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mercredi, 09 novembre 2011

« La zone euro vient de porter un coup terrible à Wall Street »

« La zone euro vient de porter un coup terrible à Wall Street »

Ex: http://fortune.fdesouche.com/

Grâce aux mesures prises mercredi [26 octobre 2011], la zone euro peut se replacer en acteur crédible d’une nouvelle donne économique mondiale. Selon Franck Biancheri, du Laboratoire européen d’anticipation politique, les partenariats vont se multiplier avec les pays du BRICS. Une redistribution qui effraie l’Amérique.

Le sommet de la zone euro de mercredi a-t-il accouché d’une Europe plus forte ?

A tous points de vue. L’Union européenne a démontré qu’elle entendait gérer la Grèce sur le long terme, car il est clair qu’un pays qui n’a pas de cadastre digne de ce nom ne peut se mettre à jour en moins de cinq ou dix ans.

Amener les créanciers, les banques qui avaient acheté de la dette grecque, à payer 50% de la note était une prouesse encore impensable il y a huit mois. Depuis un demi-siècle, ce type de créances était payé rubis sur l’ongle. C’est une rupture majeure. C’est un rafraîchissement gigantesque pour l’Europe, et une bonne chose pour la perception qu’elle a d’elle-même.

 

L’augmentation de 440 à 1000 milliards d’euros du Fonds européen de stabilité financière (FESF) serait donc la traduction d’une bonne gouvernance ?

L’Allemagne a eu une vision saine du fonctionnement du Fonds en évitant la vision « sarko-bancaire » qui voulait le lier à la Banque centrale européenne, comme les Etats-Unis l’ont fait en 2008, en donnant mission à la Fed de renflouer leurs banques. Ce piège aurait été dangereux pour la zone euro.

Malgré la décision de recapitaliser les banques, vous prédisez la disparition de 20% d’entre elles pour 2012 ?

C’est ce que j’appelle la décimation annoncée des banques au premier semestre 2012. Il faut l’entendre au sens romain du terme, c’est-à-dire une sur dix, mais je table sur la mort de 10% à 20% des banques occidentales. Elles sont trop nombreuses, et beaucoup plus faibles qu’elles veulent bien l’avouer. Les estimations faites par les experts financiers et les gouvernements sous-estiment l’impact de la crise sur ces établissements.

UBS figure parmi les établissements menacés…

Oui, de même que la Société Générale en France, ou Bank of America, énorme, poussive, qui peut s’effondrer d’un jour à l’autre. La plupart d’entre elles s’empêtrent dans des bilans mitigés, des procès à rallonges, et n’arrivent pas à abandonner des secteurs dangereux tels que la banque d’investissement. Le démantèlement de Dexia illustre bien ce processus, avec la création d’une banque spéciale pour solder les actifs pourris et un morcellement de ses activités.

On a beaucoup parlé du sauvetage de l’euro, comme s’il pouvait disparaître. Fantaisiste?

Evidemment. L’euro ne peut pas disparaître, ni demain ni dans quelques années. Même si la Grèce avait dû revenir à la drachme, cela aurait pris deux à trois ans pour remettre en place toute l’infrastructure monétaire. Alors imaginez à l’échelle de la zone euro. Par ailleurs, je rappelle que l’euro flotte toujours à environ 1,40 par rapport au dollar, ce qui n’est pas mal pour une monnaie déclarée moribonde depuis plusieurs années. Cette mort de l’euro est un pur fantasme.

D’où vient-il ?

Des grands médias et des grands acteurs économiques anglo-saxons. Le succès de l’euro va accélérer la perte d’influence de Wall Street et de la City de Londres sur les devises. La position dominante qu’ils occupent depuis deux cents ans arrive à son terme, et c’est pourquoi ils ont déclenché une guerre de communication inouïe contre la zone euro, en s’appuyant sur la crise grecque. Une crise, rappelons-le, avivée à son commencement par la banque Goldman Sachs. Le sommet de mercredi marque un coup d’arrêt pour cette propagande qui a frôlé l’hystérie collective.

La Chine propose une aide de 100 milliards d’euros, notamment pour le Fonds de stabilité. Dangereux ?

Au contraire. Elle n’est pas la seule d’ailleurs. La Russie, le Brésil sont aussi sur les rangs pour investir en Europe. Pourquoi faudrait-il avoir peur de la Chine ? Certaines voix crient au loup, alors que personne ne s’est inquiété de l’identité européenne lorsque, durant des décennies, ce rôle était joué par les Etats-Unis. Depuis le mois d’août, la Chine a mis un frein à l’achat de bons du Trésor américain. Comme d’autres pays, elle veut sortir du piège du monopole du dollar. Une Europe crédible et un euro qui sort renforcé de cette crise lui offrent cette solution.

Assiste-t-on à un basculement des alliances économiques ?

L’axe se déplace en effet, car le monde devient multipolaire. La zone euro, qui progresse vers cet « Euroland » dont nous avons besoin, est appelée à créer de nouvelles alliances avec la Chine, et d’une manière générale avec les pays émergents du BRICS. C’est ce qui effraie Wall Street et la City : que la Chine, désireuse de se diversifier, investisse davantage dans les « eurobonds », même si ce mot est tabou, que dans les bons du Trésor américain. Dans une optique écostratégique à moyen terme, l’accord trouvé à Bruxelles mercredi est un coup terrible porté à Wall Street.

Mais la Bourse de Wall Street est montée en flèche suite au sommet ?

C’est normal : depuis quelques jours, le dollar baisse face à l’euro, et quand il baisse, Wall Street monte. Ensuite, les opérateurs financiers croyaient dur comme fer au naufrage de l’euro, ils manifestent donc leur soulagement. On le sait, les Bourses ont une capacité d’anticipation égale à zéro.

Vous parlez d’« Euroland », mais n’est-ce pas une pure vue de l’esprit ?

Plus pour longtemps. C’est inéluctable. C’est l’image de la seringue : le liquide, c’est l’Europe, et le piston, la crise, qui la pousse vers la seule issue possible. Malheureusement, elle a pris du retard car les dirigeants aux commandes se sont révélés assez médiocres, sans aucune vision politique à long terme, spécialement Nicolas Sarkozy. De fait, les rôles historiques dévolus à la France, chargée de l’impulsion, et à l’Allemagne, responsable de la mise en œuvre, se sont évanouis. L’Allemagne s’est trouvée seule pour assumer les deux tâches, alors qu’elle n’a pas l’habitude d’être le leader politique de l’Europe.

Comment cette nouvelle Europe peut-elle se construire ?

2012 sera une année de crête, un point de bascule entre deux mondes, celui d’avant et celui de demain. Il faut recourir à de nouveaux outils pour décrypter, anticiper, agir et non plus réagir dans cette dislocation géopolitique mondiale. L’an prochain, il y aura des changements de leadership dans plusieurs pays, et on vient de voir que Silvio Berlusconi a quasi signé son arrêt de mort en appelant des élections anticipées pour ce printemps. Dorénavant, deux sommets de la zone euro seront organisés chaque année, et elle va se doter d’une nouvelle Constitution en 2013 ou 2014.

Celle de 2005 avait pourtant échoué…

Ce sera un texte plus simple et plus fondamental pour quelques grands axes de la zone euro. Le précédent, trop lourd, indigeste, parlait d’une Europe passée. La prochaine Constitution sera soumise à référendum, non plus pays par pays, mais lors d’un seul vote pour l’ensemble des pays de l’UE.

Comment les Etats-Unis vont-ils sortir de leur endettement ?

Pour l’heure, ils ne peuvent pas. Dès novembre, les calculs montreront que la dette a encore augmenté. Le déficit va s’accroître, ils sont dans une spirale descendante. C’est l’effondrement d’un système transatlantique, basé sur l’alliance et le leadership de Wall Street et de la City. Nous sommes à la fin d’un cycle historique, de ceux qui se déploient sur deux, trois ou quatre siècles. Les Etats-Unis ont perdu de leur puissance et de leur crédibilité sur le plan international. Et pour leurs affaires intérieures, ils ne sont plus seuls maîtres de leur destin. Les indignés de Wall Street, comme les gens du Tea Party, sont deux symptômes de la défiance des Américains envers le système en place, où démocrates et républicains sont déconnectés des citoyens. Je pronostique l’émergence d’une troisième force politique lors des élections au Congrès en 2012.

Le Matin (Suisse), 30 octobre 2011