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jeudi, 28 septembre 2023

Le livre noir de la nouvelle gauche

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Le livre noir de la nouvelle gauche

par Michele Fabbri

Source: https://www.centrostudilaruna.it/marxismo-missione-compiuta.html

La première forme d'oppression qui se manifeste dans l'histoire est celle exercée par les hommes sur les femmes. Ce concept, évoqué par Marx et approfondi par son camarade Engels, est le fondement des démocraties "avancées" d'aujourd'hui, c'est-à-dire des sociétés fémino-centriques et homosexualisées du 21ème siècle. Nous pouvons donc constater aujourd'hui que les systèmes fondés sur la "politique du genre" sont ipso facto marxistes. Cette prise de conscience est nécessaire pour imaginer une alternative à l'état actuel des choses, et certaines avant-gardes intellectuelles commencent à attirer l'attention sur cette question. C'est le cas de deux jeunes et brillants universitaires hispanophones, Agustin Laje et Nicolás Márquez, qui ont publié une étude traduite en italien en 2023 : Le livre noir de la nouvelle gauche.

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Cette étude, axée sur l'idéologie du genre, analyse la montée irrésistible du lobby gay et du pouvoir féministe dans le monde occidental. Il en ressort notamment que dans les pays où le socialisme réel a été mis en œuvre, le statut des femmes n'a pas particulièrement progressé: aucun pays du bloc communiste n'a connu de leadership féminin. Quant aux homosexuels, ils ont souvent été persécutés par la loi dans les régimes marxistes. Les auteurs du livre s'interrogent sur ces contradictions inconciliables dans le monde socialo-communiste et estiment que les marxistes ont en tête le vieil objectif de l'abolition de la propriété privée, qu'ils voudraient atteindre en s'appuyant sur la Sainte Alliance entre le féminisme et l'homosexualisme. Le monde homosexuel, bien que négligeable en nombre, jouit d'une puissance médiatique globale. L'homosexualisme servirait alors de bélier pour casser le capitalisme, dit hétéro-capitalisme, avec l'objectif habituel de détruire la famille.

Le livre fait particulièrement référence au monde latino-américain, que les auteurs connaissent très bien, où l'homosexualité est en général organisée au sein de groupes d'extrême gauche. Cependant, la réalité en Europe et en Amérique du Nord montre une image différente: le capitalisme avancé semble être le liquide amniotique de l'homosexualité, qui jouit souvent d'un consensus politique unanime. Fondamentalement, le système occidental est animé d'une haine viscérale à l'égard du mâle hétérosexuel, tenu pour responsable des maux du monde. La criminalisation du genre masculin est l'exercice quotidien des grands médias, et les frustrations de toutes sortes se coagulent dans la misandrie d'État, devenue aujourd'hui une religion civile interclassiste.

Quelle que soit l'interprétation que l'on souhaite donner aux pulsions qui se manifestent dans l'opinion publique, le livre de Màrquez et Laje regorge d'informations utiles et de citations mettant en lumière les piliers de l'idéologie arc-en-ciel, dans laquelle les invitations explicites à la pédophilie, à la coprophilie, à l'inceste, aux pratiques sexuelles extrêmes telles que la roulette russe du SIDA, et même la théorisation d'une démocratie sexuelle post-humaine basée sur l'orifice anal, ne manquent pas... Autant de sujets qui n'ont jamais été abordés par les médias généralistes et qu'il est juste de porter à la connaissance d'un public non averti qui se plie désormais à la rhétorique gay de manière inconsciente, presque par réflexe conditionné.

Les deux chercheurs, qui s'expriment avec une franchise très rare et vraiment louable de nos jours, sont des auteurs d'origine catholique, et de nombreux catholiques italiens, chloroformés par la rhétorique bien-pensante du pape Bergoglio, seront certainement choqués par un langage aussi explicite. C'est une autre raison pour laquelle il vaut la peine de s'attaquer à cette lecture, qui offre, parmi de nombreuses informations intéressantes, des statistiques indicatives pour une évaluation du phénomène LGBT. Les lecteurs trouveront des données sur la prévalence exceptionnelle des maladies vénériennes chez les homosexuels: ces informations sont soigneusement cachées au public et contrastent fortement avec les programmes de santé souvent mis en œuvre par les politiciens (pensez aux campagnes antitabac). On détourne les citoyens du vice de la cigarette, tout en les poussant à des formes de promiscuité sexuelle extrêmement dangereuses du point de vue de la santé !

Une partie du livre est consacrée à l'idéologie de l'avortement, qui est la question anthropologique la plus importante. En outre, l'ouvrage décrit des propositions politiques qui apparaissent dans les publications de la région et qui sont susceptibles d'être mises en œuvre dans un avenir proche: homosexualité obligatoire, hétérosexualité interdite, camps de concentration pour les hommes...

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Mais au-delà des observations du livre, on peut dire que le marxisme a gagné avec l'effondrement du mur de Berlin. La haine sociale que le communisme prônait dans les années 1900 s'est transformée en un conflit permanent des sexes entre hommes et femmes ainsi qu'entre homosexuels et hétérosexuels. Le changement de mentalité s'est opéré grâce à l'endoctrinement généralisé des marxistes pendant la période de la guerre froide: sous l'égide de l'école de Francfort, ils ont commencé à comprendre que le capitalisme, tout en générant de grandes inégalités dans la répartition des richesses, réalisait en même temps l'émancipation des femmes, ce qui était évidemment pour les marxistes un objectif bien plus attrayant que la "justice sociale". Le capitalisme a favorisé le travail des femmes pour accroître la consommation, ce qui a également permis d'augmenter les revenus imposables: en bref, les capitalistes ont secoué l'arbre et les marxistes ont récolté les fruits... Après tout, ce n'est pas la première fois que les deux côtés de la modernité collaborent amoureusement !

À long terme, la disponibilité accrue de la main-d'œuvre a généré un chômage de masse et maintenu les salaires à un bas niveau, tandis que le relâchement des liens du sang a fragmenté les patrimoines familiaux. Sans parler du déclin démographique qui conduit les sociétés "avancées" au suicide... Un scénario d'appauvrissement généralisé s'est ainsi mis en place, rendant les travailleurs facilement accessibles au chantage. Ainsi, avec la dématérialisation progressive de l'institution familiale, tout sens de la communauté a été éliminé, ce qui a conduit à un individualisme radical et à la guerre de tous contre tous qui en découle. Le résultat est un modèle social qui tend vers le dystopisme, très proche du communisme puisqu'il vise à l'homologation des modes de vie : aujourd'hui, même les "conservateurs" autoproclamés ont intériorisé le langage arc-en-ciel et l'utilisent sans même s'en rendre compte

Le chef-d'œuvre des progressistes a donc été de féminiser la psychologie de masse. La mentalité de la société contemporaine reflète l'attitude typique des femmes : soumises, obéissantes, serviles... Ainsi, les velléités de rébellion sont facilement absorbées et la classe politique a beau jeu de conditionner des individus castrés, devenus incapables de réagir aux injustices dont ils sont eux-mêmes victimes !

Le livre de Laje et Màrquez se limite à l'aspect idéologique et propagandiste de la question, mais il serait intéressant d'approfondir les thèmes des manipulations biologiques qui ont permis d'établir le Gender; cependant, ces sujets nécessitent une expertise scientifique qui dépasse la formation des deux auteurs, formés en droit et en sociologie. Pour toutes ces raisons, la bataille politique se joue aujourd'hui sur le front du Gender, que l'on peut désormais définir comme le communisme du 21ème siècle. Les arguments ne manquent pas pour démontrer les contradictions du système. Les apories manifestées dans le socialisme réel suffisent déjà largement à discréditer le cadre conceptuel du progressisme, mais l'idéologie du genre est encore plus inconcevable. S'il est vrai, comme le disent les genderistes, que le genre sexuel est un choix psychologique et non un fait biologique, alors tout le monde peut se déclarer femme et tous les problèmes du monde seront résolus: il n'y aura plus de raison d'élaborer des politiques spécifiques pour les femmes ! Le fait que les oligarchies se renforcent au fur et à mesure que l'arc-en-ciel se lève ne fait que confirmer le caractère contre-initiatique du progressisme, historiquement soutenu et financé par des noms bien connus des "complotistes"...

Nicolas Màrquez, Agustin Laje, Il libro nero della nuova sinistra. Ideologia di genere o sovversione culturale, (= Le livre noir de la nouvelle gauche. Idéologie du genre ou subversion culturelle), Editions Eclectica 2023, p.284.

vendredi, 01 septembre 2023

Il y a 100 ans, mourait Vilfredo Pareto. Winfried Knörzer nous rappelle l'importance de son oeuvre

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Il y a 100 ans, mourait Vilfredo Pareto. Winfried Knörzer nous rappelle l'importance de son oeuvre

Source: https://sezession.de/67937/vor-100-jahren-verstarb-vilfredo-pareto

Vilfredo Pareto (1848 - 1923) est un classique de l'économie politique et de la sociologie. Comme c'est souvent le cas avec les classiques, Pareto est souvent mentionné, mais rarement lu.

md31174579151.jpgLes manuels d'histoire de la sociologie traitent de lui de manière obligatoire, mais la traduction française de son œuvre principale, Trattato di sociologia generale, qui se limitait de toute façon aux chapitres les plus importants, est épuisée depuis des décennies. Seul un recueil d'articles sélectionnés est actuellement disponible en Allemagne. Les efforts méritoires de Gottfried Eisermann dans les années 1960 pour faire connaître Pareto dans notre pays sont tombés à l'eau.

Pareto est encore populaire aujourd'hui grâce à l'une de ses nombreuses contributions à la théorie de l'utilité - la règle dite 80 : 20 (principe de Pareto). Exemple : si vous nettoyez une pièce encombrée de déchets, vous avez déjà mis de l'ordre à 80% avec 20% de l'effort total ; pour ranger les objets restants de manière judicieuse, un effort toujours plus important est nécessaire.

Les hypothèses de base de la théorie de l'utilité ont également influencé les travaux sociologiques ultérieurs de Pareto. Pour analyser les actions des personnes, il ne faut pas partir d'un homo oeconomicus construit de manière abstraite, qui s'oriente sur le marché uniquement en fonction du rapport entre l'offre et la demande, mais il faut observer les actions qui ont réellement lieu et essayer de comprendre leurs motivations. La notion d'utilité fait elle-même le lien entre l'économie et la sociologie ; il ne s'agit pas d'une donnée rationnelle, car l'"utilité" dépend du contexte.

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Si l'on se penche sur le portrait intellectuel de Pareto, les zones d'ombre et de lumière apparaissent dans un contraste saisissant. Il a été ingénieur pendant vingt ans et a donc été particulièrement influencé par l'esprit positiviste de son époque. Les sciences naturelles étaient son modèle, c'est pourquoi il s'est toujours efforcé d'appliquer leur modèle de connaissance aux sciences sociales.

En tant que positiviste, il pensait qu'il était possible de découvrir une vérité objective en se débarrassant des préjugés de la doctrine dominante et de ses propres préjugés. Mais c'est précisément cette croyance qui l'a conduit au-delà du positivisme, puisqu'elle l'a amené à pousser la recherche de la vérité jusqu'à ses ultimes conséquences. Il a en effet découvert que l'action humaine était bien moins déterminée par la raison que ne le prétendait la science.

mythes_et_ideologies-630113-264-432.jpgChaque ligne de son œuvre témoigne de son étonnement et parfois de son indignation face au fait que le monde n'est pas aussi raisonnable qu'il devrait l'être. Cette prise de conscience a eu deux conséquences : d'une part, elle lui a permis d'acquérir une vision du monde sans illusion et sans jugement de valeur, ce qui lui a permis de mettre à nu, par l'interprétation, les motivations qui sous-tendent les phénomènes sociaux. Cet art de l'interprétation fait la force de Pareto.

D'autre part, il a tenté d'extraire du chaos varié des actions non rationnelles un ordre analysable rationnellement sous la forme d'un système. Avec cette approche, il est cependant retombé derrière le positivisme, dans une taxinomie baroque avec des classifications confuses et des déductions abstruses.

Ce n'est pas grâce à sa théorie, mais en dépit de celle-ci, que Pareto est parvenu à ses conclusions révolutionnaires sur le fonctionnement des processus sociaux. Le système sociologique de Pareto est en quelque sorte la dérivation de ses connaissances intuitives. La faiblesse de la construction du système de Pareto apparaît déjà dans l'un de ses éléments centraux : la définition des résidus. Même les interprètes les plus bienveillants ont reproché à cette définition son manque de cohérence. Les résidus sont des complexes idéaux de motivation, souvent appelés simplement instincts par Pareto. Pareto interprète l'action sociale en la ramenant aux résidus qui la sous-tendent. Seuls les deux premiers résidus d'un groupe de six ont acquis une notoriété générale.

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Le contenu de "l'instinct de combinaison" est relativement précis : il comprend une attitude progressive, la recherche de la nouveauté, l'audace, l'utilisation de la ruse et de la persuasion dans les relations humaines et de l'imagination dans le travail créatif. Cette disposition mentale s'incarne dans les idéaux-types du spéculateur en économie et du renard en politique. Ce résidu passe au premier plan dans les époques hautement civilisées. Lorsque ce type est parvenu au leadership, il règne par consensus.

La deuxième catégorie s'intitule "Persistance des agrégats". Elle est incarnée par les types du rentier et du lion. Le retraité vit de ses économies, de ses avantages, de ses privilèges ou d'autres revenus fixes et est donc réticent au changement ; il est passif et anxieux. Le Lion tire sa confiance en lui de sa force et de son agressivité ; il domine par la violence.

Cependant, les dispositions mentales des deux types s'excluent mutuellement : On ne peut pas être à la fois passif et agressif, prendre le pouvoir par la force et avoir peur du changement.

Malgré ce manque de précision définitionnelle, le génie de Pareto apparaît toutefois ici, car en distinguant ces deux types, il a anticipé presque mot pour mot celui de Daniel Goodhart entre les "somewheres" et les "anywheres" : "Dans la première catégorie se trouvent les "enracinés", dans la seconde les "déracinés"".

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Pareto a acquis une importance durable grâce à sa théorie des élites, dont l'originalité réside avant tout dans l'analyse de la circulation des élites. L'idée de la circulation des élites découle nécessairement des hypothèses théoriques de base de Pareto :

  1. 1) ce sont principalement les instincts qui déterminent l'action ;
  2. 2) chaque grand groupe délimitable, y compris la classe dirigeante, est composé de personnes ayant la même constitution instinctive ;
  3. 3) comme la constitution instinctive et donc le type d'homme de la classe dominante ne peuvent pas changer, la classe dominante ne peut changer que si le type d'homme jusqu'ici dominant est remplacé par un autre.

Au début de chaque nouveau cycle, il y a la violence. Un groupe d'individus agressifs (résidu de la "persistance des agrégats") s'est emparé du pouvoir par la conquête ou la révolution. La domination ne peut toutefois pas être maintenue durablement par l'utilisation de la violence nue. Elle doit être légitimée et se fonder sur le consentement de ceux qui sont soumis à la domination. Dans le même temps, l'économie commence à prospérer grâce à la paix civile et à la sécurité juridique.

Ces deux évolutions, l'établissement d'un consensus et la croissance économique, favorisent l'émergence d'un type d'homme caractérisé non pas par l'agressivité mais par l'intelligence (résidu de "l'instinct des combinaisons"). Les productions de discours et de biens gagnent en importance, et avec elles le type d'homme qui exerce ces activités. Celui-ci accède donc à la classe supérieure, mais est encore exclu de la domination politique proprement dite. Il existe donc dans la classe supérieure deux fractions distinctes : l'une dominante (les établis, qui règnent par l'épée) et l'autre dominée (les ascendants, dont le pouvoir repose sur leur force mentale ou leur richesse).

imvptsgages.jpgC'est maintenant qu'il faut décider si l'évolution future sera pacifique ou violente. Elle est pacifique lorsque certains membres de la faction dominante, particulièrement incompétents, quittent la société et que des membres de la faction dominée prennent la place laissée vacante par cooptation. La révolution survient lorsque la faction dominante se ferme complètement et, surtout, lorsqu'elle tente de maîtriser la situation par la carotte et le bâton.

Dans cette phase, la faction dominée se fait le porte-parole des couches dominées, inférieures. Elle utilise l'agressivité, la colère et la force numérique des classes inférieures comme instrument pour parvenir elle-même à la domination. Une fois cet objectif atteint, l'alliance est rompue et le Maure, qui a fait son devoir, est apaisé par quelques cadeaux et phrases. Les classes inférieures n'accèdent jamais au pouvoir en tant que telles, mais seulement la petite partie, l'élite, qui a déjà accédé à la classe supérieure.

La véritable lutte des classes ne se produit jamais que dans l'affrontement entre la fraction dominante et la fraction dominée au sein de la classe dirigeante.

Pareto a été courtisé par Mussolini dans la dernière année de sa vie, ce qui l'a exposé au soupçon de sympathie avec le fascisme. Mais : Pareto n'est ni de droite ni de gauche, mais un analyste de la société devenu cynique et incorruptible.

Il semble être de gauche parce qu'il dénonce impitoyablement les agissements des classes dirigeantes et leur exploitation du peuple.

Il semble être de droite parce qu'il méprise la faiblesse des décadents hypercivilisés qui reculent devant tout usage de la violence, et parce qu'il se moque de l'hypocrisie humaniste.

mardi, 01 août 2023

Pareto a anticipé il y a 100 ans la décadence et la corruption actuelles des élites

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Pareto a anticipé il y a 100 ans la décadence et la corruption actuelles des élites

Gennaro Malgieri

Source: https://electomagazine.it/pareto-anticipava-100-anni-orsono-lattuale-corrotta-decadenza-delle-elites/

Il y a des livres qui marquent l'histoire de la pensée de manière indélébile. C'est-à-dire qu'ils ne sont pas affectés par le passage du temps, qu'ils sont valables partout et que tout le monde peut les reconnaître comme des classiques. L'un d'entre eux est Trasformazione della democrazia (publié en Italie chez Castelvecchi) du plus grand sociologue italien, avec Gaetano Mosca: Vilfredo Pareto (1848-1923) dont on célèbre cette année le centenaire de la mort.

Auteur du Traité de sociologie générale avec lequel il allait fonder une "nouvelle science", Pareto, économiste distingué, commença à se consacrer à l'étude des phénomènes politiques à la suite de son observation des régimes politiques en relation avec les grands facteurs économiques de son époque qui les soutenaient et dont ils se nourrissaient.

Le chemin qui le conduira à formuler la théorie de la "circulation des élites" sera long et complexe, mais fera l'unanimité quelles que soient les appartenances politiques et culturelles. Pareto a observé et documenté une chose très simple: les sociétés, quels que soient leurs soutiens, sont toutes gouvernées par des cercles étroits qui agissent bien ou mal, mais qui sont détachés du contexte général et se légitiment eux-mêmes. Le prix à payer pour le pouvoir qu'ils exercent est la décadence plus ou moins rapide à laquelle ils sont inévitablement voués.

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Si l'on applique la théorie à la démocratie, au-delà du fait que Pareto n'a jamais cru à la bonté absolue du suffrage universel et que, en digne disciple de Machiavel, il a toujours soutenu que le réalisme du pouvoir devait être analysé à la lumière des contingences, il est évident aux yeux du penseur qu'il s'agit d'une construction artificielle fondée sur l'inverse de ce que soutiennent ses apologistes modernes.

Les démocraties, pour Pareto, en somme, sous le couvert de bonnes intentions, cachent l'empressement des oligarchies à utiliser le consentement populaire (d'ailleurs limité à son époque) pour gouverner à leur guise.

Ceux qui sont au pouvoir sont aussi, nécessairement, les plus riches : ceux qui sont au sommet jouissent non seulement du pouvoir politique, mais de toute une série de privilèges", peut-on lire dans un autre texte parétien, Les systèmes socialistes, où les élites sont mises en garde contre le danger d'un déclin assez rapide si elles ne se régénèrent pas. Et il précise : "Les éléments de remplacement des élites peuvent provenir des classes rurales, qui subissent une sélection plus forte que les classes aisées; les classes aisées ont tendance à sauver tous leurs enfants, en veillant à ce que les éléments faibles et inadaptés restent en vie. Cela signifie que l'élite dirigeante comprendra également les pires éléments, ce qui la rendra encore plus mauvaise. La "transformation de la démocratie" suit cette tendance pessimiste, mais réaliste. Pour se maintenir au pouvoir, les oligarchies qui tirent leur légitimité de la réponse populaire doivent nécessairement activer des mécanismes de corruption systématique ou de patronage: du contrôle même des sentiments du peuple découle leur gouvernement, arbitraire bien que limité par des parlements qui adhèrent néanmoins à la même logique que ceux qui gouvernent provisoirement.

Ainsi, le "gouvernement parlementaire" est miné par la privatisation des affaires publiques et, même si l'on veut le défendre, il faut reconnaître qu'il est hypocrite de ne pas voir les malversations qu'il parvient à produire pour se maintenir au pouvoir le plus longtemps possible. Pareto, aussi critiqué soit-il, a certainement vu loin. Dans ses articles parus entre juin et décembre 1920 dans la Rivista di Milano, puis réunis l'année suivante dans le petit volume sur la dégénérescence de la démocratie, il représente une classe politique, non seulement italienne pour dire la vérité, mais qui s'impose dans toute l'Europe avec les mêmes systèmes visant à tromper la croyance publique.

"Les changements les plus récents connus par la démocratie, souligne Francesco Marchianò dans son introduction, redonnent de l'importance aux intuitions parétiennes. D'une part, aujourd'hui plus qu'hier, le lien étroit entre l'argent et la politique, les processus de privatisation du politique... nous invitent à mieux réfléchir sur les dynamiques réelles du pouvoir politique et l'influence de l'argent".

En effet, ajoute Marchianò, on peut même se demander "si dans la transition de la démocratie à la post-démocratie, il n'y a pas eu aussi un mouvement de circulation des élites qui fait qu'aujourd'hui, la souveraineté appartient de manière très relative au peuple".

C'est précisément ce que Pareto a soutenu en étudiant à la fois le socialisme naissant et le "cycle ploutocratique" consolidé.

Une leçon très actuelle qu'il faut garder à l'esprit pour comprendre les camouflages du pouvoir à l'ombre d'une démocratie qui se transforme rapidement et devient autre chose que ce que promettent ceux qui savent qu'ils la trahissent.

dimanche, 11 juin 2023

Wokisme et déconstruction

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Wokisme et déconstruction

par Alberto Giovanni Biuso

Source: https://www.sinistrainrete.info/articoli-brevi/25657-alberto-giovanni-biuso-wokismo-e-decostruzione.html

Les phénomènes collectifs qui portent le nom de cultures woke et cancel (ceux qui, par exemple, génèrent l'abattage de statues de poètes et de penseurs au nom de principes contemporains) peuvent apparaître et être quelque peu bizarres et fanatiques.

Leur nature s'exprime par quelques éléments très clairs: la victimisation élevée au rang de principe méthodologique; la tendance fortement censurante à l'égard de tout ce que les "éveillés" considèrent comme l'expression du Mal absolu; l'aspiration à faire tabula rasa de tout le passé de l'humanité, dont ils estiment devoir réécrire les vicissitudes comme s'il s'agissait d'une page blanche; une dimension fortement médiatisée, très éloignée du sentiment commun à la grande majorité des gens; l'attention consécutive que le wokisme reçoit des médias et des institutions bien qu'il constitue un phénomène circonscrit à une niche; l'analogie singulière avec le fanatisme de la "révolution culturelle" maoïste, qui voulait elle aussi anéantir toute la culture chinoise; la nature profondément américaniste et puritaine de la cancel culture, qui, tout en se présentant souvent sous un aspect "gauchiste" - comme diraient les Français - est en réalité l'exact opposé des traditions les plus fécondes de la gauche, telles que la liberté d'expression, la libération par rapport à tout fondamentalisme religieux, la primauté des questions collectives sur les désirs individuels.

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Au contraire, les cultures Woke et Cancel représentent un mélange bizarre de certaines expressions de la culture de "droite" dans ses composantes individualistes et libérales et de la culture de "gauche" dans ses composantes tout aussi individualistes qui tendent à transformer sémantiquement et juridiquement certains désirs individuels légitimes, issus de contextes historiques très précis, en droits naturels.

Tout cela va de soi. Mais il y a quelque chose de plus profond dans le wokisme. C'est en fait aussi l'un des résultats sociaux et culturels les plus significatifs du postmodernisme et du déconstructionnisme. Deux positions philosophiques, qui ces dernières décennies, se sont établies principalement aux États-Unis d'Amérique.

Né également de la vulgarisation par Jacques Derrida de la très fine lecture heideggérienne de Nietzsche, le déconstructionnisme compte parmi ses autres "pères" européens Deleuze et, en partie, Foucault. Ces perspectives philosophiques sont complexes et articulées, mais dans la lecture politique simpliste qu'elles ont reçue aux États-Unis (et, par rebond, en Europe), elles sont devenues des philosophies organiques du libéralisme de salon, avec leur primauté du flux sur la substance des entités, des événements et des processus (qui est également incontestable); et surtout avec leur apologie du désir individuel et avec leur destruction tendancielle de la rationalité classique (et donc aussi scientifique).

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Le déconstructionnisme européen conserve une tendance à l'obscurité expressive et à ce que les Français appellent la "préciosité" (en référence à Molière), c'est-à-dire une sorte de snobisme fondé sur la conviction infondée d'être "le meilleur".

Les éléments problématiques du déconstructionnisme philosophique sont amplifiés démesurément dans le wokisme politique, à commencer par les éléments génétiques que le premier a transmis au second.

Tout d'abord, une tendance anthropocentrique cachée ou même niée, qui est évidente chez d'autres philosophes qui ont contribué au déconstructionnisme. Il s'agit surtout de Sartre, pour qui en dehors de l'humain il n'y a pas d'existence ou, s'il y en a une, elle ne vaut pas la peine d'être étudiée, et de Lévinas, qui ne conçoit de dialogue qu'entre les humains et non de l'humain avec le monde, avec le cosmos; monde et cosmos considérés comme substantiellement inexistants puisque "l'autre de l'être, c'est l'homme en tant qu'il n'est pas l'être". On comprend que le seul être qui compte est l'être humain" (Pierre Le Vigan, in Déconstruction ?, numéro 55 de Krisis, avril 2022, p. 22).

Anthropocentrisme qui, dans certaines tendances déconstructionnistes, évolue presque inévitablement vers l'artificialisme comme apogée des capacités humaines à remplacer le matériel par le numérique, et vers le transhumanisme comme remplacement du réel par le virtuel, sous la forme que Jean Baudrillard a précisément indiquée à travers le concept/dispositif du simulacre, c'est-à-dire un monde où le réel est un moment du faux (Debord), où la frontière entre ce qui arrive et ce qui est inventé tend à s'estomper.

C'est là une des racines de l'ingénierie sociale qui est constitutive à la fois du déconstructionnisme et du transhumanisme et qui a trouvé une mise en œuvre très claire dans l'affaire Cov id19. En effet, il s'agissait, et il s'agit toujours, d'une infodémie, d'une épidémie essentiellement médiatique, qui "a permis de déployer au niveau mondial le récit de la "pandémie meurtrière" qui doit servir de mythe fondateur à une dictature sanitaire et informatique mondiale en cours d'élaboration" (Lucien Cerise, ibid., p. 94).

L'expression et la forme de ce mythe fondateur du déconstructionnisme sanitaire et social sont la dissonance cognitive, l'obscurantisme anti-biologique, l'élimination des différences, l'hypermoralisme à caractère religieux.

La dissonance cognitive prend de multiples formes. Au niveau sociologique, par exemple, la double injonction d'accueillir le monde islamique en Europe et de combattre sans merci le patriarcat masculin, deux injonctions manifestement incompatibles entre elles. Au niveau sanitaire et climatique, la dissonance consiste aussi à éliminer la santé par la santé, en induisant un état permanent d'anxiété, de stress et de dépression au nom de la protection contre un virus.

La forme la plus flagrante de l'obscurantisme anti-biologique est la négation pure et simple de l'existence réelle et innée du masculin et du féminin, réduits à une construction purement sociale et culturelle qu'il faut démanteler de toutes les façons, dès les premières années d'école. Il n'y aurait même pas lieu de s'attarder sur cette pathologie évidente - croire que les hommes et les femmes n'existent pas - si elle n'était pas sérieusement soutenue dans divers forums.

Une pathologie qui constitue une preuve supplémentaire et évidente du rejet déconstructionniste et woke de la différence au nom de l'un, d'une identité de remplacement qui doit éliminer toute diversité ontologique, éthique, politique, au nom des valeurs et d'une égalité réduite à la pure uniformité de l'identique: "Philosophiquement, c'est un processus d'abolition du multiple, dans tous les sens du terme et à tous les niveaux de l'existence, pour aller vers toujours plus d'unité normative. (...) Il s'agit d'organiser volontairement l'unité du monde sur la base d'une hallucination collective" (Cerise, ibid., p. 95).

L'outil principal que l'idéologie woke déploie pour atteindre cet objectif est le langage: de l'utilisation du schwa et de l'astérisque à des stratégies plus complexes visant en tout cas à nier l'existence de tout ce qui pourrait constituer une différence sexuelle entre les humains. Et ce de manière cohérente, puisque le déconstructionnisme nie qu'une nature humaine soit donnée, existe, agisse.

L'éliminer en rendant impossible toute restitution linguistique est l'essence du néo-langage dont George Orwell énonce les principes dans les annexes de son célèbre 1984. Par conséquent, les pratiques woke deviennent des formes d'effacement de toute la culture humaine, puisqu'elle est presque entièrement le produit des hommes Homo sapiens, qui sont considérés comme l'origine et la cause efficiente de tous les maux.

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Le déconstructionnisme woke est exactement cela: une barbarie qui prend des formes rarement vues dans l'histoire des sociétés; un analogue pourrait être les militants d'ISIS qui ont démoli "les idoles", les statues de Bouddha, en Afghanistan.

Ce n'est donc pas un hasard si le dernier élément de la taxinomie que je propose ici consiste à "réactiver sur un nouveau terrain, celui de l'hyper-moralisme wokiste, le vieux fanatisme religieux" (Pierre-André Taguieff, p. 63). Taguieff ajoute que contre cette apologie de l'ignorance, il faut activer la gaieté de la science, qui germe aussi d'une gaieté du scepticisme à l'égard de toute vérité et de toute valeur absolues. S'y opposer au nom et sous la forme de la liberté, car "nous voulons que puisse à nouveau s'épanouir, partout en Europe, un débat d'idées ouvert, sans inquisition, sans fanatisme, sans procès d'intention" (David L'Épée, ibid., p. 56), redonnant un sens et une fonction émancipatrice à l'école et à l'université, de plus en plus réduites à des lieux d'endoctrinement moralisateur selon les modes que l'agenda libéral impose aux sociétés occidentales. En effet, l'ignorance n'est pas la "force" - comme le dit le slogan de 1984 - mais l'outil qui produit des esclaves.

Il faut donc agir et penser pour les libertés réelles, contre le fantôme de la liberté pour laquelle "en apparence, je pense et je fais ce que je veux, mais cela doit rester à l'intérieur du cadre circonscrit par les médias, qui définissent le nouveau discours sacré. Transgresser la parole médiatique revient à transgresser un tabou, et cela créé une malaise immédiat, de même nature que la contestation de la parole du prêtre ou du chaman dans une société traditionnelle" (Cerise, ivi, p. 100).

Nous terminons en rappelant une évidence taboue pour l'idéologie woke: la différence (non pas la hiérarchie, qui est à rejeter, mais précisément la différence) entre le masculin et le féminin.

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Paul B. Preciado est un militant néo-féministe espagnol, auteur d'un manifeste contre tout "stéréotype de genre" et qui constitue, en même temps, une apologie de l'anus, "zone érogène commune à tous les humains sans différence de sexe, orifice non discriminant et marqueur d'égalité", qui "s'impose comme le nouveau 'centre universel contrasexuel'". D'où cet éloge déconstructionniste de l'anus, socle d'un universalisme enfin libéré de l'emprise des normes hétérosexuelles (...). Se situer par-delà le pénis et le vagin, organes de la différence des sexes, dont il faut cependant souligner qu'il ne s'agit que de 'constructions sociales'" (Taguieff, p. 60). Une telle version analocentrique du monde en dit long sur l'absence totale d'humour qui est une autre des limites de la vision woke de la société.

Tout cela contredit tellement la réalité - la réalité qui existe et se produit, au-delà de toute abstraction déconstructionniste - que c'est finalement insoutenable. Le politiquement correct et la cancel culture voudraient "faire coexister islamisme et gauchisme, féminisme et anti-racisme, relativisme axiologique et néo-puritanisme, et ces contradictions ne sont sans doute pas promises à la vie éternelle" (Yannick Jaffré, p. 11). Même la philosophie de l'anus de Preciado et d'autres ne résistera pas à l'épreuve du temps, fondée sur les rêves d'un visionnaire qui seront déconstruits et annulés par une métaphysique capable de respecter le réel, tout le réel, le réel de la différence.

dimanche, 30 avril 2023

Du rêve américain à la dépression américaine

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Du rêve américain à la dépression américaine

Emanuel Pietrobon

Source: https://it.insideover.com/societa/dallamerican-dream-allamerican-depression.html

Les mythes qui ont contribué à la naissance d'un culte mondial pour les États-Unis, le rêve américain et l'American way of life, sont en train de mourir. Le tueur est l'Amérique elle-même, dont le corpus de valeurs salubres a été remplacé par les dégénérescences du libéral-progressisme et dont le modèle capitaliste, jadis référence des nations et pôle d'attraction des migrants du monde entier, vit dans l'agonie de crises intermittentes.

Le rêve américain et l'American way of life se meurent et avec eux l'homo americanus, de plus en plus déprimé, malade et seul. Les drogues traditionnelles et numériques - pornographie et réseaux sociaux -, la malbouffe, les médicaments psychiatriques et les modes de vie autodestructeurs le tuent.

La classe dirigeante a connaissance et conscience de la Grande Dépression, emblématisée par les épidémies de suicides, la crise des opioïdes et les massacres généralisés, et sait que de la résolution de cet ensemble complexe de problèmes dépendent, plus que l'érosion du soft power, la sécurité et l'avenir des États-Unis. Car le risque est que, selon ce qui se murmure dans les couloirs menant aux salles de contrôle, l'Amérique arrive déjà vaincue au redde rationem avec la République populaire de Chine.

Aux origines de la Grande Dépression américaine

Le rêve américain est devenu un cauchemar. Une combinaison de facteurs matériels et immatériels a supplanté l'optimisme chrétien sur lequel s'est fondée l'Amérique, superpuissance huntingtonienne solitaire qui, enivrée par les vapeurs enivrantes du Moment Unipolaire, n'a pas écouté la parénèse (soit l'exhortation à la vertu) de Zbigniew Brzezinski sur les dangers émanant de l'avènement d'une société façonnée par des athéismes messianiques, des cornes d'abondance permissives, des hédonismes collectifs et des valeurs autodestructrices.

media_73562488.jpegAprès avoir vaincu le défi des utopies coercitives, avertissait déjà le clairvoyant Brzezinski en 1993 - année du prophétique The World Out of Control -, les Etats-Unis aborderont l'an 2000 avec un tableau clinique dégradé et le principal obstacle à leur hégémonie mondiale, plutôt que l'émergence inévitable de puissances révisionnistes, sera leur processus de décadence. Un processus marqué par une violence sans précédent, des massacres misanthropiques à la radicalisation des tensions interethniques, susceptible d'avoir des répercussions sur la capacité de gouvernance mondiale des États-Unis et sur leur soft power - car les peuples sont attirés par les empires émerveillés, pas par ceux qui sont en déclin civilisationnel.

La voix oraculaire de Brzezinski n'a pas été entendue, comme un cri dans le désert, mais l'histoire lui a rapidement donné raison. Six ans après le sinistre avertissement, en 1999, le massacre du lycée Columbine a ouvert la voie au siècle des massacres, tandis que les 3442 décès par overdose d'opioïdes ont marqué le début de l'épidémie d'opioïdes. Prodromes (ignorés) de la matérialisation du présage de Brzezinski.

Le mal-être est le plus grand ennemi de l'Amérique

Les Etats-Unis risquent d'en arriver au redde rationem avec la Russie et la Chine, respectivement désireuses de réécrire le final de la guerre froide et de se venger du siècle de l'humiliation, avec un jardin en flammes et une maison en ruines.

Le révisionnisme de l'axe Moscou-Pékin est le défi de l'époque pour le système international occidental-centré, mais c'est le malaise de l'homo americanus solitaire, en colère, malade et dépressif qui est l'épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de l'Amérique. La crinière qui la tient est si mince, et qu'un mélange d'indifférence (des décideurs américains) et d'ingérence (des stratèges hybrides sino-russes) est en train d'amincir, qu'elle pourrait tomber d'un jour à l'autre.

Les Freddy Krueger qui peuplent le cauchemar américain, et qui répondent aux noms de dépression, troubles mentaux, obésité, toxicomanie et ultra-violence, conduisent la société américaine vers la liquéfaction. Un tableau assombri par les processus simultanés d'extrémisation des forces politiques et de radicalisation des minorités. Le spectre de l'auto-apocalypse trouble le sommeil de la Cité sur la Colline.

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Le Pentagone a un ennemi qui s'appelle la génération Z

Les forces armées peinent à atteindre les objectifs annuels de recrutement en raison de la méfiance et de l'inéligibilité. Le problème réside dans les attributs que l'on retrouve en moyenne chez les membres de la génération Z, qui sont fondamentalement réfractaires à l'attrait de l'uniforme ou, lorsqu'ils sont intéressés, largement incapables de passer les tests psychophysiques et d'aptitude.

En 2022, en raison du manque de réactivité et de la faible qualité des candidats, l'armée de terre n'a pas atteint l'objectif de 60.000 recrues et en a enrôlé environ 45.000, soit 25 % de moins que prévu. Des chiffres qui témoignent d'un "défi sans précédent", selon les termes des dirigeants militaires, et qui pèsent sur la durabilité de la compétition stratégique avec la Chine. La crédibilité militaire des États-Unis est érodée par la possession d'une armée numériquement réduite et qualitativement pauvre, puisqu'elle est composée de soldats et de militaires physiquement inaptes et intellectuellement médiocres.

Le Pentagone tente d'inverser la tendance par différents moyens : campagnes de sensibilisation sur l'utilité des forces armées, assouplissement des barrières à l'entrée, par exemple sur les tatouages, le poids - possibilité de dépasser le poids maximum autorisé jusqu'à 6% - et l'intelligence - abaissement de dix points du score minimum pour se qualifier au test de psycho-aptitude -, prolongations de contrats, rappels et augmentations des primes perceptibles.

La stratégie du Pentagone est une arme à double tranchant. Elle pourrait fonctionner quantitativement, c'est-à-dire augmenter le taux de recrutement, mais elle causerait des dommages qualitatifs, puisque les forces armées seraient composées principalement d'individus inadaptés. Il est vrai, en même temps, que le problème de la qualité ne peut être résolu par le Pentagone, car il nécessite une solution à multiples facettes au niveau du système - culturel, éducatif, sanitaire.

En l'absence d'une solution globale, qui s'attaque à la racine du problème, le dossier des forces armées est voué à devenir de plus en plus problématique. En raison de la baisse constante du quotient intellectuel, emblématisée par les 130 millions d'Américains ayant une faible capacité de lecture. En raison de la capillarisation de l'obésité, symbolisée par le quadruplement des personnes en surpoids: 13% de la population en 1960, 41,9% en 2020. Et à cause de la part croissante des jeunes inaptes, compte tenu des circonstances précédentes et d'autres - de l'antimilitarisme aux troubles dépressifs et mentaux -, qui est passée de 71 % à 77 % du total pour la seule période 2017-20.

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Les Américains : dépressifs et destructeurs

Les troubles mentaux, ainsi que les troubles alimentaires, sont l'autre ride qui afflige l'homo americanus, perturbant les sommeils du Pentagone et de la Maison Blanche et aiguisant les fantasmes de victoire des rivaux de l'Amérique. Parler de la Grande Dépression en chiffres revient à dire : une overdose mortelle toutes les cinq minutes, les overdoses mortelles chez les 15-19 ans ont augmenté de 150 % entre 2018 et 2021, les overdoses sont la principale cause de décès chez les Américains de moins de 45 ans, les lycéens ayant des "sentiments persistants de tristesse et d'abattement" sont passés de 26 % à 44 % entre 2009 et 2021, et le taux d'utilisation d'antidépresseurs est l'un des plus élevés au monde : 110 pour 1000 personnes.

Selon les dernières données disponibles pour 2019-20, un adulte américain sur cinq souffrira d'un trouble mental, soit plus de cinquante millions de personnes sur une population de 331,9 millions. Au cours de la même période, selon le CDC et Harvard, un adulte sur quatre âgé de 18 à 24 ans aurait des pensées suicidaires et 51 % des adultes âgés de 18 à 29 ans connaîtraient des moments de dépression sur une base hebdomadaire.

L'épidémie de dépression qui a frappé les États-Unis, et dont la Chine profite pour exacerber la crise des opioïdes - 841.000 décès de 1999 à 2022 - a fait du suicide l'une des principales causes de décès : deuxième dans les tranches d'âge 10-14 ans et 25-34 ans, troisième dans la tranche 15-24 ans et quatrième dans la tranche 35-44 ans. En 2020, le CDC estime qu'il y aura 1,2 million de tentatives de suicide et deux fois plus de suicides réussis que d'homicides : 45.979 contre 24.576.

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En toile de fond de la Grande Dépression, dont elle est certainement une composante négligée, se trouve la question des massacres de civils par armes à feu: 4040 pour la seule année 2014-22. Dans 53% des cas de massacres en milieu scolaire et non scolaire, l'identité du meurtrier comprenait soit des troubles mentaux graves, soit des troubles neurologiques, soit des troubles psychiatriques non psychotiques, soit des troubles liés à l'utilisation de substances psychoactives.

Au total, entre 1999 et 2022, la Grande Dépression, entendue comme l'épidémie de suicides et d'overdoses mortelles d'analgésiques et d'antidépresseurs, a coûté la vie à un peu plus de deux millions de personnes, soit trois fois la population de l'Alaska. Des chiffres qui témoignent d'une société en voie de zombification, se dirigeant, à moins d'un revirement radical, vers une liquéfaction totale.

La crise américaine vue par la Russie et la Chine

Une démocratie en voie de dé-démocratisation, une société en guerre civile moléculaire, une économie proche de l'overdose, telle est l'Amérique selon les deux grands challengers du système international occidentalo-centrique, l'Ours et le Dragon, qui sont persuadés de surmonter le moment unipolaire en réadaptant le scénario utilisé par les États-Unis pour vaincre le bipolarisme, les actions restrictives, la diplomatie triangulaire et les guerres pièges, dans l'espoir - l'espérance - de parvenir au même épilogue : l'implosion de l'autre pôle de puissance.

L'atomisation sociale, la dépression généralisée, l'intoxication collective et la radicalisation des minorités sont les meilleurs amis des guerriers de l'esprit russes et chinois qui dirigent et scénarisent les opérations de déstabilisation hybride aux États-Unis. Les premiers en menant des opérations de guerre dans la cinquième dimension - le réseau - au détriment de la sixième dimension - l'esprit. Les seconds en développant des drogues mortelles, pour le corps et l'esprit, distribuées ensuite dans les magasins numériques, avec l'aide de la Silicon Valley, et dans les rues américaines, de concert avec les narcotrafiquants mexicains.

Pour la Russie et la Chine, les maux de l'homme américain contemporain sont des serpents venimeux qu'il faut nourrir. L'atomisation sociale est l'ennemie des individus, dont elle aggrave la solitude, les frustrations et les ressentiments, et des communautés, qu'elle divise en compartiments étanches dans lesquels il est alors possible de construire des chambres d'écho pour l'utilisation et la consommation d'agendas polarisants et radicalisants - enseigne l'Internet Research Agency. L'ivresse collective est un inhibiteur de la créativité, de l'inventivité et de la productivité, qui sont les éléments constitutifs du pouvoir et les pare-feu des opérations cognitives, informationnelles et psychologiques - aujourd'hui plus que jamais, à l'ère des réseaux sociaux, pernicieux et omniprésents. Et les deux, l'atomisation et l'intoxication, vont à l'encontre de la cohésion nationale et du patriotisme.

L'Ours et le Dragon tenteront de gagner le match du siècle contre l'Aigle sans le combattre directement, mais en l'abrutissant, en le divisant, en le droguant, dans l'espoir que les drames domestiques l'obligeront à revoir son agenda global ou le priveront du souffle nécessaire pour tenir jusqu'à la 90e minute. Tout sera permis pour une nuit, même et surtout l'illicite, dans l'épreuve de force entre le Moment Unipolaire et la Transition Multipolaire.

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19:18 Publié dans Actualité, Sociologie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : sociologie, actualité, états-unis | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

vendredi, 14 avril 2023

Sur la question de la "religion civile"

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Sur la question de la "religion civile"

Igor Igorevitch Murog

Source: https://katehon.com/ru/article/k-voprosu-o-grazhdanskoy-religii

L'approche phénoménologique de l'étude de la "religion civile"

Du point de vue de la sociologie phénoménologique, dont le fondateur Alfred Schütz a développé les idées d'Edmund Husserl, le monde objectif est connu par un homme concret. Le monde qui nous entoure est certes objectif, mais il ne commence à nous importer que lorsqu'il est perçu et exploré par notre conscience subjective. La microsociologie est une branche particulière de la science qui étudie l'interaction et la communication dans la vie quotidienne entre les personnes.

Ainsi, au cours de notre vie, nous rencontrons de nombreuses réalités créées par la science, la religion ou l'art, mais la réalité de la vie quotidienne, que nous rencontrons tous les jours, que nous le voulions ou non, est celle qui nous concerne le plus. Cette réalité inclut la "religion civile", un phénomène qui n'est pas tant mauvais ou bon qu'inévitable.

Les premiers moyens par lesquels l'homme commence à connaître sont les sens : voir, goûter, sentir, toucher. Mais ils ne sont en aucun cas suffisants pour appréhender le monde dans sa globalité. Les impressions reçues par les sens sont chaotiques et ont besoin d'être ordonnées. C'est pourquoi l'homme a commencé à organiser les expériences sensorielles en phénomènes présentant des caractéristiques communes. Comme les phénomènes du monde environnant sont perçus par tous les membres de la communauté, l'individu, après les avoir identifiés, entre en interaction avec les autres, en étant sûr qu'ils ressentent le monde de la même manière.

C'est ainsi qu'est apparu progressivement un ensemble de connaissances communément appelées "sens commun" [18], partagées par tous les êtres humains et leur permettant de coexister pleinement. Cependant, cette catégorie n'est pas du tout immuable, car au fur et à mesure que la société se développe et se complexifie, de nouveaux rôles sociaux apparaissent et, par conséquent, ils donnent lieu à de nouvelles réalités. Ainsi, chaque individu voit le monde de manière légèrement différente, le bon sens lui permettant de comprendre les autres.

La particularité du monde actuel est qu'il est très multiforme et que les représentants des différents groupes sociaux construisent, recréent leurs réalités de différentes manières. La tâche des phénoménologues est de donner la représentation la plus objective possible du monde en comprenant les autres points de vue. Ce faisant, ils ne sont pas très intéressés par les différences objectives. L'accent est mis sur la manière dont certaines constructions sociales sont perçues au niveau de la conscience ordinaire. Ainsi, chaque individu est, dans une certaine mesure, en mesure d'influencer le sens commun social sur lequel se fondent la systématisation et la définition des concepts objectifs qui constituent la connaissance scientifique.

Cependant, l'individu, en tant que membre d'un groupe social particulier, utilise une échelle de valeurs propre à son groupe dit d'appartenance et ses conceptions de la réalité sont similaires à celles de ses membres. Comme son groupe social n'est pas le seul existant et qu'il en existe d'autres, leurs mondes intersubjectifs peuvent être très différents. Soulignons ici que le monde intersubjectif contient des connaissances qui comprennent des croyances ainsi que des éléments de croyance, qui sont réels dans le sens où ils sont définis par les participants eux-mêmes dans l'interaction [12].

C'est ainsi qu'émergent des groupes de "nous" et de "eux". Lorsqu'il interagit ou migre d'un groupe à un autre, un individu doit au moins être conscient qu'il sera confronté à un ordre socioculturel différent, ce qui peut conduire à des situations problématiques, voire à des conflits.

Par exemple, à l'époque soviétique, de nombreux citoyens des républiques soviétiques se considéraient comme appartenant au groupe socio-ethnique des "Russes", alors considéré comme prestigieux. De même, certains hommes d'affaires d'aujourd'hui ne sont pas enclins à s'identifier à des entrepreneurs, mais préfèrent s'identifier à la classe ouvrière ou aux intellectuels, ce qui se reflète en fin de compte dans leur pensée et leur comportement.

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Se trouvant dans un certain environnement socioculturel, l'individu en assimile les valeurs au cours de la communication quotidienne et se fait une certaine idée du groupe social "d'origine" lui-même et de la place que l'on y occupe. Dans le processus de socialisation, l'individu commence à comparer "nous" et "eux", ce qui est le point de départ de la formation d'une identité sociale qui influencera inévitablement le choix des stratégies de vie, ainsi que la volonté même d'interagir avec les membres d'autres groupes sociaux, d'une manière ou d'une autre.

Nous pouvons l'observer chaque fois que quelqu'un parle ou agit en fonction d'un certain "nous". En outre, en fonction des valeurs socioculturelles dominantes dans la société, les attitudes à l'égard du groupe autre, "eux", changent, comme on peut l'observer dans les réalités russes contemporaines. Par exemple, à l'époque soviétique, les coupables de tous nos malheurs étaient "eux-bourgeois" et "eux-Américains". Aujourd'hui, il ne reste plus que ces derniers.

Nous devons donc comprendre où les sociétés russe et américaine ont des points communs et où elles divergent complètement. Il est important de passer de la simple collecte de faits à l'examen de questions essentielles à la survie de l'ensemble de la communauté humaine, c'est-à-dire les questions centrales de la relation des hommes entre eux et de la relation de l'homme à Dieu.

Les fondements religieux de la civilisation du mondialisme

Comme on l'a dit, dans la société pré-moderne, il y avait une image unifiée du monde et il était assez facile pour le petit groupe de personnes qui la composait, comme une famille ou une communauté, d'interagir. Plus tard, cependant, le besoin s'est fait sentir de s'organiser en communautés plus larges, dont les membres ont commencé à comprendre et à construire à leur manière une image du monde qui les entoure. Il en est résulté une grande quantité d'informations et la nécessité de les stocker pour un fonctionnement et une coopération réussis. La perception holistique du monde a donc été remplacée par une perception à multiples facettes. Au fil du temps, les méthodes de traitement des données se sont de plus en plus éloignées de la pensée naturelle et leur rôle s'est accru, ce qui a donné lieu à l'émergence de structures imaginatives.

De grands groupes de personnes, des familles aux nations, ont pu collaborer à grande échelle sur la base d'une idée commune qui existait dans leur esprit et les a aidés à construire des villes et même des empires entiers avec des centaines de millions de personnes.

La "fiction" commune s'est progressivement inscrite dans la conscience collective. En la reproduisant, en répétant les exploits des héros des mythes, en accomplissant des rites, en incarnant les archétypes de leur conscience sous une forme symbolique, les gens sacralisaient le temps historique, en y introduisant un certain sens supérieur qui les aidait à s'élever au-dessus des problèmes de la vie quotidienne ; en conséquence, la "fiction" (ou "mythe") était très durable et, au fil du temps, à partir de simples légendes et du folklore local, elle s'est transformée en idéologies nationalistes autour des États modernes. C'est ainsi que sont apparues diverses croyances, divinités, rituels et, finalement, la ou les premières religions. Dans les cercles académiques, ces phénomènes sont qualifiés de "fictions", de "constructions sociales" et de "réalités imaginaires" [15, p. 69]. Cela semble important, car "la mythologie n'est pas définie par l'histoire d'un peuple, au contraire, son histoire est définie par sa mythologie" [9].

Cependant, la plupart des gens ne sont pas prêts à accepter que l'ordre dans lequel ils vivent n'existe que dans leur imagination. La raison en est que l'ordre imaginé est subjectif et intersubjectif, c'est-à-dire qu'il existe dans l'imagination interpénétrée de millions de personnes. Il est ancré dans le monde réel : d'une part, la géographie, la flore et la faune limitent notre perception, tandis que d'autre part, l'ordre imaginaire lui-même, qui semble plus proche de la réalité que le monde environnant réel, la limite également et crée sa propre réalité. Il façonne nos désirs : nous naissons dans un certain environnement socioculturel ; par conséquent, nos désirs émergent sous l'influence des idées dominantes dans la société (romantisme, capitalisme, humanisme).

Samuel Huntington, dans son livre Le choc des civilisations, affirme que depuis les années 1990, la concurrence des systèmes sociopolitiques, économiques et idéologiques a été remplacée par une concurrence des civilisations [14]. Dans ce contexte, les civilisations sont les plus grands groupes qui se distinguent les uns des autres principalement par la religion. Mais il existe un autre indicateur de la macro-culture civilisationnelle : la langue [2].

Outre les civilisations "régionales" bien connues, on assiste au 21ème siècle à la formation de ce que l'on appelle communément la "civilisation universelle" ou la civilisation du mondialisme. V.L. Inozemtsev a même comparé la "théorie de la mondialisation" à la doctrine religieuse qui, selon lui, n'est en fait rien d'autre que l'"occidentalisation" qui a commencé au milieu du 15ème siècle, l'"expansion du modèle de société "occidental" et l'adaptation du monde aux besoins de ce modèle". [8, p. 58].

Sachant que la culture est la clé de la révolution, que la religion est la clé de la culture et que l'homme est en principe un être religieux, chaque civilisation, en fonction de ses orientations de valeurs, possède l'une ou l'autre forme de religion. En fait, c'est la religion qui détermine en fin de compte les valeurs.

Quant aux orientations de valeurs du mondialisme, elles sont le produit de l'aboutissement du développement de la société et de la culture ouest-européennes, d'une simplification extrême et d'une dévalorisation extrême. Les besoins culturels supérieurs, les valeurs élevées et la diversité culturelle sont simplifiés à l'extrême et rabaissés au niveau matériel.

Sa Sainteté le patriarche Kirill, dans son rapport à l'ouverture des 21èmes lectures internationales de Noël en 2013, a déclaré : "Nous devrions faire la distinction entre les valeurs inventées et celles qui ne le sont pas, nous devons faire la distinction entre les valeurs inventées par l'homme et celles révélées par Dieu. Les premières sont relatives, éphémères et changent souvent avec le cours de l'histoire et le développement des lois de la société humaine. Les secondes sont éternelles et immuables, tout comme Dieu est éternel et immuable [6].

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Au lieu du développement, ces valeurs conduisent à la dégradation, en promouvant activement la satisfaction de besoins essentiellement personnels, en générant une culture de l'égoïsme, la priorité des besoins matériels, la consommation de masse, les intérêts du moment et, par conséquent, à l'oubli de l'histoire [17].

Il convient de noter que dans le monde moderne, la plupart des sociétés sont caractérisées par le pluralisme religieux, de sorte que la base de l'unité de la société est inévitablement la "religion civile", qui est la base de la civilisation du mondialisme.

Changements axiologiques dans le monde moderne

Il existe des religions théistes, qui placent Dieu au centre, et des religions humanistes, qui placent l'homme au centre. Dans ce contexte, on entend par religion un système de valeurs fondé sur la croyance en un ordre supérieur indépendant de l'homme, sur la base duquel il affirme des valeurs universelles absolues. Comme on peut le constater, ces dernières sont très populaires à notre époque. Et de ce point de vue, l'humanisme, le communisme, le capitalisme, le libéralisme et le nazisme peuvent bien être qualifiés en quelque sorte de "religion".

Ainsi, si l'on parle du capitalisme, il ne s'agit pas seulement d'une doctrine économique, mais d'un ensemble de règles qui suggèrent aux gens comment se comporter, penser, enseigner et éduquer leurs enfants. La croissance économique, ou la voie qui y mène, est le bien suprême, car c'est la justice, la liberté et même le bonheur qui en dépendent. Le capitalisme repose sur la croyance en une croissance économique constante. Et alors qu'au Moyen-Âge, des millions de personnes ont été détruites par la "juste" colère des "guerres saintes", des croisades et de l'Inquisition, aujourd'hui, le capitalisme détruit indifféremment des millions de personnes pour des raisons d'opportunité économique ou politique.

Si nous nous tournons vers la famille, qui a traditionnellement été la base de l'ordre social, aujourd'hui le marché et l'État remplissent ses fonctions et ses tâches, ainsi que celles de la communauté locale. C'est l'État qui cultive et nourrit consciemment les valeurs humanistes libérales par opposition aux valeurs familiales. L'opinion publique, les psychologues professionnels, les législateurs, tous tendent à dispenser les enfants de la discipline et de la responsabilité au sein de la famille, de l'obligation d'obéir à leurs aînés. La littérature romantique et plus encore les médias présentent souvent l'individu comme un combattant de l'État et du marché, alors qu'il n'existe que grâce à eux. Car les idéaux qui inspirent l'individu à se battre pour les droits et les libertés sont les outils obéissants de l'État et la pierre angulaire à travers laquelle la mythologie de l'État existe.

La relation État-marché-individu n'est pas facile à construire, mais elle fonctionne. La plupart des besoins matériels sont satisfaits par les États et les marchés, qui cultivent des communautés imaginaires et les adaptent à leurs besoins. Les deux exemples les plus importants de communautés d'État et de marché sont la nation et les consommateurs, et le nationalisme et le consumérisme sont les deux idées fondamentales qui en découlent.

Mais la libération de l'individu a des conséquences. Comme chaque individu est capable de choisir sa propre voie dans la vie, les engagements de la vie, en particulier les engagements familiaux, sont de plus en plus difficiles à prendre, car il n'y a pas de fondement moral solide. Ainsi, avec l'approbation tacite de l'État, les familles et les liens sociaux s'effritent.

La science est une autre "religion" du 21ème siècle. Nous vivons aujourd'hui à l'ère de la révolution scientifique et technologique. Afin de stabiliser et d'unifier la société, la culture mondiale moderne a répandu la foi dans les technologies et les méthodes d'investigation scientifique qui offrent des possibilités sans précédent de connaître le monde. La foi dans le pouvoir du progrès technologique peut, à bien des égards, remplacer même la vérité de la religion traditionnelle.

L'une des plus grandes forces de la science moderne est sa flexibilité par rapport à des lois qui semblent déjà immuables ; elle est curieuse et capable d'aller "au-delà", ce qui la distingue de toutes les traditions antérieures. Sa volonté d'écarter rapidement les théories qui ont échoué lui permet de se développer de manière dynamique.

En d'autres termes, la science, à chaque découverte, est capable de reconnaître l'ignorance collective des questions les plus importantes. Charles Darwin, par exemple, n'a fait qu'émettre des hypothèses sur l'origine des espèces et la relation entre l'homme et le singe, mais il n'a pas insisté sur le fait qu'il avait résolu l'énigme de la vie, car il s'est rendu compte que les données de la paléontologie étaient encore insuffisantes. Les physiciens tentent toujours de surmonter l'impasse des infinis mathématiques et de modéliser le passé du Big Bang, ainsi que d'expliquer le fonctionnement simultané des lois de la mécanique quantique et de la relativité générale dans l'univers.

Chaque nouvelle découverte donne lieu à des débats acharnés entre théories concurrentes. On peut l'observer dans les débats sur la gestion la plus efficace de l'économie, lorsqu'une partie peut être absolument confiante dans ses méthodes, mais que la prochaine crise financière ou l'éclatement de la bulle boursière prouve son échec et oblige à revoir l'ensemble de la discipline

Il arrive que, sur certaines questions, tous les faits existants soient en faveur d'une seule hypothèse existante, et celle-ci est alors postulée, mais la communauté scientifique est toujours prête à remettre en question sa véracité avec l'apparition de nouvelles découvertes [11]. Tout cela a conduit à un problème entièrement nouveau auquel nos ancêtres n'ont pas eu à faire face. Les connaissances de bon sens accumulées au fil des siècles, qui ont déjà permis à des millions de personnes d'interagir efficacement, peuvent désormais être remises en question.

Le manque de fiabilité de ces "mythes" communs nous amène à nous demander comment préserver l'unité de la société et comment assurer le fonctionnement des États et des institutions internationales dans de telles conditions.

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Toutes les tentatives contemporaines de stabilisation de l'ordre sociopolitique sont contraintes à l'une des deux méthodes les plus éloignées de la science. La première consiste à prendre une théorie scientifique et à la déclarer comme étant la vérité finale et absolue, comme l'ont fait les nazis lorsqu'ils ont proclamé que leur politique raciale était une extension de l'impeccable théorie biologique. La seconde consiste à laisser la science tranquille et à vivre selon une vérité absolue non scientifique. C'est la stratégie de toutes les religions du monde ainsi que de l'humanisme libéral, qui repose sur une croyance dogmatique en la dignité et les droits uniques de l'homme.

D'autre part, la science est obligée de s'appuyer sur des croyances religieuses et idéologiques parce qu'elle s'en sert pour justifier ses énormes dépenses et donc pour recevoir des financements (13). Elle est façonnée par des intérêts économiques, politiques et religieux avec lesquels elle est interconnectée, d'une manière ou d'une autre. L'orientation de la recherche est rarement définie par les scientifiques eux-mêmes. L'étroite corrélation entre la science, le pouvoir et la société a été, et continue d'être, l'un des principaux moteurs de l'évolution historique.

Ainsi, la science et le capitalisme ont déterminé le destin du développement du monde selon les principes européens. Cette symbiose, associée à la mentalité "explorer et conquérir" des conquérants européens, a également été adoptée au 21ème siècle.

Selon Robert Bellah, la religion dans la société passe par cinq stades de développement : primitif, archaïque, historique, moderne et moderne [4, p. 268]. Il semble que la société occidentale soit dominée par la religion moderne "d'affirmation du monde", avec sa recherche de principes éthiques personnels, son subjectivisme croissant et son désir d'amélioration continue de l'ensemble de la culture de la société et des valeurs du système personnel, tandis que la Russie et l'ensemble de la civilisation orientale, si l'on suit la qualification de R. Bellah, se trouvent au stade de la religion historique. En outre, nous appartenons à des civilisations différentes. Si nous examinons attentivement la structure hiérarchique de la société occidentale et la comparons à celle de la société orientale, nous constatons que la première est basée sur l'individualisme et la seconde sur le collectivisme, c'est-à-dire que la civilisation occidentale est basée sur l'égocentrisme, tandis que la civilisation orientale est basée sur la conscience communautaire.

Les valeurs fondamentales et la culture sont différentes dans l'Europe moderne, aux États-Unis, dans le monde occidental en général et dans le monde oriental, y compris la Russie. Ainsi, chaque Américain, au niveau de sa conscience quotidienne, sait quelles sont les valeurs fondamentales de sa culture : la liberté, le règne de la démocratie et la réussite matérielle (le rêve américain). Ces valeurs sont enracinées en Europe, puisque les États-Unis sont un pays d'immigrants. Cependant, les États européens sont relativement petits en termes de territoire et de population, de sorte que, comme la plupart des petits groupes ethniques, ils sont caractérisés par le nationalisme, qui déborde parfois au-delà de leurs frontières. Ainsi, l'Europe, si l'on peut dire, en est en permanence "enceinte" : pour l'Allemagne du 20ème siècle, il s'agit de sa forme extrême - le fascisme ; pour la Grande-Bretagne - l'ancien empire colonial - l'oppression passée des colonies et l'exploitation de la population autochtone ; pour la France - le problème des migrants utilisés comme main-d'œuvre ; pour la Grèce - la situation actuelle de l'orthodoxie mondiale.

Ainsi, les origines du nationalisme et du racisme se trouvent dans l'individualisme, dans une attitude arrogante à l'égard des "autres" et dans la conscience de sa propre supériorité ethnique. Comme dans les relations interpersonnelles, lorsque l'on se comporte de manière égoïste et que l'on tente d'imposer son point de vue, tout en négligeant et en ignorant ses propres défauts et en n'essayant pas de comprendre ou d'entendre l'autre partie, en croyant que son opinion est la seule correcte et en la faisant passer pour une vérité évidente. Quant aux Américains, ils ne peuvent s'empêcher d'exporter leurs valeurs à cause de tout cela. Pourtant, le christianisme, la famille et l'éthique du travail sont au cœur de la civilisation européenne.

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La plupart des gens ont tendance à considérer la hiérarchie de leur société comme naturelle, comme la seule possible. Elle est constituée de nombreux facteurs, puis solidifiée et transmise de génération en génération, tandis que certaines personnes la modifient de temps à autre.

Aujourd'hui, l'humanité se trouve au seuil d'une civilisation mondiale et il y a plusieurs raisons à cela. L'une des plus importantes est l'expansion continue de la civilisation anglo-saxonne. Il est difficile d'affirmer que la vie socio-culturelle s'unifie selon les principes occidentaux. Elle conduit à la formation d'un nouveau type de civilisation mondiale et, semble-t-il, sa religion unificatrice devrait être universelle et missionnaire. Il s'agit donc de créer une nouvelle théologie mondiale. Bien que la mondialisation en tant que telle ait commencé au cours des derniers siècles, l'idée même d'un ordre universel est née il y a bien longtemps. Au cours du premier millénaire, trois ordres mondiaux universels avaient déjà émergé : économique - l'argent, politique - les empires, religieux - les religions mondiales.

La civilisation émergente n'a donc pas de nouvelle raison d'être. Elle est seulement renforcée par de nouveaux "mythes" au fil du temps. Nous croyons en tel ou tel ordre non pas parce qu'il s'agit d'une vérité objective, mais parce que cette croyance nous permet d'interagir et de transformer la société.

Notre connaissance de l'ordre des choses est tirée de la culture, et les fondements de cette connaissance se trouvent dans la théologie chrétienne. Une question légitime se pose: n'y a-t-il pas des chrétiens aux États-Unis, en Europe, en Russie? Le rêve américain est partagé par tous dans le désir d'avoir un travail qu'ils aiment, de réussir et de subvenir dignement aux besoins de leur famille. Il n'y a rien de mal à cela. Cependant, tout le monde a besoin d'un but élevé, et ce qui se passe aujourd'hui, c'est que l'on abaisse délibérément les normes morales d'une personne.

De notre point de vue, c'est parce que les valeurs civiques, comme la technologie moderne, ont échappé au contrôle de l'humanité. Après tout, que s'est-il passé avec les réseaux sociaux ? D'abord, ils n'étaient qu'un outil de réseautage social, puis le bouton "J'aime" a été inventé, après quoi une véritable guerre pour l'attention des gens en fonction de leurs préférences a commencé, le but étant que les gens passent le plus de temps possible sur leur gadget et, par conséquent, qu'ils en tirent le plus d'argent possible (rappelez-vous la croyance en la croissance économique). L'homme est incapable de se contrôler, c'est la technologie qui le fait maintenant.

Les valeurs civiques subissent pratiquement la même transformation. Dans ses premiers travaux, R. Bellah a prouvé que la "religion civile" était bien institutionnalisée, soigneusement pensée et élaborée. Mais maintenant que nous voyons ce qui se passe dans le monde, il est juste de dire que les valeurs civiques ne sont plus dans les limites du bon sens et de la bonne volonté, et le protestantisme, avec son désir d'adapter Dieu à sa convenance en le rendant commode, a eu des conséquences si désastreuses que les Européens sont confrontés à la christianophobie et que des lois contraires aux canons bibliques ont été votées dans leurs pays.

Être et non paraître

Comme nous l'avons déjà mentionné, la mythologie nationale est incroyablement importante car elle reproduit l'ethnicité [1]. En ce sens, un code commun de compréhension du bien, du bon et du mauvais est d'une importance capitale. La Russie a l'avantage que la religion est actuellement dans sa phase historique de développement et que les valeurs morales traditionnelles prévalent. Mais elle a aussi un inconvénient. Disposant d'un énorme potentiel, nous n'investissons pas dans les infrastructures, ce qui donne l'impression que la Russie est un pays arriéré. Il semble que ce soit précisément parce que notre psychologie nationale n'a pas l'attitude nécessaire pour transformer le monde qui nous entoure par le biais d'un travail professionnel.

Dans le cas des États-Unis et de l'Europe moderne, cette fonction importante est confiée à l'État, car les lois adoptées et les "valeurs" imposées d'en haut ont la priorité sur celles qui sont transmises de génération en génération et qui sont élevées au sein de la famille. Il s'agit là de la plus grande privation de liberté qui soit : vivre selon les lois imposées d'en haut par une minorité.

Pourquoi cela est-il devenu possible ? Parce que les chrétiens, et pas seulement les chrétiens, la plupart des personnes de bonne volonté remarquent comment les choses fonctionnent et ont des points de vue similaires. La réponse est la suivante : il y a des personnes au pouvoir ou dans des structures proches du pouvoir qui, pour une raison ou une autre, ou pour un avantage, acceptent et communiquent de telles attitudes venues d'en haut. La question de savoir pourquoi elles agissent ainsi reste ouverte. On peut supposer qu'elles sont animées par des passions et qu'elles n'agissent pas pour le bien.

Quelle est l'alternative ? L'hégémonie européenne a pris fin au 20ème siècle lorsque la "capitale du monde" s'est déplacée à l'étranger. Des guerres telles que la guerre du Viêt Nam et la guerre d'Algérie ont prouvé que même les superpuissances peuvent être vaincues si elles transforment une guerre locale en une question d'importance mondiale. Au 21ème siècle, il est possible que l'hégémonie américaine prenne fin.

Les chrétiens sont confrontés à de nouveaux défis à chaque époque, et il est important de comprendre quel est le défi actuel et comment y répondre. Les grands Cappadociens - Saint Basile le Grand, Saint Grégoire le Théologien et Saint Jean Chrysostome - qui ont été capables d'expliquer l'enseignement de l'Évangile dans leur langue hellénique moderne, constituent pour nous un excellent exemple. Leur exemple est inspirant et peut être repris.

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La société russe ne peut être considérée comme orthodoxe et pratiquante que nominalement, car en matière de foi, elle n'est pas suffisamment éclairée et, comme l'ont montré certains événements de ces dernières années (par exemple, les rassemblements en faveur d'Alexey Navalny, les manifestations contre la guerre, l'émigration), elle n'est pas politiquement monolithique. Par rapport à la société occidentale, notre approche éthique, fondée sur des valeurs, diffère sensiblement. Par exemple, la majorité de nos concitoyens sont contre la promotion de l'homosexualité, la justice des mineurs, etc. Ces opinions sont fondées sur la "mythologie" et le code de compréhension du bien et du mal qui caractérisent la collectivité territoriale.

Pour contrer l'individualisme et trouver une alternative saine à la démocratie et à la liberté dans l'interprétation occidentale, il est nécessaire d'avoir quelque chose de propre qui aiderait à unir non seulement les citoyens de la Russie, mais qui pourrait également être offert au monde entier.

Dans notre histoire, de nombreux érudits et philosophes ont tenté de le faire, à commencer par le moine Philothée et son idéologie "Moscou est la troisième Rome", en passant par le comte S. S. Uvarov, qui a formulé la théorie de la nationalité officielle, et plus tard les philosophes N.A. Berdiaev, I.I. Ilyin et d'autres [10 ; 16 ; 5 ; 7].

Mais aujourd'hui, nous vivons une période de vide idéologique et la Constitution de la Fédération de Russie stipule qu'aucune idéologie ne peut être reconnue comme l'idéologie officielle de l'État. Parallèlement, si nous nous référons à l'expérience des États-Unis, la "religion civile" américaine n'est ni prescrite ni dogmatique, mais elle existe et consolide un immense pays multinational, multiculturel et multireligieux. Cela est rendu possible par les valeurs fondamentales de la civilisation occidentale, qui sont parfaitement adaptées à la conscience nationale et correspondent à la compréhension commune qu'ont les Américains du bien et du mal.

Il semble que le moment soit venu d'utiliser l'expérience historique de notre pays et, en tenant compte de sa plate-forme civilisationnelle et religieuse, de proposer sa propre "mythologie", simple et compréhensible, qui conviendrait à tous les citoyens russes, quelle que soit leur appartenance religieuse et nationale. Selon nous, des valeurs fondamentales telles que la foi, la justice et la paix pourraient servir de base. Les définitions de ces concepts sont déjà inscrites dans le document "Valeurs fondamentales - la base de l'identité nationale" [3] adopté en 2011. Le document "Valeurs fondamentales - base de l'identité nationale" [3], adopté en 2011 lors de la réunion du Conseil mondial du peuple russe, contient les définitions suivantes :

- La foi est la foi en Dieu, le souci de préserver les traditions religieuses des peuples, l'incarnation de ces traditions dans les actes, la fidélité aux convictions et aux principes de vie fondés sur la morale, y compris ceux des personnes non religieuses ;

- La justice, entendue comme l'égalité politique et sociale, la juste répartition des fruits du travail, une rémunération digne et des sanctions équitables, la juste place de chaque personne dans la société et de la nation dans le système des relations internationales ;

- La paix (civile, interethnique, interreligieuse) - la résolution pacifique des conflits et des contradictions dans la société, la fraternité des peuples, le respect mutuel des particularités culturelles, nationales et religieuses, la conduite non conflictuelle des discussions politiques et historiques.

Aujourd'hui, il est important de comprendre que l'époque dans laquelle nous vivons est caractérisée par le dynamisme et que tout change très rapidement. La propagande actuelle en Russie met l'accent sur le patriotisme et la Victoire, mais le patriotisme seul et la conscience d'être une nation victorieuse de la Seconde Guerre mondiale ne suffisent pas. Les générations se succèdent et l'histoire est soumise à des remises en question et à des déformations délibérées. Et l'idée générale, à travers la reproduction d'éléments culturels et informationnels, nous incite à dépenser toute notre énergie pour sa réalisation et à y mettre notre vie.

Ainsi, aujourd'hui, la lutte pour les valeurs morales traditionnelles en dehors de la loi divine et du sens commun est la tâche prioritaire des chrétiens modernes, et il est important d'utiliser tous les moyens disponibles, en particulier tous les canaux culturels et médiatiques, à cette fin. Mais il ne suffit pas d'en parler, même si ce n'est pas négligeable. Contrairement aux États-Unis, où il suffit d'agir dans le cadre de la "religion civile", dans notre pays, il est important d'être, c'est-à-dire de professer dans la vie ces principes, et pas seulement de les respecter formellement. Cela vaut pour chaque citoyen de notre pays, qu'il soit musulman ou chrétien, russe, bachkir ou tatar.

HÉRAUT DES SCIENTIFIQUES INTERNATIONAUX N° 4, 2022 (22).

Bibliographie:

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2. Аузан А. А. Культурные коды экономики: как религия влияет на экономический успех. URL: https://www.forbes.ru/forbeslife/441929-kul-turnye- kody-ekonomiki-kak-religia-vliaet-na-ekonomiceskij -uspeh (дата обращения: 15.12.2022).
3. Базисные ценности - основа общенациональной идентичности. URL: http://www.patriarchia.ru/db/text/1496038.html (дата
обращения: 4.03.2021).
4. Белла Р. Социология религии // Американская социология. Проблемы, перспективы, методы. М.: Прогресс, 1972. С. 265-281.
5. Бердяев И. А. Русская идея. СПб.: Азбука, 2013. - 320 с.
6. Доклад Святейшего Патриарха Кирилла на открытии XXI
Международных Рождественских чтений.
URL: https://www.pravmir.ru/patriarx-kirill-istochnik-nravstve... bog-a-ne-chelovek/ (дата обращения: 30.04.2021).
7. Ильин И. А. О грядущей России: избранные статьи / И. А. Ильин; под ред. Н. П. Полторацкого. М.: Воениздат, 1993. - 368 с.
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75
9. Кабо В. Р. Происхождение религии: история проблемы // Научно- исследовательский центр «Лаборатория альтернативной истории». URL: https://lah.ru/prip/2/(flaTa обращения: 13.12.2022).
10. Москва - третий Рим: Иконников В. С. Опыт исследования о культурном значении Византии в русской истории. Киев, 1869. - 577 с.
11. Поппер К. Логика и рост научного знания. М.: Прогресс, 1983. - 608 с.
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13. Фейерабенд 77. Против метода. Очерки анархистской теории познания. М.: ACT: ACT МОСКВА: ХРАНИТЕЛЬ, 2007. - 413 с.
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17. Хоружий С. С. Ницше и Соловьев в кризисе европейского человека // Вопросы философии, М.: Наука, 2002 - № 2. - С. 52-68.
18. Шюц А. Избранное: Мир, светящийся смыслом / пер. с нем. И англ. М.: «Российская политическая энциклопедия» (РОССПЭН), 2004. - 1056 с. URL: http://yanko.lib.ru/books/philosoph/shutz-izbr-mir-a.htm (дата обращения: 14.12.2022).

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lundi, 02 janvier 2023

Gustave Le Bon et la fabrique sociologique du gauchiste culturel

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Gustave Le Bon et la fabrique sociologique du gauchiste culturel

Nicolas Bonnal

Brandon Smith a récemment rappelé que le gauchiste woke made in USA est un incapable et qu’il sera incapable de survivre à un grand effondrement (celui qu’on attend hélas depuis si longtemps…) ; il se voit régner pur dans le management. Brandon rappelle que la société US fabrique des nuls qui sont refusés à l’armée à hauteur de 70%. Elle n’est capable que de produire des managers qui détruisent un peu plus (notamment les féministes postmodernes) les pays dont ils ont la charge. Mais ce n’est pas fini : la propagande enragée produit aussi un intolérant et un autoritaire avide de lois et de lynchages : voir ce qui se passe partout en ce moment. Un café a été mis à sac à Bruxelles pour Trans phobie. En Catalogne une amende de 7500 euros a été infligée à un pâtissier primé  et réputé pour non-usage de l’écriture inclusive. Problème : serons-nous sauvés par le gong de ces millions de Pol Pot ?

Comme toujours dans notre pauvre mais invincible et indépassable occident, la cause est ancienne. On pourrait citer Aristophane sans rire et c’est ce que fait Cochin pour expliquer la France philosophe de la Révolution et de la Terreur (voyez mes textes).

Venons-en à l’indispensable Gustave Le Bon qui explique très bien, vers 1890, la fabrication moderne du mécontentement industriel, que l’on retrouve à l’œuvre avec les antisystèmes non pas de pacotille mais de cyber-cafés.

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La foule se moque du message. Une idée simple et seule la guide selon Le Bon : la conspiration patronale. La solution est toujours miraculeuse :

« C'est ainsi par exemple que la théorie essentielle du socialisme d'il y a quarante ans, d'après laquelle les capitaux et les terres devaient se concentrer dans un nombre de mains toujours plus restreint, a été absolument démentie par les statistiques de divers pays. Au point de vue de l'extension du socialisme, ces discussions de théoriciens sont d'ailleurs sans aucune importance. Les foules ne les entendent pas. Ce qu'elles retiennent du socialisme, c'est uniquement cette idée fondamentale que l'ouvrier est la victime de quelques exploiteurs, par suite d'une mauvaise organisation sociale et qu'il suffirait de quelques bons décrets, imposés révolutionnairement, pour changer cette organisation. »

Le Bon se rend célèbre alors en dénonçant non pas les mécontents, les antisystèmes ou les indignés, mais les inadaptés. Fruit du progrès et de l’instruction, du mécanisme et du farniente moderne, ils sont légion, comme dit l’Evangile :

« Les inadaptés : leur nombre immense, leur présence dans toutes les couches de nos sociétés, les rendent plus dangereux pour elles que ne furent les Barbares pour l'Empire Romain.

Rome sut se défendre pendant longtemps contre les envahisseurs du dehors. Les Barbares modernes sont dans nos murs, indigènes ou immigrés. S'ils n'ont pas incendié Paris complètement à l'époque de la Commune, c'est Uniquement parce que les moyens d'exécution leur firent défaut. »

Les plus dangereux des mécontents sont ceux que Le Bon nomme les dégénérés fabriqués par le système. Cela se rapproche de notre époque :

 « A la foule des inadaptés créés par la concurrence et par la dégénérescence, s'ajoutent chez les peuples latins les dégénérés produits par incapacité artificielle. Ces inadaptés sont fabriqués à grands frais par nos collèges et nos universités. La légion des bacheliers, licenciés, instituteurs et professeurs sans emploi constituera peut-être un jour un des plus sérieux dangers contre lesquels les sociétés auront à se défendre. La formation de cette classe d'inadaptés est toute moderne. Son origine est psychologique. Elle est la conséquence des idées actuelles. »

Oui, mais n’oublions pas le principal : l’idéologie n’est que la regrettable conséquence d’une sociologie folle productrice d’inadaptés. 

Gustave Le Bon encore :

« Notre éducation théorique à coups de manuels, ne préparant absolument à rien qu'aux fonctions publiques, et rendant les jeunes gens totalement inaptes à toute autre carrière, ils sont bien obligés, pour vivre, de se ruer furieusement vers les emplois salariés par l'Etat. Mais comme le nombre des candidats est immense et le nombre des places minime, la très grande majorité est éliminée et se trouve sans aucun moyen d'existence, par conséquent déclassée et naturellement révoltée. »

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Le Bon évoque le préjugé anti-manuel des peuples latins, passés directement du féodalisme au socialisme :

« Ils ne le font pas (et ceci est la seconde raison), à cause du préjugé indéracinable contre le travail manuel, l'industrie et l'agriculture, qui existe chez les peuples latins, et n'existe d'ailleurs que chez eux ».

Sur le préjugé féodal et anti-artisanal :

« Les peuples latins possèdent en effet, malgré de trompeuses apparences, un tempérament si peu démocratique que le travail manuel, fort estimé dans l'aristocratique Angleterre, est jugé par eux comme humiliant ou même déshonorant… »

Toutes ces bonnes études ne servent évidemment à rien, sinon à se révolter :

« Après de longues et· coûteuses études, les diplômés sont bien obligés de reconnaître qu'ils n'ont acquis aucune élévation de l'intelligence, ne 'sont guère sortis de leur caste, et que leur existence est à recommencer.

Devant le temps perdu, devant leurs facultés émoussées pour tout travail utile, devant la perspective de l'humiliante pauvreté qui les attend, comment ne deviendront-ils pas des révoltés ? »

Après Le Bon prépare l’antienne de nos amis libertariens, déjà pronostiquée par Lao Tse il y a vingt-cinq siècles : l’assistance produit la dépendance.

« Jusqu'ici la charité publique ou privée n'ont fait qu'accroître considérablement la foule des inadaptés. Dès qu'un bureau d'Assistance Publique fonctionne quelque part, le nombre· des pauvres s'accroît dans d'immenses proportions. Je connais un petit village aux portes de Paris ou près de la moitié de la population est inscrite au bureau de bienfaisance.

Les recherches faites sur ce sujet ont prouvé que 95% des pauvres secourus en France sont des individus qui refusent toute espèce de travail. »

Et de nouveau philosophe, Le Bon achève (penser à notre texte sur Maupassant et les extrémistes politique de son temps):

« De nouveau désabusé, l'homme reprendra une fois encore l'éternel labeur de se créer des chimères capables de charmer son âme pendant quelque temps. »

Je rappelle que chez les termites une bonne partie de ces insectes sont incapables de se nourrir eux-mêmes ; et que lorsqu’on veut s’en débarrasser, on cesse de les nourrir. 

Question subsidiaire : est-ce qu’un homme de Davos est capable de se nourrir lui-même ?

Sources :

Gustave Le Bon – Psychologie du socialisme (archive.org)

Nicolas Bonnal –  La culture comme arme de destruction massive ; le choc Macron (Amazon.com)

Leftists Aren't Capable Of Surviving Economic Collapse – Here's Why | ZeroHedge

 

14:56 Publié dans Sociologie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : gustave le bon, sociologie, nicolas bonnal | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

samedi, 31 décembre 2022

Max Weber : science et désenchantement du monde

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Max Weber : science et désenchantement du monde

Matteo Parigi

Source: https://www.geopolitika.ru/it/article/max-weber-scienza-e-disincantamento-del-mondo

Après des siècles de progrès scientifique et technique, les connaissances des gens ont diminué. Telle était la thèse, plus que jamais d'actualité, de Max Weber (1864-1920), le plus important sociologue allemand du 20ème siècle, considéré comme "le Marx de la bourgeoisie".

En décembre 1917, un an après la fin de la Première Guerre mondiale, Weber a prononcé à Munich une conférence intitulée Wissenschaft als Beruf (La science en tant que profession) d'où émerge une description éclairante de l'éthique scientifique dans la société moderne, ainsi que du rôle, ou plutôt de la responsabilité, qu'elle confie à ceux qui souhaitent la poursuivre. Soit dit en passant, tout au long de sa vie, Weber s'est longuement penché sur la rationalité et la rationalisation. Le premier concept exprime les modalités et la natura naturans immanentes aux actions sociales humaines. En fait, les quatre types classiques de rationalité sont les siens ; l'action humaine, selon la perspective sociologique, peut en fait être..:

Rationnelle par rapport au but = le sujet agit en choisissant les meilleurs moyens pour atteindre le but, en cherchant à évaluer toutes les conséquences.

Rationnelle par rapport à la valeur = agir de manière justifiée selon les croyances et les valeurs éthico-morales de l'individu, même au détriment de l'utilité calculée en termes matériels.

Traditionnelle = le sujet agit par habitude ; il n'y a pas de réelle conscience ou raison derrière l'éventuelle routine quotidienne.

Affective = le sujet est mû par des sentiments, des émotions ou d'autres influences non rationnelles.

La seconde, en revanche, représente pour Weber ce long processus qui a forgé le monde moderne, c'est-à-dire la sortie lente et progressive de l'humanité (Occident in primis) de la pensée magique et traditionnelle d'origine classique-médiévale. Dès les premières pages de L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Weber décrit avec une clarté limpide en quoi consiste la raison scientifique, la cause de la grande divergence culturelle de l'Europe par rapport au reste du monde. Car si des avancées scientifiques et artistiques ont été développées en Inde, en Égypte, en Chine, à Babylone, etc., dont les anciens Européens se sont également inspirés, "ce n'est qu'en Occident que la "science" a atteint, dans son développement, le stade auquel nous reconnaissons aujourd'hui la "validité" [1]".

Cependant, après des millénaires de progrès scientifico-techniques, l'humanité est devenue plus ignorante, en ce sens qu'elle nie, comme on dit. Weber lui-même décrit le processus comme étant tout sauf optimiste. Revenant à la conférence Wissenschaft, il explique avec acuité comment, en réalité, la rationalisation hypertechnologique imposée n'a nullement annulé le recours à la magie et à la foi superstitieuse : pour donner un exemple, toute personne prenant le tram aujourd'hui, à moins d'être un expert en ingénierie ou en transport, n'a aucune idée de son fonctionnement en termes techniques ; tout le monde se fie à l'habitude et à la conviction que le véhicule fait en quelque sorte son travail. Il en va de même pour la grande majorité des choses qui nous entourent. En revanche, un sauvage à l'état de nature a une connaissance réelle, totale et personnelle des techniques qu'il utilise pour assurer sa subsistance. L'homme moderne (moyen), contrairement au sauvage (mais il en va de même pour un petit entrepreneur européen du 13ème siècle) ne sait presque rien de son monde.

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C'est là que réside le nœud du problème: la science moderne, loin d'avoir vaincu les superstitions et les idoles magiques du passé, est elle-même dotée de purs dogmes qui la contredisent. Ou plutôt, de nouveaux dieux émergent, ressuscités sur le cadavre du Dieu mort nietzschéen. La Raison déifiée a mis de côté le dialogue socratique avec elle-même, le logos. C'est la confirmation de l'avertissement de Chesterton :

"Lorsque les gens cessent de croire en Dieu, il n'est pas vrai qu'ils ne croient plus en rien: ils croient en n'importe quoi".

La contrepartie de la vraie religio de la mémoire augustinienne n'est pas l'absence de religion, de foi ; c'est l'apothéose des phantasmata (φάντασματα), les fausses idoles de la caverne comme les appelait Platon. La nouvelle technocratie scientifique est ainsi devenue le nouveau clergé ; les théories et les simples avis d'experts, qu'ils soient médicaux ou économiques, sont affirmés avec la même charge dogmatique qu'une bulle papale, même s'ils ont souvent tout sauf une certitude scientifique.

Il faut dire que, comme l'explique Weber, l'"intellectualisation et la rationalisation" exponentielles, si elles ne contribuent pas à une meilleure connaissance des conditions de vie, ont néanmoins permis un important virage copernicien :

"La conscience ou la foi que, si on le voulait, on pourrait à tout moment arriver à savoir [qu'on peut] maîtriser toutes choses au moyen du calcul rationnel [2]."

Cependant, immédiatement après, il ajoute : "Mais cela signifie le désenchantement du monde. L'humanité s'est emprisonnée dans une cage d'acier à l'abri de laquelle elle se protège de ses anciens ennemis : l'astrologie, la magie, l'alchimie, les mystères sapientiaux. Les victimes de sa propre répression violente, depuis l'époque de la Réforme qui massacrait les sorcières et brisait les normes éthiques qui défendaient le sacré. Ce n'est pas une coïncidence si nous assistons aujourd'hui au retour d'un tel type de connaissance (voir Giorgio Galli), car le rationalisme des Lumières a finalement été incapable de donner à l'homme la connaissance de la connaissance, le but ultime de la vie et des choses interconnectées. Le spécialisme avalutatif (wertfrei) dont Weber lui-même est un défenseur conscient, présuppose une renonciation au sens de la vie et à l'explication complète des phénomènes.

Tolstoï, cité par Weber, affirme que la mort n'a plus aucun sens pour l'homme, dans la mesure où la technologie et la science présupposent un progrès infini ; l'homme et son Dasein sont réduits à une simple juxtaposition infinitésimale d'un univers en perpétuel dépassement de soi. La mort, pour un univers qui a besoin de progresser, n'a aucun sens, c'est une interruption gênante. De même, nous ne pouvons plus nous sentir "pleins de vie": un ancien paysan pouvait obtenir tout ce que la vie avait à lui offrir dans son cycle organique et mourir sans l'angoisse de la suspension de quelque chose. Aujourd'hui, en revanche, l'esprit n'en saisit qu'une partie fragmentée, minimale et temporaire. Par conséquent, "puisque la mort est dénuée de sens, la vie de la culture en tant que telle l'est également [3]".

Enfin, le désenchantement wébérien se manifeste par la limitation inhérente de la science :

"Elle est dénuée de sens - citant Tolstoï - parce qu'elle ne donne aucune réponse à la seule question importante pour nous, êtres humains: que devons-nous faire? [4]".

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Un remède à ce problème pourrait venir d'une "science sans hypothèses"; cependant, aucune discipline en soi ne peut s'en passer. Pour prendre un exemple, les médecins attachent une valeur positive à la préservation pérenne et inviolable de la vie en tant que telle. Il n'existe (heureusement) aucun médecin au monde qui laisserait une vie mourir sous sa surveillance ; mais l'hypothèse selon laquelle la vie en tant que telle est digne d'être préservée éternellement ne peut être expliquée en soi, et certainement pas par les "praticiens". Le problème existe donc et ne concerne pas tant le contenu, car il est vrai que la vie doit être maintenue et est sacrée, mais qui doit s'en occuper et comment ? Car, comme on l'a dit, les disciplines scientifiques contemporaines sont, par essence, incapables d'accomplir cette tâche. Et c'est là que la cage d'acier s'avère être glacée.

Le nœud gordien ne sera pas résolu par l'auteur. En fait, il est mort en 1920, à l'âge de 56 ans seulement, des suites de la grippe espagnole, après avoir participé en tant que délégué de l'Allemagne aux conférences de paix de Versailles. Il reste cependant l'écho d'un dilemme à peine murmuré :

"Personne ne sait encore qui, à l'avenir, vivra dans cette cage et si, à la fin... [il surgira] un renouveau des pensées et des idéaux anciens."

NOTES:

[1] M. Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, p.33, BUR Rizzoli, 2016

[2] M. Weber, La scienza come professione/La politica come professione, p.20, Einaudi, 2004

[3] Ibid p.21

[4] Ibid p.26

mercredi, 30 novembre 2022

Redécouvrir la communauté: retour à Tönnies

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Redécouvrir la communauté: retour à Tönnies

Par Fabrizio Fratus

Source: https://domus-europa.eu/2022/11/17/riscoprire-la-comunita-tornare-a-tonnies-di-fabrizio-fratus/

Ferdinand Tönnies (1855-1936)

Le premier savant à concevoir une société communautaire doit être identifié: ce fut Ferdinand Tönnies, Allemand de naissance, professeur à l'Université de Kiel et fondateur de la Société allemande de sociologie. Ce sociologue est né en 1855 et est mort à Kiel en 1936. Il a critiqué la société moderne dans son œuvre la plus célèbre : Gemeinschaft und Gesellschaft de 1887. Tönnies a élaboré et décrit l'opposition entre une communauté (Gemeinschaft) et une société (Gesellschaft).

La description de la communauté par le sociologue allemand est spécifique et concrète et a été expliquée comme un système dans lequel la coexistence doit être considérée comme durable, intime et exclusive. Un système dans lequel l'unité des personnes est fortement ressentie et basée sur le consensus, sur la compréhension mutuelle. Le choix d'appartenir à une communauté découle d'une adhésion volontaire et très spécifique de type naturel qui découle de présupposés tels que la même origine (le sang), les mêmes sentiments (les coutumes), la même aspiration fondamentale (le peuple).

La pensée de Tönnies s'oppose fortement au modèle rationaliste issu des Lumières et au contractualisme, une conception philosophico-politique selon laquelle l'État naît d'un contrat entre les individus; le concept moderne a été affirmé aux 17ème et 18ème siècles par l'école du droit naturel: par le contrat, les individus acceptent de quitter l'état de nature - où ils sont égaux et libres. Le sociologue allemand a développé plusieurs différenciations substantielles entre la communauté et la société ; alors que dans la communauté l'héritage ancestral est important, la société, au contraire, est basée sur un simple besoin utilitaire. Alors que la première est durable grâce à des liens réels et partagés, la seconde se lie à des hypothèses futiles, matérialistes et éphémères, qui prennent fin au moment où la coexistence pour l'amour de l'utilité cesse. Le système communautaire a une nature holistique où l'ensemble est considéré comme un organisme vivant et non une somme d'individus. La société, en revanche, est froide, mécanique, désenchantée, personnaliste, individualiste et éloignée du sentiment d'appartenance.

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La description qui vient d'être faite peut être déduite de la définition spécifique du même savant qui voyait dans les "impulsions chaudes du cœur" le fondement de la communauté, tandis que la société "procède de l'intellect froid". En pratique, c'est une question de cœur par opposition au cerveau : l'instinct contre la froide rationalité.

La pensée de Ferdinand Tönnies est ouvertement antithétique, pour ne pas dire fortement opposée, aux principes nés avec les révolutions industrielle et française, inspirant le contrat social, les droits de l'homme et le système si en vogue aujourd'hui dans le monde occidental.

Pour donner de la force à sa pensée, le sociologue allemand énumère plusieurs formes primitives de communauté présentes dans l'histoire de l'humanité parmi lesquelles on peut citer la relation entre la mère et l'enfant, entre l'homme et la femme et entre les frères. Tous les liens que nous venons de représenter ont un caractère à la fois instinctif et humain, et c'est sur la base de ce type de relation que le sociologue allemand a jeté les bases de l'organisation des futures communautés. Dans cette trace, nous pouvons voir la pensée d'Aristote selon laquelle la famille était le centre de la communauté, à partir du centre (la famille), sous des formes concentriques, la communauté était formée.

Le principe de base dont part l'opposition de Ferdinand Tönnies est la critique de l'échec social moderne marqué par l'atomisation sociale et l'urbanisation incontrôlée comme source de désintégration et d'aliénation.

Ces scénarios s'inscrivent parfaitement dans la vision de la Gesellschaft, c'est-à-dire le système utilitaire et mécaniste décrit ci-dessus. Pour surmonter ce processus en cours dans la modernité, un simple retour à la dimension humaine de la vie sociale, telle qu'elle était dans les villages, s'impose. Il faut préciser que sa contestation n'est pas un déni a priori du modèle urbain et de la figure du citoyen, mais une description de la façon dont certains comportements deviennent habituels dans lesquels se perd la volonté réelle de communiquer, de partager des expériences, des sentiments et surtout des valeurs.

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Le développement d'un esprit communautaire est important à la fois pour soi-même et pour l'ensemble de la communauté. La pensée du savant allemand est absolument d'actualité et pertinente pour notre époque, et la redécouvrir peut être d'une grande aide pour contrer l'avancée apparemment imparable de la société matérialiste, massifiante et standardisée. Alors que le sociologue allemand présentait son opposition entre communauté et société sous une forme théorique et idéologique, ses descriptions se réalisent aujourd'hui de manière renforcée par le progrès technique et le libéralisme économique, qui contribuent fortement à une atomisation de la société. La réalité sociale se caractérise de plus en plus par la prédominance de l'intérêt privé par opposition à l'intérêt communautaire. En saisissant les aspects du savant allemand, il est possible non seulement de développer une opposition substantielle au modèle de la société libérale-capitaliste mais, surtout, de mettre en évidence un processus inverse à celui imposé par la technologie, afin de se diriger vers un système où la relation humaine et l'homme sont à nouveau au centre de la vie réelle.

Fabrizio Fratus

jeudi, 24 novembre 2022

Werner Sombart: "Pourquoi il n'y a pas de socialisme aux États-Unis?"

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Werner Sombart: "Pourquoi il n'y a pas de socialisme aux États-Unis?"

par Carlo Gambescia

Lire un livre de Werner Sombart, c'est comme goûter ces vins que plus on vieillit, plus on apprécie. L'idée de rééditer Perché negli Stati Uniti non c'è il socialismo ? (Bruno Mondadori, Milano 2006, pp. XXXVIII-153, euro 15.00, avec une préface de Guido Martinotti et une traduction de l'allemand par Giuliano Geri, toutes deux flambant neuves) est donc certainement méritoire.

Lorsqu'il est sorti pour la première fois en Italie en 1975 (Edizioni Etas), avec une préface d'Alessandro Cavalli, les gens s'interrogeaient encore positivement sur le potentiel du socialisme dans le monde, et en particulier, sur "l'anomalie américaine". Une question qui avait intrigué Sombart, de retour d'un voyage aux États-Unis en 1905, au point d'en faire un livre, publié en 1906.

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Si les dates, et surtout l'accélération de l'histoire, ont un sens, on peut dire que ce qui s'est passé entre 1905 (l'année de la première révolution russe) et 1975 (l'année où les États-Unis sont sortis, et avec des os brisés, de la guerre du Vietnam), n'est encore rien comparé à ce qui se passera entre 1976 et 2006 : de la chute du communisme à l'ascension des États-Unis comme seule puissance mondiale.

Par conséquent, si Sombart revenait miraculeusement à la vie aujourd'hui, il ne pourrait plus considérer le socialisme comme une sorte d'horizon obligé : comme le prolongement naturel du capitalisme. Dès lors, sa question ne pouvait plus être la même : pourquoi n'y a-t-il pas de socialisme aux États-Unis, puisqu'il n'y a plus de socialisme dans le reste du monde ?

En ce sens, alors qu'il y a trente ans, le texte sombartien devait être lu avidement par le socialiste "agité" afin d'en tirer l'identikit rapide d'un capitalisme dangereux mais néanmoins battable, aujourd'hui le même livre doit être dévoré par le capitaliste "tranquille", confiant parce que victorieux. Et qui, comme Narcisse, prend un plaisir immense à se regarder dans le miroir que lui a fourni Sombart il y a un siècle.

En bref, le grand sociologue allemand - d'où le classicisme de son étude - nous explique, de manière indirecte, pourquoi le capitalisme a gagné... Même si, pourrait-on ajouter, en raison du fameux principe d'accélération historique mentionné plus haut, seulement pour le moment...

Mais venons-en au livre.

Pour Sombart, le capitalisme américain est une sorte d'éponge, capable d'absorber l'esprit d'hommes et de femmes de toutes races et cultures. De quelle manière ? En donnant à tout le monde la possibilité de s'enrichir. Présentée ainsi, la déclaration de Sombart peut sembler banale. Mais il faut faire attention à l'idée de "possibilité", dans le sens où il est possible que quelque chose se produise. Mais aussi, précisément parce que c'est une possibilité, qu'une certaine chose ne se produise pas. De plus, le fait de continuer à y croire, même après un certain nombre d'échecs personnels, implique une foi quasi religieuse dans la réussite.

Mais écoutons Sombart : "Si le succès est le dieu devant lequel l'Américain récite ses prières, alors sa plus grande aspiration sera de mener une vie agréable à son dieu. Ainsi, dans chaque Américain - à commencer par le crieur qui vend des journaux dans la rue - nous décelons une agitation, un désir ardent et une projection vers le haut et au-dessus des autres. Ce n'est pas le plaisir de profiter pleinement de la vie, ce n'est pas la belle harmonie d'une personnalité équilibrée qui peut donc être l'idéal de vie de l'Américain, mais plutôt ce "continuer" continu. Et par conséquent l'ardeur, l'aspiration incessante, la compétition effrénée dans tous les domaines. En effet, lorsqu'un individu poursuit le succès, il doit constamment s'efforcer de dépasser les autres ; ainsi commence une course de clochers, une course d'obstacles (...). Cette psychologie de la compétition génère en elle le besoin d'une totale liberté de mouvement. On ne peut pas situer son idéal de vie dans la course et souhaiter avoir les mains et les pieds liés : La nécessité du laissez-faire fait donc partie de ces dogmes ou maximes que (...) l'on rencontre inévitablement 'quand on plonge dans l'esprit du peuple américain' " (p. 17).

Évidemment, Sombart place ces constantes psychologiques et culturelles dans le cadre d'une société riche en ressources, à des années-lumière du féodalisme européen, et dont les élites sont au moins formellement ouvertes à tous. Une société, riche et libre, où chaque relation économique et politique est abordée en termes d'intérêts individuels et jamais de classe. De ce point de vue, les pages consacrées à la position politique, sociale et économique de l'ouvrier américain, dont le niveau de vie, même à l'époque, note Sombart, "le rapproche plus de notre bourgeoisie que de notre classe ouvrière" (p. 125), sont très intéressantes et d'actualité.

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Photo de 1897: une ouvrière travaillant à la mise en bouteilles de ketchup...

L'observation de l'affiliation politique aux deux grands partis "traditionnels", le républicain et le démocrate, est tout aussi significative. Sombart écrit : "La nature et les caractéristiques des grands partis (...), tant leur organisation externe que leur absence de principes, ainsi que leur panmixie sociale (...) influencent clairement les relations entre les partis traditionnels et le prolétariat. Tout d'abord dans le sens où ils permettent au prolétariat d'appartenir beaucoup plus facilement à ces partis traditionnels. Car en eux, il ne faut pas voir une organisation de classe, un organisme qui met en avant des intérêts de classe spécifiques, mais une association essentiellement indifférente qui poursuit des fins qui peuvent également être partagées, comme nous l'avons vu, par les représentants du prolétariat (la chasse aux fonctions publiques !)" (p. 69).

images.jpgEt le même discours, peut être étendu aux syndicats et aux associations professionnelles, puisque, note Sombart, "alors qu'ici [en Allemagne] les individus les meilleurs et les plus dynamiques se retrouvent en politique, en Amérique, les meilleurs et les plus dynamiques se consacrent à la sphère économique et dans la même masse prévaut, pour la même raison, une "survalorisation de l'élément économique : car c'est en suivant ce principe que l'on pense pouvoir atteindre pleinement l'objectif auquel on aspire" : la réussite sociale. Il n'y a aucun pays, conclut Sombart, "dans lequel la jouissance du fruit capitaliste par la population est aussi répandue" (p. 18).

Ainsi, une fois le livre refermé, les raisons de la victoire du capitalisme made in USA sur presque tous les fronts ne peuvent qu'être claires : idéologie du succès et individualisme compétitif, mais aussi "faim" de consommation sociale. Curieux, sur ce dernier point, est le portrait coquet que fait Sombart des ouvriers d'usine américains de l'époque : "Ici, les vêtements, surtout chez les filles, deviennent tout simplement élégants : dans plus d'une usine, j'ai vu des ouvrières en blouse de couleur claire, voire en soie blanche ; elles ne vont presque jamais à l'usine sans leur chapeau" (p.126).

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Sommes-nous devant l'idéalisation du capitalisme américain ? Un Sombart qui, comme Gozzano, semble renaître non pas en 1850 mais en 1905... Pas tant que ça, si l'on pense au soin secret apporté aujourd'hui à la façon de s'habiller, aux employés de bureau et d'usine. Le modèle n'est plus seulement américain.

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Alors, tout est bien qui finit bien ? Sombart, malgré tout, pensait que le socialisme (peut-être sous une forme sociale-démocrate) prévaudrait encore aux États-Unis aussi. Surtout dès que les "espaces ouverts" auront disparu, ainsi que la disponibilité de terres libres (le Grand Ouest), sur lesquelles essaimer, en tant que fermiers libres, les "travailleurs-soldats" de l'"armée industrielle de réserve". En effet, selon le sociologue allemand, la "conscience de pouvoir devenir un agriculteur libre à tout moment" a réussi à transformer "d'active à passive toute opposition naissante à ce système économique", tuant "dans l'œuf toute agitation anticapitaliste" (p.151).

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Fermier texan, 1939.

Pourtant, les terres libres ont été occupées, et le capitalisme américain est toujours là, plus fort que jamais. À moins que la frontière américaine actuelle n'englobe en réalité des territoires bien plus vastes. Et que, par conséquent, l'expansion économique croissante des États-Unis (les taux de développement élevés et le niveau de vie élevé de ses classes moyennes) est actuellement payée en dollars sonnants par les pays politiquement plus faibles, mais riches en ressources naturelles. On pense à l'Amérique latine et aux économies dites "dépendantes du dollar".

Si tel était le cas, l'excellent vin de Sombart aurait un arrière-goût amer.

Source : http://carlogambesciametapolitics.blogspot.com/

Article imprimé à partir d'Altermedia Italia : http://it.altermedia.info

URL de l'article : http://it.altermedia.info/storia/il-libro-della-settimana...

lundi, 24 octobre 2022

Le point de fusion entre progressisme et capitalisme

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Le point de fusion entre progressisme et capitalisme

par Marcello Veneziani

Source : Marcello Veneziani & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/il-punto-di-fusione-progressita-con-il-capitale

Quand a eu lieu le passage de la gauche du contre-pouvoir au pouvoir, de la Place publique au Palais des gouvernants ? Que s'est-il passé pour qu'une force antagoniste du Capital devienne la Garde rouge du Capital et fasse partie intégrante de la classe dirigeante ? Nous le répétons souvent, mais le passage clé nous échappe. Les indices de surface sont nombreux et trop familiers : à l'est, l'échec des expériences communistes, à l'ouest, l'effondrement de l'État-providence ; au niveau intellectuel, le déclin de Marx et de l'idée de Révolution, et au niveau social, l'inclusion de militants, d'agents et de fonctionnaires de gauche dans l'appareil public, le secteur privé et le système judiciaire, l'école, l'université, l'édition et le divertissement. Une inclusion qui, en plus des effets politiques et idéologiques bien connus, a également entraîné l'inévitable "gentrification" de la classe progressiste et la revalorisation subséquente de l'establishment.

Nous pouvons également périodiser ce processus : il s'est produit après 1968, tout au long des années 1970, puis s'est étendu dans les années suivantes jusqu'à intégrer et interpénétrer les pouvoirs et les institutions. L'avantage est réciproque : au Capital, il a donné une "bonne conscience" éthique et une légitimation culturelle au niveau de l'émancipation et de la défense des droits de l'homme et du citoyen ; et à la Gauche, il a donné un pouvoir d'influence et d'interdiction, et un leadership culturel et civil.

Mais tout cela n'explique toujours pas la raison centrale de l'union entre la gauche et le capital, la soudure de deux hégémonies, la soudure entre le pouvoir économique et le pouvoir culturel. Qu'est-ce qui a provoqué cette convergence ? C'est le but commun de remplacer le monde commun fondé sur la réalité par le monde uniforme fondé sur les désirs induits ; le désir d'un nouveau monde pour la gauche et de nouveaux marchés pour le capital.

Comment ce changement s'opère-t-il ? En effaçant, en méprisant et en brisant les liens, les frontières, les limites. Ce que la gauche appelle émancipation, libération, progrès ; et dans le jargon capitaliste, ils appellent ces phénomènes, le développement, la consommation, la modernisation. Le mot clé, commun à ces deux pôle, est le déracinement, où l'identité se dissout : le déraciné est alors considéré comme un homme libre qui n'a pas d'attaches ou d'affiliations, qui est fluide dans un monde liquide, projeté dans ses désirs plutôt qu'amarré à son héritage et à sa nature ; connecté à son époque et au web mais déconnecté de son lieu et de ses liens communautaires. Il devient ainsi un citoyen du monde, un homme sans frontières (y compris sexuelles), un individu émancipé et global, selon le rêve convergent de l'internationalisme de gauche et de la mondialisation capitaliste.

Le monde à démolir n'est pas nommé pour ce qu'il est - la réalité des liens religieux et civils, familiaux et communautaires - mais est renommé en termes négatifs comme racisme, fascisme, homo-transphobie, anti-féminisme.

Cette convergence a une répercussion sociale précise : déclarer la guerre au monde commun, à la réalité, à la nature, au contexte dans lequel l'homme a toujours vécu, signifie rompre avec les peuples et partir des élites, soit des oligarchies économiques et financières, politiques et intellectuelles, ennemies du sentiment commun, des racines et des liens populaires. C'est la rébellion des élites sur laquelle un sociologue américain lucide, Christopher Lasch, a écrit en 1994, faisant écho à la rébellion des masses d'Ortega y Gasset (1930).

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Dans son ouvrage, Lasch a noté ce que des observateurs italiens très pointus de bords idéologiques opposés comme Augusto Del Noce et Pierpaolo Pasolini avaient déjà saisi: les manifestants, les révolutionnaires et les gauchistes radicaux ont déclaré la guerre au capitalisme mais ont ensuite combattu le patriotisme, la religion et la famille traditionnelle, croyant frapper au cœur et à l'arrière du capitalisme. Au lieu de cela, leur combat était entièrement fonctionnel au capitalisme, qui voulait briser ces mêmes digues et se débarrasser de ces liens qui faisaient obstacle à l'établissement d'une société entièrement éradiquée, composée désormais d'individus solitaires, proies faciles du consumérisme. Même Marx avait expliqué dans le Manifeste qu'avec le capitalisme "toutes les relations sociales stables et fixes, avec leur cortège de conceptions et d'idées traditionnelles et vénérables, sont dissoutes". Par obtusion, présomption ou mauvaise foi, la gauche a ignoré le Manifeste de Marx (qui n'est pas un auteur réactionnaire) et est devenue le tueur à gages en charge de liquider la société traditionnelle, avec la bénédiction du capital... Si les croyants, les membres de la famille, les patriotes sont effacés, il ne reste que les consommateurs de marchandises et d'idéologies. "On ne s'affranchit de la tradition que pour se plier à la tyrannie de la mode", note Lasch dans l'essai Against Mass Culture (maintenant publié en Italie par Eleuthera).

La liberté consiste à choisir entre des marques, des produits, "des opinions et des idéologies préemballées conçues par des faiseurs d'opinion" ; le processus se fera, notait Lasch il y a trente ans, en "détruisant la mémoire collective, en remplaçant l'autorité responsable par un nouveau star system", aujourd'hui nous dirions avec les influenceurs et les usines de consensus manipulés. Il restera comme une gratification illusoire dont parle Lasch dans La culture du narcissisme : c'est le nouvel opium du peuple, réduit à un seul format devant le miroir (ou un smartphone).

Lasch a appelé à une alliance pour résister à l'assimilation, au déracinement et à la modernisation forcée. Pour Simone Weil, celui qui est déraciné déracine ; pour Lasch, "le déracinement déracine tout, sauf le besoin de racines".

C'est donc là que réside la fusion du gauchisme et du capital : dans la dissolution des liens naturels, religieux et communautaires que l'on fait passer pour une émancipation et une libération de l'emprise de monstres. Ils vous enlèvent tout et vous disent ensuite : vous avez moins de fardeaux et de contraintes, maintenant vous êtes libres de courir. Ils vous disent aussi où aller, quoi acheter et quelle route prendre.....

lundi, 15 août 2022

Le télé-contrôle: la tyrannie de la "Boîte à Bêtises"

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Le télé-contrôle: la tyrannie de la "Boîte à Bêtises"

Par Pablo Javier DAVOLI (*)

I) QUATRE CARACTÉRISTIQUES SYSTÉMIQUES :

 Afin d'approcher une compréhension adéquate de l'impact profond et décisif que la télévision exerce sur les sociétés de masse contemporaines, il est nécessaire de garder à l'esprit que ce système communicationnel présente les caractéristiques suivantes :

 a.- L'unipolarité dans la conception et l'élaboration des messages télévisés.

Cette unipolarité est absolue. Le télédiffuseur contrôle totalement la production des messages (bien sûr, dans le cadre établi par les règles légales positives, dans les cas où de telles règles existent et, de plus, sont respectées).

 b.- L'unidirectionnalité dans la transmission des messages télévisés.

Cette unidirectionnalité est relative. Le public de la télévision joue un rôle éminemment passif : en principe et en règle générale, le public se limite à recevoir les messages télévisés. Sauf dans des cas exceptionnels et dans une mesure négligeable, les téléspectateurs ne quittent pas la position de récepteurs.

Dans le même sens, on peut dire que la rétroaction entre les deux +extrêmes+ pôles de la relation communicationnelle est minime comparée au flux de messages que les diffuseurs télévisés déversent quotidiennement sur le public. Ainsi, l'échange de rôles entre l'émetteur et les récepteurs est très exceptionnel et peu pertinent.

c.- La concentration oligopolistique des sources télévisuelles (c'est-à-dire au niveau de l'émetteur de la relation de communication).

À cet égard, il convient de donner un exemple très éloquent et illustratif : l'univers médiatique américain, qui est peut-être le plus important au monde, est contrôlé par seulement six grands groupes d'entreprises privées ([1]).

Bien entendu, il ne s'agit pas d'une caractéristique nécessaire et immuable du système de communication étudié ici. Il s'agit toutefois d'une caractéristique répandue et fortement consolidée. Et, par conséquent, très difficile à changer. Mais elle n'est en aucun cas immuable.

d.- Massivité et atomisation du public.

L'accessibilité que la télévision a atteint est vraiment extraordinaire. Il s'agit, sans aucun doute, d'un système de communication super-massif. Cette massivité, bien sûr, a été produite du côté des récepteurs (rappelons que, du côté de l'émetteur, loin de toute massivité, on trouve une concentration rigoureuse).

Il convient d'ajouter que la massivité des audiences télévisées présente une autre caractéristique très particulière et importante : les membres potentiels de cette audience - en parlant en termes généraux - ne se connaissent pas, et n'ont pas de contacts réciproques directs entre eux. Ils sont isolés.

Les liens des récepteurs entre eux dépendent de l'émetteur. En d'autres termes, ce que chaque récepteur sait des autres (par exemple, ce qu'il pense de tel ou tel sujet, quelles sont ses positions sur telle ou telle question, s'il aime telle ou telle expression artistique, etc.) dépend directement et presque exclusivement des informations que les chaînes de télévision elles-mêmes fournissent sur le sujet.

En d'autres termes, le public de la télévision est un collectif inorganique, anonyme, fragmenté et même atomisé. Son rôle, en tant que groupe, ne peut être que passif (nous insistons : nous parlons en termes généraux). Et, par conséquent, ce sont les chaînes de télévision qui déterminent la perception que chaque téléspectateur a du public auquel il appartient. Il s'agit certainement d'un pouvoir énorme...

(II) LES MOTIFS ET LES TECHNIQUES APPLIQUÉS :

 Grâce à ces caractéristiques particulières, la télévision permet de déployer une action psychologique globale des plus efficaces, capable de provoquer une révolution culturelle, ainsi que de réorganiser la structure et le fonctionnement de la société. Parmi les lignes directrices et les techniques fondamentales de cette action, les suivantes se distinguent :

1 - Le déplacement spectaculaire d'autres activités traditionnelles qui sont de la plus haute importance pour le développement personnel, le tissage de liens sociaux, le maintien sain des liens sociaux et la vigueur du tissu communautaire.

En effet, la diffusion de la télévision et son installation comme habitude populaire a impliqué une sérieuse réduction de : la réflexion intime ; la vie de prière ; les exercices spirituels ; la lecture de livres, de journaux et de magazines ; le dialogue familial ; les rassemblements ; les activités sportives ; les promenades en plein air, et le contact avec l'environnement naturel ; etc.

Bien entendu, le déclin des activités susmentionnées est variable selon les activités. Toutefois, l'adoption de la télévision a - en général - entraîné une certaine réduction de l'attention et du temps consacrés à chacune d'elles.

Dans cette perspective, on observe clairement le caractère fortement invasif et expansionniste de la télévision. Pour diverses raisons, elle peut facilement s'installer dans nos vies, générant une habitude envahissante, avec une force expansive très puissante. Ces raisons comprennent :

L'extraordinaire attrait des produits audiovisuels que nous offre la télévision ;

Sa grande capacité à capter notre attention et à nous distraire des problèmes qui nous affligent, en nous donnant la sensation (souvent fausse) que nous y avons échappé (au moins momentanément) ;

Ses effets relaxants, qui nous procurent rapidement une bonne dose de détente, très difficile à acquérir par d'autres moyens dans le contexte stressant des sociétés de masse contemporaines ; etc.

2 - La manipulation de l'information, en altérant la perception de la réalité par le public, tant intellectuellement qu'émotionnellement.

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La télévision nous offre souvent une image déformée de la réalité. Dans l'image, l'inversion fictive des rôles de la victime et de l'agresseur ([2]).

À cet égard, il convient de rappeler que, selon Hal BECKER, membre du Futures Group, en contrôlant les programmes d'informations télévisées, il est possible de façonner l'opinion publique, en manipulant la façon dont les gens pensent et agissent ([3]).

Il s'agit du rêve pervers que Walter LIPPMANN a fait très tôt, dans les années 1920 : la "démocratie des moutons". C'est-à-dire la "fabrication du consensus" ; la fabrication d'une opinion publique artificielle ; dans le but de couvrir un régime politique profondément oligarchique et ploutocratique sous l'apparence d'une démocratie.

3 - L'augmentation écrasante du contenu télévisuel puéril et amusant, composé de distractions et de divertissements d'une grande variété.

Cette évolution inquiétante ne peut être pleinement appréciée que si elle est mise en contraste avec l'augmentation parallèle de la quantité et de la complexité des problèmes des sociétés contemporaines.

Paradoxalement, le processus de sophistication de la vie sociale n'a pas été étayé par une télévision à dominante instructive, formatrice et conscientisante. Au contraire, cette dynamique s'est accompagnée d'une tendance à la frivolité bêtifiante, dont la tendance dominante a été :

- la multiplication de contenus socialement non pertinents et culturellement pauvres (quand ils ne sont pas, purement et simplement, sous-culturels ou contre-culturels, tels les programmes de "télé-poubelle" (trash TV).

Nous faisons ici référence à l'extraordinaire prolifération que connaissent : les jeux télévisés improductifs (c'est-à-dire des activités purement récréatives, qui ne contribuent en rien au développement physique et/ou psychologique de leurs participants et/ou téléspectateurs) ; les émissions de rumeurs et potins sur la vie des stars et autres personnalités publiques ; les émissions à scandale (souvent simulés ou, du moins, provoqués par la production télévisuelle elle-même) ; etc.

- L'espace télévisuel consacré aux sujets sérieux a été radicalement limité.

- La logique du spectacle s'est imposée au détriment de l'exposition, du traitement et de l'analyse des problèmes.

Un exemple clair de ce dernier point est l'adoption par les programmes consacrés à des questions manifestement sérieuses, de formats, de modalités et de styles typiques des programmes de divertissement et d'amusement. Ainsi, par exemple, au cours de l'année 2014, Jorge LANATA a ouvert son émission Journalisme pour Tous (Periodismo para Todos) par un monologue comique (stand-up comedy) sur des questions importantes de notre politique nationale. Dans ces monologues, les opinions critiques étaient systématiquement entrecoupées de blagues en commentaire. Et, comme si cela ne suffisait pas, à plusieurs reprises, la présentation a été assaisonnée de courts sketches.

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Jorge LANATA avec le mannequin Alexandra LARSSON dans l'un des sketchs qu'il avait l'habitude d'insérer dans ses monologues comiques ([4])

Des observations similaires peuvent être faites en ce qui concerne l'utilisation de programmes superflus et/ou futiles sur certains sujets sérieux. Ce phénomène est de plus en plus fréquent, du moins à la télévision argentine. Ainsi, par exemple, cette tendance peut être observée dans divers programmes de potins et rumeurs. Le même phénomène peut également être observé dans les panels des différentes éditions de certaines émissions de télé-réalité (par exemple, Gran Hermano (Big Brother).

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L'équipe de "Intrusos", animée par Jorge RIAL ([5]).

Dans ces cas-là, les questions sérieuses sont généralement mêlées à une discussion thématique grotesque, où elles sont manipulées sans scrupules par des faiseurs d'opinion irresponsables qui déploient leur triste métier au milieu d'un chaos discursif. Dans de nombreux cas, le résultat final de ces mauvais procédés est le contournement de la question qui était censée être clarifiée. Dans d'autres cas, elle finit par se diluer dans un tsunami de bêtises et d'inepties.

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La députée nationale Elisa CARRIÓ avec une poupée qu'elle appelle « Republiquita ». La photo a été publiée par la députée sur son compte Twitter suite à un "sketch" qui avait été réalisé dans l'émission Journalisme pour Tous (Periodismo para Todos) de Jorge LANATA. ([6])

4.- La surexcitation instinctive et émotionnelle des téléspectateurs.

Certes, depuis plusieurs années, la télévision surstimule quotidiennement les instincts et les émotions de son public. Cette exploitation délibérée des pulsions et impulsions inférieures est produite principalement par les contenus.

L'excitation extraordinaire en question, lorsqu'elle opère au niveau instinctif, se focalise principalement (mais pas toujours) sur les instincts sexuels. Elle est peut-être à l'origine de l'atmosphère socio-culturelle hyper-érotisée si caractéristique de nos sociétés.

À cet égard, il convient de rappeler que la télévision est aujourd'hui extrêmement prolifique en messages à contenu érotique ([7]). Ainsi, par exemple, les occasions et les prétextes sont pratiquement innombrables pour exhiber les attributs +corporels+ les plus voluptueux, à peine vêtus, de belles jeunes femmes dans des poses suggestives et avec des oeillades dûment étudiées et répétées. Autre exemple : les scènes explicitement érotiques deviennent plus fréquentes et plus osées (dans de nombreux cas, des pratiques déviantes sont explicitement étalées, sans un mot sur leurs conséquences négatives). Dans le même temps, les règles de protection des enfants, autrefois strictement observées, ne le sont plus guère.

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Le producteur et animateur de télévision Gerardo SOFOVICH, aujourd'hui décédé avec l'une de ses "secrétaires". ([8])

Un bombardement aussi puissant réduit notre perception des femmes à un simple objet de désir sexuel (un réductionnisme qui devient particulièrement grave lorsque ce sont les femmes elles-mêmes qui l'assument). Mais, en outre, le bombardement en question implique chez l'homme une suractivation de son appétit sexuel sensible, au point de le placer – finalement - dans un état de frénésie érotique contre nature. Une telle tendance peut causer de grands dommages aux relations réciproques entre hommes et femmes, y compris, bien sûr, à leur vie sexuelle.

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Episode du concours de pole dance de l'émission Showmatch, par Marcelo TINELLI ([9]).

Quant à la surexcitation émotionnelle, elle est la principale cause du sentimentalisme qui s'est répandu parmi nous. La télévision a inondé notre atmosphère socioculturelle de contenus lacrymogènes, qui exacerbent nos émotions, leur donnent plus d'importance et nous rendent hypersensibles.

Inutile de dire que cette hyper-sensibilité nous rend trop flexibles. Elle nous rend inconstants et cyclothymiques. Elle enlève toute cohérence à notre personnalité. Elle affaiblit la vigueur qui est constamment requise pour soutenir une action déterminée et cohérente dans le temps et au milieu des vicissitudes de la vie. Et, par conséquent, elle nous rend manipulables, avec un facteur aggravant supplémentaire : la stigmatisation facile des dissidents potentiels comme étant inhumains, sans cœur ou sans âme.

Bien entendu, tous ces phénomènes se produisent au détriment des "passions nobles" – ainsi nommées par Platon - (comme, par exemple, la soif de gloire, le goût de l'aventure, l'enthousiasme face aux défis, la joie de l'honneur, etc.) Bien entendu, la volonté et la raison sont également affectées, ainsi que la domination de cette dernière sur l'ensemble du système psychique et, en définitive, sur le comportement humain.

5.- La sur-stimulation du cerveau reptilien.

Il a été récemment découvert que lorsque nous regardons la télévision, l'activité de notre cerveau subit un déplacement notable vers le +soi-disant+ cerveau reptilien. C'est le siège de nos instincts les plus primaires, visant à assurer notre survie. Ces instincts peuvent se résumer aux pulsions d'attaque et de fuite.

En raison de sa constitution (primitive) et aussi de la fonction (primaire) qu'il remplit, le cerveau reptilien est stéréotypé et compulsif. Par conséquent, son activation et sa prééminence +circonstancielle+ tend à imprimer de telles caractéristiques sur notre personnalité et notre comportement.

Bien entendu, la surexcitation du cerveau reptilien nuit à l'activité et au fonctionnement des aires cérébrales les plus évoluées et complexes. En particulier, celles qui sont liées au discernement intellectuel et au sens moral.

Lorsqu'une telle sur-stimulation devient quotidienne, elle génère une accoutumance. Dans ce cas, l'affichage fréquent de contenus morbides peut affaiblir, voire annuler, la répulsion qu'ils suscitent normalement chez les personnes.

En effet, toute personne mentalement saine éprouve une répugnance naturelle à l'égard des scènes de violence, a fortiori lorsqu'elles se manifestent de manière extrême, à la limite du sadisme. La même réaction peut être observée face à un comportement clairement pervers et aberrant. C'est un rejet naturel, instinctif, qui contribue au renforcement de nos freins inhibiteurs, qui constituent une sorte de code moral du fonctionnement automatique.

Cependant, la surexcitation récurrente de notre cerveau reptilien et son exposition concomitante à des épisodes de cruauté explicite et de violence intense, même s'ils sont fictifs, peuvent sérieusement éroder cette répulsion spontanée, par la force de la familiarisation. Ainsi, le fonctionnement de nos freins inhibiteurs est sérieusement affecté, faisant céder la principale retenue morale contrôlant nos comportements.

Ce n'est qu'à la lumière de telles considérations que l'on peut pleinement apprécier la gravité des résultats d'une récente étude menée aux États-Unis, selon laquelle :

"L'utilisation d'armes à feu et de scènes violentes impliquant des armes à feu a triplé depuis 1985 dans les films pouvant être vus par des enfants de 13 ans. Cette année-là, la classification "PG-13" a été introduite aux États-Unis et, selon une étude américaine, les films de cette catégorie sortis en 2011 et 2012 contenaient également beaucoup plus de scènes de ce type que ceux destinés aux adultes. Les auteurs préviennent que des recherches ont montré que les images violentes augmentent l'agressivité des spectateurs.

"Il est surprenant de voir cette explosion de la violence armée dans des films qui, pour la plupart, visent un public adolescent', estime Brad Bushman, professeur de communication et de psychologie à l'Université de l'Ohio et co-auteur principal de l'étude publiée en ligne dans la revue américaine Pediatrics." ([10]).

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Plan du film Inglourious Basterds, écrit et réalisé par Quentin TARANTINO. ([11]). Le film a été accusé de célébrer ouvertement le sadisme et la torture.

Le phénomène dangereux décrit ici est l'une des principales causes de la prolifération alarmante des agressions que nous pouvons observer aujourd'hui dans presque tous les domaines dans lesquels nous interagissons. En effet, nos sociétés sont devenues étonnamment violentes. Cette tendance malsaine se manifeste d'innombrables façons : du harcèlement dans les écoles et les collèges à la légèreté choquante avec laquelle certains criminels torturent et tuent leurs victimes, en passant par la violence domestique, l'agressivité dans la circulation urbaine et la violence dans le football. Nous pouvons même y inclure les blagues lourdes,  si lourdes qu'elles ne sont plus des blagues.

En ce qui concerne ces dernières, il convient de préciser qu'elles ne se sont pas seulement répandu entre soit-disant amis. Elles ont également été adoptées, exposées et donc diffusées à la télévision. Cela principalement dans les programmes de caméras cachées.

En Argentine, les épisodes de caméra cachée sophistiqués mis en place par Videomatch - une émission animée par Marcelo TINELLI - ont réalisé des farces si lourdes qu'elles auraient pu avoir des conséquences dramatiques sur la santé de leurs victimes. Il suffit de se rappeler que l'une de ces farces consistait à défoncer la voiture de la victime, après l'avoir soumise à plusieurs situations stressantes. Nous nous demandons encore si ces caméras cachées n'auraient pas pu contribuer à la survenue d'un infarctus cardiovasculaire (ou autre accident similaire), sinon lors du déroulement de la blague, ou à la fin ou après (que ce soit à court, moyen ou long terme)...

6.- La fragmentation de la capacité de concentration ; la léthargie des facultés cognitives ; et l'infantilisation du public.

Il y a plusieurs années, au milieu des années 1970, Eric TRIST (l'un des fondateurs de l'influent Institut Tavistock) et Frederick EMERY (un spécialiste des sciences sociales et collaborateur du premier) ont diagnostiqué que, suite à vingt ans de télévision, la société américaine avait subi une sorte de "lavage de cerveau". Ce phénomène - selon les auteurs précités - s'était produit avec une telle intensité qu'il avait même entraîné la désactivation des "capacités mentales et cognitives" chez des millions d'Américains, les rendant stupides, influençables et, bien sûr, manipulables. Ce triste état de fait s'est accompagné d'un mécanisme de défense psychologique qui a conduit les victimes à nier farouchement qu'elles aient eu le moindre problème.

Selon les mêmes auteurs, la télévision a un effet dissociatif sur la capacité mentale, de sorte que les gens sont moins capables de raisonner. Les téléspectateurs qui s'habituent à regarder six heures ou plus de télévision par jour abandonnent leur capacité de réflexion sur les images et sons émanant de la télévision.

EMERY et TRIST ont également déclaré que "plus une personne regarde la télévision, moins elle comprend, moins elle accepte, plus elle se dissocie de ses propres processus mentaux... La télévision est bien plus magique que tout autre produit de consommation parce qu'elle rend les choses normales, elle présente et homogénéise des aspects fragmentaires de la réalité. Elle construit une réalité acceptable (le mythe) à partir d'ingrédients largement inacceptables. Affronter le mythe signifierait admettre que l'on est incompétent, incapable, que l'on est isolé... Ainsi (les images télévisées) deviennent et sont la vérité". ([12]).

Selon Lonnie WOLF, "la télévision entraîne la suppression de la capacité de jugement critique car la combinaison de sons et d'images place l'individu dans un état proche du sommeil, ce qui limite les capacités cognitives" (cité par : ESTULIN, Daniel, Le Club des immortels, page 108).

Les grands médias américains ont joué un rôle décisif dans l'application de ces idées. Ce n'est pas pour rien que Noam CHOMSKY a récemment déclaré:

"L'Amérique d'aujourd'hui est un bon exemple de ce que l'on pourrait appeler 'un État défaillant', car elle possède un système démocratique formel ; en fait, une société assez libre. Mais cela ne fonctionne tout simplement pas. C'est le résultat d'une énorme concentration de pouvoir dans une société qui est gérée à un degré inhabituel par une communauté d'affaires hautement consciente de sa classe.

"Aux États-Unis, la culture démocratique a été tellement érodée, une élection offre des choix si étroits que c'en est presque caricatural. Le fondement d'une démocratie est une société civile qui fonctionne, et non une société civile qui n'apparaît que tous les quatre ans, mais cela n'existe pratiquement pas aux États-Unis.

"Dans ce contexte, les médias jouent un rôle clé, car ce que font les médias et le système éducatif, c'est émousser l'intelligence et réduire la confiance en soi des gens à tel point qu'il est impossible de penser, car les qualités requises pour penser sont ce que les médias et le système éducatif enlèvent de la tête des gens ; à la fois la capacité de penser et la conviction que l'on a le droit de le faire". ([13])

Le contenu de la publicité et de la propagande, qu'il soit explicite ou voilé, est constitué de messages compréhensibles par un enfant de cinq ans, même s'ils s'adressent à des adultes. Dans le même sens, on peut observer des publicités proposant des produits dont l'acquisition et/ou la manipulation requiert une attention et une responsabilité particulières, en les banalisant.

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Prenez cette récente publicité pour un prêt du Banco Francés à la télévision argentine ([14]).

Cela explique également le remplacement du débat sérieux par les "slogans", les "jingles" et les "shows", en matière politique (aujourd'hui, les candidats préfèrent participer à l'émission Bailando por un sueño [Danser pour un rêve] plutôt qu'à un programme spécifiquement politique ; c'est ce que l'on appelle en Argentine la "tinellisation" de la politique).

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Le chef du gouvernement de la C.A.B.A., Mauricio MACRI, dans l'émission Showmatch, avec Marcelo TINELLI et un imitateur ([15]).

7.- L'établissement de stéréotypes préfabriqués, à forte charge émotionnelle.

Normalement, ces stéréotypes, conçus pour répondre à un intérêt spécifique et/ou à un préjugé idéologique, sont présentés par paires, formant une relation antithétique. En général, cette tactique discursive offre une vision excessivement schématique et profondément manichéenne de certains thèmes, problèmes et/ou enjeux.

En effet, l'objectif de ces paires est de limiter le sujet à deux positions opposées, incarnées par les stéréotypes utilisés. Ainsi, les paires de stéréotypes présentent un extrême bon et un extrême mauvais ; ou un extrême beau et un extrême laid ; ou un extrême sain et un extrême malade; et ainsi de suite.

En général, ces messages méritent le reproche que l'on doit aux simplifications excessives. Le manichéisme absolu qu'ils traduisent, du moins lorsqu'il s'agit de problèmes humains, est également discutable. C'est essentiellement parce que, dans ce monde, il n'existe pas d'homme entièrement bon (aussi bon soit-il) ni d'homme entièrement mauvais (aussi mauvais soit-il).

Mais l'aspect le plus grave de la question provient de la manipulation délibérée des stéréotypes à la télévision. Surtout lorsqu'il s'agit de stéréotypes artificiels, générés et promus intentionnellement par l'émetteur du système de communication télévisuelle. Lequel, dans nos sociétés, est fortement concentré et présente un caractère oligarchique marqué, comme nous l'avons déjà vu.

À ce stade de notre exposé, il va de soi que nous ne faisons pas référence ici aux stéréotypes que les gens forment naturellement sur la base de leur propre expérience communautaire. Ces stéréotypes authentiquement populaires peuvent, selon les cas, être plus ou moins corrects, plus ou moins justes et/ou plus ou moins utiles..... Nous ne parlons pas ici de ces stéréotypes, mais de ceux qui sont délibérément préfabriqués par la télévision.

Malheureusement, aujourd'hui, cette distinction n'est pas facile à faire. En effet, dans de nombreux cas, les stéréotypes artificiels diffusés par les chaînes de télévision sont faussement présentés comme des créations populaires spontanées. Le succès de cette manœuvre est très facile à obtenir lorsque la télévision a réussi à s'installer dans le public comme un miroir supposé du public et, plus largement, de la société dont elle fait partie.

L'énorme capacité de la télévision à imposer des stéréotypes artificiels se manifeste très clairement dans le domaine esthétique. Peu de gens sont pleinement conscients de la profondeur de l'influence des stéréotypes télévisés de la beauté sur nos vies ; de la force avec laquelle les modèles esthétiques impliqués conditionnent notre perception, notre appréciation et le plaisir de notre propre beauté et de celle des autres.

Pour aggraver les choses, en ce qui concerne le corps féminin, la télévision (ainsi que la publicité, le cinéma et d'autres médias) a promu des stéréotypes de beauté non naturelle, à la limite, dans certains cas, du malsain. Cela a contribué à intoxiquer l'atmosphère culturelle, en en faisant un milieu favorable au développement et à l'expansion de pathologies mentales complexes, comme, par exemple, la boulimie et l'anorexie (nous n'ignorons pas la nature complexe et multicausale que présentent les maladies de ce type ; nous signalons simplement que le modèle de beauté cadavérique et plastique, fortement promu par la télévision, contribue - plus ou moins efficacement, selon les cas - à l'aggravation et/ou à la propagation de ces pathologies).

III) POUR CONCLURE :

En conclusion, nous estimons qu'il convient d'évoquer trois citations très claires et pertinentes, en rapport avec la tyrannie que nous avons dénoncée par notre titre. A savoir :

En 1956, Theodor ADORNO a publié Television and the Patterns of Mass Culture [Télévision et modèles de culture de masse]. Il y souligne que : "La télévision est un moyen de conditionnement et de contrôle psychologique tel qu'on n'en a jamais rêvé". ([16])

Selon Harley SCHLANGER, pour ADORNO et ses collaborateurs, "La télévision (loin d'être un instrument éventuellement utile au développement social) est un média idéal pour créer une culture homogène, une culture de masse, grâce à laquelle l'opinion publique pouvait être contrôlée et façonnée de sorte que tout le monde dans le pays finisse par penser la même chose". ([17])

Dès 1972, EMERY faisait état de l'impact de la télévision sur les Américains :

"La télévision suscite une tendance intrinsèque à la dépendance. Elle doit provoquer (cette dépendance) parce qu'il s'agit fondamentalement d'une activité émotionnelle et irrationnelle... la télévision est le chef qui nourrit et protège sans cesse".  ([18]).

Pablo Javier Davoli

(*) Pablo Javier DAVOLI est né dans la ville de Rosario (Province de Santa Fe, Argentine) en 1975. Il a obtenu son diplôme d'avocat à la Faculté de droit et des sciences sociales de Rosario (Pontificia Universidad Católica Argentina) en 2000. Il est titulaire d'une maîtrise en intelligence stratégique nationale de l'Université nationale de La Plata et d'un doctorat en droit de la faculté susmentionnée. Il a enseigné les sciences politiques, la formation de la pensée juridico-politique, le droit politique, le droit constitutionnel, les institutions de droit public et les relations syndicales à la faculté susmentionnée et dans d'autres universités. Il est l'auteur de plusieurs livres (Cuestiones Demológicas ; Los Grandes Paradigmas Históricos y el Estudio de los Fenómenos Sociales ; Meditaciones Sociológicas ; Confessions d'un Argentin inquiet, etc.) et de nombreux articles sur divers sujets de philosophie politique, de géopolitique, de politique internationale, de droit politique et de droit constitutionnel. Il a également donné de nombreuses conférences sur ces sujets à la Faculté de droit et de sciences sociales de Rosario (P.U.C.A.), à la Faculté de sciences économiques de Rosario (P.U.C.A.), au Barreau de Rosario, au Cercle des législateurs de la nation, etc.

En août 2011, il a participé à la rencontre de Sa Sainteté Benoît XVI avec de jeunes professeurs d'université, à El Escorial (Royaume d'Espagne).

Notes:

[1] Conf. : CARMONA, Ernesto, Seis grandes grupos económicos controlan la gran prensa en EE.UU., dans Rebelión.org, 19/05/03, http://www.rebelion.org/hemeroteca/medios/030519eeuu.htm, +compulsa daté du+ 15/05/15.

[2] Image extraite de : http://www.taringa.net/posts/apuntes-y-monografias/15779844/Monopolios-mediaticos-libertad-de-expresion.html (+compulsa daté du+ 15/05/15, sans auteur ni réserve de droits).

[3] Conf. : ESTULÍN, Daniel, El club de los inmortales, Ediciones B S.A., Argentine, 2013, page 108.

[4] Image extraite de : http://hd.clarin.com/post/82688508588/el-periodista-jorge-lanata-volvio-a-la-television (+compulsa daté du+ 18/05/15 ; aucun auteur n'est mentionné).

[5] Image extraite de : http://exitoina.perfil.com/2014-07-14-262427-intrusos-se-renovo-nuevo-panel-y-nueva-escenografia/ (+compulsa daté du+ 18/05/15 ; aucun auteur n'est mentionné).

[6] Image récupérée sur : http://www.infonews.com/nota/147293/a-la-cama-con-lilita-otra-insolita-foto-de-carrio (scannée le 18/05/15 ; aucun auteur enregistré).

[7] Nous laissons ici de côté toute explication de la technique astucieuse des messages subliminaux, qui a été utilisée à plus d'une occasion pour diffuser subrepticement des contenus érotiques.

Pour ceux qui souhaitent s'initier au sujet, nous recommandons la lecture de notre article intitulé Violer la psyché humaine : la communication subliminale et la manipulation du comportement et de la personnalité, rédigé en octobre 2013 et disponible sur notre site (http://www.pablodavoli.com.ar/articulos/Violando%20la%20psiquis%20humana.pdf).

[8] Image récupérée sur : http://personajes.lanacion.com.ar/1733343-la-vida-de-gerardo-sofovich-en-imagenes (vérifié le 17/05/15 ; aucun auteur enregistré).

[9] Image extraite de : http://www.elcomercioonline.com.ar/articulos/50016831-Tinelli-busca-derrotar-a-Gran-Hermano-5-con-el-baile-del-cano-.html (+compulsa daté du+ 17/05/15 ; aucun auteur n'est mentionné).

[10] Article Se triplican las escenas de violencia en el cine, journal uruguayen El País, 12/11/13, disponible sur : http://www.elpais.com.uy/divertite/cine/se-triplican-escenas-violencia-cine.html, extrait daté du 18/05/15).

[11] Image extraite de : http://www.fotolog.com/barredamusical/47777573/ (+compulsa daté du+ 18/05/15 ; aucun auteur n'est mentionné).

[12] ESTULIN, Daniel, ouvrage cité : El club de los inmortales, page 111.

[13] Reproduit par : HERREROS, Francisco, Concentración mediática, ideología única y Democracia de baja intensidad, 10/02/07, Rebelión.org, http://www.rebelion.org/noticia.php?id=46214, +compulsa daté du+ 15/05/15).

[14] Image extraite de : https://www.youtube.com/watch?v=TiNevN2Wvpkv (+compulsa daté du+ 18/05/15 ; aucun auteur n'est mentionné).

[15] Image extraite de : http://www.urgente24.com/224937-pensando-en-boedo-tinelli-firma-con-macri (version datée du 18/05/15 ; aucun auteur enregistré).

[16] Reproduit par : ESTULIN, Daniel, Les secrets du club Bilderberg, édition virtuelle, page 8 ; disponible à l'adresse : http://videotecaalternativa.net/wpcontent/uploads/LOS-SECRETOS-EL-CLUB-BILDERBERG-Daniel-Estulin.pdf, attesté le 05/12/12.

[17] Reproduit par : ESTULIN, Daniel, ouvrage cité : El Club de los Inmortales, page 8.

[18] Reproduit par : ESTULIN, Daniel, ouvrage cité : El club de los inmortales, page 111.

lundi, 25 juillet 2022

Habermas: un exemple de démocratie utopiste et anti-démocratique

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Habermas: un exemple de démocratie utopiste et anti-démocratique

par l'équipe de Blocco Studentesco

Rédactrice: Elena

Source: https://www.bloccostudentesco.org/2022/07/14/bs-esempio-di-democrazia-utopistica-e-antidemocratica/

Il existe de nombreux types de démocraties et aucune d'entre elles ne parvient à exceller sur l'autre, aucune ne s'avère donc moins imparfaite que l'autre. L'idéal démocratique est une rengaine de l'époque contemporaine selon laquelle les gens croient qu'il s'agit du meilleur de tous les systèmes de gouvernement possibles, comme se pose l'univers leibnizien.

La démocratie aurait pour but et pour distinction d'être le système de gouvernement le plus inclusif, car elle permettrait à chaque citoyen d'avoir son mot à dire. Mais est-ce vraiment le cas ? Comme tant d'autres systèmes de gouvernement, la démocratie aussi cédera tôt ou tard la place à autre chose, mais d'ici là, nous pouvons nous réjouir de parler des nombreuses propositions avancées par les théoriciens de la morale qui sont des défenseurs de l'idéal démocratique.

Jürgen Habermas, membre allemand de l'École de Francfort, s'est engagé au 20ème siècle dans la défense de la démocratie, en particulier de la démocratie délibérative. Pour Habermas, alors que les libéraux sont trop attachés aux théories économiques et que les républicains favorisent l'émergence d'un certain communautarisme, la forme délibérative est la meilleure solution pour garantir la participation des citoyens à la vie politique.

Mais comment la démocratie délibérative fonctionne-t-elle pour Habermas ? L'idée centrale est de faire participer les citoyens dans toute la mesure du possible à la vie politique. Chaque citoyen devrait donc participer à des assemblées pour discuter des problèmes de toutes sortes dans le but d'atteindre la vérité (c'est-à-dire celle de la majorité, bien sûr, et, dès lors, quelqu'un, par suite, sera toujours exclu).

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Par l'action communicative, les interlocuteurs entrent en communication les uns avec les autres dans le but de parvenir à une compréhension (ou du moins à une compréhension mutuelle). La compréhension doit créer un consensus puis convaincre en évitant l'échec. Quel beau rêve ! Cet objectif ne peut être atteint que si tous les citoyens s'engagent à participer activement à la vie politique, à proposer et à débattre, à abroger et à promouvoir.

Comme il est clair, les acteurs sociaux de cette communauté imaginaire auront tendance à poursuivre leurs propres objectifs personnels et non le bien et la santé de la communauté, ils s'accorderont et se dissoudront donc en fonction de la réalisation de leurs objectifs. Nous ne pouvons pas supposer que la communauté entière accepte éthiquement son rôle social actif dans une assemblée, car nous oublierions alors complètement la subjectivité humaine qui porte en elle l'instinct de conservation et d'autodétermination. Ce faisant, nous démontons de fait la thèse que le but d'une délibération est le bien commun. En amont encore, nous pouvons objecter que l'on ne peut pas contraindre l'ensemble des citoyens à une participation politique par des moyens "démocratiques".

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Aujourd'hui, de nombreuses objections peuvent être soulevées à l'encontre de Habermas. L'une d'entre ces objections est certainement liée aux médias de masse, objection déjà connue de l'auteur (et manifestement ignorée dans ses démonstrations). Une personne qui apparaît fréquemment dans les médias a une influence sur les individus et cela ne peut que déplacer l'attention des masses qui ne seront donc pas entièrement elles-mêmes lorsqu'il s'agira de choisir de promouvoir ou non une proposition politique.

En substance, chers amis démocrates, du haut de votre piédestal, essayez de voir au-delà du banc de brouillard que vous avez construit en dessous. Les libertés ne sont pas des slogans.

samedi, 23 juillet 2022

La société toxique et le système des dealers

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La société toxique et le système des dealers

Adriano Segatori

Source: https://i0.wp.com/www.centroitalicum.com/wp-content/uploads/2022/07/libro-segatori.jpg?fit=1185%2C1680&ssl=1

Entretien avec Adriano Segatori, auteur du livre Società tossica e sistema spacciatore, Settimo Sigillo 2021, édité par Luigi Tedeschi

I. La modernité et la post-modernité tirent leur raison d'être de la fin des idéologies et de la disparition progressive de la dimension transcendante de l'homme. L'avènement de la société cosmopolite de l'ère de la mondialisation a conduit à l'éradication des identités des peuples et des États-nations. La disparition des cultures identitaires n'a-t-elle pas profondément affecté le fondement anthropologique même de l'homme, qui s'est transformé d'un être social en un être virtuel ? Cette transformation n'a-t-elle pas été rendue possible par la rupture de la transmission générationnelle naturelle de l'héritage historique et éthique qui constituait les éléments fondateurs de la structure communautaire de la société ? La postmodernité n'est-elle pas identifiable à la suppression généralisée de cet inconscient individuel et collectif sédimenté depuis des millénaires et qui constituait le patrimoine identitaire éthique et culturel de chaque communauté et lui permettait de se perpétuer dans la succession des générations et donc de l'histoire ?

La contemporanéité est le résultat de décennies de manipulation de masse et de la désintégration méthodique et généralisée de toute transcendance. La soi-disant "fin des idéologies et de l'histoire" était une astuce habile mise en place par le système mondialiste pour faire passer comme inéluctable le seul récit possible, celui du progrès indéfini et du marché tout-puissant. Dans cette transition sociale et politique cruciale, l'homme a perdu tout lien avec les lois de la nature et le patrimoine communautaire, se réfugiant dans une soumission optimiste. Diego Fusaro le dit bien quand il dénonce en termes marxiens le passage de la conscience malheureuse et du courage critique à la gaieté pathétique de la superficialité heureuse de la "tribu résiliente de la post-modernité". Parce que dans cet état social et psychologique, le prolétariat et la bourgeoisie ont été réduits - une condition toujours désirée et poursuivie par le premier : une masse informe semblable à un serpent, suffisamment gratifiée par des subventions gouvernementales et des distractions émotionnelles : une réédition post-moderne du panem et circenses de Juvénal.

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II. Selon Carl Schmitt, l'État doit assumer le monopole du "politique", sous peine de le dissoudre. La société civile doit donc s'interpénétrer dans l'État. Dans l'idéologie libérale, en revanche, l'État n'est que le garant des droits individuels et exerce une fonction de régulation de la société civile. A l'Etat est dévolue la gouvernance technico-économique de la société. Dans la perspective néo-libérale, la relation entre l'État et la société semble avoir été bouleversée et la structure même de l'État libéral semble avoir été chamboulée. En effet, l'État assume une fonction instrumentale par rapport aux forces économiques et politiques dominantes dans la société civile. Dans le contexte de la société néo-libérale, une nouvelle statolâtrie totalitaire et répressive ne s'est-elle pas affirmée, subordonnée aux directives d'organismes supranationaux extérieurs à l'État, en tant que détenteurs réels de la souveraineté étatique ?

L'État, en tant qu'entité politique, doit nécessairement être souverain, en politique, dans les frontières et en économie. La souveraineté est l'âme de l'État, prévient Hobbes, et sans cette prérogative non négociable, l'identité même du peuple que l'État a le droit/devoir de représenter est perdue. La société est la représentation des besoins individuels et, si l'on veut, aussi des vices qui y sont liés, d'où la nécessité inéluctable d'un contrôle supérieur et d'une éducation qui active le sentiment d'appartenance communautaire à une totalité de mémoire et de destin. Depuis plusieurs décennies, une lutte acharnée est menée contre l'État par l'économie mondialiste et la finance internationale, qui ne peut tolérer de limites au libre-échange des hommes et des marchandises. Il doit donc être clair que le pouvoir mondialiste est l'ennemi juré de tous les États-nations. Nous avons ici identifié l'ennemi dont parle Schmitt, cette instance inséparable du concept même de l'État. Le problème contemporain est aggravé par un ennemi interne, la cinquième colonne mondialiste, cette gauche radical-chic alliée aux forces perturbatrices transnationales. La gauche a fait sienne la théologie libérale et, avec elle, la mystique des droits individuels : ce n'est plus l'État éthique qui élève les âmes et les citoyens, mais un appareil corporatif qui défend les voleurs financiers et les envies égoïstes individuelles et collectives. Le mélange explosif de la désintégration de l'État.

III. Dans la civilisation classique, ce sont les valeurs éthiques communautaires qui présidaient à la gouvernance politique de la société. Par conséquent, ce sont les valeurs civiques en tant que vertus éthiques pratiquées par les citoyens qui ont préservé la subsistance de la polis. La société médiévale était fondée sur les valeurs transcendantes de la religion chrétienne. C'est donc la perspective salvatrice de l'autre monde, en tant qu'accomplissement ultime du sens de la vie de l'homme, qui a sorti l'humanité de tous ses maux. Dans le monde postmoderne, la perspective technocratique-scientifique dominante a imposé une conception pathologique de l'anthropologie humaine, qui implique le déroulement intégral de la vie de l'homme. La vie elle-même devient-elle donc une pathologie qui nécessite le dépassement de la condition humaine elle-même pour être exorcisée ? La pathologisation de l'existence humaine ne constitue-t-elle pas le fondement d'où proviennent les idéologies scientifiques transhumanistes qui ont émergé avec l'avènement de la postmodernité ?

L'un des principes indispensables des communautés anciennes, dont la communauté hellénique est l'exemple originel, était résumé dans la formule katà métron, selon la juste mesure. C'est la limite qui, en tant que vertu, doit être présente dans toute forme, de la nature à l'intérêt individuel. "Le Dieu Terminus se tient à l'entrée du monde comme une sentinelle. La condition pour y entrer est l'autolimitation.

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Ce qui devient réalité le devient toujours exclusivement dans la mesure où il s'agit de quelque chose de déterminé", énonce Feuerbach, et, à une époque plus proche de nous, Benasayag et Schmit, respectivement psychanalyste et psychiatre, écrivent que "Si tout est possible, alors plus rien n'est réel". Ici, en l'espace de deux cents ans, un philosophe et deux experts de la psyché s'accordent sur un critère qui a été adopté de la mentalité des Grecs de l'antiquité. La modernité a déchaîné les forces mécaniques pour contrôler la nature, transformant la technologie en technocratie et la science en scientisme, dans le but de soulager l'homme du labeur et de la douleur. La post-modernité, à ce stade, a dépassé toutes les limites pour dévoiler les véritables cartes du projet : non pas la libération de l'homme (apportée à l'homme) mais, littéralement, la libération de l'homme (dans le sens de "se libérer de l'homme"). Et c'est ainsi que la vie est passée d'un exploit irrémédiable du destin à la programmation cybernétique d'une improbable éternité transhumaine.

IV. La technocratie et le capitalisme ont détruit la dimension historique et éthique de l'homme. Le résultat est une humanité aliénée dans l'objectivité productive-consumériste de l'éternel présent. L'idéologie du progrès illimité sous-tend le développement du capitalisme mondialiste. Toute réalisation d'un progrès implique son dépassement. Avec le progrès illimité, le concept de limite, intrinsèque à la nature humaine, propre à la culture classique et aux religions monothéistes, a disparu. L'ontologie humaine elle-même, dans la perspective d'un progrès illimité, constitue une limite qui exige son dépassement. La technocratie a ainsi créé une réalité virtuelle qui précède et remplace progressivement le monde réel. Mais c'est la technocratie qui possède le monopole du monde virtuel et détient donc les clés pour y accéder. Tout comme dans la société néolibérale, où l'argent est le moteur du monde, ce sont les institutions financières mondiales qui détiennent le monopole de l'émission de l'argent virtuel, car il est créé à partir de rien. Dès lors, la technocratie, en tant que monopoleur du monde virtuel, et le capitalisme financier, en tant que monopoleur de l'argent, n'ont-ils pas imposé à l'échelle mondiale une domination totalitaire néolibérale, dont la révolution numérique qui s'annonce ne peut représenter que l'étape de son achèvement ultime ?

Technocratie et finance : les deux mâchoires d'un étau dans lequel l'homme est écrasé. Un homme glébalisé, pour utiliser le langage de Fusaro, réduit à un mécanisme d'appareils impersonnels et essentiellement cyniques.

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L'homme réduit à un consommateur, confirmant la pensée de Massimo Fini qui écrivait : "Le capitalisme libéral a besoin du besoin, donc il le crée". C'est sur le besoin induit instrumentalement que le système s'est transformé en un pousseur d'envies et d'illusions. De l'alcool à l'esthétique, des jeux au travail, de la sexualité à l'internet en passant par le sport - toutes les habitudes et activités humaines ont été exploitées par la technocratie et le capital - des dispositifs synergiques convergeant dans le même but - transformer l'homme de citoyen en sujet. C'est ainsi que le pouvoir, sans avoir besoin d'une coercition manifeste, a subjugué les masses dans une opération d'autodomestication. Une modalité de douceur pseudo-spontanée, suffisante pour désamorcer toute velléité de libération, le moindre désir de révolution : on ne dénonce pas le pousseur qui satisfait nos pulsions et apaise nos abstinences. Le panem et circenses de Juvénal a été modernisé en revenus de citoyenneté et en distractions trompeuses - des jeux de rôle aux casinos télématiques, du sexe virtuel à la gymnastique transmise par vidéo, des repas faits maison aux relations par Skype. Tous dans des relations désordonnées et dans un isolement blindé de la vie réelle.

V. L'avènement d'Internet a déstructuré les capacités cognitives de l'homme. Elle a entraîné une désensibilisation de la conscience, car elle implique un accès médiatisé à la réalité. La technocratie a produit de nouvelles addictions, la virtualité a généré l'expansion illimitée de fringales incontrôlées, l'émergence de pathologies destinées à déstabiliser l'équilibre psychique de générations entières. Le monde virtuel est le royaume de l'illimité et de la désintégration sociale. Une humanité affectée par des addictions pathologiques ne s'identifie-t-elle pas à une société caractérisée par un infantilisme collectif ayant besoin de protection et de domination absolue ? Mais surtout, dans la société toxique où règne un relativisme éthique absolu, où toute conception véridique a disparu, comment sera-t-il possible de définir une frontière entre la pathologie et la santé psychophysique chez l'homme ?

La liquéfaction du ciment communautaire, avec l'attaque persistante et omniprésente contre les liens familiaux, la stabilité relationnelle, la sécurité de l'emploi, tous les facteurs de réciprocité et de solidarité, a été une opération réussie de la part du système mondialiste. Et, il faut le dire, avec l'aide de cette chance offerte par l'apparition virale. Voici donc une nouvelle confirmation de la nécessité d'une dissolution générale avec l'application du travail à domicile, de l'enseignement à distance et de ce que l'on appelle le commerce électronique. Un scénario complet de déconstruction politique et symbolique de l'homme et de la réalité. La peur induite est donc fortement intervenue non seulement sur les compétences cognitives, mais surtout sur la résilience émotionnelle individuelle et collective. D'une part, le renoncement à enquêter sur la vérité possible du récit, en acceptant toutes les indications martelées par les différentes agences du pouvoir - pseudo-scientifiques, porte-voix de la pensée unique, sorciers de la psyché et philosophes organiques ; d'autre part, une demande de sécurité docile, au point d'introduire ce principe délétère qui porte le nom de résilience. Résultat final : entre flexibilité et résignation, nous sommes à l'avènement de l'idiot réuni sous la devise "tout ira bien", du serviteur suffisamment soigné pour ne pas remarquer sa condition plébéienne, de l'homme nouveau - ou peut-être le dernier ? - joyeusement inconscient et impuissant, sans capacité critique pour lui-même et le contexte dans lequel il est immergé. C'est la pathologie du monde qui est déversée sur l'individu, le rendant responsable d'un échec qui n'est pas le sien.

lundi, 18 juillet 2022

Relire Roberto Michels pour comprendre la crise du parti

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Relire Roberto Michels pour comprendre la crise du parti

par Gennaro Malgieri

Source: https://www.destra.it/home/gioielli-ritrovati-rileggere-roberto-michels-per-comprendere-la-crisi-dei-partiti/

Le destin de Roberto Michels (1878-1936) est curieux. L'extraordinaire fortune de son œuvre la plus importante, Sociologie du parti politique, a comprimé tous les autres aspects de sa pensée fertile, limitant quelque peu la compréhension globale de son oeuvre. S'il est vrai que dans le domaine de la sociologie Michels a été un innovateur et un maître, il est tout aussi vrai qu'il est arrivé à cette science à travers un itinéraire politique dans lequel le "moment" syndicaliste-révolutionnaire a été décisif.

Il a donc été gravement lésé de vivo et à titre posthume lorsque son expérience syndicale a été escamotée, concluant de manière très approximative que son détachement du socialisme était typique d'un "démocrate déçu", voire d'un "antidémocrate", liquidant ainsi un travail théorique et politique qui aurait été le fondement de ses propres études sociologiques.

Partis-Politiques-Robert-Michel.jpgCarlo Curcio a eu raison d'observer que ce qui arrive normalement aux auteurs d'œuvres à grand succès est aussi arrivé à Michels, c'est-à-dire qu'il a été écrasé sous le poids de la notoriété de son œuvre la plus célèbre. Les origines de Michels, sociologue de la politique, auteur d'un "classique" tel que la Sociologie du parti politique, qui, après des années, revient à la lumière grâce à Oaks Editrice (pp.544, €38), avec une somptueuse introduction de Gennaro Sangiuliano, sont à rechercher dans son militantisme socialiste d'abord et syndical ensuite (bien que dans le second cas il s'agisse d'un militantisme entièrement intellectuel).

Ses réflexions sociologiques découlent de son observation du parti politique par excellence de l'époque, le parti socialiste, ainsi que des changements en son sein et des composantes culturelles qui le traversent. Plus qu'un "révolutionnaire", Michels était donc avant tout un analyste du mouvement ouvrier, un observateur qui, au moment opportun, ne manquait pas de faire sentir son poids de théoricien, un théoricien qui était tout ce que l'on veut sauf un théoricien détaché des événements troubles du monde socialiste.

Montrant un vif intérêt pour la "question sociale" dès son plus jeune âge, Michels a rejoint la social-démocratie à un âge précoce. Les motifs qui l'ont poussé à emprunter une voie sensiblement opposée à celle de sa famille bourgeoise étaient principalement de nature morale et s'exprimaient dans un "réformisme pratique" qui, à la suite des relations du jeune savant avec Bebel et Lagardelle, a été rapidement abandonné.

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Il y a quelques dates particulièrement significatives dans la biographie de Michels. Entre 1900 et 1901, il passe quelques mois en Italie, tombant follement amoureux du pays au point de reprendre une certaine activité politique dans les rangs du PSI. De 1902 à 1907, il a été intensivement actif au sein de la social-démocratie allemande, bien qu'à un niveau intellectuel.

De 1908 à 1913, il enseigne l'économie politique à Turin et voit paraître en 1911 le livre contenant la somme de ses considérations suscitées par son bref mais intense militantisme politique dans les rangs du socialisme: Sociologie du parti politique, qui sera publié en traduction italienne l'année suivante. Son plus grand acte d'amour pour l'Italie a lieu en 1913 : il renonce à la citoyenneté allemande et demande la citoyenneté italienne, qui, en raison du déclenchement de la guerre, ne lui sera accordée qu'en 1920.

On peut dire que dans la vie de Michels, tout s'est passé dans les quinze premières années de ce siècle. L'année "cruciale", cependant, est 1907, non seulement parce qu'il retourne en Italie pour s'y installer définitivement, mais surtout parce que son choix politique se précise, son impatience à l'égard du réformisme socialiste explose. En d'autres termes, il est devenu convaincu que la classe ouvrière n'avait que la possibilité révolutionnaire de se racheter des conditions de subalternité sociale dans lesquelles elle se trouvait.

Comme mentionné ci-dessus, Michels, dès ses premiers écrits, a accordé une attention particulière à l'observation de la composition du parti politique, comme on peut le voir dans Sociologie du parti politique. Sa description de la social-démocratie allemande dans les années 1910 reste particulièrement significative aujourd'hui en tant que représentation d'un parti politique "classique" sur le modèle duquel les partis de masse seraient bientôt "construits". Dans cette observation se profile déjà l'explication des éléments du grand théoricien sociologique que Michels à l'époque évitait d'approfondir, préférant travailler sur l'"essence" des classes antagonistes afin de préciser, peut-être inconsciemment, sa propre voie politique.

En 1908, en effet, il publie Le prolétariat et la bourgeoisie dans le mouvement socialiste italien, qui coïncide avec la rupture définitive avec le Psi et marque la "transition" vers le syndicalisme révolutionnaire. Dans cet ouvrage, Michels fait quelques timides références à la théorie qui le consacrera plus tard comme l'un des pères de la sociologie politique moderne : - "la loi d'airain des oligarchies".

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"Les partis modernes", écrit-il, "ne sont que des superstructures symptomatiques de la constitution socio-économique de notre société. Chaque classe sociale crée indépendamment sa propre représentation politique, c'est-à-dire son propre "parti". Il a ajouté dans ses études sur les tendances oligarchiques des agrégats politiques comment les partis, même les plus extrémistes des socialistes, sont destinés à se transformer rapidement en bureaucraties oligarchiques. Ceux-ci sont destinés à des confrontations sanglantes qui modifient les arrangements démocratiques.

Dans son œuvre majeure, ainsi que dans d'autres écrits, Michels s'est attardé non seulement sur le problème de la représentation politique, mais aussi sur la relation entre les masses et les dirigeants, de préférence les intellectuels. Dans la dernière partie, par exemple, de son ouvrage intitulé Le prolétariat et la bourgeoisie, il expose sa conception syndicaliste qui influencera une partie du mouvement dans ses développements nationalistes.

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Le syndicalisme révolutionnaire était configuré chez Michels comme un courant intransigeant et idéaliste au sein du mouvement socialiste dont le but aurait dû être d'élever les masses à la conscience de leur mission de classe. En d'autres termes, Michels ne croyait pas que le simple fait d'appartenir socialement au prolétariat donnait automatiquement aux masses une "conscience de classe", mais, au contraire, il pensait que la maturation politique, morale, révolutionnaire des ouvriers devait être la conséquence de l'action éducative d'une minorité de révolutionnaires professionnels.

La masse, pour Michels, n'était donc pas un élément suffisant, bien que nécessaire, pour le renouveau social. Sans l'intervention de dirigeants compétents, animés de "grandes idées", l'élite révolutionnaire en somme, la masse prolétarienne aurait été incapable de jouer un quelconque rôle.

Ces passages exsudent une aversion pour la démocratie parlementaire, le "royaume de l'incompétence", selon l'expression de Michels lui-même, et témoignent de l'influence décisive de Georges Sorel sur le jeune savant. Ce n'est pas un hasard si Michels conclut son ouvrage majeur en niant le caractère éphémère de l'immaturité de la masse : "Elle est au contraire inhérente à la nature même de la masse en tant que telle, qui est amorphe et a besoin d'une division du travail, d'une spécialisation et d'une direction, et qui, même organisée, est incapable de résoudre tous les problèmes qui l'affligent".

Michels espérait donc l'avènement d'une aristocratie révolutionnaire idéale caractérisée non seulement par des qualités "traditionnelles", mais aussi par les compétences techniques requises par la modernité. En ce sens, il justifiait et soutenait pleinement l'attitude antiparlementaire des syndicalistes révolutionnaires, "à la fois dans la mesure où ils mènent une guerre inexorable contre le groupe parlementaire du Parti, composé presque exclusivement de réformistes, et en principe, dans la mesure où ils s'efforcent énergiquement de déplacer le centre de gravité du mouvement ouvrier, qui se trouvait jusqu'à présent dans l'action principalement parlementaire du Parti, compte tenu de leurs objectifs révolutionnaires, vers la masse prolétarienne formée dans les ligues économiques. Ils souhaitent donc une action anti-Parti vigoureuse dans les limites du Parti lui-même".

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Toujours à partir de l'observation et de l'analyse du mouvement ouvrier, Michels tire sa critique du marxisme, dont il note les insuffisances dans la vision peu claire de la psychologie des masses qu'il manifeste et dans son incapacité à concevoir une véritable organisation révolutionnaire. Il reprochait surtout au marxisme son manque total d'éthique: les marxistes, disait-il, ont tenté de réduire l'homme à un concept purement "scientifique", sans même soupçonner qu'il est avant tout un produit culturel animé par un sentiment moral. Les masses et les dirigeants, a-t-il ajouté, sans un but moral à poursuivre sont destinés à succomber sous la fureur des intérêts.

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"Michels", note à cet égard le spécialiste américain de l'idéologie du fascisme, James A. Gregor, "soutenait que le marxisme classique était incapable de rendre compte du comportement humain individuel et collectif et que toute théorie insuffisante à cet égard ne pouvait être considérée comme valable à des fins explicatives et prédictives, ni servir de guide aux révolutionnaires engagés dans l'organisation révolutionnaire d'un grand nombre d'individus". Le jugement de Michels, comme celui des syndicalistes de son époque, a été influencé par les travaux d'écrivains de la stature d'un Gabriel Tarde, d'un Gustave Le Bon, d'un Scipio Sighele et même d'un Vilfredo Pareto. Tous avaient affirmé que les hommes ne pouvaient être mis en mouvement que par des appels à des intérêts "idéaux", bien différents des intérêts purement matériels. Les syndicalistes, et Michels avec eux, ont également fait valoir que toute poursuite d'intérêts purement matériels conduit nécessairement à la "division".

Un autre thème de rencontre entre Michels et les syndicalistes révolutionnaires était le sentiment national. Le savant a perçu très tôt, dès 1903, l'importance de l'esprit de groupe, de l'organisation communautaire dans le déroulement historique des affaires humaines et a tenté de concilier cela avec l'internationalisme socialiste. Ce dernier, pour affirmer sa validité, selon Michels, doit également offrir une place au sentiment de groupe exprimé par le nationalisme. Négliger le sentiment national, a-t-il souligné, c'est s'empêcher de résoudre les problèmes sociaux modernes.

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"A une époque où les socialistes avaient fait un fétiche de leur anti-nationalisme et de leur 'internationalisme prolétarien'", observe encore Gregor, Michels leur rappelle que le socialisme a en son sein une longue tradition de nationalisme. Il leur a rappelé le "socialisme patriotique" de l'infortuné Carlo Pisacane (illustration). Il leur a rappelé le patriotisme des communards. Bien que les socialistes italiens aient fait de leur renoncement au sentiment national un point politique, il les invite à se souvenir que Pisacane et les premiers révolutionnaires italiens ont toujours uni le nationalisme et le socialisme dans le sentiment des "Italiens".

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Michels a dédié au national-socialisme le volume L'imperialismo italiano, sur l'entreprise libyenne de 1911, dans lequel il défend les raisons de "l'impérialisme prolétarien de l'Italie". Comme nous l'avons déjà mentionné, bien qu'il adhère intimement aux thèmes syndicalistes révolutionnaires, l'influence politique plus immédiate de Michels sur le mouvement est rare. Il collabore activement avec les journaux du syndicalisme révolutionnaire, comme par exemple "La Lupa" de Paolo Orano, mais se tient plutôt à l'écart de l'action militante. Michels était essentiellement un observateur des développements du mouvement ouvrier et des tendances révolutionnaires du début du siècle, qu'il a su décrire et interpréter avec une grande intelligence, au point de prédire l'issue de la lutte politique qui s'est développée en Italie dans les années 1910.

Le syndicalisme révolutionnaire sera la colonne vertébrale du socialisme", écrivait-il en 1905 dans "La lotta proletaria". Il avait à moitié raison : le syndicalisme révolutionnaire était la colonne vertébrale non pas du socialisme tel qu'il était connu, mais du socialisme transformé par la conjonction par le sentiment national, c'est-à-dire le fascisme. Et que Michels était un pré-fasciste est incontestable. Toute son œuvre en témoigne, de sa convergence avec les idées de Sorel et de Mussolini à la conception du mouvement politique incarnée par le parti fasciste.

Les masses, selon la définition qu'en donnait Michels, ont trouvé dans le fascisme l'instrument qu'elles cherchaient et dans Mussolini la direction qu'elles n'avaient pas trouvée auparavant. Avec l'avènement du fascisme, la loi générale des oligarchies a été confirmée par la réalité politique. Et avec Michels, bien que dans une perspective différente, Vilfredo Pareto avait eu la même vision.

Il faut dire aussi, comme l'a observé Gennaro Sangiuliano, que même quatre-vingt-sept ans après sa mort, il n'est pas facile de cadrer immédiatement l'œuvre de Michels. "Sa vie d'homme libre du moule", observe Sangiuliano, "l'a surtout pénalisé après la Seconde Guerre mondiale, lorsque, avec une fermeture idéologique consécutive à la tragédie du conflit, il a été hâtivement marqué au fer rouge pour ses sympathies fascistes, qui existaient sans aucun doute, mais pas moins que celles de nombreux autres intellectuels. Pendant longtemps, son œuvre a été ignorée alors qu'elle reflétait une "époque historique contrastée et troublée".

Aujourd'hui, nous lisons Michels avec regret. Sa Sociologie du parti politique se lit comme un bréviaire écrit il y a plusieurs siècles : les partis ont occupé l'occupable ; ce ne sont pas des élites qui les dirigent, mais des marchands approximatifs de politique ; d'eux émane la fièvre partisane. Nous appelons tout cela sans esprit critique la démocratie, vidant et humiliant la notion même de gouvernement ou de pouvoir du peuple. À notre époque, conclut Sangiuliano, rongée par la dictature du politiquement correct, ainsi que par la culture de l'annulation, "les oligarchies prolifèrent, elles n'acceptent pas la dialectique démocratique, elles écrasent toute forme de dissidence et liquident presque comme une forme de folie quiconque pense différemment d'elles".

Cette "nouvelle dimension" de la démocratie aurait "effrayé" Michels, a observé Carlo Curcio dans un souvenir affectueux de son ami, ajoutant qu'au fond "il était un romantique". Il regrette probablement beaucoup l'époque où un parti était un club ou n'était qu'un programme soutenu par quelques fanatiques. C'était un romantique et un idéaliste. Peut-être cela déplairait-il à Michels, s'il était vivant, d'être appelé ainsi. Mais peut-être pas.

Beaucoup, beaucoup trop de choses ont changé pour qu'il soit toujours aussi optimiste. C'est vrai, Michels a toujours espéré le meilleur, cru que le meilleur viendrait. Et il croyait que son travail de sociologue, même si ce n'était qu'à petite échelle, pouvait contribuer à l'avènement d'une société meilleure, moins matérialiste, moins massifiée, plus spiritualisée. Étrange pour un sociologue qui était aussi un économiste et un spécialiste de nombreux phénomènes sociaux : Michels croyait fermement que les forces de l'esprit étaient bien plus puissantes que la "matière".

mardi, 10 mai 2022

L'internaute en tant que travailleur: le marxisme et le capitalisme du 21ème siècle

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L'internaute en tant que travailleur: le marxisme et le capitalisme du 21ème siècle

Konrad Rekas*

Source: http://www.elespiadigital.com/index.php/tribuna-libre/37495-el-usuario-de-internet-como-trabajador-marxismo-y-capitalismo-del-siglo-xxi

Rosa Luxemburg, avec une certaine incrédulité, a un jour décrit le moment de la fin du capitalisme (plus précisément que Marx, qui n'a jamais traité de l'imagination romantique de l'effondrement du capitalisme, et plus correctement que Lénine, étant trop souvent le leader théorique). Le capitalisme prendra fin dans un moment d'accumulation totale, c'est-à-dire dans un monde divisé uniquement en capitalistes et prolétaires, où il n'y aura plus rien à répartir de l'extérieur.

Producteur ou consommateur ?

Attendez, dira quelqu'un, mais les travailleurs sont probablement presque partis, non? Eh bien, quelque part il y en a, des usines.... Mais en gros, il s'agit d'opérateurs d'équipement et de trucs avancés, et tout le reste, peut-être en Asie du Sud-Est, et certainement pas chez nous ! Qui que vous demandiez, personne ne s'identifie comme un travailleur.  Nous sommes davantage déterminés par le niveau et l'ampleur de la consommation, et non par le rapport au mode de production. La classe ouvrière a tellement disparu que même la gauche, organiquement issue d'elle, a abandonné ses vieilles habitudes et trouvé d'autres objets d'intérêt. Mais l'indice est que les travailleurs n'ont pas totalement disparu. Au contraire, nous sommes presque tous... eux maintenant. Je poste ce texte sur FB, vous le lisez et faites défiler le contenu publicitaire, votre fils adolescent jouant d'un côté du monde virtuel et votre femme préparant le dîner dans un monde réel. Nous sommes presque tous des travailleurs, comme dans un rêve luxembourgeois. Alors, le moment de l'effondrement est-il proche ? Ne tombons pas dans l'optimisme brouillon. Personne n'a jamais soutenu que le capitalisme s'effondrera de lui-même sans une organisation adéquate et sans travail investi dans ce domaine. Et le travail est toujours le domaine des travailleurs.

Chris Harman a estimé la taille mondiale de la classe ouvrière à deux milliards. Une partie importante de celle-ci se trouve à la périphérie. Certains travailleurs ne sont pas largement reconnus comme tels en raison de l'évolution du mode de production, et ne s'identifient pas non plus comme tels. Cela suit la distinction dialectique d'Intere (classe en soi et classe pour soi). Cela signifie que l'homme peut appartenir à la classe ouvrière même sans le savoir, car il s'agit d'une catégorie objective, définie par rapport au mode de production, tandis que la conscience est un état subjectif, de plus, elle implique une organisation, comme l'a dit György Lukács. Dans les réalités du capitalisme moderne, les entreprises elles-mêmes, en tant que ses sujets, ont un rôle de création de classe. Les rangs de la classe ouvrière sont ainsi gonflés par l'accumulation par dépossession, l'accaparement des terres et des espaces verts, déjà décrite par Luxemburg ; la paupérisation de la classe moyenne inférieure, qui, à son tour, correspond au moins en partie au concept de précarisation et est due à la financiarisation et à la marchandisation d'activités auparavant considérées comme non marchandes.

L'iPhonisation au lieu du fordisme

Même les partisans de Marx l'accusent parfois de ne pas s'intéresser suffisamment aux questions de progrès technologique. Cependant, Marx n'a pas eu à s'engager dans la casuistique, ni à se plonger dans le futurisme. Il a étudié et décrit les mécanismes sociaux qui, en règle générale, ne changent pas, car ils dépendent de la propriété et du mode de production, et non de l'évolution exacte des moyens de production. C'est pourquoi le marxisme est parfaitement à l'aise dans les réalités numériques, faisant œuvre de pionnier en y trouvant des relations typiques entre le travail et le capital, qui influencent des activités humaines qui n'étaient pas connues auparavant ou qui sont désormais réalisées différemment.

Pour comprendre comment le champ de l'exploitation s'est élargi, mais que ses principes n'ont pas changé, il convient de reconnaître le terme "accumulation flexible" proposé par David Harvey. Déjà dans les années 1970, on s'éloignait du fordisme comme voie dominante du développement capitaliste. Non seulement les nouvelles technologies ont été autorisées, mais de nouvelles tendances de consommation connexes ont commencé à prendre forme, ce qui a finalement conduit à l'émergence de nouveaux marchés. Finalement, le fordisme a été remplacé par l'"Appleisme" ou l'"iPhonisation". Les débuts du capitalisme ont été caractérisés par une séparation presque totale des positions du travailleur et du consommateur. Dans l'étape suivante, une synthèse travailleur-consommateur a été créée pour la survie du système. Aujourd'hui, les rôles du consommateur et du producteur/travailleur ne peuvent être clairement séparés dans un même but. En outre, le travailleur-consommateur est également devenu, en un sens, une partie de la marchandise échangée. Pour reconnaître ces processus, il était nécessaire de rappeler la définition marxiste de la valeur du travail et d'examiner comment comprendre l'aliénation, selon Marx, qui accompagne intrinsèquement l'exploitation.

L'heure des prosumers

Le début de cette approche a été la recherche sur la position de l'audience envers les médias de masse d'un point de vue économique, menée par Dallas Smythe, maintenant poursuivie notamment par Christian Fuchs et Vincent Mosco. Il est populaire de nos jours de dire que "si quelque chose est gratuit, cela signifie que vous êtes le produit". Il s'est avéré correct de reconnaître les caractéristiques des relations de la radio et de la télévision avec des téléspectateurs compris comme une ressource nécessaire pour obtenir une plus-value, par exemple par l'échange de messages publicitaires. L'émergence des réseaux sociaux a permis de conclure que leurs destinataires ne sont pas seulement une ressource, mais aussi une force de travail non rémunérée qui crée une plus-value, ce qui équivaut à une exploitation. Et comme les participants eux-mêmes ignorent en grande partie leur position dans le processus de production, ne possèdent pas les produits de leur travail et ne les reconnaissent même pas, nous pouvons appeler cela une aliénation presque parfaite.

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À quoi ressemble une telle synthèse dans la pratique : nous pouvons suivre l'exemple de Google, Facebook, Twitter, etc. Leurs utilisateurs sont les producteurs de leur contenu, créant ainsi une plus-value. Ils deviennent des prosumers. Partager des données directement par le biais de ces plateformes et être actif sur celles-ci, ce qui permet la collecte de données nous concernant: nous travaillons pour le capital qui a mis ces outils à disposition. Ceci a été confirmé par l'affaire Fraley v. Facebook, 2011, dans laquelle le tribunal a traité de la valeur des contributions des utilisateurs aux Sponsored Stories, étant un type de publicités distribuées par FB. Cependant, malgré ces manifestations de résistance, il ne sera pas possible de parler de l'émergence réelle de la conscience du prosommateur sans comprendre pleinement la nature de classe de cette lutte. La lutte, qui (pas seulement d'un point de vue marxiste ou de classe) doit être menée contre l'exploitation numérique, mais pas seulement et pas principalement de manière purement virtuelle. Car annoncer la soi-disant révolution uniquement sur Internet a la même dimension véritablement révolutionnaire que de faire du Che, de Marx et de Lénine uniquement des avatars de la vente croissante de marchandises qui multiplient les profits du capital...

Pendant ce temps, les luttes ont lieu sur Internet, bien sûr dans les jeux, étant aussi une forme de travail pour le capital. Et pas nécessairement de manière inconsciente. Il y a quelques années, j'ai participé à une discussion dans une université écossaise sur les parcours professionnels des adolescents locaux. Plusieurs d'entre eux ont confirmé qu'ils voulaient devenir des joueurs professionnels. Et ils n'avaient aucun doute sur le fait que c'est du travail. Et il s'agit du travail au sens de l'emploi, et non de l'occupation, ou du travail concret de Marx, pour utiliser la distinction reconnue dans le discours. Et si, chez les personnes plus âgées, ces choix de jeunesse suscitent souvent quelque chose entre l'amusement et la pitié, l'intuition ne fait pas exactement défaut à ceux qui sont plus contemporains. Bien sûr, ils se considèrent comme des indépendants (qui ne comprennent pas non plus pleinement leur position sur le marché) ou même des "entrepreneurs du jeu", mais certainement pas comme des travailleurs ! Eh bien, vous savez, ce sont les aciéries, et en général, il n'y a plus de classes, avec un accent particulier sur la classe ouvrière, comme tout le monde le sait..... Parallèlement, la valeur que les joueurs apportent sous la forme de leur temps, de leur participation à des jeux en ligne, qui sont aussi des sortes de spectacles interactifs, où les participants achètent eux-mêmes des ressources et des moyens de production, de la génération directe de rustines, de modes, de la co-création de jeux virtuels, tout est financiarisé et maximise la plus-value pour le capital.

Capitalisme à domicile

Quoi qu'il en soit, comme pour les freelances, les participants à des projets d'économie collaborative, etc., nous avons été décrits de manière assez complète avec l'intérêt particulier de la question du précariat. Mais ce n'est pas du tout une nouvelle question. Le mécanisme lui-même a déjà été décrit par..... Engels.

Contrairement aux opinions populaires, dans la perspective marxiste, le précariat ne constitue pas une classe distincte, mais s'inscrit dans le concept d'une armée de réserve industrielle entretenue par le capital et représentant aujourd'hui environ 60 % de l'ensemble de la main-d'œuvre. Parmi les travailleurs salariés, 60 % supplémentaires sont employés à temps partiel, dans le cadre de contrats temporaires, et environ 22 % sont formellement indépendants, sans que leur position au sein de la classe ouvrière ne change. Plus d'un quart des travailleurs gagnent encore moins de 2 dollars par jour, et cette proportion est deux fois plus élevée dans les pays du Sud. Les licenciements et les lock-out sont une méthode reconnue pour augmenter la valeur et le rendement des actionnaires dans la théorie moderne de la gestion. Et parallèlement à la multiplication de la surpopulation relative et au changement de la structure de la classe ouvrière, son exploitation et son degré de subordination au capital augmentent également.

Aucune formule d'organisation d'une entreprise capitaliste, y compris l'économie collaborative, ne protège le travailleur de l'exploitation. Comme le montrent les exemples d'Airbnb, Uber, Deliveroo, DiDi, le travailleur ne doit plus être séparé de ses moyens de production. Comme pour les indépendants, leur situation est encore aggravée par la nécessité de financer ses propres moyens de production afin de maximiser la propre valeur ajoutée de l'employeur, ce qui ramène presque ces formes de travail prétendument modernes à la situation de l'accumulation primaire. En prenant l'équation de Marx de

taux de profit = plus-value / (capital constant + capital variable)

dans un tel système, il existe un déséquilibre encore plus net en faveur de la plus-value et du taux de profit, certains coûts étant transférés au travailleur lui-même. L'essence de l'utilisation de moyens de production appartenant à l'État est leur dépendance à l'égard de la plate-forme numérique. En outre, la situation du travailleur est encore aggravée par le système de rémunération à la pièce adopté, qui ne fait qu'augmenter la valeur ajoutée.

Les travailleurs culturels, le prolétariat journalistique et les Stepford Wives

Un appareil conceptuel similaire peut être utilisé pour tester la validité de l'analyse marxiste par rapport aux médias et à la culture financés par l'espace numérique.  Nicole S. Cohen l'a exprimé dans le parallèle parfait du "travailleur culturel" et du "prolétariat journalistique", exploités à la pièce.  L'enseignement universitaire est également devenu un maillon de la chaîne capitaliste depuis que la fourniture de connaissances est devenue une marchandise. L'aliénation du travailleur par rapport au produit tel qu'il est marchandisé s'applique également aux principales plates-formes d'accès aux publications universitaires, grâce auxquelles, entre autres, cet essai a été rédigé. Cette liste doit être complétée par d'autres objets d'exploitation, tels que les étudiants, les chômeurs ou les retraités, les femmes au foyer et toutes les personnes exerçant une activité reproductive non rémunérée.

Engels notait déjà les fondements économiques, et non biologiques, de la domination masculine sur les femmes, considérant les femmes dans les relations conjugales dans la position du prolétariat opprimé. En fait, le processus d'objectivation des femmes faisait partie d'une accumulation brutale et primitive, réalisée dans la continuité pour maintenir la domestication des femmes. L'élément patriarcal était également présent dans les autres formes d'accumulation primaire : la conquête coloniale, l'esclavage et la domination raciale. La dépossession des femmes a toujours lieu, comme Maria Mies l'a décrit en mettant en relation la question du genre avec les relations Nord-Sud, la question raciale, ainsi que d'autres conflits entre les sociétés du Nord. Nous avons donc la féminisation de l'étape productive de la chaîne d'approvisionnement mondiale, avec des travailleurs exploités de manière sexuée, racialisée et classée. Le capitalisme lui-même présuppose, crée et maintient la principale et la plus importante inégalité. Et les autres, également ceux qui présentent des caractéristiques non économiques, comme l'inégalité entre les sexes et les races, restent interdépendants du capital. Dans le même temps, nous sommes confrontés à la tentative de dissimuler la productivité réelle des femmes au sein de la reproduction sociale sous quelque chose comme le système "The Stepford Wives", ce que Mies appelait la "housewifisation". Ainsi, la reproduction sociale est financiarisée, mais la valeur du travail investi est par conséquent exclue du système salarial standard. Et pourtant, dans la conception marxiste, le salaire n'est pas la même chose que la valeur du travail, n'étant que son coût, alors que la valeur du travail des femmes au foyer, mesurée en temps consacré à la reproduction sociale, est indiscutable. Et une compréhension similaire est nécessaire pour leur subsidiarité actuelle vis-à-vis du capital qui surexploite également les travailleurs non rémunérés. Les anciennes divisions entre travail formel et informel, local ou mondial - dans le cadre de la mondialisation libérale - ont perdu leurs anciennes désignations. C'est pourquoi le contexte contemporain de la dichotomie entre travail productif et improductif doit être repensé.

COVID : assassinat de la société

La question du rôle reproductif des activités précédemment exclues de l'analyse de la relation travail-capital devient encore plus importante dans le contexte de la crise de la pandémie de COVID-19. Les critiques s'accordent à dire qu'elle a exposé de nombreuses faiblesses du système capitaliste et du marché libre, ainsi que l'inefficacité des États axés sur le capital. Cependant, les conclusions et les prévisions basées sur l'expérience de 2020-2022 diffèrent considérablement. Seuls quelques auteurs, au lieu de prédire la fin du capitalisme, compris peut-être à tort comme la dernière grande tentative d'assurer sa survie, ont examiné de plus près et plus profondément le cours de la pandémie. Bien qu'il ait averti (ou plus précisément, surestimé) la rupture de la chaîne d'approvisionnement capitaliste, exposant les faiblesses du système de soins, soumis à la financiarisation. Cependant, les effets de la pandémie au sens socio-économique sont répartis en fonction des inégalités dans les relations capital-travail, y compris les facteurs raciaux et de genre.

Les personnes de couleur font partie des travailleurs de première ligne les plus vulnérables qui n'ont pas pu bénéficier de la protection du travail à domicile ou des salaires d'abstention. L'inégalité globale s'est également renforcée.  La suspension temporaire d'une partie de l'activité de travail des sociétés du Nord est compensée par le travail acharné des travailleurs exploités du Sud pour maintenir l'approvisionnement en marchandises. En particulier aux États-Unis, les quelques boucliers contre le COVID-19 n'ont pas couvert la majorité des Noirs, des Latinos et des indigènes, notamment les femmes, qui doivent en plus assumer des tâches ménagères accrues, l'apprentissage en ligne, etc. Au Royaume-Uni, sous le nom de key workers, elle a simplement dissimulé le sacrifice de la vie des travailleurs faiblement rémunérés, le prolétariat moderne : les employés des maisons de retraite, les vendeurs des supermarchés, les nettoyeurs, les chauffeurs, les coursiers et bien d'autres. Il s'agit souvent de retraités, de personnes handicapées et d'immigrants. Leurs décès s'ajoutent à l'accumulation au fil du temps de la pandémie.

En termes de satisfaction des besoins vitaux, ces groupes ont été poussés encore plus bas qu'avant. Pendant ce temps, la fortune des 1% les plus riches continue de croître. Comme on peut le constater aujourd'hui, le travail est principalement effectué par des travailleurs sélectionnés en fonction de leur sexe et de leur race. La charge des travaux ménagers a augmenté de façon spectaculaire, surtout pour les femmes. Et le ralentissement périodique, voire la suspension de la croissance, ne peut être perçu comme un progrès permanent, surtout si l'on considère les tentatives de rétablir la production et de maintenir la consommation inchangée. La pandémie a rappelé que la politique du capital ne s'écarte jamais du "Sozialer Mord" (Meurtres sociaux) d'Engels comme méthode de survie et de consolidation du capitalisme.  Les profits gigantesques réalisés par Amazon ou les Tönnies et autres sont obtenus non seulement en augmentant l'exploitation mais aussi en risquant directement la vie des travailleurs.

Dans le même temps, la situation de nombreuses personnes transférées vers le travail à domicile doit être considérée comme un exemple supplémentaire de l'extension de la relation capital-travail à des activités auparavant improductives. Le travail à domicile dépasse imperceptiblement les heures de bureau. La valeur du travail est constamment transférée au capital, et la charge du travailleur augmente au détriment d'autres aspects de sa vie. La pandémie n'a fait qu'accélérer et renforcer la tendance des femmes à rester au foyer. La reproduction sociale est financiarisée et commercialisée, mais la valeur du travail investi est par conséquent exclue du système salarial standard. Et une compréhension similaire est nécessaire pour la subsidiarité actuelle des processus de reproduction sociale au capital qui surexploite les travailleurs non rémunérés. Les anciennes divisions entre travail formel et informel, local ou mondial dans le cadre de la mondialisation libérale ont perdu leurs anciennes désignations. C'est pourquoi le contexte contemporain de la dichotomie entre travail productif et improductif doit être repensé. En effet, une personne enchaînée à Facebook ou Netflix (ce qui était et est la quotidienneté intensifiée de la pandémie), devient sans le savoir un travailleur exploité du grand capital.

Et pourtant, selon Marx, l'état naturel de l'homme pour lequel il veut et aime travailler est... le loisir. En fait, nous vivons et fonctionnons à une époque où nos plaisirs sont devenus imperceptiblement addictifs et deviennent ainsi notre travail. Et ce qui est pire, un travailleur exploité. Prendre conscience de cet état est le premier pas vers l'organisation, et l'organisation est la base de la résistance. Cela sera malheureusement de plus en plus difficile, car Giorgio Agamben suppose à juste titre que la faiblesse supposée de l'État est en fait un paravent pour un changement de paradigme, mais dans la direction opposée à celle supposée par les illusionnistes. L'actuel "état d'exception" deviendrait désormais une formule permanente, accroissant les inégalités. Et puisque l'État néolibéral n'apparaît que comme un agent du capital, tout renforcement potentiel du gouvernement ne se ferait pas aux dépens du capital, mais à son profit.  Si quelque chose dure deux ans, ce n'est plus une "urgence" ou une "période de transition", mais une nouvelle normalité. La nouvelle normalité du vieux capitalisme, avec toujours le sang des travailleurs sur les mains.

*Journaliste et économiste polonais

samedi, 07 mai 2022

La psychologie politique et l'irrationalité des masses

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La psychologie politique et l'irrationalité des masses

"Psychologie politique" de Gustave Le Bon, publié par OAKS et édité par Francesco Ingravalle, est de retour en librairie en Italie.

par Giovanni Sessa

Source: https://www.barbadillo.it/104295-la-psicologia-politica-e-lirrazionalita-delle-masse/

Le-Bon-2-320x500.jpgL'un des postulats fondamentaux de la pensée de Gustave Le Bon peut se résumer à cette affirmation: l'irrationalité des masses, mues par le sentiment, donne toujours lieu, dans la sphère politique, à la recherche d'un chef. Ce constat ressort des pages de la nouvelle édition italienne de l'un des ouvrages capitaux du psychologue et sociologue français, Psychologie politique, reparu récemment en librairie grâce aux éditions OAKS et sous la direction de Francesco Ingravalle (pour les commandes : info@oakseditrice.it, pp. 291, 16,00 euros). L'idée maîtresse que nous avons évoquée est, ab origine, un motif récurrent de la philosophie politique. Présente chez Platon, elle est réaffirmée par Althusius, Taine et guide les considérations de Pareto lui-même. Chez Le Bon, l'éditeur nous rappelle que "la raison est propre aux minorités, aux élites, les sentiments sont la voix des masses" (p. II). La première édition française de Psychologie politique a été publiée en 1910, un peu plus de quinze ans après la publication de la Psychologie des foules, à une époque où l'auteur avait pleinement défini son monde idéal.

L'édition que nous présentons est structurée en cinq livres (le livre VI a été éliminé, car il est aujourd'hui dépassé). Dans le premier, le penseur français plaide pour l'urgence de développer une véritable psychologie politique afin de gouverner les évolutions possibles de la société de masse, en tenant compte de l'importance accordée à cette discipline par Machiavel. Elle conduit, en premier lieu, à l'observation: "des préjugés héréditaires d'un peuple et de la nécessité pour l'homme politique d'introduire progressivement les changements nécessaires [...] afin de créer de nouvelles coutumes" (p. XII). Au XXe siècle, la société est dominée par le facteur économique et le caractère supranational du capitalisme, qui produit "des maîtres invisibles mais omnipotents auxquels les peuples et leurs propres souverains doivent obéir" (p. XII). Celles-ci, agissant sur la psychologie des profondeurs et des masses, visaient à conditionner le comportement et les choix des hommes. À mesure que le désordre grandit, la logique du sentiment pousse les masses, note Le Bon, dans les bras d'un César. En outre, dans tout choix politique, un rôle pertinent devrait être attribué aux "prédispositions raciales" (p. XII) du peuple et de son histoire antérieure. Ces facteurs déterminent la manière différente dont l'État est considéré par les peuples latins qui penchent vers le "socialisme", l'étatisme, et les peuples anglo-américains qui en sont fait les gardiens des libertés individuelles.

s-l400psypolglb.jpgDans le deuxième livre, Le Bon traite des lois. Il affirme qu'elles ne sont rien d'autre que la formalisation de coutumes ataviques. L'homme politique qui voudrait s'y opposer vouerait son action à l'échec: "Les vrais motifs de l'action politique sont la peur, la haine, l'envie" (p. XIII). Dans les premières décennies du siècle dernier, la substitution de l'intérêt de classe au bien commun était la caractéristique la plus évidente de la contestation politique. Dans les pays latins en particulier, cela a ouvert la voie aux démagogues de différentes tendances. Dans le troisième livre, Le Bon insiste sur l'importance des élites et l'impartialité des processus de démocratisation de la vie politique, en soulignant le risque de voir profiter de cette situation des démagogues qui, en renforçant la crédulité des foules, en les stimulant "sentimentalement", répandent leur charisme par contagion mentale. Dans le quatrième livre, le socialisme est présenté par l'auteur comme une immanentisation du mysticisme chrétien, visant à atteindre le paradis sur terre, en partant "d'une hypothèse infondée: tous les maux dérivent du capitalisme" (p. XV).

Dans la dernière partie du livre, Le Bon avertit ses contemporains que le désordre social produira bientôt une forme intolérable de "césarisme socialiste". Face à cette situation, il a appelé à une "défense sociale" capable d'inverser ce résultat politique. Dans ce contexte, il serait essentiel de "défendre le concept de patrie" (p. XVI), qui garantirait les hiérarchies sociales sans lesquelles aucun ordre politique ne peut être préservé. C'est sur la base de ces considérations que la première édition italienne de Psychologie politique, éditée par Adrian Popa en 1973, a rencontré un certain succès. Les thèses de Le Bon conciliaient l'anticommunisme atlantiste de la "majorité silencieuse" de ces années-là avec les revendications "révolutionnaires" des groupes de droite radicale qui se tournaient vers l'expérience politique de Jeune Europe. Pour l'un comme pour l'autre : "Le fait que Mussolini ait considéré la Psychologie politique comme "une œuvre capitale" était [...] une certification suffisante" (p. XVII) pour faire de ce livre une référence essentielle pour le "retour à l'ordre". En bref, si lors de la Convention de l'"Institut Alberto Pollio" à l'Hôtel Parco dei Principi à Rome dans les années 60, la propagation du communisme dans le monde occidental était lue comme le résultat de l'"ingénierie des âmes" ou de la "guerre psychologique" menée par ces derniers, à cette occasion, il a été décidé de leur opposer une "ingénierie des âmes" opposée et contraire, selon la leçon de Le Bon.

Les éditions italiennes ultérieures de ce texte ont rencontré un paysage politique très différent. Le virage à "droite" n'avait pas eu lieu et l'imposition de la "société de contrôle" était clairement annoncée. Dans ce livre, pour la première fois dans l'histoire, "la possibilité télématique de "créer des foules" et de déployer de nouvelles formes de contrôle social" (p. XXII) était exprimée, ce qui rendait le livre du psychologue français, malgré la situation différente, très actuel. Le "capitalisme cognitif" exerce son pouvoir par la colonisation omniprésente de l'imaginaire individuel et communautaire. Le Bon invitait ses contemporains à se battre pour la "défense sociale": aujourd'hui, cette bataille se déroule sur le front "esthétique", à l'endroit où le Capital-Forme réalise la marchandisation de la vie. Dans cette tranchée, les thèses de Le Bon peuvent également jouer le rôle d'un contrepoids important.    

 

samedi, 23 avril 2022

Cinq formes familiales plus une

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Cinq formes familiales plus une

par Georges FELTIN-TRACOL

Défenseur sincère des « Gilets jaunes », procureur impertinent des traités austéritaires néo-libéraux européens, dénonciateur implacable de tous les présidents français, de Mitterrand à Macron, Emmanuel Todd a découvert au lendemain de la minable séquence émotionnelle « Je suis Charlie » le phénomène des « catho-zombie », futur socle de la macronie.

Il lie dans ses recherches l’économie et la sociologie aux faits anthropologiques, d’où sa propension à étudier les structures familiales. Il en tire une approche quelque peu réductionniste. Cet ancien sympathisant du Parti socialiste l’améliore sans cesse alors que l’ère liquide de l’ultra-modernité bouleverse ce monde intime aux indéniables répercussions publiques qu’est la famille.

Il faudrait plutôt parler « des familles ». N’existe-t-il pas dans le gouvernement de Jean Castex, sous la tutelle du ministère des Solidarités et de la Santé, un secrétariat d’État chargé de l’Enfance et des Familles en la personne du dénommé Adrien Taquet ? Le pluriel s’impose, car la République hexagonale reconnaît en effet aujourd’hui cinq formes familiales. La première, la plus habituelle, demeure la « famille nucléaire » réunissant un couple hétérosexuel et leurs enfants conçus de manière naturelle. Il existe ensuite la «famille adoptive», reconnue chez les antiques Romains, par la Maison impériale des Bonaparte et dans la dynastie monégasque. En forte hausse depuis vingt ans, la « famille monoparentale » correspond à une mère qui élève seule sa progéniture. L’avant-dernière forme de famille concerne la « famille d’accueil ». Des enfants, souvent victimes de parents dépravés, égoïstes ou violents, ou orphelins, trouvent par décisions judiciaires un refuge plus ou moins convenable auprès de couples. Reconnue ces dernières années en Occident terminal, la « famille homoparentale » bénéficie dorénavant de la PMA (procréation médicalement assistée, soit les « bébés-éprouvettes » issus de la fécondation in vitro), voire de la GPA (gestion pour autrui) qui assigne en « usines à naissances » les « mères-porteuses ». Sociologues et psychologues devraient dans la prochaine décennie se pencher sur les répercussions mentales de cette réalité néo-familiale à travers le comportement et l’état d’esprit des enfants élevés dans ce contexte spécifique.

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L’État court-termiste ne reconnaît toujours pas une sixième catégorie familiale: la famille polygame. Ce terme conserve néanmoins son imprécision. Sous « polygamie », on doit entendre aussi bien la polyandrie (une femme épouse deux, trois ou x maris) que la polygynie (un homme vit officiellement avec deux, trois ou x femmes). Si les revendications en sa faveur restent faibles, certains activistes dyssexuels militent en faveur de la reconnaissance officielle du « trouple » (ou le ménage à trois). En octobre 2015, un trio de femmes (une femme d'affaires d’âge non mentionné, une dentiste de 32 ans et une gérante administrative de 34 ans) officialisait leur union à Rio de Janeiro au Brésil. Déjà, trois ans auparavant, une caissière, une auxiliaire administrative et un architecte avaient formé la première union dite « poly-affective » du Brésil. En Colombie, un acteur, un éducateur physique et un journaliste sont entrés le 3 juin 2017 sous le régime patrimonial connu légalement dans cet État d’Amérique du Sud sous le nom de « trieja ». À quand donc sous nos cieux un homme épousant le même jour deux, trois femmes ou plus ? Gageons que cet autre pari hardi sur l’avenir deviendrait rapidement la cible des officines anti-discriminatoires et ultra-féministes en guerre contre le mâle. À l’heure des grandes avancées dites « sociétales », il persiste une inégalité inique à l’égard des éventuelles familles polygames, en particulier des conjugalités polygyniques hétérosexuelles.

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Dans Libération (des 13 et 14 octobre 2012), un entrepreneur de l’Utah aux États-Unis, Joe Darger (photo, ci-dessus), est un mormon fondamentaliste dissident. Il vit avec ses trois femmes et leurs vingt-quatre enfants. En pleine campagne présidentielle, il explique au correspondant du quotidien gaucho-bancaire que « ce qui m’intéresse particulièrement, c’est qu’Obama est en faveur du mariage gay. S’il est réélu et que cela va plus loin, alors on pourra se battre encore un peu plus pour rétablir la polygamie. Après tout, ce ne sont que deux modes de vie différents et le gouvernement ne devrait pas nous dicter ce que l’on peut faire dans nos chambres à coucher ». Or, l’idéologie gendériste s’accompagne d’une misandrie implacable constante. Maintes harpies féministes rejettent toute légalisation de la polygynie qu’elles perçoivent comme le symbole éclatant du supposé patriarcat cisgenre hétéronormé blanc. Ces névrosées préfèrent insister sur les rapports « poly-amoureux » qu’on peut confondre avec la banale partouze. Souvent dans le cadre poly-amoureux, c’est la femme qui prend l’initiative, qui définit les règles et qui décide d’y mettre fin.

Le mariage polygynique ne tient pas à singer le triolisme ou les fantasmes orgiaques de l’hyper-classe cosmopolite. À l’heure où la civilisation albo-européenne achève son déclin final marqué par un effroyable « hiver démographique », l’hypothétique relance d’une natalité « eurotochtone » passe par des innovations sociétales percutantes guère soucieuses des morales monothéistes religieuses, laïcardes et « féministolâtres » ! L’autorisation et la promotion de l’union polygynique constitue un moyen crucial de redressement nataliste. Dans Le destin du monde d’après la tradition shivaïte (1985), l’indianiste Alain Daniélou avertit que parmi les signes précurseurs de la fin du présent cycle, « le nombre des hommes diminuera, celui des femmes augmentera ». Il rappelle plus loin, dans une optique eugénique de bon aloi, que « bien que le choix du fécondateur soit en principe exclusif pour des raisons génétiques, les époux ne vivent pas normalement en couple. L’idée que le couple est la base de la stabilité sociale est une idée pernicieuse qui ne correspond pas à la nature de l’homme et fait de la famille une sorte de prison ». On observe dans les maternités que les petites filles semblent plus nombreuses que les petits garçons.

Un précédent historique de polygamie officielle existe. Après la féroce Guerre de la Triple Alliance (1864 – 1870) qui opposa le Paraguay à la coalition du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay, les pertes masculines paraguayennes représentaient une véritable hémorragie. Bien que contesté, le déséquilibre était un homme pour quatre à cinq femmes. Les autorités d’Asuncion encouragèrent les Paraguayennes à se partager un vétéran. Malgré son hostilité publique, l’Église catholique accepta dans les faits cette situation exceptionnelle.

Si les gouvernements nantis et décadents européens ne montraient pas leur soumission envers les pétroleuses excitées, ils légaliseraient au plus tôt l’union polygynique. Ce serait d’ailleurs un juste rappel à la complémentarité essentielle entre les pôles féminin et masculin de l’être humain.

GF-T

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 29, mise en ligne le 19 avril 2022 sur Radio Méridien Zéro.

vendredi, 08 avril 2022

Les jeunes, la consommation, la mondialisation: une question d'identité

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Les jeunes, la consommation, la mondialisation: une question d'identité

Par Lorenzo Gensini

Source: https://www.centroitalicum.com/i-giovani-il-consumo-la-globalizzazione-una-questione-didentita/

Il est très difficile de prévoir comment les jeunes vont réagir à leur crise d'identité. Comment vont-ils s'orienter? Préféreront-ils s'abandonner au vide existentiel des temps modernes ou feront-ils de la question de l'identité le pilier de leur rédemption?

La réflexion suivante portera sur un phénomène extrêmement complexe qui n'est pas encore totalement défini au niveau culturel : la perte croissante de l'identité individuelle (c'est-à-dire l'ensemble des caractéristiques qui définissent une personnalité, la distinguant des autres sur la base de parcours spécifiques de formation, de croissance et de conscience de soi) de la part des jeunes Italiens, au profit de leur aliénation croissante et de la massification consumériste, principalement due à l'émergence de modèles culturels radicalement différents des modèles traditionnels qui ont bouleversé le concept même d'identité chez l'homme. Aujourd'hui, le rôle que les jeunes jouent et, surtout, joueront à l'avenir est extrêmement incertain.

Cela est dû à la profonde division qui s'est créée entre les générations depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais surtout à l'émergence du phénomène de la mondialisation, qui a bouleversé comme jamais auparavant les modes de vie des peuples européens ainsi que leurs traditions, leurs systèmes politiques et leurs identités.

La mondialisation est avant tout un phénomène économique, mais elle a un impact politique, social et psychologique très fort, et doit être analysée comme telle. Elle trouve son origine dans le mouvement international des capitaux, mais se manifeste surtout dans cette tendance agrégative entre les différents pays du monde, notamment occidentaux, d'abord économique mais aussi culturelle, linguistique, etc. Le but de la mondialisation est évidemment de créer un marché unique, sans droits de douane et destiné à un nombre toujours plus grand de consommateurs potentiels : la population mondiale.

Une condition pour que cela se produise, et en même temps une conséquence nécessaire de ce phénomène, est le rapprochement culturel et psychologique de milliards d'individus, afin de pouvoir offrir le même marché à de plus en plus d'individus, acheteurs ou vendeurs : cela se produit donc par la diffusion d'un style de vie standardisé et global, les besoins personnels étant manipulés par le marché afin d'être similaires à ceux des autres, avec une culture de plus en plus globale.

Cette même culture globale a conduit à une réduction constante des différences individuelles et communautaires, tant au niveau de l'identité nationale et locale (appauvrissement de la langue, suppression des traditions au profit du profit, consommation de produits majoritairement étrangers) qu'au niveau de l'individu tout simplement. La création d'un marché unique implique nécessairement que les consommateurs soient aussi semblables que possible. Pour créer des besoins communs, il est évidemment nécessaire de créer des manières communes de vivre, de penser et d'être.

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C'est ainsi que naît le phénomène de l'homologation, particulièrement évident chez les jeunes qui, ayant grandi dans un environnement où l'acte d'achat, de vente et de production a remplacé toutes les valeurs traditionnelles, qu'elles soient politiques, religieuses ou culturelles, finissent par être formés dans cet environnement, en deviennent les enfants endoctrinés et s'y habituent. La consommation, faisant partie de ce nouveau sujet pseudo-communautaire qu'est le marché mondial, deviennent les nouvelles divinités des jeunes italiens et européens. La mondialisation a été fortement encouragée par les politiques italiennes et européennes de la deuxième république, et l'est toujours.

L'Union européenne a joué un rôle important dans la mondialisation, en particulier sur le continent européen. Il ne s'agit pas simplement d'un organe politique supranational, mais d'un projet économique dont l'objectif est clair : unifier le marché européen ainsi que la monnaie, abolir les droits de douane, permettre la libre circulation des personnes, encourager la primauté de l'économie sur la politique (la Banque centrale européenne, par exemple, a toujours eu beaucoup plus de pouvoir que le Parlement européen, qui n'a presque qu'un rôle représentatif par rapport à la première), et garantir "la paix et la prospérité économique". La suggestion d'une économie européenne commune est née de l'après-guerre, du plan d'aide économique américain à l'Europe, horriblement endommagée par la Seconde Guerre mondiale, et du désir d'entamer une longue période de paix et de coopération économique. L'Union européenne a d'abord été considérée avec beaucoup d'enthousiasme par les gouvernements des différentes nations, qu'ils soient de centre-droit ou de centre-gauche, qui voyaient en elle une nouvelle période de prospérité, de richesse et de modernisation.

arton2006.pngCependant, avec le temps, elle s'est avérée être un instrument pour le moins contradictoire, car elle a empêché les pays historiquement habitués à s'endetter pour se développer économiquement d'augmenter davantage leur dette publique, conduisant ainsi de nombreuses économies plus faibles de la zone euro à s'appauvrir et, surtout, à ne pas pouvoir se sortir de leur condition, tandis que d'autres, à l'économie plus stable et plus riche, mais surtout au niveau d'endettement plus faible, se développaient de plus en plus.

Le modèle de l'économie prévalant sur la politique a commencé à susciter un certain nombre d'inquiétudes, surtout au début de la crise de 2008, notamment en Italie, un pays qui est resté fortement favorable à l'unification européenne pendant de nombreuses années, d'autant plus que les gouvernements de centre-gauche et de centre-droit ont poursuivi leurs politiques dans ce sens. Pour le meilleur ou pour le pire, l'UE a entraîné de nouveaux changements radicaux dans la jeunesse européenne, qui a été de plus en plus directement touchée par le phénomène de la mondialisation. Les jeunes ont commencé à se déplacer de plus en plus sur le continent européen, qui avait entre-temps aboli ses frontières nationales, tant pour le tourisme que pour l'immigration, et ont commencé à utiliser la langue anglaise, utile et tendance, dans leur discours de tous les jours : jamais dans l'histoire les jeunes n'avaient eu une telle chance de connaître des cultures différentes et des peuples étrangers.

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Mais en même temps, ils étaient aussi victimes de ce processus, parce qu'ils étaient de plus en plus homologués à un modèle unique, de plus en plus en contact les uns avec les autres, de plus en plus influencés par des logiques globales, propagées par l'internet et la télévision, qui allaient à terme prendre un rôle prédominant dans leur vie. Il est important de souligner que la mondialisation n'est en aucun cas un phénomène achevé; au contraire, pour le meilleur ou pour le pire, elle influence inexorablement l'histoire, est actuellement à son apogée et semble vouloir embrasser de plus en plus de peuples et de vies quotidiennes, mais en même temps, elle est aussi très controversée en termes de débat politico-culturel, entre ceux qui pensent qu'elle a conduit l'humanité à obtenir des droits qu'elle n'avait jamais eus auparavant et ceux qui pensent que ces droits ne sont qu'un paravent idéologique pour une nouvelle forme d'exploitation, plus subtile et en tant que telle réussie et donc très dangereuse.

Cette dernière thèse peut être abordée en analysant brièvement les jeunes Italiens d'un point de vue anthropologique. En effet, nous constaterons que depuis les années 1980, la majorité des jeunes Italiens ont cessé de s'intéresser à la politique et à la culture, pour s'orienter de plus en plus vers le phénomène de la consommation: à partir des années 1980, la majorité des jeunes Italiens ont cessé de s'intéresser à la politique et à la culture pour se tourner de plus en plus vers le phénomène de la consommation; harcelés par la publicité qui prend de plus en plus la forme d'une véritable propagande, stimulés par la plus grande disponibilité économique des années 1980 et surtout par le vaste choix possible entre des biens de consommation souvent identiques, mais qui se distinguent par la présence ou non d'"extras optionnels" substantiellement superflus (voir, par exemple, le phénomène de la mode vestimentaire), qui augmentent le prix, et qui deviennent donc le véritable nouveau moyen de décoder le statut social aux yeux de la communauté.

indmarex.jpgCe n'est pas la religion, ni l'idéologie, ni même l'appartenance à une classe sociale ou une autre qui déterminait la position de l'individu dans la société, mais plutôt l'acte d'acheter et de posséder des biens coûteux ou à la mode. Le phénomène de la mode devient, à partir de ces années-là, de plus en plus déterminant dans la création de communautés d'individus, encore une fois surtout parmi les jeunes : c'est le cas, par exemple, des "paninari", des groupes de jeunes gens qui se consacrent essentiellement à l'exhibition de vêtements de marque qui, de leur propre aveu, ne reconnaissent la plupart du temps aucune valeur autre que celle de la consommation (1).

Ce fait, cependant, conduira à la création d'agrégats de personnes qui, à ce stade, ne peuvent pas être correctement appelés communautés, précisément parce qu'ils fondent leur identité sur la consommation et non sur des aspects politiques, religieux ou sociaux, dans lesquels le potentiel de l'individu ne provient plus de ses capacités ou de ses caractéristiques, mais plutôt de la seule action d'achat et de consommation, et en tant que tel, il devient de plus en plus évident que ceux qui ne se conforment pas à ces nouvelles normes sociales finissent par être inévitablement exclus. Des catégories telles que prolétaire ou bourgeois ont succombé parce qu'elles n'étaient plus pertinentes (au niveau perceptuel): et l'éthique socialiste et anti-bourgeoise, et l'éthique bourgeoise sobre et conservatrice n'avaient plus aucun intérêt aux yeux de la plupart des jeunes. Le détachement progressif de la jeunesse italienne des cultures traditionnelles, qu'elles soient politiques ou non, au profit de modèles hédonistes ou en tout cas liés à un certain type de consommation, est en réalité un événement extrêmement complexe, également parce qu'il a apporté à des millions de jeunes la possibilité de nouvelles formes d'expression, comme c'est le cas par exemple des subcultures de jeunes.

Les sous-cultures telles que les Emo, les Casuals, les Rappers, les skaters, les graffeurs, etc. ont permis à de nombreux jeunes d'habiter le monde contemporain d'une nouvelle manière, généralement loin de la culture traditionnelle, mais dans tous les cas, elles caractérisent fortement et, d'une certaine manière, "protègent" la frénésie et l'agressivité de la société post-industrielle. Cependant, il est clair qu'aujourd'hui, ces mêmes sous-cultures sont fortement en crise (également parce qu'elles sont extrêmement faibles et souvent peu cohérentes, liées à une période de l'âge plutôt qu'à une mission dans la vie), et que de plus en plus de jeunes préfèrent plutôt s'orienter vers des intérêts de masse, généralement pris "en charge" par de grandes entreprises internationales (grandes marques de vêtements, Netflix, Spotify etc. etc.), qui visent de plus en plus à créer de véritables styles de vie, diffusés par la télévision et ensuite par le réseau.

Cette réflexion sur les jeunes fait inévitablement penser à la prophétie inquiétante que le philosophe allemand Martin Heidegger a formulée en 1950 : "L'humanité de l'homme et le cosmos des choses se dissolvent dans la valeur commerciale calculée d'un marché qui non seulement s'étend jusqu'à englober la terre en tant que marché mondial, mais qui - comme une volonté des volontés - marchande l'essence même de l'être" (2). En bref, l'économie de marché ne se limite pas à satisfaire les besoins physiques de l'homme, mais semble au contraire vouloir saper son essence même, son identité, pour l'orienter aux fins de la production: "Le monde est transformé en un objet calculable, exploitable, employable à l'infini, et la nature devient un seul et gigantesque réservoir d'énergie au service de l'industrie et de la technologie" (3). Le facteur discriminant évident du visage envoûtant du consumérisme ne peut être que le manque de disponibilité économique, ce qui a conduit à un phénomène incroyablement paradoxal, mais aux yeux de tous: plutôt que de renoncer au luxe, de plus en plus d'Italiens ont préféré se passer des produits de première nécessité, afin de ne pas se sentir marginalisés aux yeux des autres mais surtout aux yeux d'eux-mêmes. Cette évidence est apparue et continue d'apparaître avec force, notamment dans les grandes banlieues, où il n'était et n'est pas difficile de rencontrer des jeunes portant des vêtements de marque malgré leur extrême pauvreté.

À l'heure actuelle, il est certainement très difficile de prévoir comment les jeunes réagiront à leur crise d'identité, et les événements qui se sont déroulés ces derniers mois entraîneront probablement un changement radical dans leur vie ainsi que dans leurs habitudes. La question la plus préoccupante reste cependant de savoir comment ils s'orienteront, s'ils préféreront s'abandonner au vide existentiel des temps modernes ou s'ils feront plutôt de la question de l'identité le pilier de leur rédemption.

Notes:

[1] Prenons l'exemple de ce film : https://www.youtube.com/watch?v=IyMWskzFsBQ&t=113s.

[2] Martin Heidegger, Sentieri Interrotti, Milan, Bompiani, 2014, p. 233.

[3] Martin Heidegger, Che cosa significa pensare ?, Milan, Sugarco Edizioni, 1996, p. 25.

 

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mercredi, 23 février 2022

Karl Polanyi et la destruction du monde par le marché

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Karl Polanyi et la destruction du monde par le marché

par Nicolas Bonnal

Le monde moderne a détruit le monde, sa diversité, sa culture, sa tradition, ses civilisations. Ce qu’on appelle diversité aujourd’hui n’est qu’un moyen psy’op et technocratique d’emmerder les autres aux frais du contribuable. La révolution industrielle a commencé à tout détruire et avec elle le capitalisme esclavagiste qui a créé le système mondialiste de la plantation (il revient imposé un peu partout comme on sait).

Un grand historien et économiste qui, en son temps, le remarque est Karl Polanyi dont la pensée fut caricaturée par les pseudo-libéraux. Polanyi est presque un guénonien, et s’il a décrit scientifiquement le monde moderne, il en a bien perçu aussi les conséquences. La grande transformation, c’est bien le monde moderne non ?

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A la fin de la Grande transformation, Polanyi écrit donc :

«C’est dans ce processus que certaines tribus indigènes, telles que les Cafres et ceux qui avaient émigré en ville, ont perdu leurs vertus ancestrales et sont devenues une foule immobile, des« animaux semi-domestiques », parmi eux des fainéants, des voleurs et des prostituées - une institution inconnue parmi eux auparavant - qui ne ressemble à rien de plus à la masse de la population paupérisée d'Angleterre vers 1795-1834. "

En synthétisant : les pauvres cafres perdent leurs vertus ancestrales et deviennent comme les autres peuples exploités une foule de voleurs, de traînards, de prostituées, etc., un peu comme les mobs ou le lumpenprolétariat british à la même époque. Poe décrit cette mutation humaine dans l’Homme des foules.

Polanyi oublie l’économie, ajoutant sur le plan qualitatif :

«La dégradation humaine des classes laborieuses sous le premier capitalisme était le résultat d'une catastrophe non mesurable en termes économiques.»

Il parle d’Owen et de ses tentatives de créer, avant Disney et les programmes télé, une culture pour les masses paysannes dépossédées et déplacées :

«Il a lui-même payé les bas salaires et élevé leur statut en leur créant artificiellement un environnement culturel entièrement nouveau.»

Enfin il compare le sort des ouvriers et celui des colonisés, ces pauvres de tous les pays, dont la culture a été désintégrée par le contact avec l’Occident :

«Les vices développés par la masse du peuple étaient globalement les mêmes que ceux caractérisés par des populations colorées dégradées par le contact avec la culture en décomposition: dissipation, prostitution, volage, manque d'épargne et de prévoyance, négligence, faible productivité du travail, manque de respect de soi et endurance. L’extension de l’économie de marché détruisait le tissu traditionnel de la société rurale, la communauté villageoise, la famille, l’ancien régime foncier, les coutumes et les normes qui sous-tendaient la vie dans un cadre culturel ».

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La destruction créatrice du monde moderne (lisez les descriptions épouvantées de Tocqueville à Manchester : il parle de labyrinthe infect, d’asile de la misère, de Styx de ce nouvel enfer) est une blague ; le monde moderne est une destruction destructrice (« lumpenprolétariat de tous les pays, unissez-vous par le MC Do et Walt Disney ! »). Voyez ce qui arrive dans ce monde où tout le monde devient obèse, abruti, technophile, sauf une minorité de classe moyenne encore ouverte et cultivée, en voie de paupérisation et de remplacement sur ordre. Polanyi rappelle la destruction culturelle (c’est comme un bois, on le brûle, on plante après des eucalyptus et cela donne les incendies au Portugal et un paysage australien) :

« L’extension de l’économie de marché détruisait le tissu traditionnel de la société rurale, la communauté villageoise, la famille, l’ancien régime foncier, les coutumes et les normes qui sous-tendaient la vie dans un cadre culturel. La protection offerte par Speenhamland n’aggrave la situation. Dans les années 1830, la catastrophe sociale des gens du peuple était aussi complète que celle des Cafres aujourd'hui. »

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Polanyi reprend, avec notre lexique franco-latin, un historien noir de la condition afro-américaine :

«Seul un éminent sociologue noir, Charles S. Johnson (photo), a renversé l'analogie entre dégradation raciale et dégradation de classe en l'appliquant cette fois à cette dernière: « En Angleterre, où, soit dit en passant, la révolution industrielle était plus avancée que dans le reste de l'Europe, le chaos social qui a suivi la réorganisation économique radicale a converti les enfants appauvris en «morceaux» que les esclaves africains allaient devenir plus tard ....Les excuses concernant le système de l'enfant-serf étaient presque identiques à celles de l'esclave Commerce"

Je trouve que cet écrivain noir est important qui montre que le problème n’est pas où le système le met (racisme), mais où il ne le met pas (fric). Le capital mondialisé se sert de cette planète comme un champ utilitaire, il élimine les peuples et détruit leurs cultures partout, et puis rien d’autre. Marx décrit au début de la huitième partie de son Capital l’art de liquider la paysannerie écossaise, puis les pêcheurs écossais. Raciste ? Les survivants s’entassent dans les banlieues et ils allument leur télé. C’est l’histoire du monde moderne. Et je trouve que depuis Marx, Tocqueville, ou Poe (et c’est pourquoi je les cite toujours) on n’en parle plus très bien de ce monde moderne. On ne le remet plus assez à sa place avec son capital destructeur et homogénéisateur (et avec l’étatisme qui s’est développé avec, comme l’ont vu aussi Tocqueville, Marx ou Debord, pour nous contrôler, nous exterminer ou nous entuber, nous assister, nous remplacer ou nous entuber – c’est le cas de le dire) ; et bien c’est au moins fait pour une fois.

Sources :

Nicolas Bonnal – Comment les peuples sont devenus jetables (Amazon.fr) ; Chroniques de la Fin de l’Histoire (Amazon.fr)

Marx – Le capital, I, chapitre VIII

Polanyi - La grande transformation (dernières pages)

Tocqueville – Œuvres complètes, 1865, tome VIII, pp.366-367 (archive.org)

https://blogs.mediapart.fr/julien-milanesi/blog/161118/gi...

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samedi, 05 février 2022

Robert Stark et le centre radical

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Robert Stark et le centre radical

par Joakim Andersen 

Source: https://motpol.nu/oskorei/2022/01/21/robert-stark-och-den-radikala-mitten/

La droite alternative, l'Alt-Right, devrait être familière à la plupart des gens qui nous lisent, la gauche alternative naissante a été étouffée dans l'œuf lorsque Trump a associé de manière désobligeante mais incorrecte le terme à l'AFA. Moins connu est le phénomène qui a été baptisé "alt-center" et "radical centrism" dans le monde anglophone, peut-être mieux traduit en anglais par "the radical middle" (malgré les mérites évidents de "alt-mitten"). Un représentant intéressant du phénomène, et ce, à bien des égards, est le penseur et écrivain californien Robert Stark. Les écrits de Stark peuvent se trouver sur son Substack et offrent souvent des perspectives et des informations rafraîchissantes. Il a écrit de manière intelligente sur tout, de la rémunération des citoyens et de l'enclavisme à la xénophobie anti-blanche et à la politique d'indépendance de la Californie.

Stark a décrit le centre radical dans des textes tels que A Proposal for a New Alt-Center : Philosophy & Policy, The Alt-Center Revisited, et Alt-Center Lexicon. Plutôt que d'être défini comme un populiste, il est décrit comme le porte-paroles du "contre-élitisme comme voie vers le pouvoir" ; plutôt qu'un mélange d'idées de droite et de gauche, il souligne l'importance de les ancrer dans des "principes fondamentaux à ne pas perdre".

Ces valeurs fondamentales recoupent largement celles de la droite, notamment une "vision droitière/réaliste de la nature humaine qui est tribale et hiérarchique, et non égalitaire". Stark note que "l'on peut adhérer à certaines politiques de gauche mais seulement si l'on rejette le cadre philosophique de la gauche, notamment l'égalitarisme et l'autonomie individuelle radicale". Il fait penser à Burnham et à la tradition machiavélique des idées antilibérales du type "les alter-centristes, comme l'extrême gauche et l'extrême droite, comprennent cette dialectique du pouvoir et doivent travailler sur les moyens de mieux la gérer pour éviter les abus de pouvoir" et "le tribalisme est nécessaire pour protéger les libertés civiles, car une autonomie individuelle radicale rend vulnérable ceux qui comprennent la dynamique du pouvoir". Une description plutôt simpliste du centre radical pourrait être qu'il part d'une vision du monde qui recoupe celle de la droite, mais qu'il est plus ouvert à des solutions qui recoupent celles de la gauche.

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L'intérêt que suscite la politique centriste radicale, malgré le nombre limité de ses protagonistes à l'heure actuelle, est fortement lié à la politique des classes et des castes. Le conflit entre les "gens ordinaires" d'une part et les "élites" et certaines couches moyennes d'autre part traverse particulièrement les groupes de souche européenne aux Etats-Unis. Les premiers gravitent vers divers types de populisme, les seconds se sont ralliés aux idées désormais qualifiées de "woke". Le conflit est infecté et verrouillé, notamment parce qu'il est difficile de faire adopter par les élites et les classes moyennes des positions associées aux gens ordinaires.

Les néoréactionnaires constituaient, à leur époque, une tentative d'attirer les couches de l'élite, dans leur terminologie les "brahmanes", vers une vision du monde plus constructive et une alliance avec les gens ordinaires. L'"alt-center" pourrait contribuer à quelque chose de similaire. Un exemple intéressant de ce phénomène  - qui montre d'ailleurs à ceux qui sont familiers avec l'ethnopluralisme de la nouvelle droite et l'ancien austro-marxisme comment des idées similaires reviennent sans cesse -  est ce que Stark appelle le multiculturalisme de droite. L'idée est plus facile à appliquer à la Californie qu'aux foyers primordiaux des peuples européens, mais Stark affirme dans tous les cas que "le multiculturalisme de droite est le seul cadre qui puisse concilier les différences entre la gauche pro-diversité et la droite identitaire". Il note également que le multiculturalisme de la "gauche" est faux, "contrairement à la gauche qui est sélective quant aux groupes qui devraient avoir plus de droits, le multiculturalisme de droite respecte la légitimité de tous les groupes ayant des droits égaux pour faire pression en faveur de leurs intérêts collectifs." Il est tout à fait possible que les libéraux blancs finissent par se rapprocher, par pure préservation, de la position esquissée par Stark, quel que soit le nom qu'ils lui donnent alors.

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L'analyse de Stark sur la question du logement est également intéressante. C'est le point de mire de penseurs comme Kotkin et Guilluy, ainsi que du débat sur la gentrification, mais l'approche de Stark est innovante. Il décrit deux positions sur la question de l'augmentation de la construction de logements, qu'il appelle NIMBY et YIMBY. NIMBY, "not in my back-yard" (pas dans mon jardin), est associé à l'opposition à la construction d'appartements, souvent fondée sur des préoccupations en matière d'espaces verts, d'architecture et de critique de l'immigration. Cela peut donc sembler être une attitude sympathique. Le point de Stark est que beaucoup de NIMBYs sont des libéraux blancs, ce qui donne à l'ensemble un aspect de deux poids deux mesures. Ils sont pour des "frontières ouvertes" mais ils ne veulent pas de voisins pauvres. Les conséquences pour les jeunes Blancs, souvent leurs propres enfants et petits-enfants, sont graves. Ils doivent choisir entre rester à la maison, quitter la grande ville ou devenir des hipsters sans enfants. Quelle que soit l'opinion que l'on a sur la question, et notamment sur l'avenir des banlieues résidentielles, les arguments avancés par Stark sont intéressants. Il établit clairement un lien avec la politique générationnelle. Dans un article intitulé White Millennials : America's Sacrificial Lamb, il mentionne que les Millennials ne possèdent que 4,2 % de la richesse américaine. Ici aussi, il espère des opportunités pour de nouvelles alliances "entre la gauche woke pro-diversité et inclusion et la droite identitaire anti-grand remplacement contre l'establishment existant en Californie".

Le raisonnement de Stark sur l'expérience de pensée qu'il appelle "le grand échange de classes", dans lequel il cherche à contrer à la fois l'inégalité croissante et les tendances dysgéniques, est également très novateur. Il le décrit comme "un scénario dans lequel la richesse est redistribuée du haut vers le bas vers les masses tandis que la composition génétique de la tranche supérieure est également redistribuée vers le bas", avec des éléments à la fois de socialisme et d'eugénisme (les amis de Jouvenel peuvent bien sûr objecter ici que la redistribution et le socialisme sont deux choses différentes).

Dans l'ensemble, nous constatons donc que Stark représente un phénomène de dimension certes modeste mais intéressant. L'avenir nous dira si cette dernière tentative de dépasser la droite et la gauche débouchera sur quelque chose de concret, notamment si certaines classes moyennes blanches ont le sentiment d'être perdantes face aux pratiques hégémoniques actuelles et ont quelque chose à gagner des idées que Stark et d'autres mettent en avant. Ce qui n'est pas tout à fait improbable, Stark parle d'une partie de l'alt-middle comme "une niche démographique SWPL, des groupes issus de milieux plus cosmopolites en contraste avec la démographie traditionnelle du populisme, qui ont été attirés par des vues dissidentes en réaction à la surproduction de l'élite et aux excès de la politique du wok". Une évolution positive, non seulement parce qu'elle divise l'équipe adverse et apporte des compétences et des ressources à notre côté. L'alt-centrisme présente des défauts et des limites, notamment en raison de ses origines américaines, mais le phénomène peut s'avérer historiquement positif.

samedi, 22 janvier 2022

L'ère hyperindustrielle et la misère du symbolique

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L'ère hyperindustrielle et la misère du symbolique

Sur la parution en Italie d'un livre de Bernard Stiegler, qui s'est donné la mort en août 2020

par Giovanni Sessa 

Source : Barbadillo & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/l-era-iperindustriale-e-la-miseria-del-simbolico

0-11581.jpgDepuis quelque temps, nous soutenons qu'il serait nécessaire de se débarrasser de l'idée néfaste de la fin de l'histoire. La société contemporaine n'est pas le "meilleur des mondes possibles", elle est surmontable et amendable. Nous avons été confortés dans cette position par la lecture d'un récent ouvrage du philosophe français Bernard Stiegler, La miseria symbolica. L'epoca iperindustriale, publié par Meltemi (pour les commandes : redazione@meltemieditore.it ; 02/22471892, pp. 164, euro 16.00). Le volume comprend une introduction de Rossella Corda, une postface de Giuseppe Allegri et un essai du Gruppo di ricerca Ippolita, qui édite les œuvres de Stiegler en Italie.

Le lecteur doit savoir que le penseur français ne se limite pas à élaborer un diagnostic des causes qui ont produit l'ère hyperindustrielle, mais propose une thérapie pour le malaise individuel et communautaire qui caractérise les relations humaines en son sein. En premier lieu, il se débarrasse du cliché de la post-modernité lyotardienne et baumanienne, qui porte implicitement en soi la référence à un prétendu post-industrialisme, trompeur pour l'exégèse du présent. Il serait plutôt approprié d'utiliser l'expression d'âge hyper-industriel pour désigner notre époque: elle permet de comprendre l'ingérabilité de la tèchne et, surtout, le lien qui unit l'esthétique et le politique en un seul. Notre époque est celle de la misère du symbolique.

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Ce paupérisme ne conduit pas à la définition "du je et du nous, à partir de la pauvreté d'un imaginaire colonisé ou surexploité par les technologies hyper-médiatiques [...] qui invalident la prolifération d'un narcissisme primaire physiologique" (p.9). Conscient de la leçon de Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle et, en ce qui concerne les processus d'individuation, de celle de Simondon, Stiegler présente une analyse de la pensée symbolique comme pharmakon, poison et antidote à la fois: "dans le sillage de cette longue tradition qui part de Platon" (p. 10), conclut Corda.

Certes, ni les guerres conventionnelles ni les conflits sociaux n'ont disparu, mais le monde contemporain connaît une guerre plus envahissante, celle qui se déroule dans la sphère "esthétique", où la con-sistance symbolique est en jeu. Pour Stiegler, le terme "esthétique" désigne le "sentiment" en général. Le politique vise la construction d'un pathos commun "qui intègre notre partialité-singularité réciproque [...] en vue d'un devenir-un" (p. 11), par l'établissement de relations de sympathie, fondées aristotéliciennement sur la philia. On peut en déduire que la politique est un acte esthétique basé sur "la participation e-motive-créative" (p. 11), visant à la construction du corps social. Elle peut induire la réalisation du nous ou ouvrir des échappatoires dissolvantes. La seconde hypothèse se produit lorsque les "affects" sont pris au piège de l'exploitation menée par la Forme-Capital qui, colonisant l'imaginaire par le marketing, dirige la dimension désirante de l'homme et marchandise la vie.

9782081217843.jpgLe capitalisme cognitif et la société de contrôle, son corrélat historique, vivent de cet abus esthétique, si subtilement puissant qu'il détermine la mise à zéro de la honte prométhéenne qui, selon Anders, aurait accompagné, en tant que trait "affectif", l'âge de la technologie. Il est nécessaire, souligne passionnément le penseur, d'échapper à l'emprise de l'hétéro-direction socio-existentielle et "de remettre en mouvement les processus de désir actif " (p. 11). La guerre esthétique peut être gagnée à condition de connaître les substrats complexes de rétentions sur lesquels se structure la production imaginale. Il ne suffit pas de s'arrêter aux rétentions primaires et secondaires analysées par Husserl. Les premières se constituent sur le présent de la perception (l'écoute d'une symphonie), les secondes sur les processus d'image (le souvenir de cette écoute), mais les plus pertinentes, dans la phase actuelle, sont les rétentions tertiaires, produites par la mémoire externalisée que nous fournit la technologie. Dans ce contexte, nous avons affaire à des "objets temporels industriels", qui donnent lieu à la répétition infinie des expériences et des perceptions et qui influencent la définition du moi et du nous: "ils se déposent dans une sorte d'archive de base, à la fois physique [...] et abstraite" (p. 13). De cette façon, nous atteignons le point d'écouter sans plus entendre, nous écoutons mécaniquement, comme des magnétophones humains.

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Cette situation, et son possible renversement, peut être déduite, selon Stiegler, du film de Resnais, On connaît la chanson. La rétention tertiaire a ici le visage de la répétition du refrain des chansons, devenues "mémoire collective", non pas d'un "nous consolidé", mais du "on social inauthentique", dont Heidegger a parlé magistralement. En même temps, les protagonistes de ce film visent à transvaloriser, à transformer leur "souffrance" symbolique en une action symbolique. C'est la possibilité esthético-politique cachée dans la misère imaginaire. Le penseur stimule le trait poïétique des hommes, afin qu'ils adhèrent à "une autre capacité d'imaginer" (p. 15), qui ne peut se fonder sur un retour à un passé donné, non touché par le système technique, mais qui doit en découler. Le Gestell doit être considéré comme un lieu de décision : on peut y procéder à la mise à l'écart définitive du je et du nous (l'état actuel des choses) ou à leur re-constitution, au-delà de la marchandisation universelle en cours (cette position ne semble pas différente de celle du Travailleur de Jünger).

9782081217829-475x500-1.jpgSeule l'adhésion à une philosophie imaginaire, a-logique, comme l'idéalisme magique évolutif, peut permettre au poietes de se sentir perpétuellement exposé au novum, aux rythmes de la physis et au fondement qui la constitue : la liberté.

Nous avons trouvé la lecture du livre stimulante. Nous ne pouvons pas être d'accord avec l'auteur lorsqu'il affirme que la misère symbolique du présent s'est manifestée clairement dans le succès électoral des Lepénistes le 21 avril 2002. Peut-être pouvons-nous lire dans ce vote une réponse "instinctive" à la misère symbolique, qui nous semble au contraire incarnée de manière paradigmatique par le mouvement "En marche" d'Emmmanuel Macron, dans lequel les certitudes "solides" de la gauche se sont dissoutes.

Une dernière considération : il est paradoxal que des auteurs, issus de mondes intellectuels très éloignés de celui de Bernard Stiegler, partagent certaines de ses analyses. Sur ce sujet, nous attendons des contributions des représentants de la pensée de la Tradition, trop souvent engagés dans la répétition de vieilles leçons.

lundi, 10 janvier 2022

Cinquante nuances de néolibéraux

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Cinquante nuances de néolibéraux

par Cincinnatus

Source: https://cincivox.fr/2022/01/10/cinquante-nuances-de-neoliberaux/#more-6406

Après avoir débuté mon travail d’entomologiste par une première expérience de description très-scientifique des nombreuses espèces d’identitaires, voici le tome 2 : l’abécédaire des néolibéraux !

[Le cas échant, les notes de bas de page renvoient vers des billets dans lesquels le lecteur intéressé trouvera des développements moins lapidaires].

L’amoureux de Merkel. Le charme si particulier de l’ex-chancelière lui fait tourner la tête, les figures féminines à poigne le font frétiller : il doit aimer les fessées. Pour lui, que la France ne soit pas l’Allemagne n’est pas un fait mais un regret ; sa germanophilie a ainsi rapidement viré en germanolâtrie, le « modèle allemand » devenant l’alpha et l’oméga de toute perspective politique. D’où sa pensée réduite au copier-coller. L’amour rend aveugle ? En tout cas il l’empêche de voir que l’ordolibéralisme ne fonctionne outre-Rhin que parce qu’il se sert des déséquilibres entre les économies européennes et de l’arrière-boutique que constituent les pays d’Europe de l’est… appliqué à tout le continent, c’est la ruine assurée. Mais peu lui importe, depuis quelques mois il déprime – ELLE est partie –, alors il chante les Stones : Angie, Angie[1]

L’anticommuniste. Pour lui, la guerre froide ne sera jamais finie. Ce zélé lecteur de Hayek et Friedman trouve du socialisme, du communisme, du soviétisme, du stalinisme, du totalitarisme – de toute façon, tout ça, c’est rouge – partout où il en cherche. La moindre forme de solidarité instituée, le moindre vestige d’État-Providence, la moindre demande de contribution à l’effort collectif sous forme d’impôt (« collectiviiiisme !!! »), sont à ses yeux d’horribles symptômes de cette maladie mortelle : la France est un pays soviétique ! Tout ce qui ne lui ressemble pas est nécessairement « socialo-communisssse », donc quelque part entre Staline et Satan (le second lui étant nettement plus sympathique que le premier). À l’entendre, nous vivrions dans un immense goulag, tant il ne parle que de sa sacro-sainte liberté individuelle oppressée. On lui dit, pour la Chine ?

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L’avachi uberisé. Confortablement effondré dans son canapé, il se gave de séries Netflix, commande ses repas sur Ubereats ou Deliveroo et ses gadgets électroniques sur Amazon. Il se fait même livrer ses courses depuis le supermarché en bas de chez lui. Lorsqu’il est contraint de se déplacer au-delà de la porte d’entrée, il commande un chauffeur privé. Grâce à ses applis, il a l’illusion de maîtriser le monde du bout de ses doigts. Vain sentiment de toute-puissance narcissique pour consommateur compulsif. Afin de faire fonctionner tout cela, il faut des millions d’esclaves modernes : livreurs et chauffeurs en France, ouvriers en Chine ou au Bangladesh ? Comme disait le grand philosophe Jacques Chirac, ça lui en touche sans bouger l’autre. Du moment qu’il peut continuer de se vautrer dans la culture de l’avachissement, tout va bien pour lui. [2]

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Le bobo d’hypercentre-ville. Ce membre épanoui de la classe moyenne aisée affiche toujours un sourire satisfait. Comment en serait-il autrement ? Il a sa bonne conscience pour lui ! Il consomme bio et local (sauf ses graines germées et ses gadgets qu’il fait venir de Chine dans des porte-containers géants), se déplace en vélo (sauf quand il commande un Uber parce qu’il est tard, ou quand il part en week-end en avion), cultive un carré de mauvaises herbes autour de l’arbre devant chez lui, se montre « ouvert et inclusif » et prône la « mixité sociale » (tout en mettant ses enfants dans le privé). Il ne traverse le périph’ que pour les vacances dans sa maison en Bourgogne ou dans le Lubéron. D’ailleurs, il ne va pas en province mais « en régions », où Sa Suffisance donne fièrement des leçons de modernité aux bouseux du coin.

Le chasseur de fonctionnaires. Il déteste tous ces feignants, tous ces parasites, tous ces bons-à-rien… bref : tous ces fonctionnaires inutiles payés par ses impôts. À ses yeux, l’administration n’est qu’un repaire de « gauchiasses » paresseux qui ne tiendraient pas deux minutes dans une entreprise privée. Que de nombreuses missions du public ne puissent pas être exécutées par le privé, que les fonctionnaires produisent de la richesse et participent à l’activité économique du pays, que les agents publics soient au moins aussi productifs que ceux du privé, qu’il y ait autant de bras cassés dans le privé, que les marchés publics fassent vivre de très nombreuses entreprises, que la plupart de ses propres activités reposent sur des infrastructures et des services conçus, produits et maintenus par le public… il ne peut le voir puisque toute sa réflexion ce concentre sur ses précieux boucs émissaires : feu sur les fonctionnaires ! [3]

Le darwino-hobbéso-schumpétérien. Il aime mieux les formules que les pensées. Aussi, de Darwin n’a-t-il retenu que la « survie du plus fort », de Hobbes la « guerre de chacun contre tous » et de Schumpeter la « destruction créatrice ». Il a mis tout cela dans la casserole qui lui sert de tête, a bien touillé et sorti une mixture assez indigeste qu’il ressort à chaque discussion pour expliquer que chacun est responsable de son état, qu’il y a toujours eu des faibles et des forts, et que les premiers méritent de disparaître au profit des seconds parce que c’est la loi de la Nature. Espérons pour lui qu’aucun accident de la vie ne le fera rejoindre ceux qu’il méprise tant. [4] 

L’économiste. Astrologue diplômé de l’Université. [5]

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L’éditocrate. Il a sans doute le métier le plus gratifiant du monde : payé pour donner son avis. Titulaire d’une tribune régulière dans un canard quelconque, il répète ad nauseam son catéchisme sur tous les plateaux de télévision, participant à toutes les émissions de « débat » dans lesquelles il devise et fanfaronne avec ses clones tristes. Les profondes vérités qu’il assène ne sont qu’un ramassis de sophismes et d’opinions personnelles déguisées en faits, mais l’efficacité de sa propagande court-circuite l’esprit critique de ceux qui le lisent ou l’écoutent. Ah ! J’oubliais : on reconnaît en général ce petit marquis poudré à un signe vestimentaire ou physique distinctif, comme une écharpe rouge portée quelle que soit la météo.

L’entrepreneur mercenaire. Le credo de ce descendant sévèrement burné de feu Bernard Tapie : la libre entreprise. Il monte une boîte, la vend, en rachète une autre, la revend et ainsi de suite. À chaque étape, il « rentabilise », « optimise », « rationalise » ; en d’autres termes, il vire, délocalise, récupère les brevets et tout ce qui est rentable, et empoche les subventions et aides publiques, avant d’abandonner des entreprises qu’il a vidées de leur substance. Il a parfaitement compris la logique néolibérale : les profits pour lui, les pertes pour la collectivité. Facile, coco !

L’européiste. Sciemment ou non, il confond Europe et Union européenne. Bruxelles est l’horizon de son bonheur et il répète, avec un sourire béat, des slogans orwelliens comme « l’Europe, c’est la paix ». Il disqualifie a priori toute critique des institutions de l’UE par l’équation souveraineté = nationalisme = Hitler… difficile de discuter avec lui dans ces conditions ! Il croit en l’apparition d’un demos européen comme ma fille de quatre ans croit au Père Noël : c’en serait presque touchant. Presque. [6]

L’expatrié. Il travaille « à l’international » – version novlangue de « à l’étranger »… ça ne veut rien dire mais ça fait plus chic – dans une grande entreprise. New York, Hong Kong ou Dubaï, il se contrefiche de là où il vit et ne s’intéresse pas un instant au pays qui l’accueille, à son histoire, à sa culture ni à ses habitants. Il ne vit qu’avec les autres Français, des expat’, comme lui. Avec ses congénères, il cultive l’entre-soi grâce auquel il peut librement vilipender tous les travers de cette France pour laquelle il ne cache pas son mépris : trop d’impôts, trop de services publics, trop d’archaïsmes… sauf quand il s’agit de mettre ses enfants au lycée français, de revenir se faire soigner à l’hôpital ou de voter dans un pays qu’il a volontairement abandonné.

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Le financier. Il aime l’argent. En gagner, bien sûr, mais surtout jouer avec. Le sien, celui des autres, c’est pareil : dans l’économie-casino, il manipule les millions, d’où qu’ils viennent, à la vitesse des algorithmes de trading. Les yeux fixés sur son mur d’écrans, il achète une cargaison de quelques milliers de tonnes de pétrole en transit au milieu de l’océan pour immédiatement l’échanger contre des bitcoins qui seront à leur tour revendus dans la microseconde, engendrant un bénéfice artificiel. Il n’a cure de vivre dans un monde fictif, déconnecté de l’économie réelle mais qui dévore celle-ci. Qu’il perde ou gagne, ce qui l’excite, c’est le risque : l’adrénaline lui donne l’impression d’exister. Peut-être a-t-il trop joué au Monopoly dans son enfance ?

Le grognon. L’arrogance jusque dans le masochisme. Comme le Schtroumpf du même nom, il n’aime pas grand-chose mais, par-dessus tout, ce qu’il déteste le plus, c’est la France, ses habitants, sa culture. Son leitmotiv : « ah ça ! c’est bien français, ça ! », avec une moue de dégoût. Il refuse de croire que la connerie soit universelle, que l’égoïsme et la méchanceté soient des maux humains, que la bureaucratie, la lourdeur, les dysfonctionnements (ajouter tout ce qui l’enquiquine ou lui déplaît) puissent frapper tous les pays, toutes les civilisations. Avec une mauvaise foi consommée, il trouvera toujours un (faux) exemple pour « prouver » qu’il n’existe rien de pire au monde que la France. Et s’il ne déménage pas, ce n’est pas du tout parce qu’il se complaît confortablement dans son ressentiment. Pas du tout. [7]

Le gros bonnet. Ancien ministre ou président d’une multinationale, cet oligarque émarge à plus de conseils d’administration qu’il n’a de comptes bancaires dans des paradis fiscaux… c’est dire ! Il passe sa vie entre des salons VIP d’aéroports internationaux et des chambres d’hôtel parfaitement standardisées. De telle sorte qu’il se sent toujours chez lui, à Rio, Londres ou Singapour : son décor demeure identique. Il ne voit le monde qu’à travers les vitres fumées de sa limousine. Mais il sait le pouvoir qu’il a sur lui.

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Le gourou. On le reconnaît à sa chemise col Mao boutonnée jusqu’en haut. Conseiller occulte murmurant à l’oreille des présidents ou leader charismatique d’une entreprise californienne, il lit l’avenir comme d’autres voient la Vierge. Ses prédictions ont beau se fracasser régulièrement contre le mur de la réalité, son aura mystique (hardiment obtenue à force de séjours spirituels dans un ashram indien cinq étoiles avec climatisation, jacuzzi et minibar) le préserve de toute remise en question. Ainsi peut-il continuer de vanter les mérites de la mondialisation heureuse ou du salut par le libre marché. La vente de ses livres, de ses conférences et de ses conseils lui assure un train de vie qui démontre que certains sont en effet heureux dans la mondialisation et trouvent le salut par le libre marché !

L’héritier. Grâce à papi et papa qui lui ont légué l’entreprise, la fortune ou l’empire familiaux, ce rentier peut sereinement faire l’éloge du self-made-man et du mérite individuel. Il vend à la découpe l’industrie qu’il prétend diriger en dilettante, dilapide son capital et s’affiche à la une des magazines people et au bras d’une demi-mondaine de téléréalité. Après tout, il fait ce qu’il veut de ce qu’il a si durement gagné, non ?

Le libéral-libertaire. Il n’a qu’un mot à la bouche : LI-BER-TÉ. Hélas, comme ses maîtres, ce disciple des libertariens américains n’en connaît que la définition la plus pauvre en confondant liberté et licence. De mai 68, il a bien retenu le slogan « il est interdit d’interdire » et l’applique à tout, tout le temps. Son grand dada est de marier libéralisme économique échevelé et libéralisme « sociétal » faussement généreux, l’un et l’autre étant, dans sa vision du monde, fondés sur le même principe de l’individualisme absolu. Ainsi élève-t-il l’égoïsme au rang d’art. « Chacun fait fait fait / C’qui lui plaît plaît plaît / L’précipice est au bout / L’précipice on s’en fout ! » [8]

Le macronlâtre. Il était orphelin en politique, ou ne s’y intéressait tout simplement pas, jusqu’à ce qu’il Le voie. Avec Son sourire markété de jeune premier hollywoodien, Il l’a fait craquer sur-le-champ. Devenu groupie de son idole, il ne rate aucune de Ses interventions ni interviews. Quelles que fussent ses opinions politiques antérieures, le « en-même-temps » macronien lui permet de toujours trouver de quoi justifier sa fidélité au Président. Pratique pour ne pas se poser de question. [9]

Le majeur de la Main invisible. Dans son monde idéal, le marché est roi, rien ne le contraint : aucun État, aucune loi des hommes pour fausser celle, pure et parfaite, de la libre concurrence ; rien de vient troubler la rencontre de l’offre et de la demande ; les acteurs économiques attachent rationnellement un prix à toute chose, à tout service, à tout individu libre de se vendre lui-même. Que cette liberté du marché soit celle du renard libre dans le poulailler libre ne l’effleure pas. Il ne pense qu’en termes de valeur d’échange et d’utilité ; il ne comprend pas l’idée de gratuité. Ennemi de l’humain, son monde idéal pue la mort. [10]

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Le manager. Il a avalé le rayon « management » de la librairie, ce qui lui permet de savoir que faire en toute circonstance. Il farcit ses discours et ses présentations de matrices imbitables inventées par d’obscurs cabinets de conseil américains et de perles de sagesse orientale aux sources brumeuses. Il est fier de manier comme un expert le management collaboratif dynamique, alliant décontraction en bras de chemise, autoritarisme faussement bienveillant et surveillance paranoïaque. Quand il s’ennuie, c’est-à-dire souvent, il fixe des objectifs SMART co-construits en séminaire de teambuilding par une méthode de brainstorming agile ; le nombre de post-it consommés est proportionnel à celui des diptères violentés.

Le mondialiste heureux. « Le commerce adoucit les mœurs » est son adage. Depuis que la mondialisation a rendu globaux les échanges de capitaux, de biens et de services, il est convaincu que nous nous dirigeons à très court terme vers la paix perpétuelle. Cohérent, il célèbre chaque délocalisation comme une victoire de la droite raison. Il a applaudi à l’idée formidable des entreprises sans usine, envoyant loin, très loin, le plus loin possible, les fonctions de production pour mieux développer ici celles de conception : « à haute valeur ajoutée », comme il dit avec une pointe d’orgueil. Certes, il n’avait pas prévu que la Chine et l’Inde pourraient aussi avoir des ingénieurs… alors maintenant que son propre poste est menacé, il commence à avoir des doutes…

L’optimisateur fiscal. Il préfère payer une batterie d’avocats fiscalistes que ses impôts. Ce n’est pas forcément plus rentable mais il a des principes ! Il adore répéter cette blague : « la différence entre l’État et la mafia, c’est le taux de prélèvement ! ». Ah. Ah. Ah. Et il sait de quoi il parle. Pour échapper aux griffes de Bercy, il cherche avec ses consiglieri les montages les plus complexes, les plus baroques, se faufilant dans chaque interstice de la loi, ouvrant des comptes dans les meilleurs paradis fiscaux, se faisant domicilier de l’autre côté de la frontière… Quelle énergie dépensée dans l’unique but de se soustraire à la solidarité nationale ! [11]

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Le petit caïd. Il vient à peine de sortir de la cour de récré, arbore trois poils de cul au menton mais se prend déjà pour un personnage au visage de De Niro ou Pacino. Son imaginaire mélange fric facile, gros flingues et filles soumises. Avec ses potes, il fait régner sa loi sur son quartier, à coup de deal et de racket. Parfaitement intégré dans l’économie de marché, il maîtrise toutes les ficelles du milieu. Ce petit crétin pourrait même donner des cours en école de commerce.

Le président de BDE d’école de commerce. Entre sa mèche, son arrogance et son psittacisme idéologique, on le confond facilement avec un membre du gouvernement. [12]

Le pubard cocaïné. Il n’a plus le panache éthylique des Mad Men et exploite des stagiaires occupés à pisser des powerpoints stupides, mais son obsession demeure inchangée : la manipulation des esprits. Il s’emploie à incruster sa propagande mercantile dans les cerveaux et, pour ce faire, utilise tous les moyens des neurosciences et de « l’intelligence artificielle ». Zélé adorateur du Moche, il se démène pour enlaidir tout ce qu’il touche… avec un succès évident. [13]

Le réformiste. Tout doit changer. Alors que le mot « réforme » a longtemps signifié une amélioration globale des conditions de vie et de travail, il a réussi à en inverser exactement le sens. Cet éternel insatisfait, grand adepte du bougisme, n’a de cesse de mettre à bas les « archaïsmes » ; ce qui donne, dans la réalité : détruire le droit du travail et les services publics. Sa sacro-sainte « modernité » ressemble furieusement à un roman de Dickens. [14]

Le républicain au milieu du gué. Il n’a jamais bien compris la métaphore de Chevènement qui souhaitait « réunir les républicains des deux rives », alors il reste au milieu du gué. Irréprochable en ce qui concerne la laïcité et la lutte contre les identitaires de toutes obédiences, de la « République laïque et sociale », il a oublié la seconde épithète. Bienheureux rallié aux politiques les moins républicaines en matière économique, il ne se rend pas compte que sa vision du monde est borgne. Dommage : encore un effort ! [15]

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Le rêveur d’Amérique. « Là-bas. Tout est neuf et tout est sauvage. / Libre continent sans grillage. / Ici nos rêves sont étroits. / C’est pour ça que j’irai là-bas. » Sans rien connaître de la réalité vécue par des millions d’Américains, il colle sur les États-Unis les niaiseries de Goldman et s’enivre sans modération de toute la production du divertissement industriel. L’American dream, le pays de la liberté où tout est possible… il gobe tout et il en redemande même. Le soft power n’a rien de doux mais c’est comme ça qu’il l’aime. C’est plus facile de rêver ici que de partir là-bas.

Le show-businessman. Il vend du rêve… au sens propre. Qu’il fabrique à la chaîne du cinéma, de la série, de l’émission de « débat » ou de téléréalité… c’est toujours du spectacle à consommer vite fait mal fait. Il excelle dans le divertissement-diversion auquel carbure la société de l’obscène. Les accros aux narcotiques sur écran le remercient. [16]

Le socdem. Le socio-démocrate, aussi appelé social-libéral quoiqu’il n’apprécie guère ce surnom qui, dans la cour de récréation solférinienne, servait de quolibet à l’aile gauche pour ostraciser l’aile droite (elle-même peu avare en accusations de « gauchisme » envers ses camarades) – le socio-démocrate, donc, se souvient avec émotion de l’acte fondateur de 1983. Ce touriste en pays nordiques dont il ne retient que quelques termes de novlangue (« flexisécurité ») sans rien comprendre de ces sociétés est, en France, orphelin de ses figures tutélaires. Delors, Jospin (ah ! l’équilibre de funambule entre 35h et privatisations !), Strauss-Kahn : tous ces destins présidentiels en forme de coitus interruptus. Certes, le pis-aller Hollande lui a permis de gouverner cinq ans… mais le cœur n’y était déjà plus. Depuis, il se console dans la grande communion macroniste : il n’a jamais été si heureux.

Le start-upper. Même en baskets, petit requin deviendra grand. [17]

Le techno. Il démontre combien le néolibéralisme répand partout ses métastases bureaucratiques, aussi bien dans le privé que dans le public. Monstre froid et visqueux, il semble sortir d’une plaisanterie de Kafka. Il passe son temps à rédiger et diffuser des mémos absurdes, à développer et imposer des procédures ineptes et, comble de sa jouissance, à transformer chaque année l’organigramme de son organisation (tous les vices sont la nature humaine), bâtissant des châteaux de cartes sur des sables mouvants. Ce petit comptable obsédé par les chiffres et l’évaluation de tout et surtout des autres a une calculette entre les deux oreilles, ne voit le monde qu’à travers des tableaux Excel et ne considère les êtres humains que comme des séries statistiques à manipuler de très loin : vous avez dit parasite sociopathe nuisible ?

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Le transhumaniste. Il croit en la technique comme d’autres croient en un dieu ou un autre. La Silicon Valley est la Terre promise de cet adepte du « solutionnisme » qui pense que tout problème (humain, social, économique, écologique…) trouve toujours une solution par une appli. Déçu par ce qu’il prend pour des imperfections, il n’a pour but que d’améliorer l’humanité en l’hybridant à la machine mais, en attendant que ce soit possible, il profite de son juteux business fondé sur l’exploitation des données personnelles. Ce progressiste invétéré a lu les mythes de Prométhée et de Frankenstein mais visiblement n’a pas dû bien les comprendre. [18]

Cincinnatus, 10 janvier 2022


[1] « L’Europe allemande »

[2] « La culture de l’avachissement »

[3] « Cessez le feu sur les fonctionnaires ! », « Trop d’État… ou trop peu ? », Misère de l’économicisme : 4. Feu sur l’État »

[4] « Les chômeurs ne sont pas des fraudeurs ! », « Généalogies de l’état civil – 1. L’état de nature selon Hobbes, Locke et Rousseau »

[5] « Misère de l’économicisme : 1. L’imposture scientifique »

[6] « L’Union européenne contre l’Europe »

[7] « Français, halte à la haine de soi ! »

[8] « Misère de l’économicisme : 3. Fausses libertés et vraies inégalités »

[9] « Le cas Macron », « Macron : Sarko 2.0 ? »

[10] « L’utile et l’inutile »

[11] « L’avarice fiscale »

[12] « Qu’est-ce que LREM ? »

[13] « La manipulation des esprits », « L’empire du moche »

[14] « Des réformes et des réformistes »

[15] « Un républicanisme économique ? », « L’universalisme républicain dans la “tenaille identitaire” ? »

[16] « La société de l’obscène »

[17] « Misère de l’économicisme : 5. Le monde merveilleux de la modernité »

[18] « Amnésie béate et illusion du Progrès », « L’hybris transhumaniste : idéologie et utopie », « La Silicon Valley au service du transhumanisme », « Le pire des mondes transhumanistes », « L’humanisme comme remède au transhumanisme », « Progrès scientifique : Prométhée chez les traders »

samedi, 25 décembre 2021

La mode comme matrice de la dictature écologiste et woke

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La mode comme matrice de la dictature écologiste et woke

par Nicolas Bonnal

Je revoyais le film de Robert Altman Prêt-à-porter mal reçu en son temps (1994). Il ne s’agit certainement pas d’un policier (un gros bourgeois s’étrangle avec un sandwich) mais d’une satire « chorale » (des dizaines de grands acteurs) et sociale dont le Maître avait le secret et qui renouait avec le génie d’opus pétroniens comme MASH ou Nashville. Mais en voyant ce cortège de tarés (les gens de la mode donc) balayés par la caméra acide d’Altman, on découvrait que la mode ne reflète pas la dictature actuelle qui sévit rageusement en occident, mais qu’elle l’inspire.

51iPzeSMPKL._AC_SY445_.jpgLa fin du film montre un défilé à poil comme on sait, alors essayons en quelques lignes de mettre à nu ce monde abominable dont les défilés « genrés » accompagnent et précèdent les décisions totalitaires et démentes de la commission de Bruxelles et de Washington. Rappelons que c’est un type de la mode (JP Goude) qui organisa le défilé du bicentenaire de la Révolution qui consacra la tyrannie de la gauche-caviar qui achève la liquidation de la France actuellement (cf. mon Mitterrand le grand initié) : les grands travaux auront eu un impact psychologique et occultiste mondial. Résumons donc (à chacun d’ajouter et de développer un thème à son goût) :

La mode (IE les gens de la mode) est new Age et occultiste en diable. Elle court après les gourous. La mode est bourrée de pognon, ne crache pas dessus, se fout des pauvres mais est à l’avant-garde de tous les bouleversements sociétaux.

La mode est végétarienne et si possible véganienne.

La mode veut voyager en jet exclusivement mais ne veut pas d’avions pour le reste de la planète. Idem pour nos oligarques et politiques.

La mode est unisexe ou transmaniaque ; elle baigne dans tous les scandales liés au blanchiment, à la drogue, aux mafias (Versace etc.).

Antiraciste avant tout le monde (années soixante déjà), la mode a imposé l’agenda multiculturel anti-blanc d’aujourd’hui : si seulement il pouvait nous débarrasser des « créateurs » blancs dégénérés d’aujourd’hui ! On nage dans le Sardanapale de notre cher Artaud qui sous-titrait ainsi son livre : l’anarchiste couronné.

La mode est hystérique et dispose depuis longtemps de ses propres chaînes de télé (ils les regardent toute la journée pour s’y voir et se rassurer).

 La mode est bavarde, pédante et surtout irresponsable, comme tous les toqués qui nous dirigent. On attend les défilés-seringue.

La mode est stupide et ne vit comme un petit insecte que pour une saison ou même quelques jours. Elle partage le présent permanent des imbéciles.

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La mode a gagné le catholicisme romain (Castelbajac ou le Roma de Fellini) et l’on pourra donc rappeler que l’habit fait le moine ; être à la mode, c’est être moderne. Elle frappe surtout un pays comme la France. Montesquieu a écrit sur cette mode folie française dans ses lettres persanes (dans une lettre, la C, beaucoup plus importante que celle imposée à l’école) :

« Quand je te dis qu’ils méprisent tout ce qui est étranger, je ne parle que des bagatelles ; car, sur les choses importantes, ils semblent s’être méfiés d’eux-mêmes jusqu’à se dégrader. Ils avouent de bon cœur que les autres peuples sont plus sages, pourvu qu’on convienne qu’ils sont mieux vêtus ; ils veulent bien s’assujettir aux lois d’une nation rivale, pourvu que les perruquiers français décident en législateurs sur la forme des perruques étrangères. Rien ne leur paraît si beau que de voir le goût de leurs cuisiniers régner du septentrion au midi, et les ordonnances de leurs coiffeuses portées dans toutes les toilettes de l’Europe. » Montesquieu parle de SERVITUDE dans la même lettre.

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Et dans la lettre la plus connue il évoque ce présent permanent dont je parle souvent et cette capacité d’oubli débile :

« Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été ; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver ; mais surtout on ne saurait croire combien il en coûte à un mari pour mettre sa femme à la mode. »

Le texte de Montesquieu est essentiel pour comprendre que nous entrons dans la modernité : le temps des abrutis est arrivé. Comment peut-on être persan (et pas perçant en effet ?). Ajoutons que Montesquieu a inventé le style journalistique dans ce même méphitique ouvrage à la solde de l’Angleterre.

Mais concluons pour souligner l’importance de ce sujet négligé. Le vêtement n’est pas secondaire, et le métaphysicien traditionaliste Frithjof Schuon en a parlé mieux que Carlyle ou Montesquieu dans son texte sur LE MESSAGE D’UN ART VESTIMENTAIRE.

Schuon donc : « le vêtement, comme le langage et la position verticale, est une des prérogatives de l’homme ; beaucoup moins important sans doute que les deux autres prérogatives mentionnées, il n’en est pas moins caractéristique de l’homo faber. »

Schuon ajoute : « …le « vêtement » pouvant avoir pour fonction, soit de dissimuler le corps, soit au contraire d’en rehausser le symbolisme ou la beauté. L’existence des vêtements princiers et sacerdotaux prouve que le vêtement confère à l’homme une personnalité, c’est-à-dire qu’il exprime ou manifeste une fonction qui éventuellement dépasse ou ennoblit l’individu. »

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Et on terminera par cette belle envolée :

« Le vêtement en soi peut représenter ce qui voile, donc l’exotérisme, mais il s’intériorise et s’« ésotérise » moyennant ses éléments symboliques, son langage sacerdotal précisément. Dans ce cas, le vêtement représente à son tour l’âme ou l’esprit, donc l’intérieur, le corps ne signifiant alors que notre existence matérielle et terrestre. »

Assez pour Schuon. La consécration de l’occident à Satan, évidente aujourd’hui,  n’est pas visible que dans la mode ; voyez le site vigilantcitizen.com qui fait très bien le lien entre musique, vidéo, mode et même politique (la noce rouge des Getty avec Pelosi, les liens de Microsoft avec Abramovici, Apple et les défilés Queer). La transformation en diable par le costume a été bien filmée par Ridley Scott (voyez mon livre) dans le négligé film Légende, qui forme sans doute l’épicentre de son œuvre alchimique. Scott est le producteur exécutif des clips de Lady Gaga dont on ne rappellera pas ici les exploits.

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Et revoyez le Vatican Fashion Show de Fellini-Roma pour rire : il avait prévu et filmé la fin de la religion en occident. Le cinéma aura pu tout montrer car la foule télé était trop nulle pour croire et voir.

Sources:

Schuon – Avoir un centre (recueil)

Bonnal – Ridley Scott (Amazon, Dualpha)

Montesquieu – Les lettres persanes

15:52 Publié dans Sociologie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nicolas bonnal, mode, sociologie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

lundi, 15 novembre 2021

L'idéologie du politiquement correct et la civilisation occidentale

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L'idéologie du politiquement correct et la civilisation occidentale

Vojtěch Belling

Ex: https://deliandiver.org/2007/11/ideologie-politicke-korektnosti-a-zapadni-civilizace.html

Lorsque, au début des années 1930, le politologue et théoricien du droit allemand Carl Schmitt a tenté de prouver la présence cachée mais néanmoins évidente de tendances totalitaires dans l'État libéral-démocratique moderne, il a semblé à nombre de ses contemporains conservateurs qu'il s'agissait d'une exagération. Les années suivantes ont apparemment confirmé à leurs yeux l'absurdité de l'affirmation de Schmitt. Au contraire, le véritable totalitarisme était palpable dans les régimes qui positionnaient la démocratie libérale comme leur ennemi juré.

Les théories classiques du totalitarisme associées aux noms de Carl Joachim Friedrich, Zbigniew Brzezinski et Hannah Arendt, fondées sur les caractéristiques externes des régimes totalitaires (idéologie, parti, police secrète terroriste, monopole du renseignement, monopole des armes, économie planifiée), ont soutenu cette mise en opposition absolue du totalitarisme avec la démocratie libérale. Ni la conception de Voegelin et de Meier sur l'émergence des religions politiques en tant que substitut de la foi, ni la conception de Schelsky sur le totalitarisme pluraliste, n'ont changé quoi que ce soit à l'acception générale et exclusive du totalitarisme en tant que phénomène anti-libéral et anti-démocratique en contradiction avec les démocraties ordinaires de style occidental.

Pourtant, depuis que le monde a célébré le triomphe de l'establishment libéral-démocratique et que Francis Fukuyama a commencé à parler de la fin de l'histoire, certaines tendances totalitaires ont commencé à émerger très clairement au sein des États libéraux-démocratiques, ce qui peut nous amener à repenser les propositions de Schmitt et à les comprendre sous un jour nouveau. Je pense en particulier au phénomène multicouche du soi-disant politiquement correct qui imprègne toutes les réalités du discours politique, social et scientifique dans la civilisation occidentale actuelle. Dans l'article suivant, j'essaierai de démontrer comment ce politiquement correct, issu du régime libéral-démocratique développé, tend à détruire progressivement son essence (ndt: du moins l'essence qu'on lui attribue et/ou qu'il s'est auto-attribuée). En décrivant la nature de ce phénomène et ses formes dans les environnements nord-américain, européen et tchèque, j'essaierai de le placer dans le contexte du développement de la société moderne et de documenter la dérivation naturelle de son essence.

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L'essence du politiquement correct

Le politiquement correct, dans le sens courant du terme, désigne un ensemble d'éléments nécessaires pour qu'une certaine action ou expression d'opinion soit considérée comme pertinente ou ne soit pas sanctionnée socialement. En d'autres termes, le politiquement correct est une sorte de cadre externe de communication que l'auteur et le lecteur ou l'auditeur doivent accepter s'ils veulent se comprendre. À cet égard, elle joue donc un rôle similaire à celui de la langue elle-même. Toutefois, contrairement à cette dernière, le politiquement correct n'est pas exigé par les caractéristiques biologiques de l'homme, mais par certaines normes sociales imposées aux deux sujets - l'auteur et le lecteur - par la société extérieure.

En un sens, le politiquement correct peut donc être assimilé à la politesse, qui est également une forme externe universelle de communication entre des personnes d'horizons différents. Contrairement à la politesse, cependant, le politiquement correct a un impact beaucoup plus important sur le contenu du discours lui-même, et pas seulement sur sa forme. En outre, les sanctions pour violation du politiquement correct sont beaucoup plus sévères et durables que celles pour violation de la politesse. Car, comme le note Gerard Radnitzky, ne pas suivre le politiquement correct revient à briser un tabou. Le politiquement correct, comme nous le verrons, tend en fait à étendre la gamme des tabous éthiques de l'ordre libéral classique, tels que le meurtre, le vol, etc. D'autre part, elle supprime de force certains des tabous traditionnels existants (meurtre de l'enfant à naître, fornication, etc.). Cela change fondamentalement le système de valeurs éthiques de la civilisation occidentale.

Le politiquement correct repose sur la conviction que les idées d'un courant de valeurs politiques particulier, essentiellement et exclusivement de gauche, peuvent prétendre à une validité universelle. Les défenseurs de ces idées, par une manipulation habile, en utilisant au maximum les possibilités de l'État et de ses instruments dans la sphère culturelle (les médias publics), parviennent à subordonner à ces idées les normes du langage humain, du comportement humain, de l'action politique et, en définitive, de la pensée humaine. Les unités idéologiques que le politiquement correct universalise de cette manière concernent le plus souvent les questions des minorités nationales, ethniques, sexuelles ou religieuses et de l'égalité des sexes. En même temps, le politiquement correct est une arme efficace qui aide les minorités défavorisées pour diverses raisons (parfois, étonnamment, elles sont justifiées) à atteindre facilement leurs objectifs. Cependant, le but ultime et l'élément omniprésent du politiquement correct est l'élimination d'une identité culturelle ou civilisationnelle qui joue encore un rôle de premier plan dans un domaine particulier. Le politiquement correct étant un phénomène spécifiquement occidental, la réalisation de son objectif constitue une élimination concomitante de l'identité occidentale.

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Réglementer le langage : le premier domaine du politiquement correct

La modification des règles d'utilisation de la langue est l'un des symptômes les plus évidents du politiquement correct, partout dans le monde. Au lieu des termes traditionnels utilisés, le politiquement correct crée de nouvelles tournures de phrases ou des termes de substitution qui changent le sens de la chose nommée. Le terme existant est immédiatement tabou dès qu'il est remplacé. Un exemple classique est le développement des termes servant à désigner un membre du groupe ethnique noir aux États-Unis. Au lieu du terme "nègre", le politiquement correct a inventé dans le passé le terme "de couleur". Dès que la signification de ce terme est redevenue problématique, le politiquement correct l'a remplacé par "noir". Il n'a pas fallu longtemps pour que le terme soit à nouveau remplacé par "afro-américain". Un processus similaire peut être observé pour certains mots de la langue tchèque. Par exemple, le terme original "Gypsy" a été remplacé par "Roma", en dépit du fait que le terme "Roma" était auparavant utilisé pour se référer uniquement à un groupe spécifique de Gitans. C'est pourquoi les Allemands ont utilisé le double terme "Roma und Sinti" pour désigner un groupe plus important des tribus gitanes d'origine, mais pas toutes.

Lorsqu'il existe un risque de jugement négatif à l'égard des membres d'un groupe ethnique particulier, le politiquement correct refuse toute discussion sur l'ethnicité. Un exemple en est la couverture des crimes dans les programmes d'investigation de la télévision publique, dans lesquels le téléspectateur doit souvent déchiffrer littéralement l'origine ethnique de l'auteur sur la base de quelques références accessoires (peau brune, cheveux noirs, "mauvais Tchèque", etc.). Et ce, malgré le fait qu'une information directe sur cette affiliation faciliterait grandement la recherche. En bref, les règles du politiquement correct l'emportent sur l'objectif du message lui-même.

Les exigences linguistiques du politiquement correct visant à donner du pouvoir aux minorités discriminées sont souvent très absurdes. Aujourd'hui, par exemple, il est très dangereux de commander un café blanc à une serveuse noire aux États-Unis en utilisant le terme traditionnel "café blanc". Le terme a déjà été coulé et tabouisé en termes de politiquement correct. Il faut soit réfréner son envie de la boisson en question, soit faire preuve de beaucoup d'imagination pour trouver des formes descriptives.

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Une raison très courante des transformations politiquement correctes du langage est le discours de l'égalité des sexes, qui cherche délibérément à s'emparer du langage comme de l'arme la plus puissante de l'homme postmoderne. Peut-être que toutes les langues subissent aujourd'hui des changements qui correspondent au désir des femmes d'avoir une part de pouvoir. Il n'y aurait rien d'étrange à cela si ces changements n'étaient pas effectués sans tenir compte de la logique interne de ces langues et de leurs règles. En français, ce problème a été soulevé dans le débat sur les équivalents féminins d'expressions traditionnellement masculinisées : monsieur le ministre - madame la/le ministre.

En allemand, en revanche, la question du pluriel commun des noms existant à la fois sous forme masculine et féminine a été abordée. Par exemple, le terme "étudiants" (Studenten) était traditionnellement utilisé au pluriel pour les étudiants et les étudiantes. Plus tard, les idéologues du politiquement correct ont jugé que cela était discriminatoire à l'égard des femmes, et ce sens a été redéfini en tant qu'étudiants (Studenten) et étudiantes (Studentinnen). Ici, cependant, le problème est que les femmes ne sont pas prises en compte. Enfin, une toute nouvelle forme de pluriel "unisexe" a été créée pour la plupart des noms en ajoutant la terminaison féminine "Innen" avec une lettre initiale majuscule pour prouver son égalité avec les pluriels masculins. Ainsi, "Studenten" est devenu le mot absurde "StudentInnen", qui viole toutes les règles de la logique grammaticale allemande en incluant une majuscule au milieu du mot. Pour l'instant, la langue tchèque du politiquement correct en matière de genre se contente de l'usage courant des pluriels féminins et masculins, les femmes venant généralement en premier (étudiantes et étudiants, citoyennes et citoyens, etc.).

Cependant, le règlement linguistique s'étend également à des domaines où l'on ne s'y attend pas. L'exemple le plus évident de la prétention du politiquement correct à une validité universelle est son empiètement sur le domaine de la religion dans le domaine du langage. L'apparition d'éditions politiquement correctes de la Bible ou de livres de prière en est la preuve. Ainsi, en plus de Dieu le Père, "Dieu la Mère" apparaît également dans ces versions, et des changements similaires se produisent dans d'autres concepts fondamentaux du langage religieux. Même dans la sphère sacrée, le politiquement correct est l'arbitre suprême de la qualité du contenu et de la forme du message.

Régulation du comportement

Au stade suivant, le politiquement correct passe de la régulation du langage à la régulation du comportement des individus, mais aussi de groupes entiers, de la société et de l'État dans son ensemble. Comme nous l'avons déjà mentionné, le but du politiquement correct est la destruction de l'identité. L'une des façons d'atteindre cet objectif est de souligner la position non seulement égale mais souvent privilégiée de toute minorité dans un environnement culturel donné. Cette promotion prend de nombreuses formes, parmi lesquelles le principe de la discrimination positive, l'affirmative action, mérite une mention spéciale. Son essence repose sur le principe d'égaliser, mais aussi de favoriser et de privilégier tout ce qui est considéré comme étant en dehors de la norme ou de la normalité dans la tradition occidentale. La discrimination positive vise les minorités ethniques, les groupes religieux et les personnes non hétérosexuelles (n'oublions pas que, selon le langage du politiquement correct, il n'y a pas deux, mais cinq genres).

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Aux extrêmes, la discrimination positive peut prendre des formes très curieuses : par exemple, certaines universités américaines favorisent les membres de minorités ethniques (mais seulement certaines, comme les Afro-Américains ou les Amérindiens), mais avec la preuve d'une ascendance biologique-raciale jusqu'au quatrième degré. En d'autres termes, un demandeur d'aide sociale ou de traitement spécial doit documenter l'ascendance biologique de ses grands-parents et autres ancêtres, y compris le pourcentage de "sang minoritaire". La méthodologie de l'affirmative action est donc très proche des pratiques raciales du régime nazi, dont les fameux "Ahnenpässe" - mais à la différence que l'objectif est de favoriser les minorités ethniques.

Dans tous ces cas, il s'agit d'une démarche rationnelle de la part des minorités. Dans son livre The Holocaust Industry, l'auteur juif américain Norman Finkelstein utilise l'exemple de l'utilisation de l'Holocauste à des fins qui n'ont rien à voir avec la commémoration et l'héritage de cette horrible tragédie du 20ème siècle pour critiquer l'approche utilitaire de nombre de ses collègues qui ont fait de l'Holocauste un concept industrialisé. Ce qui mérite d'être analysé, c'est donc plutôt le comportement de la majorité, qui est non seulement capable de s'accommoder des efforts rationnels des minorités, mais qui anticipe elle-même ces efforts. Après tout, la simple mention de l'existence d'une culture majoritaire est politiquement incorrecte, comme l'a montré, par exemple, la discussion sur le terme "Leitkultur" qui a eu lieu en Allemagne il y a quelques années à propos de l'intégration des étrangers dans l'environnement allemand. En réponse aux tentatives des politiciens conservateurs de créer une législation qui rendrait obligatoire l'initiation des immigrants aux principes culturels de l'espace d'Europe centrale, la gauche a répondu par le jugement surprenant qu'il n'y a aucune culture qui a une position privilégiée dans l'environnement allemand, et qu'il ne peut y en avoir.

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Cela nous amène à la deuxième dimension de la réglementation politiquement correcte des comportements, qui ne vise pas à privilégier les minorités et les cultures minoritaires, mais à détruire la culture majoritaire. Bien sûr, toujours avec la conscience de la liquidation de l'identité comme ultima ratio. Cette lutte contre l'identité occidentale prend plusieurs formes. L'une d'entre elles est la tentative de supprimer ou de remettre en question les éléments distinctifs de la culture occidentale. Comme l'a écrit le théologien Henry van Til, "la culture est la religion incarnée". L'assaut du politiquement correct se concentre donc en premier lieu contre le christianisme. On peut trouver des exemples partout dans le monde de la civilisation occidentale. La première association qui vient à l'esprit est la destruction des symboles religieux : le retrait des croix dans les écoles bavaroises sur l'insistance des parents d'un seul élève d'une autre religion qui se sentait offensé par la présence de la croix dans les salles de classe, le retrait de la crèche dans les écoles du nord de l'Italie, ou encore le retrait des croix et des tablettes des dix commandements des palais de justice américains et d'autres espaces publics.

Cependant, si les efforts de neutralité religieuse dans la sphère publique sont plus anciens (en France, la laïcité est l'un des principes constitutionnels fondamentaux depuis le début du 20ème siècle), dans la sphère privée, cette ingérence a déjà lieu exclusivement sous la bannière du politiquement correct. Les Boy Scouts of America, par exemple, ont échappé de justesse à une modification de leur constitution, ordonnée par un tribunal, interdisant le recrutement d'homosexuels actifs comme chefs scouts. Ils ont payé leur victoire à la Cour suprême par le mépris d'un certain nombre d'organisations et d'institutions publiques activées par l'American Civil Liberties Union (ACLU) - la structure personnifiée du politiquement correct aux États-Unis. Par ailleurs, même les scouts n'ont pas résisté à la pression du politiquement correct, qui les a contraints à modifier la formulation du serment des nouveaux membres et à autoriser une version athée du serment scout.

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Toutefois, l'influence du christianisme est également limitée par des moyens beaucoup plus radicaux : par exemple, la possibilité de désacraliser librement les symboles chrétiens dans l'art ou la littérature, ou l'attitude a priori négative de la plupart des médias, en particulier les médias publics, à l'égard des dénominations chrétiennes. Cependant, quiconque voudrait désacraliser de la même manière toute religion autre que celle qui constitue l'identité occidentale se heurterait au mal. Nous trouvons donc un paradoxe intéressant : le politiquement correct, qui lui-même nie officiellement l'existence de sources spécifiques de l'identité occidentale (par exemple, ses racines chrétiennes), dans ses activités visant à éliminer ces sources, confirme effectivement ce rôle, tout en prouvant qu'il en est en fait très conscient.

Outre la religion, le politiquement correct s'attaque également à d'autres symboles de la culture occidentale. Cela est évident, par exemple, dans les efforts acharnés pour remettre en question puis démanteler la famille en tant que principale forme de vie légitimée dans la société occidentale. La promotion de formes de vie alternatives (favorisant les minorités) et, à l'inverse, la discrimination de la famille traditionnelle et du mariage en tant qu'élément institutionnel central (désavantageant la majorité) dans les actions de nombreux États en sont la preuve.

Régulation de la pensée

Si la régulation du langage et la régulation des comportements sont des symptômes très évidents, et faciles à décrire, de la présence du discours du politiquement correct, son caractère totalitaire ne devient apparent que dans la troisième étape de sa progression : la régulation de la pensée. Pourtant, c'est précisément l'atteinte d'un état d'autorégulation totale de la pensée, la définition de nouveaux critères moraux et la prise de conscience de ce qui est ou n'est pas acceptable et approprié qui constituent le but ultime du politiquement correct. À cet égard, le politiquement correct a eu plus de succès que les régimes totalitaires classiques, qui se concentraient le plus souvent uniquement sur la réglementation du langage et du comportement.

Le stade de l'autorégulation ne nécessite plus d'intervention extérieure et le politiquement correct n'a plus besoin de soutien institutionnel extérieur (par exemple dans les médias publics, les partis politiques et les ONG). L'étendue du niveau d'autorégulation atteint est révélée par des enquêtes d'opinion publique comportant des questions choisies de manière appropriée. Lorsque l'opinion publique a été sondée en Allemagne après la récente affaire dite Hohmann (1), la majorité des personnes interrogées (80 %) ont exprimé leur profond désaccord avec les opinions de cet homme politique conservateur. Peu après, l'opinion publique a été sondée sur les opinions de Hohmann sans le nommer explicitement, et un groupe tout aussi important (80 %) les a approuvées. Cette enquête a donc démontré que la population avait déjà accepté les attitudes politiquement correctes médiatisées envers le porteur spécifique du message (Hohmann), mais pas envers le message lui-même, qui n'était pas encore dans la sphère du tabou autorégulateur.

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Dans la régulation de la pensée, les médias jouent un rôle central, et presque entièrement les médias publics, qui sont coordonnés par la sphère politique et en même temps ne sont pas liés par la loi de l'offre et de la demande. Au lieu de fournir un divertissement, leur objectif est d'éduquer et de former le public, bien sûr dans l'esprit des élites intellectuelles qui les influencent. Les médias de service public sont également les propagateurs de mythes et de stéréotypes modernes qui, contrairement aux stéréotypes culturels classiques, revendiquent une vérité universelle et incontestable.

Un exemple de ce "stéréotype à l'envers" est la thèse de la discrimination salariale présumée à l'encontre des femmes, qui atteint en République tchèque le niveau d'un écart salarial de vingt-cinq pour cent. En réalité, cette différence au sein d'une même profession (et c'est seulement là qu'elle peut être constatée) ne dépasse pas 4 %, selon les statistiques officielles du ministère du travail et des affaires sociales. La différence d'un quart de point souvent citée n'est due qu'à la répartition différente de la main-d'œuvre féminine et masculine dans les différentes professions (féminisation de certains secteurs, comme l'éducation, et masculinisation d'autres, comme la métallurgie et l'extraction de minéraux et de charbon). Néanmoins, l'allégation susmentionnée de discrimination salariale monstrueuse à l'encontre des femmes se retrouve dans les documents officiels et les présentations médiatiques et fonctionne selon les principes d'un stéréotype bien ancré. Cependant, il n'est pas permis de le nier - c'est politiquement incorrect, avec tout ce que cela comporte comme classification.

Un exemple similaire est celui des stéréotypes de la soi-disant correction historique - un symptôme classique de la correction politique en Allemagne. Ses règles rendent impossible la recherche historique sur certaines questions du passé. Certaines vérités sont considérées comme immuables et les recherches à leur sujet ne sont pas autorisées (par exemple, le sujet de certains crimes commis par l'Armée rouge sur le front de l'Est pendant la conquête de l'Allemagne nazie a longtemps été tabou et sa recherche même était "historiquement incorrecte").

Lorsqu'une exposition sur les crimes de la Wehrmacht a été organisée en Allemagne il y a quelques années, son intention et le matériel présenté étaient incontestables en Allemagne, même si de nombreux experts étaient conscients des difficultés fondamentales du concept. En raison de l'objectif de l'exposition - montrer la criminalité de l'armée allemande (encore considérée dans les années 1950 et 1960 comme une organisation non criminelle à la suite des conclusions du tribunal de Nuremberg) -, rien ne pouvait être contesté qui puisse nuire à sa réalisation. Seul l'historien polonais Bogdan Musial a perturbé le concept de l'exposition en soulignant le fait (connu de nombreux experts, mais pas officiellement déclaré) que, dans de nombreux cas, les images représentant des crimes brutaux ne mettaient pas en scène des soldats allemands, mais des membres de l'Armée rouge et du NKVD. Il est intéressant de noter qu'aucun des centaines de milliers de visiteurs allemands, souvent d'anciens soldats, n'a fait remarquer la différence évidente entre les uniformes sur les photos (ces uniformes n'étaient clairement pas allemands). L'institutionnalisation de la prétention à la vérité dans le régime du politiquement correct rend impossible la négation d'un mensonge flagrant si une telle négation compromet les objectifs du politiquement correct.

Conclusion : Le politiquement correct comme élément du totalitarisme pluraliste

À ce stade, nous pouvons revenir à la question initiale : est-il possible de voir dans le politiquement correct un élément de tendances totalitaires au sein de l'État démocratique libéral moderne ?

Comme je l'ai dit dans l'introduction, pour les théoriciens classiques du totalitarisme, Arendt, Friedrich et Brzezinski, l'ordre démocratique est absolument opposé au totalitarisme. Bien entendu, la définition structurelle-fonctionnelle du totalitarisme ne nous permet pas de considérer le régime du politiquement correct comme totalitaire, puisqu'il ne remplit que deux des six éléments nécessaires au totalitarisme : l'élément idéologique et le monopole de l'information.

Une perspective quelque peu différente est toutefois fournie par la conception du totalitarisme telle qu'elle a été exposée par les représentants de l'école de sociologie de Leipzig, qui voyaient dans le totalitarisme un produit logique de la société industrielle moderne. Selon Arnold Gehlen et Hans Freyer, l'ordre social industriel contient des éléments totalitaires immanents. Hans Freyer parle dans ce contexte de systèmes dits "secondaires". Alors que l'ordre social traditionnel des temps pré-modernes est construit "auf gewachsenem Grunde" (métaphore de la continuité avec la nature : "sur une base de développement organique"), la société moderne est basée sur des "systèmes secondaires". Freyer les considère comme des "types idéaux" qui permettent d'isoler et d'analyser certains des éléments individuels de l'ordre social moderne : avant tout, les systèmes de production, de consommation et d'administration.

La production est fondée sur la tentative d'organiser et de distribuer le travail, de rationaliser tous les facteurs de production et de transformer le travailleur en une machine à travailler. La consommation est basée sur le principe de tout offrir à tout le monde, selon le slogan: "le niveau de vie est le dieu de l'époque et la production est son prophète". Enfin, le système d'administration apporte un nouveau type d'autorité - l'administration bureaucratique remplaçant les autorités naturelles de l'ère pré-moderne. Les systèmes secondaires créent un nouveau type d'homme, sans valeurs traditionnelles et sans base naturelle. Le totalitarisme trouve un terrain fertile à ce stade, selon Freyer, car il fournit des réponses faciles aux complexités de l'ordre social actuel et trouve un coupable spécifique pour les maux de notre temps : le juif, le capitaliste, le koulak. Le système administratif moderne accroît la menace du totalitarisme et facilite l'application de mécanismes totalitaires dans toutes les sphères de la vie humaine.

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Freyer voit deux formes résultantes de l'État moderne : l'État totalitaire classique à l'Est, l'État providence à l'Ouest. Mais si Freyer considère que l'État-providence occidental est bénéfique dans le cadre des possibilités offertes par la modernité, Gehlen et Schelsky s'appuient sur ce concept en considérant que l'État-providence est également secrètement totalitaire. En effet, à la différence de l'État antérieur, l'État providence a pour objectif de fournir à l'homme la couverture de tous ses besoins sociaux et culturels, mais en même temps de contrôler ces besoins et les domaines correspondants. Cette idée est notamment développée par Roland Huntford, qui, sur la base d'une analyse du modèle suédois, conclut que le système de protection sociale constitue la base d'un nouveau totalitarisme conduisant à la croissance de la planification, de la bureaucratie et du conformisme des médias de masse.

Si le politiquement correct est analysé dans le contexte de cette théorie sociologique du totalitarisme de Leipzig, son essence apparaît sous un jour nouveau. Le politiquement correct est ici un produit spécifiquement occidental, issu des valeurs libérales classiques, mais qui les détruit en même temps. Le libéralisme classique, appliqué à la sphère des valeurs, a conduit à la relativisation de valeurs jusqu'alors considérées comme indiscutables et universelles. Le politiquement correct consiste dans le fait que cette relativisation revendique un caractère universel et s'absolutise (selon les termes du pape Benoît XVI, quand il été encore appelé cardinal Ratzinger).

C'est, après tout, le paradoxe bien connu de la philosophie post-structuraliste, qui élève sa thèse de la non-existence de la vérité au rang de révélation incontestable. Ce faisant, il se détourne du libéralisme classique et détruit même les libertés traditionnelles dont il dépend (liberté d'expression, liberté de pensée, liberté de religion). Dans le même temps, cependant, nous observons une ligne de développement cohérente depuis les Lumières et le libéralisme classique jusqu'au totalitarisme relativiste. Dans ce contexte, nombreux sont ceux qui se souviennent du célèbre dilemme de Böckenförde, selon lequel l'État laïque moderne est construit sur des principes qu'il ne peut garantir lui-même. En effet, ce dilemme peut être appliqué sans faille à la société moderne post-Lumières elle-même.

L'hypothèse selon laquelle le totalitarisme relativiste est peut-être plus modéré que le totalitarisme classique du passé est, bien sûr, erronée. Les principes des deux systèmes sont identiques. Le politiquement correct remet en question toutes les vérités, sauf celle qui prétend qu'il n'y a pas de vérité. Cette vérité, cependant, est universellement valable et sa négation est inacceptable. C'est également la base de l'application concrète des règles du politiquement correct à la vie de l'individu et de la société. Toutes les sources traditionnelles de la vérité et ses supports institutionnels doivent être détruits.

C'est la justification du fait que j'ai affirmé au début de cette étude sur la base d'une analyse empirique : le principal ennemi du politiquement correct est l'identité, en tant qu'élément institutionnalisant de la vérité. Sans identité, il n'y a pas de vérité. Et comme le politiquement correct est un phénomène occidental, l'ennemi est avant tout l'identité de l'Occident, c'est-à-dire la culture occidentale elle-même. Cet ennemi est certes désincarné, mais dans sa fonction de coupable systémique et d'ennemi universel, il remplit pour le politiquement correct la même fonction que le juif pour le nazisme ou le capitaliste pour le communisme. Par conséquent, il remplit pleinement les conditions de la conception du totalitarisme de Freyer.

La seule différence réside dans le fait que le politiquement correct est un élément qui découle de la tradition du système libéral-démocratique post-Lumières. Devenu la seule forme de gouvernement universellement légitime dans le monde après la fin de la guerre froide, et ayant ainsi perdu la raison de définir ses origines civilisationnelles contre un Orient dominé par le totalitarisme, ce système s'est en même temps livré au règne du politiquement correct, qui détruit les fondements sur lesquels repose le système libéral-démocratique, bien plus efficacement que n'importe quelle force armée extérieure.

Notes :

(1) L'acteur de cette affaire, un membre du Bundestag pour la région de Fulda, en Allemagne, a contesté il y a plusieurs années la thèse selon laquelle le peuple allemand est collectivement responsable de l'Holocauste et que cette culpabilité fait partie de l'identité allemande. Hohmann a étayé son affirmation en disant que défendre un tel point de vue revient à essayer de rendre les Juifs responsables de la révolution russe simplement parce que la plupart de ses dirigeants étaient juifs. Selon Hohmann, les deux approches sont tout aussi absurdes l'une que l'autre. Sur la base de ces déclarations, Hohmann a été exclu de la CDU et du Bundestag.

Conférence de Vojtěch Belling, PhD, au séminaire de l'Institut civique "Le monde 4 ans après le 11 septembre", 14 octobre 2005. Adapté du magazine Distance n° 3/2005.