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dimanche, 19 juin 2016

L’horreur absolue

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L’horreur absolue

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste
Ex: http://www.lesobservateurs.ch

L’horreur absolue, autrefois, c’était aller en enfer. Aujourd’hui, c’est mourir. Comme tout ce qui nous reste, dit-on, est une vie mortelle, la perdre est une chute finale.

L’ennui est que cette chute est inévitable et que nous le savons... sans le savoir, ou plutôt faisons tout pour ne pas le savoir. Nous vivons tous les jours dans l’ombre de cette horreur absolue, tout en prétendant que nous marchons sous un soleil au zénith. Il reste que, malgré ce déni, nous sommes inconsciemment terrifiés par l’ombre de cette mort qui nous attend.

Des individus terrifiés, ça plaît aux gouvernants. Des citoyens qui tremblent, c’est pas comme Spartacus, prêt à mourir pour la liberté. Comment pourrions-nous être prêts à mourir pour quoi que ce soit si la mort est une horreur absolue, une catastrophe finale ? De citoyens qui marchent dans l’ombre d’une mort que, par ailleurs, ils ne veulent pas voir, sont très dociles. Ils vont tout faire pour rester en vie. Raison pour laquelle, après le crash d’un Airbus A 320 à cause d’un pilote suicidaire, Merkel et Hollande se sont recueillis devant les restes de l’avion. Il faut rappeler au bon peuple ce qu’est l’horreur absolue pour qu’il tremble bien.

Si la mort est l’horreur absolue, il s’ensuit que vivre est le bonheur absolu. Peut-être même qu’en vivant pleinement, à cent à l’heure, on en oubliera qu’on va mourir. Et ça, c’est très efficace pour la promotion du consumérisme. S’acheter une voiture pour vivre à cent à l’heure, « vivre plus fort » comme dit une publicité Renault, puis s’acheter chips et chocolat pour gonfler jusqu’à un sentiment de plénitude existentielle et d’obésité, autant de gestes qui permettent d’oublier la mort. La présenter comme horreur absolue fait enfler les foules au seuil des supermarchés. Achetons vite des choses pour jouir de la vie et faire un mur qui nous empêchera de voir ce que nous ne voulons pas voir ! Marx a eu raison de parler du fétichisme de la marchandise, mais il n’a pas vu qu’il sert masquer la mort.

Aujourd’hui, il n’y a plus ni enfer, ni paradis, ni purgatoire. Ou plutôt, ces trois étapes dans le cheminement des âmes, n’ont plus lieu après la mort mais avant. Le purgatoire, c’est le jogging quotidien qui fait souffrir mais qui promet le paradis d’une santé mentale et physique parfaite. L’enfer, c’est être rejeté dans les ténèbres extérieures d’une vie pleine par la cigarette qui tue et pas seulement elle : addictions, chômage, handicaps, exclusion, autant de choses qui empêchent de participer au pur bonheur de la vie. L’autre jour, je vois dans la rue un jeune homme qui tentait de récolter des fonds pour les trisomiques. Je lui parle et m’énerve un peu. Je venais de passer par la Place des Nations avec une immense affiche vantant les mérites de Handicap International. Je m’énerve un peu car je me sens assailli de partout par des pratiques et des politiques visant à me convaincre quels que soient nos handicaps ou exclusions, nous faisons partie de la grande famille humaine et que c’est Noël tous les jours. Je suis accablé par un discours qui me dit que, dans le fond, il n’y a pas de différence entre moi et un cul de jatte, entre moi et les exclus, fussent-ils morts ! Parce que la mort, finalement, c’est l’ultime exclusion. Comme nous sommes censés lutter contre toutes les exclusions, notre combat est finalement contre la mort avec, au bout, la promesse d’une vie immortelle mais ici-bas. On accuse souvent la religion d’absurdité, mais la nôtre, dite laïque, l’est encore plus.

Dans mes cauchemars, je vois une main se tendre vers moi pour m’entraîner dans une grande sarabande aux couleurs arc-en-ciel.  N’allons-nous pas fusionner dans cette sarabande ? C’est possible, à moins que nous ne prenions soudainement conscience qu’elle est une danse macabre puisque nos virevoltes sur la scène du monde doivent inclure les morts.

N’empêche, si je refuse l’invitation à danser dans cette sarabande de squelettes, je passe pour un affreux. Or j’ai toujours envie de refuser. Déjà qu’on m’a expliqué, avec la théorie du genre, que je ne suis pas vraiment distinct d’une femme ! Et maintenant, on me balance tous les exclus dans les pattes ! Hystérique recherche de l’indifférenciation au terme de laquelle il n’y aura plus de frontières entre moi et les homosexuels, les bisexuels, les transgenres, voire les morts et les monstres comme le suggèrent de nombreux films ! Certains affirment que nous sommes des animaux - d’autres que l’homme est une saleté à la surface de la terre et qu’on pourrait aussi bien l’exterminer pour laisser vivre les baleines, les phoques et les tortues. L’heure de la fusion finale est proche. Le salut par sacrifice de soi coïncidant avec une immersion dans des concerts, macabres eux aussi, avec gigantesques écrans reproduisant les gesticulations d’un chanteur halluciné !

Je n’ai aucune animosité contre les exclus, j’éprouve même de la compassion, mais je n’ai pas vraiment envie de danser avec eux. Cela dit, je comprends pourquoi l’on veut nous faire danser tous ensemble. Si l’on déclare que notre vie mortelle est le seul moyen d’accéder au bonheur, il est inévitable que certains et même beaucoup se sentent exclus de ce bonheur. Il faut donc organiser de plus en plus de concerts. Non seulement avec des handicapés, mais aussi avec des dépressifs, des derniers de classe, des criminels qu’on aura réintégrés pour les faire danser ! Avec nos nouvelles messes célébrant l’immersion dans la vie, nous sommes sur le point d’être entraînés dans une extatique fusion universelle aux prémices de laquelle nous pouvons déjà goûter dans ce qu’on appelle maintenant les « fan zones ». Drogue, alcool et bras qui s’agitent en cadence au-dessus de la tête. Tout le monde est invité et tout le monde est content ou supposé l’être.

Dans la peinture occidentale, les danses macabres apparaissent vers la fin du Moyen Âge, à une époque où la mort est partout à cause des guerres et des épidémies. Qui se serait douté qu’elles apparaîtraient aussi lorsque la célébration de la vie serait partout ? Normal dans le fond, si le monde contient des horreurs absolues, il faut s’agiter autant qu’on peut avant qu’elles ne se produisent.

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00:02 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, mort, grande faucheuse, danse macabre | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook