jeudi, 16 août 2007
Vie et âme
"Vie" et "âme" dans les anciennes langues germaniques
Béatrice LA FARGE, “Leben” und “Seele” in den altgermanischen Sprachen. Studien zum Einfluß christlich-lateinischer Vorstellungen auf die Volkssprachen, Carl Winter Universitätsverlag, Heidelberg, 1991, 448 p.
Le concept de “vie” (Leben en all.) est fondamental dans ce courant philosophique qu'est la Lebensphilosophie, la philosophie de la vie, née dans la sillage du romantisme et de la pensée nietzschéenne, pour protester contre la réduction de l'homme à son pur intellect et contre son “encartement” par la méthode positiviste. Ce concept de “vie” et, derrière lui, le mot “vie” du langage quotidien ont une histoire bien particulière dans les aires linguistiques germaniques, nous démontre Béatrice La Farge. Leben ou l'anglais life ont survécu sous une forme proche de leur étymologie, alors qu'un terme analogue, quasi synonyme, comme feorh/ferah/verch/fjór a disparu dans toutes les langues germaniques (sauf en islandais, langue très conservatrice). Le travail de Béatrice La Farge consiste à expliquer pourquoi cette disparition a eu lieu. Les langues germaniques anciennes présentaient une pluralité d'expressions pour désigner la vie: outre feorh/etc., nous avions également lif/lîf/lîp (= Leben, vie; a servi à traduire le latin vita), sawul/seola/sêla/sêle/sál(a) (= Seele, âme/psyché; a servi à traduire le latin anima), ónd/ealdor/aldar/alter/aldr (= Alter, âge) et gast/gêst/geist (= Geist, esprit; a servi à traduire le latin spiritus). Leben, Seele et Alter ont été conservés, feorh a disparu. Béatrice La Farge constate que la disparition de feorh tient à une particularité sémantique spéciale de ce mot, signifiant “siège de la vie”, “principe ou substance vitale active”, qui lui donnait une dimension plus charnelle, plus proche de vleisch (mhall. pour “chair”). Feorh signifie donc cette “force vitale” ou ce “siège de la vie” (dans un organe particulier, le foie [= Leber, liver] ou le corps [= Leib] tout entier). En islandais fjór, encore utilisé dans le langage quotidien, signifie toujours “force vitale du corps”. Dans le néologisme fjörefni (= vitamine), il est restitué dans son étymologie originelle: la vitamine est en effet une substance qui renforce la vigueur vitale du corps et ne prétend pas avoir d'effets sur l'“âme” ou le psychisme. Feorh et sawul désignent donc tous deux un principe de vie ou une âme tandis que lif/lîp signifie la “vie comme situation, comme simple fait de monde”. Mais feorh reste, malgré sa proximité sémantique avec sawul, plus charnel, plus lié à la corporéité voire au sang, que sawul, qui sera repris par les missionnaires chrétiens pour désigner le “spirituel” et l'“incorporel” qui survit après la mort physique, en s'échappant de la dépouille mortelle du défunt. Feorh exclut toute extra-corporéité, toute idée d'un souffle pouvant se dégager de son enveloppe corporelle (comme dans les mots grecs yuch, dumos et pneuma; ou les mots hébreux nefes ou ruah). Le feorh n'a aucune connotation sémantique de “souffle” et pourrait bien avoir signifié au départ le pectus/pectoris, la “poitrine” ou le “cœur” voire le “diaphragme”. Les usages christianisés de ces vocables germaniques semblent avoir réservé progressivement la racine sawul/saiwalo pour désigner l'âme dans son acception strictement chrétienne en évitant par exemple de l'utiliser pour les animaux, alors qu'à l'origine les Germains ne faisaient pas la distinction. Dans certains textes du XIVième et du XVième siècles, Seele est encore utilisé en référence à des animaux. Quand au terme lif/lîp/Leben, il dérive d'un verbe lifan/liban signifiant “persister”, “tenir bon”, all. beharren, et a fini par désigner la vie purement immanente comme existence, comme Dasein, diront les existentialistes d'heideggerienne mémoire. Le dualisme chrétien, en plaquant un latin d'église sur le patrimoine lexical germanique et en imposant sa vision de la vie (dévalorisée parce que charnelle et immanente), a donc éliminé le feorh, pour ne laisser subsister que l'incorporelle “Seele/anima/âme” et l'immanent stricto sensu “Leben/vita/vie”, éliminant du même coup tout un jeu de concept qui nous aurait permis de saisir le sens de la vie dans l'immanence, certes, mais simultanément dans une sacralité vitale et charnelle, sans s'égarer dans un hypothétique “incorporel”. La philosophie européenne aurait emprunté un tout autre chemin si le concept de feorh avait pu être conservé à l'aube de notre histoire médiévale et nous n'aurions connu ni les tâtonnements des philosophes (prisonniers de ce dualisme chrétien ou post-chrétien mais s'ils le rejettent) ni leurs lassantes et stériles allées et venues de la transcendance immatérielle/incorporelle à une immanence toujours trop épaisse chez les “hommes d'esprit” qui parfois, dans des accès de cette crise typiquement euro-occidentale, veulent bruyamment, hystériquement, abandonner les empyrées incorporelles (DB).
02:20 Publié dans Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Les commentaires sont fermés.