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samedi, 24 mai 2008

J. Ortega y Gasset, philosophe espagnol du politique

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Robert STEUCKERS:

José Ortega y Gasset, philosophe espagnol du politique

Le 9 mai 1883 naît à Madrid José Ortega y Gasset. Brillant élève des Jésuites à Miraflores del Palo, près de Malaga, il perd la foi catholique sous la double influence de Renan et du "modernisme" religieux. Après avoir suivi les cours de droit et de philosophie d'une université de Bilbao, il publie une thèse de doctorat intitulée Les terreurs en l'an mille. Ce sera ensuite une série de séjours à Leipzig, à Berlin, à Marburg-am-Lahn. Fondateur de revues d'idées (Espana, El Sol, Revista de Occidente), hostile aux régimes autoritaires, il réagit en s'engageant personnellement. En 1931, il est élu député et fonde avec Maranon et Perez de Ayala un groupe parlementaire intitulé Al servicio de la Republica.

Cette aventure le déçoit. Aucune unité de vues ne le lie à ses compagnons de combat et il estime plus sage de se retirer de la scène politique. Désormais, il est convaincu que les intellectuels n'ont pas à chercher le pouvoir. Aux jeunes gens de tous les horizons politiques qui viennent lui demander des conseils, il répond : "Je sais - et vous aussi le saurez, dans quelques années - que tous les mouvements caracté-ristiques de notre époque sont historiquement faux et vont au devant d'un échec catas-trophique". Ortega craint la violence de ce qu'il appelait le juvénilisme, conséquence de l’avènement des masses : au cours du XIXe siècle, la population européenne a triplé. Cette démographie galopante ne pouvait que provoquer le rabaissement généralisé du niveau culturel et spirituel et, par voie de conséquence, l’avènement d'un homme moyen dont le comportement est comparable à celui d'un primitif transplanté dans une vieille cité.

À 15 ans, Ortega a vécu l’épouvantable défaite de 1898, qui oblige son pays à céder Cuba, les Philippines et Porto Rico aux Américains. C'est la fin d'une grande puissance coloniale. Cette décadence appelle un renouveau, mais encore faut-il en découvrir les causes. Ortega constate que l'Espagne a perdu sa cohésion et son unité, qu'elle n'a plus de projet susceptible de transcender l'individualisme des hommes ou des groupes ; et, surtout, qu'elle n'a plus d'élites clairvoyantes, dignes de rassembler et de diriger les masses. Cette dialectique masse-élites fera l'objet d'un livre : La Espana invertebrada (1922). Les mêmes arguments seront élevés à la dimension européenne dans ce qui deviendra l'essai le plus célèbre du philosophe, La révolte des masses, paru en 1930.

Pour être totalement espagnol, il faut être européen et Weltbürger (citoyen du monde). Contrairement à l'Allemand qui, dans son éveil spirituel, se retrouve seul et perçoit les événements extérieurs comme "un morne fracas cosmique qui heurte les rochers de son insularité égotique", l'homme du Sud éveille d'emblée sur l'agora et doit se libérer des imbrications sociales pour retrouver la solitude créatrice. S'inspirant de Jung, Ortega pose donc l'Espagnol comme l'homme de la spontanéité, aux réflexes rapides mais superficiels et parfois irréfléchis. L'Allemand, lui, réagit lentement mais les stimuli qui le frappent sont longuement assimilés dans son intériorité avant de susciter une réponse globale.

Ortega oppose la raison vitale à la raison pure de la philosophie allemande qu'il a côtoyée dans les universités d'Outre-Rhin. Pour Leibniz, Kant, Fichte ou Hegel, le monde n'est qu'un vaste chaos que la pensée doit ordonner. Ortega admet l'existence d'un moi libre et conscient qui ordonne rationnellement les choses, mais il conteste le finalisme implicite de l'idéalisme allemand et donne priorité à la vie.

Malgré ces divergences, il ne fait aucun doute que c'est en Allemagne qu'Ortega a trouvé les penseurs qui partageaient sa sensibilité profonde. A Berlin, par ex., Georg Simmel, dont il a suivi les cours, enseignait que certaines valeurs ont effectivement une validité objective et absolue, et que le relativisme de notre perception des valeurs n'est, en fait, qu'un regard perspectiviste, et donc limité, jeté sur la vérité absolue. Les réflexions que cet enseignement a inspirées à Ortega sont rassemblées dans son ouvrage El tema de nuestro tiempo (1923). Entre le relativisme, qui engendre le scepticisme, et le rationalisme, qui est quête d'absolu, il faut ouvrir une 3éme voie. L'entendement ne se laisse pas traverser passivement, mais il n’altère pas non plus ce qu'il appréhende. Sa fonction est clairement sélective : il retient du réel tous les éléments qui s’accommodent de son appareil récepteur, tandis que les autres lui échappent. Une telle vision est radicalement pluraliste. D'un point de vue anthropologique, cela signifie que chaque peuple, à chaque époque, est prédisposé à jouir de tel ou tel aspect du monde. Les perspectives sont les composantes de la réalité. Elles ne sont nullement déformantes, elles constituent l'organisation même du réel. "Une réalité, écrit Ortega, qui, aperçue de n'importe quel point de vue, s'avérerait toujours identique, c'est là un concept absurde".

Nietzsche a appris à Ortega l'idée d'une vitalité corporelle qui sous-tend toute expression vitale, même la plus spiritualisée. Cette vitalité corporelle est elle-même soumise à un rythme sinusoïdal, fait de chutes et d’ascensions. S'il estime que Nietzsche a eu tort de traduire sa pensée en des termes trop zoologiques, somatiques ou biologiques, Ortega ne rejette pas pour autant les prophéties intuitivement géniales du solitaire de Sils-Maria : le temps qu'il avait annoncé est le nôtre. A nous de le vivre.

L'attitude d'Ortega face à la tradition phénoménologique et existentialiste allemande est plus révélatrice encore de sa propre démarche. La phénoménologie de Husserl aurait, selon lui, raté la vocation qu'elle ambitionnait initialement. La volonté de saisir les phénomènes dans lesquels la pensée s'enracine, s'est estompée pour retomber dans une sorte de rationalisme cartésien. Dés que Husserl s'est mis à parler de "conscience pure", il a escamoté la réalité et déréalisé le monde que l'homme doit affronter.

Ortega est plus proche des thèses que Heidegger avait défendues dans Sein und Zeit (1927). La vie comme inquiétude, comme souci, comme insécurité et la culture comme recherche de sécurité étaient des idées qu'il avait déjà approchées dans son livre Meditaciones del Quijote (1914). Le philosophe espagnol a toujours prétendu ne jamais avoir été influencé par Heidegger. Quoi qu'il en soit - et malgré les affinités existant entre les 2 hommes - la controverse s'engagera assez rapidement. Dans L'évolution de la théorie déductive et l'idée de principe chez Leibniz, Ortega conteste l'interprétation heideggerienne du concept d’Être. L'Allemand se serait abusé sur la place de l'ontologie dans la pensée grecque et, pour Ortega, il n'est pas certain que l'homme se soit toujours interrogé sur l’Être. Heidegger aurait dû cerner davantage le sens de ce mot. Il aurait fallu se demander comment et pourquoi la spéculation sur l’Être est survenue en Grèce depuis Parménide. La linguistique, qu'interpelle Ortega, nous apprend que ce verbe est l'un des plus récents qui soient. Dans presque toutes les langues, il est formé de racines aux origines les plus diverses, ce qui souligne son caractère éminemment occasionnel et accidentel. Ortega reproche à Heidegger de ne pas avoir correctement perçu le côté dynamique de la conception grecque de l’Être, comme activité ou actualité.

Il est insoutenable, dit Ortega, de réserver à l'homme seul, le privilège exclusif de s'éprouver comme un être "problématique". L'animal peut, lui aussi, se sentir en péril, vivre en alerte perpétuelle. La déréliction et le pessimisme heideggeriens, qui suscitent la fameuse angoisse des existentialistes, peut entraîner une réaction positive de libération et d'énergie salutaire. Ortega ne conteste donc pas le côté dramatique de l'existence, mais il refuse de définir la vie par ce seul aspect. S'il ne faut pas verser dans l'optimisme béat, s'il faut percevoir la terrible négativité qui gît au tréfonds du monde, la tâche du philosophe est de militer dynamiquement contre ce destin.

L'angoisse et l'infinie "allégresse du monde" cohabitent en chacun de nous. Il faut prendre en compte ces 2 aspects si contrastés de la vie, si l'on ne veut pas se condamner à porter sur celle-ci un regard hémiplégique et réducteur. Ortega conteste cet existentialisme qui ne veut percevoir le monde que comme une noire crevasse et qui n'a d’intérêt que pour le malaise, l'abîme ou le néant. La vivacité hispanique qui habite le philosophe lui fait refuser cette philosophie macabre, cette manie germanique des profondeurs. Sa philosophie veut être, entre les profondeurs et la surface de l’Être, un perpétuel aller-retour.

Après cette initiation universitaire au monde philosophique allemand, Ortega s'est donné pour tâche d'initier la jeunesse d'Espagne à la pensée européenne. Par son labeur incessant, par le nombre important de traductions qu'il a fait publier, par la concision de ses textes, il a permis aux étudiants espagnols de comprendre l'actualité philosophique. Mais il ne s'est pas contenté de cette mission académique. Il souhaitait en effet que ce savoir soit mis au service de la société espagnole et qu'il ait un impact sur la vie politique de son pays.

"Toute ma vie, toute mon œuvre a été au service de l'Espagne". La monarchie décadente, le pouvoir exorbitant de l'aristocratie et du clergé, ces formes désuètes et mortes, exigeaient des innovations. Dans La Espana invertebrada, Ortega explique que toute nation se forme autour d'un "projet qui suggère un mode de vie en commun". C'est par de tels projets que se réalise la phase ascendante d'intégration des unités sociales. La ruine des nations survient lorsque le processus inverse, la désintégration, se met en marche. Alors, les parties, jadis intégrées par le projet initial, se détachent successivement de la vie commune et s'affaiblissent dans une isolation stérile. C'est quand une nation a oublié le projet qui l'animait qu'elle doit recevoir le qualificatif d'invertébrée.

En 1580, pendant le règne du roi Philippe II, l'union de la Castille et de l'Aragon a permis de "lancer l'énergie espagnole aux quatre vents pour inonder la planète et créer un empire d'une superficie jamais encore atteinte dans l'Histoire". La désagrégation, pourtant, n'a pas tardé. Les zones périphériques se sont détachées les 1ères : les Pays-Bas, Milan, Naples. Au début du XIXe s., les colonies sud-américaines acquièrent leur indépendance et l'Espagne se voit réduite à son espace péninsulaire. Après 1898, le séparatisme et le régionalisme entameront l'unité intérieure.

Sur le plan social, l'Espagne perd également son "squelette". Les diverses classes sociales devien-nent des entités hermétiques. Les militaires, les ouvriers, les intellectuels, les politiciens perdent contact les uns avec les autres. Chacun de ces groupes sociaux reste persuadé "d’être l'unique groupe existant, d’être un tout et le tout". Ainsi, les militaires déclenchent des pronunciamentos, la classe ouvrière s'exerce à l'action directe et, au bout du compte, surgit le chaos. Au sein même des groupes sociaux, Ortega, à l'instar du sociologue italien Vilfredo Pareto, distingue une minorité d'individus exemplaires, qui ont des qualités de dirigeants et une masse qui, en période ascendante d'intégration, les suit et, en période de désintégration, refuse toute hiérarchie interne au groupe. L'élite qui survit à la désintégration devient alors indigne de sa tâche.

Ortega a rêvé de forger une élite nouvelle avec des hommes venus de toutes les classes, et de sortir ainsi l'Espagne de son marasme. Ses idées politiques avaient le mérite d'une extraordinaire limpidité que l'on retrouve d'ailleurs dans toutes ses œuvres, mais elles heurtaient de front une société dominée par les conflits d’intérêts, dans laquelle les hommes au pouvoir utilisaient toutes les potentialités de l'irrationnel pour conserver leurs privilèges.

Comme Miguel de Unamuno, Ortega a opté pour un "libéralisme" hispanique opposé aux totalitarismes d'un XXe s. à la recherche de stabilités définitives. "Ni le bolchevisme, ni le fascisme, écrit-il, ne résument tout le passé, condition indispensable pour le surmonter". Ces 2 totalitarismes sont des phénomènes de l'âge des "masses" qui a fait perdre aux hommes toute "conscience historique".

Pour acquérir cette conscience, nécessaire à l'équilibre de toute société politique, Ortega suggère l'enseignement d'une philosophie humaniste qui marquera l’avènement d'hommes nouveaux, conscients des impératifs de l'époque, parce que dépositaires d'une mémoire historique effective. Le bolchevisme et le fascisme se bornent, écrit-il, à nier la validité des institutions libérales sans se rendre compte que cette négation peut les conduire à des positions anachroniques. Il faut plutôt dépasser le libéralisme, en assimilant les acquis spirituels de cette idéologie politique polymorphe.

L'anti-totalitarisme d'Ortega s'accompagne d'une sévère critique des postulats rationalistes de la démocratie libérale. Il est convaincu que seule la sélection permettra de "gouverner les esprits" et d'"orienter les volontés". L'homme, pense-t-il, n'est jamais motivé par des "idées pures" mais par des sentiments et des associations d'images. C'est de la vie - et de la vie seule - qu'émerge la raison.

On a maintes fois insisté sur l'influence qu'Ortega a exercé sur la pensée du chef phalangiste José Antonio Primo de Rivera. Ce dernier a effectivement rendu hommage à la pensée du philosophe, tout en lui reprochant de ne pas assumer d'engagement politique cohérent. Ortega avait choisi le combat politique lors de l’avènement de la République, mais n'en avait tiré que des déceptions. Les années 30 auraient dû, estimait José Antonio, entendre sa voix prophétique et énergique. Cette volonté de se retirer "au-dessus de la mêlée" est sans doute une erreur que l'Espagne paie aujourd'hui encore, parce que le franquisme catholique était foncièrement incapable de traduire dans les faits politiques cette 3ème voie suggérée par Ortega et voulue par José Antonio.

Lorsque la guerre civile éclate en 1936, le philosophe choisit le chemin de l'exil. Cet exil, commencé à Paris et en Hollande, se poursuit au Portugal et en Argentine. En 1946, il se réinstalle à Madrid, boude le régime qui n'a réussit qu'à restaurer sans innover, et crée l'Instituto de Humanidades. Désormais, il fait la plupart de ses conférences en Allemagne où ses idées sont davantage lues et discutées. En 1950, à Baden-Baden, il rencontre Heidegger pour lui faire part de vivo de ses critiques. Il meurt le 17 octobre 1955.

La confrontation d'Ortega avec le monde effervescent de la politique correspond à la désorientation que vécurent les idéaux humanistes et libéraux dans la 1ère moitié de ce siècle. Son cas est semblable à celui de Benedetto Crocce en Italie. Pour les 2 hommes, le libéralisme apparaissait comme un système marqué par la tolérance, qui dépassait les autres idéologies parce qu'il accueillait toutes les vérités dans un cercle plus large, les replaçait là où elles pouvaient s'avérer utiles, et convertissait les éléments jugés arbitraires et fantaisistes en problèmes et en solutions logiques. Tout rejet du polymorphisme leur apparaissait comme stérile.

Ortega et Croce souhaitaient une tolérance active, un refus des illusions, la lucidité pour que l'homme ne se constitue pas prisonnier d'une utopie et ne revendique pas la fin de l'histoire. Malheureusement, le libéralisme n'était pas ce qu'il croyait. C'est lui qui nous impose, aujourd'hui, la mortelle tiédeur que ni Ortega ni Croce ne souhaitaient.

(Texte paru en 1981; version originale perdue).

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La crise de lla citoyenneté n'est pas une fatalité...

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Chers amis,
Voici un exemple de “dissertation” ou de “composition” demandée à une élève du secondaire. Le sujet nous interpelle directement. Voici une manière de répondre sans trahir nos idées fondamentales, en les exprimant dans un langage “classique”. Seule la conclusion contient quelques “illusions” conventionnelles pour ne pas effrayer certains ressortissants de la caste enseignante, à l’estomac si délicat, de nos jours... Nous vous  prions de nous en excuser, mais  vous savez très bien comment il faut penser. Qu’elle vous  serve de modèle pour vos propres enfants ou petits-enfants !
 

La crise de la citoyenneté n’est pas une fatalité

La citoyenneté est une qualité comme l’indique le suffixe “té”. Elle est la qualité de l’homme qui est citoyen, qui, par définition, est membre actif, participant, d’une Cité qui fonctionne selon des règles, des rituels, soit des élections, des débats sur le forum, l’agora ou l’arène parlementaire. Ces règles, rituels, modes électoraux sont le fruit d’une histoire particulière propre à la Cité même du citoyen et non pas d’une autre Cité, peuplée de citoyens habitués à d’autres règles ou d’autres rituels. L’histoire antique, surtout l’histoire grecque, source de la pensée occidentale, nous montre bien ce qu’est une pluralité de Cités différentes, et souvent antagonistes, au sein d’un même écoumène, grec/hellénique en l’occurrence. Rome nous  a enseigné une  plus grande unité et une plus grande cohérence impériale mais, dans la pratique, elle laissait subsister les “civitates” (singulier: “civitas”) locales  et acceptait la pluralité ineffaçable des rituels particuliers, jaillis de sols différents. La religion fondamentale  de la Vieille Rome est une religion de la terre, des lieux (loci), de la nature (la déesse Pomona, le dieu Sylvaticus). La Grèce et Rome nous lèguent donc l’idée d’un citoyen actif, participant, ancré dans une histoire particulière précise, qu’il maîtrise, dont l’horizon lui est familier. Plus tard, le niveau de la Cité a été transcendé par celui, plus vaste, de l’Etat (national).

L’Etat national classique, né des suites de la révolution française, est un horizon déjà moins saisissable par le citoyen, dont les limites sont les limites de l’intelligence humaine, qui est incapable de connaître tous les paramètres de l’univers. L’Etat est plus vaste que la Cité grecque ou que la Civitas inclue dans l’Empire romain, plus vaste que la province médiévale ou d’ancien régime. Mais l’horizon de l’Etat reste accessible au citoyen doté d’un minimum de culture, ayant subi un temps de scolarité minimal. La globalisation à l’œuvre depuis quelques décennies ne veut avoir que les seules limites du monde comme horizon. Elle veut donc dépasser les limites traditionnelles de la Cité ou de l’Etat. Et impose à l’homme, au citoyen, un élargissement peut-être trop rapide. L’homme moyen, le citoyen de base, celui qui est censé ne pas ignorer les lois, ne peut pas passer aisément de l’horizon restreint et connu de  la Cité, à celui, planétaire et inconnu, du globe.

La crise de la citoyenneté que nous observons aujourd’hui vient de cet élargissement démesuré de l’horizon politique. Le citoyen est désorienté. Ne connait pas les mœurs, les rituels, les règles qui  président à la vie des autres, de ceux qui sont censés devenir ses con-citoyens dans le village global. Il en vient à les haïr. Il rejette ce qu’il ne connaît pas, ce qui lui semble étranger. Il sent, au fond de son cœur que ses traditions, léguées par la lignée de ses ancêtres, va se retrouver submergée sous un flot de traditions, de coutumes étrangères, dont il ne connaît pas les tenants et aboutissants. Si ses dirigeants chantent les vertus d’un globalisme à venir, il perdra confiance, tournera le dos à la politique et même à la notion cardinale de représentation (parlementaire), ne comprendra plus leur discours, haïra leurs discours : ainsi le citoyen autochtone d’Europe occidentale en viendra  à haïr son concitoyen musulman,  car il refusera d’adopter des mœurs musulmanes, à haïr la caste dirigeante de son pays qui veut lui imposer le voisinage de ces mœurs et coutumes musulmanes. Et le musulman immigré en viendra à haïr l’autochtone, dont il refusera d’adopter les mœurs qu’il jugera dépravées. La crise de la citoyenneté est ce téléscopage de différences, sur fond de perte de repères sûrs, avérés, ataviques. L’augmentation du refus de  se rendre  aux urnes, comme en France par exemple, est un indice patent de  cette crise actuelle.

Le globalisme et l’effacement des repères sont-ils une fatalité, l’humanité, faite de toutes ses différences, est-elle condamnée pour les siècles des siècles à errer dans cette sorte de no-man’s-land où il n’y a plus vraiment de limites visibles et où il n’y a pas encore d’universalité réellement établie?

On peut ne pas le penser. Pour une raison simple, pour une raison ontologique. Aristote nous enseignait, à l’époque des Cités grecques, certes, mais aussi à l’époque où le premier Etat universel cherchait à prendre forme, celui d’Alexandre le Grand, que l’homme était avant toute chose un “animal politique”, un “zoon politikon”, donc un être imbriqué dans une “Polis”, terme grec désignant la “Cité”. Or toute “polis” est par définition limitée. L’homme, de par sa constitution ontologique, est contraint de manœuvrer dans les limites que lui ont assigné son temps et son lieu, l’histoire de son peuple et le site géographique qu’il occupe. Par conséquence, la crise, moment passager, déchirure parfois cruelle, mais toujours transitoire, n’est pas une fatalité.

L’homme retournera donc à son propre, à des limites acceptables, gérables par son intelligence limitée, gérables dans le cadre de sa vie à la durée, elle aussi, limitée. Mais à la différence des conflictualités qui ont déchiré l’humanité jadis, le message d’universalité qui court d’Alexandre le Grand à l’Empire romain, et de cet Empire romain à l’écoumène médiéval européen sous le signe chrétien, conduira peut-être à une juxtaposition plus pacifique des différences humaines. Rien n’est écrit. L’avenir est ouvert. Les fatalités, que l’on croit être inéluctables, sont finalement dépassables, si on est doté d’une volonté et d’une clarté d’esprit suffisamment fortes.