jeudi, 02 août 2007
Les concepts de Toynbee
Les concepts de Toynbee
Dans l’immense œuvre du philosophe britannique de l’histoire, Arnold Joseph Toynbee, nous avons retenu deux idées fondamentales : celle de “défi-et-réponse” (“Challenge-and-Response”) et celle de “retrait-et-retour” (“Withdrawal-and-Return”). Tout défi (“challenge”) entraine une réponse, pour Toynbee, ce qui implique que sa vision de l’histoire est dynamique, libre de tout déterminisme : le champ est toujours ouvert pour de nouvelles réponses, portées par des acteurs divers, hétérogènes, individuels ou collectifs. Toynbee parie sur les capacités créatrices de l’homme; il estime qu’elles finissent toujours par avoir le dessus. Tout groupe humain, juste avant qu’il ne crée une civilisation, subit des défis, issus de l’environnement social ou de l’environnement géographique. Si le défi est trop fort ou trop faible, nous n’assisterons pas à l’émergence d’une civilisation. Exemple : les Eskimos ne développent pas une civilisation, mais plus simplement une culture faite de simples stratégies de survie. Les cultures tropicales, sous leurs climats paradisiaques, ne développent pas davantage de civilisation, l’intensité du défi y étant trop faible. Les défis sont aussi, dans le langage de Toynbee, des “stimuli”. Ils sont de cinq ordres, dans la classification qu’il nous propose : 1) une géographie très âpre; 2) des terres vierges qu’il s’agit de rentabiliser; 3) des coups portés au groupe par des ennemis ou par la nature; 4) une pression extérieure permanente incitant à la vigilance, donc à l’organisation; 5) des pressions intérieures, entraînant la pénalisation d’un ou de plusieurs groupe(s) particulier(s) au sein d’une civilisation dont les principes de base sont autres; cette “pénalisation” entraîne l’émergence d’un mode de vie différent, permettant l’éclosion d’une culture en marge, à laquelle le pouvoir peut ou non attribuer des fonctions sociales ou économiques particulières; ce fut le cas des phanariotes grecs dans l’Empire ottoman; des juifs au Maroc et dans l’Espagne arabisée, puis dans l’Europe centrale germanophone; des Parsis en Inde; des Nestoriens entre la Mésopotamie et le Turkestan chinois. La spécificité de ces cultures procède d’un défi, celui qui les ostracise et les minorise; la spécificité culturelle des populations “pénalisées” constitue donc la réponse à ce type de défi. Pour Toynbee, les civilisations —ou l’efficacité des cultures “pénalisées”— s’instituent quand les conditions multiples de leur émergence concourent à un optimum, c’est-à-dire quand le degré de pénalisation n’est ni trop rude ni trop bénin.
Retrait et retour, yin et yang
L’Europe et notre civilisation en général, la Russie, notre espace idéologique “pénalisé”, subissent des défis. Ces défis “pénalisants” ou ces pressions extérieures (américaines) ne sont nullement définitifs. En tant qu’espace idéologique “pénalisé”, nous devons acquérir une discipline plus grande, accumuler un savoir pratique, historique, stratégique, et finalement instrumentalisable, supérieur à celui des formations (im)politiques au pouvoir. Nous devons agir comme un “shadow cabinet” perpétuel qui suggère des alternatives politiques crédibles, clairement rédigées et bien charpentées dans leur argumentation. Pour Toynbee, la Cité idéale correspondait à l’idée augustinienne de “Civitas Dei”, soit une réalité transcendantale appelée à s’incarner, comme le Christ s’était incarné dans le monde pour le redresser après sa “chute”. Quand la Cité ne correspond plus à son modèle transcendantal (et ce modèle ne doit pas être nécessairement “augustinien” pour nous... il pourrait être tout simplement grec ou romain), elle sombre dans le “mondain” ou le “profane”, dans le “péché” ou plus simplement, pour Spengler comme pour nous, dans la décadence, voire dans la déchéance. Pour Toynbee, un mouvement ou un espace idéologique qui se contenterait de pleurnicher sur la disparition du temps d’avant la déchéance, qui cultiverait les archaïsmes, serait un mouvement “résigné”, passéiste et passif. L’homme d’action (celui de Blondel?), l’homme animé par l’esprit de service ou de chevalerie, l’homme qui entend œuvrer pour la Cité, se mettre au service de sa communauté charnelle, puise dans le passé les leçons pour l’avenir qu’il va forger par son action vigoureuse. Il n’est pas résigné mais volontaire et futuriste. Il transfigure le réel après un “retrait” (withdrawal), un détachement vis-à-vis de la mondanité déchue, amorphe, qui se complait dans sa déchéance. Ce recul est simultanément un plongeon dans la mémoire (la plus longue...), mais ce recul ne saurait être définitf : il postule un “retour” (return). Le visionnaire devient activiste, prospectif, il donne l’assaut pour remodeler la Cité selon le modèle transcendantal qui lui avait donné son lustre jadis. L’acteur de la “transfiguration” se met donc en retrait du monde, du présent (du présentisme), sans pour autant vouloir le quitter définitivement; son retrait est provisoire et ne peut s’assimiler au refus du monde que cultivaient certains gnostiques du Bas-Empire; il reste lié au temps et à l’espace; il a un but positif.
Toynbee utilise aussi les concepts chinois de “yin” et de “yang”. Dès que la Cité trouve ou retrouve une harmonie, une plénitude qui risque de sombrer dans une quiétude délétère, matrice de toutes les déviances, de tous les vices. La phase de “yang” est alors une phase d’effervescence nécessaire et positive, une phase de tumulte fécond qui vise l’avènement d’un “yin” plus parfait encore. Toynbee évoque notamment le risque d’une rigidification des institutions, où celles-ci, vermoulues, sont idolâtrées par les tenants du pouvoir en place, incapables d’arrêter le flot du déclin. Une phase de “yang” est alors nécessaire, portée par des forces nouvelles, qui ont effectué un “retrait” pour mieux revenir aux affaires.
La tâche de la métapolitique, l’objet de la “guerre cognitive” en cours est justement de générer à terme ce que Toynbee entendait par “transfiguration” ou par “yang”. A nous d’être les acteurs de cette transfiguration, de nous joindre aux forces porteuses du “yang” à venir, des forces encore dispersées, disparates, mais qu’il faudra unir en une phalange invincible !
Robert STEUCKERS.
(Forest-Flotzenberg, novembre 2003).
BIBLIOGRAPHIE:
Arnold Joseph TOYNBEE, A Study of History, Volume 1 to 12, Oxford University Press, 1934-54.03:20 Publié dans Définitions, Histoire, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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