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dimanche, 05 mai 2024

Variations autour de l’idée d’Empire

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Variations autour de l’idée d’Empire

par Georges FELTIN-TRACOL

L’idée d’Empire serait incompatible avec l’histoire de France. La nation française, héritière du Royaume des Lys, se serait construite contre elle, en particulier face aux différentes figures des Habsbourg, de Charles Quint à François-Joseph. Cette hostilité de principe s’inscrit dans la langue française. Verbe du premier groupe, empirer signifie « devenir pire, aggraver ». L’idée impériale n’appartiendrait pas à la tradition française. Affirmation péremptoire et erronée !

En Provence, vieille terre d’Empire – on l’oublie trop souvent -, dans les belles cités d’Aix et d’Orange, se développe l’association militante et culturelle Tenesoun. Son site annonce qu’elle promeut « une identité reposant sur le triptyque suivant : Provence, France, Europe ». Ce sympathique mouvement sort une revue de belle facture, Tenesoun Mag, qui publie des numéros hors série instructifs et didactiques. Intitulé « Empire(s) », le hors série de février 2024 (4 €, à commander sur le site éponyme) aborde le thème de l’Empire.

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Il est plaisant que de jeunes militants s’approprient cette idée qui parcourt en filigrane l’histoire de France. On se focalise trop sur l’aspect juridique de l’émancipation royale française par rapport à l’héritage mémoriel carolingien en oubliant la bigarrure institutionnelle, sociale et économique constitutive de l’ancienne France. Certes, les Capétiens ont réussi là où les Hohenstaufen ont échoué. Toutefois, cela n’empêche pas, bien au contraire, que « la France est un empire, écrit avec raison Aurélien Lignereux dans L’Empire de la paix. De la Révolution à Napoléon : quand la France réunissait l’Europe, (Passés composés, 2023) : tel est le constat d’évidence partagé en 1789 tant y était frappante la diversité des populations que les rois avaient réunies et soumises à une souveraineté qui n’admettait nul supérieur en matière temporelle (le roi étant “ empereur en son royaume “) mais qui pouvait s’accommoder de l’hétérogénéité des coutumes, et qui devait même respecter certains privilèges garantis par les actes de réunion ». Dans un précédent essai, L’Empire des Français 1799 – 1815 1 – La France contemporaine (Le Seuil, coll. « Points – Histoire », 2014), le même auteur, spécialiste de l’œuvre napoléonienne, prévenait qu’« il serait réducteur de ne voir dans les entreprises de Napoléon que la consécration d’une ambition personnelle, sans racines dans le pays. C’est faire peu de cas de l’aspiration aux XVIe et XVIIe siècles à une translatio imperii en faveur de la France, rêve que traduisaient un messianisme dynastique et un providentialisme chrétien ».

Aurélien Lignereux se réfère bien évidemment à l’étude capitale, novatrice et magistrale d’Alexandre Yali Haran, Le Lys et le Globe. Messianisme dynastique et rêve impérial en France aux XVIe et XVIIe siècles (Champ Vallon, 2000). L’idée impériale n’est pas étrangère aux monarques français. Elle persiste d’ailleurs dans l’inconscient politique collectif, d’où le tropisme européen présent autant chez les nationalistes que chez les socialistes sans parler de certains gaullistes, des démocrates-chrétiens, des écologistes et des régionalistes. Il est dommage que les auteurs de ce hors série n’évoquent pas cet ouvrage précieux.

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À la suite du Testament d’un Européen de Jean de Brem, Julien Langella revient sur la conquête hispanique de l’Amérique. Il formule pour l’occasion un hispanisme de langue française nullement incongru (la Franche-Comté fut longtemps une possession des rois d’Espagne). Rédacteur de plusieurs articles dans ce numéro, Estève Claret rappelle qu’« au fondement de l’empire se trouve un principe supérieur, qu’il soit spirituel, sacré, transcendant, métaphysique ou messianique. L’empire ne se contente pas d’assurer le bien commun des communautés politiques sous son autorité; il agit au nom d’un principe qui lui est supérieur et qui inscrit ces dernières dans un destin ». L’Empire englobe dans une unité nécessaire et limitée les multiples variétés qui s’expriment en communautés incarnées.

Dans « Saint-Empire romain germanique : le pouvoir du centre impérial sur ses périphéries », Estève Claret s’intéresse à l’origine territoriale du Sacrum Imperium qui « correspond, souligne-t-il, à la “ réunion “ de trois couronnes : la Trias des royaumes de Germanie, d’Italie et d’Arles – Bourgogne. Eux-mêmes sont composés de duchés dits ethniques (Stammsherzogtümer) car ils sont le fruit de regroupements linguistico-culturellement cohérents (Bavière, Franconie, Saxe, Souabe, etc.) ».

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En lecteur avisé de Francis Parker Yockey, de Guillaume Faye et de Julius Evola, Tristan Rochelle explique que l’Empire, chanté par Dante, « est une institution surnaturelle à vocation universelle au même titre que l’Église, par exemple. Il se veut être le reflet de l’ordre cosmique, une image du royaume céleste. D’origine surnaturelle, il occupe la fonction de “ centre universel “, de centre de gravité d’un espace civilisationnel ». Dommage cependant que le poison dit universel s’insinue partout. À l’ère post-moderniste, ne serait-il pas cohérent d’envisager l’idée impériale dans une approche pluriverselle ? La notion de « Plurivers » convient en effet mieux à la perception révolutionnaire-conservatrice d’Empire, surtout aujourd’hui, période instable propice à « la résurgence des impérialismes ».

Les impérialismes ne se confondent pas avec les empires d’origine traditionnelle. Hubert R souligne que « le terme “ empire “ est lui-même à double tranchant. Il peut désigner tout à la fois un ensemble de peuples que relient des facteurs communs (culture, religion, ethnie…) et gouvernés par un pouvoir central. Ou bien il peut se rapporter à une volonté de domination servie par une prétention à l’universalité au nom d’une doctrine exclusivement spirituelle, idéologique ou économique ». Quant à Tristan Rochelle, il bouscule volontiers le lecteur par un volontarisme énergique et parfois provocateur. « Le seul droit qui vaille, c’est celui qu’offre la force. Une terre n’appartient à un peuple que tant qu’il est capable de la tenir en sa possession. Si un peuple étranger l’envahit et parvient à s’en rendre maître, alors celle-ci devient sienne. Et peu importe à cet égard depuis combien de temps son prédécesseur l’occupait. Les véritables frontières d’un peuple sont celles posées par sa volonté de conquête. Ces lois, qui sont celles de la vie, sont impitoyables mais sont les seules qui vaillent. Pleurnicher à ce propos ne les changera pas, l’Histoire est un cimetière de peuples vaincus. » Féroce et terrible constat. Ne serions-nous pas les ultimes veilleurs d’une civilisation désormais défunte qui rend l’esprit impérial totalement inaudible et incompréhensible ?

Quant à savoir si cet Empire européen plus qu’embryonnaire doit s’étendre selon la formule consacrée de Reykjavik jusqu’à Vladivostok, la réponse est finalement secondaire. Le plus important n’est-il pas en priorité de restaurer sa souveraineté intérieure ? En ces temps troublées d’hypertrophie individualiste, cette reconquête sur soi s’avère plus compliquée, mais aussi plus impérative que jamais. 

GF-T

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 113, mise en ligne le 2 mai 2024 sur Radio Méridien Zéro.

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Allemagne: le nouveau Sarrazin ?

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Allemagne: le nouveau Sarrazin ?

Peter W. Logghe

Source : Nieuwsbrief Knooppunt Delta, no 189, avril 2024

Il y a quelques années, Thilo Sarrazin a fait l'effet d'un coup de tonnerre en Allemagne: en tant que social-démocrate et haut fonctionnaire, il a même été responsable des finances de Berlin pendant un certain temps. Avec son livre Deutschland schafft sich ab, il a donné une bonne voix, et même une voix scientifique, à tous les opposants à la politique d'ouverture des frontières menée par les gouvernements allemands successifs. Les grands médias et les élites politiques se sont moqués de lui, il a reçu des menaces et a même été agressé. Mais son livre est devenu l'une des meilleures ventes de tous les temps en Allemagne.

L'auteur, publiciste et ex-politicien Mathias Brodkorb - et c'est tout à son honneur - sème le trouble dans les médias allemands au moment même où ils discutent d'une interdiction de l'AfD. Pour lui, ce n'est pas l'AfD qui représente un danger pour la démocratie et l'État de droit en Allemagne, mais l'existence d'une institution telle que le Verfassungsschutz. Il considère qu'une telle institution est indigne d'une démocratie et suggère d'abolir purement et simplement le Verfassungsschutz, qui apparaît de plus en plus comme un instrument destiné uniquement à aider les élites politiques existantes à se maintenir au pouvoir. Et donc de lutter autant que possible contre l'opposition (de droite comme de gauche).

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La curieuse carrière de cet universitaire

Brodkorb est né à Rostock en 1977 et y a étudié la philosophie. Dès le début, les commentateurs les plus divers l'ont considéré comme un "grand nom de la politique". À 25 ans, il siège pour le SPD au parlement du Land de Mecklembourg-Poméranie occidentale en 2011 et devient ministre de l'éducation, des sciences et de la culture à 34 ans. Tout le monde pensait qu'il succéderait à Erwin Sellering, le Premier ministre malade du Land, mais Manuela Schwesig l'a écarté. À l'époque, il semblait que Brodkorb était sans doute trop honnête pour s'adonner à la politique partisane et trop peu "mâle alpha", trop bien élevé pour forcer sa place. Sur le plan intellectuel, il avait également beaucoup d'autres "flèches à son arc". En 2019, il a démissionné du gouvernement de l'État et s'est même retiré de la vie politique. Pour lui, c'était comme une libération. Il a pu se recentrer sur l'analyse en sciences politiques. C'est ainsi qu'il a rapidement soutenu que le "Kampf gegen Rechts" (lutte contre la droite) à l'échelle de l'Allemagne contenait des indications sur la dissolution de l'État et que cette campagne était porteuse d'un potentiel de guerre civile. Son dernier ouvrage, intitulé Gesinnungspolizei in Rechtsstaat ? Der Verfassungsschutz als Erfüllungsgehilfe der Politik (= Une police de la pensée au sein de l'Etat de droit. Le Verfassungsschutz comme adjuvant de la politique), est déjà mentionné comme un livre à succès. Juste sous la surface de ce qui est politiquement perceptible en Allemagne, toutes sortes de plaques tectoniques se déplacent. Ce qui se passe d'ailleurs dans toute l'Europe occidentale...

Peter Logghe

 

De la personnalité économique

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De la personnalité économique

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/article/ekonomicheskaya-lichnost-0

Personnalité et individu : différenciation des concepts

Le concept de "travailleur total" en tant que figure originelle de l'histoire économique peut être complété par la formule de "personnalité économique". La personnalité économique est un travailleur total (intégral). Dans ce cas, le centre d'attention est la personnalité dans son interprétation anthropologique (principalement celle proposée par l'école française de Durkheim-Mauss [1] et les disciples de F. Boas aux États-Unis [2]). La personnalité (la personne) s'oppose ici à l'individu, car la personnalité est quelque chose de social, de public, de complexe et de créé artificiellement, contrairement à l'individu, qui est une donnée atomique d'un être humain séparé sans aucune caractéristique supplémentaire. L'individu est le produit de la soustraction de la personnalité de la personne, le résultat de la libération de l'unité humaine de tout lien et de toute structure collective. La personnalité consiste en l'intersection de différentes formes d'identité collective, qui peuvent être représentées sous forme de rôles (en sociologie) ou d'affiliations (en anthropologie). La personnalité n'existe et n'a de sens qu'en relation avec la société. La personnalité est un ensemble de fonctions, ainsi que le résultat de la création consciente et significative de l'identité d'une personne. La personnalité n'est jamais un acquis; c'est un processus et une tâche. La personnalité se construit en permanence et, au cours de cette construction, le monde environnant est établi, ordonné ou, au contraire, détruit et chaotique.

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La personnalité est l'intersection d'identités multiples, dont chacune est une espèce, c'est-à-dire qu'elle comprend indéfiniment de nombreuses identités en tant qu'aspects de celles-ci. Une identité particulière est une combinaison de ces filiations (espèces), représentant à chaque fois quelque chose d'original - puisque le nombre de possibilités à l'intérieur de chaque espèce, et plus encore les combinaisons de ces possibilités, est illimité. Ainsi, les gens utilisent la même langue, mais prononcent à l'aide de celle-ci de nombreux discours différents, qui ne sont pas si originaux (comme il semble parfois à la personne elle-même), mais qui ne sont pas non plus si récurrents et prévisibles que dans le cas d'une machine ou même du système de signalisation des espèces animales. Par ailleurs, les identités sont constituées par la superposition d'identités propres à l'âge, au sexe, aux caractéristiques sociales, ethniques, religieuses, professionnelles, de classe, etc. qui ont chacune leur propre structure. La personnalité est donc l'intersection de structures dont la sémantique est déterminée par le contexte structurel.

L'individu est le produit de l'observation externe de l'individu humain, où l'aspect personnel n'est pas clair ou est complètement supprimé. L'individu est pensé indépendamment des structures et de la filiation et n'est fixé que sur la base de sa simple présence corporelle effective, de son système nerveux réactif et de sa capacité à se mouvoir de manière autonome. D'une certaine manière, l'individu en tant que concept est le mieux compris dans la théorie béhavioriste: dans cette théorie, la personne est une boîte noire, et ce qui interagit avec l'environnement est l'individu dans son état empirique prima facie. Cependant, si l'individu est bien un fait réaliste d'un point de vue empirique, en tant que concept métaphysique, il est purement nihiliste. Le comportementalisme affirme qu'il ne sait rien du contenu de la boîte noire et, en outre, qu'il ne s'intéresse pas à ce contenu. En principe, il s'agit d'une conclusion logique de la philosophie américaine du pragmatisme. Mais ce n'est pas parce que le contenu n'est "pas intéressant" qu'il n'existe pas. C'est très important: le pragmatisme pur, s'il refuse de s'intéresser à la structure de l'individu, le fait encore avec modestie et n'en tire aucune conclusion sur l'ontologie de ce qui se trouve dans la "boîte noire". Le pragmatisme américain n'est donc un individualisme qu'en partie - dans son aspect empirique. L'individualisme radical a des racines différentes - purement anglaises - et est associé à l'idée de l'élimination de tous les liens de filiation. En d'autres termes, l'individualisme se construit sur l'anéantissement conscient et cohérent de l'individu, sur sa négation et sur l'attribution à cette négation d'un statut métaphysique et moral: l'anéantissement de l'individu est un mouvement vers la "vérité" et la "bonté", ce qui signifie "la vérité de l'individu" et "la bonté pour l'individu".

On voit ici la frontière entre l'indifférence et la haine: le pragmatisme américain est tout simplement indifférent à l'individu, tandis que le libéralisme anglais et ses dérivés universalistes et mondialistes le haïssent et cherchent à le détruire. Il s'agit de transformer l'individu, en partant d'un concept vide, obtenu par soustraction de quelque chose de réel, dans lequel la séparation physique de l'être singulier est imbriquée avec l'élément de l'abîme métaphysique (obtenu par l'élimination de l'individu et de toutes les structures qui le fondent).

L'économie de la personnalité

Après cette explication, il est facile d'appliquer les deux concepts - personnalité et individu - à l'économie. Le travailleur intégral (total) est précisément la personnalité économique, et non l'individu économique. L'intégralité, que nous caractérisons comme le lien entre la production et la consommation et la propriété des moyens de production, est complétée par la caractéristique la plus importante: l'inclusion dans des structures sociales de nature organique. Le travailleur intégral vit (y compris la production et la consommation) dans un environnement historique et culturel qui lui offre un ensemble ramifié d'identités collectives. Cet ensemble prédétermine sa langue, son clan, sa faction, sa place dans le système de parenté [3] (C.Lévi-Strauss), son sexe, sa religion, sa profession, son appartenance à une société secrète, son rapport à l'espace, etc. Dans chacune de ces structures, l'homme occupe une certaine place qui lui confère une sémantique appropriée. C'est ce qui détermine son activité économique. L'ouvrier (en premier lieu le paysan) ne travaille pas seulement pour survivre ou s'enrichir, mais pour bien d'autres motifs, beaucoup plus importants, qui découlent des structures qui forment sa personnalité. Le travailleur travaille en raison de la langue (qui est aussi une sorte d'économie - un échange de paroles, de salutations, de bénédictions ou de malédictions), de la parenté, du sexe, de la religion et d'autres statuts. En même temps, le travail implique la personne tout entière - dans toute la diversité de ses éléments constitutifs. En ce sens, le travailleur intégral dans le processus économique affirme constamment et continuellement des structures personnelles, ce qui fait de l'économie une sorte de liturgie ontologique, de création, de défense et de renouvellement du monde.

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La personnalité économique est une expression très concrète des propriétés de l'espèce, où ces propriétés, qui ont de multiples niveaux, se combinent de manière complexe et dynamique. Si les structures sont communes (bien que cette communauté ne soit pas universelle, mais déterminée par les frontières de la culture), leur expression et leur affirmation dans la personnalité sont toujours distinctes: non seulement les structures elles-mêmes sont différentes dans certains cas (par exemple, dans le domaine du sexe, de la profession, des castes, de l'endroit où elles se trouvent, etc.), mais leurs moments se manifestent avec différents degrés d'intensité, de pureté et d'éclat. D'où l'apparition de différences qui rendent la vie imprévisible et diversifiée: les individus qui reflètent des combinaisons de structures communes (ajustées aux frontières culturelles) sont toujours diversifiés, car ils portent des éléments de ces structures accentués et combinés différemment. C'est ce qui nous permet de considérer la société à la fois comme quelque chose d'uniforme, de permanent et soumis à une logique paradigmatique commune, et comme quelque chose d'unique et d'historique à chaque fois, puisque la liberté individuelle est extrêmement grande et peut générer d'innombrables situations.

Néanmoins, la société du travailleur intégral dans son ensemble est déterminée par l'unité du paradigme, où la loi principale est la domination de l'individu en tant que gestalt de base.

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Une telle société est toute société traditionnelle, où la sphère de l'économie est distinguée comme une sphère séparée et indépendante, distincte de l'autre sphère, qui comprend les guerriers, les dirigeants et les prêtres. Il est important que les guerriers et les prêtres ne participent pas directement à l'économie et agissent comme l'Autre, appelé à consommer les surplus de l'activité économique du travailleur intégral. Il est important qu'il s'agisse du surplus. Si les guerriers et les prêtres exigeaient autre chose que le surplus (La part maudite, G. Bataille [4]), les travailleurs mourraient de faim et de pénurie, ce qui entraînerait la mort des guerriers et des prêtres eux-mêmes. En même temps, dans les sociétés où il n'y a pas de stratification sociale, les destinataires de la destruction de la "partie maudite" (l'excès) sont les esprits, les morts et les dieux en l'honneur desquels le potlatch est célébré. Le mot russe "lihva" est très expressif : il signifie quelque chose de superflu, ainsi que les intérêts bancaires, et vient de la base "liho", "mal".

De cette observation découle un principe important de la théorie du labeur intégral: la communauté de travail des labeurs intégraux doit être souveraine au sens économique du terme, c'est-à-dire qu'elle doit être en autarcie complète dans tous les sens du terme. Dans ce cas, elle sera indépendante de la superstructure (guerriers et prêtres), qui peut consommer la "partie maudite", ou qui peut être absente, auquel cas la "partie maudite" sera détruite par les travailleurs intégraux eux-mêmes au cours d'un rituel sacré. Ainsi, la condition préalable à l'intériorisation de la malédiction est éliminée. Et cette intériorisation de la malédiction est la scission (Spaltung) que signifie le capitalisme.

Le capitalisme entraîne la scission de l'individu économique, son détachement des structures, c'est-à-dire sa dépersonnalisation. Cela conduit en même temps à la dé-supervision de la communauté de travail, à sa dépendance vis-à-vis de facteurs externes, à la division du travail et à la malédiction économique : le travailleur intégral (paysan) devient un bourgeois, c'est-à-dire un consommateur immanent de la partie maudite. C'est ainsi que commence la désintégration du caractère personnel de l'économie et le changement de la nature même de l'économie: de l'économie en tant que mode de vie sacré dans le cadre de structures personnelles à l'économie en tant que moyen d'accumuler des ressources matérielles. Selon Aristote, il s'agit du passage de l'économie (οἰκονόμος) à la chrématistique (χρηματιστική). L'individu est la figure centrale de l'économie en tant que ménage. L'individu est l'unité artificielle de la chrématistique en tant que processus continu d'enrichissement.

L'individu chrématistique

Le modèle du capitalisme repose sur une vision de la société comme un ensemble d'individus économiques. En d'autres termes, le capitalisme n'est pas une doctrine économique relevant du ménage des individus, mais un dispositif anti-économique qui absolutise le chrématistique comme schématisation de l'activité égoïste des individus. L'individu chrématistique est le résultat de la scission (Spaltung) de l'individu économique.

Le capitalisme suppose qu'au cœur de l'activité économique se trouve l'individu qui cherche à s'enrichir. Non pas celui qui vise l'équilibre dans la structure cosmique et l'élément sacré de la liturgie du travail (en tant que travailleur intégral), mais précisément à l'enrichissement en tant que processus monotone et augmentation de l'asymétrie. Cela signifie que le capitalisme est le désir conscient d'intérioriser et de cultiver la "partie maudite". C'est précisément ce qu'est l'individu chrématistique - il cherche à maximiser la richesse, et ce désir se reflète dans le capitalisme du désir. Le désir est ici dépersonnalisé (d'où la "machine à désirer" de M. Foucault), car il ne s'agit pas du désir de l'individu, reflet des structures de filiation, mais de la volonté nihiliste de l'individu, dirigée contre les structures en tant que telles. Ce désir chrématistique est la force du nihilisme pur, dirigé non seulement contre l'individu, mais aussi contre l'économie en tant que telle, et plus encore contre l'individu en tant que structure.

Le capitalisme détruit le cosmos en tant que champ sacré d'existentialisation de la communauté des individus, pour affirmer à la place un espace de transactions entre des individus chrématistiques. Ces individus n'existent pas parce que chaque personne particulière reste - même sous le capitalisme - phénoménologiquement une personne, c'est-à-dire l'intersection d'une filiation collective. Mais le capitalisme cherche à réduire au maximum cet aspect personnel, ce qui n'est possible qu'en remplaçant l'humanité par des individus post-humains. C'est dans le passage au post-humanisme que le désir chrématistique atteint son apogée: la "part maudite" réalise l'implosion de l'humain commencée avec le capitalisme.

Une transaction parfaite n'est possible qu'entre deux cyborgs, réseaux neuronaux totalement dépourvus d'existentiel et de connexion aux structures personnelles.

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Mais le cyborg n'est pas introduit dans l'économie aujourd'hui. Dès le début, le capitalisme a traité précisément avec le cyborg, car l'individu chrématistique est le cyborg, un concept artificiel obtenu par la division du travailleur total (intégral). Le prolétaire et le bourgeois sont tous deux des figures artificielles obtenues en divisant le paysan (la troisième fonction traditionnelle) et en pliant ensuite artificiellement les parties en deux ensembles non équilibrés, les exploités urbains et les exploiteurs urbains. Le bourgeois cyborg et le prolétaire cyborg sont à la fois individuels et mécanistes: mais le premier est dominé par la "partie maudite" libérée, le second par le sombre destin mécanique de la production enraciné dans la pauvreté et l'insignifiance de la matière. Nous devenons bourgeois et prolétaires lorsque nous cessons d'être des êtres humains, lorsque nous renonçons à notre personnalité.

L'eschatologie économique et la 4PT (Quatrième théorie politique)

Dans le contexte de la structure générale de la quatrième théorie politique, nous pouvons parler de la structure eschatologique de l'histoire économique.

Au début se trouve la personnalité économique, le travailleur intégral (total) qui, dans la concrétisation des sociétés indo-européennes (principalement en Europe), est représenté par la gestalt du paysan. La personnalité à part entière est le paysan, qui représente l'aspect de l'homme (au sens large de l'Anthropos) tourné vers l'élément Terre. En cultivant les céréales qui donnent le pain, le paysan traverse le mystère de la mort et de la résurrection, voyant dans le destin du grain le destin de l'homme. Le travail paysan est un mystère d'Eleusis, et il est important que le don de Déméter aux hommes, grâce auquel ils sont passés de la chasse et de la cueillette à l'agriculture (c'est-à-dire le don de la révolution néolithique), soit sont passés au pain et au vin, à l'épi et à la grappe de raisin. Le paysan est un être de mystère, et l'économie au sens premier du terme était basée sur les mystères de Déméter et de Dionysos. Ces cultes n'accompagnaient pas seulement l'activité paysanne, ils étaient cette activité elle-même, représentée de manière paradigmatique. Les Athéniens considéraient qu'une personne à part entière était un initié aux mystères, et plus précisément aux mystères d'Eleusis - les mystères du pain et du vin, c'est-à-dire aux mystères paysans de la mort et de la nouvelle naissance. Cette figure est celle du travailleur intégral.

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Le moment suivant de l'histoire économique est l'avènement du capitalisme. Il est associé à la scission de la personnalité économique, à la désintégration de l'image intégrale du laboureur sacré et, par conséquent, à l'industrialisation, à l'urbanisation et à l'émergence de classes - la bourgeoisie et le prolétariat. Le capitalisme postule l'individu chrématistique comme une figure normative, le décrivant comme une symbiose entre l'animal et la machine. La métaphore animale "explique" la volonté de survie et le "désir" (ainsi que la motivation prédatrice du comportement (anti)social - le lupus de Hobbes), et la rationalité (la "raison pure" de Kant) est considérée comme le prototype de l'intelligence artificielle.

Ceci était implicite dans le capitalisme précoce (Modernité précoce) et explicite dans le capitalisme tardif (postmoderne). Ainsi, le travailleur intégral a répété une fois de plus le destin du grain - non plus dans la structure du cycle rural annuel, mais dans l'histoire "linéaire". Cependant, le temps linéaire du capitalisme est un vecteur orienté vers l'élément pur de la mort, que rien ne suit et qui n'est chargé de rien. La mort de la modernité est une mort sans résurrection, une mort sans sens ni espoir. Et ce vecteur de mort irréversible, d'anéantissement, atteint son maximum au moment de l'apparition de l'individu pur, comme point culminant du capitalisme en tant que stade historique. L'individu pur doit être porteur d'immortalité physique, car il n'y aura rien en lui qui puisse mourir. Il ne doit y avoir en lui aucun soupçon de structure ou de filiation. Il doit être totalement libéré de toute forme d'identité collective ainsi que d'existentialité. C'est la "fin de l'économie" [5] et la "mort de l'individu", mais en même temps l'épanouissement du chrématistique et l'immortalité de l'individu (posthumain). Le grain de l'humain pourrit, mais à sa place vient non pas une vie ressuscitée, mais un simulacre, un Antéchrist électronique. Le capital, étymologiquement lié à la tête (du latin caput), c'est-à-dire le capital, a historiquement été une préparation à la venue de l'intelligence artificielle.

Quel est donc l'aspect économique de la quatrième théorie politique qui défie le libéralisme dans sa phase finale ?

Théoriquement, un retour radical au travailleur intégral, à l'individu économique contre l'"ordre" capitaliste désintégré (ou plutôt le chaos contrôlé) et l'individu chrématistique devrait être défendu. Cela signifie une désurbanisation radicale et un retour aux pratiques agricoles, à la création de communautés paysannes souveraines. Tel est le programme économique de la Quatrième théorie politique - la résurrection de l'économie après la nuit noire de la chrématistique, la renaissance de l'individu économique de l'abîme de l'individualisme.

Mais nous ne pouvons pas ignorer l'échelle sans fond du nihilisme capitaliste. Le problème n'a pas de solution technique: le capitalisme ne peut pas être corrigé, il doit être détruit. Le capitalisme n'est pas seulement l'accumulation de la "part maudite", il est cette "part maudite" elle-même, son essence même. Par conséquent, la lutte contre le capitalisme n'est pas une compétition pour un mode de vie plus efficace, mais une lutte religieuse eschatologique contre la mort. Le capitalisme est historiquement, ou plutôt hiérohistoriquement, seynsgeschichtlich, l'avant-dernier accord du mystère d'Éleusis. L'économie pourrit sous les coups de boutoir de la chrématistique, la personnalité économique est brisée par l'individu, l'élément et la structure de la vie sont détruits par la mécanique du désir électronique. Mais tout cela a un sens si nous prenons l'histoire économique comme un mystère. Nous sommes à la dernière heure de l'aube. Le capitalisme d'aujourd'hui est arrivé à sa dernière ligne. Le sceau de l'Antéchrist électronique a été brisé, tout apparaît au grand jour. Il ne s'agit pas seulement d'une crise ou d'une défaillance technique, nous entrons dans le moment du Jugement dernier.

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Mais c'est le moment de la résurrection. Et pour que la Résurrection ait lieu, il faut un sujet de la Résurrection, c'est-à-dire un initié, une personnalité, un paysan, un être humain. Mais c'est précisément cette figure qui meurt dans l'histoire. Et elle semble avoir disparu. Elle est déjà partie. Et il est impossible de la ramener: la distance qui nous sépare du moment de l'innocence (la société traditionnelle) est irréversible et s'accroît à chaque instant. Mais en même temps, la distance qui nous sépare du moment final de la résurrection se réduit. Et tout le pari repose sur le fait que ce qui est destiné à être ressuscité se maintiendra jusqu'au dernier coup de tonnerre explosif des trompettes de l'archange.

C'est pourquoi, à la limite, nous ne voyons pas seulement un travailleur intégral, un paysan, une personnalité économique, mais un travailleur intégré, non pas une personnalité de grain, mais une personnalité d'épi, une personnalité de pain, une personnalité de vin. Le paysan d'aujourd'hui est enrôlé dans la milice, son destin à la dernière heure de l'aube - l'heure la plus sombre - est de faire partie de l'armée économique dont le but est de vaincre la Mort, de dompter à nouveau le temps en le soumettant à l'éternité. La quatrième théorie économique ne peut être une autre projection et un autre fantasme de modernisation et d'optimisation. Ce ne sont pas nos projections et nos fantasmes, ils sont encodés et intégrés dans notre imaginaire par le Capital. Nous devons penser personnellement, et non individuellement, historiquement, et non situationnellement, économiquement, et non chrématistiquement. Il ne s'agit pas de construire une meilleure économie que le libéralisme, mais de savoir comment détruire la "partie maudite". La richesse accumulée est un don du diable, elle se désintégrera en éclats au premier chant du coq. Seul le don gratuit nous appartient personnellement, seul le don, la donation, la gratuité constitue notre patrimoine. Le rêve de l'économie doit donc être sciemment résurrectionnel, résurrectionnel, un rêve du Don.

Notes:

[1] Mauss M., Sociétés. L'échange. Personnalité. Ouvrages d'anthropologie sociale. М., Littérature orientale, 1996. Mauss M., Une catégorie de l'esprit humain : la notion de personne celle de "moi" //Journal of the Royal Anthropological Institute. vol.LXVIII, Londres, 1938.

[2] Benedict R., Patterns of Culture. NY : Mentor, 1934 ; Wallace A., Culture and Personality. NY : Random House, 1970 ; LeVine R. A., Culture, Behaviour, and Personality. NY : Aldine Publishing, 1982 ; Funder D., The Personality Puzzle. NY : Norton, 1997 ; The Psychodynamics of Culture : Abram Kardiner and Neo-Freudian Anthropology. NY : Greenwood Press, 1988.

[3] Lévi-Strauss C., Les Structures élémentaires de la parenté. Paris; La Haye: Mouton, 1967.

[4] Bataille G., La part maudite. Moscou : Ladomir, 2006.

[5] Douguine A.G., La fin de l'économie. SPb:Amfora, 2005.

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La propagande, la science du mensonge

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La propagande, la science du mensonge

par Roberto Pecchioli               

Source: https://www.ariannaeditrice.it/articoli/propaganda-la-scienza-della-menzogna

Être perché du mauvais côté de la barrière permet de dire des choses inconfortables, désagréables, qui ne seront pas entendues parce qu'elles sont le fruit de l'esprit de ceux qui sont mal à l'aise dans l'époque en laquelle ils doivent vivre. Peu d'aspects de la société contemporaine sont aussi insupportables que la publicité, son intrusion, son infiltration partout, son occupation de l'imaginaire, sa modification non seulement des habitudes commerciales, mais aussi du langage, des comportements, des préférences, des modes de vie. Nous détestons son faux optimisme d'aboyeur, ses techniques très raffinées, sa capacité à utiliser - selon les produits, les services, les idées qu'elle sert - le registre mélioratif, quasi hypnotique, la gaieté forcée du consommateur satisfait, la fausse neutralité "scientifique" lorsqu'elle vante des produits de santé ou d'hygiène, sa capacité à pénétrer et à coloniser l'imaginaire collectif. Aujourd'hui, elle a acquis la capacité de devenir personnalisée, sur mesure, grâce au profilage du net et du smartphone, à l'habitude inconsidérée de dévoiler sur les réseaux sociaux ses habitudes, ses déplacements, ses préférences et ses manies.

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Personne ne peut demander à la publicité de dire la vérité: ce n'est pas son but. Elle doit affirmer et vendre des comportements, déterminer des choix - et pas seulement des achats -, diffuser, créer ou normaliser des conduites, des idées. C'est-à-dire qu'elle doit "propager" quelque chose, en premier lieu la forme-marchandise et son fétichisme (Marx), mais aussi des visions, des propensions, l'acceptation ou le rejet d'idées ou de modes de vie. Sur le moteur de recherche le plus important au monde, Google, nous avons trouvé, à la question de la différence entre propagande et publicité, une réponse - la première, celle que des millions de personnes accepteront comme vraie - effrayante par la charge de mensonges qu'elle affirme. "La propagande communique des vérités, des certitudes et des valeurs dans le but de les faire passer dans le sens commun, tandis que la publicité informe sur un produit qui résout un problème quotidien".

Une telle définition - fruit des ateliers sous-culturels du système - est une propagande flagrante, un mensonge élevé au rang de système, et en même temps une publicité pour le système de consommation. Chaque mot de la prose du géant des géants, maître de nos vies, peut être facilement déconstruit. Propagande est le gérondif pluriel latin du verbe propagare ("les choses à répandre") et la définition correcte est "l'action tendant à influencer l'opinion publique, à l'orienter vers certains comportements collectifs, et l'ensemble des moyens par lesquels elle est mise en œuvre". "En ce qui concerne les produits et services commerciaux, on utilise le terme de publicité, l'ensemble des moyens de diffusion de la connaissance et de la vente de biens et de services. Cependant, les deux concepts tendent à coïncider, puisque tout - dans la marchandisation intégrale de la vie - est produit. La propagande et la publicité sont de plus en plus difficiles à distinguer de la vérité.

Aucune activité n'échappe à la griffe de la communication intéressée à faire connaître une marque, un nom, une marchandise. Pas moins de cinq stades d'équipes de football de la Serie A portent le nom - provisoire et payant - de sociétés commerciales. Pratiquement aucune initiative publique - culturelle, civique, caritative, etc. - ne peut avoir lieu sans qu'au moins un sponsor - groom, encore un mot latin ! - pour la financer en échange de visibilité et de publicité, directe et indirecte. La publicité occupe non seulement notre imagination, mais aussi notre temps et nos sens. Quiconque écoute la radio, regarde une émission de télévision ou consulte des contenus sur le net est bombardé de publicités, d'annonces à caractère publicitaire et/ou propagandiste. Il existe même un indice de "crowding" que les radiodiffuseurs sont censés respecter, mais qu'ils contournent par divers artifices qui font de la programmation "normale" un intermède entre d'interminables blocs publicitaires. En outre, d'autres publicités ou propagandes subliminales (les sensations qui se produisent sous le niveau de la conscience, trop faibles pour être ressenties, mais capables d'influencer l'inconscient et de conditionner le comportement) sont insérées dans les grilles.

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Il y a de nombreuses années, au début de l'explosion publicitaire produite par la télévision commerciale, un couple d'amis nous a parlé avec inquiétude des pleurs de leur petit garçon qui n'acceptait pas la fin des publicités et la reprise des programmes. La publicité et la propagande agissent sur chacun d'entre nous, mais deviennent dévastatrices pour les plus jeunes, dont elles créent le comportement et la vision du monde. Le premier est le désir de consommer des produits, de porter des vêtements et de posséder des objets "signés" (et non fabriqués !) par telle ou telle entreprise. La marque (brand) prime sur le produit. Karl Marx serait fou de voir comment sa distinction entre valeur d'usage et valeur d'échange a pris fin. Le concept de biens "durables" disparaît également: on produit pour consommer, indépendamment de l'utilité, en programmant l'obsolescence pour induire une nouvelle consommation que l'appareil publicitaire se charge de propager en créant le besoin. L'un des mensonges les plus singuliers de la communication publicitaire est l'insistance sur le bonheur artificiel du consommateur. Satisfaction éphémère, aussitôt contrariée par le désir compulsif d'autres biens, d'autres marques, d'autres modes de vie à l'imitation de ceux de la publicité.

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Aucun aspect de la vie n'échappe à la propagande : la politique, le sport, la culture (l'industrie culturelle, comme l'entendaient Adorno et Horkheimer), les idées, les principes fondateurs de la société. Une marque d'eau minérale propage son produit comme la boisson d'une famille homo et transgenre heureuse. En revanche, aucune campagne publicitaire ne met en garde contre l'usage et les effets des drogues, alors qu'une machine multimédia efficace diffuse des valeurs qui conduisent à l'usage de certaines substances. Médicalisation de la vie, diffusion de modèles de compétition permanente pour lesquels il faut être "performant", ce qui passe par l'utilisation de médicaments ou, pire, de drogues. De combien diminuerait la consommation de stupéfiants, de pilules, de cocktails de substances diverses, si un État réellement soucieux du bien commun ou un véritable philanthrope - pas Soros, Gates, Rockefeller - investissait des sommes importantes pour diffuser des modes de vie sans rapport avec les drogues et autres addictions ? Impossible : le système est basé sur la consommation, l'usage de drogues génère des revenus, le mensonge est donc indispensable. La publicité et la propagande sont la science du mensonge.

 Ce n'est pas nous qui le disons, nous qui avons l'habitude de nous tromper, mais les inventeurs des appareils de manipulation, d'endoctrinement et d'inculcation auxquels nous sommes soumis.

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Dans le domaine de la communication politique et des valeurs, le livre de Marcello Foa, Gli stregoni della notizia, est fondamental. Les sorciers (stregoni) sont ceux qui maîtrisent la communication "comme un ensemble de techniques unilatérales d'endoctrinement du public". Ce sont des manipulateurs professionnels, des menteurs en permanence. Leur arme principale est le "cadre", le cadre qui délimite ce qui peut être vu. Foa fait la comparaison avec un tableau représentant une ville en flammes, avec à côté une forêt envahie par des oiseaux fuyant les flammes. Si l'on découpe la forêt et qu'on l'encadre, on obtient un tableau représentant une magnifique forêt peuplée d'oiseaux joyeux. C'est ainsi que fonctionne notre esprit: au-delà de la réalité objective, nous percevons le monde à travers ce qui entre dans notre cadre, via les "lunettes cognitives" (Wittgenstein) avec lesquelles nous observons le monde. La magie des sorciers réside dans leur capacité à créer le cadre de référence.

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"La manipulation consciente et intelligente des opinions et des habitudes des masses joue un rôle important dans une société démocratique ; ceux qui maîtrisent ce dispositif social constituent un pouvoir invisible qui dirige véritablement le pays".

C'est ainsi que s'ouvre le livre intitulé Propaganda d'Edward Bernays, père des relations publiques et de la publicité. Neveu de Freud installé en Amérique, il débute sa carrière au sein de la commission gouvernementale chargée de convaincre les Américains de participer à la Première Guerre mondiale. C'est ainsi qu'est née la célèbre affiche représentant l'Oncle Sam, le doigt pointé et les mots "I want you for U.S. Army" (Je vous veux dans l'armée américaine). Bernays, payée confidentiellement par les multinationales du tabac, convainc les femmes de fumer dans une campagne d'émancipation féminine où chaque femme "de carrière" est invariablement représentée avec une cigarette à la main ou à la bouche. En 1954, elle a mené une campagne contre le président du Guatemala qui envisageait de nationaliser les terres de la United Fruit Company, ce qui a conduit à son éviction, qui a satisfait les intérêts américains.

Il semble que son livre, publié en 1928, ait été inspiré par Joseph Goebbels, le ministre de la Propagande du Troisième Reich. Un passage significatif révèle la réalité dans laquelle nous sommes plongés: "la manipulation secrète est nécessaire à la démocratie. Nous sommes dans une large mesure gouvernés par des hommes dont nous ne savons rien, mais qui sont capables de modeler notre mentalité, d'orienter nos goûts, de nous suggérer ce qu'il faut penser. Un gouvernement invisible façonne nos esprits". Et encore: "Nous avons volontairement laissé à un gouvernement invisible le soin de trier les informations, d'identifier le problème principal et de le ramener à des proportions réalistes. Nous acceptons que nos dirigeants et les organes de presse qu'ils utilisent nous signalent les questions qu'ils jugent d'intérêt général. Nous acceptons qu'un guide moral, un pasteur, un savant ou simplement une opinion populaire nous prescrive un code normalisé de comportement social auquel nous nous conformons la plupart du temps". Les persuadeurs ne sont nullement cachés.

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L'important, révèle Bernays, est de nous donner l'illusion que nous agissons selon notre volonté : "On peut critiquer certains phénomènes, notamment la manipulation de l'information, l'exaltation de l'individualisme et tout le battage publicitaire autour de personnalités politiques, de produits commerciaux ou d'idées sociales. Mais ces activités sont nécessaires à une vie bien ordonnée. Les techniques d'encadrement de l'opinion publique ont été inventées puis développées au fur et à mesure que la société se complexifiait et que le besoin d'un gouvernement invisible devenait de plus en plus nécessaire". Ainsi, sans manipulation secrète, la démocratie ne serait pas possible. "La machine à vapeur, l'imprimerie et l'alphabétisation des masses ont arraché le pouvoir aux souverains et l'ont remis au peuple qui l'a reçu en héritage. Le suffrage universel et la généralisation de l'éducation ont renforcé ce processus. Aujourd'hui, cependant, une réaction se profile, la minorité a découvert qu'elle pouvait influencer la majorité en fonction de ses intérêts ; il est désormais possible de modeler l'opinion des masses afin de les convaincre d'orienter leur pouvoir nouvellement acquis dans la direction souhaitée. Un processus inévitable, compte tenu de la structure actuelle de la société".

Les techniques de propagande et de manipulation peuvent être utilisées pour exploiter les impulsions, les instincts, les pulsions et inculquer de nouvelles croyances. "La propagande est l'organe exécutif du gouvernement invisible. La publicité et la propagande font partie des techniques les plus sophistiquées du soft power, une expression inventée par Joseph Nye - professeur à Harvard et conseiller du gouvernement américain - pour désigner la capacité à influencer les comportements par la persuasion plutôt que par la coercition. Actualités télévisées, films, publicités, séries télévisées, jeux vidéo, émissions sportives, programmes scolaires, éducation. La société postmoderne se reproduit, construit un consensus par le biais d'une propagande totale 24 heures sur 24, du berceau à la tombe. Le martelage incessant a remplacé les moyens violents des anciens totalitarismes sans en changer la substance. Notre société est fondée sur la propagande, le facteur le plus important pour façonner et contrôler les comportements. Un véritable goulag mental, le dispositif qui nous asservit à une liberté artificielle et contrôlée, en nous convainquant de la liberté de nos choix. Le miracle de la manipulation.