mardi, 16 décembre 2008
Benjamin, Heidegger et la naissance de la modernité
SYNERGIES EUROPÉENNES - VOULOIR (Bruxelles) - Juillet 1994
Pierre LE VIGAN:
Benjamin, Heidegger et la naissance de la modernité - Raison, Habitat, Expérience
"Tout est rappelé du passé, ce qui est à venir, qu'il soit attendu comme sempiternel" (Nietzsche).
Maurice de Gandillac rapporte qu'au XIIème siècle, les moines de Saint-Victor louent les marchands qui "explorent des rivages nouveaux", font connaitre de nouveaux produits et "rendent commun ce qui était privé" (1). Un siècle après, le franciscain Duns Scot justifie les bénéfices des négociants par leur rôle d'intermédiaire. Là se situe selon M. de Gandillac "l'essentielle coupure de la véritable modernité". Une double idée s'insinue: la société doit "progresser", l'aptitude à cette progression n'est pas générale. Il y aura ce qu'Augustin appelait des "damnés": les laissés pour compte du progrès. Cette idée de progression sélective est une des sources de la modernité.
L'autre est la soif de connaissance. Au 15ème siècle, Nicolas de Cues rêve de mesurer l'ensemble du réel, y compris les propriétés physiques et physiologiques de l'homme. Aux catégories de l'être et de l'existant, il substitue en somme celle de l'existible, la catégorie de tout ce qui peut, potentiellement, exister. Pour autant que l'utilité en soit démontrable. Dans le même temps, le mode d'apparaitre du monde devient identique à celui de Dieu, c'est-à-dire que l'univers apparait sans centre ni circonférence. Autrement dit, les conditions de la naissance de la subjectivité se mettent en place.
Selon Alain Touraine (2), cette dualité de la rationalisation et la subjectivisation est la définition même de la modernité. La modernité aurait assigné des tâches à deux "sujets": la raison et la conscience. La tâche de la première serait de comprendre le monde, celle de la seconde d'"humaniser l'homme". Le dérapage se serait produit au moment de la philosophie des Lumières qui aurait détruit ce dualisme "par orgueil" (en quelque sorte le pendant de la thèse de Furet sur le dérapage de la Révolution française entre 1789 - la "bonne" révolution - et 1793 - la "mauvaise"). D'où l'inclination de Touraine pour l'humanisme chrétien optimiste (selon lui Erasme, Marsile Ficin, ...) qu'il oppose à l'augustinisme pessimiste. D'où aussi son désaccord avec Louis Dumont situant plus en amont l'irréversibilité du mouvement conduisant à l'individualisme moderne. Reste l'accord sur la présence, aux sources de la modernité (c'est-à-dire de ce en quoi notre temps nous est propre), de la soif de connaissance, de l'utilisation de l'outil de la raison, de la recherche de la mesure, d'une forme nouvelle de la subjectivité individuelle et collective.
La valeur nouvelle de la notion de certitude marque la naissance de la modernité. C'est le signe des temps modernes. Heidegger s'y réfère dans l'interrogation suivante: "Mais qu'est-ce qui est plus étant, c'est-à-dire, d'après la pensée des Temps modernes, plus certain que la mort ?" (3). Or, la notion de certitude apparait avoir des affinités particulièrement fortes avec celles de raison et de sûreté. Sous deux aspects. D'une part, de ce qui est certain, on est sûr. Et ce qui est sûr (en lieu sûr) est sauf (sauvé). D'autre part, on n'est certain que de ce que l'on connait. Or, le principe de toute connaissance est la raison.
Selon Heidegger, le principe de raison est le fond du fond, la raison de tous les principes et donc "la raison de la raison". Etymologiquement, la "raison", c'est le "fond" (Grund), et aussi le "sol", l'"humus". Grund désigne le fond vers lequel nous descendons et auquel nous revenons, pour autant que le fond est ce sur quoi une chose repose, à quoi elle tient, d'où elle s'ensuit (4). Hegel distinguait le fond d'une chose et ce sur quoi elle repose. Si Heidegger semble ici user d'un des sens seulement du mot "fond", le second, ce n'est qu'apparence. Ces deux notions sont liées: pour aller "au fond des choses", il faut voir ce sur quoi elles reposent. Ainsi, on ne connait les choses que compte tenu de leur fondement. Le sens du terme "compte tenu" est clair: la raison (Grund) est aussi ratio. Elle est le compte de ce que l'on donne, et donc aussi de ce qu'il nous reste. Conclusion: la raison comme "compte", "calcul" suppose un jeu à somme nulle. Ce que je n'ai plus est à quelqu'un d'autre. Dit autrement: la raison suppose un monde fini (5).
Mouvement de quête, de recherche du fond, la raison ne se conçoit pas sans l'autonomie de la volonté. Il n'y a de raison que dans l'agir. "C'est la philosophie moderne (...), de Leibniz à Nietzsche, qui met en route la méditation de l'être comme agir, jusqu'à sa détermination ultime comme volonté de puissance", écrit Jean Beaufret (6).
De son coté, Husserl, s'interrogeant sur l'origine de la philosophie, la définit comme source de la raison. Or, on peut le considérer comme étant l'illustration fondatrice d'un néo-kantisme que Michel Clouscard situe justement "à l'origine de l'épistémologie de notre période culturelle" (7), et qui pose le principe d'identité de l'objet et du sujet de la connaissance. Kant voyait dans la révélation chrétienne l'auxilliaire de la raison. Husserl se rattache à ce point de vue quand il écrit, en 1935: "La vie de l'homme n'est autre chose qu'un chemin vers Dieu". Cette position fut aussi celle de Max Scheler. En somme, la philosophie serait née de Dieu et consisterait à y retourner. De là, l'importance de la généalogie.
Evidemment, la difficulté commence quand on constate que la pratique de celle-ci n'est pas unique. Dans l'approche d'Alain, l'esprit apparait "développement de l'idée réelle". Dans celle d'Hegel, "l'histoire de l'esprit est son acte", et le sens de l'acte est d'atteindre à la perfection et à l'universalité (8). Dans cette perspective, l'histoire de l'esprit, comme le notait justement Althusser, est "processus sans sujet (...). C'est le procès lui-même qui est sujet". Quand Husserl, pour sa part, définit le travail philosophique comme remontée aux sources de la raison (d'accord ici avec Dilthey), il en appelle à une méthode généalogique illustrée par Nietzsche. La remontée aux sources est en effet la méthode même de la généalogie. Mais celle-ci, plus que la simple génèse, comporte, dit Jean Beaufret, "une herméneutique plus essentielle". Elle s'occupe de ce qui, malgrè l'enchaînement des étapes, confère au produit le plus récent, donc le plus loin de l'origine, une étonnante proximité, néanmoins, de cette origine. Or, la génèse existentiale chez Husserl comme chez Heidegger consiste en un questionnement sur ce dont le phénomène en tant que tel est porteur. Dans cette optique, la généalogie ne peut être reconstitution de ce qui est déjà en germe, ni simple remontée à l'origine. Et c'est précisement en celà, grâce à cet écart par rapport à l'origine, que cette perspective permet l'historicité.
Si cet écart par rapport à l'origine se maintient jusque dans la quête de celle-ci, c'est dire que le primitif n'est pas l'originel. La pensée grecque comme mâtrice, ce que Jean Beaufret appelle "la percée radieuse du monde grec" est héritière d'un "avant" encore dérobé. Peut-être parce que, comme dit Hölderlin, la pudeur, c'est ce qui "retient d'aller jusqu'à la source". De ce fait, le propos de la démarche généalogique n'est pas de s'engager dans le retour à un "monde de la vie" originel. Plutôt faut-il être à l'écoute de la parole reçue par les grecs, et par eux transmise - parole qui n'est donc pas originelle. Encore est-il besoin de s'entendre sur les conditions de la transmission - le temps, et sur la nature de l'acte d'écoute - à savoir l'intention, et en somme sur la nature du "Je" et de la personne.
Kant aperçoit bien le rôle constitutif du temps dans la constitution du "Je", mais il en conclut que cela atteste de la séparation du monde de l'être et du monde de la pensée. Le temps est ainsi conçu comme une limitation de l'être qui l'empécherait d'atteindre la complétude du monde de la pensée. Résumant Kant, Pierre Trotignon écrit: "Marque de ma finitude, le temps est encore conçu comme une diminution d'être, comme une impossibilité pour notre existence d'être cet entendement intuitif à qui l'être se révélerait adéquatement"(9).
Le point de vue de Martin Heidegger sur la question du Je est fort différent. Il parait bien compris par Georges Steiner qui écrit: "Ce n'est pas sous le rapport du "Je suis" que nous saisissons la nature de l'être avec le plus de facilité et d'assurance (Heidegger se sépare ici fondamentalement de l'"égoisme" de Descartes et de la fusion du sujet et de l'objet chez Kant et Fichte). Ni en fonction du "tu es" (comme le voudraient certaines écoles modernes de phénoménologie dialectique)." Heidegger voit dans le temps une forme de l'intention qui permet le dévoilement de l'être, sans donner accès "à la totalité et à l'unité des êtres" (10). En d'autres termes, le temps est un chemin, ce qui ouvre une toute autre perspective que celle de Kant. Mais Heidegger dit aussi:"Tout est chemin". Ce qui est sans doute dire qu'il n'y a pas de but. Et définit une position nettement distincte de celle de Husserl.
Dieu n'est plus alors, comme dans la vision de l'humanisme chrétien, le couronnement de la Création - la plus haute des "valeurs" - ce qu'Heidegger interprète comme une "dégradation de l'essence de Dieu" (Lettre sur l'humanisme). Dieu est alors, toujours dans la vision heideggerienne, au fond de toute chose. Ainsi que Goethe l'exprime poétiquement:
"Si l'oeil n'était pas parent du soleil, comment pourrions-nous voir la lumière, si la force de Dieu ne vivait pas elle-même en nous, comment serions nous transportés par les choses divines ?"
De son coté, Max Scheler émet sur la question du "Je" et sur celle de "l'intention" deux propositions. L'une est que "l'idée de personne n'a rien à voir avec les idées de Je". L'autre est que "ce qui appartient à l'essence de la personne, c'est de n'exister et de ne vivre qu'en effectuant des actes de visée intentionnelles". Le problème, c'est que ces deux propositions sont rigoureusement incompatibles. Il est en effet exact que la personne se définit par l'articulation entre une fonction adaptatrice et une fonction de ressourcement, entre une identité "idem" (celle du caractère) et une identité "ipsé" (celle de l'être), cette dernière jouant une fonction de réserve. Il est ainsi vrai que le "Je" devient personne, c'est-à-dire être-dans-le-monde en faisant apparaître au jour sa part la moins authentique, la moins personnelle, et de fait la plus banale. Mais, de ce fait même, il n'est pas évident que le propre de l'homme soit de "n'exister et de vivre qu'en effectuant des actes de visée intentionnelles". Tout au contraire peut-on penser que l'intention est une des notions les plus faiblement fondées qui soient, impensable en tout état de cause hors de ce que Bourdieu nomme l'"habitus". Conséquence: la première proposition de M. Scheler sur le "Je" et "la personne" apparait pertinente, mais la seconde fausse et contradictoire.
Aussi faut-il resituer ce que peut être l'"écoute", une écoute non purement intentionnelle. L'écoute est d'abord écoute de la parole, et elle est aussi écoute qui recueille. D'où une double question: la parole et le recueil de la parole (en d'autres termes l'intérieur).
Heidegger définit la parole comme n'étant pas un discours (rationnel), mais un dire qui signifie. Aussi l'écoute de la parole n'est-elle ni immédiate, ni totale. Il y a écart entre le dit et le reçu. "Le signe est éternellement veuf du signifié", dit encore Gilbert Durand (11).
Le deuxième aspect soulevé est la question du recueil de la parole. Dans un texte intitulé Intérieur et expérience. Notes sur Loos, Roth et Wittgenstein (12), Massimo Cacciari pose la question: y a-t-il un espace du recueillement, et à quelles conditions ? Et il pose cette question très concrètement à partir de l'architecture et de l'urbanisme moderne. En effet, le projet tant des intérieurs "kitsch" ("mauvais gout" en yiddish) que de l'immeuble moderne qui les contient est "la pure visibilité". Or, ce qui est visible n'est pas forcément habitable. Un premier effet de la visibilité est de transformer la chose en monnaie, en objet "aliénable et manipulable", écrit Cacciari. Dans le cas d'une maison, la visibilité de celle-ci tue sa possibilité d'être un intérieur. L'architecture de verre et d'acier constitue une illustration contemporaine de ce refus du principe même d'intérieur.
Or, la question de la transparence est tout à fait nodale. Car la volonté de rendre tout transparent postule une équivalence entre l'humain et le logos. "Tout "secret" doit être parlé", résume Cacciari. Or, le verre, et la culture de la transparence - Glaskultur - met à nu l'expérience, et, le cas échéant, la misère de l'expérience. La misère la plus grande se trouve quand l'expérience se situe avant la narration, c'est-à-dire quand la narration n'est plus auto-constitution de l'identité (au sens de Ricoeur), mais simple accumulation de hasards. Alors, l'expérience - celle connue avant la narration - ne peut revenir que comme miracle, chez celui qui a habité le temps d'avant. Une attente de l'extraordinaire qui explique l'attirance des temps modernes pour les eschatologies (quoi de plus extra-ordinaire que le dernier récit ?).
Pour que le récit ne soit pas ce qui vient après l'expérience, il doit être inscrit dans le temps. Il doit ainsi être de l'ordre du relatif (puisqu'il relate) , et non de l'absolu. Cette inscription dans le temps nécessite que la Parole n'y soit pas l'objet d'une écoute im-médiate, mais au contraire distante. L'inscription dans le temps nécessite ainsi le ressourcement, donc le silence, ou du moins des silences.
Silence. Que l'homme ne soit ni toujours à l'écoute (le parlé), ni toujours le parlant. Giorgio Agamben précise: "Que l'homme ne soit pas toujours déjà le parlant, qu'il ait été et qu'il soit encore l'"in-fans", c'est cela l'expérience" (13). L'expérience d'avant le récit, cette expérience "frappée de mutisme", est celle qui peut, dans les silences, perdurer dans le recueillement, dans l'attente qui est attention, et qui est aussi ressourcement. Cette expérience d'avant le récit est le non-dicible qui pour cela même donne sa forme (tel un réceptacle) au dicible qu'est le récit. Et le lieu de cette expérience est le silence parce que "le silence est la mémoire de l'enfance" (Cacciari). Aussi l'illusion en ce domaine serait que l'expérience soit en-deçà de la vie, et le risque l'attente du miracle comme connaissance, et de la parousie ("l'arrivée") comme de ce qui sauve. Plutôt s'accordera-t-on avec René Char qui écrit: "L'éternité n'est guère plus longue que la vie".
De même que l'expérience perdure si elle s'incrit dans le temps, l'homme est pour autant qu'il s'inscrit dans l'espace, pour autant qu'il est un habitant. Ici encore, l'être précède le faire (précéder, c'est montrer le chemin); comme l'habiter précède le bâtir. "Bâtir n'est pas seulement un moyen de l'habitation. Bâtir est déjà de lui-même habiter" (14). L'homme habite dans la mesure où il prend soin d'un lieu; il bati parce que sa nature est d'être un habitant. "Wohnen, "demeurer en "est "la structure fondamentale du Dasein" (15). Alors, ce que l'homme bati prend sens. Heidegger prend l'exemple d'un pont. Un pont "rassemble, à sa manière, auprès de lui la terre et le ciel, les divins et les mortels" (16). A ces éléments, - le Quadriparti - le pont accorde une place. "Car, note Heidegger, seul ce qui est lui-même un lieu peut accorder une place". C'est ici le pont qui crée le lieu. Sans pont, pas de lieu. Et si le lieu est tel en tant qu'il est dans l'espace, c'est un espace aménagé, et aussi un espace "ménagé". Son aménagement n'est autre qu'un mode de son paraître. Lieu aménagé - et "à ménager" - le pont ne met pas seulement "en place" le Quadriparti. Il le garde. L'essence de l'acte de bâtir est ainsi: produire des choses qui soient des lieux, qui mettent en place, -"ménagent" une place-, et tiennent sous leur garde la terre et le ciel, les divins et les mortels. En somme, bâtir est répondre à l'appel du Quadriparti en attente de modes de paraître. Ainsi, bâtir est pro-duire (pro-ducere: mettre en avant), et au plus haut point. Et bâtir est: rassembler ou assembler. Assembler ce qui ne passe pas - le Quadriparti - avec ce qui passe - les oeuvres humaines, ainsi le pont, ou toute autre bâtisse. Alchimie qui est notre travail.
Difficulté: faire ce travail aux temps modernes. Le lieu n'existe en effet que par sa perception collective. La compréhension du lieu doit faire l'objet d'un accord. Or, les conditions de celui-ci sont rendus hasardeuses par un phénomène remarqué particulièrement par Georg Simmel: la multiplicité des rythmes dans la ville moderne. La conséquence de ce phénomène est l'obligation de l'exactitude. L'excentricité devient rare, la banalité et le conformisme la règle. Pour autant, cette homogénéisation des comportements n'aboutit pas à une perception collective des lieux, faute d'un horizon commun. Les conséquences de cet état de fait sont doubles.
D'une part, la communauté est ainsi "désoeuvrée" (Jean-Luc Nancy). L'homme est pris dans une "cage intemporelle" (Lewis Mumford), "sans héritage et sans projet", dit encore Georges Balandier (17). D'autre part, la ville moderne secrète le mimétisme. Le lebenwelt, le vécu du monde s'appauvrit. Comme le note Blanqui, "l'univers se répète sans fin et piaffe sur place". Aussi y a-t-il perte du goût et de l'expérience.
Pour Walter Benjamin, les questions fondamentales de l'authenticité, du sens du bonheur, de la tradition se posent à partir de l'observation des spécificités de l'âge bourgeois. "Le pouvoir et l'argent, observe Benjamin, sont devenus sous le capitalisme des grandeurs commensurables. Chaque quantité donnée d'argent doit être converti en un pouvoir bien défini, et l'on peut calculer la valeur d'achat de chaque pouvoir" (18). De cette coincidence nouvelle et essentielle entre deux données sociales auparavant disjointes dans leurs principes, il s'ensuit que le sacré diffusé par un pouvoir sublimé s'éclipse au profit de la "beauté" et que celle-ci elle-même devient reproductible et mesurable (19).
La technique n'est qu'un moyen de la reproductibilité et non la cause de cette recherche de reproductibilité. "Les composantes de l'authenticité se refusent à toute reproduction, non pas seulement à la reproduction mécanisée" (20). La cause de la recherche de reproductibilité, c'est la volonté de distinction par l'accumulation (d'objets, images, signes, ...). Et comme la modernité se caractérise par la construction d'images du monde (Heidegger), la profusion des images au moyen de leur reproductibilité alimente le règne de la marchandise. "Là où il n'y a pas les dieux règnent les spectres", écrit Novalis (21).
Mais la volonté de distinction n'est qu'un produit de l'individualisme et de l'invention de la volonté comme attribut individuel. J-F Lyotard (qui fait remonter l'invention de la volonté à Augustin), écrit: "Tout ce que Benjamin décrit comme "perte d'aura", esthétique du "choc", destruction du goût et de l'expérience, est l'effet de ce vouloir peu soucieux des règles. Les traditions, les statuts, les objets et les sites chargés du passé individuel et collectif, les légitimités reçues, les images du monde et de l'homme venues du classicisme, même quand ils sont conservés, le sont comme moyens pour la fin, qui est la gloire de la volonté" (22). Les grands mouvements sismiques de la sensibilité, et les structurations sur la longue période de la psychologie des peuples sont remplacés par le règne du nouveau - la néophilie. "'Plus de vagues, plutôt des vogues", disait Félix Guattari.
Trés logiquement, l'invention de la volonté précède de peu l'invention de l'autonomie de l'économie (23). A partir du moment où la personne apparait "pour-soi" (Hegel), c'est-à-dire comme l'unité conflictuelle d'un Je (moi-sujet) et d'un Moi (moi-objet), la volonté s'institue - et s'insinue - comme le moyen d'être au monde. Les biens deviennent alors autant d'indispensables "miroirs du moi".
De là, est inévitable l'invention de l'économie comme sphère autonome des activités humaines, consacrée à la fabrication de ces biens. L'essor de la technique accompagnant l'autonomie de l'économie, le règne de la marchandise advient, qui brise la perception collective du monde de la vie, et réduit - tendanciellement - ce dernier à une collection d'objets. Le "choc" du nouveau remplace l'acquisition de l'expérience. Or, il n'y a pas, remarque Benjamin, de bonheur sans expérience - et sans expérience collective. Et la tradition est l'éternel retour de cette expérience. "L'expérience du bonheur, dit Jürgen Habermas de Benjamin, qu'il appelle illumination profane, est liée à la préservation de la tradition".
La notion de tradition dans la pensée de Benjamin occupe une place comparable à celle de l'être chez Heidegger. Dans les deux cas l'idée d'un abîme joue un rôle essentiel. Cet abime se définit "par la séparation qui règne entre deux mondes, dont l'un des deux seulement est en toute rigueur celui de l'être"(24). Le point de vue heideggerien est que cette séparation nait avec Socrate et Platon, et se creuse avec ce que Beaufret nomme le "déclin même de la philosophie ou, si l'on veut, son virage stoïcien" (id.). L'opinion de Benjamin ne semble pas éloignée. Pour lui, la tradition remplit le rôle de réserve d'authenticité de l'être, même si, pas plus que chez Heidegger, on ne trouve chez lui de définition tranchée de l'authentique et de l'inauthentique. Ainsi, avec la mort de la tradition se perd la capacité de connaitre ce que Benjamin appelle le bonheur et qui est sans doute un autre nom de l'allégresse définie comme "la coincidence du désir et du réel" (Clément Rosset).
La modernité a commencé avec Faust. Elle finit avec ce que Forget et Polycarpe appellent l'homme-machinal. Ce qui ne parait pas très éloigné de l'homme réifié de Marx. Au 19ème siècle, l'idéal des temps est, note alors Stendhal, la capacité métamorphique: le bal le soir, la guerre le lendemain. (Bonaparte en fut une illustration étonnante: les soirées de la campagne d'Italie de 1796-97 étaient consacrées aux lettres à Joséphine et aux plans d'opérations militaires contre l'Autriche). Mais une fois détruit l'ancien ordre des choses (25), les temps modernes sont ceux du mimétisme et de l'alignement. La civilisation dont l'idéal est la mise au travail aboutit au chômage de l'être. Vient alors le stade de l'ahurissement de l'homme.
Pour le flaneur, fasciné par le marché, ayant "peur de s'arrêter" (Maxime Du Camp), la ville comme la femme apparaissent sous l'aspect d'un labyrinthe, "la patrie de celui qui hésite". "Le labyrinthe, écrit Benjamin, est le bon chemin pour celui qui arrive bien assez tôt au but. Ce but est le marché". Et encore: "Le chemin de celui qui appréhende de parvenir au but dessinera facilement un labyrinthe. Ainsi fait la pulsion sexuelle dans les épisodes qui précèdent sa libération" (26).
Benjamin n'est pas seulement un remarquable décripteur de la modernité. Très lucide quant à la profondeur des racines de l'ordre bourgeois, il inscrit ses recherches dans une conception novatrice du temps historique (surtout par rapport à une certaine culture marxiste): "Chasser toute évolution de l'image de l'histoire et présenter le devenir comme une constellation au sein de l'être grâce à un déchirement dialectique entre la sensation et la tradition; telle est aussi la tendance de ce travail" (27). Brecht, peu complaisant pour Benjamin, notait de son coté dans son Journal de travail (Août 1941): "Benjamin s'oppose à la conception de l'histoire comme déroulement linéaire, du progrès comme entreprise énergique menée à tête reposée, du travail comme source de moralité, de la classe ouvrière comme la protégée de la technique, etc. Il se moque de la phrase, si souvent entendue, qu'il puisse y avoir, "encore en ce siècle" quelque chose comme le fascisme (comme s'il n'était pas le fruit de tous les siècles)" (28). Dans cette conception du devenir, le détail et l'instant apparaissent "le cristal de l'évênement total". L'instant oscille entre le "toujours nouveau" et le "toujours identique".
Influencé par certains mystiques, notamment Weigel, Benjamin imagine que pour une humanité "délivrée", "chacun des instants qu'elle a vécus devient une citation à l'ordre du jour - et ce jour est justement le dernier" (29). Bien que se dégageant avec difficulté de l'idée de "délivrance" (qui implique une critique radicale du monde et est donc au fond anti-constructiviste et anti-révolutionnaire), il conclut ses "thèses sur la philosophie de l'histoire" en notant que l'ancien messianisme juif est moins "appel à l'avenir que commémoration d'un passé toujours présent", chaque seconde s'offrant à la libre discussion des hommes comme "une porte étroite".
Un jour de septembre 1940, Walter Benjamin tente de passer en Espagne, quittant cette France qu'il a tant aimé. L'affaire se présente mal, et l'échec serait sans doute l'arrestation par la Gestapo. Alors, Benjamin franchit une dernière fois "la porte étroite". Il se tue.
Nous n'oublions pas: l'Andenken, c'est la pensée fidèle et remémorante. C'est au courage devant la détresse, qui est la préoccupation - le souci - commun d'Heidegger et de Benjamin qu'il s'agit d'être fidèle.
Pierre LE VIGAN .
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(1) M. de Gandillac, Génèse de la modernité. Les douze siècles où se fit notre Europe. De "La cité de Dieu" à "La nouvelle Atlantide", CERF, 1992. Abstraction faite de son sous-titre "vendeur" Les douze siècles..., l'ouvrage est d'importance.
(2) A. Touraine, Critique de la modernité, Fayard, 1992.
(3) Chemins qui ne mènent nulle part, Idées-Gallimard, 1980, p.364.
(4) Le principe de raison, préface de Jean Beaufret, Tel-Gallimard, 1962, p.211, souligné par nous.
(5) Heidegger distingue bien sûr "raison" (fond, sol) de "Raison" au sens d'Intelligence. L'intelligence est nommée, en allemand comme en français, par un autre mot que raison. Le terme allemand Grund renvoie au motif des choses, à ce qui fait qu'elles "sont comme cela". La notion d'"intelligence" relève plus de la mesure et de la quantification que celle de "raison" au sens de motif: on est plus ou moins intelligent que quelqu'un, alors qu'un motif est "le bon motif" ou "un faux motif". Dans un cas, une logique de la graduation, dans l'autre, une logique binaire. Pour autant, les notions sont parentes: l'intelligence des choses n'est pas autre chose que la compréhension de ce qu'elles sont. La ratio est simultanément raison et Raison. Nous employons simplement ici "raison" au sens de "principe de raison", incluant les deux sens pré-cités. C'est parce que l'apparentement entre les deux notions est très fort que le "dire" les met "l'un avec l'autre".
(6) Dialogue avec Heidegger, Philosophie moderne, Minuit, 1973.
(7) L'être et le code. Le procès de production d'un ensemble précapitaliste, Mouton, 1972.
(8) Hegel est ici dans la lignée de Parménide d'Elée disant: "Même chose que le penser (de l'être) est ce par quoi s'accomplit ce penser".
(9) in Heidegger, PUF, 1965.
(10) Trotignon, op. cit.
(11) L'imagination symbolique, PUF, 1964.
(12) Critique, janvier-février 1985.
(13) Enfance et histoire, Payot, 1989.
(14) Martin Heidegger, Essais et conférences, Tel-Gallimard, 1980.
(15) Heidegger, "Bâtir, habiter, penser" .
(16) Essais et conférences, op. cit., p. 181.
(17) Balandier, Le détours. Pouvoir et modernité, Fayard, 1985.
(18) in Sens unique, précédé de Enfance berlinoise, et suivi de Paysages urbains, p. 258, Maurice Nadeau éditeur, 1988.
(19) W. Benjamin trouve chez Carl Schmitt l'idée, si importante dans ses propres travaux, que l'art est l'expression des tendances philosophiques et religieuses d'un époque. Sur l'influence du C. Schmitt, cf. Bernd Witte, W. Benjamin une biographie, CERF, 1988.
(20) W. Benjamin, Ecrits français, Gallimard, 1991, p. 142.
(21) Fragments, José Corti, 1992.
(22) Tombeau de l'intellectuel et autres papiers. Galilée, 1984.
(23) voir le chapitre consacré à cette "invention" in Yves Barel, La ville médiévale, système social, système urbain, PUG, 1977. Du même auteur, lire aussi un ouvrage stimulant: La société du vide, Seuil, 1984.
(24) Dialogue avec Heidegger, Philosophie moderne, Minuit, 1973, p. 16.
(25) cf. François Crouzet, la modernité commence en 1815, in Analyses de la SEDEIS, n°89, septembre 1992.
(26) cité par Catherine Perret, le concept de critique chez Walter Benjamin in numéro hors série sur Benjamin de la "Revue d'esthétique", Jean-Michel Place, novembre 1990. Voir aussi de C. Perret, Benjamin sans destin, La Différence, 1992.
(27) W. Benjamin, Paris, capitale du XIXème siècle, Le livre des passages, CERF, 1989, cité par G. Petitdemange, Citoyenneté et urbanité, p. 97, éd. Esprit, 1991.
(28) cité par Philippe Ivernel, article Benjamin de l'Encyclopédia Universalis.
(29) W. Benjamin, Essais 1 et 2, Denoël/Gonthier, 1983.
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