La crise, comme la guerre selon Clausewitz, est un caméléon. A peine calmée sur un sujet, elle passe à un autre, en plus grave, en plus dangereux, en moins maîtrisable. Depuis la crise des « subprimes » aux migrations d’aujourd’hui, elle s’engouffre dans toutes les anfractuosités d’un système mondial totalement obsolète et dépassé par les événements. Cette crise est « hors normes », les élites classiques sont incapables de la comprendre, encore moins d’en maîtriser les engrenages.
En outre, si c’était encore nécessaire, elle se nourrit d’elle-même, amplifiée par les réactions désordonnées commandées par l’émotion et sous pression des opinions et des médias. Là où il faudrait sang-froid, coordination et rationalité, on n’a qu’égoïsme et réflexes apeurés.
Un système à bout de souffle
Trop affaibli par ses contradictions, desservi par des élites incompétentes, bousculé par les populismes, contourné et affolé par les nouvelles technologies qui explorent des espaces non balisés, le système de fonctionnement des sociétés développées, en particulier en Europe et plus précisément en France, est en perdition. D’aucuns invoquent la « destruction créatrice » chère à Schumpeter pour expliquer ce temps de transition déséquilibrée, d’autres les fameuses « crises du capitalisme » qui prépareraient l’avènement inévitable du socialisme, etc. Pour nos contemporains qui sont pris dans une tourmente qui dure depuis plus de vingt ans – avec la fin de la guerre froide et la léthargie occidentale -, ces arguments sonnent comme des sornettes : s’il y a effectivement « déconstruction » (intellectuelle, morale, industrielle…), on ne perçoit guère de « renaissance », même si quelques hirondelles peuvent paraître annoncer un éventuel et timide printemps.
Le domaine où s’exerce la crise de la façon la plus dramatique est celui de la guerre. Il est profondément vrai qu’elle est caméléon et que, comme l’eau, elle s’infiltre partout sans que rien ne puisse l’arrêter ; c’est la « mère » de toutes les crises car elle gangrène tout le reste. Une humanité en paix ne connaîtrait évidemment pas d’obstacle majeur au développement, les sociétés travailleraient à leur propre bien-être, les nations coordonneraient leurs efforts. Mais cela est une utopie. La réalité est tout autre. C’est cette réalité que nous avons laissé filer, qui nous échappe et dont les événements successifs se bousculent pour provoquer la pagaille actuelle. Les guerres, où qu’elles se déroulent, sont les matrices des crises actuelles et à venir, pas seulement dans l’ordre international mais aussi (et surtout) sur les plans économique, social et, in fine, politique.
Refaire l’historique du chemin critique qui, de 1989 à 2015, nous a entraînés sur une pente chaotique, est inutile : nous l’avons tous en tête. De la décongélation provoquée par la fin de la guerre froide, on est passé d’étape en étape à la décomposition actuelle. C’est un engrenage que chaque phénomène a alimenté : la guerre d’Irak est la mère de Daech au même titre que les printemps arabes, comme le démantèlement de la Yougoslavie a pourri les Balkans ; le sordide Boko Haram n’a pu prospérer que sur la faillite des Etats africains de la région. En outre, il y a le changement climatique, les dictatures insupportables, les haines ethniques et religieuses qui nourrissent les guerres civiles et conduisent aux exodes. Dans nos pays, à force de spéculer financièrement et de mentir politiquement, on a déstabilisé en même temps les économies et les sociétés ; la démagogie et la lâcheté ont fait le reste.
A qui la faute ?
D’abord et avant tout à nos soi-disant élites dont le système de sélection et de formation est à la fois déconnecté des réalités et allergique au goût du risque ; il incite plus à la reproduction qu’à l’innovation. La complexité de la crise et ses conséquences en chaîne échappent aux savoir-faire techniques et à la rationalité des élites dirigeantes. Formées à la gestion d’un modèle conventionnel et sophistiqué, elles sont impuissantes face à la brutalité et à l’ampleur des problèmes qui surgissent. Elles pratiquent des analyses superficielles qui débouchent sur des diagnostics imprécis, elles infligent alors des remèdes insignifiants et tardifs. C’est vrai dans tous les domaines et les erreurs d’orientation faites dans les années 1990 et 2000 deviennent irrattrapables et creusent chaque jour le fossé qui nous sépare du bon chemin. Donc une superstructure impotente et craintive. Et une responsabilité écrasante, celle d’avoir perdu la main.
Les politiques, en grande partie issus du même moule, ne se servent du pouvoir que pour gérer au jour le jour un système qu’ils ont conduit à la faillite financière, sans imagination, sans courage, sans perspective ; les dirigeants d’entreprises, quand ils ne rêvent pas de supprimer les usines, bradent nos fleurons industriels pour un plat de stock-options ; les financiers spéculent à tout-va et, de Londres, exigent leur « money back » quand ils ne mettent pas en péril le système monétaire ; les experts annoncent la météo de la veille, faute d’analyses pertinentes et de vision ; les intellectuels s’enfèrent dans la déconstruction et n’avancent aucune idée sérieusement envisageable pour l’avenir…La litanie est sans appel, c’est celle bien connue des déclinistes, mais dont la plupart relèvent du même système et de la même approche ; il n’y a pas déclin mais asphyxie d’un système incapable de s’adapter à la nouvelle donne.
Ensuite la faute incombe à l’irrésistible montée en puissance de ce qu’on pourrait appeler le « système médiatique » qui, surfant sur les technologies d’information, met en scène l’actualité et habille les événements à coups d’images chocs. Soumis au capitalisme le plus vorace et en mal d’audience, ce système a pris en otage les spectateurs drogués d’informations et joue de l’opinion publique qu’il modèle à sa convenance selon ses propres règles. Progressivement, il s’est imposé comme détenteur du réel et arbitre des élégances intellectuelles et morales. A force de bien-pensance, il a tué le doute philosophique et son corollaire, la liberté de penser.
Devant ces dieux de l’information et ces procureurs qui somment les dirigeants de justifier leurs actes pourtant anodins, ceux-ci ne font pas le poids. Leur rationalité est bousculée par la violence des images, ils sont pris comme tout le monde dans le tourbillon de l’émotion. C’est celle-ci qui emporte tout. Nous sommes donc dans cette situation régressive où la raison et la perspective le cèdent chaque jour, à chaque heure, à l’émotion et à l’urgence.
Le retour attendu du stratégique
Dans ces conditions, toute réflexion sur l’avenir devient impraticable ; les commissions se succèdent dont les recommandations s’entassent dans le bas des armoires des ministères ; la Cour des Comptes pond rapport sur rapport sans le moindre effet ; les cénacles d’experts crient dans le désert…
Or, les événements, souvent tragiques, obligent à agir. Pour l’instant, dans l’improvisation la plus totale, le drame des réfugiés en témoigne. Des années ont été perdues à mettre la poussière sous le tapis, à se voiler la face devant la montée des périls, à faire semblant. Nos systèmes, rodés par des décennies d’expérience, ont pourtant encore des capacités d’action considérables ; mais ils ne sont plus dirigés d’en haut, d’une main ferme, sans états d’âme, avec des objectifs et des obligations de résultats ; ils sont manipulés d’en bas par des bonimenteurs qui profitent de la mauvaise conscience des gens.
Stratégie et sentiment devraient pourtant pouvoir cohabiter et être sollicités ensemble ; pour être plus précis, rationalité et humanité ne sont pas incompatibles. Si l’on prend l’exemple obsédant du problème des réfugiés qu’il nous faut prendre en charge en catastrophe alors que les causes de leur exode sont connues de longue date, on sait bien que le seul remède à un afflux incontrôlable serait d’agir à la source, en Afrique par l’aide au développement, au Moyen Orient par une intervention armée. En réalité, on ne fait rien : ici on soutient les ONG qui font ce qu’elles peuvent, là-bas on envoie quelques avions de bombardement. Le remède, au moins sur le plan quantitatif, est sans rapport avec l’ampleur du mal.
Il est évident qu’il faut donner aux pays africains des moyens et des structures de développement sans comparaison avec ce que nous avons prodigué jusqu’à présent. Nous aurions pu nous allier avec les Chinois pour conjuguer nos forces. Non, nous continuons à faire notre petite popote sur notre petit feu ! La Chine est sortie du sous-développement et a maîtrisé sa démographie en moins de vingt ans ; les conditions y sont sans doute différentes, mais c’est également possible en Afrique.
Nous pouvons laisser Daech s’emparer de la Syrie et de l’Irak et reconstituer le califat de Bagdad, au prix probable de vingt millions de réfugiés dont le tiers serait susceptible de prendre le chemin de l’Europe. C’est une hypothèse stratégique à hauts risques car elle continuerait d’alimenter la guerre de religion et surtout créerait un dangereux abcès au cœur d’une région stratégique. Mais nous pouvons aussi décider d’intervenir sérieusement et de défaire militairement cet embryon d’Etat islamique sur le terrain. Cela supposerait de mettre sur pied une coalition, de réunir des forces suffisantes et de planifier des opérations complexes. Là encore on a su le faire ailleurs dans le passé et nous en sommes toujours capables. Sinon nous n’avons plus qu’à dissoudre nos régiments de chars, définitivement inutiles ! Mais il faut de la détermination et du temps, mesurer les enjeux, prendre des risques calculés, ne pas subir l’Histoire…
L’affaiblissement du politique et des élites en général est lié à l’absence de résultats. Les médias ont pris la main et mènent l’opinion publique par le bout du nez. La stratégie peut jouer de cette inversion du rapport de forces pour reprendre l’initiative et engager enfin les grandes actions que la situation exige.
Septembre 2015
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