Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 08 février 2007

L'itinéraire grec: des mythes à la désincarnation

Catherine SALVISBERG:

L'itinéraire grec: du réalisme des mythes à la désincarnation par les idées

Il est d'usage, dans notre culture, d'évoquer le mo-dèle grec comme celui de la sagesse, créant dans les esprits une Grèce d'image d'Epinal; les notions de sérénité, d'équilibre et d'harmonie viennent tout na-tu-rellement à l'esprit de celui qui s'abandonne à la nostalgie de notre grand passé. Pourquoi tout natu-rellement? Sans doute parce que cette Grèce est plus aisément perçue par nos schémas et nos cadres de pensée moderne, pen-sée ordonnée, soumise à la rai-son et à la lo-gique.

Pourtant cette Grèce, certes bien réelle, est celle que l'on pourrait appeler du "deuxième mou-vement", celle qui va poser des limites et aimer le "fini"; elle est devenue notre "Grèce-réfé-rence".

Un monde sur fond de feu, d'ivresse et d'extase...

Ces limites, elles les a posées sur un monde tout autre, celui que Nietzsche définira dans La Naissance de la Tragédie  comme celui du règne de Dionysos, un monde sur fond de feu, d'ivresse et d'extase. Ce monde, générateur de la vie de notre culture, nous est beaucoup plus fermé, beaucoup plus obscur que celui de l'époque classique; il voit naître et vivre des my-thes d'une fantastique puissance dont l'évocation ne manque pas d'exercer sur bon nombre d'entre nous une espèce de fascination; c'est pourquoi il ap-paraît utile d'étudier l'aptitude de notre pensée ac-tuelle à les intégrer, voire seulement à les percevoir. Se référer aux mythes signifie plonger dans la mé-moire histo-ri-que, dans la grande mémoire, celle qui porte la sour-ce, les racines, la matrice de notre pré-sent et donc de notre futur.

Les mythes qui dominent toute notre Antiquité euro-péenne et qui, sous des formes atténuées ou même dénaturées, survivent encore au début de notre ère, ces mythes nous sont-ils accessibles ou bien sont-ils comme ces cloches fêlées qui, sous leur apparence ma-térielle intacte, ne ren-dent plus que quelques sons dérisoires et faux, sans mesure ni avec leur bel aspect extérieur ni avec la puissance de vibration qu'elles por-taient en elles.

I. La pensée par les mythes

La tentative de connaissance des mythes par l'homme moderne n'est, comme toutes ses ap-proches, qu'in-tellectuelle. Notre pensée, malgré les tentatives des ro-mantiques du siècle dernier, ne peut plus faire ap-pel qu'à la raison pour comprendre: nous sommes de-venus infirmes. C'est bien autre chose qu'il nous faudrait pour percer les profondeurs d'une culture dont la vi-talité et la force ne peuvent se réduire à une analyse cartésienne, à une compréhension. Les my-thes dans lesquels s'exprimait cette pensée, notre pau-vre raison, si sèche, n'a été capable que de les concevoir comme symboles; selon les siècles, les idéo-logies, les modes, les écoles ou les disciplines, les mythes sont devenus l'expression d'un symbo-lisme qui n'est en fait que le reflet de concepts mo-dernes: certains y ont vu l'expression d'un incons-cient collectif; d'autres ont donné aux mythes une fonction so-ciale et des gens très sérieux ont même vu en eux des éléments de lutte des classes. Il faut donc aborder l'étude de la mythologie sans trop d'illusions et savoir que nous sommes à son égard comme le vi-siteur d'un musée qui est sé-paré de l'objet de son admiration par une vitre qui lui interdit tout contact.

Pour illustrer cette tentative, prenons l'exemple d'un mythe très révélateur, un mythe profon-dément enra-ciné dans la culture grecque tout au long de son évo-lution et qui, de surcroît, pré-sente l'intérêt d'être par-tiellement passé dans notre culture: le mythe d'He-ra-klès.

Le mythe d'Heraklès

D'origine purement grecque, et plus précisé-ment do-rienne d'après des sources aussi sé-rieuses que Walter Otto ou Wilamowitz, son culte se répand rapidement tout autour de la Mé-diterranée où il s'enrichit de dieux locaux qu'il absorbe. Il va devenir une person-nalité mythologique très complexe, et son évolution dans le temps est très révélatrice du double pro-blème qui nous préoccupe: la perception du mythe et l'évo-lution de la pensée.

Ce demi-dieu, né des amours de Zeus et d'Alcmène, une mortelle, sera tout au long de sa vie terrestre poursuivi par la haine de Héra, épouse trompée de Zeus. Il lui manquera tou-jours cette partie divine, cette "partie Héra" qui l'empêchera d'être totalement un dieu. Sa vie, jalonnée d'épreuves, est célèbre pour ses douze Travaux, mais elle est bien loin d'être exem-plaire. Ce héros a des faiblesses; il commet des crimes (il tue ses trois enfants), s'abandonne toute une année aux pieds d'Omphale, la reine de Lydie, mythe flou de l'incarnation du nom-bril (omphalos) du monde. Ce demi-dieu, tour à tour puissant, fou, protecteur des faibles, gué-risseur (il est parfois asso-cié à Asklepeios), criminel, est très représentatif de la mentalité grecque pour qui la part du bien et la part du mal sont intimement liées; l'époque moderne ne con-naît que des héros totalement bons, mais chez les Grecs, si l'on ampute le mal, c'est la vie que l'on sup-prime, car elle est un tout où ce qui est bon et ce qui est mauvais sont si imbri-qués qu'ils en sont in-dissociables et nécessaires l'un à l'autre. Pas un Grec ancien n'est gêné de rendre un culte à un héros qui, outre ses quali-tés, est un ivrogne, un débauché, un infanticide. La divinité n'est donc pas perçue comme dans notre civilisation présente, où elle n'est d'ail-leurs qu'un élément religieux, mais bien comme le lien entre le monde divin et le monde sensible dans lequel elle évolue de façon très familière.

Une tradition en fait aussi une divinité chto-nienne, c'est-à-dire qu'elle l'associe au séjour des morts; mais la terre, ce séjour des morts, est en même temps la terre féconde, porteuse de fruits et de moissons; là encore coexistent le bon et le mauvais, de même que la vie et la mort.

La rationalisme moderne ne peut saisir l'essence des mythes

Les mythes de cette période nous parviennent par la poésie épique, genre qui relève de l'art, de l'histoire et de la religion, mais aussi par la connaissance des cultes. Si, comme nous ve-nons de le voir, nous ne pénétrons pas les mythes et n'en avons qu'une connaissance exté-rieure, il en va de même pour les cultes qui, peut-être plus encore que les mythes, sont pas-sés de nos jours par le tamis du rationalisme et du fonctionnalisme. Pourtant, des penseurs, pour la plu-part allemands, ont vu et dénoncé notre incapacité. Après Hölderlin, Walter Otto sera le plus brillant pourfendeur des interprétations modernes. Il cite en exemple un très vieux rite de purification qui consis-tait à promener un ou deux hommes à travers la cité, puis à les tuer hors de celle-ci et à détruire complète-ment leurs cadavres; à la suite de cet exemple, Walter Otto (1) reproduit l'interprétation moderne type qui, tout naturellement, suppose la visée pratique du rite: "après avoir absorbé tous les miasmes de la Cité, il était tué et brûlé, exactement comme on essuie une table sale avec une éponge qu'on jette ensuite" (2). Et Otto de révéler "la dispro-portion entre l'acte lui-mê-me et l'intention qu'on lui prête". Cet exemple est ca-ractéristique de l'impasse dans laquelle nous nous trouvons à percer une pensée qui se manifeste au tra-vers de mythes et de rites, que nous ne sommes ca-pables de commenter qu'avec un vocabulaire soumis à la raison, à l'esprit de causalité, à l'esprit pratique, à notre esprit "terne et désenchanté".

Mais les Grecs vont lutter contre leur nature et se protéger du fond tragique de l'existence par le rideau apollinien, la sérénité. Cette Grèce, celle, nous dit Nietzsche, de l'équilibre entre le dionysiaque et l'apollinien, celle de la tragédie, garde ses mystères comme celle de la période dite archaïque. Elle est de courte durée, 80 ans environ, et brille d'un éclat tel qu'elle ne peut longtemps se survivre. Dans le même temps, la pensée va évoluer et amorcer un tournant qui se révèlera être une véritable cassure, une pensée que nous appréhenderons beaucoup mieux car elle a ouvert la voie à la pensée moderne.

II - La pensée par les idées

Si l'on connaît la place privilégiées que Nietzsche ac-corde à la musique par rapport aux autres arts, com-me émanant directement de la source, de l'instinct vital, on ne s'étonnera pas des violentes cri-tiques que le philosophe alle-mand proférera à l'égard de Socra-te, "l'homme qui ne sait pas chan-ter".

Socrate va privilégier la conscience et la lucidité par rapport à l'instinct. Il est l'homme non mystique; Nietzsche dira "l'homme théorique". En effet, Socrate, le premier, va se permettre d'envisager les my-thes, de les concevoir autre-ment que dans la pen-sée traditionnelle. Le mythe, de charnel et complexe, va pivoter vers la simplification et l'abstraction. Plus en-core, c'est l'amorce d'une rationalisation, d'une ex-plication. Dans le Phèdre de Platon, un dialogue en-tre Phèdre et Socrate est très révélateur de l'état d'esprit de ce dernier. Evoquant le mythe dans lequel Orythye est enlevée par Borée, Phèdre interroge: "Mais dis-moi, Socrate, crois-tu que cette aventure mythologique soit réelle-ment arrivée?". Et Socrate ré-pond: "Mais si j'en doutais, comme les sages, il n'y aurait pas lieu de s'en étonner". Socrate explique avec des ar-guments rationnels que le souffle de Borée (le vent) a occasionné la chute d'Orythye qui en est morte. Voilà peut-être le premier argument ra-tionnel destiné à se substituer à un élément my-thologique. On le voit ici, cette pensée est très moderne et très ac-cessible à notre compréhension. Socrate et Platon vont donc faire évoluer les mythes, et de la connaissance instinctive, on glisse à la connaissance ration-nelle. On n'accepte plus le sens mystique du monde qui va être dévoré par la logique.

Les mythes n'en sont pas pour autant abandon-nés: ils vont évoluer, à la fois dans la manière dont ils vont être perçus et dans leur forme propre.

Il est temps ici de reprendre le mythe d'Héraklès que nous avons laissé dans la première partie de cet ex-posé, dans toute la force et la puissance ambigües d'un être mi-divin, mi-humain, avec sa force surhu-maine, ses débauches et ses pas-sions démesurées. Après Sophocle qui, dans Les Trachiniennes,  en fait un être brutal et sans finesse, Héraklès ne va cesser d'évoluer vers un idéal. La période hellénistique le montrera comme une divinité civilisatrice dont les tra-vaux seront des épreuves d'utilité publique; il de-vient un bienfaiteur de l'humanité au service du bien. Les philosophes (cyniques et stoïciens) vont vanter le caractère hautement moral de l'acceptation volontaire des souffrances qui ja-lonnent sa vie: il accepte libre-ment le sacrifice; il se dévoue pour l'humanité. Son nom est invo-qué dans les situations difficiles et il de-vient un "sauveur". Très grec mais très populaire, il passera à Rome où, devenu Hercule, il subira la mê-me épuration qu'en Grèce. Cet Hercule idéa-lisé n'au-ra pas de mal à survivre partiellement dans le personnage d'un autre demi-dieu, puri-ficateur de la terre et sauveur du genre humain, le Christ (3).

La rationalisation est
le prélude de la moralisation

Toutefois le mythe purifié se désincarne de plus en plus et chemine vers l'idéalisation, l'abstraction. En s'éloignant du monde, les di-vinités, dieux et héros, deviennent des idées, des concepts, des absolus. Ce faisant, ils se moralisent et la moralisation nous ap-pa-raît comme l'inévitable corollaire de l'absolu. Pla-ton va rejeter le côté humain et refuser ce qu'il ap-pellera "des mensonges de poètes", et les dieux, peu à peu, se tiendront sagement sur l'Olympe, dans une vertu exemplaire invitant à l'imitation autant qu'à l'ennui.

En invoquant le monde des idées, Platon a ou-vert la porte à un monde où le Bien et le Mal se combattent: le mal est le monde de l'instinct, de l'irrationnel, symbolisé chez Platon par le che-val noir; le bien est le monde de la volonté, de la tempérance, symbolisé par le cheval blanc; les deux chevaux sont conduits par le cocher: la rai-son. Ce char symbolise l'âme humaine qui, on le voit, hiérarchise ses deux composantes. L'instinct dès lors ne cessera d'être méprisé, la raison glorifiée. Le mythe en mourra, ce magnifique lien que les hommes avaient tissé pour relier leurs dieux à la condition humaine, au monde sensible; ce lien est désormais rompu, à jamais sacrifié par quelques hommes fiers d'être moins naïfs, sur l'autel de ce que Hei-degger appelle avec bonheur "la pensée calcu-lante".

Il faut abandonner l'espoir de renouer avec les mythes fondateurs, sous leur forme originelle. Cette entreprise conduirait tout au plus à une folklorisation analogue à celle que nous voyons fleurir sur les pla-ces des villages, où, à l'instigation des syndicats d'ini-tiative, bourrées et sardanes alternent tristement avec les majo-rettes.

Pourtant nous savons que les civilisations sont mor-telles; la nôtre, parce qu'elle s'appuie sur la tech-nique, est plus fragile qu'une autre. Un jour, nous aurons besoin de nous souvenir, nous devrons faire appel à cette mémoire pro-fonde afin que, du chaos, resurgisse la vie qui naît de l'éternel retour. Les vieux mythes seront transformés, donneront naissance à d'autres, grâce à la bienveillance de celle à qui nous n'aurons jamais cessé de rendre un culte: Mnémo-syne, déesse de la mémoire et mère des Muses. Alors nous nous réapproprions la créa-tion, la poésie, que les hommes de notre sang n'auraient jamais dû dé-laisser, abandonnant aux peuples qui n'ont jamais pu créer, les méfaits d'une raison spéculative qui ne nous a que trop contaminés. Avec la force des dé-buts, nous for-gerons de nouveaux mythes pour de nou-veaux printemps.

Catherine SALVISBERG.
 

06:05 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Les commentaires sont fermés.