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samedi, 14 février 2009

D. Venner : L'Europe et l'européanité

L'Europe et l'Européanité par Dominique Venner

Qu'est-ce que l'Europe ? Qu'est-ce qu'un Européen ?
D'un point de vue géopolitique et historique, l'Europe se définit d'abord par ses limites. Au centre, l'Europe noyau, formée par les nations qui ont vécu depuis le Haut Moyen Age une histoire solidaire bien que souvent conflictuelle. Pour l'essentiel, il s'agit des nations issues de l'Empire carolingien et de ses marges, celles qui constituèrent au traité de Rome (1957) l'Europe dite des Six. Au-delà, on voit se dessiner un deuxième cercle incluant les nations atlantiques et septentrionales, ainsi que celles de l'Europe orientale et balkanique. Enfin, un troisième cercle d'alliances privilégiées s'élargit jusqu'à la Russie. On ne plaide ici nullement pour un projet politique. C'est seulement l'historien qui parle et rappelle une série de réalités. On pourrait en invoquer d'autres. L'empire danubien des Habsbourg fut une réalité. L'Europe de la Baltique en fut une également, ce qui n'est plus vrai de la Méditerranée qui a cessé d'être un facteur d'unité à partir de la conquête arabo-musulmane du vue siècle. Mais l'Europe est bien autre chose que le cadre géographique de son existence.

La conscience d'une appartenance européenne, donc d'une européanité, est très antérieure au concept moderne d'Europe. Elle s'est manifestée sous les noms successifs de l'hellénisme, de la celtitude, de la romanité, de l'empire franc ou de la chrétienté. Conçue comme une tradition immémoriale, l'Europe est issue d'une communauté de culture multimillénaire tirant sa spécificité et son unicité de ses peuples constitutifs, d'un héritage spirituel qui trouve son expression primordiale dans les poèmes homériques.

Comme les autres grandes civilisations, Chine, Japon, Inde ou Orient sémitique, la nôtre plongeait loin dans la Préhistoire. Elle reposait sur une tradition spécifique qui traverse le temps sous des apparences changeantes. Elle était faite de valeurs spirituelles qui structurent nos comportements et nourrissent nos représentations même quand nous les avons oubliées. Si, par exemple, la simple sexualité est universelle au même titre que l'action de se nourrir, l'amour, lui, est différent dans chaque civilisation, comme est différente la représentation de la féminité, l'art pictural, la gastronomie ou la musique. Ce sont les reflets d'une certaine morphologie spirituelle, mystérieusement transmise par atavisme, structure du langage et mémoire diffuse de la communauté. Ces spécificités nous font ce que nous sommes, à nul autre pareils, même quand la conscience en a été perdue. Comprise dans ce sens, la tradition est ce qui façonne et prolonge l'individualité, fondant l'identité, donnant sa signification à la vie. Ce n'est pas une transcendance extérieure à soi. La tradition est un « moi » qui traverse le temps, une expression vivante du particulier au sein de l'universel.

Le nom d'Europe apparut voici 2 500 ans chez Hérodote et dans la Description de la terre d'Hécatée de Milet. Et ce n'est pas un hasard si ce géographe grec classait les Celtes et les Scythes parmi les peuples de l'Europe et non parmi les Barbares. Cette époque était celle d'une première conscience de soi, surgie de la menace des guerres médiques. C'est une constante historique : l'identité naît des menaces de l'altérité.

Une vingtaine de siècles après Salamine, la chute de Constantinople, le 29 mai 1453, fut ressentie comme un séisme pire encore. Tout le front oriental de l'Europe se trouvait offert à la conquête ottomane. L'Autriche des Habsbourg devenait l'ultime rempart. Cet instant critique favorisa l'éclosion d'une conscience européenne, au sens moderne du mot. En 1452, le philosophe Georges de Trébizonde avait déjà publié Pro defenda Europa, manifeste où le nom d'Europe remplaçait celui de Chrétienté. Après la chute de la capitale byzantine, la cardinal Piccolomini, futur pape Pie II, écrivit : "On arrache à l'Europe sa part orientale." Et pour faire sentir toute la portée de l'événement, il invoquait, non les pères de l'Église, mais, plus haut dans la mémoire européenne, les poètes et les tragiques de la Grèce antique. Cette catastrophe, disait-il, signifie « la seconde mort d'Homère, de Sophocle et d'Euripide ». Ce pape lucide mourut en 1464 dans le désespoir de n'avoir pu réunir une armée et une flotte pour délivrer Constantinople.

Que l'Europe fût une très ancienne communauté de civilisation, toute l'histoire en témoigne. Sans remonter aux peintures rupestres et à la culture mégalithique, il n'y a pas un seul grand phénomène historique vécu par l'un des pays de l'espace franc qui n'ait été commun à tous les autres. La chevalerie médiévale, la poésie épique, l'amour courtois, le monachisme, les libertés féodales, les croisades, l'émergence des villes, la révolution du gothique, la Renaissance, la Réforme et son contraire, l'expansion au-delà des mers, la naissance des Etats-nations, le baroque profane et religieux, la polyphonie musicale, les Lumières, le romantisme, l'univers prométhéen de la technique ou l'éveil des nationalités... Oui, tout cela est commun à l'Europe et à elle seule. Au cours de l'histoire, tout grand mouvement lié dans un pays d'Europe a trouvé immédiatement son équivalent chez les peuples frères et nulle part ailleurs. Quant à nos conflits qui ont longtemps contribué à notre dynamisme, ils furent dictés par la compétition des princes ou des États, nullement par des oppositions de culture et de civilisation.

Contrairement à d'autres peuples moins favorisés, les Européens avaient rarement eu à se poser la question de leur identité. Il leur suffisait d'exister, nombreux, forts et souvent conquérants. Voilà qui est fini. Le terrible « siècle de 1914 » a mis fin au règne des Européens que taraudent désormais tous les démons des interrogations sur eux-mêmes et de la culpabilité, tempérés il est vrai par une abondance matérielle provisoire. Les artisans de l'unification évacuent même avec effroi la question de l'identité. Celle-ci commande pourtant la nécessaire perception d'une communauté autant que la question vitale des frontières ethniques et territoriales.

Dominique Venner, Le Siècle de 1914, 2006.

A lire:
>>> Dominique Venner,
Histoire et Tradition des Européens : 30000 ans d'identité, Ed. du Rocher, 2004.