Lorsque, rarement, je lis un article du Monde ou New York Times, je bâille. Autrefois je piquais une colère, mais j’ai arrêté parce que ça ne sert à rien.
Je piquais une colère parce que la prétention sous-jacente de tous les articles des soi-disant grands médias est de nous faire accéder à la réalité, à ce qui EST.
Personne ne peut nous donner accès à ce qui est, surtout lorsque ceux qu’on prend par la main pour les emmener au pays du réel s’attendent passivement à ce qu’on leur dévoile la réalité. Il n’y a pas de réalité pour un être qui accueille des informations comme une vache regarde passer un train, parce que la réalité ne se dévoile (un peu) qu’à ceux qui la cherchent.
Tout mouvement vers le réel exige un effort personnel, de la culture (surtout historique), de la réflexion. Ce mouvement ne s’achève jamais. Nous ne voyons jamais le réel que partiellement. Un bon journaliste le sait et reste donc humble. Hélas il n’y a pas beaucoup de journalistes humbles. Ils ne me semblent pas conscients qu’ils n’atteindront jamais LE réel.
Le plus étrange est qu’avoir conscience de nos limites lorsqu’on cherche le réel n’est pas difficile. Héraclite disait déjà au 6ème siècle avant J.C. que « tout passe ». La réalité ne cesse de nous filer entre les doigts, comme du sable. Comment, en dépit de cette évidence, la prétention de nous mettre en contact avec le réel a-t-elle pu s’imposer ?
Lorsque je vivais aux États-Unis, je publiais des articles dans le Wall Street Journal. J’étais tout content et je me disais que de retour en Suisse, une ou plusieurs portes allaient s’ouvrir devant moi grâce au crédit ainsi acquis. Ce fut tout juste le contraire. Je passais pour un horrible capitaliste. Ce journal était considéré partial, tandis que les « grands » journaux, eux, étaient objectifs. Ces soi-disant grands journaux s’estimaient neutres, au-dessus de la mêlée et, à ce titre ne s’engageaient même pas dans un débat pour argumenter sur tel ou tel événement.
Quand j’évoquais le massacre d’officiers polonais à Katyn par les Soviets, massacre dissimulé, nié ou ignoré pendant une cinquantaine d’années , on ne me répondait même pas. Je ne m’étais pas hissé sur les hauteurs de la « grande » presse. Je croupissais dans l’émotionnel, le subjectif, la partialité.
Dans l’esprit du public et des journalistes, il ne s’agissait pas tant de distinguer entre droite et gauche qu’entre des « grands » journaux qui s’élevaient au-dessus de toutes les opinions et une presse d’opinion ne donnant accès qu’à des positions subjectives. Comme il n’y a pas d’informations objectives, la distinction entre « grands » journaux trônant souverainement au-dessus d’opinions partiales ne tient pas.
Pour quiconque s’intéresse à l’histoire du journalisme, cela saute aux yeux. Sur les régimes communistes il n’y a pratiquement pas eu d’informations. Deux journalistes resteront à jamais les symboles d’une presse pretendûment objective et en réalité pourrie par une idéologie, Walter Duranty et Patrice de Beer. Celui-ci parlait, dans Le Monde, de l’enthousiasme de la population de Pnohm Penh à l’arrivée de Khmers rouges qui allaient exterminer cette population - celui-là, dans le New York Times, parlait d’Ukrainiens ayant seulement un peu faim alors qu’ils mouraient comme des mouches par millions dans une famine organisée par Staline.
En fait, la liste des occultations voulues ou non par une presse dite grande, est quasiment infinie. Je pense aux délires médiatiques sur Mao, aux diffamations lors du procès Kravchenko, à l’énorme écho médiatique donné au massacre d’une centaine d’innocents civils vietnamiens à My Lai, au moment même où la presse gardait un assourdissant silence sur l’exécution de 3000 personnes par les communistes à Hué.
Il n’y a aucune difficulté à montrer qu’un regard neutre et objectif sur le monde n’existe pas. Aucune difficulté non plus à montrer que le réel postulé au-delà des brisants du monde n’existe pas, parce ce n’est précisément qu’un postulat. Nécessaire, mais seulement un postulat.
Pourquoi donc tant de crédit accordé à la grande presse ? Il y a une réponse possible. Nous avons besoin d’un père au sens freudien du terme, c’est-à-dire de quelqu’un qui nous dise comment nous orienter dans la jungle du monde. Plus on s’attend passivement à voir la réalité dévoilée par les « grands » médias, plus on le cherche, ce père.
Les Suisses, pour l’instant, ne font pas exception puisqu’ils tiennent encore à Papa (et Maman) RTS. Mais heureusement pas pour longtemps si l’on examine les résultats du vote du 14 juin. Un jour prochain nous aurons de la diversité dans nos sources d’information et sortirons de cette oscillation perverse entre passivité et génuflexions devant quelque « père » médiatique.
Jan Marejko, 30 septembre 2015
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