samedi, 11 octobre 2025
Woke, une vendetta contre l’Histoire
Woke, une vendetta contre l’Histoire
par Roberto Pecchioli
Source: https://telegra.ph/Woke-vendetta-contro-la-Storia-10-09
La culture de l’annulation woke, soi-disant « éveillée » (elle aurait mieux fait de continuer à dormir), est une vengeance contre l’histoire, un suprématisme du temps présent. Elle mène une véritable guerre contre le passé. Mots obligatoires, grammaire inventée, statues déboulonnées, nouveaux lieux communs « présentistes » souvent ridicules remplacent les convictions enracinées sur lesquelles des communautés entières se sont fondées. Les livres coupables d’exprimer des idées non conformes à la vulgate contemporaine sont interdits. Des bûchers symboliques en attendant les vrais. Quand ils ne sont pas cachés ou « purgés », les textes jugés politiquement incorrects, les films, les œuvres d’art suspectes exposées dans les musées sont précédés des fameux trigger warnings, des avertissements signalant « la présence de contenus susceptibles de déclencher des émotions négatives, des pensées ou des souvenirs désagréables chez les personnes ayant subi un traumatisme ou particulièrement sensibles à certains thèmes comme la violence, les abus ou la perte. L’objectif est de permettre aux personnes de choisir d’affronter ou non le contenu, en leur offrant une préparation psychologique et la possibilité d’éviter une retraumatisation ». Le nouvel art dégénéré. La définition citée est celle de Google, élaborée par l’Intelligence artificielle. Voilà donc qui sont les véritables mécènes de l’ouragan woke.
En substance, on avertit les lecteurs et les usagers des œuvres et contenus que ceux-ci ne correspondent pas au canon présentiste inversé. Ils appartiennent au passé: ils méritent d’être effacés, ou du moins ridiculisés, soumis à la censure éthique du tribunal de l’Inquisition laïque. Le critère est élémentaire: tout ce qui n’a pas été inventé, produit ou pensé par la génération actuelle est faux, indigne, barbare. Les contemporains se sont « réveillés » et savent avec une certitude infaillible que la vision du monde actuelle est la seule correcte, voire définitive. L’éveil a conféré la conviction apodictique que le passé doit être totalement effacé pour délit de discordance avec l’Aujourd’hui. Vaste entreprise au nom de laquelle l’ensemble de l’héritage historique de la civilisation occidentale s’est transformé en champ de bataille. Le verdict ne prévoit ni absolutions, ni circonstances atténuantes, ni excuses.
Le problème, c’est que si l’on destitue tout passé, il devient impossible de donner un sens à la vie des gens dans le présent. Nous craignons que ce soit là l’objectif, non pas tant des théoriciens woke, parmi lesquels abondent marginaux et sujets borderline, mais de leurs maîtres mondialistes, ceux qui les ont mis en chaire, qui leur ont confié la direction de l’appareil culturel, médiatique, communicationnel dont ils sont propriétaires. En effet, une caractéristique de la culture de l’annulation – oxymore risible puisque la culture est accumulation – est de ne jamais remettre en cause l’ordre économique, social et financier actuel, le globalisme capitaliste, dont elle est soutien et avant-garde. L’ennemi, c’est moi, c’est toi qui lis, c’est le peuple ordinaire, résumé dans la formule méprisante pale, male and stale (pâle (blanc), mâle et rassis (vieux, rétrograde)), étendue à toute l’histoire de la civilisation.
La contestation ne touche pas à la structure concrète du pouvoir, mais réinterprète tout, chaque passé, chaque événement comme une vengeance posthume contre les torts d’hier. Puisque le passé n’existe plus et ne peut être changé, victimes et bourreaux doivent être créés et situés dans le présent. L’idée de sensibilité blessée est un récit artificiel, né parce que quelqu’un a décidé de lui coudre une histoire, attribuant à une chose – une statue de Colomb, une œuvre d’Aristote, certains principes – une signification d’oppression capable de générer le sentiment d’offense, essentiel au mécanisme de l’annulation. L’étape suivante est l’indignation sur commande, puis la sanction, enfin l’interdiction et la damnatio memoriae, la condamnation à l’oubli pour indignité. La première victime est le langage qui interprète la réalité, raison pour laquelle il faut obligatoirement dire « la maire » ou « l’avocate », s’adresser aux « travailleuses et travailleurs », alors que personne n’avait jamais pensé que le genre masculin « étendu » en italien contenait de la discrimination.
La seconde est la liberté de jugement. La volonté de préserver quelqu’un du trouble inclut l’interdiction de l’expression libre au nom d’une abstraction ou d’une simple intention offensive, inexistante dans des œuvres qui utilisaient, comme il se doit, les canons linguistiques, culturels, les connaissances de l’époque où elles furent conçues. La dictature du présent empêche la formation de consciences libres et inhibe l’avenir. Et si les générations décidaient que le critère woke est erroné, voulaient connaître d’autres points de vue ou pressentaient que le canon d’aujourd’hui pourrait être contredit demain ? Quant à l’offense perçue, à effacer ou à punir, elle présente souvent des traits paranoïaques. Comment un vers de Shakespeare pourrait-il offenser ? Si cela arrive, cela signifie que les générations élevées au pain et au woke sont extrêmement fragiles, des flocons de neige hypersensibles, incapables de vivre dans le monde, forcés par de mauvais maîtres à cacher la tête sous le sable, jusqu’à devenir des haineux implacables de quiconque fait éclater la bulle de savon dans laquelle ils sont plongés.
Leur imaginaire, loin d’être décolonisé comme le prétend le récit woke, a été vidé et rempli de concepts entourés d’une aura d’indiscutabilité, des a priori dont la négation déconstruit des esprits fragiles désaccoutumés au raisonnement. Le capitalisme absolu, qui est au pouvoir, rit sous cape, car il a grand besoin de têtes vides, d’autant plus si elles invalident l’histoire, détruisent le passé, corrigent la connaissance. C’est la quintessence de la modernité libérale dont les fautes passées indignent tant l’idéologie woke. La volonté de tout remettre à zéro et de repartir à nu n’est pas nouvelle. C’est l’histoire de la révolution française, du communisme, du maoïsme, des traditions qui imposent même leur propre calendrier. Cela n’a jamais apporté grand-chose de bon, mais l’homme n’apprend jamais de ses erreurs, d’autant plus s’il est programmé pour les ignorer.
Un livre du Hongrois Frank Furedi, naturalisé américain, La guerre contre le passé, constate la nature iconoclaste, furieuse, de la culture de l’annulation, la rage de ceux qui violentent le passé – par exemple en détruisant une statue présente depuis des siècles – pour se venger du présent et « déshériter l’histoire ». Naïve est la surprise de Furedi lorsqu’il observe que les lubies idéologiques actuelles, incubées dans les années 1960, ont explosé en influence culturelle dans les années 1980, dominées par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Il confond libéralisme/néolibéralisme et conservatisme, deux idéologies divergentes. Les libéraux des années 1980, comme leurs références culturelles et économiques (von Hayek, Friedman, Ayn Rand), avaient essentiellement des préoccupations économiques: ils défendaient la libre entreprise et le dogme de la croissance, la forme du progrès chère à la droite libérale. Leur prétendu conservatisme se limitait à défendre l’ordre patrimonial existant. Margaret Thatcher a affirmé que la société n’existait pas, qu’il n’y avait que des individus. « There is no such thing as society ». Distillat de culture de l’annulation, tout comme l’autre affirmation iconique de la dame anglaise selon laquelle « il n’y a pas d’alternative » à la société de marché, l’acronyme TINA (there is no alternative) invoqué par la pensée libérale.
Ce furent le colonialisme anglo-saxon et français qui ont pratiqué la suppression culturelle – déculturation suivie d’acculturation forcée – à l’encontre des peuples « arriérés », soumis à un énergique lavage de cerveau pour les conduire vers un progrès inévitable, coïncidant avec l’adhésion au modèle libéral-démocratique occidental, arrivé aujourd’hui – selon la vulgate woke – à l’apogée civile et culturelle de l’histoire. Une grave erreur si elle est exprimée par des experts en scénarios géopolitiques comme Francis Fukuyama, dévastatrice si elle devient l’idée unique de générations elles-mêmes déculturées et, de plus, ramollies par la ouate existentielle. Tout à fait trompeuse est la prétention à un jugement moral irrévocable condamnant le passé: racisme contre l’histoire. Une conséquence est l’autosatisfaction aveuglée par la négation d’idées, de principes, de formes de vie différents, incompréhensibles faute de points de comparaison. Le présent devient totem et tabou d’une idéologie semblable à la caverne de Platon, où les ombres remplaçaient la réalité.
Le passé à effacer est ce qui est donné, le fondement, naturel (la biologie niée) ou culturel, les usages, coutumes, traditions et principes sédimentés au fil du temps. Nous assistons à un phénomène singulier d’inversion: habitudes, normes, institutions sont déclarées obsolètes au nom de la supériorité du présent, c’est-à-dire d’une croyance invérifiable, tandis que ceux qui les défendent – lorsqu’on leur accorde gracieusement la parole – doivent apporter la preuve de la validité de leurs affirmations. Mais comment démontrer la normalité de l’existence de deux sexes, de races différentes, du fait que la grossesse a été attribuée par la nature ou par Dieu à la femelle des mammifères (un terme suspect que nous suggérons aux policiers du langage)? Il n’est pas non plus possible d’apporter une rigueur scientifique à l’usage de certains mots ou à des comportements que le jugement commun a toujours considérés comme normaux (autre terme dont on demande l’abolition).
Nous ne pouvons pas démontrer qu’il est préférable de connaître Dante, Shakespeare, la philosophie et l’histoire, plutôt que de les effacer. Il manque un code commun de compréhension. On pourrait affirmer que la condition préférée des êtres vivants est l’homéostasie – le maintien de conditions stables – mais on resterait dans le champ du réel, vaincu dans l’imaginaire woke (et pas seulement) par la virtualité. Il est vain de rappeler que des théoriciens libéraux, de Stuart Mill à Hayek ou le progressiste Jonas, ont argumenté en faveur de l’importance des coutumes et modes de vie consolidés, mais on ferait alors référence au passé. Personne ne répondrait. Seulement des regards dédaigneux, au mieux la pitié réservée à ceux qui ne sont pas dans l’air du temps.
En suivant Erich Fromm – qui n’était certainement pas un réactionnaire borné – nous affirmons qu’une guerre acharnée de l’avoir contre l’être est en cours, où discréditer le passé sert les intérêts du monde-marché et de son mouvement perpétuel orienté vers le profit. Le symbole universel du présent est l’argent, par nature mobile, sans passé ni avenir. Le présentisme qui efface, engloutit et recrache est l’expression d’un monde dominé par le marché, la consommation, c’est-à-dire l’obsolescence programmée. Et d’une idée de liberté négative, d’émancipation « de ». Liens, idées, identités, héritages ; du passé, le grand ennemi. Nus vers le but, mais le but est la dissolution. Individuelle, communautaire, civique. Au réveil woke succédera la nuit définitive. Il deviendra lui aussi du passé. Ce qu’il adviendra de ce pan du monde, nous le découvrirons en vivant. Ou en mourant.
19:37 Publié dans Actualité, Sociologie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, sociologie, woke, cancel culture | |
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