Par Alexandre Latsa*
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Lorsque la Russie a rendu public son souhait d’acquisition de Bâtiments de Projection et de Commandement (BPC) Mistral, la France a répondu par l’affirmative. Rapidement pourtant, des voix se sont élevées, exprimant des réticences à cette transaction. Ces réticences émanaient d’États impliqués dans des contentieux plus ou moins importants avec la Russie (Géorgie, États Baltes) et qui craignaient un risque de déséquilibre de la sécurité régionale, crainte accrue par le conflit d’août 2008 dans le Caucase.
Pourtant il semble irréaliste d’imaginer que la Russie de 2010 ait des intentions agressives envers un pays européen et ces réticences ont été interprétées comme une possible crispation de Washington, embarrassé par une acquisition de matériel aussi sensible. Mais le cadre est sans doute plus large et concerne l’évolution des rapports de force sur les mers, et l’affaiblissement de la domination militaire et maritime américaine, acquise durant la guerre froide. Pour mieux cerner la situation, il convient de comprendre l’utilité des Mistral et regarder dans quel contexte global la Russie souhaite cette acquisition.
Les BPC sont des outils de projection, permettant de réaliser depuis la mer des opérations terrestres. Multi-fonctionnels, ils peuvent servir au débarquement de troupes, à la lutte contre la piraterie maritime ou encore à des actions humanitaires. Le Mistral, qui appartient à cette classe BPC, peut transporter jusqu’à 1200 hommes, 16 hélicoptères, jusqu’à 120 véhicules (dont des blindés), deux aéroglisseurs et des navettes de débarquement.
Le navire comprend en outre des canons, des batteries de missiles, des installations médicales, et un centre de commandement. La forte capacité de projection et de déplacement sur des théâtres d’opérations lointains que permet ce BPC est essentielle pour la Russie qui ne possède plus à ce jour de matériel équivalent, depuis le retrait des navires de type Rogov, au début de la décennie.
Durant la guerre froide, l’URSS ainsi que les régimes non alignés rechignaient à l’acquisition de porte-avions et porte-aéronefs, guidés par un non interventionnisme et un anti-impérialisme dogmatique, lorsque ce n’était pas pour des contraintes matérielles. Dès la fin de la guerre froide, le monde a connu une décennie de domination militaire américaine totale, acquise justement par cette capacité de déplacement et projection de forces militaires à l’autre bout de la planète. 20 ans plus tard, l’émergence de puissances régionales contribue à entraîner la planète vers un multilatéralisme qui fait que désormais de nombreux pays ont des ambitions de présence sur les océans du globe.
Hormis les traditionnelles flottes Occidentales, la Russie, la Chine, le Brésil, la Corée du sud, la Turquie ou le Japon souhaitent se doter de porte-avions ou porte-hélicoptères, ce qui devrait permettre à tous ces États une réelle capacité d’intervention à l’autre bout du monde au milieu du siècle. La Russie via l’amiral Vladimir Vysotsky avait montré son intérêt pour les BPC français lors du salon Euronaval de 2008, expliquant que la Russie se préparait à construire une flotte de porte-avions, prévue pour être opérationnelle vers 2060.
Le barrage des réticences diplomatiques contourné, et les « resets » entre la Russie, l’Amérique, et l’OTAN confirmés, l’année franco-russe tombait à point. Vladimir Poutine, en confirmant dès le milieu de l’année, lors d’une visite à Paris, que Moscou ne fournirait pas de missiles S-300 à l’Iran après le vote de sanctions par l’ONU, avait en outre réglé cette épineuse question. Les différends entre les parties au contrat portaient sur deux points : les technologies afférentes, et le lieu de fabrication. La France souhaitait une vente sans technologie de pointe et qu’au moins deux bateaux soient fabriqués en France. La Russie, elle, conditionnait l’achat aux technologies liées et souhaitait acheter un seul navire, et faire construire les trois autres en Russie.
Si l’on semble plutôt se diriger vers la formule française pour la fabrication, le premier bateau devrait être livré avec la technologie de pointe liée, et notamment les dispositifs de calcul de conduite des opérations aériennes, essentiels pour le développement ultérieur des porte-avions. Récemment, Vera Chistova, vice-ministre de la Défense pour les moyens économiques et financiers, a confirmé que les dépenses pour l’achat ont été pré-intégrées aux budgets russes des trois prochaines années.
Côté français, Le directeur de la DCNS (fabricant militaire du Mistral) Pierre Legros, a lui indiqué que ces navires disposeraient des mêmes équipements que ceux de la marine française et que les seules différences seraient un pont d’envol renforcé pour accueillir les hélicoptères russes et une coque plus résistante pour pouvoir naviguer dans des eaux glacées. Quand au PDG de l’association des chantiers où devrait être fabriqué le Mistral, il a affirmé que le premier navire pourrait être construit fin 2013 et le deuxième en 2015. Les chantiers navals russes devant être en mesure de construire seuls les autres bâtiments dès l’année 2016.
Il est donc plausible, et souhaitable, que l’année franco-russe se termine par un accord commercial et politique majeur. Pour le président français l’enjeu est de taille, sur un plan financier, le prix d’un bateau avoisinant les 500 millions d’euros, mais également sur un plan politique, afin de prouver que la ré-intégration de l’OTAN en 2009 n’a pas ôté toute souveraineté à la France. Du côté russe, l’acquisition est importante d’un point de vue militaire, mais aussi sur le plan géopolitique, la Russie se donnant ainsi pleinement les moyens d’atteindre l’objectif de la politique entamée en mars 2000 : rester une puissance de premier plan.
* Alexandre Latsa, 33 ans, est un blogueur français qui vit en Russie. Diplômé en langue slave, il anime le blog DISSONANCE, destiné à donner un « autre regard sur la Russie« .
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