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dimanche, 08 avril 2007

Guy Debord intime...

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Guy Debord intime...

 

 

 

 

Il n'est guère étonnant de voir un hebdomadaire comme L'événement du jeudi se montrer fielleux à la sortie de Panégyrique II en éructant contre un fait dont nous nous doutions depuis quelque temps: les situationnistes connaissent une vogue dans le monde de l'édition qu'ils n'avaient jamais connu auparavant y compris dans le milieu journalistique le plus conformiste. En dépit du caractère ultra-contestataire de leur travaux qui, normalement, aurait dû titiller ces journalistes prêts à bouleverser, en paroles du moins, tous les tabous...

 

 

 

Mais au-delà du nihilisme imputé à cette pensée, ce qui inquiète justement les idéologues apologistes de notre beau monde, c'est que le vide sidéral qu'ils laissent derrière eux pourraient cette fois-ci ouvrir un boulevard à ce que dans leur jargon convenu on appelle “le fascisme”.

 

 

 

Ses adversaires ont aussi souvent reproché à Guy Debord, les côtés froids et sec de son œuvre. Mais ne lui reproche-t-on pas au fond de ne s' être jamais renié et d'être resté d'une extraordinaire cohérence par rapport à ses idées. Pourquoi ne pas le reconnaître? Guy Debord avec sa critique centrale du système gênait: hérétique parmi les hérétiques, il a toujours rejeté cette “société du spectacle” dont il s'est fait le contempteur numéro un. Elle aurait bien aimé pourtant le présenter dans la fosse au lion mass-médiatique comme un phénomène spectaculaire et démontrer ainsi qu'elle pratiquait la démocratie jusqu' au bout, en lui laissant la portion congrue tout en présentant cet adversaire irréductible comme un vrai méchant comme savent si bien diaboliser tous ceux qui battent l'estrade de la scène. Guy Debord n'a jamais succombé à l'appel de ces sirènes perverses. Il n'est pas mort malheureux: c'est ce que laissent penser ses derniers écrits ou l'on sent bien la délectation qu'il éprouve en constatant la chute lente mais inéluctable de cette cité d'illusion qui sombre dans la décadence, la confusion et le chaos: «Toute ma vie je n'ai vu que des temps troublés, d'extrêmes déchirements dans la société, et d'immenses destructions; j'ai pris part à ces troubles»,  annonce-t-il. Ainsi par ces petits ouvrages, Debord a pu nous quitter en laissant une œuvre parfaitement achevée: il explique qui il est(Panégyrique I et II), répond à ses détracteurs (Cette mauvaise répulation... et Considérations sur l'assassinat de (J .Lebovici)), toujours dans ce style à nul autre pareil, caractérisé selon Roger-Pol Droit par des formules effilées comme un scalpel, à une prose froide, d'une dureté exemplaire. Celui-ci ajoute d'ailleurs que: «Vingt ans après, le diagnostic qui a fait sa renommée et assuré son influence —considérable en certains milieux— paraît largement confirmé par les faits».

 

 

 

Comme Guy Debord méprisait la presse, ne donnait jamais d'interview, ne passait aucune notice biographique, ni bien entendu de photos sur la couverture de ses livres, des rumeurs diverses et nombreuses se sont répandues sur sa personne. Ces quatre ouvrages s'emploient à rétablir la vérité.

 

 

 

Si toute son œuvre est d'un extrême intérêt, c'est avant tout à sa très grande lucidité qu'elle le doit: ainsi dit-il et nous le croyons sans peine: «Je n'ai jamais cru aux valeurs reçues par mes contemporains, et voilà qu'aujourd'hui personne n'en connaît plus aucune».

 

 

 

Critique des critiques abondantes qui lui ont été adressées suite à l'assassinat de G. Lebovici, Guy Debord a ainsi décidé de répondre à des organes aussi divers et variés que Le Journal du Dimanche, Le Nouvel Observateur, France Soir, Le Provençal, Globe, Le Soir, Le Matin, Le Monde, Libération, Minute, Présent, Le Point, Le Quotidien de Paris  ou VSD.

 

 

 

Il est d' ailleurs assez amusant que la plupart des auteurs de ces critiques sont d'anciens soixante-huitards recentrés dans cette clef de voûte de la société de consommation: c'est justement les média, transformés en vaste spectacle qui vont utiliser la discrétion de Debord pour monter une kabbale contre lui et le mettre en accusation, faisant comme ils le font si souvent, leurs choux gras de rumeurs exploitées au service du sensationnalisme. La fin de sa vie aura donc été marquée par l'assassinat le 5 mars 1984 de son éditeur et ami Gérard Lebovici qui l'avait édité et avait racheté une salle de cinéma du Quartier Latin pour n'y projeter que ses œuvres. En dehors d'une immense majorité d'ouvrages largement présentables, Lebovici, outre Debord, avait, pour asseoir carrément sa mauvaise réputation, édité également L'instinct de mort  de Jacques Mesrine.

 

 

 

La fantasmagorie du moment établit alors que G. Debord entretient des liens  —ouh le méchant!— avec les milieux terroristes d'extrême-gauche (Action Directe en France, Brigades Rouges en Italie, Bande à Baader en Allemagne). Il s'est dès lors répandu la rumeur qu'il avait disparu après 1968, entre autre pour faire parler les bombes, un peu le même genre d'élucubrations que pour Jacques Vergès, à propos de la période dite “cambodgienne” de celui-ci. Comme tous les gens indépendants et qui n'appartiennent à aucune coterie, il sera accusé par les journaux de gauche d'être payé par la CIA, mais aussi  —on n'est pas à une contradiction près—  par les Soviétiques dans les journaux de droite, stratégies classiques pour discréditer les ennemis du système. Par exemple, aujourd'hui, on peut laisser entendre que les Ligues (dont la Ligue savoisienne et la mouvance padanienne de Bossi) sont payées par la Deutsche Bank (Donnerwetter, il fallait y penser!), la CIA, les mondialistes conspirateurs de Wall Street, pour affaiblir le pauvre nationalisme hexagonal qui veut tant de bien à ses administrés... Les diffamateurs ne pensent pas que leurs interlocuteurs peuvent simplement adhérer à ces mouvements identitaires, parce que le sentiment identitaire existe à l'état brut et que c'est le plus naturellement du monde que Savoisiens et Padaniens épousent les thèses fédéralistes. Quant au situationnisme, il traduisait tout bonnement la dérision qu'éprouvaient les gens à vivre dans la société gaullienne de l'époque, où l'on prenait assez souvent les Français pour des écoliers un peu simplets à qui il ne convenait pas de dire toutes les vérités.

 

 

 

Les vraies raisons de son ostracisation, Debord nous les expose car ce qu'il pensait a toujours été exposé au grand jour dans la plus grande transparence d'autant qu'il n'a jamais employé de pseudonymes. Mais ce qu'on lui reproche, c'est d'être resté fidèle à son choix de refuser cette société, ses célébrités, son spectacle du mensonge et donc aussi à la clandestinité où on 1'a rejeté et ce que 1'on veut confondre bien entendu avec de la clandestinité politique.

 

 

 

A la fin de sa vie son l'œuvre est close. Il a dit ce qu'il avait à dire, il le sait et son personnage désormais légendaire, semble-t-il pour longtemps, est forgé. Il veut que tout soit parfaitement clair par rapport à son œuvre et tient à mettre absolument les choses au point. Le but que s'était fixé l'Internationale Situationniste: ridiculiser la société gaulliste de l'époque a été atteint en donnant naissance au mouvement de mai 1968. En contrepartie, il sera, bien entendu, qualifié de tous les noms: Maître à penser, nihiliste, pseudo-philosophe, pape, solitaire, mentor, magnétiseur, pantin sanglant, fanatique de lui-même, diable, éminence grise, âme damnée, professeur ès-radicalisme, gourou, révolutionnaire de bazar, agent de subversion et de déstabilisation au service de l'impérialisme soviétique, Méphisto de pacotille, nuisible extravagant, fumeux, énigmatique, mauvais ange, idéologue, mystérieux, sadique fou, cynique total, lie de la non-pensée, envoûteur, redoutable déstabilisateur, enragé, théoricien. Certes tout n'est pas parfait dans le monde de l'après-gaullisme mais Debord était bien trop lucide pour croire en un changement de la nature humaine par la création de conseils ouvriers ou autres balivernes, en un mot, il prône un doute radical par rapport à quiconque se prononce pour une quelconque évolution de l'espèce humaine.

 

 

 

Il restera toujours aussi critique avant qu'après mai 1968, ne manquant jamais de dénoncer toutes les tares qui subsistent et même se multiplient avec toutes ses nuisances et ses miroirs aux alouettes, comme par exemple cette phrase qui veut dire beaucoup de choses comme c'est si souvent le cas chez Debord: «Il est vrai que je n'ai pas été souvent porté à expérimenter la “nouvelle cuisine” où quelque poivre vert essaie de couvrir le goût de l'élevage chimique des bestiaux, ni les dames aux voix factices qui font dans des termes risiblement similaires l'éloge des bonheurs-du jour».

 

 

 

Il est cependant un passage étonnant dans son Panégyrique:  oui, Debord a aimé quand même beaucoup de choses qu'il faut aimer en ce bas monde, je dirai même l'essentiel: il a aimé l'Auvergne, la nature, le bruissement du vent dans les branches, les orages, la voie lactée, la neige avec ses congères, les bûches qui crépitent dans l'âtre d'une maison de campagne isolée, c'est un Debord écologiste, panthéiste et romantique, sorte de Chateaubriand de l'Auvergne, Bellevue-la-Montagne étant son Combourg et qui montre indubitablement que le concept de patrie charnelle, même pour quelqu'un d'apparemment aussi parisien, n'est pas un vain mot mais au contraire un enchantement pour celui qui a toujours cultivé le scepticisme et qu'ici, pour la première fois, se laisse aller. Il faut avoir lu ces quatre pages, véritable hymne à la Haute-Loire, passage inattendu et sublime qui mériterait de prendre immédiatement place dans n'importe quelle anthologie de la littérature panthéiste.

 

 

 

Avant d'en finir, Debord avait sélectionné une série de photo de son album personnel agrémenté de citations. Il parait aujourd'hui chez Fayard. Il avait indiqué par une note à l'éditeur comment il devait être précisément composé. Le troisième tome ainsi que les suivants restés à l'état de manuscrit furent brûlés dans la nuit du 30 novembre 1994, jour de sa mort, selon sa volonté. Le 9 janvier 1995, Guy Debord, son art et son temps  est diffusé sur Canal+. Par une lettre datée du 14 novembre 1994, le directeur de la chaîne avait été autorisé à programmer “une soirée Guy Debord, quand vous voudrez dans le mois de janvier 1995”. Fidèle à sa parole, Guy Debord, lui, n'y était pas. Le 30 novembre, il réalise un dernier Potlatch, sa mort eut ceci d'admirable qu'elle ne peut passer pour accidentelle, en se suicidant.

 

 

 

Le but de cet ouvrage posthume est donc seulement de montrer quelle était l'apparence de l'auteur à différents âges et quels genres de visage l'ont toujours entouré (Alice Beckerho, sa compagne, le peintre Asger Jorn, etc...), quels lieux il a habités, et aussi la photographie de certains slogans graphités ça et là et qui ont fait date comme celui de 1953 “Ne travaillez jamais” ou “L'humanité ne sera heureuse que lorsque le dernier des bureaucrates aura été pendu avec les tripes du dernier des capitalistes”, sur les murs de la Sorbonne en mai 1968. Oui, décidément, ces slogans ont eu une postérité incroyable encore aujourd'hui. Et son inspirateur se dévoile, son œuvre définitivement achevée.

 

 

 

Quant à l'étiquette, elle-même, de situationniste qui a collé à Debord, celui-ci en pense en 1983 exactement la même chose qu'en 1960, dans le numéro 4 de la revue Internationale Situationniste: «Il n'y a pas de “Situationnisme”. Je ne suis moi-même situationniste que du fait de ma participation, en ce moment et dans certaines conditions, à une communauté pratiquement groupée en vue d'une tache, qu'elle saura ou ne saura pas faire». Et en 1983, il livre sa réflexion en ajoutant: «Je pense depuis 1968 que, pour l' essentiel, elle a su».Nous pourrions ajouter que c'est à nous maintenant de savoir faire une nouvelle révolution. Au prix de l'exil (mais il eut«les plaisirs de l'exil comme d'autres ont les peines de la soumission»),  Debord dresse un bilan très positif de sa vie car:  «Il est beau d'avoir contribué à mettre en faillite le monde. Quel autre succès méritions-nous?»

 

 

 

Aujourd' hui, ceux qui font semblant de croire à cette société du spectacle et y collaborent activement ont, bien sûr, lu ses livres. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, nous avons pu voir le soir de la mort de l'auteur, en commençant son journal télévisé, Patrick Poivre-d'Arvor annoncer ce qui venait de se passer et citer la traditionnelle phrase de conclusion des auteurs issus du siècle d'or en lisant cette dernière phrase de Panégyrique:  «Ici 1'auteur arrête son histoire véritable. Pardonnez lui ses fautes». Debord, pour une toute demière fois, sera fidèle à ses écrits; c'est ce qui s'appelle réaliser la quadrature du cercle.

 

 

 

Pascal GARNIER.

 

 

 

Bibliographie:

 

Guy DEBORD, "Cette mauvaise réputation...",  Gallimard, 1993,128 p., 76 FF.

 

Panégyrique, tome premier, Gallimard, 1993, 85 p., 57 FF.

 

Panégyrique, tome second, Fayard,1997, 85 p., 85 FF.

 

Considérations sur l'assassinat de Gérard Lebovici, 1993, 91 p., 62 FF.

 

 

 

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