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dimanche, 16 janvier 2011

La tradition militaire suisse

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La tradition militaire suisse

Histoire de l’Armée en Suisse1

Ex: http://www.horizons-et-debats.ch/

par Albert A. Stahel, professeur d’études stratégiques à l’Université de Zurich et directeur de l’Institut d’études stratégiques de Wädenswil

A l’étranger, quand on parle de la tradition militaire suisse, on pense généralement à l’armée de milice. Cependant il existe une tradition plus ancienne, celle du service étranger de l’ancienne Confédération. Nous commencerons donc par décrire ce service étranger pour passer ensuite à l’armée de milice. Et pour terminer, nous examinerons la tradition suisse aujourd’hui.

Dès avant la fondation de l’ancienne Confédération en 1291, les Suisses d’Uri, de Schwytz et d’Unterwald étaient des merce­naires redoutés sur les champs de bataille d’Europe. Ainsi, en 1240, l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen accorda aux Schwytzois, en récompense de leur aide militaire à Faenza, l’immédiateté impériale en vertu de laquelle ils dépendaient directement de l’Empereur et non plus de ses vassaux.
C’est paradoxalement une bataille perdue qui fut à l’origine de la conclusion d’accords de la Diète sur le service au profit de puis­sances étrangères. Le 26 août 1444, aux portes de Bâle, près de Saint-Jacques-sur-la-Birse, eut lieu une bataille d’ampleur européenne. Ce jour-là, 1500 Confédérés se heurtèrent, en trois phases, à 40 000 Armagnacs commandés par le dauphin (futur Louis XI). La bataille commença le matin et prit fin le lendemain après une nuit de combats. Seuls quelques centaines de Confédérés en réchappèrent qui, une fois rentrés chez eux, eurent quelque peine à échapper à la décapitation, car on les considéra comme des lâches. Les Armagnacs perdirent entre 800 et 14 000 hommes. Le dauphin fut si impressionné par la combativité des Confédérés qu’il retira son armée et alla, le 5 septembre, établir son quartier général en Alsace, à Ensisheim.
Le 21 octobre, les Confédérés furent invités à rencontrer le plénipotentiaire français à Zofingen. Le 28, à Ensisheim, fut signé un accord entre la France et les villes et cantons de Bâle, Berne, Lucerne, Soleure, Uri, Schwytz, Unterwald, Zoug et Glaris et leurs alliés: le duc Louis de Savoie, le comte Jean de Neuchâtel, le comte Jean d’Aarberg et de Valangin ainsi que les villes de Bienne et de La Neuveville. Cet accord représentait la première étape d’un traité d’alliance avec la France. Grâce à la possibilité d’enrôler des Confédérés, la France devint une puissance protectrice de la Confédération, laquelle se vit ouvrir un important marché à l’Ouest.
Il est intéressant de constater que c’est une autre bataille perdue qui permit d’approfondir les relations entre l’ancienne Confédération et la France et d’institutionnaliser le service étranger. Il s’agissait cette fois du duché de Milan qui était à l’époque sous la domination des Confédérés. Le roi de France François 1er, qui voulait absolument s’emparer du duché, proposa, le 2 janvier 1515, des négociations aux Confédérés, mais elles n’aboutirent pas. On prépara la guerre. Tandis que le roi rassemblait ses forces armées, les Confédérés avaient déplacé 30 000 hommes en trois groupes principaux au sud des Alpes. A la suite des offres de pensions et de privilèges de la part du Roi, un tiers des troupes prirent le chemin du retour. Le cardinal valaisan Matthieu Schiner encouragea avec succès les autres à se battre.
La bataille fit rage les 13 et 14 sep­tembre près de Marignan, en Italie du Nord. Lorsque, en raison de la supériorité de l’artillerie française et de l’épuisement de la combativité des Confédérés, la défaite fut prévi­sible, le gros des troupes confédérées se retira. Toute­fois, après la défaite, la majorité des cantons ne voulut pas abandonner la partie. Finalement les négociations avec la France reprirent le 7 juillet 1516. Après que les promesses de l’empereur et celles d’Henri VIII d’Angleterre se furent avérées dou­teuses, les Confédérés signèrent avec la France, le 29 novembre 1516, à Fribourg, une paix perpétuelle. Ce traité fut renouvelé à plusieurs reprises et resta en vigueur jusqu’en 1792. Avec cette capitulation militaire – traité divisé en chapitres – le Corps helvé­tique (c’était un des noms de la Confédération depuis le XVIIe siècle) s’engageait à mettre à la disposition de la France des contingents pouvant être levés en Suisse.
Toutes les capitulations, qui servirent plus tard de modèle pour les traités avec d’autres puissances européennes, stipulaient2:
1.    que les Suisses ne pouvaient servir que dans des régiments suisses sous la bannière suisse et que le colonel général des régiments suisses devait être soit le Roi soit un membre de la famille royale;
2.    que les soldats suisses ne pouvaient être condamnés que par des juges suisses selon le droit suisse et sous la souveraineté de la Confédération;
3.    que la Diète avait en tout temps le droit de rappeler les régiments pour défendre la Confédération en cas de menace.
Les régiments suisses, qui avaient en France le statut de troupes auxiliaires, devaient en principe servir les intérêts de la Confédération. Les Suisses n’étaient subordonnés qu’à la capitulation militaire et jouissaient d’un statut privilégié par rapport à d’autres merce­naires qui, en tant que combattants individuels, étaient soumis à l’autorité et à la juridiction des princes.
En raison de sa politique étrangère à l’égard du Saint-Empire romain germanique, la France était crédible aux yeux des cantons protestants et du fait de sa politique intérieure catholique, elle était acceptable par les cantons catholiques. Au milieu du XVIIIe siècle, le roi de France avait douze régiments suisses à son service. A cela s’ajoutait le plus célèbre, celui de la Garde suisse ainsi que la Compagnie des Cent Suisses. A plusieurs reprises, les Confédérés aidèrent à sauver la monarchie française. Cependant la fidélité à la Couronne ne cessa de faire des victimes: le régiment de la Garde suisse fut massacré aux Tuileries le 10 août 1792, événement qui se reproduisit en 1830.
Suivant l’exemple de la France, d’autres puissances eurent le droit de recruter des unités dans la Confédération. Ce fut notamment le cas du Pape qui entretenait, outre une petite armée de 2000 Suisses, une Garde suisse. En 1527, celle-ci dut défendre le Vatican contre une attaque de la soldatesque de l’empereur Charles-Quint. Après avoir massacré 8000 Romains sans défense, le 6 mai 1527, les mercenaires espagnols et les lansquenets allemands se heurtèrent, devant la basilique Saint-Pierre, à 147 gardes commandés par le capitane zurichois Kaspar Röist. La Garde, qui avait juré fidélité au Pape, était prête à risquer sa vie. Au cours d’un combat contre 10 000 soldats de l’Empereur, qui dura six heures, les gardes et leur capitaine furent tous massacrés. Suite au 6 mai 1527 la Garde a été anoblie. Aujourd’hui encore, on célèbre leur héroïsme.
Du XVe siècle à 1787, 614 257 soldats furent recrutés en Suisse pour la France3. Sous François 1er, la troupe en comptait 163 000. Lors de toutes les batailles de la Couronne, les Confédérés se heurtaient à leurs anciens ennemis, les lansquenets allemands, par exemple lors des campagnes d’Italie ou des guerres de religion françaises. On se montrait impitoyable dans les deux camps.
Au milieu du XVIIIe siècle, la Confédération mettait à la disposition de la France, des Pays-Bas, de l’Espagne, de la Savoie, de Naples et de l’Autriche un total de 76 000 mer­cenaires, et cela pour une population de 1,5 million d’habitants. Le dernier contingent était encore, en 1859, au service du roi de Naples et des Deux-Siciles. Jusque-là, plus de deux millions de Suisses avaient servi à l’étranger, avec ou sans capitulation.

L’armée de milice

En principe, la sécurité militaire de la Suisse reposa, jusqu’à la fin de l’ancienne Confédération, sur les capitulations qui permirent à la Diète de rappeler des soldats de profession bien formés en cas de menace. C’est la guerre de Trente Ans qui fut à l’origine de la constitution d’une armée de milice pour garantir la neutralité. Lorsque la guerre éclata, en 1618, les cantons protestants et catholiques de la Diète décidèrent de «ne pas bouger» et de rester neutres dans cet effroyable conflit. A la suite des troubles des Grisons – la Rhétie ne faisait pas encore partie de la Confédération – et de diverses violations de frontière, la Diète de 1647 adopta le Défensional de Wil voué à la défense des frontières orientales.
Pour la première fois, on prévoyait un contingent commun de 36 000 hommes et de 147 pièces d’artillerie destiné à dé­fendre la neutralité de la Confédération. Grâce aux efforts du bourgmestre de Bâle Johann Rudolf Wettstein lors des négociations de paix de Westphalie, la souveraineté de la Confédération fut inscrite à l’article 6 du Traité de Westphalie du 29 juillet 1648. Le Défensional fut renouvelé En 1664.
En 1668, lorsque la France envahit la Franche-Comté, la Diète de Baden compléta le Défensional. On créa alors une armée fédérale de 40 000 hommes constituée de trois corps: infanterie, cavalerie et artillerie. La neutralité fut proclamée pour la première fois lors de la conquête de la Franche-Comté par la France en 1674. Le dernier renouvellement du Défensional eut lieu en 1702.
La Révolution française eut non seulement pour effet de bouleverser l’équilibre des forces en Europe, mais l’introduction du service militaire obligatoire entraîna le renvoi des mercenaires suisses. Lorsque les Français envahirent la Suisse en 1798 – félonie dont on se souvient encore – il n’y avait plus aucun régiment intact du service étranger qu’on aurait pu déployer. Il s’agissait pour les Français de piller les arsenaux et les biens des Confédérés.
Après la création de la République helvétique, une nouvelle capitulation militaire fut signée sous la contrainte avec la France le 27 septembre 1803. La République helvétique devait mettre à la disposition de la France quatre régiments de 4000 hommes chacun. Les 28 et 29 novembre 1812, ils durent couvrir la retraite de ce qui restait de la Grande Armée après le passage de la Berezina. Les Russes attaquèrent alors à huit reprises. Seuls 300 Confédérés survécurent. Pendant les guerres napoléoniennes, des Suisses servirent également dans les armées d’autres Etats en guerre.
Après l’effondrement de l’Empire napoléonien, la Diète des 19 cantons élabora, en août 1815, un nouveau Pacte fédéral (constitution). Par le second Traité de Paris, du 20 novembre 1815, les puissances européennes reconnurent la neutralité perpétuelle de la Suisse, que celle-ci devait défendre elle-même militairement. C’est le Règlement militaire du 20 août 1817 qui créa la première armée fédérale moderne. Il affirmait le principe du service militaire obligatoire et donc de l’armée de milice et s’opposait ainsi à l’idée d’une armée de métier pour défendre le pays. L’armée suisse comptait alors 67 516 soldats: 33 758 soldats d’élite et 33 758 soldats de réserve. Il y avait en outre la landwehr des cantons. En 1819, on créa à Thoune l’Ecole militaire destinée à la formation des cadres. Ce Règlement fut révisé en 1840 et en 1842.

Prestation de serment de la Garde suisse

En décembre 1845, les cantons catholiques de la Suisse primitive ainsi que Fribourg et le Valais fondèrent le Sonderbund («Alliance séparée»). La raison en était le désaccord politique sur l’organisation future de la Confédération en tant qu’Etat fédéral ainsi que des tensions religieuses entre les cantons. La plupart des cantons de la Diète demandèrent à plusieurs reprises – la dernière fois le 3 septembre 1847 – la dissolution du Sonderbund et l’expulsion hors de Suisse des jésuites supposés être les instigateurs du Sonderbund. Se heurtant à un refus, la Diète mit sur pied, le 18 octobre 1847, une armée fédérale de 50 000 hommes. Guillaume-Henri Dufour fut nommé général-commandant en chef. Le 4 novembre, la Diète décida de dissoudre le Sonderbund par la force des armes. Ce dernier disposait de 29 500 soldats d’élite et de la landwehr. Les combats prirent fin le 6 décembre: ils avaient fait de part et d’autre 104 morts et 373 blessés.
Des votations eurent alors lieu dans les cantons sur la nouvelle Constitution fédérale, laquelle fut acceptée par quinze cantons et demi, résultat enregistré par la Diète du 12 septembre 1848. La Constitution interdisait le service étranger ainsi que l’acceptation de pensions, de titres, de décorations et de cadeaux de la part de gouvernements étrangers. Le 8 mai 1850 fut adoptée la loi fédérale sur l’organisation militaire de la Confédération. Elle prévoyait la création de 3 classes d’âge:4
Elite             20–34 ans
Réserve       35–40 ans
Landwehr    41–44 ans
L’armée avait un effectif total de 104 354 soldats et possédait 300 pièces d’artillerie. Outre l’instruction de base, on introduisit des cours de répétition annuels afin de maintenir le niveau de formation de la troupe et des cadres. C’est sur ces bases que l’armée de milice fut constamment réorganisée et adaptée à la situation jusqu’en 1989.
Il fallut faire face à plusieurs défis: l’Affaire de Neuchâtel, qui opposa la Confédération à la Prusse, la guerre franco-allemande de 1970-71, l’occupation des frontières de 1914 à 1918, le service actif de 1939 à 1945.

Appréciation actuelle

De 1989 à aujourd’hui, plusieurs votations populaires ont été organisées à propos du maintien et de l’équipement de l’armée de milice: initiative sur l’abolition de l’armée en 1989 et initiative «pour une Suisse sans avions de combat» en 1993. Lors de toutes les consultations, le peuple suisse a montré son attachement à son armée. Les problèmes ne sont pas venus de la base mais du sommet. En 1989, un gouvernement désorienté a décidé la Réforme de l’Armée 95 qui n’était qu’une réduction des effectifs de 625 000 à 400 000 hommes. Grâce à l’engagement sans faille des cadres professionnels et de milice, cette «réforme» a pu être plus ou moins bien maîtrisée.
En 1995, Adolf Ogi reprit le ministère de la Défense et, sous l’influence de ses conseillers, il décida, alors que la Réforme 95 n’était pas terminée, de réaliser une nouvelle réforme. L’Armée XXI – tel était son nom – devait être une armée d’intervention sur le modèle américain. L’armée «de formation» apparaissait dépassée. Une nouvelle réduction d’effectif fut prévue: on devait passer à 120 000 appelés et à 80 000 réservistes.
Cette réforme a été un échec total. Aujourd’hui, la population doit s’accom­moder du fait que son armée n’est plus opérationnelle, qu’elle n’a pas suffisamment de cadres de milice, que sa logistique ne fonctionne pas et que l’entretien des armes n’est plus assuré. En même temps, les liens étroits tissés entre la population, les communes, les cantons et la Confédération ont été détruits. L’actuel ministre de la défense Ueli Maurer doit relever un défi quasi insurmontable. Il ne suffit plus d’apporter de simples corrections à un modèle qui a échoué. Il devrait en principe repartir de zéro. La traditionnelle volonté de défense de l’armée de milice n’existe plus. En outre, Ueli Maurer est confronté au fait que son budget ne lui permet pas de renouveler le matériel. Les partisans d’Armée XXI veulent posséder une troupe professionnelle avec laquelle ils puissent participer à des guerres contraires à sa tradition humanitaire (CICR) du pays. A cela s’ajoute le fait que cet objectif contrevient au principe de souveraineté de la Suisse inscrit dans la Constitution.
Qu’en est-il du service étranger autorisé jusqu’en 1848? Dernier témoin de son passé glorieux, seule la Garde suisse pontificale a subsisté. Grâce à des accords particuliers, des jeunes Suisses de confession catholique peuvent y servir. Le jeune garde qui a effectué une école de recrues de l’Armée suisse doit s’engager pour deux ans au minimum. Ce service représente un défi extraordinaire et suppose un entraînement très dur. Le garde s’engage par serment à protéger le Pape au sacrifice de sa vie. La Garde pontificale est un joyau qui jouit encore d’un grand prestige en Suisse. Peut-être que grâce à son maintien, on réussira à réinsuffler à l’armée de milice, qui reste à créer, l’esprit traditionnel de l’ancienne Confédération et de son service étranger: la fidélité à la patrie et la volonté de se défendre.    •

Source: Der «Panzerspähtrupp», Nachrichtenblatt no 48. (Traduction Horizons et débats)

1    Stahel, Albert A. (1994): Von den Fremdendiensten zur Milizarmee. In: Armee 95 – Chance für die Milizarmee? Hrsg.: Albert A. Stahel. Zürich, Vdf Verlag, Strategische Studien Band 7, pp. 11 sqq.
2    ibid, p. 17.
3    ibid, p. 18.
4    ibid, p. 25.

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