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dimanche, 24 octobre 2010

Israël et la régression intellectuelle de la civilisation occidentale

Israël et la régression intellectuelle de la civilisation occidentale

Ex: http://www.mecanopolis.org/

Par Manuel de Diéguez

 Les Etats et les Eglises ne se décident à ouvrir les yeux qu’à l’heure où il ne leur reste d’autre ressource que de retirer le bandeau qu’ils s’étaient mis sur les yeux. La cloche des évidences est-elle proche de sonner au beffroi de l’histoire ? Car enfin, jamais encore l’histoire du genre humain n’avait pris la tournure d’une farce planétaire.

Certes, il y avait longtemps qu’on se frottait les yeux au spectacle des négociations fantasmagoriques qui se déroulaient entre Israël et la Palestine et l’on n’en revenait pas de ce que des tractations condamnées à demeurer fictives pussent tenir en haleine des chancelleries médusées et une presse mondiale ébahie, on n’en croyait pas ses oreilles qu’une tragi-comédie de cette envergure pût un jour trouver place dans les livres d’histoire. Comment la raconter demain aux enfants sur les bancs de l’école si les adultes y jouaient, eux aussi, le rôle de spectateurs en bas âge?

Et voici que les bras vous en tombent de découvrir que ce théâtre d’ombres et de songes n’était pas encore allé au terme de sa puérilité et que l’on verrait un fantoche, un paltoquet, une marionnette débouler des coulisses sur la scène et saluer le public d’acte en acte. Quelle pièce jouait-on, à quel répertoire inconnu était-elle empruntée, quel en était l’auteur? L’histoire cache dans ses archives de nombreuses effigies d’une condition humaine titubante. Mais qui aurait pu imaginer qu’un Président de Etats-Unis adresserait au Premier Ministre d’un Etat étranger une lettre officielle dont les termes lui auraient été dictés au préalable par le destinataire et selon laquelle, primo, le locataire de la Maison Blanche mettrait son veto « à toute résolution concernant Israël, d’où quelle vienne, durant la période des négociations, laquelle est fixée à un an« , secundo, que la « dotation militaire annuelle des Etats-Unis à Israël, de trois milliards de dollars, serait augmentée » et que Tel-Aviv pourrait « avoir accès à de nouvelles armes et à des systèmes de surveillance satellitaires« , tertio, qu’Israël demeurerait maître de sa prédéfinition unilatérale des « exigences de sa sécurité« , c’est-à-dire de la formulation aussi solitaire qu’incontrôlée de ses ambitions politiques et militaires sous le couvert traditionnel de l’évocation de la « sécurité » du pays; quarto, que durant l’ année que dureraient les négociations imaginaires appelées à monter en volutes vers le ciel des anges, Israël disposerait d’une totale impunité, puisqu’aucune résolution ne pourra se trouver adoptée par le Conseil de Sécurité, quel que soit le comportement peu séraphique de son armée sur le champ de bataille; quinto, que le futur pseudo Etat palestinien sera privé d’armée et sera si peu souverain qu’il devra ouvrir tout grand son territoire et sans jamais rechigner aux mouvements des troupes israéliennes stationnées à ses frontières, sexto, qu’en retour Israël ne prolongerait que de deux mois la suspension de son expansion territoriale en Cisjordanie, après quoi il en reprendrait le cours inexorable, sauf à obtenir de nouveaux bénéfice tangibles en échange de l’ascension dans les airs d’un nouveau nuage de fumée.

Pourquoi les Etats-Unis ont-ils signé un marché de dupes de ce calibre? Pourquoi le parti démocrate a-t-il accepté de payer d’un ridicule immortel et d’un effondrement sans remède du poids de l’Amérique dans le monde l’avantage éphémère de perdre un peu moins cruellement les élections de mi-mandat de novembre 2010? Un désastre politique aussi indélébile ne s’explique que par le ligotage et le bâillonnement pur et simple de M. Barack Obama. Comme je l’ai écrit le 4 juin 2009 en prévision du discours du Caire du 6 juin, le garrottement politique de ce chef d’Etat résulte de son refus de se laisser héroïquement assassiner, donc de la dérobade de ce faux héros devant le destin sacrificiel auquel la vocation d’un vrai Président des Etats-Unis l’appelle aujourd’hui.

En raison de la désertion piteuse de la victime, déjà l’immolateur s’approche de l’autel. Est-il un tueur ou un délivreur ? Ce qui est sûr, c’est qu’un nouvel équilibre des forces vient d’ores et déjà démontrer que la nature a horreur du vide et qu’un locataire de la Maison Blanche réduit à un mannequin dont Israël tire les ficelles aux yeux du monde entier enfantera un nouvel équilibre des forces , qui remettra les rênes du monde à la Chine, à la Turquie, à l’Iran, à la Syrie, à la Russie, au Brésil. Du coup, le déclin de l’Europe deviendra irréversible pour s’être rangée jusqu’au bout aux côtés d’un empire agonisant.

Mais, depuis la plus haute antiquité, les sacrifices cultuels sont ambigus. Peut-être l’Europe saisira-t-elle cette occasion de sortir de son sépulcre. De toutes façons, cette tragédie deviendra, me semble-t-il, un peu plus intelligible à la lumière de la science historique et politique dont je tente d’exposer les fondements anthropologiques depuis près de dix ans.

A l’écoute des dernières péripéties et rebondissements de l’histoire d’Israël, je rappelle ci-dessous les paramètres d’une mutation des offertoires de la politique internationale. La vocation d’une politologie critique l’appelle à déchiffrer l’histoire d’une espèce auto-sacrificielle de naissance.

1 – Les fondements anthropologiques de l’intelligibilité de l’Histoire

Dans quelques mois au plus tard et peut-être déjà dans quelques semaines, un thème de fond va occuper la presse, les médias et surtout les quelques commentateurs de la politique internationale encore attachés non point à flâner en promeneurs désœuvrés dans les coulisses de l’actualité planétaire, mais à descendre en spéléologues hardis dans les arcanes de la politique et de l’histoire.

On peut lire, dans le Monde du 10 août 2010: « Un tremblement de terre moral ». Pas moins. C’est la formule utilisée, dimanche 8 août, par Yediot Ahronot, le quotidien le plus lu en Israël, pour décrire la dernière nouvelle qui embarrasse l’armée. De quoi s’agit-il ? De la destruction du village bédouin d’Al-Farasiya, dans la vallée du Jourdain, qui a transformé une centaine de paisibles paysans en sans-abri ? Du fait que le ministère de la défense et la Cour suprême aient interdit à une jeune habitante de Gaza d’aller étudier les droits de l’homme en Cisjordanie ? »

Non, en Israël ce genre d’information, reléguée en bas de page, ne soulève guère d’indignation. L’émoi des médias trouve son origine dans le dernier épisode de la  » guerre des généraux ».

C’est dire qu’aucun événement digne de faire la une des journaux n’aura stupéfié l’opinion publique mondiale au point d’alerter tout subitement la conscience journalistique endormie sur les cinq continents. Et pourtant, dans les profondeurs, la science de la mémoire aura été ébranlée au point que la problématique et la méthodologie politique mondiale en sera bouleversée.

Pourquoi cela? Parce que ce sont les contradictions internes du géocentrisme, les défis à la logique interne de la phlogistique, l’incohérence interne de la physique classique, l’irrationalité interne de la psychologie dite « des facultés » qui ont contraint l’héliocentrisme, la chimie de Lavoisier, la relativité générale, la psychanalyse à faire exploser les présupposés immanents aux sciences antérieurement validées par une grille de lecture erronée. C’est dire que la science historique est longtemps parvenue à éluder la question centrale du statut anthropologique de son axiomatique et de sa problématique, donc à se dérober à la réflexion sur la validité de l’enceinte même dans laquelle Clio déplace les pions du jeu. Mais l’accumulation d’évènements allogènes à l’échiquier classique favorise l’examen critique et la mise en cause des coordonnées des anciens joueurs.

Il en sera de même des interprétations politiques et historiques traditionnelles du destin d’hier, d’aujourd’hui et de demain d’Israël parce que les prolégomènes approximatifs ou partiels qui permettent d’interpréter le parcours de cette nation au sein de la civilisation semi rationnelle d’aujourd’hui répondent à un code vieilli de l’intelligibilité des événements. Chaque fois qu’une science se conquiert une organisation cérébrale plus englobante que la précédente, donc un système de navigation qui lui permet de transcender les critères convenus de la compréhensibilité en usage à son époque, son armure méthodologique change radicalement de voltage et de pilotage de ses signifiants, donc de balisage mental. Il en sera nécessairement de même de la révolution de la science des Etats et des relations que leur logique interne entretient avec le récit historique de demain, parce que la nécessité s’imposera de changer entièrement de dialectique. Comment enserrerons-nous le présent et l’avenir d’Israël dans une trame moins anachronique et plus explicative que l’ancienne?

2 – Une parturition rousseauiste

Il s’agira d’insérer dans le tissu d’une anthropologie critique un Etat né d’une décision rousseauiste, celle de tous les pays de la terre de déverser soudainement et d’un seul coup une ethnie déterminée et reconnue dans sa singularité depuis trois mille ans sur un étroit territoire du Moyen Orient et de lui demander de cultiver gentiment son Eden en miniature. Mais comment lui faire paître ses moutons blancs sur le modèle bucolique dont Adam se prélassait dans le jardinet originel de l’humanité?

Jamais un régime d’assemblée privé de la lanterne de Diogène n’avait tenté de fonder une nation sur un modèle aussi pseudo-séraphique. Mais l’archétype biblique brutalement plaqué sur le Moyen Orient était censé avoir peuplé un désert de sable et non point une terre vrombissante de créatures. Certes, les historiens ont démontré qu’en 1948, le vote majoritaire des Paul et Virginie de la démocratie rassemblés dans l’enceinte des Nations Unies en faveur d’une répétition de l’Exode avait été obtenu avec le secours des méthodes de prévarication habituelles; les voix censées inspirées par un ciel de bergerie sont presque toujours achetées à prix d’or. Mais un adage latin dit que « nous sommes impuissants à changer le passé », ce que le français traduit par l’expression: « Ce qui est fait est fait ».

L’Etat d’Israël existe donc bel et bien; et s’il n’a pas encore la tête sur les épaules, il a déjà les pieds sur terre. L’historien des songes incarnés tente donc de rendre compte d’une existence à la fois onirique et dûment concrétisée. Du coup, il constate que les paramètres chantonnants sur lesquels repose encore la science évangélique des Etats n’éclairent en rien le paysage, parce que le verdict des urnes ne saurait s’inscrire dans une logistique de type eschatologique, même si cette théologie politique se trouve aussitôt bousculée par les nouveaux marchands du temple. Du coup, une science du temps des nations qui ne se vissera à l’œil que la loupe du quotidien rendra le paysage incompréhensible à l’observateur, tellement les narrations patentées par un long usage se révèleront étrangères à l’histoire biblique que le mythe bénisseur sera censé raconter sur ses pâturages et qui paraîtra dicter ses péripéties à l’histoire en chair et en os.

Comment le récit traditionnel dont les ongles et les crocs s’ appellent l’histoire va-t-il se trouver anéanti et jeté aux oubliettes à l’heure où les relations « objectives » des Etats entre eux ne répondent plus au code sentimental élaboré tout au long des siècles par une histoire artificiellement euphorisée du monde?

3 – Les vêtements religieux du temps

Un seul exemple : en août 2010, l’Arabie Saoudite entend acheter des avions de guerre américains baptisés F15. Mais la puissance du mythe biblique sur les imaginations est redevenue si grande que les Etats-Unis ne sauraient conclure un contrat rationnel de ce genre avec aucun Etat arabe sans avoir reçu l’autorisation « théologique » d’Israël. Ce sera en grand secret que les négociations para religieuses entre Washington et Tel Aviv seront menées. Comment expliquer les relations célestiformes qu’un Etat microscopique entretient avec l’empire le plus puissant du monde? Il sera supposé vital, pour les successeurs des Hébreux, de simuler une fragilité et même une précarité d’origine et de nature mythologiques, afin de donner au monde entier l’illusion que la nation biblique se trouve aussi menacée de mort sous les coups de ses ennemis que sous Pompée ou Vespasien. Or, il en est paradoxalement ainsi, mais sur d’autres chemins, et cela pour les mêmes raisons théologiques d’apparence qu’il y a deux mille ans.

Que disent aujourd’hui les Isaïe de la démocratie libératrice? Que la civilisation de la rédemption par la justice et le droit ne saurait faire de sa sotériologie décolonisatice une conséquence logique, donc universelle, de la religion du salut par la Liberté, puis se réfuter elle-même à légitimer la conquête armée, puis la vassalisation systématique d’un autre peuple. La réfutation du culte des droits de l’homme et du citoyen exige une eschatologie inversée selon laquelle une idole aurait légitimé de toute éternité un propriétaire prédestiné à occuper un sol déterminé. Les partis religieux d’Israël le savent et le disent haut et fort : « Si cette terre, confessent-ils, ne nous avait pas été expressément octroyée par le roi du cosmos, nous ne serions que des brigands. »

Mais il se trouve qu’au début du IIIe millénaire, la science psychologique sait depuis longtemps que les dieux iréniques ou sanglants sont là pour porter sur leurs larges épaules les pires forfaits de leurs chétives créatures et qu’ils ne se contentent pas de rendre payant le sang des sacrifices qu’on leur présente sur leurs offertoires, mais à glorifier l’hémoglobine des immolations qu’on leur donne à humer. C’est pourquoi les profanateurs, les blasphémateurs et les saints iconoclastes qu’on appelle des prophètes et qu’Israël a tués en chaîne ne cessent de rappeler que le « vrai Jahvé » a horreur des meurtres sacrés sur les parvis de son temple et que, depuis trois mille ans les narines du génie d’Israël ont rendez-vous avec une civilisation irénique.

Mais si les habillages messianiques de la guerre échappent à la lecture laïque du monde – Clio se trouve encore privée des clés d’une interprétation anthropologique du temps de l’histoire – comment l’étude du profane accèderait-elle à une intelligibilité réfléchie? Pour que la science historique classique accède à la connaissance des secrets du temps mythologique dans lequel un peuple prétend dérouler le tapis de sa durée, il faut une épistémologie capable d’expliquer les propitiatoires, donc conquérir un regard de haut et de loin sur le globe oculaire dont nos ancêtres usaient à l’égard de notre espèce.

4 – Les cités et leur mythe

Israël n’est pas le seul peuple à vivre sa propre histoire dans le temps du mythe. Le monde hellénique est né du débarquement d’une expédition navale dans un univers littéraire appelé à devenir celui de la civilisation mondiale. La cité de Priam opposait ses murailles aux mâtures de la flotte de Ménélas. Les dieux décidèrent de se mettre de la partie. Les flèches de l’arc d’or d’Apollon vont venger Calchas, le devin outragé du dieu du soleil. Iphigénie est sacrifiée au dieu du vent. Ulysse et Achille vont se partager les premiers rôles. Un poète entre en scène. Il en tire deux légendes, celle du siège d’une cité fortifiée et celle du voyage initiatique d’un marin et de ses compagnons sur le chemin du retour au pays. La Grèce du symbolique a trouvé sa voix et son destin. Que serait-il advenu de la civilisation d’Eschyle et d’Archimède, de Platon et d’Aristophane, des mathématiques et de la tragédie si une guerre mythique n’avait pas vivifié la civilisation mondiale sur les cinq continents? Le Vieux Monde attend un nouvel Homère. Quelles sont les relations que les peuples entretiennent avec le nectar et l’ambroisie de leur immortalité? Comment un peuple de navigateurs a-t-il fondé la première civilisation de l’alliance de la parole avec le sacrifice?

Rome n’est née de la voix de Virgile que sur le tard : à l’origine, le berceau mythique de la ville se réduisait à la légende d’une louve qui aurait nourri de son lait les jumeaux Rémus et Romulus. Mais l’histoire réelle s’est trop hâtée de débarquer dans le récit fabuleux: Rémus sera assassiné par son frère de lait, lequel mourra de la main des patriciens. Et déjà le sacré est de retour. Les ambitieux sont aussi de malins comploteurs: ils vont s’entendre entre eux pour faire descendre le trépassé du haut des nues. Pour fonder la République, il leur faut mettre dans la bouche d’un mort l’annonce de la future grandeur de l’empire romain. Néanmoins la première civilisation des armes et des lois gardera une mémoire tenace et rancunière de la modestie de son mythe originel – celui de l’apparition d’une victime dont Tite-Live raconte le trucage et qui deviendra un classique de l’autel dans le monothéisme redevenu sacrificiel des chrétiens – l’islam s’en est tenu à la brebis d’Abraham. Sous Tibère encore, les prétentions religieuses de plusieurs cités de l’empire seront rognées par un Sénat soucieux de ne pas laisser supplanter son mythe fondateur par un Olympe plus illustre et plus généreux que le sien. Et puis, le culte romain des ancêtres ne s’était même pas procuré des dieux vivants et visibles: les édiles sont allés chercher des statues de divinités antiques et prestigieuses à Athènes et ils les ont installées en grande pompe dans l’enceinte de la ville, tellement l’Enéide faisait pâle figure auprès de l’Iliade et de l’Odyssée des Grecs.

5 – De l’universalité du sacré

Pour comprendre comment Israël s’est coulé dans le moule de son épopée biblique, il faut observer que les peuples forgent leur mythe à l’école de leur sainteté et que le naufrage des dieux antiques dans le monothéisme a seulement modifié le creuset antique du sacré. La France monarchique a entretenu avec une divinité plus unifiée que les précédentes les relations éloquentes et clairement énoncées qui permettaient d’élever les rois au rang de frères de Jésus-Christ. Puis, le songe de la délivrance universelle et définitive du simianthrope par l’assassinat d’un seul homme sur un autel planétaire a déserté les fonts baptismaux d’une révélation ciblée et que les scribes d’un ciel localisé avaient circonscrite avec précision afin de se forger sur l’enclume d’une Révolution dont Robespierre disait: « Une nation n’a pas accompli sa tâche véritable quand elle a renversé les tyrans et chassé des esclaves, ainsi faisaient les Romains, mais notre œuvre à nous, c’est de fonder sur la terre l’empire inébranlable de la justice et de la vertu. »

A l’instar de celui des Anciens, le royaume du ciel panoptique des démocraties s’arrime à des territoires autonomes. Certes, le ciel nouveau se trouve seulement dans un état de latence ici-bas ; mais il ne va pas tarder à se transporter sur les arpents du salut et de l’innocence providentiellement retrouvées – les lopins du Nouveau Monde serviront de territoire à une résurrection plus globale de l’Eden. Le fossé qui s’est creusé entre les patries bénies par le Dieu récent des chrétiens et l’Olympe vieilli des Anciens n’est pas si difficile à combler. La prière rituelle « Dieu bénisse l’Amérique » s’est mondialisée : un finalisme religieux commun à la Rome d’autrefois et à l’ubiquité chrétienne a illustré l’appel à l’universalité du droit et de la justice déjà perceptibles chez Horace, Pline le Jeune, Cicéron.

Toute la scolastique du Moyen Age et de saint Thomas d’Aquin lui-même, demeuré le « docteur angélique » de l’Eglise – même à la suite du faux séisme de 1962 – n’est-elle pas la copie du Sénèque qui programmait les travaux futurs des théologiens chrétiens en ces termes: « Oui, je rends surtout grâces à la nature lorsque, non content de ce qu’elle montre à tous, je pénètre dans ses plus secrets mystères; lorsque je m’enquiers de quels éléments l’univers se compose; quel en est l’architecte ou le conservateur ». Du coup, il s’agit déjà de savoir « ce que c’est que Dieu. Est-il absorbé dans sa propre contemplation ou abaisse-t-il parfois sur nous ses regards ».

Autre difficulté: on ne sait s’il crée « tous les jours ou s’il n’a créé qu’une fois ; s’il fait partie du monde ou s’il est le monde même, si, aujourd’hui encore, il peut rendre de nouveaux décrets et modifier les lois du destin ou si ce ne serait pas descendre de sa majesté et s’avouer faillible que d’avoir à retoucher son œuvre ». Et puis, quel casse-tête, pour la sagesse d’ « aimer toujours les mêmes choses »; car « Dieu ne saurait aimer que les choses parfaites et cela non point qu’il soit, pour autant, moins libre ni moins puissant, car il est lui-même sa nécessité. Ah, si l’accès à ces mystères m’était interdit, aurait-ce été la peine de naître! »

Saint Anselme se fera le logicien d’un ciel plus unifié encore que celui de Sénèque. Si Dieu n’existait pas, dit la première prémisse de son raisonnement, il ne serait pas parfait, puisque l’existence est un attribut sine qua non de la perfection; et puisque Dieu est nécessairement parfait par nature et par définition, dit la seconde branche du syllogisme, il s’ensuit qu’il existe par la puissance invincible de la logique syllogistique qui inspire ses démonstrateurs. C’est dire que si la République n’était pas parfaite, elle n’existerait pas. Or, elle est visiblement imparfaite, donc elle n’existe que dans la tête de ses fidèles argumenteurs. Quelle est donc la sorte d’existence bancale de l’Etat d’Israël en tant que République à la fois juive et idéale dans la tête de M. Benjamin Netanyahou ou de M. Avigdor Lieberman? Qu’en est-il des personnages tout ensemble terrestres et cérébraux? C’est demander quelle était la spécificité de l’existence de Zeus dans l’encéphale des Grecs en chair et en os. Pour l’apprendre, il faudrait également préciser la double nature de Gulliver, de don Quichotte ou de Robinson Crusoé. A ce titre, quelle est la nature de l’existence cérébrale et physique de la civilisation européenne dans la tête des Européens si, à l’exemple du dieu universel de Sénèque, de saint Anselme, de saint Thomas d’Aquin ou de saint Augustin, le Vieux Continent n’existe que dans les âmes et les cerveaux et si toute la difficulté est de la faire partiellement débarquer sur la terre?

On voit que la question du statut psycho-physique du sacré est politique par définition, et même tellement politique que les civilisations qui ne se sont pas encore ancrées dans une interprétation salvatrice de leur propre historicité n’en sont pas moins lovées dans une politique de leur destin eschatologique et sotériologique: le culte d’un empereur tenu pour le fils du soleil figure le cœur glorieux de la civilisation nippone et la Chine elle-même, la seule civilisation à n’écouter que les leçons d’un grand sage, Confucius, expédie néanmoins un dragon rédempteur peupler un vide habité hier de statues d’airain, de bois ou de fer, aujourd’hui de statues mentales dressées dans les encéphales en l’honneur des idéalités devant lesquelles les démocraties se prosternent.

6 – « Dieu » est une île intérieure

Mais, dira-t-on, si Israël conduit la science historique moderne à se pencher en anthropologue sur la boîte osseuse du singe théologisé depuis le paléolithique, existerait-il cependant des civilisations entièrement dépourvues d’un symbole et d’une effigie de leur existence physico-eschatologique? Ne dira-t-on pas que l’Angleterre, par exemple, n’honore aucun héros mythique qui « donnerait corps » à son existence psychique? Mais l’insularité est un focalisateur naturel des âmes, l’insularité jaillit d’un feu identitaire physique. Cette génitrice change Neptune en compagnon d’une nation enserrée dans le corset de l’identité maritime qui l’isole du reste du monde et qui fait, de son autonomie océane, une autorité bénédictionnelle. Tout mythe sacré glorifie la solitude qu’il féconde. L’insularité psychique voit la géographie elle-même courir au secours de son soleil.

Mais que ferons-nous de l’identité mythique des civilisations évanouies? Le passé est un vivant appelé à jouer le même rôle que les dieux. C’est à la fontaine de leur trépas que les vivants boivent l’eau pure de leur histoire intérieure. Athènes respire encore dans la postérité d’Homère, l’Egypte entre-ouvre encore un œil sur l’immortalité de son souffle – celui qu’elle a inscrit dans la pierre des Pyramides.

Et la France ? Que restera-t-il de son âme et de sa tête quand elle se sera débranchée de son ascendance dans la folie de son rêve de justice? Le « Dieu » de la France serait-il son île intérieure, celle que féconde l’esprit de justice du simianthrope? Mais alors, quel est l’esprit de justice qui rend vivant à leur tour don Quichotte, Gulliver ou Robinson Crusoé, quel est l’esprit de justice qui fait d’une civilisation un personnage intérieur, quel est l’esprit de justice qui fait de l’Europe un héros en attente de son Homère? Israël donne du fil à retordre au verbe exister dont la science historique et la politique du XXIe siècle tentent de trouver le mode d’emploi.

7 – L’identité mythico-terrestre du simianthrope

La face cachée des « sanglantes ténèbres » de l’Histoire qu’évoquait Robespierre pose à une civilisation mondiale désormais mise à l’épreuve et au banc d’essai de sa schizoïde cérébrale la question, anthropologique en diable, de la nature de son propre déchirement intrérieur entre la pieuvre de l’abstrait et les floralies du singulier; car notre espèce se révèle irréductible à la fois aux tentacules d’une logique universelle et aux piquets mémorables de l’instant.

Un peuple juif à la fois ligoté à son sol et errant rappelle à l’Europe qu’elle se situe, elle aussi, dans son double enracinement cérébral. La question de l’identité délocalisée et pourtant fichée en terre des fuyards dédoublés de la simiologie que nous sommes demeurés se placerait-elle au cœur de la politique internationale contemporaine, donc au cœur de l’histoire biface de la planète? Dans ce cas, l’horloge de la pensée et de l’action conjuguées en appelleraient à l’anthropologie critique de demain; et cette science déboucherait sur la connaissance rationnelle d’un animal condamné, à l’instar d’Israël, à réfuter le sacré et à en vivre. Comment manier ensemble le glaive et le songe, l’épée et le totem, le poignard et les ciboires?

Notre civilisation des nouveaux crucifix cloue les idéalités de la démocratie sur la potence de l’histoire du monde. Nos banderoles des « droits de l’homme » sont aussi ensanglantées que les aigles romaines. Où sont passés les Bossuet de la démocratie séraphique? On cherche les orateurs qui monteraient en chaire pour dénoncer le sacrifice d’une ville d’un million cinq cent mille habitants, on cherche les dénonciateurs dont l’éloquence clouerait une tribu de Judée au pilori. Où est-elle passée, l’île intérieure qui donnerait une âme à l’Europe? Voyez comme ce continent se scinde entre la prudence de la Rome des papes, dont la foi a renoncé depuis deux millénaires à universaliser les Evangiles et la diplomatie, bifide à son tour, du Dieu du Nouveau Monde; voyez la loyauté semi évangélique du protestantisme du nord et l’attentisme de la Russie et de la Chine, de l’autre; voyez l’angoisse des peuples du monde entier face aux exploits du ciel des Hébreux . Comment domicilier Jahvé en Judée et donner le pain de son ciel à manger à un Dieu sans domicile fixe?

8 – Où faire passer la frontière entre la théologie et la politique ?

Qu’est-ce donc que le « pain du ciel » des mystiques et dans quel four faire monter ce pain-là ? Pour l’apprendre, observons pourquoi Israël se plaint si fort de ce que les F15 se trouvent dotés de missiles à longue portée et de haute précision. Tel-Aviv sue sang et eau à rendre crédible l’intention de l’Arabie saoudite de pulvériser le peuple juif. Impossible d’expliquer cette diplomatie théologique à la lumière des interprétations de la science historique traditionnelle: il faudra, disais-je, en passer par une anthropologie critique entièrement inédite, dont la méthode intronisera une mutation de la notion même de raison au sein de la science historique traditionnelle. Celle-ci s’imagine que Clio pourra, longtemps encore, se passer allègrement d’une science psychologique et généalogique de la « rationalité » des guerres de religion du XVIe siècle, pour ne citer que cet exemple.

Et pourtant, si l’on ignore allègrement les raisons anthropologiques pour lesquelles la rationalité théologique de la foi catholique, entend faire consommer aux fidèles la chair crue et ingurgiter le sang frais de la victime qu’elle est censée immoler physiquement le dimanche sur ses autels, on ignorera plus joyeusement encore les raisons psychobiologiques pour lesquelles la science historique moderne se garde bien de scanner les entrailles du messianisme sanglant que les peuples hébreu et chrétien se partagent depuis deux millénaires. Par bonheur, si je puis dire, cette histoire ne peut s’écrire qu’à l’école d’une anthropologie critique qui mettra la civilisation bicéphale dite des droits de l’homme face à la schizoïdie de sa prétendue sainteté.

Car enfin, Israël parvient, comme il est dit plus haut, à rendre crédible le scénario absurde et barbare selon lequel l’Arabie Saoudite serait le successeur attitré de Pompée et de Titus. Où le Président des Etats-Unis a-t-il la tête ? Mais qu’on ne s’y trompe pas, l’habillage théologique de l’histoire des glaives n’a jamais fait quitter davantage à Clio les planches du théâtre de l’inexorable qu’à Israël les vêtements religieux de ses relations avec le peuple palestinien. Quelle est donc la clé sacerdotale de ce marché simoniaque? On sait que ce contrat, si doctrinal qu’il paraisse, devra recevoir l’approbation politique des biblistes qui siègent en rangs serrés à la Chambre trans-océane des Représentants du peuple américain. Or, le suffrage de ces derniers n’est pas aussi confessionnel qu’il y paraît: on sait qu’il se trouve entre les mains des groupes de pression dont dispose Israël à Washington et qu’ils y jouissent du même statut que les autres entreprises nationales installées sur le territoire des Etats-Unis – ce qui signifie qu’ils s’y trouvent régis par un droit américain fondé, en l’espèce, sur un encouragement légalement adressé aux citoyens juifs du pays de se mettre au service des intérêts d’un Etat étranger, situation à laquelle le sénateur Robert Kennedy a tenté de faire obstacle au cours d’un combat inutile de plus de vingt ans .

Aussi, les « inquiétudes » ou les « craintes » militaires simulées de Tel Aviv ont-elles été « apaisées » par l’engagement solennel de l’administration américaine de livrer à l’Arabie Saoudite des F15 sous-équipés, donc privés du système « Standoff » qui seul permet des tirs précis et à longue portée. Le contrat ainsi amputé et devenu humiliant pour l’acheteur comme pour le vendeur portera sur quatre-vingt quatre appareils pour une durée de dix ans et d’un montant de trente milliards de dollars.

9 – Un Graal à plusieurs convois

Mais pourquoi seule l’anthropologie historique et critique fournit-elle la problématique et la méthodologie susceptibles de rendre scientifiquement intelligible un marché des sacrifices simulés? Certes, on comprend que l’industrie américaine de l’armement nourrisse l’ambition commerciale légitime d’étendre la vente de sa technologie au Moyen Orient. Mais si vous n’introduisez pas des paramètres messianiques et bibliques, donc une axiomatique de l’irréel dans la problématique mondiale du savoir historique bi-dimensionnel d’aujourd’hui, jamais vous n’expliquerez pourquoi Washington feint d’exorciser un autre danger encore, non moins biblique que le précédent, celui que les descendants de Cyrus et d’Artaxerxès sont désormais censés faire courir à la planète entière des marchands . Car ces déments sont prêts, n’est-ce pas, à recevoir l’ordre exprès d’Allah de se ruer tête baissée et sans armes contre un Etat nucléaire, Israël, lequel dispose, lui, de plus de deux cents ogives hautement exterminatrices. Dès le mois prochain, le Congrès autorisera donc la Maison Blanche à livrer des appareils sous-armés et dévalués à l’Arabie Saoudite en échange de la promesse secrète d’Israël de ne pas faire voter par le Congrès l’interdiction pure et simple de la vente des armes sus-dites, ce qui irait de surcroît, à l’encontre des intérêts électoraux d’un Président des Etats-Unis réduit au rang d’otage pitoyable d’un Etat étranger aux yeux du monde entier. (voir préambule)

On voit que le mythe biblique est un fusil à plusieurs canons: il faut que les Etats arabes soient perçus comme des Pompée potentiels afin que l’Iran, le Hamas, Gaza, Damas, Beyrouth et même Moscou soient censés menacer Israël dans sa survie – sinon, la planète entière des mythes sacrés actuels cesserait de se trouver dirigée par Jahvé. C’est cela qui contraindra une politologie mondiale devenue anachronique à conquérir les instruments de la connaissance rationnelle d’une humanité au cerveau onirique – connaissance sans laquelle l’histoire biblique contemporaine deviendrait la tragédie pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot qu’évoquait un anthropologue célèbre de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle.

Afin de ne pas fatiguer l’attention du lecteur par un texte trop long, je poursuivrai la semaine prochaine l’analyse anthropologique du destin mi-terrestre, mi-mythologique d’Israël, afin de mettre davantage en évidence la mutation des méthodes de la science historique classique qu’appelle la mise en évidence planétaire de la dimension schizoïde d’une espèce livrée à ses dieux bicéphales.

Manuel de Diéguez, le 17 octobre 2010

Manuel de Diéguez est un philosophe français d’origine latino-américaine et suisse.

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