Décédé le 10 septembre 2018, le philosophe et urbaniste Paul Virilio est né en 1932. Au début des années 1970, il a dirigé l'Ecole spéciale d'architecture, avant de devenir directeur de programme au Collège international de philosophie en 1990. A la fondation Cartier, il crée des expositions marquantes : " La vitesse " en 1991, " Terre natale " en 2008-2009. Auteur aux éditions Galilée d'une vingtaine d'ouvrages dont Vitesse et Politique (1977), ou Ville panique (2004), il a été récompensé en 2010 par le spécial du Grand Prix d'architecture. Nous reproduisons ici l'entretien qu'il avait accordé pour le numéro de janvier 2011 à Carole Chatelain, rédactrice en chef du mensuel, et Dominique Leglu, directrice de la rédaction de Sciences et Avenir.
Sciences et Avenir : Vous avez dénoncé l'" idolâtrie du progrès " dans la dernière édition de votre ouvrage Cybermonde : la politique du pire (Textuel, 2010). Mais qu'est-ce que le progrès, pour vous ?
Paul Virilio : Pour l'urbaniste que je suis, le progrès est lié à la notion de progression, c'est-à-dire de déplacement des personnes et des produits dans l'espace et le temps. Et à la vitesse de cette progression. Il ne s'agit pas simplement d'un progrès du bien-être, de l'éthique, ou de l'économie… Il a commencé avec le couple homme-cheval, et donné ces cavaliers que l'on appelait à Rome les Equites romani, comme plus tard au Moyen Age les chevaliers qui, pouvant se déplacer rapidement, l'emportaient sur les manants. Il s'est poursuivi avec l'invention du char de combat, comme celui de Ben Hur, la formule 1 de l'époque. Et par la suite, il y eut la diligence, le chemin de fer, les avions… A la vitesse métabolique de l'animal, ou à la vitesse éolienne des premiers navires, qui permirent les conquêtes et la création des premiers empires maritimes comme celui des Grecs, a succédé la vitesse de la machine.
"Le progrès, désormais, menace la vie"
Pour vous, qui vous qualifiez de " dromologue " (dromos signifie course, vitesse en grec), vitesse et politique sont intimement liées…
Oui, car la vitesse est la face cachée de la richesse. N'oublions pas que les premiers banquiers furent aussi des chevaliers ! Mais à partir de la révolution industrielle, elle est devenue pure propagande du progrès. Notez que le mot propagande est proche du mot propagation, et signifie une façon de " pro-mouvoir ", de faire la " promotion " de quelque chose. C'est justement cette propagande que je dénonce.
Mais qui pratique cette propagande ? Les scientifiques eux-mêmes ?
Je crois que l'on ne peut pas comprendre ce que je dis si l'on ne voit pas que la révolution industrielle a vu le passage de la science à la technoscience : les sciences sont devenues expérimentales. Les expériences ont permis de dire si les théories étaient exactes et ne relevaient pas de la pensée magique. Il est ainsi devenu possible de mettre en oeuvre des machines de plus en plus sophistiquées, jusqu'à tester la première bombe atomique dans le désert du Nouveau-Mexique en 1945. Mais rappelez-vous qu'après ce test de Los Alamos, le physicien et directeur du projet Manhattan, Robert Oppenheimer, a dit : " Peut-être avons-nous commis un péché scientifique. " Quand ils ont appuyé sur le bouton de la première bombe, ils ne savaient pas où allait s'arrêter la réaction en chaîne. Le progrès, désormais, menace la vie.
NÉOLOGISMES. L'oeuvre de Paul Virilio fourmille de néologismes qu'il forge ou emprunte pour mieux préciser sa pensée. Outre nanochronologie et dromologie, petit florilège du penseur de la vitesse.
ACCIDENT GÉNÉRAL. Cet accident n'est pas précisément situé, comme le déraillement d'un train, mais il intéresse immédiatement la totalité du monde. Exemple : un problème majeur sur Internet paralyserait bon nombre d'activités dans plusieurs pays.
ACCIDENT INTÉGRAL. Situation sans référence connue, c'est un accident qui concernerait tout le monde au même instant. Ainsi, l'accident d'Internet pourrait devenir total, voire intégral. Le krach boursier peut en donner une idée.
CHAOSMOSER. Formé sur le terme " chaosmose " (chaoscosmos), titre d'un livre du psychanalyste et philosophe Félix Guattari. Selon Virilio, nombre de systèmes pourraient ne pas exploser ni imploser mais " chaosmoser ".
GÉOCIDE. Calqué sur génocide, c'est " le crépuscule des lieux, l'épuisement des ressources de la géodiversité du globe ".
OUTRE-VILLE. L'urbanisation remet en cause la distinction entre sédentarité et nomadisme. Selon Virilio, le XXIe siècle verra apparaître l'outre-ville, " capitale des capitales " de la mondialisation.
MÉTÉOPOLITIQUE. " L'insécurité des territoires de l'ancienne géopolitique va de pair avec la météopolitique, où les menaces climatiques font que le ciel l'emporte désormais sur le sol et même sur le sous-sol épuisé, au bénéfice d'un hors-sol pour une humanité condamnée à la transhumance " (Virilio cite le chiffre d'un milliard de réfugiés en déshérence en 2050).
Quelles sont ces menaces aujourd'hui ?
La science expérimentale est menacée par sa réussite même. On en arrive même à l'impossibilité de l'expérimentation, ce qui peut être un échec considérable ! Vous avez vu que les explosions nucléaires se font désormais grâce à des simulations sur ordinateur, et qu'un accord récent entre la France et le Royaume-Uni pousse au partage des grands calculateurs pour l'étude des explosions du futur. Imaginez que demain, ce soit toutes les recherches que l'on étudie ainsi… C'est une énorme question posée aux scientifiques : s'agit-il encore de science, ou redevient-elle de la magie, de la numérologie ?
Vous avez ainsi émis des réserves sur les expérimentations du LHC, le grand collisionneur du Cern, car vous redoutez la création d'un " trou noir " (lire S. et A. n° 735, mai 2008). Vous croyez vraiment à un pareil danger ?
Je ne suis pas opposé au grand accélérateur du Cern. Ce qui m'inquiète, c'est qu'on nie la réalité scientifique du risque. Comme le disait la philosophe Hannah Arendt, le progrès et la catastrophe sont l'avers et le revers d'une même médaille : inventer le train, c'est inventer le déraillement ; inventer l'avion, c'est inventer le crash. Inventer le grand accélérateur, c'est inventer quoi ? On ne peut pas nier l'accident. De même, quand on recherche l'antimatière, on crée un risque bien supérieur à celui de l'accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Pourquoi refuse-t-on de l'admettre ? Pourquoi traiter ceux qui en parlent de " rigolos " ? Pourtant, les chercheurs du Cern assurent ne courir après aucune application… Je ne le conteste pas. Leur recherche me passionne. Je suis un amateur de science et de technique, j'ai lu Heisenberg, de Broglie, Einstein… Ce que je leur reproche, c'est de ne pas regarder, en même temps, les conséquences potentielles de leur travail. Cela vient du divorce entre philosophes et savants qui remonte selon moi à l'échec de la rencontre, dans les années 20, entre Bergson et Einstein. Or, on ne peut pas nier qu'inventer un objet ou une substance, c'est inventer sa catastrophe. Toute l'histoire pose cette question, c'est une évidence.
"Une recherche qui ne recherche pas sa catastrophe, ne recherche pas"
Vous préconisez donc une sorte de principe de précaution ?
Plus que ça, le principe de responsabilité ! La réussite du progrès, je ne la nie pas, au contraire, je la prends au sérieux. Et, la prenant au sérieux, je suis obligé de la prendre au tragique. Une recherche qui ne recherche pas sa catastrophe, ne recherche pas. Elle est une sorte de foi absolue dans le progrès. Les scientifiques ne doivent pas avancer sans analyser l'accident. L'écologie est là pour le prouver : ce n'est pas seulement après des siècles de consommation d'énergie fossile qu'il faut se poser la question de la pollution de l'environnement…
Est-ce pour cela que vous prônez la création d'une " université du désastre " ?
Oui, ce serait un lieu interdisciplinaire et transcivilisationnel. Son rôle ne serait pas de nier le progrès, mais de le désarmer de ses catastrophes, ou tout au moins poser la question de son désarmement. Pour aider à le comprendre, je rappelle l'histoire de Galilée dans mon ouvrage Le Futurisme de l'instant. Quand il regarde la Lune grâce à sa lunette inventée par les Hollandais, il se dépêche d'envoyer une lettre aux responsables de l'arsenal de Venise* pour leur faire comprendre qu'avec cet instrument, ils pourront voir venir l'ennemi de loin et ainsi préparer leurs canons, faire la guerre à distance en quelque sorte… Mon université serait un arsenal à l'envers, pour ne produire ni nouvelles armes, ni guerre de plus en plus totale. Retarder ou accélérer les possibilités de la technique, c'est la seule manière d'être d'avant-garde !
Vous mettez également en garde contre ce que vous appelez la " nanochronologie ". De quoi s'agit-il ?
Le XXe siècle a été marqué par la conquête de l'infiniment grand – conquête de l'air avec Mermoz ou Saint-Exupéry, conquête de l'espace avec Wernher von Braun, pionnier de l'astronautique, et enfin le débarquement sur la Lune… Au XXIe siècle, nous sommes passés à la conquête de l'infiniment petit du temps. Nous sommes désormais dans le culte de la vitesse-lumière. Nous sommes passés du progrès de la vitesse des transports au progrès de la vitesse des transmissions. Et là, un événement historique majeur se produit : le temps-machine se heurte à ce que j'appelle le " mur du temps humain ". Il est désormais infiniment plus bref que la durée qu'il nous faut pour raisonner. C'est " l'instantanéisme ". Or, nous ne pouvons pas accélérer au rythme de millions d'opérations, comme la machine. Nous sommes donc dans une situation d'échec du temps humain. On ne peut plus raisonner en dehors des logiciels et des algorithmes. Voyez la Bourse et comment le " flash trading " (lire aussi S. et A. n° 752, octobre 2009), les calculs et les cotations à haute fréquence ont fait sauter le système où les traders avaient encore une intelligence. Le 6 mai 2010, il s'est même produit un mini-krach à Wall Street dont on ne connaît toujours pas les causes. Il s'agit là, à mon avis, de ce que j'appelle le premier " accident intégral de connaissances ", et il concerne la connaissance financière. Les entreprises sont de plus en plus demandeuses de logiciels d'aide à la décision. Il leur faut désormais des outils de business analytiques pour prendre des décisions stratégiques. Elles ne peuvent plus se fier à la simple intuition des hommes…
BIBLIOTHÈQUE IDÉALE. "Dans mon enfance avant la guerre, je me plongeais dans le Journal de Mickey pour suivre les aventures de Guy L'Eclair (Flash Gordon), qui devait sauver la Terre ! Eclair, c'était bien dans l'époque de la Blitzkrieg et de la guerre que j'allais vivre à Nantes… Mais s'il est un anticipateur que j'aime tout particulièrement, c'est Kafka. J'aime toute son oeuvre, pas seulement les livres les plus connus comme Le Procès ou Le Château mais aussi sa correspondance. Chez lui, on trouve tout ce qui nous arrive aujourd'hui, que ce soit le procès Kerviel, ou celui d'Outreau où l'on a fini par voir le juge lui-même mis en procès à l'Assemblée nationale, le tout retransmis à la télévision. En tant qu'amateur de science – je trouve d'ailleurs que nos sociétés souffrent d'un terrifiant manque de culture scientifique et technique –, j'ai toujours apprécié Louis de Broglie, notamment son ouvrage Matière et Lumière. Grâce à la clarté de son écriture, il fait comprendre par la littérature ce qu'on ne comprend en principe qu'avec les mathématiques. D'un côté les chiffres, de l'autre la parole. Enfin, je ne peux pas ne pas citer Shakespeare. C'est mon philosophe préféré, avec saint Augustin, chez les chrétiens".
Cette accélération conduit également à des menaces de cyberguerre…
Nos sociétés vivent effectivement désormais, via l'informatique, dans la synchronisation des systèmes. La cyberguerre, c'est la possibilité de paralyser tous les synchronismes d'un pays, et nous y sommes déjà comme l'a montré l'attaque éclair de l'Estonie par la Russie en 2007. Il s'agissait là d'un simple crash-test. La vitesse devient la base de la stratégie.
"Je crois à la réflexion, pas au réflexe"
Curieusement, vous dites également que ce culte de la vitesse conduit à l'inertie et à l'enfermement. Pourquoi ?
Car c'est la fin de la géographie ! Après des milliers d'années de sédentarité, l'identité fait place à la traçabilité, à ce que j'appelle la " trajectographie " : grâce à l'informatique, aux portables, etc., nous sommes partout chez nous. Et nulle part. Cela nous entraîne dans une crise de réduction du monde qui devient trop petit, avec le risque d'une incarcération psychologique. Le monde devient une ville et chaque ville un quartier. C'est pourquoi nous avons créé un sixième continent, le cyberspace que l'on retrouve sur les écrans, dans les réseaux. Pour moi, il s'agit d'un " signe panique ". Il fonctionne comme une colonie virtuelle, une vie de substitution.
Y voyez-vous une nouvelle forme d'oppression pour l'homme ?
Oui, car je crois à la réflexion, pas au réflexe. Le temps " infra " qui n'a plus rien à voir avec le temps du responsable, de la raison, permet cette nouvelle sorte d'oppression. Selon moi, on ne peut pas comprendre les périodes totalitaires sans l'évolution des techniques. Pour Hitler et le nazisme, ce furent la radio et les chars de la guerre éclair, la Blitzkrieg, une période que j'ai bien connue enfant. Pour le fascisme italien, il s'agissait plutôt de la caméra et du cinéma de Cinecittà ; pour Staline, ce fut un peu tous les moyens. Aujourd'hui, le grand danger, c'est de passer de cette oppression totalitaire avec tyran, permise par tous ces moyens techniques, à une oppression totalitaire sans tyran. Une tyrannie globalitaire de l'instantanéité avec des techniques incapacitantes, selon le mot du philosophe André Gorz. Comme les machines-outils et les robots ont rendu obsolètes certains ouvriers, la logique du logiciel peut rendre les savants obsolètes. L'ordinateur exoflopique remplace l'intelligence du savant, du chercheur, du décideur…
Pourtant ces nouveaux réseaux ne favorisent-ils pas aussi la communication entre les hommes ?
Ou la possibilité d'un communisme des affects, qui est un autre genre de tyrannie ! Les techniques nouvelles sont des techniques de conditionnement. Synchroniser l'émotion de millions de gens au même moment est un conditionnement d'une puissance que seules les religions avaient. C'est ce qu'on appelle la communion des saints, pour les chrétiens, c'est-à-dire ressentir au même instant le même sentiment. C'est un événement d'un totalitarisme bien pire que le communisme des classes sociales. Le 11-septembre, ce fut ça. Et si Mao a refusé, en 1969, de laisser voir aux Chinois le débarquement sur la Lune, c'est parce qu'il était bien conscient que ce communisme des affects allait faire la promotion des Américains. Eh bien là, nous y sommes. Comme le dit l'historien roumain Marius Oprea, que je cite au deuxième chapitre de mon livre Le Grand Accélérateur, car je trouve sa phrase formidable : " Le communisme n'a pas disparu, il a été privatisé. "
Diriez-vous que vous êtes un prophète du malheur ?
Sûrement pas, je ne sais pas faire autre chose que d'alerter, je préfère donc le nom de révélationnaire !
* Vaste chantier naval, fondé en 1104, où étaient construits les navires qui ont fait la puissance de l'empire vénitien.
Commentaires
Merci de nous faire connaitre ce brillant philosophe!
Écrit par : roger | mardi, 09 octobre 2018
Les commentaires sont fermés.