vendredi, 19 janvier 2007
Ludwig Ferdinand Clauss
par Robert STEUCKERS
Né le 8 février 1892 à Offenburg dans le Pays de Bade et décédé le 13 janvier 1974 à Huppert dans la région du Taunus, Ludwig Ferdinand Clauss, professeur à Berlin quand il résidait en Allemagne, n'a jamais cessé de voyager dans les pays arabes, a été fasciné par la majesté du désert et a résidé chez les Bédouins de ce que l'on appelait à l'époque la Transjordanie; il a pérégriné avec eux et est devenu Muhammad Ferîd el-Almâni.Disciple de Husserl et adepte de sa phénoménolo-gie, Clauss développe une anthropologie raciali-sée et psychologisante (une "psycho-raciologie" serait-on tenté de dire) qui renonce aux méthodes "zoologiques" et accepte l'autre tel qu'il est, veut le comprendre, veut comprendre sa façon d'agir et sa culture. Ses intérêts et l'air du temps le por-tent à étudier la psychologie de la "race nor-di-que", tendue et mobilisée entièrement vers l'ac-tion. Ensuite, tous ses efforts se portent vers des é-tudes approfondies de la "race bédouine", "race du désert" ou "race arabe", race portée vers l'ab-so-lu et vers les révélations, qui donne au monde des prophètes enthousiastes et conqué-rants. Ses ex-périences arabes/bédouines sont consignées dans plusieurs ouvrages: Als Beduine unter den Be-duinen (1931), Semiten der Wüste unter sich (1937), Araber des Ostens (1943), le roman Flucht in die Wüste (1960) et, enfin, Die Welt-stunde des Islams (1963), où il résume de ma-niè-re didactique sa vision de l'arabité et de l'Islam, cherchant à en communiquer le message aux Occi-dentaux.
Die Weltstunde des Islams se subdivise en quatre parties, analysant, notamment, les racines de l'ara-bité, les éléments perpétuellement vivants en Is-lam, la force du désert et l'avenir de l'Islam.
L'Islam est une religion qui commence par l'histoire d'un homme qui est allé dans le désert, pour y rencontrer Dieu, l'Absolu, l'Infini. C'est la démarche de l'ermite qui va volontairement dans l'éremos ou l'eremia (termes grecs pour dé-signer le désert); pour les Arabes, c'est là une démarche volontaire et non naturelle: le Bédouin, lui, est du désert; il n'y va pas; il en vient. Il est bádawi et vient du bâdiye. Le désert est terrible: il impose aux hommes sa loi; ceux qui la suivent, survivent; ceux qui ne la suivent pas, se détrui-sent eux-mêmes. Mais cette rigueur implqiue aussi le devoir de protection, la dachâla: si, dans son com-bat incessant avec le désert, un homme deman-de la protection d'un autre, en lui disant "je suis ton protégé", le protecteur doit accepter ce rô-le, même si le demandeur est l'ennemi de sa tri-bu voire son ennemi personnel. Cette règle ne to-lère aucune exception, même si aucune autorité po-litique ne viendra sanctionner son infraction. Le Bédouin est libre. Inconditionnellement libre. Il adore, en son c¦ur profond, l'Inconditionné et s'y soumet, lui, qui, comme tous les hommes, est conditionné par les cir-constances, par ses pas-sions, par les passions des siens. L'idéal, l'hom-me parfait, est, pour lui, celui qui se montre ca-pable de se libérer des "conditions": circonstan-ces, passions, émotions, intérêts. L'Islam, en tant que religion, repose sur cet amour de l'In-con-ditionné.
Car l'élément fondamental du divin, c'est l'istignâ, l'absence totale de besoins. Dieu, l'In-condi-tionné, n'a pas de besoins, il ne doit rien à personne. Seule la créature est redevable: elle est responsable de façonner sa vie, reçue de Dieu, de façon à ce qu'elle plaise à Dieu. Ce travail de façon-nage constant se dirige contre les intempérances, le laisser-aller, la négligence, auxquels l'homme suc-combe trop souvent, perdant l'humilité et la conscience de son indigence ontologique.
C'est contre ceux qui veulent persister dans cette erreur et cette prétention que l'Islam appelle à la Jihad. Car ces écervelés prétentieux sont dirigés par leurs passions, n'agissent que dans leurs intérêts, ne respectent pas les autres, se dissocient des leurs, fabriquent des arguments qui vont dans le sens de leurs inté-rêts matériels, sont des "asso-ciateurs". Si le monde est gouverné par de tels "in-soumis", des insoumis aux lois du réel, dont l'Islam est l'expression religieuse, il basculera dans le chaos et dans le déclin. La Jihad lutte contre ce chaos, contre les "associateurs" qui répandant le chaos, au lieu de se soumettre à l'ordre im-muable et généreux qui les protège, eux et tous les autres hommes, et leur apporte le nécessaire.
Certes, l'Europe et les Européens, qui relèvent de caractériologies raciales radicalement différentes, n'ont pas l'expérience du désert. Ils viennent, expli-que L.F. Clauss, du pays des forêts (pp. 119-126). Ce qui les marque tout aussi profon-dément que le désert marque les Arabes. Les Indo-Iraniens ne se sont habitués au désert qu'après de longues générations. Quand l'histoire de Jésus, qui, lui aussi, recourt au désert et y sé-journe qua-rante jours, est publiée pour la pre-mière fois en une langue germanique, dans le Heliand que Louis le Pieux fait rédiger à l'usage des Saxons fraîchement convertis de force par les armées de Charlemagne, l'auteur ne traduit pas le mot "désert" par un équivalent germanique qui désignerait une vaste étendue de sable désolée et infertile, sans végétation ni ombre. Il écrit sinweldi, la fo-rêt sans fin. Pour méditer, pour retourner à Dieu, à la virginité inconditionnée des éléments, l'Euro-péen, le Celte, le Germain ou le Slave, retourne, non pas au désert, mais à la forêt primordiale. La forêt est protectrice et en sortir équivaut à retour-ner dans un "espace non protégé". L'idée de fo-rêt protectrice est fondamentalement différente de celle du désert qui donne accès à l'Absolu; elle implique une vision du monde plus plurielle, vé-nérant une assez grande multiplicité des essences, mais une multiplicité coordonnée en un tout orga-nique. Mais l'homo europeus n'a pas eu le temps de créer une spiritualité absolue de la forêt et, au-jourd'hui, lui qui ne connaît pas le désert de l'in-térieur, n'a plus de forêt pour entrer en contact a-vec l'Inconditionné. Et quand Ernst Jünger parle de "recourir à la forêt", d'adopter la démarche du Waldgänger, il formule une abstraction, une bel-le abstraction, mais rien qu'une abstrac-tion puis-que la forêt n'est plus.
Les descendants des hommes de la forêt ont inventé la technique, la mécanique (L.F. Clauss dit: die Mechanei). Leurs ancêtres, les Croisés retran-chés dans le krak des Chevaliers, avaient fléchi devant le désert et devant son implacabilité. La question qui se pose depuis quelques décennies au monde arabo-musulman, surtout depuis la ré-cente guerre du Golfe: le désert, implacable et in-con-ditionné, va-t-il fléchir devant la technique des descendants des hommes de la forêt, qui n'ont plus de forêt? Or la technique produit principale-ment de l'"a-voir", ce qui est sa faiblesse ontolo-gique; l'Occidental, par le truchement de sa tech-nique, fabrique des choses qu'il possède, col-lec-tionne, amasse, sans pour autant fortifier son ê-tre, limiter son indi-gence ontologique, limiter ses besoins au minimum pour être plus proche, plus semblable au divin qui se passe de besoins. L'O-rien-tal, islamique ou non, succombe très souvent, et avec une facilité dé-concertante, aux séductions de l'"avoir", reniant ce sens fortifiant de l'humi-lité devant l'Inconditionné, qui avait fait sa force en tant que vecteur de la civilisation islamique. En Europe occidentale, les séductions du règne de l'a-voir fait des ravages dans les rangs des hommes du désert immigrés dans le pays de la forêt qui n'est plus. Si bien qu'on peut dire, en bien des cas, que ceux-ci ne sont plus des hommes de l'Islam, de la soumission, de l'humilité et de l'ascèse.
Au-delà des origines, l'avenir appartient à ceux qui ne se laisseront pas séduire par les choses éphé-mères mais à ceux qui fortifieront l'Etre. Et inau-gureront un nouveau Règne de l'Etre.
Robert STEUCKERS.
Ludwig Ferdinand CLAUSS, Die Weltstunde des Islams, Verlag Neues Forum, Schweinfurt, 1963.11:57 Publié dans Islam | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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