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samedi, 16 décembre 2023

Cioran, quand l'âme de la patrie roumaine se confond avec la patrie française

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Cioran, quand l'âme de la patrie roumaine se confond avec la patrie française

Gennaro Malgieri

Source: https://electomagazine.it/cioran-quando-lanima-della-patria-romena-di-origine-si-fonde-con-la-patria-francese/

Emil Cioran (1911-1995) est le plus grand écrivain non français du 20ème siècle. Son roumain semble avoir été traduit dans la langue de Montaigne avec un naturel étonnant. Comment la "francisation" à laquelle il s'est consacré dès son débarquement sur les bords de la Seine en 1937 a fait de lui le connaisseur le plus pénétrant de l'âme de sa nouvelle patrie, alors qu'il n'a jamais renié celle d'origine, dont il a puisé les personnages pour considérer la France avec la mentalité du Slave et l'expérience du "Parisien": à la fois actif et pessimiste, indolent et cynique. Les deux aspects de son caractère se transforment en aphorismes sublimes et abyssaux, comme dans ses réflexions sur la France, écrites en 1941, sur ce qui allait devenir son pays avant même qu'il ne l'ait décidé.

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En effet, il était naturel pour Cioran de choisir la France comme "lieu" de son voyage existentiel et spirituel, car il y voyait reflétées les contradictions qui l'agitaient. Et son opuscule intitulé De la France, proposé il y a quelque temps en Italie par les éditions Voland pour la première fois, confirme son amour critique pour son pays d'adoption, dans l'histoire duquel il s'immerge presque avec volupté, en soulignant son excentricité et sa tendance à se décomposer avec insouciance, pourrait-on dire, pour ensuite se relever en s'accrochant à une grandeur ancestrale toujours remise en question, même par ceux qui avaient tout intérêt à la préserver. Je pense à un Chateaubriand, mal aimé de Cioran, qui, comme De Maistre (curieusement aimé du Roumain), s'est attaché à revigorer l'idée d'une France éternelle - enveloppée de christianisme dont le "génie", surtout pour le premier, est plus esthétique que religieux, qui aurait dû reprendre la vocation carolingienne de sa mission universelle et qui, au lieu de cela, s'est retrouvée à manier l'universalisme laïque de la Grande Révolution, ruisselante de sang et d'intolérance, embrassée, trahie et essentiellement niée par son dernier César, comme en témoigne le Mémorial de Sainte-Hélène.

Cioran fait ses adieux à la langue roumaine en optant pour le français avec Divagations, le dernier livre écrit dans son idiome natal. Il s'agit d'un tournant existentiel plutôt que littéraire. La lecture, enfin rendue possible par sa publication chez l'éditeur italien Lindau, le confirme pleinement.

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Contrairement à ses textes antérieurs, marqués par de fortes influences philosophiques, Cioran, dans ce premier recueil d'aphorismes encore non mûrs, suspendu entre de petits essais et de minuscules considérations extemporanées, une œuvre en somme dépourvue de projet unitaire, contrairement à ses textes ultérieurs, révèle une tendance à une mélancolie cosmique sublimée par la perception d'une réalité à la fois insaisissable et décadente. Il tend l'oreille au silence qui enveloppe l'univers et y perçoit le vide. Sans espoir et sans Dieu. Un énorme abîme qu'il voit devant lui, au fond duquel il s'efforce d'entrevoir un but à la vie. La décomposition de l'existence, qu'il approfondira dans les grands textes de sa maturité, est évoquée dans Divagations non pas à la manière d'un nihiliste "idéologique", comme on pourrait le penser, mais d'un percepteur de sensations qui l'amènent à décrire l'évanescence de tout ce qui l'entoure, esquissant une théorie de l'abandon qui caractérisera la "mise en pièces" de la modernité qui se fera plus tard avec la minutie d'un anatomopathologiste.

Que nous dit donc ce livre ? Simplement que le monde, comme le note Costantin Zaharia dans la préface de l'édition originale, "est absurde dans son essence et que le tumulte qui l'agite ne porte aucun signe de signification". Un état de souffrance permanent, en somme. Au point que le livre s'ouvre sur cette profession de foi: "Nous ne donnons voix qu'à des douleurs sans nom; les autres, qui forment la trame des instants, nous les jetons à la poubelle de l'évidence". Et rien ne semble apaiser ce malaise intériorisé au point de rendre surprenants les "exercices d'admiration" que Cioran proposera plus tard, esquissant des figures majestueuses qui puisent dans le désespoir des raisons d'espérer et de renaître, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Mais dans Divagations, il n'y a de place que pour l'anéantissement.

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J'en veux pour preuve : "Quand j'observe le silence ultramontain des paysages, l'impassibilité sublime des arbres, la dilapidation du soleil sur des cristallisations vertes qui étonnent et troublent l'esprit, quand on connaît les gisements de la sensibilité, une nostalgie sans contenu monte à la surface du cœur, embrassant l'espace avec une majesté suave et funèbre, alors la beauté m'apparaît comme le poison le plus fort qu'ait jamais goûté l'âme".

On ne saurait mieux décrire la douleur d'une âme qui a passé toute sa vie à chercher quelque chose, doutant jusqu'à la fin qu'elle le trouverait.

Cioran est le symptôme d'un malaise. Exagéré, sans doute, consciemment. C'est pourquoi ses textes se lisent comme un bréviaire séculaire dans lequel il n'est pas difficile de discerner, parmi d'innombrables aspérités, des éclats d'affliction sincère qui reflètent notre condition précaire de créatures imparfaites abandonnées au bord de l'inconnu.

15:34 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : emil cioran, roumanie, france, philosophie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

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