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dimanche, 15 juillet 2007

Géophilosophie de l'Europe

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Géophilosophie de l'Europe

 

par Jure Vujic

 

L'ouvrage de Massimo Cacciari, Géophilosophie de l'Europe, traduit de l'italien en croate par Dubravka Rismondo-Zoric et Mate Zoric dans le cadre des éditions CERES (déesse de la fertilité et de la civilisation) constitue à coup sûr une contribu­tion enrichissante et de taille aux thèses géophilosophiques, connues des lecteurs de Gilles Deleuze, Otto Pöggeler, Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy, François Makowski et des philosophes italiens Luisa Bonesio, Alessandro Marcerano, Caterina Resta et Vicenzo Vittelio.

Le thème de l'ouvrage présenté par l'auteur au travers d'une démarche “transversale et rhizomique”, selon la conception de Deleuze, s'inscrit indubitablement dans le cadre du débat controversé sur l'affirmation des identités locales et “plurales” sur et la nécessité de l'unification européenne dont les philosophes Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy et Otto Pöggeler ont été les vaillants instigateurs. Cacciari part du constat qu'à l'heure où l'Europe est parvenue virtuellement à une unité, sur les plans politique et économique, de nouveaux conflits, des forces centrifuges ainsi que des oppositions théoriques, idéolo­giques et pratiques voient le jour et témoignent d'une certaine crise contemporaine de l'idée même de l'unité européenne.

Cacciari rejoint les filons de la pensée nietzschéenne, laquelle n'a cessé d'affirmer que l'Europe était gravement malade et, du reste, d'une maladie incurable. En cela Nietzsche fût le précurseur traumaturgique du nihilisme européen dont les mé­faits sont largement répandus sur notre continent au travers de la globalisation idéologique, de la schématisation de la pen­sée, de la mondialisation politico-économique et du cosmopolitisme culturel. Dressant un tableau synoptique des cultures et des vagues civilisationnelles ayant marquées l'histoire européenne, Cacciari estime que l'Europe, depuis la plus haute anti­quité, depuis les guerres puniques et depuis l'Asie ionnienne, porte en elle les germes de l'instabilité et les stigmates de l'insécurité dans son rapport avec son propre destin.

Selon Cacciari, depuis sa naissance et dans l'esprit hellénique le plus pur, l'évolution du continent européen s'est faite de façon conflictuelle, au travers d'une série de divisions philosophiques, religieuses, politiques, économiques et territoriales. La volonté de réduire le degré conflictuel des forces antagonistes en les réconciliant et en les harmonisant a provoqué à contre-courant le déferlement des puissances destructrices qui résultent de l'intériorité européenne. A travers une dé­marche dichotomique, Cacciari analyse, dans une perspective pan-européenne, les binomes, les bipolarités de la guerre et de la paix, de la mer et de la terre, de l'Est et de l'Ouest, du droit et du déracinement. Imprégné de la pensée de Machiavel, de Carl Schmitt, de Platon, de Saint-Augustin, de Nicolas de Cues, de Simone Weil et de Martin Heidegger, l'auteur se livre à un dialogue érudit entre la sagesse antique-tragique gréco-romaine et le réalisme politique des temps modernes.

C'est ainsi que Cacciari nous restitue à travers les luttes qu'a connues l'Europe depuis la guerre contre les Perses et contre l'Asie ionnienne, le sens antique de la notion hellénique de l'Agon Eskhatos. S'inspirant de l'idée de “Mythos”, exposée dans le Phèdre de Platon, il nous rappelle que la paideia grecque constitue l'Agon, la lutte entre forces opposées dans le cadre d'une structure unitaire et harmonieuse de l'âme. L'Agon, de par sa nature, tend à unifier, harmoniser. Chaque lutte consti­tue substantiellement un effort vers l'unité, un conatus vers l'harmonie; chaque lutte, chaque combat commence avec l'espérance de vaincre, mais triompher signifie aussi “rappeler”, convertir et unifier l'ennemi à soi. C'est pourquoi les luttes et les conflits n'ont de véritable signification que dans la mesure où elles s'orientent vers la création et la découverte d'une certaine unité et d'une harmonie.

 

Cacciari analyse les divergentes conceptions structuralistes de la Cité chez Platon et Aristote. Selon Aristote, la politeia de Platon reste utopique et donc irréalisable car elle porterait en elle la perfectibilité de l'unité, ce qui est impossible. Au con­traire, selon Aristote, la Polis  est, de par sa nature, plurielle et différentielle. La Polis, la Cité, ne constitue pas la réunion d'éléments identiques, mais, au contraire, repose sur la diversité de ses composantes, qu'il convient de sauvegarder. Mais, selon Cacciari, les analyses platoniciennes de la Polis, du droit et de l'État restent étonnement ac­tuelles et réalistes. Selon Platon, les États sains formaient des entités dans lesquelles vivaient en parfaite harmonie les hommes sous la conduite bienveillante des dieux. Les dieux assuraient à chacun la fertilité et la descendance (genos), la paix (eirénè) et la piété (pietas/aidos), de bonnes lois (eunomia) et la justice (aphthonia dikes).

 

La sagesse des dieux enseignait qu'aucun être humain n'était capable d'administrer avec un pouvoir illimité l'ensemble des affaires humaines sans tomber dans l'écueil de l'orgueil (hybris)  et de l'injustice. Dans les temps où les dieux assuraient la conduite des affaires humaines, il n'y avait pas de place pour le polemos et la guerre (stasis). C'était le règne de la paix in­finie, eirénè. Mais cet Etat sain excluait la notion de Polis  puisqu'il régissait organiquement la cohabitation de familles qui n'étaient pas sous l'impulsion de la croissance et de la volonté de puissance qui sont au cœur de la notion de Polis. La Politeia, la structure de la Polis s'impose comme une problématique incontournable depuis que les hommes ont cessé d'obéir aux préceptes sacrés et divins et depuis qu'ils ont abandonné la santé et l'harmonie divine. La Polis qu'il convient de structurer est, de par sa nature, guerrière, et ses défenseurs seront nécessairement des guerriers.

 

Toute la construction conceptuelle grecque et platonicienne du Roi-philosophe repose sur l'idée que la Polis  intègre en soi l'état de guerre permanent. Le philosophe-roi platonicien est en même temps polemikos dans la mesure où il devra former et structurer la Polis. Au contraire, la guerre civile, la stasis, détruit la Polis et constitue une négation de l'idée politique au sens éthique et aristotélicien. La philosophie pratique, de même que celle d'Aristote, accepte la pensée platonicienne en vertu de laquelle la guerre civile constitue la destruction et la fin de la Polis.  Plus tard, les héritiers authentiques de cette pensée platonicienne, comme Machiavel et Marx, accepteront et intégreront dialectiquement, dans la théorie et dans la pra­tique, la guerre civile comme source de toute décision et de toute constitution politique.

 

Dans cette perspective, Cacciari dénonce les effets dévastateurs et pernicieux des stasis, des divisions idéologiques qui ont sapé les bases de l'unité organique et hiérarchique de la Polis  européenne. S'inspirant des thèses géopolitiques et politico-juridiques de Carl Schmitt, fondées sur l'opposition terre-mer, de l'antagonisme entre, d'une part, les forces thalassocra­tiques anglo-saxonnes apatrides et niveleuses et, d'autre part, les forces continentales européennes, Cacciari nous rappelle que, contrairement à la conception aristocratique européenne du politique et de l'Etat, les thalassocraties imposent les formes politiques démocratiques et annoncent l'avénement du règne de la quantité. Selon la constitution athénienne, la pri­mauté sur les mers exige que le commandement revienne au peuple (demos)  qui met en mouvement les bâteaux. Il s'agit pour Cacciari du démon de la tekhne nautiké,  du règne des pirates colonisateurs qui reculent indéfiniment les murailles de leur propre terre, et qui, en conséquence, ne sont pas liés organiquement et charnellement à une terre véritable et ne possè­dent pas d'enracinement tellurique.

 

Cette engeance thalassocratique naît déracinée et a une vocation quasi inéluctable à déraciner. Selon Cacciari, les thalas­socraties anglo-saxonnes transportent au-delà des océans la destinée européenne de la primauté sur les mers. Cette gran­diose translatio imperii  qui est au cœur du rapport entre la puissance et la mer, de la mer et de la guerre, a déjà bien été élucidée par Hegel dans son statu nascendio. Le nouveau monde, l'Amérique, auquel ont songé tous les marins et les navi­gateurs, est dénué de tout ancrage et de stabilité spatiale; il constitue une chimère à laquelle encore aujourd'hui bien des gé­nérations continuent à croire. Ces thalassocraties anglo-saxones personifiées en l'Amérique et l'Angleterre nous font dé­couvrir une nouvelle forme de bestialité barbare qui détruit toute forme d'ethos et d'oikos. Pour Hegel, l'Amérique consti­tuera une sorte de rajeunissement barbare de l'ancien monde hérmétique et tellurique, renfermé sur lui-même. Mais pour Cacciari, les thalassocraties ne triompheront pas dans la mesure où il place la terre au même niveau. La primauté du pou­voir reviendra à celui qui gouvernera d'en haut sur “les antiques demeures”. Le survol métaphorique de la mer devra deve­nir une réalité tangible.

 

Pour Cacciari, le “gai savoir” de Nietzche témoigne de la même destruction de la terre, de l'identique déracinement de l'ethos et du nomos. La prolifération de l'esprit moderne vers l'ouest et les Etats-Unis représente l'avénement de ce qu'Ernst Jünger définissait par le terme de Mobilmachung  et de ce que Nietzsche dénommait moderne Unseuche  et de ce qu'il qualifiait dans son livre Humain trop humain par l'abandon moderne de la serénité. Les différences raciales, les genius loci, les diverses identités sociales et les groupements “pluraux” seront dépassés et nivelés par l'indifférenciation, calque de la surface aquatique (aequon). Sur cette même surface se développe une vie nomade de laquelle surgira une nouvelle race metissée, insatiablement tournée vers les choses matérielles, toujours prêtes à partir, sujette à des contingences “à court terme” et sans foi (àpistos demos).

 

Pour Nietzsche, l'esprit nihiliste moderne et la maladie incurable de l'Europe résulte d'une massification prolifique, laquelle déracine et dénature les coutumes traditionnelles, abolit les frontières entre les peuples et impose l'indifférenciation du temps et de l'espace. Sous la férule du sacro-saint principe démocratique, féru d'innovation et d'expérimentation, se con­firme la liberté individuelle contraire à toute forme de sodalitas. Cacciari constate que, de la volonté de puissance politique qui ne tolère pas les frontières continentales, découle le processus de démocratisation. Et ce même processus porte en lui les germes de la décomposition de toute forme politique saine, au sens où les incarne le zoon politikon  aristotélicien. Ce processus exige une croissance permanente des revendications et des espérances multiples et promeut le nomadisme culturel et existentiel; il garantit en même temps la propriété paisible des biens matériels et l'indépendance égoïste et indi­vidualiste.

 

L'action et le fait historique sont érigés en idole et la praxis prend la place de l'homme (cette idôlatrie porte le nom moderne d'athéisme). L'Europe est au crépuscule de ses valeurs, de leur déracinement et de leur profanation, mais elle est aussi l'Ouest qui porte en lui le crépuscule de l'énergie intérieure qui se traduisait au travers des valeurs ancestrales comme un positum, une volonté intrinsèque. L'Ouest agonal des valeurs se confond avec le déclin de sa volonté de puissance et de primauté. Mais Cacciari, dans sa logique transversale, va transformer ce triste constat de la déliquescence européenne, qu'il traduit par la maladie héroïque de la volonté de primauté, en une figure tragicomique.

 

En effet, il nous rappelle que l'homme européen, hybride dans cet aspect morbide, s'est illustré à travers les comédies d'Aristophane et dans les moqueries de ce dernier vis-à-vis du monde. Avec un tel esprit de dérision, et un tel sens de l'humour, Nietzsche illustrera le discours de Zarathoustra aux guerriers (Ainsi parlait Zarathoustra,  I, de la guerre et des guerriers ) par l'aphorisme: l'homme est quelque chose qui doit être dépassé. Accepter et supporter le poids de ce lo­gos grave et pesant ne peut se faire sans l'appui de l'eironeia  grecque. Cacciari relie le dionysisme et la gravité d'un esprit libre en l'illustrant par la parabole nietzschéenne: «J'ai proclamé saint le rire, apprenez à vous rire de moi»; Mais ne rit véritablement que celui qui rit de soi-même. Cacciari nous renvoie à l'image du héros qui marque depuis des siècles l'inconscient collectif indo-européen, lequel est le créateur d'un espace métadimensionnel de l'homme.

 

Dans l'Etat de Platon, le philosophe-défenseur se devra de réconcilier en lui-même l'image du héros Minos avec l'image du héros guerrier, l'Aidos du sage et la brutalité et le courage du guerrier. Celui qui agit en qualité d'authentique guerrier maître de son destin se distingue du giron des coutumes et des habitudes, possédant son propre ethos  sur le fondement duquel se forme la sodalitas,  la fraternité du héros. S'inspirant de la pensée eschatologique chrétienne et sur le Bhagavd-gita indien, Cacciari nous renvoie à l'enseignement de Simone Weil, selon lequel toute force brutale et puissance destructrice est vouée à un phénomène d'implosion. Pour anéantir la force à l'état brut, il ne s'agit pas seulement d'aimer son ennemi mais encore de choisir son ennemi pour pouvoir l'aimer. Pourra seul se libérer de l'état de violence, la guerre dont l'âme s'efforcera de se sacrifier et de se nier, de se purifier de l'idée de chute.

 

Cacciari nous trace l'anatomie de l'univers nihiliste européen à travers les écrits de Nietzsche, l'idée de nomos  chez Carl Schmitt, le Nietzsche de Heidegger, de L'étoile de la rédemption de Rosenzweig. L'interrogation reste toujours d'actualité: mais d'où nous vient cet invité qui nous perturbe plus qu'aucun autre? (Dieser unheimlichste aller Gäste?  de Nietzsche): de l'époque tragique que traverse l'Europe avec l'affirmation absolue du nihilisme. Cacciari se rapporte aux thèses de Carl Schmitt, fervant défenseur du ius publicum europeaum  que la logique du nihilisme a toujours tendu à effacer. Le nomos et la historia de Schmitt se fondent sur la découverte et la connaissance des antinomies qui générent le nomos  européen de­puis ses débuts.

 

La décadence du nomos  européen traverse plusieurs phases successives: en définissant le rapport fondamental entre 1a notion d'ordre et de racine (Ordnung et Ortung),  la crise prendra de l'ampleur à l'époque globalisante actuelle, en incluant les quelques résidus du ius gentium,  et en produisant des groupements désordonnés et non normativisés (ein strukturloses Chaos),  un phénomène inflationniste d'accords contradictoires, éphémères, qui constituent l'actuel droit international. Dans le cadre de la seconde phase: dans la mesure où la notion de nomos  veut dire étymologiquement le partage (némein) d'un territoire, lequel est préalablement conquis, la transformation des rapports entre les faits d'ordre et d'espace devra se ré­soudre sous la forme d'une guerre. Comme le nomos, la guerre elle-même sera déracinée.

 

Lorsque nous parvenons à l'état de guerre mondiale, aucune forme politique rigoureuse n'est en mesure d'inscrire cette guerre dans le cadre de contraintes légales et de la définir en termes précis, en l'insérant dans les limites tangibles.. Toute possibilité de définir la iusta causa est vouée à l'echec; les caractéristiques du iustus hostis  et du rebellis  se confondent. L'allié et l'ennemi deviennent des positions qui tendent exclusivement vers l'accaparement du pouvoir. L'ennemi sera celui qui n'accepte pas l'arkhé  du plus fort. Dans le cadre de la troisième phase, l'Etat qui est le principal producteur de l'esprit européen, l'agent actif de la sécularisation, le liquidateur de l'antique nomos  et de ce que l'on a appelé la respublica chris­tiana  du moyen-âge, se fonde sur la neutralisation de la guerre civile et la rationalisation des échanges extérieurs.

 

Le nouveau ius gentium  sera fondé sur le droit souverain (ius)  de chaque Etat; on est passé du nomos  médiéval au droit international moderne contemporain en tant que droit régissant les rapports entre les États sur le fondement de textes et d'accords artificiels conçus pour un temps défini. Cacciari constate que le libéralisme économique, financier et commercial génère un “globale Zeit” (= un temps global) qui rentre inévitablement en conflit avec le positivisme juridique lié à l'Etat. Sans l'existence d'un nomos positivement ancré, tout droit subsiste dans un état de faiblesse. Il est impossible de réformer les structures étatiques et de concevoir un nouveau nomos  qui serait indéfini et sans forme, privé de tout espace et de li­mite de rattachement, ce type de nomos étant actuellement à l'œuvre dans une entreprise générale de déracinement de l'esprit européen qui ne connait aucune notion de limes.

 

Pour Cacciari, Schmitt est sans illusion quant aux chances de rétablissement d'un nomos  originel européen et d'un ius publicum europeaum  qu'on ne peut selon lui prévoir à l'avance et en faire la projection constructiviste. C'est pourquoi ce dernier dénoncera toutes les formes de romantisme politique et les utopies illuministes qui tendent vers la négation du poli­tique et visent la neutralisation généralisée, la “paix” éternelle. Schmitt se situe sur le méridien nihiliste et laisse le soin aux nostalgiques de s'auto-satisfaire de bavardages et de discours stériles sur les moyens de surmonter ce nihilisme. Il reste Reus  jusqu'à la fin, un invité indésirable. Cacciari insiste sur l'origine sacrée du nomos dans son rapport avec la Polis  et l'espace. En effet, il considère que l'enracinement du nomos dans l'espace de la Polis (Nomos Poleas) est la projection de l'image sacrée du nomos. Les hommes (nomoi)  ne garantiront la pérennité d'un ordre (Ordnung) que dans la mesure où il constitue un fragement du nomos  sacré. Leur origine commune les rattache à la dikè  sacrée. Dans cette perspective, se soumettre aux lois suppose la reconnaissance implicite de leur caractère sacré et de l'existence des dieux (nomizein theous). Sans le nomizein, on ne peut concevoir l'authentique nomos. Le nomos  n'a de signification que dans la mesure où il constitue en même temps un theios  et s'il porte en lui les traces d'un ordre sacré.

 

Les fonctions fondamentales du nouvel esprit européen

 

- Neutraliser la puissance eschatologique exceptionnelle, dont le droit positif est imprégné par la tradition chrétienne;

 

- faire taire les théologiens in murere alieno  avec pour conséquence la perte de toute haute justification de la guerre et de la conquête;

 

- soumettre les individus et les différents intérêts à un unique droit omnipotent, spatialement bien défini et délimité (s'arrogeant la faculté de légiférer en matière confessionnelle).

 

Voilà pour Cacciari les fonctions fondamentales du nouvel esprit européen, de l'Etat qui est un deus artificialis, le Creator par excellence de la paix et pas seulement le Defensor. Pour Carl Schmitt, Hobbes avait très bien cerné la profondeur de cet esprit. Car on peut déceler dans l'œuvre de Hobbes les germes de la maladie mortelle de notre époque. Une utopie est à la base de cet esprit et régit dans un sens progressiste la transformation des Etats en parfaites machines qui s'auto-diri­gent et s'auto-régulent, une machina machinarum  qui possède objectivement un pouvoir absolu puisqu'elle est totalement dépersonnalisée et dépolitisée.

 

Cette utopie constructiviste trouve ses origines dans l'idée du despotes nomos  et dont l'image des philosophes-défenseurs de Platon fut le signe précurseur. Pour Cacciari, tout Etat doit intégrer une certaine forme de pietas,  une âme propre sans laquelle il dégénerera en ce que Nietzsche appelait des monstres froids. Cacciari nous renvoie toujours à l'image antino­mique de la Terre et de la Mer. Selon lui, il convient de sauvegarder par tous les moyens la terre “ferme et sèche”, la iustissima Tellus,  de l'inondation océanique, des espoirs illusoires, des utopies, et des idées stériles qui forment son contenu. La raison continentale et fondatrice reste fortement ancrée; par opposition, la mer constitue un espace indé­fini d'idées privées d'ancrages et de repères sérieux.

 

Cacciari fait la critique du libéralisme politique qui transforme l'Etat en une unité de rapports juridiques, en une administration tentaculaire. Il rappelle néanmoins les limites et les faiblesses contemporaines de ce même libéralisme. La notion libérale de séparation des pouvoirs connait des revers considérables à notre époque. En effet, Cacciari observe un glissement flagrant, une délégation par les parlements de leur pouvoir législatif en direction et en faveur du pouvoir exécutif. D'autre part, les Etats-majors des partis politiques et les différents lobbys, sous le voile d'une activité parlementaire offi­cielle, usent de l'ensemble de leurs moyens de pression pour influencer et infléchir la position de ce même pouvoir exécutif en leur faveur. Aucune décision politique des démocraties parlementaires actuelles n'est plus créatrice de nouvelles consti­tutions (dans le sens originel de l'expression de la volonté populaire la Verfassung, l'ethos) car l'idée même de constitution est liée à un espace bien défini et reconnu, caractérisé par un “nomos territorial”.

 

Cacciari constate que la tendance générale actuelle de notre époque est tournée vers une unité globalisante. La dualité de la guerre froide d'hier ne fut qu'une étape transitoire vers cette unité, depuis la période de l'opposition idéologique radicale (Coup de Prague, Maccarthisme) jusqu'à la résolution de ce conflit concurrentiel pour le contrôle du marché économique mondial. Cette tendance vers l'unification globale constitue la forme actuelle du nihilisme européen. Les apolo­gistes de ce nihilisme le justifie par la fondation d'une nouvelle forme de “Léviathan” parfait, seul à même de neutraliser la barbarie des conflits idéologiques et procède au nivellement des valeurs et à la réduction des dangers politiques par des dé­crets administratifs.

 

Mais à aucune autre époque cette tyrannie des non-valeurs n'a été si forte. La logique de cette tyrannie est de tout rela­tiviser à l'exception du but ultime qui est la neutralisation globale des valeurs. Cacciari procède à une analyse des notions de tolérance et d'intolérance. Il considère que l'idée de tolérance antique et classique sous-jacente à la Paeidia eu­ropéenne n'a plus rien à voir avec la notion de tolérance de l'époque contemporaine. Selon lui, la tolérance de l'époque mo­derne est “sénile”. Elle a perdu la foi en elle-même, en son pouvoir unificateur et de cohésion, et compense cette perte par une aspiration vers une cohabitation et une paix universelles et cosmopolites. Cacciari se fait le chantre d'une harmonie du monde organiquement ordonné en insistant sur l'importance des poles de rattachement et d'union dans le respect de la diversité absolue.

 

En conséquence, il rejoint le projet de “paix éternelle” qu'a développé Ernst Jünger dans son livre La Paix,  fondée sur la concorde et la complémentarité des nations européennes. Se fondant sur l'enseignement mystique et eschatologique de Nicolas de Cues (De pace fidei),  Cacciari s'interroge sur le devenir de l'Europe. En partant du constat que l'Europe a toujours été la Terre de l'Æterna inquisitio,  elle devra, en guise de guérison, se construire et se concevoir en termes de communauté fondée sur l'amour de la différence et sur la diversité des expériences historiques et exis­tentielles.

 

En épilogue, Cacciari emprunte la métaphore du “coucher du soleil”, comme symbole de rédemption pour l'Europe. Ce coucher ne signifie pas de “s'arracher à soi-même” mais, au contraire, de se tourner vers sa propre profondeur, de laquelle on peut écouter et se soumettre au langage de l'infini suprême, en vertu duquel les éléments pluriels reconnaissent la né­cessité d'une interrogation propre et perpétuelle comme fondement d'une réflexion constante. Pour Cacciari, même si ce “coucher du soleil” pour l'Europe paraît inaccessible, alors cet inaccessible absolu constitue l'unique avenir de l'Europe.

 

Jure VUJIC.

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