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lundi, 16 juin 2014

Des incohérences dangereuses sur le Moyen-Orient

LA DIPLOMATIE FRANÇAISE
 
Des incohérences dangereuses sur le Moyen-Orient

Laurent Mercoire
Ex: http://metamag.fr
Les Français musulmans engagés dans les milices rebelles de Syrie sont source d’une grande inquiétude pour le ministère de l’Intérieur. Les assassinats récents de Bruxelles, s’ils s’avèrent avoir été commis par le suspect arrêté à Marseille, complètent ceux de Toulouse, commis aussi par l’un de ces volontaires français désireux de rejoindre à l’étranger l’une des formes du Djihad. Au-delà de l’horreur qui frappe des innocents de religion juive, les auteurs de ces crimes y voient probablement un acte politique dirigé contre la politique d’Israël ; ne pouvant frapper cet Etat, ils s’attaquent à ses proches. Or, force est de constater une incohérence entre d’une part, le soutien donné par le gouvernement français aux rebelles syriens, et d’autre part son attitude hostile aux Français désireux de s’engager dans leurs combats. De plus, la politique traditionnelle de la Ve République, équilibrée envers le monde arabe, semble abandonnée au profit d’un néo-conservatisme à l’américaine, et se plie à la recherche d’avantages économiques dans le Golfe persique.

Un arsenal juridique validé par la menace du terrorisme

 
Les terroristes sont parfois, aux yeux de ceux qui les défendent, des résistants. Le mot «  terroriste » a été employé par l’Allemagne pendant la Seconde guerre mondiale, par l’Occident envers bien des acteurs du monde musulman, depuis le Front de libération nationale de la guerre d’Algérie jusqu’à Al-Qaida, sans oublier l’Organisation de libération de la Palestine. Plus récemment le gouvernement ukrainien l’a utilisé contre ses opposants russophones ; en retour, les dirigeants de Kiev ont été étiquetés comme fascistes, comme tous ceux avant eux dont il convenait de déconsidérer le discours par la diabolisation. Or, un groupe de rebelles syrien, fût-il « djihadiste », est-il obligatoirement un groupe terroriste, même s’il est facile d’évoluer du fondamentalisme au radicalisme ? Donner plus de poids à l’ennemi ( inimicus ) qu’à l’adversaire ( hostis ) laisse peu d’espace à la diplomatie, sauf à aller « buter les terroristes […] » selon le concept attribué à Vladimir Poutine…

L’arsenal juridique reste encore mesuré en France, malgré l’existence du délit « d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Une proposition de loi vise d’ailleurs à le renforcer, notamment en punissant, la propagation et l'apologie d'idéologies extrémistes, la consultation des sites qualifiés de dangereux au sein du Googlistan et le fait de se rendre à l'étranger, en participant notamment à des camps d'entrainement. Premier point, on supprime ainsi toute possibilité d’engagement, sans savoir comment distinguer guerres justes et injustes. Ce qui a été admis par la France en Libye ou en Syrie -appuyer des rebelles - l’a moins été en Afghanistan ou au Mali, où sont soutenus les gouvernements en place, lesquels sont certainement des modèles d’efficacité, d’honnêteté et de tolérance. Second point, on s’éloigne de la présomption d’innocence au nom de la prévention, en condamnant des individus susceptibles de nuisance, bien que n’étant pas encore passés à l’acte, ce qui ne déclenche pourtant aucune polémique parmi les bien-pensants. Or il s’agit bien ici de réprimer la liberté de pensée… Qu’il soit opportun de le faire face à des menaces avérées est compréhensible. Que l’on tienne dans le même temps un discours de défense des libertés, politiques, religieuses, ou sociétales est une incohérence supplémentaire…

Une politique occidentale peu lisible au sein du monde musulman

D’aucuns prétendent que la politique extérieure de la France serait l’un des rares succès du président en place depuis mai 2012. D’autres y voient plutôt la liberté accordée à ses conseillers et aux experts, dans un domaine dont il n’est guère familier. Ceci conduit à s’interroger sur la position stratégique défendue par ces derniers ; il semble bien qu’un lobby hostile à l’Iran soit à l’œuvre, issu d’une coalition d’intérêts disparates balayant un large champ depuis la défense des Droits de l’homme jusqu’à la lutte anti-nucléaire, sans oublier la protection d’Israël. L’influence de ce lobby explique pour partie les positions diplomatiques françaises, souvent analogues à celles des néo-conservateurs américains. On rejoint ainsi une autre incohérence, spécifique de la politique étrangère des Etats-Unis. S’il n’existe pas de lobby juif influençant le Congrès U.S., un lobby pro-israélien y est fortement présent. Ce lobby comprend aussi des conservateurs, des faucons ( « Hawks » ) et des évangélistes, alors qu’à l’inverse certains Américains de religion juive ne cautionnent pas la politique israélienne envers les territoires occupés et sont mêmes favorables à la création d’un état palestinien. Le Congrès américain soutient donc davantage le premier ministre israélien que le président Barack Obama ; ceux qui en douteraient ont intérêt à voir l’accueil et les multiples ovations dont a bénéficié Benjamin Netanyahou le 24 mai 2011. Ce fait explique la difficulté à analyser la politique américaine, alors qu’on devrait faire un distinguo entre les désirs respectifs du Congrès et ceux du président. Tout se passe comme s’il existait un antagonisme entre une Realpolitik ( du côté de l’administration présidentielle ) et une vision idéologique ( pour ce qui concerne le Congrès ). Aujourd’hui le crédit des Etats-Unis au Proche-Orient, comme celui de la France, est pour le moins entamé, notamment en raison de la disparition des espoirs qui avaient été soulevés par le discours du Caire, de l’absence de solution apportée à la question palestinienne, du retard au soutien du printemps arabe égyptien, et enfin de la validation du coup d’état du maréchal Abdel Fatah al-Sissi. L’élection de ce dernier avec près de 97% des voix ( moins de la moitié des électeurs inscrits ayant voté ) n’a fait l’objet d’aucune contestation, contrairement à celle du président Bachar el-Assad ( 89% des voix, 73% de participation selon les sources syriennes ).  Le résultat est que les facteurs à l’origine des attaques du 11 septembre 2001 sont non seulement encore présents, mais se sont peut-être aggravés…L’incohérence ici n’est pas seulement française.

Une diplomatie incohérente fait le lit du terrorisme

En toute logique, la cohérence d’une diplomatie implique d’arbitrer l’alternative opposant les couples sécurité-stabilité et justice-liberté. Regarder l’évolution des régimes « arabes »  (un terme plus en référence à une langue partagée qu’à une réelle entité monolithique ), non pas depuis l’apparition du printemps éponyme, rapidement suivi d’hivers, mais depuis l’invasion de l’Irak en 2003 amène à une conclusion paradoxale. 

L’Occident a tout fait pour que disparaissent des gouvernements autoritaires, pas toujours laïques mais certainement occidentalisés, parfois tolérants pour leurs minorités, qui exerçaient une certaine justice dans le cadre d’un ordre certain, au profit de mouvements sources d’anarchie et de dangers. Sans le prévoir, l’Occident a libéré des forces nouvelles en fragilisant les structures étatiques traditionnelles, héritières quelque part du système juridique du Califat ottoman. Ces gouvernements avaient au moins l’avantage d’être des interlocuteurs souverains inscrits dans une règle du jeu partagée. Avec qui dialoguer en Libye ou en Somalie, et demain peut-être en Syrie ? Le réveil des nationalités, voire des tribus - il suffit d’évoquer les exemples kurdes et libyens – démontre les conséquences, bénéfiques ou délétères, de l’affaiblissement des Etats. 

A l’inverse, l’Occident n’a rien osé entreprendre à l’encontre d’un régime monarchique lié au wahhabisme, l’intolérance de ce dernier étant la source de bien des maux : il suffit de penser à la nationalité des terroristes du 9/11, au financement des mosquées et des écoles coraniques en Occident, etc. Il ne faut pas oublier 1) que le Califat ottoman avait sévèrement réprimé le wahhabisme en son temps, 2) que la régime saoudien s’oppose au mouvement des Frères musulmans. Il y a fort à parier que le maréchal Sissi ira plus loin que le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, car on oublie un peu trop vite qu’il est aussi un musulman traditionnaliste, qu’il avait été choisi par le président Mohamed Morsi, et chose plus inquiétante, qu’il bénéficie clairement du soutien d’éléments salafistes. Il existe au sein du Moyen-Orient des affrontements selon des lignes de fractures multiples. L’affrontement entre chiisme et sunnisme ( ou plus précisément avec le wahhabisme ), oppose l’Iran à l’Arabie saoudite, des Indo-Européens à des Sémites. Les fondamentalistes, extrémistes ou non, tournés vers l’Orient, divergent des Musulmans modérés plus orientés vers l’Occident. Les positions incohérentes de la diplomatie occidentale entament donc sa crédibilité, et surtout son efficacité. Aucun Etat n’a pu se baser sur la seule morale sans recourir à la force, et la difficulté est accrue quand sa morale et ses valeurs ne sont pas partagées par d’autres.

Il n’est d’alliances que de circonstances

L’Occident a encouragé Saddam Hussein contre l’Iran, puis l’a exécuté ( littéralement ). Il a convaincu Mouammar Kadhafi d’abandonner son programme d’armes de destruction massive pour ensuite favoriser son exécution ( toujours littéralement ). On comprend bien que le président Assad ait quelques réticences à suivre le même chemin que ses deux anciens collègues. En Syrie, la position des Alaouites leur imposait, avant l’éclosion du printemps arabe, d’être tolérants envers d’autres minorités ( Chrétiens, Druzes, Kurdes ). A bien regarder les choses, il en serait peut-être de même en Iran, bien plus proche de l’Occident que ne l’est le wahhabisme de la péninsule arabique. Le chiisme, du fait même de sa dissidence, dispose d’une génétique de tolérance ; il suffit de comparer la condition des Iraniennes, bien que très imparfaite, avec celle des Saoudiennes. Et si la France décidait de s’appuyer sur cet Etat iranien chiite trois fois millénaire, mettant alors en cohérence sa réticence à l’engagement djihadiste de ses citoyens musulmans ? L’administration américaine ne serait-elle pas en train de négocier un tel virage ? Car qu’attendons-nous des gouvernants que nous voulons fréquenter ? De l’ordre, une fiabilité, une capacité à appliquer des décisions, une tolérance pour les minorités, bref tout ce qui caractérisait les Etats européens dans le système westphalien avant qu’il soit mis à bas par les excès des nationalismes. Vouloir en attendre générosité et démocratie n’est qu’une cerise sur le gâteau. Qui échangerait le second pour la première ?
 

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