mercredi, 23 septembre 2020
Carnaro, l'anniversaire oublié
Carnaro, l'anniversaire oublié
par F. A.
L’anniversaire de la Charte de Carnaro, le 8 septembre 2020, est passé quasi inaperçu.
C‘est néanmoins un de ces moments privilégiés de l'Histoire où l’esprit, capté par toutes sortes de sollicitudes subalternes, peut se remettre à l’écoute des dimensions vitales de l’existence. Gabriele D’Annunzio a développé dans sa vie, aussi bien publique que privée, une révolution qui ébranla les plaques esthétiques et politiques de l’Europe.
« Carnaro » est tout d‘abord une géographie, ce golfe où la Mer Adriatique sculpte le haut de la botte italienne, mais c’est aussi le nom d’une charte inspirée par le poète, une des plus révolutionnaires, dit-on, jamais composée de main d’homme et salué par Lénine en personne.
D’autres révolutions visaient a créer l’Homme de demain, tournant le dos au passé ; celle-ci vise à éveiller l'Homme du matin. Dans les armoiries arborées lors des processions, on reconnait la constellation de la Grande Ourse et le serpent Ouroboros sur fond de pourpre romain.
ÉCLAIRCIES MATINALES
Mais Carnaro a été et doit rester, avant tout, une expérience intérieure. On ne doit pas se dire, allons-nous parader dans la rue de Rijeka (Fiume) avec des pancartes et des drapeaux ce 8 septembre ? Autour de quels slogans ? la vie ? l'amour ? la joie ?
Célébrer Carnaro, c’est rendre Gabriele d’Annunzio présent parmi nous ; c’est méditer sur le chemin parcouru depuis un siècle. Les progrès faramineux de la Science. Et leurs revers.
En mettant le début du siècle dernier et celui de ce siècle en miroir, on est surpris par la rapidité de la courbe du progrès. On est passé de l’épée à la bombe à Hydrogène. On se rend compte que chaque étape de ce que notre époque considère comme un progrès technique - et, c’est plus difficile à admettre, démocratique - entraîne un recul équivalent de l’âme. Plus l’automobile et les Droits de l’Homme s’érigent en norme et en programme, plus l’âme humaine s’atrophie.
D’Annunzio comme Georges Bernanos, savait qu’il y a en l’Homme Moderne un consentement à l’amnésie et à l’auto-disparition par étapes successives. Comme la littérature porte en elle l’ultime recours de la vie intérieure, etent la voilure de l'âme des peuples, on comprends pourquoi le système de domination actuel s’évertue à la rendre la plus puérile et bourgeoise possible.
Dans ce monde du tout utilitaire et du tout jetable, l’ultime herméneutique est le bruissement de la nostalgie fondamentale de l’Être. On ne peut pas ne pas entendre ce bruissement, mais seulement le recouvrir par tous les bruits du monde moderne, voire par les slogans substitutifs tels que « progrès », « liberté » ou même « écologie ». Qui sait aujourd’hui qu’à Fiume on invitait les animaux pour assister aux conférences ?
Le mot « nostalgie » est pour moi le concurrent le plus sérieux aux concepts captatifs et souvent trompeurs. Car il renvoie au germe divin, lové en chacun de nous, à la liberté assumée. Ce n’est que dans les vérités provinciales, dans les clairières de l’existence, que ce germe peut prendre vie. Là où l’enfant construisait ses cabanes en compagnie des fées de la forêt et non dans les banlieues des grandes villes surpeuplées.
Ces derniers temps, je reviens souvent à cette citation (dont j’ai oublié l’auteur) et qui sonne, quand je la prononce intérieurement, comme la clé qui ouvre toutes portes : « On ne peut pas être à la fois Homme du nouveau et Homme du matin ».
L’intuition sait que le « Nouveau pour le Nouveau » est une vis sans fin, une espérance sans joie qui fait toujours le lit des régimes totalitaires et que la nouveauté radicale c’est l’aurore car l’aurore rougeoyante, insaisissable, est sans cesse à la fois la même et une autre.
Le destin de l’Homme «mécanique», réduit de plus en plus en assistant de la technique et à la planification, tangente vers le néant d’une vie standardisée et remplaçable. Mais de l’autre côté de la vie – sur l’Autre Rivage - nous attend l’Homme réenchanté porteur de sa légende personnelle.
Nous portons en nous ces grands récits dont on ne sait plus très bien s’ils reflètent des faits qui se sont réellement déroulés ou des herméneutiques du coeur. La geste de Gabriele D’Annunzio à Fiume est de ceux-ci. Ces « légendes », au sens où j’emploie ce mot, parleraient même de l’état transfigurique de l’Homme libéré des reflets de lui-même. L’antithèse radicale de l’Homme mécanique.
L’Homme accompli ne serait donc pas celui qui dépasse le mur du son ni celui qui accumule égoïstement des millions, mais celui qui accomplit sur terre sa légende personnelle et collective, moment où l’invisible agit comme un couronnement royal du monde visible.
Sa légende personnelle, c’est son enfance enfin accomplie.
On se croyait, par la technique et les Droits de l’Homme, prince de ce monde ; on se découvre avec sa légende personnelle, roi de la vie !
LE COURONNEMENT TRANSFIGURIQUE
Comme j’ai horreur des leçons de principe et des commémorations imposées, que je préfère éveiller à convaincre, que je crois au primas de image sur le concept, voici le témoignage d’un de ces éclaircis matinaux vécus il y a peu.
Ce pourrait être la description d’une toile impressionniste de Renoir mais il s’agit plutôt d’une rencontre. Elle me vit arriver, sale et déshydraté. Elle ouvrit aussitôt une toile sur l’herbe où elle déposa des fruits et des boissons, exactement comme on écrit des mots sur une page. Elle était à la fois hésitante et sûre d’elle et laissait entrevoir quelque chose de l’archétype féminin. Tout autour, la campagne odorante, décor où les bovins étaient les personnages d’arrière plan, impassibles tout comme les nuages plus lointains... Le grand près ressemblait à une scène de théâtre et nous étions les témoins du grand chatoiement du monde. Les cloches du couvent tout proche rythmaient les heures de cette unique journée de complicité naissante.
Et puis, le lendemain, ce fut le départ, la descente des chemins, les adresses échangées, les derniers aux-revoirs. Une scène assez banale vu par l’oeil du poète ? Sans doute, mais pas seulement.
C’est à travers la vie ordinaire que se révèle parfois la vie extra-ordinaire. Chaque événement porte en lui l’écho d’un autre événement aventureux, merveilleux, propice à la découverte de ce que j’appelle sa « légende personnelle », le couronnement de la vie ordinaire. D’ailleurs, le prénom de cette jeune femme signifie en Grec « porteuse de couronne ». Reine ou servante, en tout cas, elle est le témoin d’un sacre.
« Que serions-nous sans le recours de ce qui n’ existe pas » écrit Paul Valéry dans sa lettre sur les mythologies. Ce que cette jeune femme a manifesté ce jour-là, n’est pas une manifestation du visible immédiat mais aussi cet écho d’un monde qui n’a pas besoin d’exister pour être. Il a seulement besoin d’un envoyé, d’un déclencheur extérieur ou intérieur pour nous le faire sortir de l’oubli.
Nous sommes persuadés que cet écho, audible par les peuples anciens, le reste par les poètes comme D’Annunzio. La Constitution de 1920 reflète en tout cas une conception organiciste du monde qui s’oppose à la planification mécanique et tout ce qu'elle inspire. Il existe dans les peuples un "homo legendicus" opposé à l’ "homo mecanicus"; son souvenir doit demeuré.
Il en va de la survie de l’Homme libre et de l'âme de l’Europe.
F.A. septembre 2020
00:10 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, italie, fiume, carnaro, gabriele d'annunzio | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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