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vendredi, 24 juin 2016

L’inclassable Christian Dutoit nous a quittés

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Robert Steuckers :

L’inclassable Christian Dutoit nous a quittés

La Flandre orpheline de son esprit le plus transversal

J’ai dû apercevoir Christian Dutoit pour la première fois en 1975, quand il fréquentait un estaminet de Louvain. Il était, je l’apprendrai plus tard, étudiant en histoire à la KUL. J’étais en philologie germanique à l’UCL (les germanistes ayant été les derniers à quitter Leuven…). Dans mes souvenirs, je le revois devant la porte d’un bar très animé. Il avait fondé le groupe socialiste flamand Arbeid (= Travail), avec la ferme intention de coupler le combat identitaire flamand à la question sociale car une horreur hantait alors tous les esprits non conformistes : la répression sanglante des grèves des mineurs limbourgeois entre 1966 et 1970, où les soudards de la gendarmerie belge, complètement bourrés, avaient tiré sur des paroissiens qui sortaient de l’église (et n’étaient donc pas des grévistes violents) et avaient frappé à coups de crosse les convives d’un café du coin, y compris la propriétaire enceinte et déjà mère de six enfants. A l’époque, un comité Zwartberg (du nom de la cité minière) avait vu le jour sous la direction d’un ouvrier mineur, Segers, et dans le cadre de la Volksunie flamande (cf. http://www.npdoc.be/Van-Overstraeten-Toon/Witboek-over-Zw... ). Le parti autonomiste flamand avait été le seul à accueillir ces mineurs désemparés : déjà les socialistes avaient trahi la classe ouvrière, trahi les mineurs, ceux qui affrontaient les pires conditions de travail dans les pays industrialisés. Segers, dans un discours prononcé à Bruxelles vers les années 1975-76, avait déclaré vouloir défendre l’autonomie énergétique du pays : j’étais un obscur petit étudiant au fond de la salle. J’ai retenu sa leçon. L’autonomie énergétique est une valeur à défendre, à tout prix, à tout moment, sans jamais fléchir.

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L’action initiale de l’étudiant Dutoit s’inscrivait donc tout logiquement dans le sillage du scandale déclenché par cette répression inique, où tous les mineurs avaient été tirés dans le dos, et de cette première tentative de coupler nationalisme autonomiste et question sociale. L’idée trottait aussi dans nos têtes, celles de notre tout petit groupe. En 1977, je rencontre à Kraainem Alain Derriks, alors étudiant en journalisme à l’ULB : lui aussi, dont les origines étaient liégeoises et arlonnaises, voulait allier wallingantisme et question sociale, celle-ci étant incontournable dans la réalité wallonne, comme l’avait démontré avec brio Henri Mordant, dans une célèbre émission de la RTB(F). Derriks voulait un wallingantisme parallèle au flamingantisme, où tous deux, en synergie, renouaient et défendaient l’identité profonde de leurs régions respectives, une identité qui ne pouvait en aucun cas se défaire de ses composantes sociales, ainsi que l’avait aussi suggéré un grand sculpteur comme Georges Wasterlain : l’idéal ouvrier catholique du Père Daens d’Alost, le combat malheureux des mineurs du Limbourg, du renardisme wallon, l’idéal de la littérature prolétarienne (Malva, Hubermont) devaient fusionner dans une synthèse sorélienne et effervescente pour sauver le pays d’un encroûtement délétère, avant même que l’on ne parle de néolibéralisme, de thatchérisme ou de reaganomics. En même temps, les mineurs, les Kumpel de la Ruhr levaient aussi le drapeau noir de la révolte contre l’égoïsme social et la fermeture des mines, leur univers cruel mais qu’ils aimaient parce qu’ils souffraient pour le faire vivre. Charleroi, Liège, Genk, Zwartberg et le Kohlenpott de Duisburg et d’Oberhausen connaissaient un misérable destin commun, celui du démantèlement de l’autonomie énergétique européenne sous les coups de la folie eurocratique. Les Lorrains et les Artésiens partageaient à coup sûr le même sort dans l’Hexagone.

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En 1979, se tiennent les premières élections européennes. Les partis politiques présentent leurs programmes sur la Grand’ Place de Bruxelles. Libéraux, socialistes et démocrates-chrétiens étalent leurs dépliants aux phrases insipides. Derriks et moi ne dissimulons pas notre mépris face à ces établis tout en stupidité, verbeux et cravatés. Seul le Sénateur Walter Luyten de la Volksunie présente une foison de documents sur le combat identitaire des peuples sans Etat, du Pays de Galles au Tyrol et de la Frise à la Galice. Ensuite, le stand distribue un programme, livre épais, où se distille une véritable alternative pour le pays : la question sociale y est couplée aux problèmes identitaires et le socialisme éthique de Henri De Man y est ressuscité, comme palliatif salvateur face à un socialisme matérialiste, grossier, électoraliste, en pleine dérive (et nous n’avions encore rien vu…). Ce copieux programme est un livre que j’ai toujours gardé à portée de la main : plus jamais une alternative aussi bien construite n’a été suggérée aux électeurs. Derriks et moi ne rencontrerons que brièvement les militants d’Arbeid (le groupe de Dutoit) lors d’un forum du 1 mai, sans doute en 1980, où ils tenaient un stand, aux côtés du PCB et de l’AMADA-PTB. Dutoit, c’est sûr, voulait créer un pont entre l’ethnisme communautaire de Luyten (proche de celui d’Alexandre Marc et de Yann Fouéré) et l’engagement social d’une gauche rassembleuse, solidaire au plan collectif, sensible aux questions identitaires.

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Pendant que nous rêvions de créer un pendant d’Arbeid pour les provinces romanes, Siegfried Bublies, à Coblence, voulait une synthèse similaire pour l’Allemagne. Le journal de la Volksunie des Sénateurs Walter Luyten et Willy Cuypers se nommait Wij (= Nous). Bublies nommera sa revue Wir Selbst (= Nous-mêmes), traduction du gaëlique irlandais Sinn Fein, clin d’œil au socialisme et syndicalisme celtisant de Connolly, le leader de la gauche irlandaise, fusillé après l’échec du soulèvement des Pâques sanglantes de Dublin en 1916 (sur Wir Selbst : https://de.wikipedia.org/wiki/Wir_selbst ). Je suis attiré par le projet de Bublies grâce à une publicité en troisième ou quatrième de couverture dans un numéro de Junges Forum, la revue de la « Deutsch-Europäische Studien-Gesellschaft » de Hambourg, dont j’étais le modeste correspondant à Bruxelles depuis un voyage d’études dans la ville hanséatique et à Lübeck, la cité de Thomas Mann, en mars 1979. Junges Forum paraissait sous la tendre houlette du regretté Heinz-Dieter Hansen, décédé fin 2015. Fondée en 1964, cette revue et cette association avaient voulu dégager les entreprises identitaires de la griffe de partis, où les querelles de personne s’accumulaient sans discontinuité. Sous l’impulsion de Lothar Penz, elle se voulait l’expression d’un humanisme organique et s’intéressait à l’écologie avec Ullrich Behrenz. Cette Studien-Gesellschaft a été un premier pas hors des carcans politiciens et des ronrons stériles mêlant un nationalisme rancuneux à des droitismes sans profondeur que Péguy, déjà, avait fustigés en démontrant que c’était là des « façons de parler », des « postures » aussi insignifiantes que celles de leurs adversaires. Le groupe de Hambourg avait un incontestable tropisme flamand : un quart des productions présentait des thèmes chers au plat pays de Brel. Cela s’explique par des raisons idiosyncratiques : Hansen, orphelin de guerre, vivant dans des immeubles à moitié détruits, sans plus le moindre confort, rescapé des terribles bombardements au phosphore par les forteresses volantes du Maréchal Harris, n’avait qu’une idée dans sa tête d’écolier : quitter ces ruines sinistres et partir à vélo vers des contrées plus vertes et plus agréables. Ces randonnées en bicyclette l’avaient amené en Flandre où, partout où il arrivait, affamé, famélique, on lui donnait des tartines au beurre et au chocolat du Congo. Mère Flandre avait conquis son cœur d’orphelin. Il ne l’oubliera jamais. 

Hansen, qui avait le nez fin en matières idéologiques et politiques, a tout de suite perçu que la volonté de Bublies était inébranlable et qu’il allait, par son zèle, inaugurer une ère nouvelle dans l’histoire des idées non conformistes, humanistes et organiques. Il a immédiatement fait de la publicité pour Wir Selbst. Le projet était alléchant. Quelques semaines plus tard, au pèlerinage de l’Yser, en déambulant dans la rue principale de Dixmude, je tombe sur un stand de Wir Selbst, tenu par Bublies ! J’achète tous les exemplaires disponibles, je m’abonne, je rentre avec Bublies et son ami, je les invite chez moi. Le lien était établi. Nous sommes d’accord : le mouvement identitaire ne peut plus s’embarrasser de ballasts inutiles, anachroniques, inacceptables sur les plans éthique et philosophique.

nelly m.jpgBublies entre en contact avec Dutoit, sans doute, mais cela reste à vérifier, par l’intermédiaire d’un journaliste de Die Welt, Wilfried Dolderer, spécialiste des questions belgo-flamandes et néerlandaises dans la grande presse d’Outre-Rhin. La revue allemande échange des idées avec les productions de Dutoit, Meervoud (= Pluriel) et De Wesp (= La Guêpe). Un jour, Bublies et quelques-uns de ses camarades débarquent à Bruxelles pour assister à un congrès tenu en parallèle avec la Volksunie, dont la cheville ouvrière avait sans nul doute été Christian Dutoit. L’orateur principal était la Sénatrice Nelly Maes qui défendait l’idéologie de Mai 68, qu’elle estimait avoir été trahie dès le milieu des années 70 ; elle déplorait aussi que la société flamande était restée relativement imperméable, surtout goguenarde, au message des barricades de Paris et aux élucubrations de Daniel Cohn-Bendit, notamment dans les domaines que nous appelons aujourd’hui « sociétaux ». Inutile de dire que ce discours, prononcé sur un ton lancinant et monocorde, ne m’a pas convaincu : pour nous, depuis la terminale, il convenait certes d’éviter la chute de l’homme dans l’unidimensionnalité (Marcuse). Mais noyer cette unidimensionnalité dans les bigarrures du sociétal, sous prétexte de rendre l’éros à la civilisation, il y avait, pour moi, un (faux) pas à ne point franchir car, finalement, les bigarrures sont pur décorum et ne changent rien à la déréliction de l’homme dans la société postindustrielle. Elles dorent la pilule. Elles ne sont que placebo. Contrairement à ces rénovateurs de la Volksunie, nous avions lu les solides critiques soviétiques des nouvelles gauches, grâce au choix de livres qu’offrait, à l’époque, la « Librairie du Monde entier », rue du Midi, officine du PCB : quoi qu’on puisse en penser, après la chute de l’URSS, malgré la lourdeur du langage utilisé, les critiques officielles du PCUS constituaient un bon antidote aux sottises des gauches ouest-européennes. Je préfère la Nelly Maes d’aujourd’hui, toujours sur la brèche, qui s’inquiète de l’étouffoir néolibéral dans lequel végètent et pourrissent nos sociétés. Elle doit sûrement savoir maintenant que les bigarrures festivistes (Muray) sont justement la poudre aux yeux, préparée par le système (à tuer les peuples), pour faire accepter le néolibéralisme.  

A la suite de ce colloque, je me suis retrouvé avec Bublies, Dutoit et leurs copains dans un restaurant près de la Grand’ Place, juste derrière le coin du pâté de maisons qui abrite le Cygne Blanc, site de la fondation de la première Internationale de Marx. Bublies, à l’époque incarnation de l’enthousiasme ardent, typique des révolutionnaires allemands, a sorti cette tirade : « Nous fondons aujourd’hui, en ce lieu historique, la Cinquième Internationale des peuples libres et du socialisme à visage humain ».

ernie10.jpgSiegfried Bublies entendait renouer avec l’esprit des conseils de 1918-1919, notamment avec les idées communautaires et organiques, teintées d’un certain nietzschéisme, de Gustav Landauer. Dans la foulée, il redécouvre la figure d’Ernst Niekisch, membre du premier de ces deux gouvernements des conseils qui ont dominé Bavière immédiatement après l’armistice de novembre 1918. Au même moment où Bublies ressort Niekisch de l’oubli (relatif) dans lequel il avait été exilé, Armin Mohler en reparle aussi dans la revue conservatrice Criticon, éditée à Munich par le Baron Caspar von Schrenck-Notzing.  Je résume ce bref essai du gaulliste jüngerien et bâlois dans le bulletin du GRECE-Belgique de Georges Hupin. L’engouement pour Niekisch est lancé, alors qu’il n’avait été abordé que par Louis Dupeux (Strasbourg) et Jean-Pierre Faye au niveau universitaire : deux ouvrages qui comptaient parmi nos références à l’époque. Je reparlerai de Niekisch dans Nouvelle école en 1981. Jean-Pierre Patin, animé par un projet similaire de reconstruire un socialisme humain, occitan (Robert Lafont !) et organique dans son Languedoc natal, embrayera sur la vogue Niekisch dans sa revue artisanale, Le Partisan européen. A Marseille, Thierry Mudry suit le mouvement quelques années plus tard et se révèle un grand admirateur du révolutionnaire allemand. Cette redécouverte d’un penseur communiste oublié, pour qui la nation et l’histoire nationale comptaient, ces francophones wallons, bruxellois, parisiens, corses, languedociens et provençaux la doivent à Dutoit et à Bublies, les premiers à avoir lancé ces pistes nouvelles et audacieuses.

En 1981, je pars travailler à la rédaction de Nouvelle école à Paris, chez l’inénarrable de Benoist, qui ne comprenait strictement rien à cette dynamique et y voyait un « gauchisme » ou un « trotskysme » face à un (micro)établissement néo-droitiste dont il était évidemment le Vojd suprême, le Staline. Un Staline qui, derrière le dos de ses chers copains, cherchait pourtant à se tailler un petit créneau, une petite mangeoire bien fournie, dans la muraille du thatchérisme triomphant (le projet « Alternative libéral » de décembre 1981). Cette orientation nous débectait, inutile de le préciser.

A Paris, je fais la connaissance du juriste corse Ange Sampieru qui entend, contrairement sans doute à Bublies et Dutoit, sauver le politique pur, dans le sens où l’entendaient Carl Schmitt, Julien Freund et René Capitan, père de la constitution de la Vème République. Sur base du politique pur, on pouvait créer un système socialiste ou du moins, comme le voulait plutôt Guillaume Faye, un système économique « semi-autarcique autocentré » (Perroux, Grjebine), capable de lancer de grands travaux d’utilité publique selon les principes du développement préconisé par Friedrich List (et par les Chinois de Sun Ya Tsen à Mao et de Mao aux dirigeants actuels). Pour Sampieru, la société civile et le monde du travail seraient alors structurés selon les idées de participation et d’intéressement, lancées dans les dernières années du pouvoir gaullien en France, et sur les nouvelles formes sociales et économiques que les auteurs de gauche les plus originaux suggéraient, surtout dans le cadre des éditions La Découverte (ex-Maspero). Parmi ces auteurs, il y avait déjà l’équipe de Serge Latouche, théoricien de l’anti-utilitarisme dans les sciences sociales. Il y avait aussi, dans la panoplie choisie par Sampieru, les critiques du fordisme, qui intéressaient Georges Robert, ancien du syndicat de Jeune Europe puis militant socialiste bruxellois (PS et FGTB), rédacteur occasionnel de mes bulletins. Et Sampieru était, comme Bublies et Dutoit, un ethniste européen, aligné sur les théories de l’école de Nice, fondée par Alexandre Marc. Son corsisme, bien étayé par des arguments historiques solides, nous rappelait notamment l’excellence de la Constitution de Paoli, avant l’annexion de la Corse ex-génoise à la France, et la nécessité de communautés enracinées, inscrites dans des traditions organiques pluriséculaires. Son intérêt pour le monde méditerranéen et arabe le portait à étudier les expériences algériennes, libyennes (comme Bublies) et nassériennes. Il est dommage que le corpus, que Sampieru a composé pour mes revues Orientations et Vouloir, après mon départ de la nef des fous parisienne où trônait de Benoist, n’ait pas été traduit et vulgarisé : nous aurions eu à notre disposition un bien meilleur instrumentarium pour contrer la subversion néolibérale. Rien n’est perdu toutefois : les éditions La Découverte existent toujours, Latouche a bien affiné ses idées au fil des décennies, cette gauche, bien que marginalisée entre l’enclume de la gauche dévoyée de l’établissement et le marteau du néolibéralisme dominant, a récemment proposé au public français les thèses de Matthew Crawford, un heideggerien d’Amérique qui prône le retour aux frictions du réel et l’abandon des poses propres à tous les autoritarismes abstraits, très souvent dissimulé derrière une novlangue « boniste » : piste bien plus intéressante que les dérives sociétales que semblait regretter Nelly Maes, que bon nombre de gauches ont empruntées au risque de péricliter et de mourir, que les adeptes du « Foucault réellement jouisseur » avaient surdimensionnées au détriment des intuitions géniales de leur maître quand il évoquait la genèse des Etats modernes.

van_extergem.jpgDutoit, pendant ce temps, sort chez l’éditeur anversois Soethoudt une version tout public de sa thèse de fin d’études sur la figure originale de Jef Van Extergem. Qui était-il ? Un très jeune activiste de gauche pendant la première guerre mondiale qui voit le conflit en cours comme une lutte planétaire de la social-démocratie allemande contre une triple alliance, celle du despotisme russe, du capitalisme anglais et de la raideur républicaine et militariste française. Dans ce cadre, il veut la disparition de la Belgique qui, à ses yeux, a déchu en un appendice médiocre de la République française. Ce « jeune garde socialiste » injurie le roi Albert I (de lange zwibzwab), utilise un langage d’une verdeur inhabituelle, y compris lors de son procès devant le tribunal militaire (ce qui a dû plaire à Dutoit !). Il participe à la fondation du parti communiste belge. Il mourra en détention en Allemagne pendant la seconde guerre mondiale. Jef Van Extergem cumulait donc quelques casquettes : jeune et insolent, hostile à l’Etat et à la monarchie, socialiste radical qui passe à un communisme flamand non immunisé contre les tentations nationales/ethnistes, victime tragique de la seconde occupation allemande. C’est dans tous ces sillages volontairement rupturalistes sur la petite scène flamande que Dutoit a voulu naviguer toute sa vie. Dans la « Vlaams Huis » qu’il animait à Bruxelles, un portrait de cet inclassable de la gauche flamande ornait le mur à la gauche du bar.

Nous sommes en 1981. Bien qu’actif à Paris, dans la nef du fou (Fluctuat nec mergitur…) qui oscillait entre ses tentations néolibérales et ses petits copinages personnels, je gardais le contact avec le groupe de Bublies et entretenait d’excellentes relations de camaraderie avec Sampieru. En août 1981, Bublies, quelques camarades des NRKA et NRKB (deux bureaux ou commissions de coordination « national-révolutionnaire ») et une équipe de la Volksunie, autour d’un certain Segers, doivent participer à un cours d’une semaine sur l’ethnopluralisme dans une Folkehojeskole (une « haute école populaire ») au Danemark. Y participaient des Frisons de l’Académie de Leeuwarden, de l’institut nord-frison du Slesvig-Holstein, des Danois de la minorité danoise de la RFA, des Allemands de la minorité allemande du Danemark, un représentant des Slovènes de Carinthie, des Samis du nord de la Norvège, un député esquimau du Groenland, une délégation de la Volksunie flamande et les animateurs des cercles et de la revue de Bublies. Le Prof. Dillmann, le scandinaviste français, et moi-même représentions ce qu’il était convenu d’appeler la « nouvelle droite » depuis l’article alarmiste et délirant du Nouvel Observateur en 1979.

La délégation de Segers –Dutoit n’était pas présent, hélas-  avait amené une nouvelle mouture du livre-programme du Sénateur Luyten. La première version était rédigée sur un ton classique : la gauche qu’elle entendait promouvoir reposait, en gros et pour faire simple, sur une base portée par trois solides colonnes, soit le daensisme social-catholique, l’idéal communautaire et solidariste des ethnismes/autonomismes et le socialisme éthique d’Henri De Man. Toutes choses que l’engouement actuel pour les non-conformismes des années 30 (porté notamment par le Prof. Olivier Dard en France) permettrait de réactualiser. La seconde version avait édulcoré le message et remplacé ces trois piliers, bien inscrits dans l’histoire nationale flamande (et même belge), par des éléments que je qualifierai aujourd’hui de « sociétaux », un fatras insipide de considérations festivistes, marcusiennes voire para-foucaldiennes, autant d’expressions de sexualités mal vécues et de tourments pubertaires gauchement libidineux. Toutes concouraient bien sûr à affaiblir le politique, souci de Sampieru, Faye, Thiriart et bien d’autres. C’est là sans doute que nos chemins allaient se séparer, sans rancune ni querelle. Derriks et l’équipe bruxelloise voyaient certes le salut dans les ingrédients que Dutoit voulait raviver mais réclamaient en plus une restauration du politique, à la veille de l’offensive thatchéro-reaganienne, pour garantir à tous nos peuples une future constitution ethniste et socialiste. Les cours étaient animés par la très forte personnalité du sociologue allemand Henning Eichberg (par ailleurs correspondant de Nouvelle école en Allemagne), théoricien de l’ethnopluralisme qui optera plus tard pour la gauche antifasciste danoise (https://en.wikipedia.org/wiki/Henning_Eichberg ). Quand je quitte Tinglev et embarque sur le tortillard danois qui doit me conduire à Flensburg, Bublies me salue depuis le quai, le poing tendu et me lance un vibrant : « Es lebe die Revolution ! ». 

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Nous sommes donc en 1981, l’année où s’amorce la crise des missiles. Le tollé est immense en Allemagne, car en cas de conflit nucléaire entre les deux blocs, le pays serait réduit en cendres, totalement vitrifié. Naissent coup sur coup des filons idéologiques et politiques qui demeurent encore aujourd’hui bien vivants en Allemagne : une volonté neutraliste, c’est-à-dire de voir l’Allemagne devenir un pays neutre comme la Suisse et l’Autriche, de la voir sortir de l’OTAN tout comme, selon une bonne logique de réciprocité,  la RDA soviétisée serait sortie du Pacte de Varsovie. Parallèlement, le fils de Willy Brandt, Peter Brandt, publie une anthologie sur les gauches allemandes et la question nationale, inaugurant de la sorte un nouveau nationalisme de gauche. D’autres renouent avec la tradition russophile prussienne, notamment suite à certains ouvrages de Sebastian Haffner, antinazi réfugié en Angleterre dans les années 30. Wir Selbst, la revue de Bublies, se fait l’écho de tous ces bouleversements idéologiques et adhère au mouvement national-pacifiste, dont elle devient le principal organe. En 1982, le troisième numéro d’Orientations est consacré au national-neutralisme allemand. Dutoit et Arbeid participent, tout comme nous, à la grande manifestation de Bruxelles contre le déploiement des missiles Pershing. Ils défilent dans le sillage de la délégation de la Volksunie. Quelques nationalistes plus classiques défilent aussi, ce qui montre que le projet initial de Dutoit faisait subrepticement son chemin, en dehors de son terrain de prédilection favori, celui des gauches flamandes. Ces nationalistes classiques réclamaient aussi le retrait des SS20 soviétiques, ce qui n’apparaissait pas chez les autres manifestants, focalisés sur les missiles américains.

loeser_BO1,204,203,200_.jpgLe neutralisme européen sera notre cheval de bataille principal jusqu’à la chute du Mur de Berlin en 1989. Personnellement, c’est ma rencontre avec le Général Jochen Löser, lors de la Foire du Livre de Francfort en 1984, qui sera la plus significative dans ce vaste combat neutraliste (http://www.archiveseroe.eu/loser-a48740570 ). Löser venait de publier un ouvrage intitulé Neutralität für Mitteleuropa où il suggérait la création d’un espace neutre comprenant la Suède, les Etats du Benelux, le Danemark, les deux Allemagnes, la Suisse, l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Pologne et la Yougoslavie. Ce projet m’apparaissait le plus cohérent, plus riche en potentialités en tous cas que la simple répétition des discours tenus par les gauches officielles. Sampieru réussit à me faire inscrire à un colloque franco-allemand sur la défense autocentrée et citoyenne (modèles suisse et yougoslave) dans les locaux des éditions La Découverte.

De la perestroïka de Gorbatchev au milieu des années 90, avec, en plus, le retrait de Derriks (qui se suicidera en 1987), je perds Dutoit de vue mais reste en contact avec Bublies, dont la revue devient prestigieuse, tout en étant de plus en plus marquée par les idées (et les bonnes et moins bonnes marottes) d’Henning Eichberg, qui s’était mué en un anti-étatiste largement inspiré par les thèses de Michel Foucault, infléchies non pas au bénéfice de l’individu, de ses humeurs ou impulsions sexuelles particulières mais vers le peuple en tant qu’instance génératrice d’identités inaliénables et intransmissibles et qui, comme le voulait par ailleurs Claude Levy-Strauss, devaient être toujours maintenues comme telles, en état de toujours régénérer du neuf. Wir Selbst se doublera d’une maison d’édition qui existe toujours.

old-welsh-whisky.jpgJ’apprends, fin des années 90, que Dutoit a ouvert une Vlaams Huis dans la rue de Soignies (Zinnikstraat) en plein cœur de Bruxelles, à un jet de pierre de l’actuelle bouquinerie « Pêle-Mêle ». Nous décidons, Berens et moi, flanqués de quelques étudiants flamands, d’aller lui serrer la pince. En me voyant, sans me reconnaître tout de suite, il est interloqué : apparemment, ses relations avec la ND n’avaient pas été bonnes, vu la lourdeur intellectuelle navrante du vicaire campinois intronisé par le fou de la nef parisienne (Fluctuat nec mergitur…) mais, au bout de quelques instants, parce que j’avais évoqué Bublies, il se dégèle et nous tend un verre du meilleur whisky gallois dont il conservait la bouteille, rare, sous le bar qu’il tenait. Inutile de préciser que nous sommes sortis à quatre pattes. L’ambiance était joyeuse et brueghelienne. En dépit de son tropisme de gauche et de son antihispanisme basquophile, Dutoit, en tenant ses multiples bars, a prouvé, pour l’éternité, que notre Flandre natale reste une terre baroque et picaresque, héritage du 17ème siècle espagnol qui rejetait le puritanisme anglo-hollandais, le jansénisme français et l’étiquette artificielle de la Cour de Louis XIV, privilégiant un vocabulaire vert, un langage populaire où sexe, fessards et braquemarts ont toute leur place et où l’aristocratie, à Madrid ou à Bruxelles, imite ce langage tissé de truculence, crée la littérature picaresque et se gausse des étiquettes artificielles.

roossens.jpgPlusieurs années se sont écoulées avant que je ne revienne à la nouvelle Vlaams Huis de la rue de la Presse. Même ambiance. Rehaussée de surcroît par la présence de l’ex-Sénateur Roeland Van Walleghem, devenu chroniqueur gastronomique de Meervoud. Une convergence qui m’étonne toujours mais elle s’est opéré dans la joie, dans cet esprit picaresque qui est le fin des fins de la tolérance bien conçue. Outre Dutoit, la figure principale qui animait ces lieux aux beaux lambris, à la lumière tamisée, à la décoration luxuriante, était le marxiste national (appelons-le ainsi…) Antoon Roosens (photo), l’un des mentors de Dutoit (avec Mark Grammens) (cf. https://nl.wikipedia.org/wiki/Antoon_Roosens , http://www.doorbraak.be/nl/nieuws/antoon-roosens-overleed... & http://lib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/295/965/RUG01-00129... ). Antoon Roosens était animé par les idées de l’autonomisme flamand dans les années 50 puis, rapidement, avant Dutoit, il préconisera une alliance « travailliste » avec des éléments de gauche au sein de la Volksunie, dans un groupe qui recevra le nom de « Vlaamse Demokraten ». L’entrisme s’avèrera un échec et la participation aux élections un désastre (0,2%). Roosens est un disciple du trotskyste francophone belge Ernest Mandel (influencé par la théorie des cycles de Kondratiev et théoricien d’une méthode critique et historique-généalogique de l’histoire du capital, https://de.wikipedia.org/wiki/Ernest_Mandel ), de Jaap Kruithof (philosophe anticonsumériste et humaniste, https://nl.wikipedia.org/wiki/Jaap_Kruithof ), et de Gramsci, qui lui permettra de lier son combat identitaire flamand à ses visions marxistes et travaillistes : la culture populaire, objet de la métapolitique gramscienne, présente de fait des constantes incontournables (cf. Jean-François Kahn), elle ne peut donc dériver de constructions intellectuelles abstraites et s’enracine derechef dans un humus préexistant à toute démarche politicienne dans un Etat récent comme la Belgique. Le militant « progressiste » ne peut les ignorer et doit les inclure dans ses réflexions, faute de basculer dans l’abstraction et le jargon sans substance. Le pari gramscien de Roosens sur la culture populaire (flamande) permet, en théorie, de déployer une métapolitique identitaire de gauche, vu la nature artificielle et bourgeoise qu’il prête à l’Etat belge. Roosens a donc théorisé, malheureusement sans succès jusqu’à son décès prématuré en 2003, une solution parfaitement valable pour les deux composantes communautaires de la Belgique. Roosens théorise d’ailleurs l’idée d’un « Plan Marshall » pour la Wallonie, évoqué par Mordant (cf. supra) et vaille que vaille mis en pratique sans grand succès par le PS dégénéré, alors sous la houlette d’Elio di Rupo.  

dael003_0.pngToujours accompagné de sa pétulante épouse, Roosens était une voix affable dans cet espace de convivialité créé par Dutoit et son compagnon, le romaniste (français et espagnol) Bernard Daelemans (photo), qui deviendra plus tard son partenaire légal suite à l’un des premiers mariages homosexuels du royaume. J’avais rencontré Daelemans lors d’un colloque sur l’identité de Bruxelles, tenu au Parlement Flamand à Bruxelles, organisé par Karim van Overmeire, aujourd’hui élu d’Alost pour la NVA. Daelemans, Maître Keuleneer et moi-même, non encartés, avions décidé de passer outre les consignes officielles d’organiser un « cordon sanitaire » autour du parti où militait alors van Overmeire. Il est inconcevable, pour des personnes qui refusent absolument de raisonner en termes d’étiquettes, d’accepter la pratique antidémocratique de dresser des « cordons sanitaires », imposée par un Etat dont les représentants sont des gens généralement incultes, comploteurs, bornés, agressifs, grossiers, bouffons et qu’on ne souhaiterait jamais fréquenter.  Daelemans y a défendu sa politique d’intégration, position radicalement contraire à celle, à l’époque, de van Overmeire, sans se faire huer ou injurier. Convivialité et courtoisie étaient de mise. Grandezza. Personnellement, j’avais opté pour une approche inhabituelle :  rappeler l’œuvre architecturale de Charles Buls et les projets de Victor Horta, comme éléments universellement vénérés d’identité bruxelloise ( http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2007/06/04/r... ). Daelemans m’avait dit que c’était là un excellent angle d’attaque pour contrer la bruxellisation, c’est-à-dire le saccage d’un patrimoine urbain au nom de considérations utilitaristes et matérialistes. L’œuvre de Horta pouvant être considérée comme d’inspiration socialiste noble, on peut mesurer le chiasme qui s’est installé entre le socialisme d’avant 1914, qui voulait élever la classe ouvrière, et le socialisme crapuleux et dévoyé par la triste engeance des ignares vulgaires que nous subissons aujourd’hui.

La Vlaams Huis a donc été un espace de convivialité et de convergences. Sans doute le seul à Bruxelles. Avec pour fond sonore les cris d’un espiègle perroquet, qui intriguait particulièrement mon chien. Reste à évoquer le dossier basque, indissolublement lié à la personnalité de Dutoit. Dans sa défense tous azimuts des peuples sans Etat en Europe et ailleurs, Dutoit avait été séduit par le combat basque. Il en était venu à considérer l’Euzkadi comme sa seconde patrie. Notre tropisme était plutôt irlandais et breton, corse pour Sampieru, racines obligent. Pour nous, l’hispanité allait au-delà de l’appartenance ethnique : c’était une attitude traditionnelle dans la mesure où elle combinait l’humanisme d’Erasme et de Juste Lipse au picaresque rabelaisien (non « dressé » par les machineries dénoncées par Foucault !), à la luxuriance baroque avec les chairs des femmes de Rubens et à la résistance à Louis XIV, au puritanisme d’Angleterre et du Nouveau Monde. C’était une attitude baroque (au sens où l’a défini un Yvan Blot) partagée par les Espagnols d’Europe et d’Amérique, les Francs-Comtois, les ressortissants de nos régions et sans doute aussi les Bavarois et les Croates.

Plongé dans l’univers des gauches bruxelloises, où la composante espagnole était assez forte, Dutoit était forcément anti-franquiste. Pour les communistes espagnols (asturiens) de Bruxelles et plus particulièrement de Saint-Gilles, la question basque était, avant la mort du Caudillo, le seul levier possible pour renverser le régime honni, les gauches espagnoles classiques ayant été marginalisées et démonétisées. Mon camarade de classe, Eric Volant, Saint-Gillois devenu communiste après ses humanités dans notre école, s’était embarqué dans cette affaire « basquo-bolcheviste » vers le milieu des années 70. Volontaire pour une opération spéciale (dont on ne saura jamais rien), Volant est tué en franchissant un gué dans les Pyrénées. On avait manifestement utilisé ce garçon généreux et en plain désarroi (a-t-il songé au suicide ?). Nous n’avions pas ces préoccupations tout en étant conscient que le justicialisme phalangiste, non critiquable, s’était édulcoré, figé au fil des décennies.

Manuel Hedilla Larrey 3.jpgDerriks, surtout, revalorisait la figure de Manuel Hedilla Larrey, le phalangiste de gauche qui ne voulait pas d’inféodation à un mouvement franquiste unique, qui fut pour cela condamné à mort par Franco mais sauvé par l’ambassadeur allemand von Faupel. Cependant, le père d’Ana, mon épouse, était l’un de ces Asturiens tournés communistes par révolte contre son milieu familial. Lui aussi avait connu, avant son décès en 1985, un tropisme basque qui n’était pas pur calcul car ses voyages à vélo au Pays Basque, et ses nuits sous tente en pleine nature, l’avaient profondément marqués et l’avaient « basquisé », lui qui se définissait comme un Celte de Galice et des Asturies. Ce sont sans doute les mêmes paysages qui ont séduit Christian Dutoit, si bien que, miné par la terrible maladie qui l’affectait, il est allé mourir là-bas à Zumarraga, car il voulait une dernière fois en voir les beautés.

Adieu Christian, qui se méfiait de moi, mais qui fut finalement un frère en combat même si les signes portés n’étaient pas les mêmes, dans le monde des idéologies aussi bigarré que le carnaval peint par Ensor. Adieu donc, camarade, que je n’ai plus vu depuis deux ans car la Faucheuse aussi a failli m’emporter et que je dois me ménager et renoncer à ton bon whisky gallois, surtout quand il est ingurgité à des heures trop tardives. Cependant, je te promets de lutter pour que soient encore possibles autant de bonnes et saines convergences que celles que tu as patronnées durant ta trop courte vie. Mes condoléances à Bernard qui continuera, j’en suis sûr, à maintenir les bonnes traditions de la Vlaams Huis de Bruxelles. Nous lui souhaitons bon courage. Nous sommes sûrs qu’il y parviendra. En ton souvenir. En ta présence qui hantera toujours avec bienveillance les murs de la Vlaams Huis.

Robert Steuckers

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Zumarraga