vendredi, 31 mai 2013
René Baert: la mesure du monde
par René BAERT (1903-1945)
Ex: http://renebaert.wordpress.com/
N’importe-t-il pas, avant toute chose, non pas d’agir, mais de comprendre le sens de l’acte que l’on va accomplir ? Savoir distinguer est à la fois le premier signe de l’intelligence et le premier échelon de l’éthique. Connaître l’origine, la cause, de la maladie, c’est à quoi s’applique le médecin. De son diagnostic ne dépend pas la guérison, mais la possibilité de choisir une médication appropriée à la nature du mal.
Notre intention n’est pas d’exiger que chacun respire l’air pur des sommets, ni que l’on se donne tout entier à la culture des vertus supérieures: notre tâche se borne à montrer d’où proviennent notre petitesse et notre indignité. n faudrait être le dernier des naïfs pour croire que la dénonciation d’une carence entraînat aussitôt son remplacement par quelque discipline exemplaire. Nous croyons savoir que nous nous adressons à des hommes qui, la plupart du temps, ne méritent même plus ce nom. Dès lors il serait absurde d’imaginer que nos diatribes influençassent, sur-le-champ, un peuple qui chaque jour davantage se distingue par sa bêtise et par son inconséquence. Pourtant, dès qu’un doute monte à l’esprit, dès que l’on s’étonne: on se trouve dans la bonne voie.
Toute grande pensée naquit un jour de la curiosité ; il en va de même de tout acte de noblesse. Si nos misérables compatriotes étaient curieux, si la recherche des causes les sollicitait quelque peu, nous nous sentirions brusquement envahis par une grande espérance. Ce que nous essayons de faire, depuis que nous vivons l’une des plus lamentables pages de notre histoire, n’est rien d’autre que de hâter l’éclosion de cette curiosité. Le mal dont souffrent nos contemporains énervés, leur désarroi devant les faits, leur refus d’adhérer à la marche inéluctable des choses, leur manière ridicule de nier l’évidence, leur arrogance et leur singulier pouvoir de déplacer les problèmes, tout cela trouve son point de départ dans un manque absolu du besoin de connaître.
Il importe de remarquer tout d’abord que nous n’avons la notion de ce qui est mal et terrible, que lorsque ce mal et ce terrible se rapportent à quelque grand fléau social. Une grande guerre, une épidémie, une révolution sanglante, ne manquent jamais de nous indigner profondément et de faire en sorte que nous nous lamentions sur l’abominable condition humaine. L’indignation touche rapidement à son comble. Comment, s’écrie-t-on, de telles aberrations et de tels égarements peuvent-ils encore se produire de nos jours ! On est effrayé par le massacre des innocents que chaque guerre ne manque pas d’entraîner. On crie haro sur ceux que l’on croit responsables de ces hécatombes. On se prend à juger les grands de la terre qui recourent à la violence. On voudrait tenir là, à portée de la main, les quelques hommes qui menèrent les peuples à leur ruine ; mais chose étrange, alors qu’on aperçoit lumineusement les effets, on se perd en conjectures sur la cause ; or, la cause est en nous-même. Car n’est-il pas vrai, que chaque jour, dans le secret de notre âme, nous tolérons les pires désordres, n’est-il pas vrai que la journée d’un homme compte mille petites lâchetés, mille manquements à la dignité ? Ce n’est pas lorsque la tempête éclate qu’il faut pleurer sur la pauvreté de nos moyens de défense, ce n’est pas lorsque le ver est dans le fruit qu’il faut condamner les intentions de la nature ! Regardons tout d’abord en nous-même… et avouons humblement que notre indignation devant les . désastres et les injustices sociales naît d’un esprit d’intolérance que nous n’aurions garde d’appliquer à notre propre cas. Encore une fois, nos paroles n’ont qu’un très vague rapport avec nos actes.
Si, par ailleurs, nous voulons parler de révolution, si notre intention est de collaborer à l’édification d’un monde nouveau, n’oublions pas que ce monde sera exactement ce qu’auront été les hommes. L’homme toujours demeure la véritable mesure du monde. Si la révolution rate, c’est parce qu’elle aura été faite par des ratés. Il convient de mettre de l’ordre dans sa propre maison avant de vouloir changer le cours des choses. Tant que dans nos cœurs la faiblesse l’emportera sur la force et tant que les peuples constitueront des masses abouliques. nous ne devons pas espérer le moindre changement social.
L’esprit révolutionnaire ne vas pas sans une forte discipline intérieure. Il est inadmissible que l’on parle durement aux autres, si l’on n’est pas intransigeant pour soi-même. La révolution n’a que faire de ceux qui se contentent de voir la poutre dans l’œil du voisin. La cause de l’Europe réclame des soldats, mais des soldats qui soient purs. Sans doute, la pureté dont nous voulons parler n’a-t-elle rien de commun avec la sainteté ; nous savons bien que la créature est imparfaite et que l’homme est un composé de bien et de mal. Pourtant, il est indispensable que nous nous accusions avant d’accuser autrui ; et surtout que nous sachions que nos trahisons les plus nombreuses prennent place dans le cadre de notre vie quotidienne. Avant de condamner le siècle, sachons reconnaître ceux qui le firent tel qu’il nous apparaît. Rappelons-nous encore que les premières batailles doivent se livrer dans notre âme. Tant que la révolution ne sera pas dans nos cœurs, il ne sera pas possible de la hisser sur le plan social. La révolution se fait avant tout dans la conscience et c’est la conscience qui doit être réformée si l’on souhaite réformer le monde. Soyons des apôtres et des soldats, soyons durs et impitoyables, mais ne le soyons pas si notre conscience n’est pas en paix ! Il est vain de vouloir opposer un sang impur à un autre sang impur. Travaillons à nous rendre meilleurs. Ce contrôle de soi, cette discipline, cette foi que nous exigeons du monde, demandons-nous tout d’abord s’ils prolongent leur écho dans notre cœur. N’incitons pas autrui à s’engager dans une voie où nous n’avons jamais osé nous aventurer nous-même. Ici, comme ailleurs, il n’y a que le premier pas qui coûte, mais de ce premier pas dépend la vie ou la mort de notre cause ; or, notre cause ne peut vivre que si rien n’entache la pureté de nos intentions.
Baert, R. (1944). A la recherche d’une ethique. Bruxelles: La roue solaire, 9-14
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