Devant une situation des États européens qui, inexorablement, se délite de tous les côtés, et devant une Union européenne tétanisée par le moindre craquement de la bulle dans laquelle vivent ses dirigeants, il est temps que les Vrais Européens s’organisent afin qu’ils soient en capacité de montrer aux peuples européens le seul chemin qui est susceptible de les sortir du désarroi et de la désespérance qui les gagnent ; et cela en leur évitant de tomber dans les ornières d’un repli sur soi plein d’illusions et de déconvenues garanties comme vient de le faire le peuple anglais.
En tant que Vrais Européens, on entend ici, non seulement ceux dont l’enracinement est démontré, mais surtout ceux qui, sans arrière-pensée hégémonique, sans complexe de supériorité, sans l’intention cupide de vouloir profiter de la solidarité des autres, envisagent, sans faux semblants, le salut de la diversité européenne, et celui de leur propre identité, dans l’union politique, c’est-à-dire dans une structure commune, que l’on peut dénommer comme on le veut, mais qui est celle d’un État, parce que celui-ci est le seul instrument qui permet à un peuple, ou à plusieurs peuples réunis en son sein, quand il est puissant, d’affronter les défis de l’Histoire et de surmonter les aléas du monde connexe et synchrone dans lequel ils sont tous désormais emportés.
Des échéances qui se précisent
La mondialisation est irréversible, et le problème qui se pose aux peuples et aux États n’est pas de savoir comment s’en esquiver, mais de la surmonter, c’est-à-dire d’être assez puissants pour ne pas la subir, et pour défendre leurs intérêts et leurs valeurs. Les flux financiers, les routes migratoires, et l’enveloppe des réseaux de communication sont désormais en place. C’est, en quelque sorte la rançon de l’univers technologique crée par l’Occident. La redistribution de la puissance est faîte, et pas à son avantage. Elle se partage maintenant entre un petit nombre d’Etats géants et les grandes compagnies financières, bancaires, médiatiques, et industrielles.
Or, ce monde globalisé n’est pas du tout celui du doux commerce d’Adam Smith, mais de plus en plus celui de la lutte pour la survie, comme l’avait prévu Maurice Allais (économiste français, prix Nobel) qui dénonçait les risques de l’extension du libre-échange aux pays en voie de développement. Cela devient d’autant plus pathétique que s’annoncent, à la fois, la stagnation séculaire ou permanente de la croissance mondiale, les dégâts sociaux de la numérisation de l’économie, l’épuisement des ressources énergétiques et les pénuries alimentaires. Ce sont les effets rétroactifs et négatifs de la mondialisation dont les États-Unis ont pourtant été le maître d’œuvre au lendemain de la fin de l’Urss, et ceci au nom de l’idéologie rooseveltienne du One World, qui justifient le repli américain, sans doute temporaire, annoncé par Donald Trump. Par ailleurs, ont commencé les débordements démographiques (celui de l’Afrique, en particulier) qui créent d’énormes problèmes de cohabitation en Europe, en voie d’être submergée dans les prochaines décennies, et les affrontements sur les conceptions de l’Homme et du monde, qu’ils soient d’essence religieuse ou non. De tels bouleversements ne peuvent que mettre les États européens en mauvaise posture.
Une nouvelle ère géopolitique s’ouvre
Ils le sont d’autant plus que la configuration géopolitique du monde a changé. Ils n’ont aucune prise sur la nouvelle réalité internationale. Ils sont désormais hors-jeu. Ils sont rejetés à la périphérie d’un espace mondial centré sur le face à face sino-américain. Les États-Unis, sur le déclin, s’inquiètent de revivre le « cauchemar anglais de Mackinder », du début du XX° siècle, mais cette fois à l’initiative de la Chine, et non plus d’une puissance européenne, c’est-à-dire de se voir écartés de l’ensemble eurasiatique, et d’y perdre la plus grande partie de leurs parts de marché, par suite aux alliances et aux accords passés par l’hégémon asiatique avec les États de ce continent, comme de l’Afrique aussi. Pour le politologue américain J.W. Garver, les nouveaux corridors ferroviaires transcontinentaux établis entre la Chine et l’Europe de l’Ouest préfigurent le dessein géopolitique chinois.
La balance Chine/États-Unis va sans aucun doute commander à l’avenir du monde, et dans les nouveaux équilibres la position de l’Europe et l’enjeu qu’elle représente pour Washington seront dévalués. Déjà, Donald Trump a fait savoir, au sujet de l’Otan, que « l’addition était top salée ». Les Européens vont se retrouver de plus en plus livrés à eux-mêmes. Ce qui est aussi, une chance à saisir !
Des ripostes populistes inappropriées et improductives
Face à un tel contexte, l’angoisse commence à gagner les peuples européens, en particulier les classes moyennes et populaires, celles qui sont exposées aux effets socialement déstructurant de la mondialisation et à la présence toujours plus prégnante et aliénante d’immigrants, de plus en plus nombreux, qui se comportent de plus en plus comme s’ils étaient en pays conquis, surtout quand ils sont de religion musulmane. Pourtant, comme l’ont noté bien des observateurs, c’est la léthargie qui caractérise ces Européens à qui l’on demande de faire de la place aux nouveaux venus et de respecter leurs coutumes. En attendant d’être eux-mêmes, un jour, minoritaires et soumis sur leur propre sol.
Cette résignation apparente est la conséquence de deux faits majeurs : le vieillissement fort et rapide des peuples européens qui agit sur l’esprit de résistance ; l’inhibition mentale et idéologique des Européens de tous âges et de leurs gouvernants par la religion séculaire des droits de l’Homme, qu’ils se sont inventé au temps des Lumières, et réinventé depuis 1948 en accentuant son aspect cosmopolite et millénariste (en faisant des droits de l’homme un code universel, sans tenir compte des contextes de vie des communautés, à généraliser coûte que coûte), et dont les principes se retournent contre eux dans le conflit culturel qui les confrontent à des adversaires qui leurs sont réfractaires parce qu’ils sont étrangers à leurs croyances.
L’endogamie sociale, entre les élites mondialisées et leurs peuples originaires, et communautaire, entre les populations autochtones et les différents groupes ethnoculturels allogènes, devient ainsi la règle des sociétés européennes. C’est cette situation, parce qu’elle est insupportable pour une majorité de citoyens, que est à l’origine de l’apparition et de la montée des populismes en Europe.
Malheureusement, la démarche politique de tous les mouvements populistes, à quelques exceptions près, est irrationnelle, inappropriée et, elle s’avèrerait, si elle devait aboutir, contreproductive. Elle est irrationnelle parce qu’elle ne tient pas compte du changement mondial, des nouvelles réalités de la puissance, et qu’elle s’appuie sur des représentations dépassées et des notions obsolètes pour essayer de justifier des retours en arrière impossibles. Elle est incohérente et inappropriée parce qu’elle est viscéralement anti-européenne, sous couvert d’être contre l’Union européenne qu’elle rend responsable de tous les maux. Alors que ceux-ci sont, avant tout, les conséquences des différentes politiques nationales et de l’incurie des personnels politiques (ce qui est surtout vrai des États de l’Europe du sud, France comprise). Elle serait, enfin, en cas d’arrivée au pouvoir de la plupart des partis populistes, contreproductive, en raison de leurs programmes économiques démagogiques et irresponsables qui, au lieu de régler les problèmes qui se posent, les aggraveraient. Sachant par ailleurs, qu’il n’existe pas de solution nationale à beaucoup d’entre eux.
Dès lors, parce qu’ils sont chauvins ou xénophobes, ces partis ne trouveraient pas d’autres choses à faire que de rouvrir des querelles entre Européens ; ce qui serait proprement suicidaire. Au final, à cause de leur propre impuissance, inhérente à leur fausse perception de la réalité, et à la suite de la profonde fragmentation de l’Europe qu’ils provoqueraient, les populismes risquent fort, s’ils persistent dans le sens où ils vont et même s’ils parvenaient au pouvoir, de rester dans l’histoire comme les derniers soubresauts de nations moribondes (ce n’est pas la faute à l’Union européenne si elles n’assurent plus leurs descendances !). Afin qu’il en soit autrement, il faudrait qu’ils fusionnent dans une forme de « nationalisme européen », c’est-à-dire dans un élan commun de résistance et de renouveau.
La Res publica europensis ou le salut des particularismes dans l’union
Au-delà des populistes, un nombre immense d’Européens, qui acceptent sans broncher la désagrégation de leurs nations respectives par l’immigration de masse et par les flux médiatiques de la culture globale, s’inquiètent de perdre leurs identités, et de renier leurs glorieuses histoires, en adoptant une structure étatique européenne. Pourtant, il n’existe aucune antinomie entre celle-ci et les particularismes européens, qu’ils soient nationaux ou régionaux. Au contraire, dans l’environnement mondial qui se dessine, l’État communautaire est leur seul cadre de survie, celui dans lequel on peut envisager une restructuration économique et sociale en rupture avec le système dominant, une régulation restaurée à la suite de l’harmonisation des lois sociales et fiscales, et une action politique non dévolue aux seuls intérêts économiques, mais bâtie à partir d’un projet de société et de civilisation.
La République européenne peut réunir autant de nations que l’on veut, mais dans un seul État garant du bien commun. Sans lui, les peuples européens vieillissants et repliés sur eux-mêmes, subiront les hégémonies qui vont succéder à celle des Etats-Unis, ou bien seront engloutis dans le maelström des flux globaux.
Un projet et une organisation pour convaincre
Les Vrais Européens, parce qu’ils ont dépassé leurs ethnocentrismes, et qu’ils ont bien conscience que c’est seulement unis, que leurs concitoyens pourront surmonter les difficultés qui commencent à les accabler (lesquelles ne sont rien par rapport aux épreuves à venir) sont les seuls en mesure de porter l’idée de l’Europe communautaire, républicaine, et souveraine. A savoir, celle d’un État continental respectueux de tous ses particularismes, dotés à cet effet des prérogatives nécessaires à leur pérennité, et garant du caractère démocratique et équitable de leurs relations mutuelles, comme des droits des populations. Un État, bien entendu, assez puissant pour garantir la sécurité, l’identité, et la prospérité de toutes ses composantes contre toutes les formes possibles d’ingérence ou d’agressions extérieures.
Et avant d’imaginer comment ce projet sera reçu, il faut bien avoir à l’esprit que toutes les formes étatiques et institutionnelles actuelles sont en fin de cycle, parce qu’elles sont incapables de régler les problèmes qui se posent à elles, et qui sont à l’échelle d’une globalité qui les dépassent. Il faut bien voir aussi que toutes les formules politiques autres que celle de la puissance étatique continentale sont, d’une part, des « fausses-fenêtres » pour éviter d’aborder, justement, la question de la puissance qui dérange en Europe (mais certainement pas en Chine, ni en Russie, ni aux Etats-Unis ou ailleurs), ou d’autre part, des faux fuyants pour essayer de sauvegarder les structures étatiques nationales, bien qu’elles soient obsolètes puisqu’elles ne sont plus en capacité de défendre leurs citoyens, parce que cela permettrait la sauvegarde d’une quantité de privilèges.
Il n’est que temps, car le temps passe vite, et que la mondialité technologique postmoderne l’accélère, tout en changeant à vive allure, dans chacune de ses dimensions, l’environnement des Européens, que s’organisent des instances transnationales européennes, à l’instar du think tank EurHope, qui se donnent pour mission de faire émerger une authentique opinion publique européenne et de faire circuler, d’un bout à l’autre du continent, d’une part, les aspirations et les inquiétudes légitimes des citoyens de ses différentes régions, et d’autre part, les réponses qui peuvent leur être données dans une perspective solidaire et constructive européenne.
Ensuite peut-être, sera-t-il possible, d’aller plus loin, de pouvoir penser à une organisation politique supranationale susceptible de faire entendre la voix des Vrais Européens dans les futurs débats, ou dans les prochaines luttes politiques, cruciaux pour le destin de tous les Européens.
Gérard Dussouy, professeur émérite à l’université de Bordeaux, a publié un Traité de Relations internationales, en trois tomes, Editions L’Harmattan, 2009. Et en 2013, Contre l’Europe de Bruxelles, fonder un État européen, Editions Tatamis. Une édition italienne de ce dernier livre, mise à jour et adaptée, est parue.
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