jeudi, 17 juillet 2025
Igor Chafarevitch et le phénomène ethnomasochiste
Igor Chafarevitch et le phénomène ethnomasochiste
par Joakim Andersen
Il y a eu plusieurs « gauches »: l'objectif de la gauche ouvrière primitive était par exemple de reproduire la Commune de Paris, tandis que la gauche dominée par les cadres visait plutôt un État thérapeutique avec le même encadrement aux commandes. Il est intéressant d'essayer d'identifier d'éventuels traits communs, une éventuelle essence historique, ainsi que la mesure dans laquelle nous avons affaire à une expression de la révolte récurrente contre l'ordre olympique qu'Evola associait à Typhon, ou si nous avons plutôt affaire à la théorie de Douguine selon laquelle la classe ouvrière est principalement une paysannerie urbanisée.
Quoi qu'il en soit, la gauche contemporaine au sens large est un phénomène intéressant. Elle présente des traits de type biologique ou de personnalité (cf. le ressentiment chez Nietzsche), des traits d'intérêts de classe (cf. la révolution managériale selon Burnham) et des traits idéologiques (cf. l'analyse de l'égalitarisme par la "nouvelle droite").
Une contribution intéressante dans ce contexte est celle d'Igor Shafarevich (1923-2017) (*), éminent mathématicien et dissident chrétien qui a notamment influencé Soljenitsyne. Dans The Socialist Phenomenon, publié en 1975, Shafarevich décrit plusieurs socialismes historiques. Même pour les lecteurs de gauche, cet ouvrage constitue une présentation enrichissante où l'auteur explicite de nombreux exemples bien connus tels que Platon, les millénaristes médiévaux, Thomas Müntzer, Campanella et Fourier, ainsi que des personnages moins connus tels que Denis Vairasse et Restif de la Bretonne. Shafarevich a ensuite tenté d'identifier les traits récurrents communs aux différents socialismes. Il estimait que ces principes étaient « l'abolition de la propriété privée, l'abolition de la famille, l'abolition de la religion, l'égalité, l'abolition des hiérarchies dans la société ». Au moins trois d'entre eux sont l'expression d'un principe, celui de la suppression de l'individualité.
Shafarevich est revenu sur l'analyse et les mises en garde de Wittfogel concernant le despotisme asiatique et a notamment cité Heichelheim: « pour les chercheurs qui ont étudié cette évolution en détail, ce n'est un secret pour personne que l'économie planifiée et le collectivisme de notre ère moderne des machines sont revenus inconsciemment aux conditions orientales anciennes partout où nous essayons d'abolir ou de modifier les formes individualistes et libertaires de société qui ont caractérisé l'âge du fer des trois derniers millénaires glorieux... les liens spirituels que le 19ème siècle entretenait avec... Israël, la Grèce et Rome sont plus souvent remplacés, dans une plus grande mesure que nous ne le pensons, par un retour aux fondements orientaux anciens». Il a également évoqué le profil psychologique unique que les socialismes exigent de leurs partisans, et a identifié le nihilisme et la pulsion de mort derrière ce phénomène. Il a notamment retrouvé ce nihilisme dans la correspondance assez peu connue de Marx et Engels, où débordaient la haine et le mépris envers tout, depuis leurs propres parents et camarades de parti jusqu'au prolétariat et à l'humanité tout entière. « Rien à faire avec ma vieille femme tant que je ne suis pas assis sur son cou », pour citer le jeune Marx. Plus tard, ils ont tous deux qualifié Heine de « chien » et Liebknecht de « chose ». Shafarevich estimait que ces passages révélaient un nihilisme profond, tout comme ceux dans lesquels divers socialistes écrivaient sur la destruction future de l'humanité (parfois avec des connotations religieuses, parfois avec des connotations matérialistes).
L'anti-peuple
De toute évidence, à chaque tournant critique de la vie d'un peuple, apparaît le même type de « petit peuple » dont les convictions fondamentales sont OPPOSÉES à la vision du monde du reste du peuple.
– Shafarevich
Les citations peu sympathiques tirées de cette correspondance sont sans doute nouvelles pour de nombreux spécialistes de Marx, y compris moi-même, mais pour le reste, The Socialist Phenomenon ne contient peut-être pas de grandes surprises. L'accusation selon laquelle le socialisme veut abolir l'individualité n'est pas nouvelle. L'article de Shafarevich intitulé Russophobia, publié en 1982, est plus original. Il y identifie une tendance, chez les émigrés et les intellectuels, à dépeindre l'histoire et la culture russes sous un jour très sombre (« une mentalité servile, un manque d'estime de soi, une intolérance envers les opinions étrangères et un mélange servile de malveillance, d'envie et d'admiration envers les puissances étrangères »). « Ils ont l'esclavage dans le sang », disait un représentant de cette tendance à propos du peuple russe. Dans le même temps, ces intellectuels étaient assez peu intéressés par les intérêts et les préoccupations de la majorité des Russes. Shafarevich écrivait ici que « dans le domaine de la nationalité, le sort des Tatars de Crimée attire beaucoup plus l'attention que celui des Ukrainiens, et le sort des Ukrainiens — plus que celui des Russes ». Il existe une parenté évidente avec l'attitude actuelle de l'établissement suédois envers la majorité suédoise, ainsi qu'avec le complexe politico-émotionnel que Guillaume Faye a baptisé «ethnomasochisme».
Shafarevich a identifié des tendances similaires au cours de plusieurs phases historiques et dans plusieurs pays. Dans certains cercles allemands au 19ème siècle, par exemple, les sympathies allaient à la France, « le terme « antipatriotisme pro-français » était en vogue. On espérait que les Français occuperaient à nouveau l'Allemagne et lui apporteraient la liberté. Ces cercles sont apparus dès la Révolution française.
Shafarevich s'est largement inspiré de l'historien français Augustin Cochin (1876-1916), qui parlait d'une certaine couche sociale ou spirituelle qu'il appelait le « petit peuple ». Il s'agissait d'un cercle ou d'un groupe de personnes vivant dans leur propre monde intellectuel et spirituel, qui étaient en grande partie à l'origine de la révolution, car « le petit peuple » a eu pendant quelques années le pouvoir sur « le grand peuple ». Berdiaev les décrivait comme « un groupe étrange de personnes, étrangères aux couches organiques de la société russe ».
Le point de vue de Cochin et de Shafarevich offre une perspective intéressante sur un aspect de la « gauche » contemporaine, à savoir qu'elle est souvent devenue « le petit peuple », aliéné du peuple parmi lequel il est contraint de vivre. Son monde intellectuel et spirituel propre est transmis notamment par certains milieux universitaires, sur les réseaux sociaux et autres. Il existe des biotypes spécifiques qui sont plus attirés par ce monde que d'autres, comparables aux « mutants malveillants » d'Edward Dutton, qui ont également des liens avec certaines couches sociales, comparables à celles de Burnham et Samuel Francis. Mais c'est aussi un environnement, une mentalité et une vision du « Grand Peuple » à part entière, où les individus peuvent se retrouver indépendamment de leur biotype et de leur appartenance sociale.
Shafarevich a été accusé d'antisémitisme lorsqu'il a affirmé que les liens entre la communauté juive russe et le « petit peuple » étaient forts dans la Russie des années 1980: « Les sentiments nationaux juifs sont l'une des principales forces qui motivent actuellement le « petit peuple ». Il a toutefois noté que cela n'avait pas été le cas pendant la Révolution française et que cette mentalité n'était pas directement liée à un groupe social ou national particulier. Dostoïevski avait prédit cette mentalité sécessionniste du "petit peuple" en ces termes: «Quiconque maudit son passé est déjà des nôtres — telle est notre formule!». Il n'est pas nécessaire d'être juif pour se sentir étranger à la population majoritaire. Les termes de Cochin constituent une contribution précieuse à la compréhension des raisons pour lesquelles certains individus et certaines couches sociales se retournent contre leur propre groupe et de la manière dont le phénomène ethnomasochiste apparaît.
Il existe également des aspects psychologiques, mieux décrits par D.H. Lawrence, ainsi que des aspects liés à la lutte des classes, où Marx et Francis sont utiles, mais la description de Cochin du « petit peuple » peut être une révélation enrichissante. Le phénomène « woke » était à bien des égards l'expression du besoin changeant mais récurrent des ressortissants du « petit peuple » de se distancier du « grand peuple ».
Note:
(*) Nous avons maintenu dans l'article la graphie anglaise du patronyme de Chafarevitch, ce qui permettra à nos lecteurs de mieux retrouver ses ouvrages scientifiques, politiques et historiques sur la grande toile car l'anglais est la seule langue en laquelle ses oeuvres ont été amplement traduites.
18:10 Publié dans Sociologie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : igor chafarevitch, petit peuple, sociologie | |
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