mardi, 03 avril 2007
Livres allemands sur la pensée russe
Robert STEUCKERS:
Bibliographie:
Livres allemands sur la pensée russe
Ludolf MÜLLER, Die Taufe Rußlands. Die Frühgeschichte des russischen Christentums bis zum Jahre 988, Erich Wewel Verlag, München, 1987, 132 S., DM 14,80, ISBN 3-87904-104-0.
En 988, le Grand-Prince de Kiev se convertit à l'orthodoxie byzantine. Le peuple va suivre. La Russie deviendra chrétienne. Ludolf Müller retrace l'histoire de ce premier christianisme russe, centré sur la ville de Kiev (jusqu'à sa chute devant les hordes tatars en 1240) et porté par les Slaves orientaux (qui ne se distinguaient pas encore entre Russes, Biélorusses et Ukrainiens). Tour à tour, Müller évoque la Légende de St. André, les textes qui nous parlent des Russes aux 9ième et 10ième siècles, les attaques des Slaves orientaux contre des villes grecques sur les côtes de la Mer Noire et en Crimée (ce qui entraîna les premières conversions), l'attaque des Russes (Scandinaves) contre Constantinople en 860, l'action des missionnaires Cyrille et Méthode, le rôle de la Princesse Olga et Jaropolk dans la christianisation, la résistance de Vladimir puis sa conversion, ainsi qu'une exploration méthodique des sources relatant cette conversion d'un résistant païen.
Alexander VUCINICH, Darwin in Russian Thought, University of California Press, Berkeley/Los Angeles/London, 1988, 468 p., ISBN 0-520-06283-3.
Cet ouvrage volumineux est la première étude au monde qui traite exhaustivement de l'influence qu'exerça Charles Darwin sur la pensée russe, de 1860 à la Révolution d'Octobre. Vucinich ne se borne pas à explorer l'impact proprement scientifique du darwinisme en Russie, mais analyse aussi méticuleusement les impact idéologiques sur le nihilisme, le populisme, l'anarchisme et le marxisme. Tout comme en France (voir l'analyse classique de Clémence Royer), le darwinisme a eu un influence diversifiée: il a notamment, dans les milieux religieux, contribué à la formation d'une “théologie” tenant compte de l'évolutionnisme et des acquis des sciences biologiques. Karl von Baer et Danilevski ont élaboré une critique scientifique de Darwin, tout en s'opposant aux fondamentalistes religieux. Cette exploration systématique de l'impact de Darwin permet de constater que le lamarckisme a mieux résisté en Russie, que la génétique a eu du mal à décoller, que la notion de fraternité propre à l'orthodoxie s'est heurtée au social-darwinisme plus individualiste et plus conflictualiste. Les Russes, plus que les Occidentaux, ont réfléchi aux impacts sociaux et moraux de la pensée de Darwin.
Ainsi Karl von Baer a proposé une théorie alternative de l'évolution, insistant sur l'aspect téléologique des processus vitaux. Danilevski prend le relais de von Baer, dans sa longue critique de Darwin. Korjinski réfute la notion d'évolution et préfère parler d'«hétérogénèse» (anticipant de la sorte la théorie des mutations de Hugo De Vries). Sur le plan idéologique, les conservateurs (parmi lesquels Vucinich compte Pogodine, Danilevski, Strakhov, Rozanov et Pobedonotsev) rejettent le darwinisme comme une variante du matérialisme moderne qui s'attaque à la culture religieuse de la Russie. Les révolutionnaires, au contraire, comme le nihiliste Pisarev, le populiste Mikhaïlovski, l'anarchiste Kropotkine ou le marxiste Plekhanov, considéraient que le darwinisme était une victoire de l'esprit scientifique contre l'obscurantisme religieux. Mais ces révolutionnaires refusent la compétition dépourvue de générosité et de fraternité: Mikhaïlovski admet que la compétition est le propre de la nature organique, mais que la coopération est en revanche la loi de la société humaine. Kropotkine, lui, affirme que la coopération est la grande loi et de la nature et de la société humaine. Faut-il penser que la propension russe à hisser la fraternité au-dessus de toutes les autres valeurs a considéré finalement l'idée de compétition comme trop anglo-saxonne et trop occidentale, si bien que le social-darwinisme d'un Gumplowicz ou des penseurs libéraux n'a pas percé en Russie?
Peter Normann WAAGE, Der unsichtbare Kontinent. Wladimir Solowjow - der Denker Europas, Verlag Freies Geistesleben, Stuttgart, 1988, 340 S., DM 58, ISBN 3-7725-0797-2.
Philosophe et slaviste norvégien, Peter Normann Waage a consacré une longue monographie à Soloviev, penseur russe de l'unité continentale européenne, au-delà de toutes les césures confessionnelles et politiques. Pour Soloviev, la tragédie européenne provient de la séparation entre Rome et Byzance. Sa philosophie est pleinement philosophie au sens étymologique du terme: amour de la force entre les forces, de la sophia, dans laquelle toutes les contradictions doivent s'apaiser, se réconcilier et s'unir pour vaincre les ténèbres. Car, dans l'optique de Soloviev, cette sophia, qui doit servir d'assise spirituelle à la future Europe de ses rêves, est l'idée même de création. Elle existait avant que le monde ne soit, comme pure potentialité. Réalité, elle l'est par le fait du monde, dans le monde, dans la nature et dans l'homme. Elle est spiritualité construisante. Elle est beauté, de la nature comme de l'art. Soloviev: «Elle est nous en Dieu, comme le Christ est Dieu en nous. Comprenez-vous la différence? Dieu en nous signifie qu'il est actif, lui, et que nous, nous sommes passifs; nous en Dieu, c'est le contraire, car c'est lui qui est passif, corps, matière, et c'est nous qui sommes volonté, esprit». S'inscrivant dans une perspective anthroposophique, Waage adhère à ce culte enthousiaste de la sophia, proposé par Soloviev.
Wladimir SOLOWJEW, Schriften zur Philosophie, Theologie und Politik, mit einer biographischen Einleitung und Erläuterungen von Ludolf Müller, Erich Wewel Verlag, München, 1991, 283 S., DM 35, ISBN 3-87904-175-X.
Vladimir Sergeïevitch Soloviev (1853-1900) fut d'abord matérialiste, positiviste puis slavophile, avant de se rapprocher du catholicisme romain et du papisme, ce qu'aucun adepte de la slavophilie ne lui a pardonné: Soloviev est resté en Russie un homme isolé. Mais ce rapprochement n'a jamais débouché sur une conversion, au grand dam de ses amis jésuites de Paris. Rapidement, les symbolistes russes lui pardonne son penchant pour le catholicisme et le papisme, ensuite l'Eglise orthodoxe reconnaît le bien-fondé de quelques-unes de ses critiques. En Allemagne, c'est le mouvement anthroposophique de Rudolf et de Maria Steiner qui s'engoue pour son œuvre, plus particulièrement pour les éléments de mysticisme qu'elle contient et que Rome juge “hérétiques”. A Paris, Monseigneur d'Herbigny voit néanmoins en lui un “Newman russe”, c'est-à-dire un orthodoxe qui s'apprête sans doute à suivre le même chemin que l'anglican Newman vers le catholicisme. Les protestants voient en lui une sorte de nouveau Kierkegaard, qui renforce la “théologie dialectique” naissante.
C'est en lisant Spinoza, Schopenhauer puis Schelling que Soloviev se dégage de ses premiers a priori matérialistes; mais le Dieu qu'il découvre chez ces philosophes est une simple métaphore de la nature. Ludolf Müller écrit à ce propos: «Au contraire de la doctrine judéo-chrétienne et à l'instar de Schelling, Soloviev pense l'origine et la naissance du monde. Dieu ne l'a pas créé par un acte arbitraire à partir du néant, mais il résidait en Dieu depuis l'éternité, il était une partie de la plénitude infinie de la divinité, objet de son amour éternel. La nature ou l'âme du monde avait sa propre vie, son être véritable en Dieu». L'Orient (l'Est, la Russie, la slavité orthodoxe) vit plus intensément cette union du monde et du divin que l'Ouest. Mais l'Ouest est capable de mettre en forme ce vécu et cette mystique. La crise de la philosophie occidentale repose justement sur ce contraste qui sépare l'Est de l'Ouest: l'Est est contenu dépourvu de forme; l'Ouest est forme sans contenu. Il faut donc une “grande synthèse”. Il faut donner la rigueur formelle de l'Ouest à la plénitude spirituelle de l'Est.
Son culte de la sophia —qui lui serait apparue trois fois sous les traits d'une belle femme lumineuse— le conduit à postuler l'avènement d'une “libre théocratie”, portée par le peuple russe, dont la mission, dit-il à la suite des slavophiles, sera d'apporter au monde cette grâce, tout en échappant ainsi au “nationalisme zoologique”. Les Russes restent le peuple théophore —ou plus exactement “sophophore”— qui fera advenir l'Empire théocratique (le “Saint-Empire romain de la Nation Russe”), mais leur Tsar doit ployer le genou devant le successeur de Pierre au Saint-Siège de Rome. On s'en doute, Soloviev demeure incompris: les Russes refusent de se soumettre au Pape et les catholiques exigent qu'il abjure ses spéculations théologico-philosophiques sur la sophia. Soloviev n'a pas cédé. Avec la révolution bolchevique, il sombre dans l'oubli (sauf chez les anthroposophes allemands) et on ne reparlera de lui, dans sa patrie, qu'avec la perestroïka. Ludolf Müller nous livre ici une anthologie qui retrace tout l'étonnant cheminement de ce philosophe russe du siècle passé.
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