mercredi, 28 septembre 2011
Contre la dictature des chiffres : le monde n’est pas une addition
Contre la dictature des chiffres : le monde n’est pas une addition
par Pierre LE VIGAN
Tous les jours des chiffres. Même dans le secteur social et humain, il est question de quantitatif. Quelle est le chiffre de votre « file active » ? Combien de contrats d’insertion par mois ? C’est la tyrannie du nombre. Et plus encore la tyrannie du calcul. Tout se compte, s’évalue en nombre. Le corps se réduit à son poids, l’intelligence se réduit à la mesure de sa performance. Isabelle Sorente, polytechnicienne, femme de théâtre et aussi amateur de voltige aérienne a consacré un livre à ce phénomène. « Compter, toujours compter, les heures, les minutes, c’est ce qui nous perd ». Le titre du livre : addiction générale. Un titre un peu trompeur. On croira qu’il s’agit d’un livre sur les addictions, les dépendances excessives en d’autres termes. Ce n’est pas tout à fait cela. C’est un livre sur la dépendance aux chiffres. La dépendance aux additions. La volonté de tout chiffrer. Même les malheurs du monde. Peut-être pour les exorciser. « Nous nous trouvons dans la même situation que les hommes du dix-huitième siècle, face au défi de réhabiliter la raison, non pas devant un Dieu mais devant une croyance réductrice, addictive, un obscurantisme aussi toxique pour l’individu que pour son environnement, ce mythe naïf qui veut qu’un chiffre fasse le bonheur. Il est temps d’en finir avec cette superstition » dit Isabelle Sorente (entretien à R.F.I., 3 juillet 2011). L’imitation de la machine calculante a remplacé pour les esprits modernes l’Imitation de Jésus-Christ, note-t-elle encore.
La pensée calculante remplace l’expérience
Calculer est souvent nécessaire mais calculer seulement c’est plus souvent encore ne pas comprendre et ne pas ressentir. La pensée calculante remplace l’expérience. Le res cogitans est rabattu sur le res extensa, le non mesurable sur le mesurable. D’où une dichotomie néfaste à l’équilibre humain : dans le travail, tout est calcul mais l’homme étant ce qu’il est, on lui concède de se « lâcher » ailleurs, dans un cadre bien précis : clubs, vacances, … « On nous force à avoir des affects séparés de la raison » remarque très justement Isabelle Sorente. Comme s’il fallait compenser un abrutissement par un autre. Face à cela, il faut réhabiliter plusieurs choses. Il s’agit d’abord de la compassion. « J’appelle compassion ce déplacement élémentaire de l’esprit humain, qui permet de s’imaginer à la place d’un autre. » La compassion n’est pas la pitié. C’est bien plutôt le complément de la sympathie chez David Hume (Traité de la nature humaine, 1740). « La compassion est la seule façon de penser notre relation bien réelle d’interdépendance au reste du monde, de la penser sans romantisme ni naïveté. Elle n’est pas réservée aux croyants, aux psychanalystes ou âmes sensibles. […] La compassion est ce qui distingue la raison multidimensionnelle, créatrice, humaine, d’un calcul linéaire, compulsif, largement insuffisant à penser les mutations technologiques et écologiques que nous sommes en train de vivre » (entretien d’Isabelle Sorente avec Fraterphilo, 19 février 2011). La compassion ne suffit pas à faire une politique mais elle y entre pour une part : c’est la pensée du « care », c’est-à-dire du soin. « Celui qui veut retrouver la raison doit pouvoir se mettre à la place d’une bête. » Le « care » est une idée qui a été développée par le sociologue Carol Dilligan, elle est en rapport avec une justice proche de l’équité telle que John Rawls l’a défendue dans Théorie de la justice. On est bien sûr loin de Rousseau et de ses rêves sympathiques mais sans doute impraticables de souveraineté populaire absolue. Deuxième valeur : retrouver la distance à soi. C’est précisément parce que la compassion n’est pas la pitié ni la fusion que la distance à soi et aux autres est nécessaire pour retrouver le meilleur de l’individuation, à savoir l’autonomie du sujet, être social et politique : jamais sans les autres mais jamais non plus noyé dans les autres. Bonne antidote contre les totalitarismes, non seulement ceux d’hier mais aussi ceux d’aujourd’hui, particulièrement pernicieux car avançant masqués : masque de l’hygiénisme, du politiquement correct, etc. Au moment où l’individualisme se réduit à des choix marchands (se distinguer des autres par sa voiture ou son écran de télé), la distance à soi est le moyen de retrouver les vertus de l’individu sujet raisonnant et sensible à la fois, non plus arraisonné par les machines et par une société machinale. Comme l’avait bien vu Marcuse, l’homme n’est pas unidimensionnel. Il est pluridimensionnel. C’est pourquoi il faut sortir à la fois du calcul et de la dictature de l’urgence que notre société génère. C’est pourquoi il faut retrouver la bonne distance aux autres : « Trop loin, l’autre n’existe pas plus qu’un passant sans visage. Confondu à moi, nous nous perdons ensemble dans le délire fusionnel » écrit Isabelle Sorente. « L’ami présent en cas de coup dur ne nous remonte pas seulement le moral, il nous fait aussi retrouver la raison. » Sortir donc du « tout tout-de-suite ». Réhabiliter la raison contre les superstitions modernes de la maîtrise de tout, y compris de l’espace et du temps. Ne pas croire que la maladie ou l’échec vient forcément d’erreurs de calcul dans le programme de la vie mais d’une erreur plus fondamentale : croire que la vie est un programme.
Éloge de la sobriété
Compassion, distance, mais aussi une troisième valeur : la sobriété. Savoir se limiter. Trouver les chemins de la sobriété heureuse, comme dit Pierre Rabhi. « Nous vivons dans une société qui n’a mis aucune limite à la recherche de satisfaction de nos besoins réels et imaginaires » dit Pierre Rabhi. » La modernité, dans son principe premier et ses intentions originelles, aurait pu, en s’appuyant sur la révolution industrielle, être une chance pour l’humanité. Mais elle a commis une erreur fatale, dont nous commençons seulement à mesurer les conséquences désastreuses avec la grande crise d’aujourd’hui : elle a subordonné le destin collectif, la beauté et la noblesse de la planète Terre dans sa globalité à la vulgarité de la finance. » De là s’impose la nécessité de se recentrer sur l’essentiel. Un programme à engager de suite mais en prenant son temps : l’avenir dure longtemps.
Pierre Le Vigan
Isabelle Sorente, Addiction générale, J.-C. Lattes, 2011, 220 p., 17 €.
Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Actes Sud, 2010, 140 p., 15 €.
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