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vendredi, 18 juillet 2025

Les opinions des hommes et l'ingénierie sociale

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Les opinions des hommes et l'ingénierie sociale

Par Juan Manuel de Prada

Source: https://noticiasholisticas.com.ar/las-opiniones-de-los-ho...

Beaucoup de gens m'écrivent ou me demandent pourquoi j'ai cessé de participer à des émissions de radio ou de télévision. Il s'agit sans aucun doute de personnes naïves qui vivent dans un monde imaginaire. Dans un passage particulièrement abject de son Contrat social, Rousseau fait sans vergogne référence à la nécessité de façonner l'« opinion publique » de manière induite: « La volonté est toujours droite, mais le jugement qui la guide n'est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels qu'ils sont. Tous ont également besoin de guides. Il faut obliger les uns à conformer leur volonté à leur raison; il faut enseigner aux autres à reconnaître ce qu'ils veulent ». Et, un peu plus loin, Rousseau étaye cette vision ignominieuse de l'être humain par un aphorisme malveillant: « Corrigez les opinions des hommes et leurs mœurs se purifieront d'elles-mêmes ».

Pour couronner un exercice d'ingénierie sociale visant à changer les mœurs des hommes, en les transformant en un troupeau facilement manipulable, il faut d'abord corriger leurs « opinions ». Et comment « corrige-t-on » les opinions des hommes? Dans les régimes totalitaires d'antan, la formule était très simple: on recourait à la technique du marteau-pilon, qui frappait sans relâche le cerveau des pauvres gens soumis, jusqu'à broyer leur âme: les commissaires politiques répétaient comme des perroquets la doctrine à respecter obligatoirement; la propagande officielle omniprésente se chargeait de la rappeler à chaque instant; et les matraques se chargeaient d'instruire les dissidents. Mais cette méthode, propre aux régimes totalitaires, n'est pas présentable dans les régimes démocratiques, qui proclament une « liberté d'opinion » feinte; et elle n'est pas non plus efficace et opérationnelle, car la doctrine qui s'impose par la violence ou même par la contrainte finit par être détectée même par les personnes les plus lentes d'esprit, qui cherchent à échapper à son influence (car personne n'aime qu'on lui casse les pieds et qu'on lui dise ce qu'il doit penser). Les régimes démocratiques ont donc essayé d'autres systèmes plus sophistiqués pour corriger les opinions des hommes.

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Pour cela, il faut créer ce que Marcuse appelait une « dimension unique de pensée » (ndt: une "pensée unidimensionnelle"), en insufflant aux hommes la croyance illusoire qu'ils pensent par eux-mêmes, alors qu'en réalité ils sont dirigés par d'autres. Cette illusion est créée en amenant les individus à « intérioriser » ou à s'approprier une série de paradigmes culturels que le système leur impose, afin de les transformer en êtres passifs, conformistes et grégaires, soumis à des consignes qu'ils confondent avec des expressions émanant de leur volonté (cette volonté que le scélérat de Rousseau considérait toujours comme « droite », même s'il avait besoin de « guides » pour orienter son « jugement »). Afin d'atteindre cette « dimension unique de la pensée » tout en maintenant l'illusion d'une pluralité sacro-sainte, les régimes démocratiques limitent les idées qui peuvent être soumises à la discussion ou à la controverse, en imposant des prémisses fondamentales qui restent tacites ou inexprimées. La parole est donnée à des personnes qui partagent les mêmes prémisses qui, cependant, ne sont jamais énoncées ; et on les fait « débattre » faussement au nom des idéologies en lice, toujours sur des questions mineures (bien que présentées avec une grandiloquence effrayante, pour donner l'impression qu'il s'agit de questions primordiales), avec une ardeur si acharnée et une apparence de désaccord si tapageuse et stridente que les personnes naïves pensent qu'elles défendent des positions contraires (alors qu'en réalité, elles sont d'accord sur l'essentiel). Comme l'a souligné Noam Chomsky, « la manière intelligente de maintenir les gens passifs et obéissants est de limiter strictement l'éventail des opinions acceptables, mais de permettre un débat animé à l'intérieur de cet éventail (voire d'encourager les points de vue critiques et dissidents). Cela donne aux gens l'impression qu'il y a une libre pensée, alors que les présupposés du système sont constamment renforcés par les limites imposées au spectre du débat ».

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Toute opinion qui contredit les prémisses fondamentales sur lesquelles repose le système, toute pensée qui dépasse les limites imposées au débat, finit par être réduite au silence. Pendant un certain temps, en participant à ces marécages médiatiques sordides où l'on donne l'apparence d'un débat, j'ai réussi à camoufler mes opinions dissolvantes, celles qui pouvaient miner les idéologies en lice, en faisant preuve de prudence et même de discipline ésotérique. Mais tôt ou tard, ils vous démasquent, découvrent que vous êtes un élément dangereux et vous expulsent. That's all, folks.

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