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samedi, 24 septembre 2011

Les faux calculs de l’ingérence

Les faux calculs de l’ingérence

 
Une nouvelle fois, l’incantation à la religion des droits de l’homme a fait pleuvoir les bombes de l’Otan. Comme toutes les guerres de l’“Empire” auxquelles la France apporte son tribut, l’intervention en Libye a été menée au nom du devoir humanitaire de protection des populations civiles. Tous les ingrédients classiques de la guerre d’ingérence rêvée par Kouchner et ses amis furent au rendez-vous ...

les don­neurs de leçons indignés (hier Glucks­mann, aujourd’hui BHL), le conte pour “enfants de la télé” qui fait fi de toute réalité géopolitique (“un peuple entier dressé contre son dictateur”, alors qu’il s’agit d’une guerre civile Cyrénaïque contre Tripo­litai­ne), l’absence d’esprit critique de la presse occidentale face à la propagande de l’Otan (diffusion de ­fausses scènes de liesse à Tripoli tournées au Qatar alors que les rebelles ne sont pas encore dans la capitale ; chronique de la cruauté du Guide), la contradiction permanente avec les principes affichés (quid de la chasse aux Noirs pratiquée par les rebelles et plus largement de l’épuration massive en cours contre les tribus restées fidèles à Kadhafi ?)

Et la realpolitik dans tout cela ? Si, en effet, le masque de l’hypocrisie servait un but géopolitique tangible, nous pourrions parler de realpolitik et accepter celle-ci au nom de l’intérieur supérieur du pays. Mais, pour au moins trois raisons géopolitiques fondamentales, l’ingérence en Libye (comme le furent celles en Yougoslavie, en Afghanistan et en Côte d’Ivoire) est l’ennemie des intérêts géopolitiques français.

La première raison est que l’opposition que nous soulevons n’est plus celle d’un tiers-monde impuissant. Le monde est devenu multipolaire ; les pays émergents n’ont qu’une envie, arracher à l’Occident ce masque humanitaire qui dissimule sa politique de terreur contre la souveraineté des peuples. Russes, Chinois, Indiens, Brésiliens, Sud-Africains : ces gens n’ont aucune illusion quant au but réel de guerres que leurs médias qualifient de néocoloniales et prédatrices (pétrole, gaz). En s’alignant sur les États-Unis, la France détruit son capital principal en politique étrangère : sa position d’équi­libre, qui était respectée et demandée. Le monde change aussi chez nous, en Europe. Avec un double “non” (Irak, Libye), l’Allemagne s’est écartée de la géopolitique états-unienne comme elle rompra demain avec le capitalisme financier anglo-saxon. C’est elle qui demain ajoutera à son prestige industriel international une position d’équilibre qu’elle nous aura ravie.

La deuxième raison est que la chute de Kadhafi aggrave le chaos dans le Sahel. Le pillage des dépôts de l’armée libyenne dès le début de la guerre civile (comme en Irak en 2003), augmenté de nos parachutages d’armes et de munitions, transforme de fait le territoire libyen en une poudrière. Les tribus sont surarmées, à l’image des Touaregs pro-Kadhafi repliés vers leurs bases arrière nigériennes et maliennes et qui préparent déjà la revanche. Le Tchad ne sera pas épargné. Les trafics en tout genre (drogue, cigarettes, immigration), jusque-là endigués par les régimes autoritaires de Kadhafi et Ben Ali, vont exploser. Quant à nos “amis” rebelles, ce sont presque tous des islamistes radicaux ; les plus aguerris (les chefs) ont gagné leurs “lettres de noblesse” dans le djihad irakien… contre l’armée américaine (ce qui ne veut pas dire contre la CIA). L’assassinat, en juillet dernier, du ministre de l’Intérieur de Kadhafi rallié aux rebelles de l’Est ne s’explique que par la vengeance des islamistes contre leur ancien tortionnaire.

En favorisant l’effondrement des régimes autori­taires qui formaient le dernier écran protecteur de l’Europe face à la misère africaine, nous avons libéré des énergies qui vont travailler au service de trois buts : davantage d’immigration vers l’Europe, davantage de trafics, davantage d’islamistes.

Enfin, il existe une troisième raison pour laquelle un éventuel calcul stratégique français était par avance voué à l’échec. L’État libyen était déjà faible sous Kadhafi (lorsque les esprits seront apaisés, il faudra un jour mieux comprendre la nature du rapport entre le Guide de la révolution et son peuple), mais désormais et pour plusieurs années, il faudra parier sur l’absence quasi totale d’État libyen. Malheureusement, les Français, à la différence des Britanniques, n’excellent guère dans la manœuvre politico-économique (obtention des mar­chés) lorsqu’ils ne disposent pas de partenaire étatique clairement identifié. Les clés des marchés libyens se trouveront sans doute davantage au cœur des tribus que dans l’exécutif officiel. Si le président et son entourage voient dans les chefs rebelles auxquels ils ont déroulé le tapis rouge à l’Élysée l’incarnation de l’État libyen de demain, la désillusion risque d’être forte. Car il se pourrait bien que, cette fois, les Américains ne fassent pas l’erreur qu’ils ont faite en Irak en détruisant l’État baasiste et qu’ils cherchent au contraire à s’appuyer sur les anciens de Kadhafi plutôt que sur cette étrange “variété modérée de djihadistes démocrates” (!) dont l’entourage de Sarkozy nous vante les mérites.

Aymeric Chauprade, géopolitologue

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