Ma femme porte des jeans troués et j’adore ! Elle se fiche de ce qu’on pense d’elle. Elle est une femme libérée. Elle vit sa vie. Et moi aussi je vis la mienne. Je méprise toutes les conventions ! Jamais de cravate et mes jeans, s’ils ne sont pas troués, sont vieux et pas trop propres. Je les porte tous les jours sans me soucier de les laver. J’aimerais bien les trouer, comme ceux de ma femme, mais je n’ose pas encore. Curieux comme seules les femmes déchirent leurs pantalons ! Ça les place à l’avant-garde de notre grand combat pour l’émancipation. C’est ça qui m’intéresse ! Se battre pour libérer l’humanité de tout ce qui l’opprime, renverser toutes les barrières, toutes les frontières et jouir partout d’une libre circulation. Quand nous avons voté pour Schengen j’ai laissé éclater ma joie ! Finis les postes de douane. Je pouvais prendre ma voiture et aller où je voulais.
Comme il est beau notre combat pour l’émancipation de tout et de tous ! C’est ce qui donne sens à ma vie. Que deviendrais-je sans ce combat ? Que deviendrais-je sans les jeans troués de ma femme ? Nous laissons derrière nous toutes les poussiéreuses règles morales et surtout religieuses qui entravent l’humanité depuis au moins deux mille ans. Quel bonheur ! Dès 1945, les générations ont avancé en chantant sur le chemin du progrès avec, à l’horizon, un monde nouveau où chacun pourrait pleinement s’épanouir, surtout les femmes opprimées par le christianisme. On leur a parlé de la Vierge et certaines en sont devenues folles. Comment peut-on être vierge et avoir un enfant ? Non mais…
Quand on me demande quel sera le monde vers lequel nous avançons, je réponds qu’il sera un immense champ libéré où chacun pourra être ce qu’il veut, comme David Bowie. Il est vrai qu’il vient de mourir, mais peu importe. Toute la presse le célèbre en parlant de lui comme d’un immense artiste et d’un génie universel. A tel point qu’il est devenu, nous explique-t-on, immortel. Que demander de plus ? Un plein épanouissement de soi, comme celui de Bowie, fait entrer dans la vie éternelle. Plus besoin de croix, de clous plantés dans les mains ou les pieds, de sang dégoulinant partout. Désormais il suffit de se débarrasser de tous les carcans qui ont empoisonné la vie de l’humanité depuis les origines. Rousseau l’avait bien compris qui recommandait le retour à l’état de nature. D’ailleurs lui aussi s’est débarrassé un jour de ses chemises mais hélas il n’est pas allé jusqu’aux pantalons troués.
En arrivant dans la terre promise, les Juifs durent tout de suite se battre contre des ennemis. Pas question d’ennemis pour nous. Notre émancipation va coïncider avec l’avènement d’une paix éternelle et universelle. Toutes les portes vont s’ouvrir. Plus rien ne sera fermé, les frontières auront disparu. Sur les autoroutes de l’émancipation, la voie est libre ! Il faut toutefois reconnaître que, dans l’intervalle qui nous sépare de la terre promise, il y a encore beaucoup d’obstacles à la libre circulation des âmes et des corps.
Parmi ces obstacles, il y a d’affreux réactionnaires. Ils veulent rétablir les frontières, la discipline à l’école, fermer les portes aux réfugiés. Parfois j’ai envie de les étrangler ces réactionnaires, presque de les égorger. Vous croyez que je plaisante ? Pas tout à fait, parce que j’ai lu Sartre, mon grand maître à penser. Lui, il n’y va pas par quatre chemins puisqu’il nous encourage à tuer. « Abattre un Européen, a-t-il écrit, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ». Pas impossible que les djihadistes aient trouvé là une source d’inspiration, mais passons ! L’essentiel est que nos grands intellectuels occidentaux ont, à la suite de Sartre, repris le flambeau d’une grande marche en jeans troués vers une universelle libération. D’ailleurs en 68 ils étaient tous maoïstes et avaient bien compris que le « grand timonier » montrait le chemin d’une libération universelle en proposant un grand bond en avant. Nous aussi nous allons bondir vers une nouvelle terre et de nouveaux cieux où nous pourrons être pleinement ce que nous sommes. En jeans troués !
C’était donc plein d’espoir que j’avançais dans notre quotidien pourri par les réactionnaires. Et un jour, patatras ! J’ai vu ma femme sortir avec d’élégants vêtements. Du Versace ! Je lui demandai ce qui se passait. Elle me répondit qu’elle allait voir son amant. Comme j’étais pour la libération sexuelle, j’étais coincé mais voulus savoir tout de même de quoi il avait l’air son amant. Elle me répondit qu’il était très distingué et portait costume-cravate. C’en était trop et je fondis en larmes, tandis qu’elle me quittait sur ses hauts talons.
Aujourd’hui, je sèche mes larmes sur ses jeans troués et, torturé par la jalousie, j’ai envie de la tuer, elle et son amant. Je suis dans un dilemme cornélien. Vais-je les étrangler ou les égorger ?
Notes : la citation est tirée de la préface que Sartre a écrite pour l’ouvrage de Frantz Fannon, Les damnés de la terre, 1985, p. 16. Elle m’a été rappelée par le livre d’Alain Finkielkraut, La seule exactitude, Stock 2015.
Jan Marejko, 13 janvier 2015
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