une conception matérialiste du cosmos et, dans les Purifications, la manifestation d'une vision différente avec un trait religieux. Le penseur turinois prend ses distances avec Rohde, qui considérait comme acquis qu'Empédocle avait compris la distinction entre l'âme et l'esprit, tout en partageant la thèse de Bignone selon laquelle la doctrine physique et le mysticisme du penseur d'Agrigente pouvaient "se côtoyer dans la théorie de l'âme" (p. 25). Comme chez Schopenhauer, en effet, deux tendances fondamentales coexistent chez Empédocle: la poétique et l'épistémique, qui le conduisent, à différents moments de sa vie, à exprimer la même vérité dans des langues différentes.

Cette vérité, dans son essence, se manifesterait dans le sentiment, propre à toute intériorité, capable de l'induire à une approche progressive de l'unité, du divin, lorsqu'elle a pu parfaire: "la proportion et la symétrie des éléments éternels qui la composent et qui dans le sang péricardique trouvent leur expression la plus complète" (p.15). La référence au sang n'est pas matérialiste, mais renvoie à l'expérience vécue par Empédocle lorsqu'il a pris conscience de ses propres progrès gnoséologiques. Dans ces moments de clarté lucide, il ressentait "tumulte en lui-même, ce sang autour du cœur " (p. 30), croyant, comme beaucoup d'autres mystiques, que c'est là, dans la poitrine, que se conserve la vérité bien arrondie. Empédocle en vient également à considérer les dimensions mortelle et immortelle comme inséparables, il découvre, comme dans les Mystères, la divinité de l'homme. Le chemin de la connaissance trouve sa conclusion dans la tension anagogique, qui nous pousse vers le modèle unitif de la Sphère. Remarquez, de cet homme particulier qui s'engage sur la voie de la connaissance. Et pourtant, à travers l'intuition de l'éternel retour de tout ce qui est, le penseur sicilien devient aussi le porteur d'une immortalité, pour ainsi dire, naturaliste, périodique et momentanée : propre au non-savoir.

Le cœur du système empédocléen, répète Colli, est donné par une manière de lire la relation unité-multiplicité, qu'il est essentiel de récupérer pour notre expérience du monde et qui était partagée par les autres Sages de l'Hellas. Empédocle avait compris que tout simulacre (multiplicité) dit toujours le même infini (un), de sorte que même les retours possibles, les nouveaux commencements possibles, dans la nature et dans l'histoire, sont configurés comme d'autres commencements du même. L'éternel retour de Dionysos. C'est là que réside l'inéluctabilité de la leçon de Colli.

Giovanni Sessa