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vendredi, 13 juillet 2007

Communautarisme américain

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Le retour de la «communauté» dans la pensée politique américaine

par Robert STEUCKERS

(intervention lors du séminaire de l'association «Synergies européennes» à Roquefavour en Provence en janvier 1995, à l'Université d'été de la FACE  en Provence en juillet 1995 et à la tribune du «Cercle Hermès» de Metz en Lorraine en février 1996)

analyse:

- Walter REESE-SCHÄFER, Was ist Kommunitarismus?, Campus, Frankfurt am Main, 1994, 191 p., DM 26, ISBN 3-593-35056-4.

- Martha NUSSBAUM, Gian Enrico RUSCONI, Maurizio VIROLI, Piccole Patrie, Grande Mondo, Reset/Donzelli editore, Milano, 1995, 64 p., Lire 8000, ISBN 88-7989-147-2.

- Charles TAYLOR, «Wieviel Gemeinschaft braucht die Demokratie?», Jerzy SZACKI, «Aus einem fernen Land. Kommentar zu Taylor», Otto KALLSCHEUER, «Individuum, Gemeinschaft und die Seele Ame­ri­kas», Bert van den BRINK, «Gerechtigkeit und Solidarität. Die Liberalismus/Kommunautarismus-De­batte», Susan M. OKIN, «Für einen humanistischen Liberalismus», in Transit/Europäische Revue, Nr. 5, Verlag Neue Kritik, Frankfurt am Main/Institut für die Wissenschaften vom Menschen (Spittelauer Lände 3, A-1090 Wien), Winter 1992/93, 190 p., DM 20, ISSN 0938-2062, ISBN 3-8015-0267-8.

Notre projet, tant dans le cadre de cette initiative paneuropéenne qu'est «Synergies européennes» que dans celui de l'UFEC, embryon de parti politique que nous activerons quand les temps viendront, est un projet “euro-communautaire” dans le sens où il ne voit pas d'autre avenir pour l'Europe que dans une prise en compte et une organisation des communautés vivantes qui structurent effectivement, sur un mode complexe et varié, la vie des peuples sur notre continent et non pas dans la création d'un gigantesque moloch technocratique ou dans la répétition stérile des formes politico-administratives sclérosées, propres à l'Etat-Nation du XIXième siècle.

Pourquoi avoir choisi ce terme de «communauté», alors même que le sens de ce vocable de la science politique et/ou de la sociologie peut varier considérablement d'une langue à l'autre et d'un contexte politique à l'autre? «Communauté» peut dési­gner effectivement un groupe d'hommes de même origine, vivant sur un même territoire ou pratiquant des activités écono­miques en interaction constante. Mais «Communauté» peut désigner aussi la partie d'un Etat bénéficiant d'un degré d'autonomie plus ou moins grand, dont les ressortissants parlent tous une même langue, souvent minoritaire ou minorisée, partagent une culture identique ou une confession déterminée; c'est notamment cette notion-là de «Communauté» qu'utilise le droit constitutionnel espagnol actuel, quand il a instauré son «Etat asymétrique de communautés autonomes», où les commu­nautés sont les entités basques ou catalanes, etc.; de même, le terme «communauté» désign(ai)ent aussi les instances euro­péennes mises en place à Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg, au début du processus d'unification européenne.

 

Nous avons choisi ce terme parce qu'il recèle d'emblée une connotation sympathique, demeurant malgré tout contestatrice du désordre établi, tant à gauche, où il évoque la solidarité dans le combat social, qu'à droite, où l'on garde la nostalgie des “holismes” traditionnels qui ont précédé la blessure moderne et industrielle. Qui dit «communauté», qui fait de la «communauté» l'unité de base de sa pensée politique, parie de fait pour les hommes réels, les hommes de chair et de sang, de labeur et de créativité, contre les visions abstraites de l'homme, où celui-ci n'est plus qu'une unité dissocié d'un tout préa­lable, jugé obsolète et combattu comme anachronisme, ou un rouage d'une mécanique débarrassée de toutes valeurs et de toute mémoire. Le message des “communautariens” est universel en tant qu'il implique la défense de toutes les communautés d'hommes réels dans le monde, et qu'il implique ou devrait impliquer la volonté de généraliser ce principe à l'échelle du conti­nent européen et, par extension, du monde tout entier.

 

Pour bien cerner la signification du terme sociologique de «communauté», il convient au préalable de faire référence à des no­tions scientifiques bien précises, établies par quelques grandes figures de la sociologie moderne, voire de la philosophie:

1. Ferdinand TÖNNIES.

2. François PERROUX.

Tous deux nous ont livré la définition la plus scientifique et la plus précise du terme «communauté» dans le contexte européen. Malheureusement l'exploration et l'exploitation de leurs écrits s'avèrent de plus en plus problématiques et de moins en moins médiatisables, surtout dans l'espace linguistique francophone où le recul de la culture et l'effondrement de l'enseignement ne permettent plus d'aborder des corpus scientifiques complexes. Raison pour laquelle, dans le contexte actuel, il nous paraît ur­gent de faire systématiquement référence aux «communautariens» américains qui ont abordé les questions «communautaires» dans un langage plus plastique et plus accessible, surtout dans un pays comme les Etats-Unis où il n'y a plus, depuis longtemps, de corpus classique dans les établissements d'enseignement et où la philologie classique n'a même plus l'importance qu'elle a vaguement conservée dans nos “humanités”. La médiatisation outrancière a obligé les intellectuels américains à une sorte de concision didactique, que nous sommes, nous aussi, obligés d'utiliser désormais.

3. Le nouveau débat inauguré par les COMMUNAUTARIENS américains, où bon nombre d'aspects de la notion de «communauté» sont abordés sous des angles chaque fois différents.

4. Un parallèle devrait être tracé, nous semble-t-il, entre la définition sociologique de la «communauté» (chez Tönnies et Perroux) et la définition religieuse qu'en donnaient Hauer (Das Gemeinde) et Buber (la dialogique du «Je » et du «Tu»).

Ferdinand Tönnies (1855-1936)

En 1887, paraît l'ouvrage scientifique majeur de Ferdinand Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft, où il définit deux concepts fondamentaux de la sociologie moderne et les place en opposition:

 

a) La «communauté» (Gemeinschaft), regroupant des personnes de même origine, ayant entre elles des liens de sang ou des liens familiaux, partageant des sentiments communs et un destin commun, faisant appel à la mémoire. La «communauté» est en quelque sorte un élargissement du contexte familial et villageois traditionnel. Tönnies était en effet issu d'une commu­nauté de paysans et de pêcheurs de la côte occidentale du Slesvig-Holstein qui n'a jamais connu le servage et a maintenu in­tacts les ressorts de la vieille communauté traditionnelle germanique. L'aliénation moderne et capitaliste n'avaient guère eu prise sur ces sociétés, elles recelaient en elles les ingrédients d'une résistance efficace aux processus d'aliénation, qui méri­taient d'être maintenus et entretenus. La liberté collective implicite qu'elles incarnaient étaient un leg positif du passé, exem­plaire pour tous ceux qui, au contraire, avaient été jetés dans les affres d'une forme moderne d'aliénation. Par ailleurs, l'excès de communauté conduit à la répétition du même, en dépit des mutations du contexte environnant, et à la stagnation.

 

b) La «société» (Gesellschaft) dont le mode de fonctionnement est mécanique et purement utilitaire. Les excès de société conduisent à l'anomie, au désordre social et à la domination de tous les héritages par des flux incontrôlables, urbains et loin­tains. Dans cette optique, l'hypertrophie de l'existence urbaine et commerçante détruit toutes les solidarités profondes et finit par ruiner la notion même de peuple.

 

Toute l'ambiguïté du socialisme organisé en parti se repère dans cette dichotomie mise en exergue par Tönnies: en effet, le socialisme veut la solidarité, qui est intacte dans la Gemeinschaft, mais il sacrifie au mythe moderniste qui détruit les vec­teurs spontanés et irrationnels de cette solidarité, implicite dans la normalité communautaire.

 

Qu'est devenue la sociologie de Tönnies?

 

1. Elle a plu aux réactionnaires de droite, qui voulaient restaurer les holismes de l'ancien régime. Elle a plu aux pastoralistes de gauche, aux gauches utopiques, parce qu'elle semblait se démarquer des rigueurs et des horreurs de l'industrialisation (travail des enfants dans les mines, exploitation des femmes, absence d'hygiène de vie, etc.). Enfin, elle a plu aux mouve­ments de jeunes de droite comme de gauche, notamment le Wandervogel allemand et ses avatars ultérieurs, ainsi qu'à tous ceux qui oscillaient, indécis, entre la droite et la gauche.

 

2. Elle a déplu aux nationaux-socialistes, dont la propre notion de «communauté» différait considérablement de celle définie par Tönnies, dans le sens où elle désignait un ensemble beaucoup plus large, englobant tout le peuple allemand (voire tous les peuples germaniques), pourtant composé d'une multitude de communautés réelles, circonscrites dans des champs spatio-temporels ou socio-professionnels bien délimités. Cette hypertrophie de la «communauté» dans le contexte national-socialiste démontre le caractère non holiste de la définition nationale-socialiste de la «Volks-gemeinschaft»,  de même, elle révèle le projet fondamentalement moderniste dont cette pratique politique était porteuse, à la notable exception des associations pay­sannes, du moins jusqu'en 1942. L'utilisation d'une notion différente de la «communauté», le modernisme implicite du projet national-socialiste, et, face à cela, l'exception paysanne, font toute l'ambiguïté de ce régime en matière de praxis sociologique. Peu après la prise du pouvoir par Hitler, Tönnies, qui entend rester fidèle à son engagement social-démocrate, est privé de sa pension. Il meurt en 1936.

 

3. Elle a déplu aux marxistes, surtout aux intellectuels. Georges Lukacs condamne la sociologie de Tönnies comme “irrationnelle” et lui reproche d'avoir soutenu le “réformisme” au sein de la sociale-démocratie allemande, notamment le mouvement des “Genossenschaften” (des coopératives et des syndicats autonomes), car, affirme le théoricien hongrois du marxisme contemporain, ces “Genossenschaften” sont vectrices d'une re-communautarisation (re-holicisation) à l'intérieur même de la société capitaliste, alors qu'il faudrait une rupture totale et définitive, tant avec le capitalisme qu'avec les résidus de “féodalité” (ce dernier concept étant bien entendu flou et extensible). En fait, Lukacs reproche à Tönnies d'étendre les con­cepts jusqu'à les rendre “anti-historiques”, c'est-à-dire “romantiques” et “anti-scientifiques”. Lukacs prend là le relais de Marx et d'Engels quand ils condamnent les socialismes utopiques et quand ils s'opposent à Dühring qui avait cultivé, au sein du so­cialisme allemand, quand celui-ci n'était pas encore entièrement sous la coupe des marxistes, des notions vitalistes et non plus mécanicistes.

 

Que faut-il penser, ici, de ce concept d'“anti-historicisme” avancé comme une machine de guerre contre la sociologie de Tönnies, le mouvement des Genossenschaften  et les syndicats autonomes (parfois héritiers de vieux réflexes corporatifs)? Que la vision marxiste demeure prisonnière de préjugés modernistes et bourgeois, dans le sens où la bourgeoisie entendait se libérer de toutes les formes de carcans institutionnels traditionnels, pour laisser place au libre jeu incessant et dissolvant de l'économie, c'est-à-dire de son économie de classe. L'histoire pour les modernistes, les libéraux et les marxistes, ce n'est pas de construire, de défaire et de recomposer des institutions au profit du Bien commun ou d'ériger des garde-fou institution­nels contre la fluidité absolue de l'argent-roi, mais de participer à tous les processus de dissolution, y compris, en un certain sens, ceux du capitalisme, pour que plus aucune barrière ne puisse se dresser contre le “fluidisme” planétaire de celui-ci, surtout dans sa variante spéculatrice, comme nous le constatons depuis deux décennies. Le “progrès”, ainsi défini, est essen­tiellement négatif.

 

Sur le plan purement politique, la «communauté», tant qu'elle reste intacte, reste en-deça, en marge du capitalisme réel qui, lui, va accoucher, par dialectique, du socialisme définitif, contre lequel plus aucune institution ne pourra se dresser, vu qu'elles auront toutes été dissoutes.

 

4. La sociologie de Tönnies revient au grand galop aujourd'hui dans la sociologie universitaire américaine, qui tire les leçons de l'effondrement social aux Etats-Unis et de l'anomie qui frappe cette société, dans des proportions inégalées dans l'histoire. L'analyse sociale au départ de la dichotomie Communauté/Société est revenue en Amérique quand des sociologues se sont repenchés sur les différences sociologiques entre villes et campagnes. Depuis, le regain d'intérêt pour la «communauté» n'a cessé de s'amplifier et d'aborder la question sous tous les angles.

 

Mais une compréhension globale du nouveau «communautarisme» américain ne pourrait être optimale, à nos yeux, que si on replace la problématique toute entière dans le contexte de l'œuvre de Tönnies.

 

1. Tout comme Tönnies (et Carl Schmitt), les communautariens américains amorcent leurs réflexions au départ d'une récep­tion de l'œuvre de Hobbes et de sa théorie du contrat. Le contrat met un terme à l'“état de nature”, dit Hobbes, qui est un état de guerre de tous contre tous, où «l'homme est un loup pour l'homme», mais amorce par ailleurs —et quasi simultanément—  une rationalisation outrancière des relations et des comportements sociaux et, en parfaite concomitance, une neutralisation de toutes les valeurs cimentantes de la société. Hobbes reste celui qui a le mieux pensé la toile de fond tragique qui se profile derrière toutes les quiétudes politiques à l'œuvre dans l'histoire et qui a élaboré théoriquement les mécanismes (quasi eucli­diens) les plus efficaces pour contenir cette tragédie fondamentale hors de tout commonwealth humain; mais en dépit de ce mérite de Hobbes, il n'empêche que le contrat,  —surtout tel qu'il sera repris et transformé par Locke et, à sa suite, les con­tractualistes anglo-saxons—,  par la rationalisation pratique et la neutralisation axiologique qu'il implique, fait revenir, à l'avant-plan et au bout de processus plus ou moins longs, le tragique refoulé hors de la cité par le Léviathan, artifice voulu par le souverain et perçu au départ comme éminemment positif. A long terme, le contrat n'empêche pas —et même favorise—  la généralisation de l'anomie qui, elle, restaure les horreurs de la guerre civile, non plus entre factions politiques bien profilées, mais entre individus ou bandes d'individus sans projets de société cohérents, mus par leur seul désir d'acquérir illégitime­ment les biens d'autrui ou d'obtenir frauduleusement des avantages personnels.

 

2. Dans la formulation de sa théorie, Tönnies dit être fortement redevable au politologue, sociologue et “organologue” Albert Schäffle, notamment à son livre Bau und Leben des sozialen Körpers. Schäffle raisonne en termes organiques et biologiques, ne transforme pas le fonctionnement de l'économie et de la société en un jeu de purs mécanismes. Tönnies reconnaît sa dette envers les conceptions juridiques de von Ihering et à la politologie romantique et conservatrice d'Adam Müller (Die Elemente der Staatskunst), au marxisme et à l'école historique des économistes allemands (Rodbertus et Adolf Wagner). Ensuite, dans la genèse de son œuvre, il revendique l'héritage des théories de Bachofen et de Morgan sur le matriarcat, puis des hypothèses de Hearn (The Aryan Houshold), de Fustel de Coulanges (La Cité antique) et du juriste allemand Leist sur les socialités pri­mitives. La communauté, résume Tönnies, s'exprime par la famille, la vie villageoise morale et la vie urbaine religieuse. La société s'exprime par l'existence que mènent les hommes dans les mégapoles, existence fondée sur les conventions. Ensuite, par une vie nationale entièrement déterminée par la politique politicienne, puis, par une vie cosmopolite marquée par l'opinion publique, chapeautée par la “République des Intellectuels”.

 

La Communauté selon François Perroux

 

En 1942, François Perroux sort un opuscule définitionnel particulièrement bien charpenté, intitulé La communauté. Il précise la notion et complète de la sorte Tönnies. Perroux distingue:

 

1) La communauté amorphe, qui est une communauté résiduaire, survivant dans un monde entièrement dominé par le mo­dèle sociétaire. Le risque de voir disparaître tout dynamisme dans ces communautés résiduaires n'avait pas été très bien perçu par Tönnies et ses vulgarisateurs.

2) La communauté structurée selon les legs de l'histoire présente des hiérarchies efficaces. Cette communauté est efficace si elle est simultanément organisée, si un appareil organisé lui confère des règles, des règles juridiques qui reflétent dans une formulation abstraite l'essence communautaire de ces structures.

 

Le problème, déjà perçu par Simmel, survient quand il y a divorce entre structure et organisation. François Perroux écrit (p. 69): «Le divorce entre l'organisation et les structures des communautés se déclare, ..., quand le législateur part d'un sys­tème idéologique, d'un ensemble d'idées préconçues pour énoncer les règles sociales, établir les découpages territoriaux et professionnels, construire les appareils de commandement et d'administration. Il n'épouse pas alors avec délicatesse et sou­plesse les contours du réel. Il prétend plier le réel à un moule idéologique et abstrait». En résumé, la société prend le pas sur la communauté et sur les structures communautaires quand l'organisation se détache de l'héritage communautaire. François Perroux démontre qu'il y a deux façons de s'en détacher: a) on passe à une organisation proprement sociétaire qui impose la contrainte (l'imperium), le commandement par l'injonction ou par la loi; b) on passe à une organisation associationniste, centrée sur le contrat entre des libres volontés qui s'entre-limitent et procèdent à des jeux détachés des flux réels et charnels de l'existence.

 

La revendication communautaire s'oppose à ces deux modèles, coercitif et cattalexique, en se fondant sur un consensus. Perroux explique (p. 70): «Une organisation est communautaire pleinement, une organisation exprime et valorise une com­munauté lorsqu'elle fait appel aux ressorts psychiques de cette communauté et en épouse autant qu'il est possible les struc­tures spontanées. Il faut donc qu'elle ne contrarie pas, mais bien plutôt qu'elle favorise la fusion des activités et des cons­ciences (...). Il faut aussi qu'elle ne mette pas en péril, soit en l'anéantissant, soit en la bureaucratisant, la hiérarchie des fonc­tions et des situations complémentaires de la communauté». Pourquoi Perroux valorise-t-il l'organisation communautaire? Parce que l'homme, dit-il, est homme s'il a un rôle historique, s'il est une personne, c'est-à-dire un acteur sur la scène de l'histoire [de sa Cité]. Cela implique: a) qu'il soit une partie consciente et active dans un ensemble; b) qu'il soit une force qui s'exerce durablement dans un sens déterminé au cours d'un drame (qui est l'histoire de sa communauté ou de son peuple). La personne humaine, dans la perspective communautaire selon Perroux, se définit dans le drame humain (dans l'histoire). L'individu qui ne suit que sa fantaisie, qui cède aux pressions de l'instinct ou aux calculs de l'égoïsme ne joue pas un rôle: il reste en marge du drame permanent qu'est sa communauté.

 

Deux conceptions du rôle historique de l'homme communautaire existent:

 

1. L'homme communautaire-historique adhère à des valeurs et veut les incarner dans l'histoire. Soit il réussit et modèle alors les communautés selon les canons des valeurs qu'il a choisies. Dans l'absolu, ces valeurs, avant d'être incarnées, sont en marge des communautés réelles. Mais les valeurs sont éternelles et si elles ne sont pas incarnées par l'élite de telle commu­nauté, elles seront incarnées demain par celle d'une autre communauté. Pour Perroux, qui révèle là son héritage catholique, adhérer à des valeurs, ce n'est pas se soustraire au drame de l'histoire, mais au contraire se mouler dans ce drame et donner aux valeurs un ancrage spécifique, non interchangeable.

 

2. L'homme communautaire-historique choisit de jouer un rôle dans la pure immanence, soit dans la lutte des classes (communisme), soit dans la lutte des races (national-socialisme). Le risque, quand on s'enferme dans de telles luttes, c'est d'éteindre ou d'œuvrer à éteindre les dynamiques et les échanges qui demeurent même dans l'antagonisme; on se ferme à tout dialogue sur base de valeurs communes, existant de part et d'autre de la ligne de front, éventuellement sous d'autres mo­dalités.

 

Le débat américain actuel sur le communautarisme

 

Le débat actuel aux Etats-Unis ramène sous les feux de la rampe la notion de communauté, refoulée depuis quelques décen­nies hors du champ de la sociologie universitaire.

 

Si le débat est actuel, la maturation de définitions nouvelles de la communauté, les approches conceptuelles innovantes en cette matière, sont à l'œuvre ou se forgent depuis assez longtemps: Michael Sandel a développé une critique de l'égoïté dé­liée, Charles Taylor une critique de l'individu atomisé, Alasdair MacIntyre a conceptualisé un système complexe faisant appel à l'esthétique, Robert Bellah revendique une logique du cœur, Ben Barber réhabilite la notion de commune, Martha Nussbaum a construit un “aristotélisme social-démocrate” et Michael Walzer a œuvré à revaloriser les “sphères de justice” subsistant dans nos sociétés.

 

Pourquoi ce renouveau?

 

1. Parce qu'il est devenu urgent de développer une critique générale devant les dégâts sociaux causés par l'atomisation ou­trancière de la société américaine actuelle: les hommes y ont perdu tous référents.

 

2. Cette perte de tous référents fait qu'il est impossible de maintenir une démocratie viable sans vertus civiques.

 

3. S'il n'y a plus de vertus civiques, si celles-ci ne peuvent plus s'exprimer, il n'y a plus de liens, donc plus de valeurs, dans la société. Liens et valeurs, constatent les communautariens, ne peuvent pas être générés par des codes moraux abstraits qui demeurent largement incompris et inaccessibles au commun des mortels. Restaurer les vertus civiques implique donc de refaire appel au vécu, aux valeurs réellement vécues, aux comportements traditionnels. Le philosophe ou le sociologue qui entend défendre sa Cité et/ou sa famille ne peut dès lors plus partir d'“idées générales” mais seulement de “cas concrets”.

 

Cet abandon nécessaire des idées générales postule une réorientation complète du débat et implique un dépassement de la di­chotomie gauche/droite. En effet, dans leur souci de restaurer des valeurs civiques dans la société américaine, les commu­nautariens ont été obligés de sortir des sentiers battus d'une sociologie qui n'avait exploré que des filons de gauche. La né­cessité d'innover les oblige a procéder à une fertilisation croisée (cross-fertilization)  des discours de la droite et de la gauche, dans le sens où celles-ci s'opposent toutes deux au libéralisme, idéologie dissolvante des liens unissant les hommes. Une nouvelle opposition se dessine à l'horizon: la gauche axiologique et la droite axiologique (Wertkonservativismus)  s'opposent désormais de concert au libéralisme, idéologie dominante dans les sociétés occidentales qui a généré une permissivité incon­trôlable.

 

La critique de Michael Sandel

 

Michael Sandel a commencé sa quête en voulant “remoraliser” la société sur base d'un ouvrage fondamental, qui fit beaucoup de bruit aux Etats-Unis il y a dix-sept ans, en 1979, A Theory of Justice de John Rawls. Cet ouvrage dès sa parution a connu un grand succès, hélas vite éclipsé. Il n'est revenu à l'avant-plan qu'après la parenthèse reaganienne et néo-libérale. Rawls, puis Sandel, sont partis d'une réévaluation de l'œuvre de Hobbes. La convivialité, le consensus ne sont plus menacés au­jourd'hui par l'Etat de Nature mais par des conflits d'intérêts, qui ont pour objet la redistribution. Ces conflits permanents rui­nent en bout de course les ressorts coopératifs de la société. Pour remettre en état ces ressorts coopératifs, il faut créer des normes pour aboutir à une justice fondée sur la fairness. Mais qui dit “normes”, dit retour à la philosophie normative, reje­tée dans les pays anglo-saxons à la suite de l'empirisme logique et de “la philosophie du langage quotidien” d'Oxford. Dans cette optique, les jugements de valeur n'exprimeraient aucune réalité. Les valeurs sont donc évacuées. Elles découleraient d'anomalies et d'ambiguïtés de langage et, de ce fait, toute philosophie s'occupant de normes ou de valeurs serait considérée comme vide de sens. Rawls dénonce cette variante du libéralisme idéologique, plus en vogue chez les conservateurs que dans la gauche anglaise et américaine. Sa dénonciation a provoqué deux réactions:

 

1. Première réaction: la défense et l'illustration de normes rationnelles universellement valables, lesquelles seraient les va­leurs intangibles et indépassables du libéralisme, idéologie dominante. Telle sera l'option de Nozick (Anarchy, State, Utopia, 1974) et de Buchanan. Nozick s'inscrit dans la tradition de Locke: il existe, affirme-t-il, des droits naturels donnés une fois pour toutes; seuls les Etats en conformité avec ces droits naturels sont légitimes. Ces Etats sont des agences protectrices de ces droits fondamentaux définis une fois pour toutes. Tel est le nouveau rôle dévolu à l'Etat minimal des libéraux. Toujours dans cette optique nozickienne, les modèles particuliers de redistribution sont illégitimes et doivent être combattus. La critique des communautairens à l'égard de cette réaction “fondamentaliste” occidentale s'articule autour de trois questions: a) Où est la justification ultime de ces droits fondamentaux? b) L'affirmation de l'illégitimité des modèles particuliers de redistribution ne conduit-elle pas à la destruction de toute sphère publique? c) La destruction de toute sphère publique ne conduit-elle pas à l'absoluisation du marché et à la mort du politique? Les communautariens, à la suite de Sandel, s'opposent ainsi à tout cons­tructivisme méthodologique (ce qui pourrait être considéré comme une interprétation non libérale et non individualiste de Hayek) et s'opposent aussi à toute anthropologie qui manipule des modèles détachés de l'histoire ou de toute autre concrétude sociale.

 

MacIntyre et Taylor partagent cette critique de Sandel. Qui a imméditament eu des retombées militantes: elle a aidé les éco­logistes à formuler une éthique écologique; elle a permit de conceptualiser l'idée d'un contrat entre les générations; elle a con­solidé le mouvement de “désobéissance civile”. Examinons cette critique de plus près. Sandel demande: où se trouve le fon­dement concret de cette option communautarienne pour la justice (Rawls) et la fairness? Il répond: dans la communauté des hommes et non pas dans un discours comme chez Nozick et Buchanan. Car ceux-ci procèdent à une réduction de la philoso­phie politique à un simple énoncé de normes et à une simple justification de ces normes énoncées. Et si l'on pose la question de Carl Schmitt aux partisans d'une philosophie politique similaire à celle de Nozick, quis judicabit?  Qui juge? Ou, plus exactement: qui énonce les normes? Il n'est pas difficile de répondre à cette question dans le contexte actuel: les media. Mais ceux-ci n'ont aucune légitimité démocratique. Comme l'énoncé des normes sociales et politiques est laissé à quelques “prêtres” médiatiques et médiatisés, et non plus à la communauté des hommes réels de chair et de sang, imbriqués dans les flux réels de la vie et de l'économie, nous assistons à un appauvrissement graduel et à une hyper-moralisation de la pensée politique. Le risque est alors celui du solipsisme permanent, du détachement par rapport au drame concret.

 

La critique de Charles Taylor

 

La critique de Taylor est également, au départ, une critique des positions de Nozick, en qui il voit la quintessence de l'atomisme social. Taylor avance deux arguments majeurs: 1. Premier argument: aucune tradition philosophique classique ne pose l'homme comme un individu isolé. Pour Aristote, l'homme est par nature un zoon politikon, qui ne jouit pas d'une pleine indépendance, qui n'est pas totalement détaché des autres hommes et n'est jamais auto-suffisant. Taylor réclame là le retour à un filon fécond, celui qui part d'Aristote, passe par Thomas d'Aquin pour aboutir au Romantique Adam Müller et à Othmar Spann. Dénominateur commun de ce filon, mis en exergue par Spann en son temps: aucune sociologie n'est possible avec la méthodologie individualiste; l'universalisme (selon Spann et non pas selon les tenants de l'individualisme et du libéralismes absolus qui sévissent à Paris depuis une quinzaine d'années) insère l'individu dans un ordre supérieur, qui est l'ordre naturel.

2. Deuxième argument: l'individualisme absolu conduit au paradoxe; l'individu peut effectivement dire: “j'ai des droits: pour les faire valoir, je dénie à mes concitoyens, à mes prochains, et même à mes descendants le droit d'exercer leurs droits si ceux-ci me contrarient; cependant, pour faire valoir les leurs, ils peuvent me dénier le droit d'exercer les miens”. D'où droits et devoirs doivent être mis sur le même pied. On ne peut pas, sans verser dans le paradoxe, définir les droits de l'homme sans dresser simultanément le catalogue de ses devoirs vis-à-vis de la communauté.

 

Ces deux arguments de Taylor conduisent à formuler une question fondamental, surtout à l'ère d'anomie que nous vivons: de quel degré de “communauté” la démocratie a-t-elle besoin? Taylor dresse une typologie:

 

1. Dans la démocratie économique, telle que nous la connaissons en Occident et telle qu'elle apparaît dans sa forme la plus pure aux Etats-Unis, la forme politique de la société est un instrument pour les individus, pour qu'ils atteignent leurs objectifs individuels, et non pas un instrument pour les communautés, pour qu'elles atteignent une harmonie optimale et garantissent une continuité. Dans cette démocratie économique et individualiste, le militantisme politique des citoyens est un facteur de dé­sordre parce qu'il crée des réflexes collectifs et communautaires non prévus par la rationalité libérale. Ensuite, la décision politique doit être entièrement abandonnée aux professionnels de la politique qui, eux, connaissent les règles et savent les ap­pliquer en dépit des vicissitudes d'un réel auquel ils ne se frottent plus. Question de Taylor: où est le vertu liante (Montesquieu) dans cette démocratie économique? Poser cette question revient à envisager et à espérer l'avènement d'une démocratie avec vertu liante. Taylor l'appelle la “communauté démocratique”.

 

2. Reconstruire la “communauté démocratique” passe par la réactivation d'un sentiment de solidarité, par une participation effective aux décisions politiques, par le respect mutuel entre les membres de la communauté, par une économie fonction­nante, équilibrée entre l'entreprise privée de grandes dimensions et les propriétés collectives (ce qui nous apparaît flou). La “communauté démocratique” n'est rien d'autre que le retour de la societas civilis, c'est-à-dire la forme concrète d'une société civile garantissant liberté et dignité.

 

3. La critique de la démocratie économique, la volonté de restaurer la vertu liante et la “communauté démocratique” (alias la societas civilis)  impliquent une critique de la liberté négative, cher aux maximalistes libéraux. Taylor fonde sa critique sur les définitions formulées par Sir Isaiah Berlin dans Two Concepts of Liberty.  Pour Berlin, la liberté négative refuse tous les freins extérieurs à ma liberté; les institutions doivent veiller à éliminer le maximum de ces freins. La liberté positive est une liberté qui ne se considère possible que dans un cadre collectif; celui-ci doit être respecté, posé comme intangible, comme un bloc d'idées incontestables forgeant en ultime instance le consensus général. Cette liberté positive est celle de la vieille Rome ré­publicaine, celle de Tocqueville, Jefferson et Machiavel (qui parlait de virtù dans un sens analogue à celui de “vertu liante”). Pour Berlin, la liberté positive est totalitaire. Seule la liberté négative est véritablement liberté. Taylor réfute cette option ultra-libérale, voire anarcho-libérale, d'Isaiah Berlin et travaille à revaloriser la liberté positive.

 

L'Irlandais Alasdair MacIntyre, qui enseigne aux Etats-Unis, estime, pour sa part, que la crise morale de notre temps a besoin d'un “remède aristotélicien”, c'est à dire à un retour à la notion non individualiste et purement politique de “zoon politikon”. MacIntyre distingue trois phases dans le déclin de la structure communautaire, trois phases de déperdition graduelle de la “vertu liante”: 1. On commence, par le truchement d'une sorte de “mauvaise conscience” qui émerge parce que le consensus s'étiole, par justifier les pratiques normatives de la société dans les contextes existentiels de la vie quotidienne et politique; Carl Schmitt estime qu'en cette phase, il n'y a pas encore détachement complet par rapport à la sphère vitale du peuple; 2. La phase d'Aufklärung proprement dite: le détachement d'avec la sphère vitale est consommé. Dans la civilisation occidentale, cette phase s'étend de Descartes à la Révolution Française; 3. Aujourd'hui nous vivons sous l'emprise d'un cynisme post-Lumières, à l'ère d'une raison purement instrumentale qui camoufle sa rationalité froide derrière un rideau d'“émotivisme”. MacIntyre plaide pour un retour à l'histoire, à la tradition, à un rattachement à la sphère vitale historico-traditionnelle. Sa maxime: pas de morale possible sans communauté.

 

Robert Bellah déploie une “logique du cœur”, ou plutôt une logique calquée sur les “habitudes du cœur”. Il propose, dans ce contexte, que les communautés encore existantes, ou les résidus de communauté appelés à les reconstituer éventuellement, soient protégées contre la “tyrannie du marché”. Cette proposition découle d'un constat: “L'idéologie économiciste, qui trans­forme les gens en facteurs de maximisation du marché, sape leur engagement [naturel et spontané] au sein de leur famille, de leur église, de leur communauté de voisinage, de leur école et même leur engagement envers les grandes sociétés et idées étatiques ou globales”. Aux Etats-Unis, la négligence des facteurs sociaux (communautaires et/ou collectifs) en faveur d'une maximisation du profit individuel a provoqué un effondrement très problématique de la socialité. La critique de Bellah prend en quelque sorte le relais de celle formulée dans les années 60 par David Riesman (La foule solitaire) et de celle formulée dans les années 80 par Christopher Lash (Le complexe de Narcisse) ou par Richard Sennett (The Fall of Public Man). Bellah lance un appel pour une nouvelle “religion civile”, difficile aux Etats-Unis.

 

Ben(jamin) Barber, dans le clan des communautariens, développe une conception plus activiste que contemplative héritée de son engagement dans les rangs de la “nouvelle gauche”. Le point fort de sa critique réside dans la distinction qu'il opère entre libéralisme et démocratie. Le libéralisme est à ses yeux anarchie, égoïsme et anomie. Il professe là le contraire de ce que professaient Nozick ou Berlin. La démocratie est d'autant plus forte qu'elle accroît la participation des citoyens à tous les ni­veaux de décision. Contre le libéralisme, il faut réactiver la citoyenneté. La dimension critique du travail de Barber consiste à dire que le libéralisme n'est qu'une “démocratie faible”, que le libéralisme est “newtonien” dans le sens où sa méthodologie sociale est celle du simplisme géométrique. Il reproche ensuite au libéralisme d'être “cartésien”, c'est-à-dire purement “déductif”, on est un citoyen exemplaire, un bon citoyen, un citoyen “politiquement correct” que si l'on adhère à quelques véri­tés abstraites, si l'on professe les “bonnes” idées. L'hyper-normativisme libéral révèle sa différence fondamentale d'avec le communautarisme, pour qui on est citoyen d'un Etat qui a une histoire particulière, complexe, non réduisible à quelques schémas simplistes, et qui a déployé dans le temps des valeurs spécifiques.

 

Le libéralisme postule un homme dépolitisé, ce qui est une aberration. Barber réclame donc le retour à la Polis antique. Car le libéralisme, “démocratie faible”, génère des pathologies telles l'atomisation des agrégats humains, le chaos et la dictature, la passivité des hommes contraints de subir. Mais à quoi ressemblerait une “démocratie forte”, selon Barber? Elle ne ressem­blerait pas nécessairement à la démocratie représentative qui prétend être le seul modèle de démocratie acceptable. Pour Barber, la démocratie forte serait en quelque sorte une “assemblées de voisins” comprenant au total 5000 citoyens, liés entre eux par une “coopérative de communication”, rendue possible grâce aux progrès en matières de télécommunications. La dé­cision populaire se ferait connaître par le biais de questionnaires à choix multiples et scrutins à deux tours. Barber préconise également le vote électronique, le tirage au sort comme dans la Rome antique et le service civil généralisé. Cette vision bar­bérienne de la “démocratie forte” nous semble fort constructiviste, typiquement américaine dans son novisme, sans trop de racines dans des modèles antiques.

 

Martha Nussbaum entend réintroduire les notions de citoyen, de Polis et de communauté, telles que les concevait Aristote, dans le discours des gauches, chez les démocrates américains, dans les sociales-démocraties européennes. Martha Nussbaum énumère les éléments de ce nouvel “aristotélisme social-démocrate”

 

- sur le plan anthropologique, les porteurs de cet aristotélisme social-démocrate doivent être conscients de la mort et de la fini­tude humaine, car c'est la condition essentiel pour tempérer les ardeurs des zélotes et des messianistes; - il faut opérer un retour à la corporéité, car le corps postule des limites; le rôle de la douleur est d'être une sorte de garde-fou contre des maximalismes ignorant les résistances de la matérialité ou de la physique; - il faut penser la politique toute en réfléchissant en permanence sur les capacités cognitives réelles de l'homme; - il faut mettre l'accent sur la raison pratique plutôt que sur la raison pure; - il fait avoir conscience de l'existence d'autres formes vivantes (animales et végétales) car la nature est notre cadre global, auquel on ne peut pas attenter sans risques;

- il faut rendre à l'humour et au jeu toute leur place car ils sont des facteurs de revitalisation du discours politique.

 

Martha Nussbaum est indubitablement la sociologue “communautarienne” américaine qui a produit la réflexion la plus intense sur les implications de la conditio humana, de la finitude et de la déréliction. Elle nous enseigne une humilité, non pas une humilité masochiste mais une humilité faite d'émerveillement, non de haine de soi, c'est une humilité devant tout ce qui nous dépasse dans le temps et dans l'espace. Son idéal est de développer nos capacités à vivre en harmonie dans nos limites, notre cadre de vie qui implique forcément des contraintes. Martha Nussbaum n'est pas que sociologue, elle est aussi philo­logue classique et souhaite dès lors ramener la gauche américaine et européenne dans le giron intellectuel de la pensée clas­sique, l'expurger de ses dérapages hyper-décontextualisants, hérités d'une proximité idéologique avec le libéralisme sociale­ment atomisant.

 

Michael Walzer critique l'individualisme atomistique, propre de la société libérale, en tant que fruit de quatre formes de mobi­lité, ou de flux diraient Carl Schmitt ou Gilles Deleuze:

 

1. La mobilité géographique des citoyens: les déménagements fréquents (plus fréquents aux Etats-Unis qu'en Europe) engen­drent un néo-nomadisme. 2. La mobilité sociale implique qu'il n'y a pas de transmission de savoir-faire entre les générations. 3. La mobilité matrimoniale est générée par le nombre impressionnant de divorces.

4. La mobilité politique implque qu'il est de plus en plus difficile de fixer dans la société des loyautés politiques.

 

Outre ce repérage des mobilités dissolvantes de nos sociétés, Michael Walzer théorise ce qu'il appelle l'“art des séparations”. La modernité rejette toutes les séparations au nom de la transparence, tout comme elle manifeste la volonté d'abolir les fron­tières, les cultures, les langues minoritaires. Certes, la civilisation occidentale est marquée par une “séparation” importante, la séparation entre l'Eglise et l'Etat. Mais outre cette grande séparation, la modernité tente de supprimer toutes les autres formes de séparation. Pourtant, constate Walzer, les murs sont utiles pour la socialité: c'est à l'abri de “murs” que l'on déve­loppe des libertés particulières, des libertés spécifiques, qui sont, en fin de compte, les seules libertés réelles et concrètes. Marx est un moderne qui a rejetté les “murs”, les séparations. Ce rejet des séparations est très net dans La question juive, où les Juifs sont sommés de se fondre dans les processus de transformation modernes sans plus revendiquer aucune identité. Pour Marx, l'unité/uniformité du monde capitaliste doit engendrer l'unité/uniformité du monde socialiste. L'unité/uniformité, phénomène d'arasement propre au monde capitaliste, n'est pas un scandale aux yeux de Marx, mais, au contraire, une condi­tion première dans l'avènement d'une unité du monde post-capitaliste, c'est-à-dire, pour lui, du monde socialiste.

 

Pour Walzer, il s'agit de prendre sur cette question le contre-pied absolu de Marx: la liberté, dit-il au contraire de l'auteur de La question juive et du Capital, ne peut s'épanouir qu'à l'abri des “séparations”. Il faut de ce fait réapprendre à pratiquer l'“art des séparations” et permettre, de ce fait, à la liberté de s'épanouir de mille et une façons dans des espaces spatio-temporels limi­tés et bien circonscrits. Mieux: c'est, derrière des murs érigés comme protections, que les peuples pourront faire éclore des “sphères de justice”, au sens où l'entendait aussi Rawls. Liberté et justice ne sont possibles qu'à l'abri de “séparations”.

 

Les thèses de Walzer, Nussbaum, Bellah, Sandel, Barber, MacIntyre, etc., constituent l'actuel débat américain sur le commu­nautarisme. Ce débat répond à un besoin urgent de la société contemporaine. La nostalgie de la communauté n'est donc plus une nostalgie anachronique, une coquetterie pour archaïsants, une réminiscence de la “révolution conservatrice”, du Wandervogel ou des slavophiles. Mais peut-on, dans notre chef, clore ce débat sur la notion de communauté ou sur le néo-communautarisme américain, sans mentionner la discussion fructueuse patiemment construite avant-guerre par deux huma­nistes: Wilhelm Hauer et Martin Buber. S'il l'on médite intensément leurs conversations, il est impossible de répéter les ma­nichéismes issus de la seconde guerre mondiale ou plutôt de faire sien les interprétation schématiques que l'on a élaboré à fins de propagande après 1945. Hauer était pasteur, indologue, missionnaire protestant, officier SS. Buber était un philosophe juif, un sioniste pacifique et communautarien. Hauer et Buber ont participé avant 1939 et après 1945, sans jamais rompre leur amitié en dépit de l'effondrement de la symbiose judéo-allemande, à des débats, des colloques, des discussions dont l'objet premier était Die Gemeinde, la communauté charnelle, religieuse et de prière, la communauté aussi au sens de paroisse et de commune, de village, de grande famille. Hauer et Buber voulaient tous deux préserver les communautés, en laissant à chaque personne (chaque personne qui joue un “rôle”) un espace de liberté pour dialoguer avec Dieu, pour philosopher, réfléchir ou méditer. Si ce travail de préservation ne peut plus être presté par une communauté charnelle, naturelle ou traditionnelle, il doit être l'œuvre du Bund (de la Ligue). C'est la raison pour laquelle, au sein du mouvement de jeunesse allemand des années 20, Hauer crée le Köngener Bund, initiative inscrite dans la tradition des Wandervögel, mais flanquée d'un cercle de prospective philosophique où des personnalités d'opinions différentes, voire en apparence hostiles, débattraient de cette question de la communauté. A la tribune du Köngener Bund se sont ainsi succédé communistes, nationaux-socialistes, juifs sionistes ou non, sociaux-démocrates et catholiques. Le Köngener Bund était une communauté allemande de combat philosophique, qui propo­sait aux gouvernants des solutions aux blessures de la modernité et à l'atomisation et l'anomie en progression constante. Le Köngener Bund était animé par une volonté didactique.

 

La tâche du Bund était de réceptionner les idées, de les synthétiser, de les rendre accessibles, de les diffuser au sein du peuple. A ce stade, il faut envisager, évidemment, de créer des institutions susceptibles de fonctionner correctement. Si elles fonctionnent bien, elles sont des exemples et, à ce titre, elles sont un don offert au monde entier, elles ont une valeur univer­selle, elles sont des modèles et, en tant que tels, adaptables à d'autres contextes humains. Les institutions optimales vont en­suite étendre leurs bienfaits à des fédérations de peuples, des empires (Reiche), des grands espaces, et, enfin, sans doute à très long terme, au monde. Dans le monde européen, le Bund doit nécessairement recourir aux religiosités pré-chrétiennes (Hauer, indologue, retrouve des traces de la “communauté” de type indo-européen dans tout le monde indo-européen).

 

Martin Buber dans son Principe dialogique  (1962) émet quelques réflexions sur la “communauté” qu'il a certainement parta­gées avec Hauer. Dans la formulation de Buber, nous percevons une critique radicale du politisme qui se manifeste au sein des partis. Le parti politique est une machine de combat où le seul résidu de communauté toléré est la camaraderie. Mais souvent, en dehors du drill, de la parade, les partisans sont réduits au silence. Il n'y a pourtant communauté que là où l'on s'interroge fondamentalement sur le sens du monde et la vie. C'est justement là que le mouvement de jeunesse s'avère supé­rieur au parti politique, car on y perçoit une volonté constante d'incarner des valeurs dans le vécu. Le mouvement de jeunesse postule un engagement total et serein de la personne; dans le parti, qu'il soit totalitaire ou démocratique, on isole les partisans des non-partisans, on détache les hommes des flux réels et intimes de la vie, on se coupe de tout engagement réel et fonda­mental, on devient rouage d'une machine. On entre dans la monologique et non plus dans la dialogique. Buber nous dit: «Zwiegespräch und Selbstgespräch schweigen. Ohne Du, aber auch ohne Ich marschieren die Gebündelten, die von links, die das Gedächtnis abschaffen wollen, und die von rechts, die es regulieren wollen, feindlich getrennte Scharen, in den gemein­samen Abgrund» (Dialogue et monologue intérieur disparaissent. Sans Tu, mais aussi sans Je, ils marchent au pas les enré­gimentés, ceux de gauche, qui veulent abolir la mémoire, et ceux de droite, qui veulent la réguler; troupes opposées, enne­mies, elles marchent vers l'abîme commun).

 

Tout mouvement cherchant réellement à révolutionner la modernité et à restaurer la communauté, abîmée ou éradiquée par l'anomie moderne, doit se doter d'un atelier de prospective philosophique, d'un espace de débat: telle est la leçon commune des deux amis Hauer et Buber. Nous l'avons retenue. Et nous tâcherons de marcher dans leurs pas.

 

Robert STEUCKERS.

dimanche, 24 juin 2007

Participation et ergonisme

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Participation gaullienne et "ergonisme": deux corpus d'idées pour la société de demain

Robert Steuckers

Beaucoup de livres, d'essais et d'articles ont été écrits sur l'idée de participation dans le gaullisme des années 60. Mais de toute cette masse de textes, bien peu de choses sont passées dans l'esprit public, dans les mentalités. En France, une parcelle de l'intelligentsia fit preuve d'innovation dans le domaine des projets sociaux quand le monde industrialisé tout entier se contentait de reproduire les vieilles formules libérales ou keynésiennes. Mais l'opinion publique française n'a pas retenu leur message ou n'a pas voulu le faire fructifier.

On ne parle plus, dans les salons parisiens, de la participation suggérée par De Gaulle, ni de l'idée séduisante d'"intéressement" des travailleurs aux bénéfices des entreprises, ni des projets "pancapitalistes" d'un Marcel Loichot ou d'un René Capitant. Lors des commémorations à l'occasion du centième anniversaire de la naissance de Charles De Gaulle, ces projets, pourtant très intéressants et, aujourd'hui encore, riches de possibles multiples, n'ont guère été évoqués. Couve de Murville, sur le petit écran, a simplement rappelé la diplomatie de "troisième voie" amorcée par De Gaulle en Amérique latine, au Québec et à Phnom Penh (1966). Si la "troisième voie" en politique extérieure suscite encore de l'intérêt, en revanche, la "troisième voie" envisagée pour la politique intérieure est bel et bien oubliée.

Outre les textes de René Capitant ou l'étude de M. Desvignes sur la participation (1), il nous semble opportun de rappeler, notamment dans le cadre du "Club Nationalisme et République", un texte bref, dense et chaleureux de Marcel Loichot, écrit en collaboration avec le célèbre et étonnant Raymond Abellio en 1966, Le cathéchisme pancapitaliste. Loichot et Abellio constataient la faiblesse de la France en biens d'équipement par rapport à ses concurrents allemands et japonais (déjà!). Pour combler ce retard  ‹que l'on comparera utilement aujourd'hui aux retards de l'Europe en matières d'électronique, d'informatique, de création de logiciels, en avionique, etcŠ‹  nos deux auteurs suggéraient une sorte de nouveau contrat social où capitalistes et salariés se partageraient la charge des auto-financements dans les entreprises. Ce partage, ils l'appelaient "pancapitaliste", car la possession des richesses nationales se répartissait entre toutes les strates sociales, entre les propriétaires, les patrons et les salariés. Cette diffusion de la richesse, expliquent Loichot et Abellio (2), brise les reins de l'oligo-capitalisme, système où les biens de production sont concentrés entre les mains d'une petite minorité (oligo  en grec) de détenteurs de capitaux à qui la masse des travailleurs "aliène", c'est-à-dire vend, sa capacité de travail. Par opposition, le pancapitalisme, ne s'adressant plus à un petit nombre mais à tous, entend "désaliéner" les salariés en les rendant propriétaires de ces mêmes biens, grâce à une juste et précise répartition des dividendes, s'effectuant par des procédés techniques dûment élaborés (condensés dans l'article 33 de la loi du 12 juillet 1965 modifiant l'imposition des entreprises si celles-ci attribuent à leur personnel des actions ou parts sociales).

L'objectif de ce projet "pancapitaliste" est de responsabiliser le salarié au même titre que le patron. Si le petit catéchisme pancapitaliste de Loichot et Abellio, ou le conte de Futhé et Nigo, deux pêcheurs japonais, dont l'histoire retrace l'évolution des pratiques économiques (3), peuvent nous sembler refléter un engouement utopique, parler le langage du désir, les théoriciens de la participation à l'ère gaullienne ne se sont pas contentés de populariser outrancièrement leurs projets: ils ont su manier les méthodes mathématiques et rationnelles de l'économétrie. Mais là n'est pas notre propos. Nous voudrions souligner ici que le projet gaullien global de participation s'est heurté à des volontés négatives, les mêmes volontés qui, aujourd'hui encore, bloquent l'évolution de notre société et provoquent, en bon nombre de points, son implosion. Loichot pourfendait le conservatisme du patronat, responsable du recul de la France en certains secteurs de la production, responsable du mauvais climat social qui y règnait et qui décourageait les salariés.

Deuxième remarque: qui dit participation dit automatiquement responsabilité. Le fait de participer à la croissance de son entreprise implique, de la part du salarié, une attention constante à la bonne ou la mauvaise marche des affaires. Donc un rapport plus immédiat aux choses de sa vie quotidienne, donc un ancrage de sa pensée pratique dans le monde qui l'entoure. Cette attention, toujours soutenue et nécessaire, immunise le salarié contre toutes les séductions clinquantes des idéologies vagues, grandiloquentes, qui prétendent abolir les pesanteurs qu'impliquent nécessairement les ancrages dans la vie. Jamais les modes universalistes, jamais les slogans de leurs relais associatifs (comme SOS-Racisme par exemple), n'auraient pu avoir autant d'influence, si les projets de Loichot, Capitant, Abellio, Vallon s'étaient ancrés dans la pratique sociale quotidienne des Français. Ceux-ci, déjà victimes des lois de la Révolution, qui ont réduit en poussière les structures professionnelles de type corporatif, victimes une nouvelle fois de l'inadaptation des lois sociales de la IIIième République, victimes de la mauvaise volonté du patronat qui saborde les projets gaulliens de participation, se trouvent systématiquement en porte-à-faux, davantage encore que les autres Européens et les Japonais, avec la réalité concrète, dure et exigeante, et sont consolés par un opium idéologique généralement universaliste, comme le sans-culottisme de la Révolution, la gloire de l'Empire qui n'apporte aucune amélioration des systèmes sociaux, les discours creux de la IIIième bourgeoise ou, aujourd'hui, les navets pseudo-philosophiques, soft-idéologiques, de la médiacratie de l'ère mitterandienne. Pendant ce temps, ailleurs dans le monde, les Allemagnes restauraient leurs associations professionnelles ou les maintenaient en les adaptant, Bismarck faisait voter des lois de protection de la classe ouvrière, les fascismes italiens ou allemands peaufinaient son ¦uvre et imposaient une législation et une sécurité sociales très avancées, la RFA savait maintenir dans son système social ce qui avait été innovateur pendant l'entre-deux-guerres (Weimar et période NS confondues), le Japon conservait ses réflexes que les esprits chagrins décrètent "féodaux"... Toutes mesures en rupture avec l'esprit niveleur, hostile à tout réflexe associatif de nature communautaire, qui afflige la France depuis l'émergence, déjà sous l'ancien régime, de la modernité individualiste.

L'idée de participation est un impératif de survie nationale, identitaire et économique, parce qu'elle implique un projet collectif et non une déliquescence individualiste, parce qu'elle force les camarades de travail d'une entreprise à se concerter et à discuter de leurs vrais problèmes, sans être doublement "aliénés": et par les mécanismes économiques du salariat et par les discours abrutissants des médias qui remplacent désormais largement l'opium religieux, comme l'entendaient Feuerbach, Marx et Engels, dont les idées sont trahies allègrement aujourd'hui par ceux qui s'en revendiquent tout en les figeant et les dénaturant. La réalité, qui n'est pas soft  mais hard, contrairement à ce qu'affirment les faux prophètes, a déjà dû s'adapter à cette nécessité de lier le travailleur immédiatement à sa production: l'éléphantiasis tant des appareils administratifs étatisés de type post-keynésiens que des énormes firmes transnationales ont généré, à partir de la première crise pétrolières de 1973, une inertie et une irresponsabilité croissantes de la part des salariés, donc une perte de substance humaine considérable. Il a fallu trancher stupidement, avec gâchis, au nom de chimères opposées, en l'occurrence celles du néo-libéralisme reaganien ou thatchérien. Renvoyer des salariés sans préparation au travail indépendant. Résultat, dans les années 80: accroissement exponentiel du chômage, avec des masses démobilisées n'osant pas franchir ce pas, vu que les législations de l'ère keynésienne (qui trahissaient Keynes) avaient pénalisé le travail indépendant. Autre résultat, au seuil des années 90: une inadaptation des structures d'enseignement aux besoins réels de la société, avec répétition sociale-démocrate des vieux poncifs usés, avec hystérie néo-libérale destructrice des secteurs universitaires jugés non rentables, alors qu'ils explorent, souvent en pionniers, des pans entiers mais refoulés du réel; et produisent, du coup, des recherches qui peuvent s'avérer fructueuses sur le long terme.

Les vicissitudes et les dysfonctionnements que nous observons dans notre société contemporaine proviennent de ce désancrage permanent qu'imposent les idéologies dominantes, privilégiant toutes sortes de chimères idéologiques, transformant la société en un cirque où des milliers de clowns ânonnent des paroles creuses, sans rien résoudre. La participation et l'intéressement sont les aspects lucratifs d'une vision du monde qui privilégie le concret, soit le travail, la créativité humaine et la chaîne des générations. Ce recours au concret est l'essence même de notre démarche. Au-delà de tous les discours et de toutes les abstractions monétaires, de l'étalon-or ou du dollar-roi, le moteur de l'économie, donc de notre survie la plus élémentaire, reste le travail. Définir en termes politiques notre option est assez malaisé: nous ne pouvons pas nous définir comme des "identitaires-travaillistes", puisque le mot "travailliste" désigne les sociaux-démocrates anglais ou israëliens, alliés aux socialistes de nos pays qui claudiquent de compromissions en compromissions, depuis le programme de Gotha jusqu'à celui de Bad Godesberg (4), depuis les mesures libérales du gouvernement Mitterand jusqu'à son alliance avec Bernard Tapie ou son alignement inconditionnel sur les positions américaines dans le Golfe.

Jacob Sher, économiste qui a enseigné à l'Institut polytechnique de Léningrad avant de passer à l'Ouest, participationniste sur base d'autres corpus que ceux explorés par les gaulliens Loichot, Vallon ou Capitant, a forgé les mots qu'il faut   ‹ergonisme, ergonat, ergonaire (du grec ergon, travail)‹   pour désigner sa troisième voie basée sur le Travail. Issu de la communauté juive de Vilnius en Lithuanie, Jacob Sher partage le sort de ces Israëlites oubliés par nos bateleurs médiatiques, pourtant si soucieux d'affirmer et d'exhiber un philosémitisme tapageur. Oublié parce qu'il pense juste, Sher nous explique (5) très précisément la nature éminement démocratique et préservatrice d'identité de son projet, qu'il appelle l'ergonisme. Il est démocratique car la richesse, donc le pouvoir, est répartie dans l'ensemble du corps social. Il préserve l'identité car il n'aliène ni les masses de salariés ni les minorités patronales et fixe les attentions des uns et des autres sur leur tâche concrète sans générer d'opium idéologique, dissolvant toutes les formes d'ancrage professionnel ou identitaire.

La participation gaullienne et l'ergonat sherien: deux corpus doctrinaux à réexplorer à fond pour surmonter les dysfonctionnements de plus en plus patents de nos sociétés gouvernées par l'idéologie libérale saupoudrée de quelques tirades socialistes, de plus en plus rares depuis l'effondrement définitif des modèles communistes est-européens. Pour ceux qui sont encore tentés de raisonner en termes reagano-thatchériens ou de resasser les formules anti-communistes nées de la guerre froide des années 50, citons la conclusion du livre de Jacob Sher: "Et ce n'est pas la droite qui triomphe et occupe le terrain abandonné par la gauche, malgré les apparences électorales. Certes, la droite profite de la croissance du nombre des voix anti-gauche, mais ces voix ne sont pas pro-droite, elle ne s'enrichit pas d'adhésions à ses idées. Car la droite aussi est en déroute, son principe de société a aussi échoué. Ce sont les nouvelles forces qui montent, les nouvelles idées qui progressent, une nouvelle société qui se dessine. Non pas une société s'inscrivant entre les deux anciennes sociétés, à gauche ou à droite de l'une ou de l'autre, mais CONTRE elles, EN FACE d'elles, DIFFERENTE d'elles. TROISIEME tout simplement. Comme un troisième angle d'un triangle".

Notes

(1) Cf. M. Desvignes, Demain, la participation. Au-delà du capitalisme et du marxisme, Plon, Paris, 1978; René Capitant, La réforme pancapitaliste, Flammarion, Paris, 1971; Ecrits politiques, Flammarion, 1971; Démocratie et participation politique, Bordas, 1972.
(2) "Le catéchisme pancapitaliste" a été reproduit dans une anthologie de textes de Marcel Loichot intitulée La mutation ou l'aurore du pancapitalisme, Tchou, Paris, 1970.
(3) Le conte de Futhé et Nigo se trouve également dans Marcel Loichot, La mutation..., op. cit., pp. 615-621.
(4) Au programme de Gotha en 1875, les socialistes allemands acceptent les compromissions avec le régime impérial-libéral. A Bad Godesberg en 1959, ils renoncent au révolutionnarisme marxiste, donc à changer la société capitaliste. Le marxisme apparaît comme un compromis permanent face aux dysfonctionnements du système capitaliste.
(5) Jacob Sher, Changer les idées. Ergonisme contre socialisme et capitalisme, Nouvelles éditions Rupture, 1982.

[Synergies Européennes, Nationalisme & République, Janvier, 1992]

06:05 Publié dans Economie, Sociologie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (1) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

mardi, 05 juin 2007

Les diasporas dans la globalisation

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Le rôle croissant des diasporas dans la globalisation

Le thème de la fuite des cerveaux avait été lan­cé par la Grande-Bretagne dans les années 70 lorsque nom­bre de britanniques furent atti­rés aux États-Unis. Les nouvelles technologies ont relancé la que­stion en des termes compa­ra­bles alors que nombre de pays ont pris cons­cience du phénomène et pro­posent des moda­li­tés spécifiques pour conserver un lien avec leurs scientifiques et techniciens de haut ni­veau. Un livre récent (1) expose certaines ex­pé­rien­ces et nous facilite l’appréciation des con­­sé­quen­ces.

Le Japon : une expérience de pionnier

L’Ère Meiji, entre 1868 et 1912, se caractérisa par l’en­voi de nombreux étudiants japonais en “Oc­ci­dent”. Ils étaient organisés afin de re­trans­mettre à leur pays les connaissances scien­­tifiques et techni­ques auxquelles ils a­vaient accès. Aujourd’hui il en va de même mais, en sens inverse, le Japon freine l’accueil des scientifiques, chercheurs, enseignants des au­tres parties du monde. Il les considère com­me un risque pour la cohésion du peuple. Leur po­litique se résumerait ainsi : on importe les i­dées et les techniques mais non les hommes et les produits.

Les PVD : l'expatriation est une opportunité

L’Inde a donné l’exemple à tous les pays en dé­­velop­pement. Les élites installées à l’étran­ger transfèrent des devises dans leur pays d’o­ri­gine, constituent des groupes de pression dis­posés à défendre les intérêts de leur pays, for­ment une réserve de compétences dans la­quel­le puiser en cas de besoin. On débouche ain­si sur le modèle de la Diaspora.

Les pays anglo-saxons : puiser selon ses besoins

Depuis 1968, les USA pratiquent une sélection fé­ro­ce des accueils. Aujourd’hui, 80% des cher­­cheurs qui y travaillent sont d’origine é­tran­gère. Parallèle­ment, cette politique a dé­cou­ragé les autochtones d’en­treprendre des car­rières scientifiques. Depuis dix ans, quel­ques journalistes américains se demandent de temps à autre ce qu’il adviendrait des USA si les savants asiatiques retournaient massi­ve­ment dans leurs pays respectifs puisqu’on ob­ser­ve un reflux ré­gu­lier.

Circulation des compétences

En s’appuyant sur l’exemple des pays asiati­ques com­me la Corée du Sud, on peut affirmer que le re­tour vers le pays d’origine est lié au de­gré de dé­veloppement de celui-ci. Dans un pays qui se dé­veloppe régulièrement, les é­carts absolus de niveau de vie entre l’Occident et ce pays se réduisent et des opportunités pro­­fessionnelles apparaissent. Le retour en est fa­cilité. L’exemple chinois est comparable. A­lors qu’une certaine propagande affirme que les sa­vants quittent le pays pour des raisons de libertés politiques, les enquêtes menées au­près des savants chinois en fonction aux USA mon­trent qu’ils revien­draient en Chine si l’ou­ver­ture scientifique du pays, sa croissance éco­no­mique et sa stabilité politique étaient as­surées. 

Les conditions technologiques de ce siècle fa­vo­risent la communication et la collaboration scien­tifiques en­tre personnes situées à de gran­­des distances. Les liens sont possibles en­tre savants et chercheurs ex­patriés ou non. Le modèle des diasporas prend for­me désormais.

Le processus d’enregistrement, de mobilisa­tion, d’or­ganisation et de connexion des sa­vants expatriés avec leurs pays d’origine a pris une tournure systé­matique. Il faut cependant que les pays aient atteint un certain niveau de développement socio-écono­mique pour que les chercheurs et savants accom­plis­sent des aller-retour entre pays d’origine et pays de des­ti­na­tion.

L’avenir radieux des diasporas

1 - Les établissements d’enseignement des pays anglo-saxons, Royaume-Uni, Australie, É­tats-Unis, Ca­nada, font payer la scolarité aux étu­diants étran­gers. L’offre d’enseignement se di­versifie et s’amé­liore en fonction des deman­des exigeantes des con­sommateurs d’études. Ce choix entretient la dy­na­mi­que des établis­se­ments et des flux d’étudiants. Il est pré­vi­si­ble que les pays qui, comme la France, ac­cueil­lent gratuitement les étudiants étrangers, ainsi subventionnés par les autochtones, s’é­pui­seront éco­nomiquement dans cette politi­que. A moins qu’une volonté subversive ne soit à l’œuvre, elle sera mo­difiée.

2 - L’émergence et le développement des ré­seaux diasporiques concerne aujourd’hui de mul­tiples pays. Deux grandes “civilisations” se sont attachées à gé­rer leurs diasporas : la Chi­ne et l’Inde. Ce phéno­mène évolue en relation avec la mondialisation des échanges et les mo­yens modernes de commu­nication. Ces diaspo­ras peu à peu se superposent aux réseaux d’in­térêts traditionnels et aux relations étati­ques. Ces réseaux diasporés vont acquérir un pou­­voir de plus en plus grand.

Il est prévisible qu’une superposition des dias­po­ras aux activités économiques orientera l’é­conomie vers une globalisation systéma­tique, gage de leur réus­si­te et de leur domination. Le pouvoir politique des É­tats et le pouvoir écono­mique influencé par des dia­sporas se décon­nec­teront de plus en plus. Le pouvoir écono­mi­que privé prendra en charge de plus en plus sou­vent la science et la technique. Les empires pri­vés vont dominer les prochaines décennies.

Jean DESSALLE.

Note :

◊ 1. Anne Marie GAILLARD et Jacques GAIL­LARD : Les enjeux des migrations scienti­fi­ques inter­na­­tionales. De la quête du sa­voir à la cir­cula­tion des compétences. L’Har­mattan, 233p., 1999.         

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dimanche, 03 juin 2007

La contribution de S. Latouche

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Comprendre les temps présents: la contribution de Serge Latouche

 

La nostalgie fait partie intégrante de la psychologie humaine: on la retrouve partout, dans tous les milieux politiques ou intellectuels, à droite comme à gauche, où se bousculent les nostalgies de l'antiquité, du moyen-âge, de l'époque napoléonienne, de la seconde guerre mondiale, de l'URSS, etc.. A chaque fois, on regrette un monde définitivement révolu: celui de la marine à voile et de la lampe à pétrole dont parlait déjà dans une tirade devenue célèbre le Général De Gaulle qui pouvait, lui aussi, parfois avoir de sarcastiques réactions face aux pesanteurs de son époque. Ainsi certains se réfugient dans l'univers des Celtes, des Germains,  dans le temps de Charles Martel ou de Jeanne d'Arc, dans les fastes du règne de Louis XIV ou dans l'épopée napoléonienne, quand ce ne sont pas les durs combats du Front de l'Est..., tous ces univers à jamais engloutis. Il faut le dire: les nostalgies de tous ordres induisent des comportements qui révèlent une difficulté à affronter ce que nous nommerons par facilité les “temps présents”. Cette attitude qui n'est pas condamnable en soi, l'appel à l'histoire, aux racines en général, me semble même être indispensable, mais seulement s'ils ne sont pas exclusifs, mais, dans le dur combat politique quotidien, se réfugier dans le passé peut très vite s'avérer fatal. Il ne faut pas non plus sombrer dans un excès de pessimisme: au moment où tout se décompose mais aussi se recompose sans cesse différemment dans le grand mouvement de la vie, tout est remis en question, les valeurs, les hommes, les institutions, les Nations même, ce qui signifie également que, pour des jeunes gens enthousiastes, des cartes intéressantes seront forcément à jouer à condition toutefois d'“être dans le coup”...

 

Cependant pour être, en un mot éclairant, un “intellectuel organique” (Gramsci) ou un vrai “soldat politique” efficace, il faut d'abord bien comprendre son époque, cela justement pour avoir une prise directe sur le système que nous combattons. Et certains savants, futurologues patentés œuvrant dans des instituts de prospective, tentent de faire ce travail: essayer de percevoir ce que sera demain. Il suffit d'évoquer les noms de Toffler ou de Naisbitt, pour ne citer que deux Américains, dont les travaux sont amplifiés tous azimuts par les mass-médias du globe. On peut dire, vu l'époque mouvante dans laquelle nous nous débattons que tenter d'accomplir ce travail de prospective n'est pas une tâche aisée: les paramètres se bousculent et se contredisent, se confortent et s'annulent.

 

Pourtant certains sociologues dressent un constat intéressant, passionnant par sa pertinence et surtout dénué de passion partisane; ils nous aident à y voir un peu plus clair dans “tout ça”... Malheureusement ils sont quasiment ignorés de les mouvances politiques non conformistes, toutes occupées à perpétuer des formes mortes, alors que leur lecture me semble bien plus importante que celle d'auteurs de chapelle disparues depuis des lustres et dont l'analyse (lorqu'elle existe) porte sur un monde qui n'est plus le nôtre. Il faut fuir les nostalgies passéistes et retrouver les temps présents. Serge Latouche peut vous y aider: la lecture de ses ouvrages est dès lors impérative! En plus, ses ouvrages sont courts et leur lecture assez facile, excepté quelques “tics” d'écriture propres au jargon de la sociologie que sécrète inévitablement toute discipline. Il est certes parfois un peu pénible de constater qu'“efficient” apparaît quatre ou cinq fois dans la même page mais c'est un inconvénient somme toute mineur si l'on tient compte du fait qu'en contrepartie il nous apporte une somme de réflexions pertinentes que l'on ne trouvera nulle part ailleurs.

 

Latouche et la mégamachine occidentale

 

Dans L'Occidentalisation du monde et La planète des naufragés, l'idée d'une mégamachine scientifique, le rouleau compresseur occidental, qui écraserait les cultures, laminerait les différences et homogénéiserait le monde au nom de la raison, un peu comme l'avait fait, voici déjà une quinzaine d'année, Guillaume Faye dans Le système à tuer les peuples, Serge Latouche nous apportant en plus une caution universitaire puisqu'il est professeur à l'Université de Paris XI (Sceaux) et à l'IEDES (Institut du développement économique et social, Paris). Ses références intellectuelles sont aussi plus profondes que celles de Faye, tant dans les disciplines scientifique, économique que philosophique, anthropologique ou historique. Contrepartie quasiment inéluctable, le style de Faye est plus vivant, plus alerte, plus métaphorique. Serge Latouche traite du monde entier dans un style certes supérieur à celui que possède en général un simple bachelier, mais sa façon de procéder (assez souvent le montage de citations) fait plus penser à Europe Tiers Monde même combat d'Alain de Benoist.

 

Etrange évolution que celle de cet universitaire qui à la grande honnêteté d'avouer qu'il a été “technolâtre” et qui redoute de tomber dans un autre travers: devenir “technophobe” (ces allées et venues de la technolâtrie à la technophobie sont aussi typiques de la “nouvelle droite”, où l'on a vu un de Benoist publier des couvertures ornées de fusées prométhéennes puis basculer dans une curieuse et stérile phobie de la technique, vilipender méchamment les écologistes puis les courtiser dans l'espoir de devenir un de leurs “penseurs”, pour enfin affirmer une technophobie extrême en refusant successivement l'ordinateur personnel puis les autoroutes de l'information; quant à Faye, sa vision de la technique peut être comparée sans sollicitation outrancière à celle que développait un Henri Lefèbvre). En effet, Latouche, n'affirme-t-il pas: «Nourri de l'humanisme des Lumières, sevré ensuite par le marxisme, je dois confesser avoir été un véritable adorateur du Progrès, un croyant de la Science, un adepte de la Technique. Et puis l'âge des désillusions est venu. Nous combattions pour un monde meilleur sans nous rendre compte qu'à notre insu nous contribuions à construire le “meilleur des mondes”» (allusion à la fameuse contre-utopie d'Aldous Huxley).

 

L'œuvre

 

Les chapitres de ce livre sont d'une valeur intellectuelle et d'un intérêt très inégaux: par exemple cela va d'une originalité et d'une pertinence indéniable avec le chapitre 1 intitulé «La mégamachine et la destruction du lien social», à une banalité presque de circonstance avec le chapitre 4 traitant du développement économique, mais, au total, l'ensemble demeure captivant. Il est difficile de donner un compte-rendu de cet ouvrage d'autant qu'il s'agit là de reprise de conférences données sur des thèmes variés. Cependant il s'articule autour d'un thème fédérateur et constaté par beaucoup, la dissolution du lien social à l'oeuvre dans nos sociétés avec tout ce que cela implique dans leur fonctionnement: hyperindividualisme, réification des rapports sociaux, culte de la marchandise et de l'objet, promotion de la médiocrité et de l'insignifiance, règne de la fébrilité consumériste pour combler le vide existentiel.

 

Le mythe du progrès

 

La croyance en l'idée de progrès a permis l'existence de ce système technoscientifique que l'auteur nomme “mégamachine” et qu'il définit de la sorte: «Une société ou un tel système existe, ne peut que se "détechniciser", le phénomène est irréversible du fait de l'auto-accroissement de la technique. Le système technicien ne consiste pas seulement dans le fait que la technique forme  un système, mais encore que la technique englobe la totalité de l'espace de vie, il est une Mégamachine».

 

Comment en sommes-nous arrivé à ce stade? Où allons-nous? C'est à ces questions que tente de répondre Serge Latouche. Ainsi, comme le développement et le socialisme, qui en seront des sous-produits, le progrès, pour ses adeptes, est non seulement une réalité et un mouvement inéluctable et irréversible, mais il est souhaitable et il est bon. Cette manière de penser s'est opérée très progressivement, il s'agit du “progrès du progrès” dans sa marche irrésistible pour la conquête des mentalités, des croyances et des représentations, et dans l'“information” subséquente des comportements de l'homme moderne.

 

Ce progrès, tout naturel qu'il soit pour ses croyants, ne s'est imposé avec la force d'une évidence qu'après un travail de plusieurs siècles, des luttes parfois sans merci, dans la pensée et dans la vie sociale. Sans doute n'était-il pas aussi irrésistible qu'il n'y paraît. Son histoire se présente avant tout comme celle de la lente disparition des multiples “obstacles” qui encombraient sa voie.

 

Ces obstacles peuvent se répertorier ainsi: le mythe de l'âge d'or, la croyance en l'immuabilité des hommes et des choses (rien de nouveau sous le soleil ou “le monde va comme il va” comme disait Voltaire), la fatalité (croire au progrès et améliorer la condition humaine paraissaient impies et sacrilèges; c'était violer les “décrets de la providence”, les lois de la nature et de Dieu, un peu comme le fait d'aller contre le karma pour les hindouistes), la coutume et la routine (la satisfaction ou l'auto-satisfaction qu'une société éprouve pour l'état d'organisation et de civilisation empêche de chercher mieux), le trop grand respect de l'autorité des anciens, les préjugés, l'obscurantisme.

 

Le système technoscientifique

 

Après avoir levé tous ces obstacles, ces idéaux du progrès vont donc trouver un terrain d'application idéal dans la révolution industrielle et son système d'organisation économique, le capitalisme libre-échangiste. Latouche, qui dénonce ce système, avoue en être une “victime” obligée, tant sa perfection est grande, puisqu'il dit: «Après avoir applaudi à la mise en scène de l'accusation du progrès, chacun retourne chez soi en voiture et non à pied, tourne le commutateur plutôt que d'allumer la chandelle, prend une bière au réfrigérateur plutot que d'aller tirer de l'eau au puits, et regarde la télévision en continuant de pester contre l'abêtissement de la société du spectacle. Le culte du progrès ne passe plus par des prières ronflantes adressées à la divinité, mais par des pratiques familières entrées dans les mœurs et la revendication de nouvelles innovations pour résoudre les problèmes de dysfonctionnement engendrés par la dynamique même du progrès. Seule une catastrophe “pratique” peut dessiller les yeux des adeptes fascinés: le progrès n'est plus un choix de la conscience, mais une drogue à laquelle on s'est tous accoutumés et à laquelle il est impossible de renoncer volontairement. Cela risque même d'être dangereux si l'on accepte la leçon de Jacques Ellul. Le progrès est très exactement au-delà du bien et du mal. Seul un échec historique de la civilisation fondée sur l'utilité et le progrès peut faire redécouvrir que le bonheur de l'homme n'est peut-être pas de vivre beaucoup mais de vivre bien».

 

Risques majeurs et prise de conscience

 

Alors y a t-il encore un espoir d'échapper à cette mégamachine qui fait courir deux dangers principaux à l'humanité: le risque technologique majeur (par exemple un accident nucléaire ou une manipulation génétique mal maîtrisée toujours envisageable qui romprait définitivement l'équilibre biologique de la planète jusqu'à éliminer toute forme de vie) et la destruction de l'environnement (épuisement de la biosphère: nous ne nous étendrons pas sur ce sujet, les auteurs écologistes les ayant déjà largement diffusés)?

 

Sur une prise de conscience hypothétique des méfaits causés par la mégamachine dans le fonctionnement social, en dehors du désormais classique Ivan Illitch sur le faux progrès (l'exemple du “système automobile” lorsque l'on calcule les heures passées à la construction, à la conduite, aux réparations matérielles et humaines... donnait la vitesse réelle  de 6 kilomètres à l'heure, soit celle des croisades), Serge Latouche résume les thèses mises en avant par Philippe de Saint-Marc. Celui-ci étaye sa démonstration en évaluant le degré de bonheur à partir de divers indices (suicide, drogue, etc...) et qui démontreront que les Français sont moins heureux aujourd'hui qu'il y a quelques décennies. Ainsi écrit-il en 1994: «Imaginons demain une France où il n'y ait plus que deux cent mille chômeurs, où la criminalité soit réduite des quatre cinquièmes, les hospitalisations pour troubles psychiatriques des deux tiers, les suicides des jeunes diminuent de moitié, la drogue disparaisse: n'aurions-nous pas l'impression d'une merveilleuse embellie humaine?».

 

Tous ces indices qui commencent à être connus d'une fraction croissante de la population et qui ne cessent de s'aggraver dans tous les domaines dressent un portrait terrifiant de notre actuelle civilisation. Mais le mythe du progrès comme son corollaire la technique sont mal déterminés et cette indétermination est la source même de sa puissance et de sa prégnance dans l'imaginaire. Ainsi, les trois inconvénients principaux causés par la mégamachine (risques technologiques majeurs, problèmes d'environnement, dissolution du lien social débouchant sur les pathologies de la civilisation) justifient amplement notre objection de conscience systématique face au système, ses institutions, ses rouages économiques et politiques.

 

Devons-nous pour autant partager les conclusions désabusées d'Ellul lorsque celui-ci citait le romain Tacite: «La faiblesse de la nature humaine fait que les remèdes viennent toujours plus tard que les maux»? Et n'y a-t-il pas des maux qui sont déjà irréversibles, des pentes glissantes qui peuvent nous mener dans un gouffre dont on ne sortira plus?

 

Aussi, dans la situation actuelle, il est difficile d'imaginer une alternative. Cependant un effondrement est toujours possible (voir récemment celui du mur de Berlin et de l'Union Soviétique qui, avec sa machine techno-bureaucratique, s'est révélée tout-à-fait contre-performante et finalement très fragile en dépit des apparences). Serge Latouche croit en une telle issue lorsqu'il écrit: «La fin de la civilisation occidentale parait inévitable non seulement parce notre civilisation est mortelle, mais également parce qu'elle peut se lire dans les limites et les échecs de l'occidentalisation. La civilisation du progrès porte en elle-même les germes de sa propre destruction. Certes, à moins d'être prophète, il n'est possible de prévoir ni le jour, ni l'heure, ni même la forme. Il n'est nulle nécessité que cette chute soit fracassante ou apocalyptique. La décomposition peut se faire en douceur. Peut-être a-t-elle déjà commencé à notre insu. Crépuscule des Dieux ou paisible coucher du soleil, il est imprudent de dire comment adviendra cette décadence qu'il nous est à la fois impossible de souhaiter et immoral d'empêcher. On pourrait provisoirement conclure comme Jean-Jacques Rousseau dans sa lettre au roi de Pologne: “il n'y a plus de remède, à moins de quelque grande révolution presque aussi à craindre que le mal qu'elle pourrait guérir, et qu'il est blamable de désirer et impossible de prévoir”».

 

Dans la galaxie intellectuelle, quelque part entre Spengler, Lorenz, Heidegger et Huxley, Serge Latouche s'inquiète des perspectives sombres qui s'offrent à l'humanité. Parues voici deux ans, les conclusions de son livre semblent se confirmer sur le terrain: les indicateurs du système sont partout dans le rouge, la mégamachine tourne dans le vide, en France, un nouveau gouvernement socialiste se retrouve dans l'incapacité totale de mettre en application son programme, les dirigeants, réduits à l'impuissance, multiplient alors les initiatives stupides... Comme Guy Debord, Latouche semble croire “à la chute inéluctable de cette cité d'illusion”... Alors c'est pour quand les derniers jours?

 

Pascal GARNIER.

 

Serge LATOUCHE, La Mégamachine. Raison techno-scientifique, raison économique et mythe du progrès. Essais à la mémoire de Jacques Ellul, Editions la Découverte/MAUSS, Paris, 1995, 243 p. 139 FF.

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jeudi, 24 mai 2007

M. Weber et le polythéisme des valeurs

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Max Weber: polythéisme des valeurs et éthique de la responsabilité

 

L'homme moderne paie un prix non dérisoire à la modernité: l'impossibilité d'ignorer que lui-même est l'artifice des valeurs en lesquelles il croit.

 

Au fur et à mesure que décroît la transcendance, le monde moderne apparaît nietzschéennement «humain, trop humain».

 

«Qu'arrivera-t-il donc à l'homme, sur le plan spirituel, dans un contexte où la conduite de la vie sera toujours plus rationalisée?». C'est par cette question que W. Hennis synthétise tout le sens de la recherche de Max Weber, souligne la nécessité actuelle d'une lecture attentive, ouverte sur le présent, de son œuvre.

 

L'essence, les orientations et l'avenir du "monde moderne" sont les thèmes qui accompagnent la condamnation d'une société dans laquelle le progrès technique et l'opulence des moyens mis à disposition pour gérer la vie des individus ne correspondent nullement ni à un niveau éthique élevé et convenable ni à une conscience civique et démocratique plus mûre. Mais, pour Max Weber, qu'est-ce que le "monde moderne"? C'est le monde de la calculabilité totale, l'émergence d'une réalité rationnellement "calculée" et "calculable".

 

La prémisse du rationalisme occidental moderne se retrouve toute entière dans ce processus d'épuration des Weltanschauungen, où celles-ci sont dépouillées graduellement de tous leurs éléments magiques, anthropomorphiques ou simplement grevés d'un sens. Ce processus est celui du "désenchantement" et il nous vient de loin. Il a commencé par la sortie hors du jardin d'Eden, après laquelle les premières formes de dépassement volontaire des éthiques magiques ont commencé à se manifester. «Plus le rationalisme refoule la croyance à la magie du monde, plus les processus à l'œuvre dans le monde deviennent "désenchantants" et perdent leur sens magique, se limitent à "être" et à "survenir" au lieu de "signifier"».

 

Dans un monde dominé et défini par le "calcul rationnel", il n'y a plus rien à "désenchanter": la réalité n'est plus qu'un amas de purs mécanismes causaux où rien n'a plus le moindre sens propre; quant à la position de l'homme, elle devient toute entière "mondaine", par la laïcisation et la routine des rôles sociaux, où on ne juge plus qu'à l'aune de la compétence bureaucratique et méthodique. Au fur et à mesure où la transcendance décroît, où les principes se réduisent à des habitudes et des méthodes quotidiennes, le monde moderne devient ce que Nietzsche appelait "humain, trop humain". Le contraste avec les sociétés précédentes, traditionnelles, vient de ce que ces dernières étaient entièrement liées par un puissant symbolisme magique et religieux. Le monde moderne se présente, face à ces sociétés traditionnelles, comme une "rupture qualitative".

 

Mis à part la nostalgie des certitudes perdues, caractéristiques d'une vision du monde non encore frappée par le désenchantement, cet état de choses montre que nos contemporains sont convaincus de l'impossibilité de récupérer le passé et de la nécessité de réaliser pleinement les valeurs que l'époque moderne a affirmées: «La liberté et l'autonomie de la personne. L'individu est responsable de la constitution des valeurs et de leurs significations à travers la rationalisation de son action, c'est-à-dire de sa capacité à se donner une règle et de la suivre, plutôt que d'agir sur base de ses impulsions».

 

Le primat de la rationalité a permis à l'homme moderne d'atteindre un degré de liberté jamais connu au préalable, auquel il est évidemment possible de renoncer, mais seulement, dit-on, en accomplissant un "sacrifice de l'intellect", comme le font "ceux qui ne sont pas en mesure d'affronter virilement le destin de notre époque" et préfèrent retourner "dans les bras des vieilles églises".

 

Weber n'a pas manqué de souligner combien "le monothéisme traditionnel, introduit dans notre civilisation par le judaïsme et le christianisme, après une préparation au niveau éthique et métaphysique par le platonisme, est entré en crise". La conception rationalisée de la divinité ferme à l'homme tout accès à la transcendance. Le déclin de la "belle et pleine humanité", induit par l'éthique protestante avec son idée de dévouement professionnel, finit par nous projeter exclusivement en direction de la sphère mondaine, conférant aux puissances matérielles et contingentes de l'économie la prééminence coercitive que nous connaissons. Dans les pages de conclusion de L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, l'idée maîtresse de Weber revient à dire que le "manteau subtile" de cette préoccupation pour les biens extérieurs est devenue une "cage d'acier", dont on ne peut plus échapper. Dans ces pages fondamentales, la modernité finit par apparaître comme une convergence de forces vers un effet unique: la prédominance de la rationalité formelle et désenchantée de l'économie sur tout l'agir humain.

 

La rationalité propre de l'ère moderne et la rationalisation religieuse sont étroitement liées.

 

Se libérer de la magie, donc amorcer le processus de désenchantement, sanctionne la disparition de toute signification transcendante dans le monde, et, pour cela, ouvre toutes grandes les portes aux forces séculières.

 

En outre, si nous prenons acte de cette caractéristique majeure de la modernité, qui est de ne pas pouvoir être reconduit à un principe unificateur, nous voyons que notre vie est en réalité une multiplicité de principes, chacun étant incorporé dans une sphère de valeurs autonomes dotées chacune d'une dynamique propre; chaque sphère est irréductible à toute autre. Il s'ensuit que la modernité est une cage de cages, où aucune ne peut plus dominer l'autre en lui imposant ses propres principes.

 

Si nous examinons ces images dans l'optique de l'individu qui s'y trouve immergé, nous ne pouvons pas ne pas noter comment, à la fin du long cheminement historique et évolutif du "désenchantement" et de la rationalisation, l'individu de la modernité tardive se trouve paradoxalement confronté à un polythéisme renouvelé. «Les dieux antiques, dépouillés de leur fascination et, par suite, réduits au niveau de puissances impersonnelles, se dressent hors de leurs tombeaux, aspirent à dominer nos vies et reprennent leur lutte éternelle. Ils ont simplement changé d'aspect, ils arrivent comme dans le monde antique, encore sous l'enchantement de ses dieux et de ses démons; comme les Grecs qui sacrifiaient tantôt à Aphrodite tantôt à Apollon, et chacun d'entre eux en particulier aux dieux de leur propre cité, les choses sont encore telles aujourd'hui, mais sans l'enchantement et sans le charme de cette transfiguration plastique, mythique mais intimement vraie».

 

Le problème soulevé par Max Weber et par son analyse du processus de rationalisation demeure absolument actuel. Parler d'un conflit des valeurs signifie nécessairement revenir à une discussion sur les critères régulateurs de l'action dans une société qui ne reconnaît aucune norme ou aucune valeur universelles.

 

La rationalisation procède au "désenchantement" de la réalité, mais ne peut annuler le besoin de l'homme de donner une signification au monde lui-même et de faire en sorte que du chaos "de l'infinité privée de sens du devenir" naisse en fin de compte un cosmos caractérisé par l'ordre et la signification. A ce propos, Max Weber nous rappelle l'enseignement de Platon: «Le fruit de l'arbre de la connaissance, fruit inévitable même s'il est insupportable pour la commodité des hommes, ne consiste en rien d'autre que dans le devoir de considérer que toute action singulière importante et, de ce fait, la vie prise comme un tout, est un enchaînement de décisions ultimes, par l'intermédiaire desquelles l'âme choisit son propre destin  —et, en conséquence, le sens de son agir et de son être». Le conflit entre les valeurs se révèle ainsi une lutte pour le sens.

 

Une fois que tombe la possibilité de se référer à des modèles universellement valables, il reste à l'homme moderne la possibilité de donner une signification à sa propre existence en modulant son action sur des valeurs qu'il a choisies consciemment et qu'il a suivies dans la cohérence.

 

Un modèle éthique de ce type pose évidemment des problèmes dont la résolution n'est pas facile. Mais le remède, dit Weber, doit être recherché dans l'acceptation consciente du défi lancé par la modernité: on s'inspire des principes d'une éthique, à travers laquelle l'individu reconnaît et affirme, face à lui-même, sa propre responsabilité.

 

C'est dans le même esprit que Nietzsche avait écrit: «Personne ne peut te construire les ponts sur lesquels tu devras traverser le fleuve de la vie, personne en dehors de toi-même».

 

Luigi BECHERUCCI.

 

(article paru dans Area, juillet-août 2000, pp. 70-71).

 

 

 

vendredi, 18 mai 2007

A propos de Werner Sombart

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A propos de Werner Sombart

18 mai 1941: Mort à Berlin du grand sociologue, économiste et philosophe allemand Werner Sombart. Son œuvre est vaste, immensément vaste, mais, en résumé, on pourrait dire qu’il est l’héritier de Marx le plus complet, notamment grâce à son énorme ouvrage en six volumes sur les origines du capitalisme. Sombart est celui qui a complété véritablement le Capital de Marx, en dégageant l’histoire du capitalisme de la gangue des abstractions ou des vœux pieux des militants socialistes, pour la replonger dans l’histoire réelle des peuples européens et de l’économie globale.

Les positions de Sombart l’ont amené à abandonner les tristes insuffisances des politiciens de bas étage se réclamant de Marx —auquel ils ne comprenaient rien— au sein des formations sociales démocrates ou communistes. Ce qui a valu, bien sûr, à Sombart, véritable et quasi seul héritier de Marx, l’étiquette infamante de “fasciste”. Plus tard, l’historien français Fernand Braudel s’appuiera sur bon nombre d’intuitions de Sombart pour développer ses thèses sur l’émergence du capitalisme, à partir de la découverte des Amériques. Pour une approche succincte de l’œuvre de Werner Sombart, cf. : Thierry MUDRY, «Le socialisme allemand de Werner Sombart», in : Orientations, n°12, 1991.

lundi, 14 mai 2007

R. Craemer: socialiste allemand

Rudolf Craemer : socialiste allemand

14 mai 1941: Mort prématurée de Rudolf Craemer, à l’âge de 38 ans. Universitaire qui doit sa promotion à une thèse sur l’homme politique britannique Gladstone (1930), il obtient une chaire d’histoire à Königsberg en 1932, mais, à l’avènement du national socialisme, il tombe en disgrâce, malgré son appartenance au parti. On lui reproche sa fidélité au “luthérianisme conservateur”, ses liens avec la grande noblesse prussienne et quelques écrits critiques contre le nouveau régime. Il est sous surveillance constante.

En 1937, il obtient toutefois du Front du Travail, instance syndicale unique du régime, le droit d’enseigner l’histoire sociale à un Institut des sciences du travail (Arbeitswissenschaftliches Institut). Son ouvrage historique de 1933, Der Kampf um die Volksordnung. Von der preußischen Sozialpolitik zum deutschen Sozialismus (= La lutte pour l’ordre populaire. De la politique sociale prussienne au socialisme allemand) est un travail minutieux sur le développement de la politique sociale de l’Etat en Allemagne, partant des libéralités discrétionnaires du Roi de Prusse, jusqu’au socialisme moderne, en passant par les réformes de Bismarck.

Craemer retient aussi l’idée wéberienne d’un désenchantement du monde, produit du mental strictement économique du capitalisme. L’auteur trace des parallèles entre des œuvres, jugées erronément hétérogènes, comme celles de Baader, Rodbertus et Marx. Il synthétise clairement les filons socialistes, étatistes et chrétiens (comme les idées sociales du prélat catholique Ketteler). Cette synthèse doit déboucher sur un “socialisme allemand”, dont les pratiques sont certes similaires à celles du national socialisme dans les premiers mois du régime, mais dont l’essence, dit Craemer, n’est nullement “nationale”, au sein restreint du terme, mais supra-nationale voire universelle. Cette définition était jugée “hérétique”. Craemer réclamait, en effet, une organisation socialiste des peuples devant à terme apporter la paix à l’Europe.

Quant aux peuples non allemands, les Bundesvölker, englobés dans le futur Reich centre-européen, ils devaient bénéficier de la liberté, car, au final, le Reich était l’incarnation de la valeur “justice”. Un œuvre trop peu prise en considération par l’historiographie actuelle (Robert Steuckers).

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mardi, 01 mai 2007

Violences: racines du mal

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Sur les travaux de Lucienne Bui Trong:

http://ecotez.free.fr/article.php3?id_article=60...

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dimanche, 29 avril 2007

Le pouce et la souris

Pascal LARDELLIER
LE POUCE ET LA SOURIS, Enquête sur la culture numérique des ados
Fayard, Paris

Les Technologies d’Information et de Communication (TIC) sont à l’origine d’une
véritable révolution. Depuis quelques années, l’essor d’Internet et de la
téléphonie mobile, entre autres, donne de nouveaux contours à nos relations,
tout en reconfigurant nos vies.
Mais nous ne sommes pas tous égaux devant les TIC. Si les adultes entretiennent
avec elles un rapport essentiellement fonctionnel, il n’en va de même des
adolescents de 2006. Ayant grandi un portable dans une main, une souris dans
l’autre, ces jeunes sont en train d’inventer une nouvelle culture numérique,
dont les codes leur sont spécifiques.
Derrière leurs écrans et grâce à leurs claviers magiques, ils se jouent des
identités, des savoirs, de l’orthographe et des autres. La jungle technologique
est devenu leur terrain de jeu favori. Les ados y passent un temps infini, ce
qui inquiète les parents et interroge la société.

Le Pouce et la souris propose une plongée dans la culture numérique des ados. Il
est issu d’une année d’enquête sociologique (questionnaires, entretiens,
débats…) avec cent trente ados et jeunes étudiants et leurs parents.
Les différents chapitres de ce livre sont consacrés à MSN, à Google, aux blogs,
au téléchargement, aux jeux en réseau ou encore au " parler SMS ". Cet ouvrage
donne des clés pour mieux comprendre le rapport si naturel liant nos ados aux
TIC.
Des pages sont aussi consacrées à la très ambiguë idéologie de la communication
dans laquelle baignent ces jeunes, et aux dangers de la " cyber-addiction ".
Il s’agit d’éclairer les parents et les enseignants, pour leur permettre
d’accompagner cette révolution culturelle, familiale et sociale ; tout en
répondant à cette question cruciale : pourquoi les ados de 2006 se sont-ils
appropriés les " nouvelles machines à communiquer " avec autant de ferveur et
de frénésie ?
A plus vaste échelle, une réflexion est proposée sur la crise de la culture dite
classique (et notamment les pratiques de lecture), et les métamorphoses que
connaissent les relations à l’ère des réseaux.

Pascal LARDELLIER est Professeur à l’Université de Bourgogne (IUT de Dijon) et
chercheur au LIMSIC. Il a publié Le cœur Net. Célibat et amours sur le Web
(Belin, 2004) et Les Nouveaux rites Du mariage gay aux Oscars (Belin, 2005).

 

Résumé : "Le pouce et la souris":
Depuis quelques années, l'essor des Technologies d'Information et de Communication (TIC) - Internet et la téléphonie mobile, entre autres - est en train de reconfigurer nos vies.

Mais nous ne sommes pas tous égaux devant les TIC. Si les adultes entretiennent avec elles un rapport essentiellement fonctionnel, il n'en va pas de même des adolescents de 2006. Ayant grandi un portable dans une main, une souris dans l'autre, ces jeunes sont en train d'inventer une nouvelle culture numérique, dont les codes leur sont spécifiques. Derrière leurs écrans et grâce à leurs claviers magiques, ils se jouent des identités, des savoirs, de l'orthographe et des autres.

La jungle technologique est devenue leur terrain de jeu favori. Les ados y passent un temps infini, ce qui inquiète à bon droit les parents. Il s'agit ici d'éclairer parents et enseignants, pour leur permettre d'accompagner cette révolution culturelle, familiale et sociale : pourquoi les ados de 2006 se sont-ils appropriés les " nouvelles machines à communiquer " avec autant de ferveur et de frénésie? Qu'en est-il de l'idéologie de la communication ambiguë dans laquelle baignent ces jeunes, et des dangers de la " cyber-addiction " ? Enfin peut-on vraiment parler d'une crise de la culture dite classique, et de la métamorphose, des relations à l'ère des réseaux ? Le pouce et la souris propose une plongée dans la culture numérique - MSN, Google, blogs, téléchargement, jeux en réseau ou encorer " parler SMS " -, tout en donnant des clés inestimables pour mieux comprendre le rapport si nature liant les adolescents aux TIC.


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vendredi, 27 avril 2007

Sortons de l'Etat-Nounou !

SORTONS DE L'ÉTAT NOUNOU!

par Mathieu Laine

La France est-elle devenue une Grande Nurserie? Obésité, alcool, cigarette, grippe aviaire, vidéosurveillance, CPE, logement, retour du protectionnisme économique, discrimination positive: sur tous les sujets, l’État nounou nous borde et nous protège. Il nous promet un monde propre, sans risque, tolérant et solidaire et ne cesse de nous donner la conduite à tenir.

Dans notre pays, on croit en effet un peut trop que l’État peut tout. Souvenons-nous de nos propres réactions au coeur de la canicule, et écoutons ce que l’on dit aujourd’hui du virus du chikungunya: « Que fait le gouvernement? ». Idem sur le terrain économique: des entreprises étrangères osent s’intéresser à nos plus beaux fleurons, le plombier polonais ou le patron italien font peur? « Allo État bobo! » Courrons vite sous les jupes de Big Mother réclamer de belles lignes Maginot derrière lesquelles nous protéger. Bercés par l’illusion de l’État sauveur, nous sommes bel et bien entrés dans une spirale de la peur et de la défiance aux risques, alimentant le désir d’État et l’infantilisation des Français.

SUITE :
http://www.quebecoislibre.org/06/060326-2.htm...

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La Grande Nurserie : En finir avec l'infantilisation des Français (Broché)
de
Mathieu Laine (Auteur), Charles de Croisset (Préface)  

Prix éditeur: EUR 17,00
 
 

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mardi, 10 avril 2007

Baudrillard - Alteridad, seduccion y simulacro

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Baudrillard - Alteridad, seducción y simulacro
Dr. Adolfo Vásquez Rocca

http://www.psikeba.com.ar/articulos/AVRbaudrillard.htm

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mercredi, 04 avril 2007

Sur l'oeuvre de Pitirim Sorokin

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R. P. James THORNTON :

Sur l’œuvre de Pitirim Sorokin

Le philosophe traditionaliste, le sociologue et historien Pitirim Alexandrovitch Sorokin est né dans le nord de la Russie, trois décennies avant le déclenchement de la révolution bolchevique. Il avait étudié principalement à l’Université de Saint Pétersbourg, dont il reçut le titre de docteur en sociologie en 1922. Pendant que les événements de la révolution connaissaient leur apogée, et que la guerre civile s’ensuivit, il s’opposa aux communistes et s’engagea dans diverses activités contre-révolutionnaires, ce qui conduisit à son emprisonnement et à sa condamnation à mort par un tribunal rouge.

La condamnation à mort de Sorokin fut annulée par Lénine qui, spéculent certains, voulait se montrer magnanime. Lénine, effectivement, écrivit un article dans la « Pravda », pour se vanter d’avoir sauvé la vie du jeune intellectuel. Sorokin, toutefois, ne cessa pas de critiquer ouvertement le régime, ce qui l’amena au bannissement. Après un bref séjour à Prague à la fin de l’année 1923, il partit pour l’Amérique où on lui offrit un poste de professeur à l’Université du Minnesota. Fait citoyen américain en 1930, il accepte, la même année, l’invitation à devenir le premier professeur et président du Département de Sociologie de l’Université d’Harvard. Il y restera jusqu’à sa mort en 1968.

La philosophie de l’histoire de Sorokin se révéla pour la première fois, sous une forme complète, dans son plus grand ouvrage, « Social and Cultural Dynamics », dont trois volumes furent publiés en 1937 ; le quatrième et dernier ne paraissant qu’en 1941. Cet énorme ouvrage représente un travail de dix années et comporte plus de trois mille pages. Sorokin récapitula l’entièreté de sa vision du monde en 1941 dans une série de conférences tenues au Lowell Institute du Massachusetts puis publiées sous la forme d’un livre portant pour titre : « The Crisis of our Age ».

Le modèle historique suggéré par Sorokin n’est pas aussi sombre que celui que nous ont suggéré d’autres théoriciens du 20ième siècle, dont le plus connu d’entre eux, Oswald Spengler. Sorokin rejette la notion des « cycles de vie organiques » des cultures ; pour lui, celles-ci ne passent pas par des stades successifs. « Ma thèse a peu de choses en commun avec les théories finalement très anciennes du cycle vital des cultures et des sociétés, avec les stades de l’enfance, de la maturité, de la sénilité et du déclin », écrivait-il. « Nous pouvons les laisser aux sages de l’antiquité et à leurs épigones modernes ».

Pourtant Sorokin rejette tout aussi nettement les idées véhiculées par les optimistes invétérés qui croient à l’amélioration des conditions de vie de l’humanité, ou, en d’autres mots, au « progrès », lequel serait automatiquement garanti pour l’avenir immédiat voire pour le long terme. Sorokin avait des mots moqueurs pour décrire le type de société que voulaient faire advenir les progressistes : « cloud-cuckoo land of the after-dinner imagination » (soit : « les rêves nébuleux de l’imagination après dîner », ce qui ne rend pas entièrement la saveur de l’expression anglaise « cloud-cuckoo land »). Il poursuivait en disant que cette idéologie « avait été créée, dans sa forme spécifique et actuelle, pendant la seconde moitié du 19ième siècle », étant « l’une de ces bulles de savon avec lesquelles l’Europe victorienne, satisfaite d’elle-même, aimait s’amuser ». Pour Sorokin, le futur à long terme recèle d’immenses espoirs. La difficulté, pour ceux qui vivent au 20ième siècle, c’est d’affronter le court terme, comme nous allons le voir.

Dans « Social and Cultural Dynamics », Sorokin écrit que les cultures civilisées n’entrent pas par elles-mêmes en déclin mais oscillent plutôt entre diverses phases culturelles. La première de celles-ci est, selon notre auteur, la phase « ideational » (idéationnelle). La seconde est la phase « sensate » (sensorielle). La troisième phase est un mélange équilibré des deux premières, que Sorokin nomme « idealistic » ou « mixed » (« idéalistique » ou « mélangée »). Ces phases durent quelques centaines d’années, période durant laquelle une perspective culturelle unique et totalement intégrée, ou un « super-système » pour emprunter le vocabulaire de Sorokin, en arrive à dominer les arts, la littérature, la musique, la philosophie, la religion, les sciences, le mode de gouvernement, etc. Il faut bien comprendre que, dans le système de Sorokin, les formes idéationnelles et « sensates » de la culture sont en opposition radicale l’une envers l’autre.

La phase idéationnelle trouve un exemple paradigmatique dans le type de culture que l’on trouvait en Europe occidentale au moyen âge ou dans l’Empire byzantin, plus ou moins entre le règne de Théodose le Grand et la conquête turque de 1453, ou encore dans la Russie pré-pétrinienne. Cette phase se caractérise par une vision de la réalité qui met l’accent en premier lieu sur les vérités spirituelles. Cela ne signifie évidemment pas que les hommes qui vivent à une époque dominée par une culture idéationnelle se désintéressent totalement des choses matérielles, qu’ils n’achètent ni ne vendent ni n’accumulent de la richesse. Sorokin veut dire, plus simplement, que la plupart des hommes, dans une telle société, perçoivent la réalité spirituelle comme le souci dominant de leur existence. Sorokin écrit que la plupart des hommes, dans ces phases, ne fuient pas nécessairement le monde, « mais s’efforcent de l’amener à Dieu », c’est-à-dire de transformer le monde et de le réformer en accord avec des valeurs idéationnelles ou spirituelles. La culture idéationnelle est fortement ascétique, en même tant que spiritualisée, ce qui entraîne que son mode de pensée « facilite le contrôle de l’homme sur lui-même ».

La seconde phase est celle qualifiée de « sensate », soit la phase que traverse la civilisation européenne depuis les cinq ou six derniers siècles, selon Sorokin. Par contraste avec la culture idéationnelle, la culture « sensate » perçoit l’accomplissement des besoins physiques comme le but de l’existence. Pour utiliser les termes mêmes de Sorokin, ce type de culture ne « voit la réalité que par ce qui, en elle, se présente aux organes sensoriels ; ce type de culture ne cherche aucune réalité ‘supra-sensorielle’, c’est-à-dire spirituelle, et ne croit en aucune réalité de cette nature ». Par suite, du point de vue de toute culture « sensate », « la vérité ou la foi chrétienne, la révélation et Dieu  -en fait toute la religion et la mouvance chrétiennes-  ne pouvaient apparaître comme d’autres choses que des absurdités et des superstitions ». Pendant une ère « sensate », même les personnalités qui ont des croyances spirituelles, cherchent à adapter les devoirs induits par la spiritualité à leurs besoins et désirs matériels, au lieu du contraire. Tandis que toute culture de type idéationnel s’efforce d’aider l’homme à se contrôler, comme nous venons de le dire, « la mentalité ‘sensate’ mène au contrôle par l’homme du monde extérieur », ou, au moins, cherche à réaliser un programme de ce genre.

Il apparaît clairement, de ce fait, que la phase « sensate » ouvre une ère où le matérialisme et le commercialisme sont triomphants. Qui plus est, tandis que la société idéationnelle est intrinsèquement conservatrice et favorise la permanence, cherchant à asseoir un système de valeurs immuable et absolu, toute société « sensate » se vante de procéder à des changements constants. Son système de valeurs tend à être utilitaire, comme il se doit dans une société soumise à des flux constants. Résumant la distinction entre les formes idéationnelles et « sensates » de la culture, Sorokin observe que l’homme relevant d’une culture idéationnelle « spiritualise ce qui lui est extérieur, même le monde inorganique », tandis que l’homme relevant d’une culture « sensate » va inévitablement « tout mécaniser et matérialiser, y compris son propre moi spirituel et immatériel ».

S’approchant de la fin de l’ère « sensate », selon la théorie énoncée par Sorokin, la civilisation est entrée dans une période de transition, dans laquelle tout ce que représente la culture « sensate » entre dans un état avancé de décadence. Sorokin écrit que nous sommes coincés désormais entre deux grandes époques : « … entre la culture ‘sensate’ de notre magnifique passé qui se meurt et la culture idéationnelle à venir d’un futur créateur. Nous vivons, pensons et agissons à la fin d’une brillante ère ‘sensate’ qui a duré six cents ans. Les rayons obliques du soleil continuent à illuminer la gloire d’une époque qui passe, mais les lumières s’évanouissent et, dans les ombres qui se creusent, il est de plus en plus difficile d’y voir clair et de nous orienter, car nous sommes plongés dans les confusions du crépuscule. La nuit de la période de transition s’avance, imminente, devant nous et devant les générations montantes… ».

Sorokin avance l’argument suivant : la société moderne est dans une phase de transition, se situant entre la fin d’une époque et le commencement d’une autre, tandis que les fondements et les structures de notre système culturel de valeurs entrent en décomposition. Les gens ne sont plus convaincus, observe-t-il, que les lendemains seront « plus grands et bien meilleurs » ; les gens ne croient plus davantage à la « marche du progrès » qui ne s’arrêtera jamais et qui nous apportera la paix, la sécurité et la prospérité. La société « sensate » se désintègre et les symptômes de cette déliquescence sont légion.

L’esprit qui se dégage de l’art, de la musique et de la littérature contemporaines, écrit Sorokin, « se focalise sur les morgues des centrales de police, sur les repères de criminels, sur les organes sexuels et s’intéresse principalement à tout ce qui relève des caniveaux et égouts de la société », car il n’y a plus d’idéaux vivants pour l’inspirer. Les principes de l’éthique et du droit s’effondrent sous nos yeux, jetant dans une effroyable confusion mentale et morale les hommes de gouvernement et les juges des tribunaux, et même l’immense masse des gens, si bien que tous perdent la capacité de distinguer clairement entre le bien et le mal, entre les choses qui renforcent les liens qui maintiennent la société dans la cohérence et la sécurité et, par ailleurs, les choses qui contribuent à sa dissolution. Tandis que la criminalité atteint des sommets inouïs, les tribunaux sont de plus en plus obsédés par les soi-disant droits des criminels et des psychopathes, tandis que les droits des citoyens ordinaires, obéissant aux lois, sont traités avec mépris et foulés aux pieds. Pire : l’humanité et le propre de l’homme sont niés. Au lieu de le poser comme une créature créée à l’image et à la ressemblance de Dieu, on définit désormais l’homme, remarque Sorokin, comme « un organisme animal, un ensemble de réflexes mécaniques, une variante dans les relations stimuli/réponses, ou, pour la psychanalyse, comme un ‘sac’ plein de libido physiologique ».

Tout naturellement, dans une société où ‘tout va et vient’ et où rien n’est plus ni stable ni solide, les crises s’accumulent, touchant toute chose et chacun. « Allons-nous dès lors nous étonner, dit Sorokin, que, même si beaucoup ne saisissent pas clairement ce qui se passe, ils aient au moins un vague sentiment que l’enjeu n’est pas simplement la ‘prospérité’ ou la ‘démocratie’, ou un concept semblable, mais quelque chose qui implique l’ensemble de la culture ‘sensate’ contemporaine, la société qu’elle génère et les hommes qu’elle détermine ? Si cette masse d’hommes ne comprend pas les enjeux par analyse intellectuelle, elle ressent, avec acuité, qu’elle se trouve douloureusement coincée dans les mâchoires que constituent les vicissitudes de notre temps, que ces hommes soient rois ou manouvriers ».

Sorokin était un homme à l’intelligence extrême et complexe, une personnalité indépendante. Bien qu’on ne puisse pas l’étiqueter comme un « homme de droite » au sens habituel du terme, car toutes les assertions qu’il a émises ne correspondent pas à ce label, on ne peut pas non plus nier son conservatisme intrinsèque sur bien des plans, notamment dans les questions sociales. Entre autres choses, il était bien sûr un adversaire farouche du communisme ; il se méfiait de toutes les idéologies (qu’il considérait comme des schématisations outrancières ou des mutilations mentales dignes de celles infligées sur le lit de Procuste) ; il était atterré en constatant la putréfaction morale qu’il voyait se répandre si rapidement dans la société.

On ne sera pas surpris en apprenant que Sorokin, jadis loué comme le sociologue le plus publié du monde, ait été jeté aux oubliettes après les années 60. D’abord, comme le note le théologien conservateur Harold O. J. Brown, le traditionalisme social très prononcé de Sorokin provoque l’anathème, aujourd’hui, dans les rangs de l’établissement contemporain. Brown écrit que Sorokin « est bien oublié dans la grande université où il passa les quatre dernières décennies de sa vie ; c’est sans nul doute parce qu’il avait essentiellement mis l’accent sur les valeurs et qu’il avait méprisé la corruption ; aujourd’hui, de telles attitudes sont passées de mode en politique et donc elles ne sont plus de mise en ces lieux ».

Ensuite, la vision que cultivait Sorokin du but que devait s’assigner la sociologie était traditionaliste, ce qui est hautement suspect de nos jours. Russell Kirk écrivit, voici quelques années, que « les behavioristes les plus typiques rejettent les convictions éthiques de Sorokin (convictions basées sur la Règle d’Or) et nient l’existence même de ‘valeurs’ et de ‘normes’ permanentes. Sorokin lui-même était consterné de voir son corpus ainsi rejeté ; amer, il a averti la communauté de ses pairs que de telles positions ne pourraient conduire la sociologie que dans des impasses : « En dépit de l’admiration narcissique que nous vouons à nous-mêmes, en dépit des énergies et des fonds énormes que l’on dépense en recherches statistiques et pseudo-mathématiques, les réalisations de la sociologie moderne sont demeurées singulièrement modestes ; de manière inattendue, elle est restée fort stérile et ses déductions fausses particulièrement abondantes ».

Un certain nombre d’ouvrages de Sorokin sont toujours édités et disponibles auprès de maisons d’édition américaines. Les plus importants et les plus pertinents pour comprendre les crises qui bouleversent aujourd’hui la civilisation européenne demeurent : « Social and Cultural Dynamics » et « The Crisis of Our Age ». Dans cette période de ressac, d’abandon et de chute que connaît l’Occident de nos jours, il me paraît fort important de relire l’exposé de ces idées puissantes contenues dans ces ouvrages brillantissimes.

R. P. James Thornton, Prêtre orthodoxe.

Ouvrages de Pitirim Sorokin :

The American Sex Revolution, 1956.

Contemporary Sociological Theories, 1928.

The Crisis of Our Age : The Social and Cultural Outlook, 1941.

Social and Cultural Dynamics, 1937-41.

Social and Cultural Mobility, 1927.

Social Philosophies of an Age of Crisis, 1950.

Society, Culture, and Personality: Their Structure and Dynamics, 1947.

Sociological Theories of Today, 1966.

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mercredi, 28 mars 2007

Le temps des victimes

Le Temps des victimes

de Caroline Eliacheff et Daniel Soulez-Larivière

[Sciences humaines]

Prix éditeur : 20 euros
Editeur : Albin Michel
Publication :11/1/2007
ISBN : 9782226175144
293 pages

Résumé du livre

Alors que notre société prône le culte du gagnant, la figure de la victime en est arrivée à occuper celle du héros. La médiatisation des catastrophes a révélé que l'unanimité compassionnelle était en train de devenir l'ultime expression du lien social. Et les demandes de réparation auprès des psychiatres et des juristes sont sans fin. Jusqu'où irons-nous dans cette victimisation généralisée ? Croisant leurs disciplines, Caroline Eliacheff et Daniel Soulez-Larivière éclairent ce courant, qui a émergé dans les années 80 sur tous les fronts, et se nourrit de l'idéal égalitaire et de l'individualisme démocratique. Ils dénoncent les dangers que nous fait courir ce primat du compassionnel et de l'émotionnel qui se retourne déjà parfois contre les victimes et finira peut-être par se retourner contre la société tout entière.

vendredi, 16 février 2007

Shootés de l'urgence, prisonniers du temps

L'entretien que Nicole Aubert a accordé au "Nouvel Observateur" sur son livre "Le culte de l'urgence":

http://1libertaire.free.fr/Urgence01.html

Excellente introduction à la lecture de ce livre

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jeudi, 15 février 2007

Sur "L'individu hypermoderne" de N. Aubert

Sur "L'individu hypermoderne" de Nicole Aubert

http://perso.orange.fr/jacques.nimier/livre_hypermoderne.htm

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mercredi, 14 février 2007

Sur le culte de l'urgence de N. Aubert

Sur "Le culte de l'urgence" de Nicole Aubert

http://1libertaire.free.fr/Urgence02.html

A lire impérativement !

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